Le 13 mai 2013 J. Wajnsztejn a écrit :
Sur la question de la rationalité et de l’irrationalité, il me semble que nous avons déjà eu entre nous quelques échanges, mais quand et où ? Je ne me souviens plus. Je n’ai pas le temps de me porter là-dessus à court terme, mais si tu cites Castoriadis à juste titre, il me semble difficile de ne pas tenir compte de ce que disent Adorno et Horkheimer sur la question (cela parcourt un peu toute leur œuvre) et aussi Marcuse aux pages 166 à 192 de L’homme unidimensionnel (Editions de Minuit, 1968). Mais surtout, si on relie cette question, non à ce qui été déjà dit d’intéressant par les grands auteurs, mais par rapport à ce que nous disons nous, il ne me semble pas possible alors de séparer l’analyse de ces deux notions de la question de la puissance (de l’espèce, cf. la question de la finitude et les derniers développements sur les sciences du vivant) et du pouvoir. Cela me semble une perspective pour comprendre la coexistence des deux (rationalité et irrationalité) dans les processus.
Après, il y a déjà eu des discussions historiques pour savoir qui de la puissance ou du pouvoir était le rationalisateur de l’autre. On en a un exemple avec les discussions autour du nazisme. Pour la plupart des historiens le régime nazi est fondamentalement irrationnel. Ce n’est même pas à proprement parler un régime politique (à l’inverse du régime stalinien), mais un système criminel qui ne souffre aucune comparaison. Il n’y a donc pas à l’expliquer. Tout juste peut-on en rechercher les causes sociales ou politiques1 et les motivations des acteurs. Il ne s’agit jamais d’expliquer pourquoi divers facteurs ont fusionné à cette date et pas à une autre, en tel lieu etc. Pour les « révisionnistes », il ne peut par contre y avoir de système totalement irrationnel ; ceux qui penchent vers l’extrême-droite vont bâtir dessus leur négationnisme des camps en y trouvant des germes de rationnel (traitement des poux chez Faurisson par exemple) recouverts par la propagande juive sur la Shoah ; ceux qui viennent de l’ultra-gauche vont rationaliser la chose sur la base de leur déterminisme économiciste2. Dans cette optique (si l’on peut dire vu leur aveuglement !), l’antisémitisme n’était qu’un produit de la crise économique des années 1930 dans les pays à bourgeoisie faible où l’assimilation des juifs n’était pas faite (il y a ici une confusion entre antijudaïsme et antisémitisme pour les pays de l’Est de l’Europe catholiques ou orthodoxes, mais qui ne vaut pas explication pour l’Allemagne, pays de l’assimilation des juifs par excellence). Cantonnés de par leur histoire à la petite ou moyenne bourgeoisie ou même à l’usure rentière, la crise ruinerait les juifs (irrésistible concentration du grand capital, euthanasie des rentiers) et les rendrait inutile. Comme le capital a l’esprit pratique et fonctionnel, les camps deviennent un moyen de retirer les juifs de la circulation… pour les lancer dans la production et non pas pour les exterminer. Le Arbeit macht frei au fronton d’Auschwitz fait l’objet d’une lecture au premier niveau qui permet de réintroduire de la rationalité économique là où d’autres ne voient que l’irrationalité d’une entreprise d’extermination qui entrave l’effort de guerre.
Le 13 mai 2013 Bernard Pasobrola a écrit :
Pour répondre à la première partie de ton message, les quelques remarques sur la rationalité, encore très embryonnaires, que j’ai envoyées figurent dans mon message du 18/12/12 (au moment où je lisais Avant l’histoire d’Alain Testart), message où j’évoquais la critique du concept d’« Aufklärung » par Adorno et Horkheimer dans Dialectique de la raison. J’y reviens également dans celui du 12/05/13 à propos de Weber et Castoriadis.
Je reproduis ces message ci-dessous :
Le 18/12/12
« Je m’explique de cette manière l’impression bizarre que m’a laissée Avant l’histoire de Testart : il ne s’intéresse qu’à l’aspect comptable de l’évolution sociale. En fait, il prend le contre-pied des Makarius et leur Origine de l’exogamie et du totémisme3. Ceux-là expliquaient l’émergence de la division sociale par le mythe (le pouvoir appartient aux violateurs d’interdits qui se hissent au-dessus de la communauté), alors que Testart, en bon (ex ?) marxiste, ne voit que les facteurs matériels : sédentarité, stockage, propriété fundiaire remplaçant la propriété usufondée. Un point de vue qui me gêne parce qu’il est économico-centré. Il ne fait aucune allusion à l’aspect mythique de la question. Or s’il a bien vu l’existence d’une comptabilité pré-marchande ou non marchande, le rôle des monnaies primitives, etc, il ne décrit pas le changement de statut de cette comptabilité à l’ère marchande. C’est dommage, car c’est cela qu’on pouvait attendre d’un ouvrage anthropologique de cette envergure. Au fond, pour lui, il n’y a pas de différence profonde entre la chasse paléolithique qu’il estime être une “production” et la production de céréales au néolithique par exemple4. Il n’y a pas pour lui d’antagonisme entre le mythe et la comptabilité marchande, ni d’hégémonie progressive au cours du processus de civilisation de la comptabilité marchande sur le mythe, phénomène dont nous vivons à mon avis les derniers épisodes avec l’effondrement des religions (l’islamisme est le dernier sursaut du mythe face au rouleau compresseur de la pensée économique, dernier sursaut à vrai dire désespéré car le mythe hérité de l’âge de bronze est déjà miné de l’intérieur), la disparition de la narration pure (c’est-à-dire le genre romanesque, le conte ou la poésie populaire) et même l’effondrement de la langue, sa réduction à une suite de phrases clé stéréotypiques (jeunes de banlieue) souvent émaillée de statistiques (journalistes, politiques et autres experts). Mais il faut s’entendre sur la nature de cette contradiction entre le mythe et la comptabilité marchande : Adorno avait raison de dire que la pensée rationnelle reprenait à son compte l’aspect terrorisant du mythe, c’est visible à l’heure actuelle où la cosmogonie correspond à une quantification généralisée censée expliquer non pas seulement la création du monde, mais surtout son dépérissement, sa fin, sa destruction. Le mythe est donc en réalité faussement terrassé par la comptabilité qui l’a seulement fait changé de nature, non pas en abolissant son ressort dramatique, mais en remplaçant l’action des puissances célestes par celle de la communauté humaine abstraite, un fatum tout aussi impératif contre lequel il est vain de lutter. »
Le 12/05/12
« Pour Castoriadis, l’ascension de la bourgeoisie a été liée à l’extension illimitée de la rationalité. Or l’illimité est pour lui le propre de l’irrationalité. D’où cette aporie qu’il n’a j’aimais pu résoudre : la rationalité est également irrationalité.
Je pense qu’il faut sortir de ce dilemme : ce n’est pas l’extension illimitée de la rationalité qui est en cause (tous les types de société sont un mélange de rationalité et d’irrationalité, de fonctionnalité et d’imaginaire.) Ce qui marque la phase capitaliste c’est la systématisation de la spatialisation du temps, la perte des précédentes formes de temporalité en faveur d’un gestion du temps qui atteint son paroxysme quand l’imaginaire social n’est plus guidé que par la quantification. En gros, seule compte la mesure des divers aspects du temps social, indépendamment de toute question de finalité. Il y a une obsession comptable qui se nourrit elle-même et qui est dénuée, en fait, de tout souci téléologique (écoutez, par exemple, la radio et vous verrez qu’on ne parle que de chiffres, et cela pas seulement durant les flashs d’info, langage éminemment abstrait et qui n’apprend rien sur le phénomène dont on parle). Ce n’est pas l’extension de la rationalité qui est illimitée et qui marque réellement la phase capitaliste, mais celle de la quantification (ce qui va beaucoup plus loin que la rationalisation de Weber) et de la détemporalisation. Sur la question de la détemporalisation, les psychiatres Minkowski (bergsonien) et Gabel (marxiste lukacsien) ont laissé des écrits intéressants. »
Le 24 mai 2013 J. Wajnsztejn a écrit :
À la relecture de tes mails je me suis penché sur la question de la rationalité que tu évoques, parce qu’elle resurgit aussi, mais de façon plus concrète dans les discussions que j’ai pu avoir depuis la « crise financière » et depuis que nous luttons contre l’idée de déconnexion de la finance par rapport à l’économie « réelle ». En effet, dans la vulgate politique ou populiste et même chez de nombreux économistes de gauche, la finance serait devenue folle non seulement parce qu’elle proliférerait, comme d’ailleurs la techno-science à qui il est fait le même reproche, mais aussi parce qu’elle s’éloignerait des fondamentaux et donc d’une valeur raisonnable5. Chez les économistes les plus conséquents (Aglietta, Brender, Orléan) s’élève une critique de ce discours de l’irrationalité quand, par exemple, ils distingue une rationalité de type macro-économique et une rationalité de type micro-économique, la seconde semblant à première vue irrationnelle pour la première. Les tenants de l’irrationnalisme de la finance sont au fond les partisans de la neutralisation de la monnaie dans la mesure où celle-ci concentre et manifeste la puissance et en même temps est jugée perturbatrice par les brutales secousses produites par la « préférence pour la liquidité ». Elle est un défi à toutes les théories contractualistes et au primat de la rationalité utilitariste6 qui repose sur l’idée d’une « vraie valeur », d’un « juste prix » alors que les prix sont le fruit de rapports de force variables et de comportements spécifiques au sein d’une communauté particulière qu’est la finance : ce qui est en jeu au sein de celle-ci, c’est la reconnaissance sociale d’une valeur qui ne résulte pas d’un contrat, mais de la constitution sui generis d’une puissance propre au groupe considéré7.
Par rapport à ce que tu dis de Castoriadis et de Weber, l’idée de Castoriadis me semble valable pour expliquer certains aspects du développement des sciences et particulièrement ce qui touche aux sciences du vivant, mais je ferais une réévaluation de ce que tu dis de Weber car, à mon avis, sa distinction entre rationalité formelle de long terme, systémique en quelque sorte (celle qui s’exprime dans l’action archétypale de l’homme protestant de l’esprit du capitalisme) et rationalité matérielle de l’action capitaliste ici et maintenant rend bien compte de ce qui se passe si on prend l’exemple de la finance. À l’opposé de ceux qui ne voient dans la finance que le fétiche de l’argent, il y a bien nécessité du capital-argent dès les débuts du capital et d’ailleurs la grande banque protestante chez Weber accompagne la figure de l’entrepreneur de la même façon que dans les années 1990, la globalisation financière et les nouveaux outils de prévention des risques ont accompagné et même déterminé le développement des NTIC. Nous sommes dans la rationalité formelle de Weber. Par contre avec la dérive qui va transformer la prise de risque et sa prévention en une spéculation sur des produits dérivés qui deviennent comme des patates chaudes que l’on se refile pour ne pas se brûler les doigts, nous passons à une rationalité matérielle micro-économique dans laquelle chaque activité rationnelle (au sens matériel) d’une particule de capital semble irrationnelle pour l’ensemble de la société capitalisée du point de vue de la rationalité formelle. Je ne rentre pas plus dans les détails « techniques » ici (je le fais dans un livre en préparation).
Weber envisage la coexistence possible des deux formes de rationalité en tant que tension, mais à terme le processus de rationalisation générale devrait faire triompher la rationalité formelle. Nous voyons aujourd’hui qu’il n’en est rien, mais pas parce que le processus de rationalisation aurait échoué. En fait, le raisonnement de Weber contient une sorte de vice de forme en ce qu’il occulte la question de la puissance ou plus exactement il l’a réduite à une question de pouvoir, un pouvoir qui existerait dans les différentes sphères de la société, les différents « champs » comme dira son disciple Bourdieu plus tard. « L’économie rationnelle est une activité objective. Elle s’oriente à partir des prix monétaires qui se forment sur le marché dans le cadre de la lutte d’intérêts que les hommes mènent les uns contre les autres. Sans évaluation en prix monétaires, donc sans cette lutte, il n’y a aucun calcul possible »8.
Il n’envisage pas ce qu’on peut appeler une politique du capital développant sa propre logique de puissance par delà les deux principes de rationalité qu’il énonce même si cela affleure dans la suite de la citation : « L’argent est ce qu’il y a de plus abstrait et de plus ‘impersonnel’ dans la vie des hommes. » C’est cette politique du capital au sein du niveau I (le capitalisme du sommet) qui justement capitalise à partir de la quantification et de la détemporalisation dont tu parles (personnellement je rajoute bien sûr, dématérialisation quoique tu en dises).
Le 9 juin 2013 Bernard Pasobrola a écrit :
Bonsoir Jacques,
Je reviens sur la première partie de ton message du 13 mai. J’ai jeté un coup d’œil sur L’homme unidimensionnel (que je n’avais pas rouvert depuis le début des années 70) et je trouve le discours de Marcuse emberlificoté et beaucoup moins pertinent que celui de Horkheimer et Adorno dans Dialectique de la raison.
Marcuse se fait prendre au piège de la rationalité, un peu à la manière de Castoriadis, mais ce dernier a cherché obsessionnellement à sortir de cette aporie et à circonscrire les limites de ce concept, alors que Marcuse reste prisonnier de la dichotomie rationalité/irrationalité. De là toutes ces contorsions sur la rationalité de l’irrationalité, l’irrationalité de la rationalité, la rationalité des fins et pas des moyens ou des moyens au service de fins qui ne le sont pas, la rationalité de la technologie et la technologie enfin rationalisée et « pacifiée »… !
Il oppose raison et imagination, technique et imaginaire, et accuse la « raison » d’avoir « réifier » l’imagination. C’est donc cette dernière qu’il faut « libérer » (écrit-il dans sa conclusion) pour avoir enfin une technologie « pacifiée » capable de satisfaire les « besoins vitaux » grâce à un « contrôle centralisé rationnel », etc… Et d’en appeler paradoxalement à un sursaut de la raison pour « prendre conscience » qu’un changement est nécessaire et que, grâce aux réalisations de la science, à l’augmentation de la productivité, l’utopie devient possible, etc.
Tout cela a vieilli. Mais j’avoue que, assez bizarrement, L’homme unidimensionnel est l’un des livres de la mythologie post-soixanhuitarde, de même que la lecture des situationnistes et du rapport Meadows – et pas de Castoriadis ni Socialisme ou Barbarie que je ne connaissais pas à l’époque – qui m’ont conforté dans ma rupture avec le marxisme et l’extrême gauche, et l’abandon du militantisme au début des années 70.
Bon, on pourrait se dire que de l’eau a coulé sous les ponts depuis Marcuse. Mais malheureusement, la tradition du rationalisme cartésiano-marxiste continue à imprégner fortement la pensée « révolutionnaire » ou d’ « extrême gauche ». L’opposition entre raison et sentiment, rationnel et imaginaire, raison et nature est à la source du naturalisme non seulement d’inspiration romantique, mais a été aussi utilisée par les neurosciences et le cognitivisme – qui ont recours, par exemple, à la notion de « modularité » de l’esprit. Fodor9 concevait l’esprit comme une série de modules spécialisés fonctionnant de manière autonome et coordonnés par un système central. Il a tenté de réhabiliter la théorie de la « psychologie des facultés » des Lumières qui faisait de l’esprit un agglomérat de plusieurs fonctions : la raison et l’entendement (faculté de juger), la sensibilité (faculté de sentir, d’où procèdent imagination et mémoire), mais aussi le pouvoir d’être affecté (sentiment de plaisir et de peine), et le vouloir (faculté de désirer). Les meilleurs théoriciens des neurosciences (Edelman, Damasio, Varela) ont battu en brèche la modularité et les présupposés naïfs issus de la psychologie populaire qui voudraient que la raison s’oppose à l’imagination, le jugement au sentiment, que la faculté de juger soit indépendante de l’activité sensori-motrice, et ainsi de suite. Et, dans la tradition cartésienne, que ces diverses « fonctions » soient coordonnées par une entité occulte nommée « raison », « jugement », « volonté », etc. (d’où l’ « éternel » conflit entre « corps » et « esprit », « raison » et « passion », omniprésent dans la culture occidentale). Castoriadis faisait très justement remarquer que sans imagination, l’esprit humain ne posséderait pas de réflexivité et sans réflexivité, il n’y aurait pas d’esprit.10 Lakoff et Johnson ont fait une critique exhaustive de la question dans leur ouvrage Philosophy In The Flesh. L’esprit est incarné et, à ce titre, la pensée ne peut exister en dehors du corps, l’esprit n’est donc sujet à nulle transcendance11.
On reconnaît ici l’une des préoccupations d’Adorno et Horkheimer. Leur ouvrage La dialectique de la raison (éd. Gallimard, 1974) est beaucoup plus incisif que L’homme unidimensionnel de Marcuse sur la question de la rationalité, en particulier l’article sur l’Aufklärung (pp. 21- 57) qui se propose de démontrer que « le mythe lui-même est déjà Raison et la Raison se retourne en mythologie » (op. cit., Introduction, p. 18). La raison n’est pas moins totalisatrice et totalitaire que le mythe dont elle ne distingue que par l’importance du nombre, de la quantification et de la prééminence du faire, de la manipulation et de la transformation du monde. Adorno et Horkheimer écrivent : « La Raison est la radicalisation de la terreur mythique. L’immanence pure du positivisme qui est son ultime produit, n’est rien d’autre que ce que l’on peut qualifier de tabou universel. Plus rien ne doit rester en dehors, car la simple idée du “dehors” est la source même de la terreur. » (op. cit., p. 33)
C’est pourquoi la rationalité n’est pas réductible à un mode d’explication, à une logique opérationnelle ou à une téléologie. La rationalité implique le systémisme. C’est un processus de totalisation aggravé par le fait qu’il ne cherche pas seulement à instituer, mais à transformer. Qu’il ne se reconnaît pas comme une forme d’imaginaire particulier, mais qu’il se veut universalité – et universalité quantifiée (mathématisée). C’est une vision du monde qui débouche logiquement sur l’instauration du règne du super-calculateur (ordinateur) et du modèle statistique ou mathématique.
Or cet imaginaire particulier qu’est la raison ne brime pas l’imagination (qui se déploie peut-être plus que jamais), il l’oriente, lui fournit un cadre de valorisation. Mais cet imaginaire ne reconnaît pas qu’il est basé sur un certain nombre de métaphores (d’un fondement purement axiologique « indémontrable » par sa propre logique), comme : « le temps est un espace à conquérir », « le temps est une ressource limitée », « les acteurs sont des voyageurs et les modes d’action sont des itinéraires qui mènent à des destinations », « ce qui est juste est ce qui permet d’avancer (de progresser) », et autres idées du même genre qui n’ont rien d’irrécusable et n’ont pas fait la preuve qu’elles peuvent améliorer indéfiniment le sort des humains. Ce type d’imaginaire a amené le règne de l’historicité. Une historicité spatialisée qui est en même temps détemporalisation, perte du présent pur au profit du passé et du futur, identification de le vie (sociale et individuelle) à un itinéraire devant mener à un but déterminé, etc. Une historicité conduisant aussi au fatum catastrophiste autopunitif (dans les sociétés du mythe, la force destructrice était l’apanage exclusif des dieux).
Bref, le concept de rationalité est miné par le fait qu’il conduit à l’objectivisme et à une certaine forme de déterminisme. On peut toujours démontrer la « rationalité » d’un « système » ou d’une institution (donc on peut « prouver » la rationalité du capitalisme, de l’État, de l’hôpital, de la Révolution ou du gaz de schiste, et ainsi de suite) en s’appuyant sur sa positivité et l’adéquation des moyens à certaines fins qu’on peut juger elles aussi rationnelles (ou plus rationnelles qu’irrationnelles). Il n’y a pas d’issue lorsqu’on s’engage dans ce type de raisonnement parce que ses fondements imaginaires – qu’on peut grossièrement résumer par la métaphore : « le temps est un espace à coloniser » – paraissent objectifs et inquestionnables.
C’est pourquoi la critique se fait toujours avoir, en dernière analyse, par la question de la positivité que sous-tend celle de la rationalité, sans trouver la parade. Parce qu’elle refuse de sortir de son cadre imaginaire et la considère comme une question purement épistémologique alors qu’elle est éminemment pratique. On ne peut pas s’approprier le temps pur. En revanche, lorsqu’il est spatialisé et planifié, il permet la fragmentation sociale et la prise de pouvoir qui se traduit par la domination exercée par quelques-uns sur le temps social. Le ferment de la puissance, c’est la planification du temps et la réduction de l’existence à la réalisation d’objectifs (au sens spatial)12.
Le 10 juin 2013 J. Wajnsztejn a écrit :
Je pense que l’aura maintenue de Marcuse tient aussi à son soutien sans faille à toutes les luttes de l’époque alors qu’Adorno et Horkheimer ont adopté des positions très conservatrices par rapport au mouvement étudiant et extra-parlementaire allemand et cela même si ce fut parfois avec de solides arguments comme c’est le cas des riches notes d’Adorno sur la théorie et la pratique (in Modèles critiques, Payot, 1984, p. 276-296). Les mouvements n’aiment pas être « réfléchis » à chaud avant qu’ils ne produisent leur propre (auto)critique. Marcuse, c’est donc le symbole d’une période de fusion alors qu’Adorno, Horkheimer et même le Castoriadis de Socialisme ou Barbarie (pseudos Chaulieu puis Cardan) sont vus comme liés à la période antérieure. D’une certaine façon, c’est l’immédiatisme qui triomphe.
Ce n’est pas pour « sauver » Marcuse, mais par rapport à ce que tu dis, toujours en 1968, il écrit dans le n°64 de la revue Diogène, un article intitulé : « Réexamen du concept de révolution » où après avoir énoncé la nécessité d’une révolution humaniste et non classiste, mais porteuse quand même d’une « négation définie » il poursuit : « Ainsi se consomme la rupture avec la continuité de domination qui marque la différence qualitative du socialisme en tant que forme et mode d’existence nouvelle : il ne s’agit pas simplement d’un développement rationnel des forces de production, mais d’une orientation nouvelle du progrès visant à mettre un terme à la lutte pour l’existence et à la concurrence ; il ne s’agit pas simplement d’abolir la pauvreté et l’esclavage du travail, mais de reconstruire le milieu social et naturel pour en faire un univers où régneront la paix et la beauté – bref, il s’agit d’une totale conversion des valeurs, d’une transformation des besoins et des objectifs visés, qui implique encore un autre changement dans le concept de la révolution : une rupture dans la continuité de l’appareil technique de la productivité qui, selon Marx expurgé des abus du capitalisme, se prolongerait dans la société communiste. Une telle continuité technologique, si elle devait être envisagée, constituerait un enchaînement fatal (plutôt qu’une rupture) entre le capitalisme et le socialisme, pour la simple raison que cet appareil technique est devenu, dans sa structure même et dans sa portée, un appareil d’asservissement et de domination. Rompre ce lien, au contraire, ne signifierait pas une régression dans la voie du progrès technique, mais une reconstruction de l’appareil technique à des fins qui s’accordent aux besoins d’hommes libres, guidés par leur seule conscience et leur sensibilité, c’est-à-dire leur autonomie. Cette autonomie appellerait une décentralisation [et non un « contrôle centralisé rationnel » comme tu l’indiques. Est-ce une erreur de ta part ou une incohérence de Marcuse ?] de l’appareil de contrôle rationnel enfin ramené à une échelle plus humaine, et qui pourrait être aussi réduit parce qu’il se trouverait dégonflé de toutes les exigences de l’exploitation, de l’expansion agressive et de la concurrence sans frein » (p. 29)
Le 11 juin 2013 Bernard Pasobrola a écrit :
Cet extrait confirme l’attachement de Marcuse au projet socialiste, au sens historique du terme, c’est-à-dire à l’illusion dixneuviemiste (que le XXe siècle a totalement annihilée) d’une « rupture dans la continuité de l’appareil technique de la productivité qui, selon Marx expurgé des abus du capitalisme, se prolongerait dans la société communiste…. une reconstruction de l’appareil technique à des fins qui s’accordent aux besoins d’hommes libres, guidés par leur seule conscience et leur sensibilité, c’est-à-dire leur autonomie. »
Il y a là quelque chose de liturgique qui tient davantage de l’oraison chrétienne que de la vision critique, en particulier parce que tout cela reste très vague et plein de bons sentiments qui ne coûtent aucun effort de pensée. Va-t-on reconvertir les mines du Congo qui fournissent du coltan aux industries informatiques, les hauts fourneaux et les centrales nucléaires sans lesquels il n’y a plus de télécommunications et les plaines céréalières qui évitent (pour l’instant) une famine généralisée en « technologie pacifiée » et « appareil technique d’hommes libres » ?
Si l’on savait déjà qu’il y a beaucoup d’affinités entre l’idéologie marxiste et le christianisme (et j’adresse le même reproche aux idéologues de la « décroissance heureuse » et autres fadaises), on en voit là l’une des raisons concrètes : on repousse dans un au-delà mythique la résolution des problèmes concrets les plus brûlants, en particulier celui de la survie sans la propriété privée et l’exploitation du travail d’autrui autour desquelles est construit TOUT l’appareil technique.
D’autre part, cette vision est totalement continuiste en relation au présent, puisqu’elle pose implicitement la question du changement dans le cadre de nations homogènes. Or cette homogénéité ne peut être sauvegardée que par l’État. Il y a donc bien dans l’esprit de Marcuse nécessité d’une centralisation afin que se maintienne la cohérence de l’idée révolutionnaire de type révolution bourgeoise. Il écrit en conclusion de L’Homme unidimensionnel : « il peut y avoir des variations multiples dans les formes qui combinent l’autorité centralisée et la démocratie directe… » (éd. Points Seuil, 1970, p. 306) Et de conclure par un couplet sur le développement accru des forces productives que le capitalisme brimerait et une plus grande extension de la domination de la nature (p. 309), discours « progressiste » qui, heureusement, serait intenable de nos jours
Le 20 juin 2013 Bernard Pasobrola a écrit :
Je reviens sur ton message du 24 mai. Je suis d’accord avec ce que tu appelles « logique de puissance », ce qui revient à sortir complètement du cadre de l’antinomie rationalité/irrationalité. On ne peut tout simplement pas raisonner en ces termes dans l’analyse du développement du capital. De même qu’on ne peut pas analyser l’histoire en ces termes et dire que l’extension ou la disparition d’un Empire, que l’invention de l’économie, de l’arc ou de l’écriture, que l’explosion démographique sont des phénomènes rationnels ou pas, qu’ils ont des « causes » rationnelles ou pas.
Mais, plus grave, je pense que l’analyse wébérienne de la rationalité s’auto-réfute d’elle-même. Par exemple, il est contraint de relativiser dans l’avant-propos de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme13 ce qu’il entend par rationalisme ou rationalisation :
« Or ce mot [« rationalisme »] peut désigner des choses extrêmement diverses – nous serons amené à le répéter dans la discussion qui va suivre. Il y a, par exemple, des « rationalisations » de la contemplation mystique – c’est-à-dire d’une attitude qui, considérée a partir d’autres domaines de la vie, est tenue pour spécifiquement « irrationnelle » – de la même façon qu’il y a des rationalisations de la vie économique, de la technique, de la recherche scientifique, de l’éducation, de la formation militaire, du droit, de l’administration. En outre, chacun de ces domaines peut être rationalisé en fonction de fins, de buts extrêmement divers, et ce qui est « rationnel » d’un de ces points de vue peut devenir « irrationnel » sous un autre angle. De là des variétés considérables de rationalisation dans les divers domaines de la vie et selon les civilisations. » (op. cit., p. 10)
Il écrit aussi dans Le savant et le politique14 : « La théologie est une rationalisation intellectuelle de l’inspiration religieuse. » (op. cit., p. 27) Et, plus loin : « Ce problème de l’expérience de l’irrationalité du monde a été la force motrice du développement de toutes les religions. » (pp. 71-72)
En dépit de cette profession de foi relativiste, il se demande dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme : « pourquoi les intérêts capitalistes en Chine ou dans l’Inde n’ont-ils donc pas dirigé le développement scientifique, artistique, politique, économique sur la voie de la rationalisation qui est le propre de l’Occident ? » (p 10)
Il y a donc pour lui un problème de causalité. Pour comprendre « les traits distinctifs du rationalisme occidental et (…) les formes du rationalisme moderne » (op. cit., p. 11), il suppose que « si le développement du rationalisme économique dépend, d’une façon générale, de la technique et du droit rationnels, il dépend aussi de la faculté et des dispositions qu’a l’homme d’adopter certains types de conduite rationnels pratiques. » idem)
Il reconnaît donc l’importance, apparemment cruciale, de la « disposition » – le fameux ethos, l’ « esprit du capitalisme » – et non, contrairement à Marx, celle d’un élément moteur qui serait le pseudo-déterminisme des conditions concrètes. Mais qu’est-ce qu’une « disposition » sinon un état d’esprit, un sentiment propice, une inclination du tempérament, un penchant, c’est-à-dire une orientation psychologique exprimant un imaginaire ?
La valeur heuristique de sa thèse est donc très faible car on est amenés à se demander : 1) pourquoi cet imaginaire est-il né ? et 2) pourquoi le protestantisme l’incarnerait-il mieux que d’autres systèmes de croyances ?
On a déjà objecté à Weber que le capital s’est développé bien avant la Reforme et que les cités-États italiennes étaient catholiques. Braudel écrit par exemple :
« Tous les historiens sont opposés à cette thèse subtile, bien qu’ils n’arrivent pas à s’en débarrasser une fois pour toutes ; elle ne cesse de resurgir devant eux. Et pourtant elle est manifestement fausse. Les pays du Nord n’ont fait que prendre la place occupée longtemps et brillamment avant eux par les vieux centres capitalistes de la Méditerranée. Ils n’ont rien inventé, ni dans la technique, ni dans le maniement des affaires. Amsterdam copie Venise, comme Londres copiera Amsterdam, comme New York copiera Londres » (in La dynamique du capitalisme, Champs, éd. Flammarion, pp. 69-70.)
Ce que Weber considère comme déterminant dans le processus de rationalisation propre à l’Occident, c’est le recours à la technique et à la prévision, au calcul rigoureux, et au rigorisme juridique. D’une part, l’efficience recherchée dans un domaine n’a rien à voir avec sa raison d’être ni la simple utilité de ce domaine pour la survie d’une société. D’autre part, il est bien difficile d’attribuer l’origine de ces traits au capitalisme industriel, et de ne pas les voir déjà plus qu’ébauchés au stade du capital antique ou marchand. Donc dans des sociétés qui n’étaient pas monothéistes et qui, contrairement au protestantisme, accordaient de la valeur à l’hédonisme.
À bien des titres, cette controverse sur la naissance du capitalisme rejoint celle qui concerne la naissance de l’agriculture. Et derrière ces questions se cache le problème du « moteur de l’histoire » et d’autres interrogations sur lesquelles je tâcherai de revenir.
Le 14 Juin 2013 C. Helbling a écrit :
Jacques
Merci pour cet envoi. Cela me fait résumer mes réflexions sur les notions de rationalité, irrationalité, rationalisation:
1) Il faut distinguer, me semble-t-il, entre:
a) la rationalité partielle de l’être, répondant à la possibilité de sa description scientifique ou philosophique (cf. l’opposition ensidique/magmatique dans l’ontologie de Cornelius Castoriadis (CC), pour laquelle l’ensidique (la dimension ensembliste-identitaire de l’être) est partout dense dans l’être stratifié (notion que CC importe de la topologie générale, branche des mathématiques), d’où la possibilité des lois mathématiques de la Physique)
b) la rationalité ou irrationalité des discours15
(philosophiques, historiques, économiques, etc…)
c) la rationalité ou irrationalité des actions internes (individuelles ou collectives) à une société ou système (exemple: la rationalité ou non (banalité du mal…) des mesures prises par les nazis dans le but de l’extermination de certaines populations (transports, camps,…) ; rationalité toujours revendiquée par une instance particulière et compréhensible, mais non revendiquée par d’autres;
d) la rationalité ou non des sociétés, régimes, systèmes, considérés dans leur globalité.
2) Il faut récuser le fait qu’on puisse fonder la rationalité d’une société dans sa globalité (rationalité comme résultat d’une rationalisation progressive). Ici je cite un extrait de l’article de CC: « La « rationalité » du capitalisme » (CL 6, 1999, 2009, page 88):
« Pourquoi la “rationalisation” ? Comme toutes les créations historiques, la domination de la tendance vers cette “rationalisation” est, à la base, “arbitraire” ; nous ne pouvons pas la déduire ni la produire à partir d’autre chose. Mais nous pouvons la caractériser de plus près en la reliant à quelque chose de plus connu, de plus familier, et exprimé sous d’autres formes dans d’autres types d’organisation sociale: la tendance vers la maîtrise. Cela nous permet en particulier d’opérer une jonction avec un des traits les plus profonds de la psyché singulière – l’aspiration à la toute-puissance. Cette tendance, cette “poussée” vers la maîtrise n’est pas non plus, à son tour exclusivement spécifique du capitalisme; les organisations sociales orientées vers la conquête, par exemple, la manifestent aussi. Mais nous pouvons approcher la spécificité du capitalisme en considérant deux de ses caractéristiques essentielles. La première, c’est que cette poussée vers la maîtrise n’est pas simplement orientée vers la conquête “extérieure” mais vise tout autant et plus encore la totalité de la société. […] La deuxième caractéristique, c’est évidemment que la poussée vers la maîtrise se donne des moyens nouveaux, et des moyens d’un caractère spécial – “rationnel”, c’est-à-dire “économique” –, pour s’accomplir. Ce n’est plus la magie ni la victoire dans les batailles qui en sont les moyens, mais précisément la rationalisation, qui prend ici un contenu particulier, tout à fait spécifique: celui de la maximisation/minimisation, c’est-à-dire de l’“extrémisation”, si l’on peut forger ce terme à partir des mathématiques (maximum et minimum sont deux cas de l’extremum). C’est en considérant cet ensemble de faits que nous pouvons caractériser la signification imaginaire sociale nucléaire du capitalisme comme poussée vers l’extension illimitée de la “maîtrise rationnelle”. Je m’expliquerai plus loin sur les guillemets. »
3) Admettre qu’on puisse utiliser sous condition les notions de rationalité, irrationalité, rationalisation, pour des régions ou sous-systèmes de sociétés (exemples: rationalité ou non d’un système d’irrigation, d’un système médical, etc…), à condition de préciser les buts, les moyens (et adéquation entre ceux-ci), et les points de vue divers, divergents, ou opposés des différents acteurs sociaux (par exemple, la rationalisation du travail (taylorisme, fordisme), qui est telle pour les actionnaires et gestionnaires des firmes, est-elle rationalisation de leur travail pour les ouvriers exécutants? – nous savons que pour CC, la réponse est non).
Bien à toi
Claude
Le 15 juin 2013 Bernard Pasobrola a écrit :
Bonjour,
Il y a certes une sorte de logique primaire qui dicte qu’il est rationnel d’ouvrir son parapluie lorsqu’il pleut (car si on veut être mouillé, il est incohérent de se munir d’un parapluie) ; tout enfant a des notions de physique naïve et sait que pour éviter qu’un objet se brise, il vaut mieux ne pas le lâcher d’une certaine hauteur, sauf si sa matière est élastique et qu’il peut rebondir. Etc.
En dehors de cette rationalité primaire et/ou instrumentale, il est difficile d’ « objectiver » cette notion, surtout en ce qui concerne le domaine historique. C’est pourquoi Castoriadis insiste si souvent sur le préfixe « pseudo » (pseudo maitrise, pseudo-rationalité). Mais il a du mal à renoncer à ce concept, ce qui le conduit à des apories qui sont à mon sens bien visibles dans le passage cité par Claude :
« … la poussée vers la maîtrise se donne des moyens nouveaux, et des moyens d’un caractère spécial – « rationnel », c’est-à-dire « économique » –, pour s’accomplir. Ce n’est plus la magie ni la victoire dans les batailles qui en sont les moyens, mais précisément la rationalisation, qui prend ici un contenu particulier, tout à fait spécifique: celui de la maximisation/minimisation, c’est-à-dire de l' »extrémisation », si l’on peut forger ce terme à partir des mathématiques (maximum et minimum sont deux cas de l’extremum). C’est en considérant cet ensemble de faits que nous pouvons caractériser la signification imaginaire sociale nucléaire du capitalisme comme poussée vers l’extension illimitée de la « maîtrise rationnelle ». Je m’expliquerai plus loin sur les guillemets. »
On peut se demander en quoi les moyens « économiques » sont plus « rationnels » que les victoires militaires et même que la magie pour asseoir la maîtrise du capitalisme – alors que Castoriadis s’est évertué à critiquer le rationalisme marxiste et à prouver que l’économie n’est justement pas un processus rationnel. C’est peut-être sous l’influence de Weber qu’il utilise le mot « rationalisation » pour exprimer la soumission à des impératifs de quantification et d’efficience qui sont motivés par un certain imaginaire social. Or la validité supposée du concept s’effondre s’il perd son caractère d’antinomie avec l’indeterminité d’une création imaginaire.
Castoriadis a passé son temps à tourner autour de ces problèmes conceptuels (ce qui n’enlève aucun mérite à son œuvre) en multipliant les procédés rhétoriques, les pseudo et les guillemets, alors que, de son propre aveu, il a toujours été convaincu de l’impossibilité de fonder la raison, puisque le propre de la raison (comme du mythe) est de s’auto-fonder, de présupposer sa propre nécessité.
« On nous dit : il vous faut démontrer rationnellement que la raison vaut, il vous faut fournir un “fondement rationnel”. Mais comment puis-je même soulever la question de la validité de droit de la question de la validité de droit, sans l’avoir soulevée déjà et avoir ainsi posé à la fois qu’elle fait sens et qu’elle est valide de droit ? Comment puis-je fonder rationnellement la raison sans la présupposer ? Si une fondation de la raison est rationnelle, elle présuppose et utilise ce qu’elle veut démontrer ; si elle ne l’est pas (comme ne l’est pas, de façon éclatante, l’idée que «tous les hommes possèdent naturellement la raison », à supposer que qui que ce soit pourrait jamais prendre cela pour une «fondation»), elle contredit le résultat qu’elle vise. Non seulement social-historiquement, mais logiquement (“transcendentalement”), la position de la raison est inaugurale, elle est auto-position. » (Fait et à faire, éd. Du Seuil,1997, p. 53)
Il ajoute : « La “fondation” de la raison sur la raison elle-même, le refus du “déductif”, l’annonce d’une sorte d’auto-évidence de la raison – c’est cela qu’il faut bel et bien appeler une mystique. » (op. cit., p. 54)
Revenons à Weber. Dans un article intitulé « Individu, société, rationalité, histoire » et publié dans Esprit en février 1988 ( à propos du livre de Philippe Raynaud, « Max Weber et les Dilemmes de la raison moderne »16), Castoriadis écrit qu’en regard de sa sociologie compréhensive, si l’on agissait rigoureusement de manière instrumentalement rationnelle, on devrait (müsste, nécessité et non pas obligation) agir ainsi et non pas autrement. Pour Weber, la sociologie doit comprendre ces enchaînements d’actes et mettre en évidence leur nécessité.
Or, fait remarquer Castoriadis, toute rationalité instrumentale étant instituée, il est impossible d’accomplir le programme « méthodologique » wébérien et de considérer le comportement individuel comme fait d’une composante « rationnelle » centrale supposée être partout et toujours la même et d’écarts individuels relativement à cette « rationalité ».
Et il conclut : « Pour le dire brutalement, c’est la “rationalité” même des autres sociétés et des autres époques qui est différente, parce qu’elle est “prise” dans d’autres mondes imaginaires. Cela ne veut pas dire qu’elle est, pour nous, inaccessible; mais cet accès doit passer par la tentative (toujours certes problématique; comment pourrait-il en être autrement ?) de restituer les significations imaginaires de la société étudiée (…) La situation s’inverse, mais la question n’est pas rendue plus facile, dans le cas opposé : l’altérité tend vers un minimum – idéalement, vers zéro – lorsque l’objet de l’enquête est la propre société de l’enquêteur. Dans ce cas, le risque est que ce dernier considère comme allant de soi et ne faisant pas question la “rationalité” de sa société (et la sienne propre), et que de ce fait même il méconnaisse l’imaginaire qui la fonde et la singularise. Combien ce risque a piégé de penseurs parmi les plus grands – de Hegel et de Marx à Freud et Max Weber lui-même, pour ne pas parler des contemporains qui sont légion –, il est inutile de le rappeler. C’est ainsi qu’à tour de rôle la monarchie prussienne, la technique et l’organisation capitalistes de la production, la famille patriarcale et la bureaucratie moderne sont apparues comme les incarnations d’une rationalité (“instrumentale” ou substantive) inquestionnable. » (op. cit., pp. 72-73)
Il y a donc un refus incompréhensible de la part de Castoriadis d’abandonner ce concept dont il a décelé toutes les fausses évidences et dont il a été l’un des critiques les plus lucides – c’est d’ailleurs, de son propre aveu, l’une de ses plus anciennes préoccupations philosophiques.
« J’ai été subjugué par la philosophie dès que je l’ai connue, à treize ans. (Une vente de livres d’occasion à Athènes m’avait permis d’acheter avec mon maigre argent de poche une Histoire de la philosophie en deux volumes, honnête démarquage d’Uberweg et de Bréhier. Puis, en même temps que Marx, étaient venus Kant, Platon, Cohen, Natorp, Rickert, Lask, Husserl, Aristote, Hegel, Max Weber, à peu près dans cet ordre.) Depuis, je n’ai jamais cessé de m’en préoccuper. Je suis venu à Paris en 1945 pour faire une thèse de doctorat de philosophie, dont le thème était que tout ordre philosophique rationnel aboutit, de son propre point de vue, à des apories et à des impasses. » (Fait et à faire, éd. Points Seuil, 1987, p24)
En effet…
Le 21 juin 2013 J. Wajnsztejn a écrit :
Bernard,
Juste un mot pour confirmer l’influence de Weber sur Castoriadis quand ce dernier reprend à son compte le modèle des ideal-types wébériens en les appliquant à l’entrepreneur et au fonctionnaire par exemple pour dire qu’aujourd’hui le capitalisme tardif n’est plus capable de les reproduire.
Sans employer à l’époque le terme de révolution anthropologique (qui vient plutôt de Pasolini), il signalait que la dynamique du capital avait supprimé toutes les figures anthropologiques qui lui avaient été nécessaires dans la période cruciale de sa « marche vers la maturité » (pour paraphraser Rostow) et particulièrement celles décrites par Weber (le fonctionnaire) et par Schumpeter (l’entrepreneur), mais où on retrouvait aussi la figure du « bon ouvrier » conçue sur le modèle de l’artisan. Dans sa « révolution », le capital s’éloigne toujours plus de ces « idéal-types » wébériens comme on peut le voir aussi bien dans le fonctionnement des administrations modernes que dans les pratiques des PDG de grandes sociétés aujourd’hui. Dans les premières, la crise des institutions dont elles dépendent conduit à promouvoir une nouvelle pseudo-rationalité (cf. les « politiques publiques » et leurs « évaluations » pour « dégraisser » et augmenter la productivité) qui copient celle de l’entreprise capitaliste privée alors que dans les secondes, les managers et les actionnaires ont remplacé les entrepreneurs. Quant aux « bons ouvriers »… on n’en trouve plus ma bonne dame » (extrait de « Capital, capitalisme et société capitalisée », in n°15).
Schumpeter reste quand même « utilisable », d’abord avec sa définition du capitalisme comme « destruction créatrice » et ensuite et surtout par rapport à notre discussion, dans le fait qu’il souligne bien le lien entre esprit d’entreprise et pensée rationnelle. Toutefois, il hésite entre y voir une seule entité dans un processus de symbiose ou une relation de cause à effet dans laquelle le premier terme déterminerait le second (Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, 1990, p. 116.). Dans ce dernier cas cela signifierait que le mode de production capitaliste s’avère capable de modifier l’ordre des enchaînements (puisque la pensée rationnelle est vieille de plusieurs milliers d’années) et tendrait à faire disparaître les séparations (la pensée scientifique est en effet longtemps restée à l’écart de ses applications techniques et économiques et donc de l’exercice de la puissance) avec l’intégration de la techno-science non seulement dans l’ordre productif, mais dans le procès de vie lui-même au sein de la société capitalisée.
Le 21 juin 2013 Bernard Pasobrola a écrit :
Oui, et même s’il ne cite pas Weber dans le passage ci-dessous (L’Institution imaginaire, premier abord, § L’imaginaire dans le monde moderne, éd. Points-Seuil, 1975), Castoriadis remet en question le côté « rationnel » de la « rationalisation » instrumentale :
« La domination de l’imaginaire est également claire pour ce qui est de la place des hommes, à tous les niveaux de la structure productive et économique. Cette prétendue organisation rationnelle exhibe, on le sait et on l’a dit depuis longtemps mais personne ne l’a pris au sérieux sauf ces gens non sérieux que sont les poètes et les romanciers, toutes les caractéristiques d’un délire systématique. Remplacer, s’agissant de l’ouvrier, de l’employé, ou même du “cadre”, l’homme par un ensemble de traits partiels choisis arbitrairement en fonction d’un système arbitraire de fins et par référence à une pseudo-conceptualisation également arbitraire, et le traiter dans la pratique en conséquence, traduit une prévalence de l’imaginaire, qui, quelle que soit son “efficacité” dans le système, ne diffère en rien de celle des sociétés archaïques les plus “étranges”. Traiter un homme en chose ou en pur système mécanique n’est pas moins, mais plus imaginaire que de prétendre voir en lui un hibou, cela représente un autre degré d’enfoncement dans l’imaginaire; car non seulement la parenté réelle de l’homme avec un hibou est incomparablement plus grande qu’elle ne l’est avec une machine, mais aussi aucune société primitive n’a jamais appliqué aussi radicalement les conséquences de ses assimilations des hommes à autre chose, que ne le fait l’industrie moderne de dans (ou avec) sa métaphore de l’homme-automate.
Les sociétés archaïques semblent toujours conserver une certaine duplicité dans ces assimilations ; mais la société moderne les prend, dans sa pratique, au pied de la lettre de la façon la plus sauvage. Et il n’y a aucune différence essentielle, quant au type d’opérations mentales et même d’attitudes psychiques profondes, entre un ingénieur taylorien ou un psychologue industriel d’un côté, qui isolent des gestes, mesurent des coefficients, décomposent la personne en “facteurs” inventés de toutes pièces et la recomposent en un objet second ; et un fétichiste, qui jouit à la vue d’une chaussure à talon haut ou demande à une femme de mimer un lampadaire. » (op. cit., p. 238)
En dépit de cela, il s’emmêle les pinceaux lorsqu’il tente de distinguer raison et rationalisation, langage logico-mathématique et imaginaire, etc. Il se perd dans ces fausses antinomies et, pour retrouver un semblant de cohérence, il parle par exemple de l’ « autonomisation » de la raison (Domaine de l’homme, Réflexions sur le «développement » et la « rationalité »)
« Pourquoi rappeler, si vite et si mal, tout cela ? Pour souligner le plus fortement possible que le paradigme de “rationalité” sur lequel tout le monde vit aujourd’hui, qui domine aussi toutes les discussions sur le “développement”, n’est qu’une création historique particulière, arbitraire, contingente. J’ai essayé de le montrer de manière un peu plus circonstanciée dans les paragraphes de mon rapport écrit relatifs à l’économie, d’une part, à la technique, d’autre part. J’ajouterai seulement ici que si ce paradigme a pu “fonctionner”, et avec l’ “efficacité” relative, mais néanmoins terrifiante, qu’on lui connaît, c’est qu’il n’est pas totalement “arbitraire” : il y a certes un aspect non trivial de ce qui est, lequel se prête à la quantification et au calcul ; et il y a une dimension inéliminable de notre langage et de tout langage qui est nécessairement “logico-mathématique”, qui incarne en fait ce qui est, sous sa forme mathématique pure, la théorie des ensembles. Nous ne pouvons pas penser à une société qui ne saurait pas compter, classer, distinguer, utiliser le tiers exclu, etc. Et en un sens, à partir du moment où l’on comprend que l’on peut compter au-delà de tout nombre donné, toute la mathématique est virtuellement là, et puis les possibilités de son application ; en tout cas, cette “virtualité” est aujourd’hui développée, déployée, réalisée, et nous ne pouvons ni revenir en arrière, ni faire comme si elle ne l’avait pas été. Mais la question est de réinsérer cela dans une vie sociale où il ne soit plus l’élément décisif et dominant, comme il l’est aujourd’hui. Nous devons remettre en cause la grande folie de l’Occident moderne, qui consiste à poser la “raison” comme souveraine, à entendre par « raison » la rationalisation, et par rationalisation la quantification. C’est cet esprit, toujours opérant (même ici, comme l’a montré la discussion), qu’il faut détruire. Il faut comprendre que la “raison” n’est qu’un moment ou une dimension de la pensée, et qu’elle devient folle lorsqu’elle s’autonomise. » (op. cit., pp. 194 – 195)
Mais elle s’autonomise par rapport à quoi ? À l’imaginaire ? Mais puisqu’on ne peut pas dissocier rationnel et imaginaire ? Existe-t-il une raison non quantificatrice ? Laquelle ? Même dans les société très primitives, il existe une comptabilité primaire des échanges sexuels, des parentés, etc.
L’aporie ne s’efface que si l’on renonce à appeler rationnel certaines formes d’exercice de la raison et irrationnel d’autres. La rationalité ne fait que transformer le temps en espace et, à ce titre, elle confère une grande maîtrise du monde (un monde considéré seulement sous l’angle spatial), une capacité de prévision et d’anticipation qui accroît exponentiellement son domaine et l’exercice de la puissance. Je pense qu’il n’y a pas d’antinomie entre raison raisonnable d’une part, et raison folle visant l’illimité de l’autre. Le problème de la raison est qu’elle sort du cadre temporel, qu’elle est donc obsédée par le « faire » et incapable de réflexivité. Le mythe ne constituant plus une extériorité crédible, il reste à espérer que naîtra un nouvel imaginaire du sein même de la raison qui réintroduira la dimension temporelle de la vie, enfin débarrassée des notions de « parcours », d’ « objectifs », etc., qui retrouvera le fondement du flux temporel.
Le 25 juin 2013 Bernard Pasobrola a écrit :
Je suis tout à fait d’accord avec ta remarque sur Schumpeter dans ton message du 21 juin (paragraphe 3). Cette « destruction créatrice » est un mouvement fluidique qui, entre autres aspects notables, fait de la technique une étape éternellement transitoire, un outil à jamais inachevé de la maîtrise des humains sur leur milieu. Schumpeter remarque à juste titre que : « Un système – tout système, économique ou autre – qui, à tout instant considéré, exploite au maximum ses possibilités peut néanmoins, à la longue, être inférieur à un système qui n’atteint à aucun moment de résultat, un tel échec pouvant précisément conditionner le niveau ou l’élan de la performance à long terme. »17)
On retrouve bien là une illustration de la tension fluide/solide, métaphore de base du capitalisme.
C’est pourquoi la rationalité instrumentale propre au capitalisme est spécifique et mouvante, toujours à la recherche d’un équilibre et d’une efficience impossibles à atteindre, en un mot : fluidique. Il y a de très bons passages à ce sujet dans le chapitre 11 – La civilisation du capitalisme, (op. cit., pp. 150-160) où Schumpeter expose une vision infiniment plus fine de la technique et de la rationalité que nombre de nos néo-marxises actuels.
Il écrit par exemple :
« Non seulement l’usine moderne mécanisée et le volume de la production qui en sort, non seulement la technique moderne et l’organisation économique, mais encore toutes les caractéristiques et performances de la civilisation moderne sont issus, directement ou indirectement, du processus capitaliste. On doit donc en faire état dans tout bilan du capitalisme et dans tout verdict porté sur sa bienfaisance ou sa malfaisance.
Considérons le développement de la science moderne et la longue liste de ses applications. Il saute aux yeux que les avions, les réfrigérateurs, la télévision et ainsi de suite sont les fruits de l’économie de profit. Par ailleurs, bien qu’un hôpital moderne ne soit pas, en règle générale, exploité lucrativement, il n’en est pas moins le produit du capitalisme, non seulement, encore un coup, parce que le système capitaliste fournit la volonté créatrice et les moyens matériels, mais encore, et ceci va beaucoup plus loin, parce que le rationalisme capitaliste a fourni les habitudes d’esprit grâce auxquelles ont été développées les méthodes appliquées dans ces hôpitaux. Et les victoires, non encore complètement gagnées, mais en vue, sur la syphilis, la tuberculose et le cancer, sont ou seront des accomplissements capitalistes, tout autant que l’ont été les autos ou les pipelines ou l’acier Bessemer. Dans le cas de la médecine, on trouve à l’arrière-plan des méthodes une profession capitaliste, à la fois parce qu’elle travaille avec une mentalité d’affaires et parce qu’elle constitue une émulsion de bourgeoisie industrielle et commerciale. Cependant, même s’il n’en était pas ainsi, la médecine et l’hygiène modernes n’en resteraient pas moins (tout comme l’éducation moderne) des sous-produits du système capitaliste. » (op. cit., p. 155)
Sur la question du traitement des troubles mentaux depuis le début de l’âge industriel jusqu’à aujourd’hui, se reporter à:
Bernard Pasobrola, Affinités électriques, le songe obsédant d’une physique de l’âme, parties : 1, 2, 3, 4 sur son blog.
- Cf. la querelle entre les « intentionnalistes » pour qui l’explication réside dans la personnalité et l’antisémitisme viscéral d’Hitler à la base d’un régime plus totalitaire que fasciste au sens politique du terme ; et les « fonctionnalistes » pour qui c’est l’appareil d’État nazi qui joue le premier rôle, mais la dimension simplement formelle de sa centralisation l’amène à une improvisation totale quant à la politique d’extermination des juifs, sur fond de discours antisémite essentiellement à vertu propagandiste. [↩]
- Cf. la brochure d’origine bordiguiste Auschwitz ou le grand alibi. [↩]
- Ed. Gallimard, 1961. Version numérisée : http://classiques.uqac.ca/contemporains/makarius_Laura_raoul/origine_exogamie/origine_exogamie.html [↩]
- Voici comment Testart le justifie : « Si l’activité minière, dite aussi “d’extraction”, est dans toute la tradition économique une “production”, alors l’activité du chasseur qui consiste à “extraire” de la nature un animal pour le rapporter au camp est aussi une production. Il y a production chaque fois que des moyens de travail sont appliqués à une matière première pour la transformer en un produit consommable sous une forme dans laquelle il ne l’était pas auparavant : c’est ce que fait le chasseur lorsqu’il se sert de ses armes, de ses connaissances, etc. (qui sont ses moyens de travail), pour attraper un animal libre dans la nature (lequel est sa matière première) et le transformer en carcasse ou viande de boucherie rapportée au camp et susceptible d’être cuisinée (c’est le produit, fini ou semi-fini, de la chasse). » (op. cit., éd. Gallimard, 2012, p. 339). Si l’on suit son raisonnement, on peut affirmer que les fourmis « produisent » du champignon, que les araignées « produisent » de l’insecte et que les oiseaux « produisent » de la chasse lorsqu’ils régurgitent leur bol alimentaire aux oisillons, puisque les uns et les autres extraient quelque chose « qui était libre dans la nature » et le transforment en nourriture. [↩]
- Cf. la polémique entre « chartistes » et « fondamentalistes » quant à la détermination de la valeur boursière. À noter que l’hypothèse néo-classique libérale repose sur le principe de la rationalité des acteurs. Mais c’est une rationalité purement instrumentale. Elle s’exprime même chez les spéculateurs comme l’avait bien vu Keynes quand il refusait de voir dans la spéculation une simple aberration alors qu’il y voyait la preuve de l’existence d’un marché financier organisé. Il distingue ainsi une rationalité fondamentaliste et une rationalité spéculative qui ne vont pas dans le même sens… parce qu’elles ne se situent pas dans la même temporalité. Le problème actuel est que c’est le temps court qui semble s’imposer, mais ce n’est pas une question de rationalité ou d’irrationalité. Ainsi, la crise de 2008 n’a rien à voir avec une irrationalité de la finance ou un aveuglement psychologique ; elle résulte des contraintes propres au jeux de la puissance (Braudel) dans un secteur particulier, celui de la finance. Là encore on retrouve la temporalité et non la rationalité. Si une tendance haussière se fait jour comme par exemple au moment de la « bulle » internet », personne n’a intérêt, à court terme à stopper la hausse et d’ailleurs celui qui s’y essaierait perdrait tous ses clients. [↩]
- Marcel Mauss dans sa communication : Les origines de la notion de la monnaie (Œuvres II : Représentations collectives et diversité des civilisations, Minuit, 1974, p. 111) soutient une origine religieuse des premières formes de la monnaie à partir de l’analyse des objets sacrés qui vont devenir, de par leur pouvoir d’attraction, des biens liquides. Il lie aussi clairement pouvoir d’achat et pouvoir sur les hommes. Voilà qui éclaire encore ce que je disais dans ma lettre précédente sur les rapports entre puissance et pouvoir. Mais bien évidemment aujourd’hui, la part religieuse de la liquidité s’est laïcisée et la croyance s’est déplacée dans une croyance monétaire indépendante de la croyance religieuse. C’est cette indépendance qui produit justement en retour la condamnation morale de l’argent et plus généralement de la finance. [↩]
- Cf. A. Orléan, L’empire de la valeur, Seuil, 2011. [↩]
- Max Weber, Sociologie des religions, Gallimard, 1996, p. 421. [↩]
- Jerry Fodor, La Modularité de l’esprit : essai sur la psychologie des facultés, éd. de Minuit, 1983. [↩]
- « C’est parce que l’être humain est imagination non fonctionnelle qu’il peut poser comme entité quelque chose qui n’est pas une “entité”, c’est-à-dire son propre processus de pensée. Car faire cela ne sert à rien et même “n’a aucun sens”. Mais cela peut se faire : je considère mon processus de pensée, ou : je me considère en tant que pensant. Sans cette imagination déréglée, je ne pourrais pas réfléchir, je me bornerais à calculer, à raisonner, à faire du reckoning, à computer. Pour réfléchir, je dois poser comme étant ce qui “n’est pas”, voir y dans x et voir double, me voir double, me voir non pas même double mais, dans le tremblement indéfini de la réflexion, me voir moi-même tout en me voyant comme autre. Je me représente non pas comme animal bipède, mais comme activité représentative, comme processus dans et par lequel les représentations mais aussi les questions surgissent, relatives à ces représentations et à leur enchaînement. » (Sujet et vérité dans le monde social-historique, Séminaires 1986-1987, éd. du Seuil, 2002, p. 111). [↩]
- « Les concepts étant, comme nous le croyons, incarnés dans le sens fort du terme, cela a des conséquences philosophiques considérables. La localisation de la raison (inférence conceptuelle) serait la même que celle de la perception et du contrôle moteur, qui sont des fonctions corporelles. Même si cette assertion semble radicale, elle ne l’est que sous l’angle de la psychologie des facultés, une philosophie qui établit une séparation radicale entre les capacités rationnelles et le système sensorimoteur. Elle n’est pas du tout radicale en relation au fait que le cerveau est le lieu commun de la raison, de la perception et du mouvement. Du point de vue cérébral, la question est donc de savoir si l’inférence conceptuelle utilise les mêmes structures cérébrales que l’inférence perceptuelle motrice. En d’autres termes, la raison porte-t-elle sur ses épaules la perception et le contrôle de moteur ? Du point de vue cérébral, vu la localisation de ces trois fonctions, il serait tout à fait normal qu’elle le fasse. » George Lakoff et Mark Johnson, Philosophy In The Flesh : the Embodied Mind and its Challenge to Western Thought, éd. Basic Books, 1999. Lakoff et Johnson appartiennent au courant néo-cognitiviste américain de l’« embodied mind ». Le principal initiateur de ce courant fut le biologiste Francisco Varela. Les concepts vareliens de « clôture du vivant », d’ « autopoïèse » et d’ « énaction » ont eu une certaine influence en France et ont contribué à la critique radicale du cognitivisme, tel qu’il s’était développé dans une première étape. [↩]
- Je partage la position de François Fourquet sur la nature fluxiste de la puissance, puisqu’il écrit : « De là une proposition essentielle de ce livre : la puissance est flux, non chose comptabilisable. La force sociale se forme uniquement par captage : elle attire et absorbe une partie des autres forces ; le destin d’une force inférieure est d’être captée par une force supérieure. La première qualité de la puissance, c’est l’attraction. À la limite il est impossible de distinguer l’énergie du dominant de celle du dominé. » (Richesse et Puissance, éd. la Découvertes, 2002, p. 122.) Je ne m’étendrai pas davantage ici sur cette question, mais je pense qu’il faudrait réfléchir au lien entre la naissance de la « raison quantificatrice » au moment de la sédentarisation, l’apparition de la richesse (pas encore différentiée de la puissance) et la planification du temps, c’est-à-dire sa spatialisation. Cela fera probablement l’objet d’un autre article. [↩]
- Version numérisée : http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/ethique_protestante/Ethique.html [↩]
- Version numérisée : http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/savant_politique/Le_savant.html [↩]
-
Voici deux extraits concernant les rapports entre la rationalité instrumentale et le projet de vérité, du point de vue de Castoriadis.
Premier extrait: « Imaginaire, affectivité et rationalité » de Raphaël Gély (pages 160-161), in « Cahiers Castoriadis n° 4. Praxis et institution », FUSL, 2008:
« Il y a un véritable abîme chez Castoriadis, qui est l’abîme même de la créativité radicale de l’imaginaire, entre un investissement instrumental de la question de la vérité et un investissement qui constitue l’idéal de la critique en point de passage obligé d’une identité, d’une vie sensée. Même s’il est vrai qu’un investissement imaginaire de la vérité a été nécessaire pour que la rationalité instrumentale se développe dans la culture occidentale avec la puissance que l’on sait, il reste que la rationalité instrumentale n’implique pas en tant que telle la constitution de la vérité en un véritable enjeu identitaire. Il est tout à fait possible en ce sens qu’un certain accroissement de la raison instrumentale aille complètement de pair avec un désinvestissement identitaire de la question de la vérité. » [note 27: cf. C. Castoriadis, « Sujet et vérité dans le monde social-historique », page 282, Seuil, 2002].
Second extrait, précisément une partie de cette page 282, de « Sujet et vérité… Séminaires 1986-1987 » de Castoriadis :
« Vérité : partout où il y a société et langage, se pose effectivement toujours la question de la correction, de la conformité des énoncés relativement à un état réel [cf. séminaire du 29 avril 1987] – mais non pas de la vérité en tant que mouvement qui vise à aller au-delà de l’institution donnée de la société, donc au-delà de l’institution donnée des croyances, des représentations et même des règles d’inférences et des postulats ultimes du discours dans la société considérée. C’est en ce sens-là qu’il peut être question d’une mort possible de la vérité – pas définitive, peut-être, on n’en sait rien, mais certes possible puisqu’il n’est nullement absurde d’envisager une société soit du type “1984”, pour parler vite, soit du type qui commence à être glorifié par certains post-modernes et déconstructionnistes: une société bureau-média-cratique où, sans “totalitarisme” formel, il y a une imposition molle de vues qui ne prétendent même pas être des vérités officielles mais où la question de la vérité se trouve dissoute dans une indifférence généralisée [Cf. le livre d’un heideggérien italien, Gianni Vattimo, “La fin de la modernité” (1987), lequel envisage joyeusement, et pensant que cela est en accord complet avec le destin de l’être, que nous arrivions à une société de “vérité molle”, de “pensiero debole”, comme il dit, où tout circule sous forme de message médiatique, où il n’y a plus de critères stricts et rigoureux, et où nous sommes amenés à envisager autre chose, comme sujet, comme discours, comme vérité, etc. Des auteurs de science-fiction – et même d’autres, comme William Burroughs – avaient déjà envisagé des univers de ce type et y avaient vu la destinée du monde contemporain. Mais il était réservé à un auteur d’obédience nietzschéo-heideggérien – sacralisant lui aussi la réalité contemporaine dans ses tendances les plus négatives – de travestir l’éventuel destin tragique du projet de vérité en farce où la mystification médiatique est appelée “vérité molle”.] » [↩]
- Article repris dans Le Monde morcelé, Les carrefours du labyrinthe 3, éd. Points-Seuil, 1990, pp. 47 – 86. [↩]
- Capitalisme, socialisme et démocratie, p. 106 de la version numérisée (http://classiques.uqac.ca/classiques/Schumpeter_joseph/capitalisme_socialisme_demo/capitalisme.html [↩]
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