Le point de départ de ces notes est le dernier livre de Fréderic Lordon (Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent… La Fabrique, 2019) et un article paru dans Le Monde diplomatique sur « La précarité tue, le capitalisme tue, le macronisme tue » , le tout critiqué par Serge Quadruppani dans deux numéros de Lundi matin. Nous y avons ajouté, de notre propre chef, une référence critique aux concepts de Castoriadis sur ces points précis.
Lordon critique l’idée d’un “archipel” (Damasio) des luttes qui déborderaient partout le capital et les institutions. À cette sorte de révolution moléculaire actualisant Deleuze et Guattari, il oppose la nécessité politique d’un combat central et organisé contre l’État, c’est-à-dire un combat qui ne s’illusionne pas sur la transversalité, mais réintroduit la notion de pouvoir et de verticalité dans les luttes. En cela il se place dans la lignée du Negri du colloque de Rome qui commémorant le “17” (la révolution russe de 1917 et le mouvement italien de 1977), déclarait “Osons dire
Lénine1”. Comme Lordon ne voit le pouvoir que dans des formes oligarchiques et non pas dans son redéploiement en réseaux, sa réponse politique est bolchévique. Il s’agira de se modeler sur le pouvoir en place qui représente tantôt le capitalisme (dans son livre chez les “radicaux” de La Fabrique), tantôt le néolibéralisme (chez les étatistes de gauche du Monde Diplomatique).
Désir contre désir donc ; la révolution n’est pas éthique2 donc elle peut être cynique quand il s’agit d’être efficace (la fin justifie les moyens) et d’ailleurs ce qui est visé n’est pas la révolution, la pureté révolutionnaire, la table rase, mais la “bonne vie”. On pourrait être d’accord sur cette fin de discours puisque finalement cela a bien été un des caractères du mouvement des Gilets jaunes, mais il semble justement incompatible avec la real politik qui perce par ailleurs chez Lordon. C’est comme s’il procédait à un découplage entre une prise de pouvoir révolutionnaire classique style “grand soir” d’une part et d’autre part une perspective de nouveaux rapports sociaux (en fait ceux produits essentiellement par la fin de la propriété privée des moyens de production) reposant sur de grands invariants qui se trouveraient, du fait de la révolution, libérés de leur gangue capitaliste.
Pour ce combat central, il prône une sorte de synthèse entre la critique en acte des institutions, elle aussi nécessaire, et la nécessité de l’institution et de l’instituant comme le propre de l’humain. Cela vaudrait aussi bien pour les institutions au sens politique du terme que pour des comportements institués (ainsi de la poignée de main qu’il donne en exemple).
Cette dernière comparaison montre le peu de cohérence de l’argumentation de Lordon qui mélange des domaines sans rapport. En effet, la poignée de main n’est pas une institution, c’est une coutume, une pratique sociale qui relève des mœurs en usage dans une population. Une coutume variable et particulière dans l’espace et le temps3. Par exemple, dans les grandes firmes mondiales, la poignée de main n’existe pas ; n’a quasiment jamais existé comme règle générale. Depuis longtemps, les codes du management global proscrivent les contacts corporels. On se salue avec un « Hi » sonore…, etc.
Dans les années 70, avec Lourau, nous disions (JG) : il y a deux moments où « l’institution s’absente » : dans l’amour et dans la révolution… C’était une manière (non explicité par moi, JG, à l’époque) d’introduire le rapport individu/communauté humaine ; à savoir la communauté des amants pour le moment de l’amour et la communauté humaine pour le moment révolutionnaire. Deux moments non nécessairement séparés, bien sûr, mais pas non plus nécessairement réunis…
Mais ce n’est pas là le propos de Lordon lorsqu’il pose tous ses « sans », sans institution, sans État, etc. Puisqu’il n’est pas question de l’amour et de la révolution chez Lordon, même si traîne vaguement l’idée de communisme ou plutôt, comme chez Badiou, le communisme réduit à l’état d’une idée.
Sa référence principale pour caractériser l’institution, c’est Spinoza et le fond de sa thèse, c’est que l’institution, est la puissance de la multitude (potentia multitudinis) qui affecte les individus. L’État n’apparaît que secondairement comme une régulation4, une médiation des « affects » socio-politiques qui secouent la société car ce qui est premier : c’est le désir. Pas de référence à des rapports sociaux et à une dépendance réciproque entre capital et travail qui réfèrerait à de l’objectivité, au besoin conjointement au désir.
Pas de référence non plus à la communauté humaine chez Lordon. Pas d’analyse de la genèse de l’État. La bibliographie assez longue de cet article de fond ne comporte d’ailleurs aucune référence à Castoriadis qui a pourtant longuement développé ce concept d’institution, mais en rapport avec un instituant « social-historique » qui est imaginaire et qu’il théorise sous la notion « d’imaginaire social-historique ».
En effet, Lordon reprend d’Antonio Negri l’idée d’une puissance de la multitude qui serait en elle-même constituante/instituante5.
Dans cet article l’approche de Lordon est d’abord et avant tout philosophique ; on a une sorte de référent transcendantal : la puissance de la multitude qui agit dans le monde (outre Spinoza, Hegel n’est pas loin non plus). D’où vient cette entité ? Quelles sont ses composantes historiques ? Pourquoi et comment agit-il ? On ne le saura pas puisque ici l’histoire concrète est seconde par rapport à ce principe idéaliste : une force humaine collective innée… ouvre un processus de subjectivité politique. On est encore dans l’histoire du sujet même si celui-ci a changé de nom et que se dégage mal son projet car il manque ce qui était naturellement « constituant » par exemple « le contenu du socialisme » telle que l’entrevoyait Castoriadis (Chaulieu) à l’époque du n°23 de Socialisme ou Barbarie, en 1958), soutenu par son programme (l’ancien « programme prolétarien »).
On n’est pas si loin de la philosophie non plus avec Castoriadis dans la mesure où, dans sa période post-Socialisme ou Barbarie, après 1968, il confère à l’institution une dimension transhistorique quasi anthropologique. Pour lui il y a le «magma initial », « l’indéterminé », puis les hommes se sont donnés des institutions…
Une thèse inutilisable ou incompatible avec la situation actuelle qui est l’époque de l’affaiblissement des institutions de l’Etat-nation. Une thèse notamment développée par J. Guigou6 sur la résorption de l’institution dans une gestion des intermédiaires et des réseaux.
Le Comité invisible opposerait à l’instituant de Lordon (et on pourrait rajouter, au constituant de Negri) le « destituant » (et Serge Quadruppani nous dit y adhérer sans la rhétorique propre au « Comité ») car il veut réintroduire de l’histoire dans le modèle de Lordon ; du négatif par le fait de nier toute forme d’institution politique et économique pour ouvrir un espace sans vouloir le combler.
Le paradigme sous-jacent est celui de l’émeute ou de l’indiscutabilité de la révolte, mais sans que celle-ci soit relativisée par son caractère de répétition et son indéfinition. Mais on n’est guère avancé car le concept d’institution (institué, instituant, institutionnalisation) n’est pas dialectisé puisque la résorption des institutions de l’État-nation dans la gestion des intermédiaires et des réseaux n’est pas reconnue et donc reste en dehors de l’analyse. On peut avancer l’hypothèse que cet oubli n’est pas innocent puisqu’il y a derrière les analyses du Comité invisible et de son courant l’idée que l’État d’aujourd’hui réduirait toutes ses fonctions générales d’État-providence pour ne conserver que des fonctions régaliennes hypertrophiées dans une situation permanente d’état d’exception.
Revenons à Castoriadis. Il n’emploie pas le terme « destituant ». Il est trop limité, trop marqué par ses origines juridiques et politiques (dans les sciences politiques et la philosophie politique). Si on veut situer le « destituant » dans la théorie castoriadienne, on peut dire qu’il relève d’un mouvement interne de l’institué : des forces destituantes ne sont pas des forces instituantes. Elles opèrent dans le cadre de l’institué, du constitué, de l’établi.
Par exemple l’impeachment de Trump engagé par les Démocrates américains se réalise selon les procédures prévues par la Constitution ; des lois et règlements qui peuvent conduire à une destitution (cf. celle de Nixon) mais qui ne transgressent en rien l’institué politique US. C’est pour cela que Trump a beau jeu de dire que les Démocrates ne respectent pas les résultats du vote démocratique de son élection… D’où le fait qu’on puisse poser cette question : comment ça se passe quand on est aujourd’hui dans une situation de résorption des institutions ?
Et bien il semble que ça se passe dans le désarroi et l’impuissance puisque dans l’État-réseau de la société capitalisée on ne peut « destituer » que des intermédiaires (des « intermédiations ») qui sont fluides, variables, instables, en permanente décomposition/recomposition, etc. On prend l’ombre pour la proie ! Les « destituants » raisonnent et agissent comme si l’État-nation était quasiment inchangé ; d’où leur tendance au « dégagisme » et à l’insurrectionnisme… ce qui peut avoir pour conséquence consciente ou effet pervers, ce sera question d’interprétation, de rendre un peu plus visibles des anciennes médiations qui, bien sûr n’ont pas disparues, mais qui sont délitées, affaiblies, altérées, décalées ou alors qui tendent à s’autonomiser. On en a des exemples aussi bien dans la police que dans la justice et jusqu’au ministère de l’intérieur avec l’affaire Benala et l’arrivée en poste d’un ministre-chef de bande comme Castaner pour remplacer Collomb.
Par exemple, lorsque les Gilets jaunes disaient « Macron démission » et ont tenté « d’aller le chercher » à l’Elysée, des commentateurs ont introduit la notion de « destitution ». Certains ont alors dit que Macron n’était plus légitime puisqu’il était sourd à l’évènement Gilets jaunes et qu’il réprimait violemment « son peuple». Ce « on va le chercher » s’appuyait quand même sur le RIC avec l’idée d’un pouvoir constituant en acte du peuple ; ou plus minoritairement sur l’article 35 donc on ne peut pas dire exactement que c’est du dedans de l’institution (comme l’impeachment ou le projet de VIe République), mais ce n’est pas non plus hors institution puisque les formes révolutionnaires (communes, conseils) ne sont pas convoquées. On se situe plutôt à la marge ou sur le fil. D’où encore l’aspect éminemment ambigu de la revendication du RIC que nous avons signalé plusieurs fois7.
Pas sûr que le « on va le chercher » c’était de la « destitution » en vue d’une Constituante. Et d’ailleurs, le RIC comme référent extérieur à l’institué n’était pas très présent dans la tête et les jambes des Gilets jaunes lorsque pendant les deux premiers samedis de décembre, ils sont arrivés à 200 mètres de l’Élysée. C’était plutôt une tentative de prise de guerre sur les lieux de pouvoir et sur les individus les symbolisant (le président Macron, le chef de guerre Castaner) afin de neutraliser leur pouvoir de nuisance. La dimension institutionnelle n’était pas l’objectif immédiat et on était dans le plus pur immédiatisme.
Si Serge Quadruppani critique bien l’institutionnalisme de Lordon que ce soit sur la question de l’argent et plus précisément du salaire et en conséquence son absence de critique de choses aussi fondamentales que la division du travail et le salaire en fonction du « mérite » ou de la compétence, il a tendance à simplifier le fonctionnement du capital en revenant à une conception libertaire classique d’un État réduit au ministère de l’intérieur, sa « justice », ses prisons alors que son dernier livre sur « les grands projets » semblait plus proche d’une vision du capital (et de la révolution du capital) comme tendance vers la totalité et non le produit d’un État d’exception.
Pour Lordon ce qui est premier c’est le « structuralisme des passions » (la référence est Spinoza : « la multitude vient s’assembler non sous l’effet de la raison, mais sous celui de quelques affects » (Traité politique) ). Donc comme nous l’avons dit précédemment, s’il s’oppose à la notion de révolte éthique ce n’est pas pour y mettre la notion d’intérêt à la place. D’ailleurs si on regarde la polémique sur Lundi matin avec Serge Quadruppani, qui lui oppose la révolte éthique, on trouve dans Imperium des appels à des « révolutions morales qui ne connaissent pas le grand soir » (p. 269) parce qu’elles sont le fruit d’un long processus à la fois politique et anthropologique.
JG et JW, le 15 février 2020
Mèl de SQ à JW le 24 février 2020
Bonjour, Jacques, deux points très vite sur votre texte que j’ai trouvé par ailleurs très juste la plupart du temps :
– Sur cette histoire de destitution, quand je parle de rhétorique, c’est parce qu’il me semble que c’est chez le Comité Invisible l’habillage philosophique du jour de banalités de base telles que la nécessité, pour qui a des visées révolutionnaires, de s’en prendre aux institutions.
On ne peut donc pas vraiment dire que je partage les positions du C.I.!
– Je me demande, au fond, ce que vous entendez quand vous parlez d’Etat en réseau. Quand je parle (Le Monde des Grands Projets…) de l’Empire comme réseau de puissances, je dis bien qu’elles sont très loin d’être toutes étatiques. Il me semble que l’abandon de souveraineté des États sur tout un tas de secteur est patent et fait partie du programme ultralibéral. Le repli sur le régalien de l’appareil étatique proprement dit est quand même en acte et en bien des lieux, acté ! Sauf à identifier l' »Etat » à toute forme de pouvoir, il faut bien tenir compte du fait que, par exemple, l’État étatsunien n’est pas la seule puissance qui régit la vie des américains et du reste du monde, qu’il y a aussi les évangélistes, la National Rifle Association (NRA), les too big to fail, les GAFAM… Il me semble que le développement proprement monstrueux des secteurs du renseignement et de l’armement est inversement proportionnel au retrait de l’État dans d’autres secteurs. A moins qu’il faille dire que l’hybridation entre l’Etat et les autres puissances est telle qu’on ne peut plus les distinguer? Tant que l’armée, la police, les impôts, et quelques autres secteurs n’auront pas été complètement privatisés, ça me semblera difficile à soutenir.
L’Etat d’exception n’est qu’une des deux tendances qui gouvernent le monde capitaliste, l’autre étant le management et la production des besoins, l’une ou l’autre prédomine suivant les moments.
– Ces réflexions jetées vite fait, et en attendant d’avoir le temps d’approfondir le débat, je retourne à mon labeur puisque je ne bénéficie pas comme certains des somptueuses retraites de l’Éducation nationale.
Je t’embrasse, à bientôt, j’espère, le printemps approche et avec lui le moment où les amis des villes se rappellent de la route pour aller chez les amis des champs…
Serge
Mèl de JW à la liste TC daté du 25 février
Des pistes de réponse : par exemple sur le fait que la notion « d’Empire » camoufle complètement le retour des populo-nationalismes mais qui s’inscrivent dans une recherche plus clientéliste que classiste ou citoyenne (les réseaux ne sont pas que les réseaux de la néo-modernite ; les anciens sont réactivés comme on le voit pour les réseaux religieux, mafieux, locaux) ; mais comme il n’y a que moi qui ait souligné ce point avec le Brexit comme une contre-tendance au même titre que Trump qui s’insurge contre la demande d’un Léviathan climatique dont le GIEC est la préfiguration, SQ peut prendre le niveau 1 comme l’Empire … appuyé sur le fait que l’État aurait abandonné son intervention sur tout un tas de secteurs ; mais lesquels? quand on voit la stratégie commerciale des EU ? Par exemple Trump renversant la formule originelle sur General motors en déclarant « Ce qui est bon pour l’Amérique est bon pour l’industrie automobile » (cf aussi son combat contre Huawei alors que les plateformes actuelles sont mondiales parce que la rentabilité est à ce prix). La voiture autonome ne fera d’ailleurs qu’aggraver le maquis de réglementation des États et la tendance à faire payer aux entreprises un financement des infrastructures dont l’industrie traditionnelle bénéficiait quasi gratuitement.
Quand il pose la question : » l’hybridation entre l’État et les autres puissances est-elle aussi grande que l’on ne puisse plus les distinguer ? », il faut le renvoyer à notre analyse en niveaux qui est à mon avis bien mieux assise théoriquement que l’analyse de l’État-réseau et répond en partie à sa question.
Fradin (autre lecteur de Temps critiques) glose aussi autour de ça dans Lundi matin « Qu’est-ce que le despotisme économique » en lançant la boutade suivante : « Trump est-il le seigneur d’une corporation devenue État (réf à l’oligarchie et extensible à la Russie et Chine actuelle) ou l’empereur d’un État dissout dans les jeux de corporations ?
Sur la fin il y a une confusion ; c’est bien parce qu’il y a l’armée la police et les impôts tous rattachés à l’État que l’Empire ne règle pas la question de la souveraineté nationale et fait intervenir niveau 2 et niveau 1 d’une manière différente. Les réseaux de ces deux niveaux ne se recoupent pas forcément. Par ailleurs ce point est lui aussi à expliciter parce que la résorption des institutions laisse la possibilité à ce que tout ce qui touche le régalien puisse s’autonomiser comme on le voit en France depuis quelques années de macronisme qui est un exemple caricatural de cette évolution. Autonomisation qui ne présuppose pas privatisation (le préfet Lallemand n’a rien à voir avec un chef de milice privée) contrairement à ce que sous-entend SQ.
A plus tard,
JW
Ajout de JG 2 mars
« (…) À moins qu’il faille dire que l’hybridation entre l’État et les autres puissances est telle qu’on ne peut plus les distinguer ? Tant que l’armée, la police, les impôts, et quelques autres secteurs n’auront pas été complètement privatisés, ça me semblera difficile à soutenir.
L’État d’exception n’est qu’une des deux tendances qui gouvernent le monde capitaliste, l’autre étant le management et la production des besoins, l’une ou l’autre prédomine suivant les moments. » écrit SQ
Cette distinction entre État d’exception et « management de la production des besoins » n’est pas fondée. La dynamique actuelle du capital s’accommode de toutes les formes de gouvernance : de la plus despotique à la plus libertarienne. Nous ne sommes plus dans la période de l’entre-deux guerres où les théoriciens marxistes expliquaient que pour contenir la poussée de la révolution prolétarienne, le capital avait besoin d’une forme autoritaire de gouvernement et que donc fascisme et national-socialisme correspondaient à cette exigence historique d’une unification interclassiste des États.
De plus, dans les États d’exception comme dans les États de droit, le modèle dominant de management (de type maximisation technique de l’activité individuelle et de groupe) est partout mis en œuvre par l’hypercapitalisme du sommet (ce que nous nommons le niveau I du capital). Ce modèle opère selon les mêmes modalités de contrôle et de régulation des flux de production/consommation/gestion des ressources humaines. Nous l’avons avancé depuis longtemps : ce ne sont plus les rapports sociaux de production dont le capital se préoccupe ; ce sont les rapports de reproduction.
Dans cette perspective les politiques de privatisation (ou de nationalisation) de certaines fonctions étatiques régaliennes ne constituent plus un enjeu de puissance. Non pas que l’État-nation serait désormais géré « comme une start up » comme le dénonce la gauche du capital mais parce qu’étant assurées sur un mode en réseaux, le pouvoir du capital peut combiner le privé, le public, le mixte, le paritaire, le local, le mondial, etc. selon les circonstances ou les moments.
État et puissances non étatiques n’ont pas aujourd’hui tendance à « s’hybrider » ; elles restent relativement autonomes mais elles cherchent à combiner leurs formes analogues de capitalisation de toutes les activités humaines. Dans une certaine mesure, les souverainismes actuels peuvent être considérés comme une contre-tendance à cette combinatoire de puissance mais ils trouvent leur limite dans l’affaiblissement irréversible de la forme État-nation et dans ses conséquences politiques : pouvoir des réseaux sociaux, des groupes de pression, de la globalisation des particularismes, dissolution des anciennes solidarités de classe, d’habitat, etc.
Tout se passe comme si l’actuelle dynamique (chaotique et multipolaire) du capital incapable de réguler une globalisation généralisée et unifiée semblait se contenter d’un compromis (ahistorique) entre État d’exception et État de droit. Plus précisément un compromis entre ancien État d’exception et ancien État de droit puisque ces deux formes sont devenues caduques aujourd’hui.
Pourrait-on alors parler d’un État-cartel ? Cartel au sens d’association (temporaire) de puissances en compétition : souveraineté versus globalisation ou encore pouvoir régalien versus pouvoir populaire ou encore puissances régulatrices versus puissances de reproduction illimitée, etc.
Un État-cartel comme forme étatique de la société capitalisée ?
À suivre
JG
- Léninisme qui semble revenir à la mode puisque c’est aussi ce qu’a déclaré le « patron » des cheminots CGT pendant la grève de décembre/janvier 2019-20. [↩]
- C’est ce que lui reproche vertement Serge Quadruppani dans ses références positives à l’interprétation éthique que Maximilien Rubel donne de l’œuvre de Marx. Mais réintroduire ici l’éthique n’est-il pas le signe de la fin des subjectivités politiques ? Ce recours à une critique éthique d’un monde à forme totalisante se fait au risque de réintroduire l’idée de lutte pour des « Causes », une idée qui avait semblé être complètement balayée par les mai 68 français et italien et les textes produits dans les années 70 par des revues issues des courants ultra-gauche. [↩]
- Dans cette mesure, ces comportements relèvent de la norme et non de l’institution. Hier la poignée de main correspondait à un code viril/prolétaire dans les pays occidentaux, alors qu’aujourd’hui beaucoup d’amis de sexe masculin s’embrassent ; mais en Europe orientale on se donnait l’accolade … [↩]
- Un article antérieur de Lordon, plus philosophique, intitulé « L’empire des institutions (et leurs crises) », a été publié dans la Revue de la régulation en 2010. [↩]
- Certes pas à tous les instants, mais dans les moments révolutionnaires et, pour Negri, avant tout pendant la révolution française avec sa déclaration de 1793 avant que ne s’impose la contre révolution politique et institutionnelle. [↩]
- Cf. Le lien vers la critique de l’autonomie chez Castoriadis par J.Guigou et aussi la critique des fondements de la théorie castoriadienne de l’institution comme émergence du « magma de l’indéterminé », Cf : « Une fiction autonomiste : L’institution imaginaire de la société », in L’institution résorbée, Temps critiques, n°12 (hiver 2001). [↩]
- Cf: « Dans les rets du RIC » (3 mars 2019) et « Du droit de pétition au referendum d’initiative citoyenne« , Hors série, juillet 2019, disponibles sur le site de la revue Temps critiques. [↩]