Nous présentons ici un échange dans lequel J.Wajnsztejn s’est impliqué sous la forme de questions/réponses avec son correspondant.
N. 22 décembre 2012
Quelques réflexions en vrac par rapport à la valeur…
Je ne suis pas d’accord avec toi lorsque tu dis que la monnaie peut avoir précédé l’échange. Certains pensent peut-être que la « marchandise » a pu précéder l’échange comme objet de différenciation sociale Cependant peut-on vraiment dans ce cas parler de « monnaie » ou de « marchandise » ? Par définition, pour qu’il y ait marchandise il faut qu’il y ait marché. Et pour qu’il y’ ait monnaie il faut qu’il y ait échange.
Par ailleurs la valeur n’existe que de par la séparation entre valeur d’échange et valeur d’ usage. Rien de plus. Je ne pense pas qu’on puisse se passer d’un tel concept si l’on veut rendre compte de l’événement social qu’on appelle achat ou vente. Marx déduit de l’existence de cette séparation l’existence de la valeur, et en découvre ensuite la substance : le travail abstrait.
Je pense que ton intuition est bonne de sentir que quelque chose cloche actuellement à ce niveau, et qu’en effet, un embarras existe chez les marxistes (embarras dont je fus moi même longtemps « victime »). Cependant je ne crois pas que c’est parce que les choses auraient changer à ce niveau là.
Le vrai problème, il me semble, le point commun entre Krisis et certains « communisateurs », c’est de vouloir voir la valeur comme la pierre angulaire de la totalité sociale.
Même si les auteurs de Théorie Communiste savent que critiquer la valeur comme un en soi ne permet pas de critiquer la totalité (cf : Pour en finir avec la critique du travail, de Roland Simon), il ne font guère différemment puisqu’ils n’ opposent le capital qu’au travail dans la définition de cette totalité. Ce qui à mon avis implique, explicitement ou implicitement, que le travail abstrait soit la pierre angulaire de la totalité.
La valeur tend alors à apparaître comme valeur de toute chose, de toute activité, à tout moment. (bien que ce soit une position intenable, c’est pour cela qu’elle ne fait que tendre…) Ce qui est à l’origine de la plupart des confusions chez certains communisateurs comme ceux de SIC, et chez Krisis. Ce problème, Marx ne pouvait pas l’avoir, puisqu’il considérai le dépassement du capitalisme comme libération du travail. C’est précisément parce qu’il est maintenant obsolète de considérer les choses ainsi que la valeur devient un objet central de la critique. Ce qui, à mon sens, est une avancée.
Marx voyait la contradiction comme contradiction entre forces productives et moyens de production, nous la voyons maintenant entre capital et travail. De plus le dépassement du capitalisme est aussi dépassement du travail, et du capital car le dépassement d’une contradiction est logiquement l’ abolition de ses deux termes : il est, au moins dans la foulée, dépassement de la valeur. A cet égard n’oublions pas que si Marx parlait d’un « régime politique du capital », il envisageait en même temps un régime politique prolétarien… Je crois que la valeur reste définitoire de la marchandise, en particulier de la monnaie, et que l’un des rôles les plus fondamental des institutions, en particulier des États (ou peut-être de « l’État-réseau ») est de maintenir la valeur comme norme universelle.
Certes, personne n’est passif dans ce maintien ; le concept de valeur comme sujet autonome me laisse ainsi perplexe, mais le fait est que les agents qui se mettent activement « au service » de cette valeur, exploités ou exploiteurs, ne décident qu’avec bien peu de marge de manœuvre, voire de moins en moins, des conditions du maintien de cette norme. A cet égard, je pense que même si la dette et le capital fictif changent continuellement notre rapport au temps, au travail, au monde (etc.), c’est bien du point de vue de leur fonction que l’on comprend leur existence. Même si c’est au nom de cette fonction qu’une ribambelle d’économistes viennent quotidiennement nous expliquer pourquoi il va falloir se serrer la ceinture un peu plus qu’hier. Comprendre que ces catégories sont actuellemen nécessaires au fonctionnement du capitalisme, à l’opposé de l’intention économiste, c’est être capable de saisir un objet de critique : la totalité sociale.
Lettre de réponse à N. sur valeur, monnaie et capital, le 26 janvier 2013
Ta vision de la monnaie me paraît très économiciste et elle correspond grosso modo à ce que la revue du MAUSS appelle « la légende des économistes » qui fait découler la monnaie du troc en ne la pensant que comme une forme plus évoluée d’équivalent général, une forme plus adaptée à l’accroissement des échanges parce que sa reproduction serait potentiellement illimitée. Cette vulgate est reprise par la plupart des marxistes qui se sont avérés être de piètres critiques de l’économie politique et sans avoir les excuses de Marx vu la connaissance que nous avons de l’advenu du capital et aussi les connaissances anthropologiques qui manquaient à l’époque, les seules références de Marx et Engels étant Morgan et Darwin.
Or la monnaie a bien un caractère particulier que n’a pas le troc à partir duquel pourtant on peut déjà accumuler. La monnaie introduit trois choses nouvelles. Elle est tout d’abord le moyen de la puissance du souverain ; elle est ensuite un moyen impersonnel, une médiation des échanges et c’est pour cela que les marxistes veulent son abolition ainsi que celle de l’échange dans la perspective d’un « individu immédiatement social », alors qu’on peut très bien la concevoir en dehors de ses fonctions capitalistes d’accumulation individuelle de la richesse et des moyens de production et évidemment en dehors de la puissance souveraine étatique. C’est la position de Castoriadis dans Une société à la dérive, Seuil, p. 197-8. La monnaie n’est donc pas immédiatement du capital. Le capital c’est l’argent pour l’argent et à profusion. On en a un exemple quand Marx dit que le capitalisme réalise le passage de M-A-M à A-M-A’ ce qui devient un procès sans limite tant que A’ est supérieur à A, un processus dont la dominante n’est pas productive mais financière et appuyée sur la puissance parallèle de l’État (la monnaie souveraine) ; enfin, elle introduit le temps dans l’échange alors que le marxisme ne s’occupe que du temps dans la production (c’est pour cela qu’il fait du travail l’origine et la mesure de la valeur). A fortiori les marxistes ont du mal à comprendre le crédit qui introduit un facteur supplémentaire de temporalité…et encore plus de mal à reconnaître l’existence d’un concept comme celui de capital fictif. De là tous les délires autour de la finance et de la déconnexion (opposition entre flux réels et flux monétaires). Pourtant, la finance n’est rien d’autre que l’extension en volume, en forme et en durée du crédit bancaire. Le crédit fait partie de « l’économie réelle ». C’est une monnaie virtuelle essentielle à la dynamique du capital : de la même manière que la monnaie introduit du temps dans l’échange, le crédit introduit du temps dans l’économie générale. Il anticipe la richesse future alors que la richesse réelle n’est qu’actuelle.
Cet « économicisme » t’empêche aussi d’appréhender la question de la puissance et de l’État, alors que la première forme d’apparition de la monnaie est souveraine. C’est d’autant plus dommage que cette approche particulière et restrictive entre en contradiction avec ton souci de redéfinir une totalité qui ne serait pas réductible à la contradiction capital/travail. C’est aussi le projet de Krisis, mais ils pensent résoudre la question en érigeant la valeur au rang de « fait social total » (cf. Jappe et Les aventures de la marchandise). La même problématique fait que tu as tendance à assimiler capitalisme et marché au détriment de toute analyse historique (Braudel et Polanyi) ou théorique (Fourquet). Cela me paraît congruent avec ta non prise en compte du rôle de l’État.
La valeur n’existe pas que dans son dédoublement de valeur d’usage et de valeur d’échange. Cette distinction n’est valable que dans la domination formelle du capital et encore1; mais elle perd sa raison d’être dès la domination réelle quand s’amorce le processus d’unification du capital et que le caractère de représentation de la valeur se confirme. Cela se repère aussi bien au niveau théorique avec la déclaration de Keynes sur le caractère métaphysique des théories de la valeur (c’est comme de discuter du sexe des anges dit-il en substance) qu’avec le développement de la production des nouveaux besoins et la mise en place d’un processus de transformation désirs-besoins-objets-marchandises qui rend obsolète la notion de valeur d’usage pour ne plus laisser sur place que la valeur d’échange (tout se vend et tout s’achète).
Dit autrement il n’y a plus de valeur d’usage que pour le capital et les individus deviennent des usagers du capital2.
Le passage à la société capitalisée poursuit et complète ce processus en rendant de plus en plus artificielle et/ou arbitraire la notion de valeur d’échange à travers les prix administrés, les prix de monopoles ou d’oligopoles et même le prix de la force de travail (SMIG, hausse démesurée de certains salaires sans rapport avec une quelconque compétence ou productivité de la force de travail, revenu social qui tient une place de plus en plus grande dans le revenu, primes et bonus, stocks options etc). Le capital domine concrètement la valeur par l’intermédiaire des prix. Cela rend d’ailleurs caduc le problème à jamais soluble du marxisme à expliquer la transformation des valeurs en prix. Le travail nécessaire n’est plus celui de production de valeur d’usage, mais de la seule valorisation du capital, de la capitalisation dirions nous et cela même si ça continue effectivement par passer par des marchandises.
Le capital domine la valeur en affirmant ses propres catégories : le coût de production et le prix remplacent la valeur ; le profit se substitue à la plus-value. C’est le mouvement d’ensemble du capital (de l’amont à l’aval dans une chaîne où la phase de production n’est plus qu’une phase parmi d’autres et même plutôt moins importante que d’autres comme on le voit par exemple dans la « crise » de la production automobile3) qui est valorisation.
Il n’y a donc pas autonomisation de la valeur. C’est une position qui conduit tôt ou tard à distinguer économie réelle et finance et à revenir comme tu le fais à l’opposition VU/VE et à en rester à la domination de la VE sur la VU et à tomber dans la revendication de l’utilité comme le font en général les moralistes et les anarchistes. Il y a évanescence de la valeur et désubstantialisation par rapport au travail et même par rapport à la marchandise. C’est le triomphe de la valeur comme pure représentation.
la valeur n’est pas une « totalité », une réalité englobant tout et dont il s’agirait de se défaire, elle est « totalitaire » dans le sens où elle a tendance à tout réduire à elle-même. Comment mieux dire qu’elle est une représentation ? Et alors comment croire qu’elle peut engendrer autre chose que ses propres contra-dictions (au sens étymologique) dans le discours ? Il faut une bonne dose d’hegelianisme pour cela et penser que le capital réalise la philosophie de Hegel. Nous ne le pensons pas.
Tout le développement de Jappe sur « le côté obscur de la valeur » (cf. son article du même nom dans la revue du MAUSS n°34 : « Que faire et que penser de Marx aujourd’hui ? ») ne fait qu’étendre cet aspect totalitaire d’une représentation, à des rapports sociaux qui justement résistent au déterminisme de la marchandisation. Par exemple, toute son analyse sur le travail domestique est victime de cette représentation totalisante et a abouti à faire de l’accès au travail salarié, une revendication féministe, quoiqu’en dise Roswita Scholz (cf. là-dessus le petit complément à L’évanescence de la valeur : « Division sexuelle de la théorie chez Krisis » que je crois t’avoir adressé par courrier postal). Comme disait Baudrillard dans Le miroir de la production4, il faut briser le sortilège de la valeur que Marx présente comme un mystère puisqu’il bute sur le fait que la valeur d’usage c’est déjà le monde de la valeur alors qu’il la voit que comme expression quasi-naturelle de l’échange dans un mode de production donné fondé en l’espèce sur le travail comme activité vitale et néanmoins séparée.
Pourtant cette valeur ne reste obscure que parce qu’on veut ignorer qu’elle est concrètement coordination d’activités séparées et qu’elle ne peut apparaître que sous la forme de transactions monétaires qui participent non pas d’un marché qui se développerait « naturellement » à partir du développement des échanges, mais d’une institution sociale-historique. Cela est nié par les marxistes parce que ce serait de l’ordre de la superstructure qui est dépendante de l’infrastructure économique.
Ce sont pourtant ces mouvements monétaires qui sont objectifs et non pas une « valeur objective » que l’on pourrait opposer aux fausses valeurs de la religion et des coutumes. C’est la monnaie qui est expression de cette totalité sociale et donc expression non pas de divers contrats égalitaires entre acheteurs et vendeurs, mais pouvoir de domination qui prend la forme d’un pouvoir d’achat sur les choses et sur les hommes.
Par rapport à cette représentation qu’est la valeur le capital développe son action et ce faisant transforme toute activité en travail tout en tentant de la valoriser sous la forme spécifique non pas du travail abstrait, mais dans la forme organique du salariat.
J.Wajnsztejn
Lettre de N. du 20 janvier 2013 ponctuée de citations tirées de L’évanescence de la valeur (J. Wajnsztejn, J.Guigou, L’Harmattan, 2004) . Les réponses de J.Wajnsztejn du 1er février 2013 sont en caractères gras. A cela s’ajoute des éléments de réponse en texte simple tirés d’une lettre à Bruno S.
Salut camarade!
Bon finalement j’ai commencé l’évanescence de la valeur. Comprend mes quelques réticences à prendre le risque d’avoir à changer d’avis. Non pas que ça soit forcément dégradant (au contraire), mais ça fatigue les neurones ! Mais me voilà lancé. Or je suis page 14 et je bloque déjà sur un problème. Alors plutôt que de tout lire puis de t’écrire des commentaires qui partent dans toutes les directions (comme mon imbuvable pavé-brouillon de la dernière fois – je te présente mes excuses), je préfère t’envoyer de courts messages où je te pose des questions claires. En espérant ne pas te harceler.
« De façon très paradoxale pour nous, Postone assimile ce marxisme traditionnel à celui du jeune Marx, le Marx des catégories transhistoriques. Il lui oppose le Marx du Capital qui analyse la valeur en tant que forme spécifique de richesse, forme liée au rôle historique unique du travail sous la capitalisme. Cette théorie de la valeur est à distinguer de la théorie dite de la valeur-travail de Marx, théorie qui cherche à prouver l’exploitation en affirmant que le travail est la seule source sociale de la richesse. » L’évanescence de la valeur, p.14
La première opposition entre le marxisme transhistorique et le Marx du Capital, ne me pose pas problème, je l’a comprends aisément ayant lu Postone il y a longtemps. Je veux bien envisager que cette opposition n’existe pas, ce qui sera traité par la suite d’après vos notes. Cependant lorsque vous parlez d’une théorie de la valeur-travail qui serait dissociable de la théorie de la valeur chez Marx, je ne suis plus. Je n’arrive pas à comprendre ce qui vous permet de séparer les deux…
Ce n’est pas nous qui séparons les deux (notre position est explicite à la note 266, p. 104), mais Postone et Krisis quand ils établissent la valeur-travail comme exotérique et la forme-valeur comme ésotérique. Cette distinction représente une contradiction, non dans les faits car à ce niveau il n’existe jamais de contradiction, tout juste des oppositions ou des paradoxes, mais dans le discours constitué par la théorie du prolétariat. La décomposition du terme parle d’ailleurs d’elle-même (« contra-diction »). Que cette distinction ne soit pas tenable en dehors du discours théorique pur (la volonté de séparer deux Marx comme chez Althusser) apparaît bien quand les théoriciens de la critique de la valeur cherchent à comprendre la crise actuelle. Comme Jappe, ils en viennent alors à rabattre la théorie de la forme-valeur sur la théorie de la valeur-travail pour y trouver une explication rationnelle que ne leur fournit pas le concept de capital fictif. C’est ce que j’ai essayé de démontrer dans mon article : « Une énième diatribe contre la chrématistique » en réponse à Jappe. La difficulté de lecture provient peut être du fait qu’on fait une présentation de la thèse de Krisis en même temps qu’on en fait la critique. Cela peut rendre la chose moins claire.
« Alors qu’il y a crise de cette valeur-travail, la valeur en tant qu’abstraction triomphe aujourd’hui en tant que tendance à l’expansion illimité. »
Je ne comprends pas très bien de quoi vous parlez. Est-ce du capital financier qui s’autonomise du travail ? Et quand bien même le travail est aujourd’hui inessentialisé, pourrait-on envisager l’ existence de l’argent sans le travail ? (sans confondre argent et valeur bien sûr !). Si l’argent n’est pas essentiellement l’objectivation d’un rapport d’exploitation quelle est alors sa signification sociale ? Si je pousse le raisonnement, pourrait-on gagner facilement de l’argent sans travailler quand on n’est pas de bonne famille ? (désolé si ça te parait provocateur, mais il n’en est rien, je ne parviens sincèrement pas à concevoir la valeur sans le travail…)
Peut-être as-tu déjà répondu à ces questions dans un numéro de Temps Critiques…
Amicalement, N.
Il n’y a pas d’autonomisation de la valeur (sur ce point nous avons approfondi la question et changé un peu de terminologie à partir des thèses d’Après la révolution du capital, développées trois ans plus tard) ce qui laisserait encore le champ libre à l’idée d’une déconnexion entre économie réelle et finance, ce à quoi se rallient finalement Postone et Jappe. Il y a à la fois évanescence de cette valeur au sein du processus de totalisation du capital (ce que les analystes de l’économie rendent aujourd’hui par l’idée d’une « chaîne de valeur ») qui la domine comme il domine le travail (c’est là que se manifeste ce qu’on pourrait appeler encore la matérialité ou plutôt l’objectivité de la valeur : il y a bien une survaleur5 produite, mais elle n’est plus à référer principalement au travail vivant et encore moins à la définition primitive du travail productif) et en même temps triomphe de la valeur comme représentation ou signification imaginaire.
Le capital domine la valeur non seulement à travers la domination de la valeur d’échange sur la valeur d’usage, mais en dévoilant en quelque sorte la vérité de la valeur en général à travers les prix. Le capital s’auto-présuppose dans la forme A-A’ (j’explique concrètement comment à partir de mes exemples sur l’entreprise dans mes échanges sur le blog avec JP.Lefebvre ou dans notre n°16, p. 97-102). Dans cette forme, il s’émancipe de la matérialité (A-M-A’), ce qui est une des caractéristique du capital fictif.
Le capital totalisé se pose en source de la richesse premièrement par la domination de plus en plus grande du travail mort (le travailleur est tendanciellement transformé de producteur de richesses en usager du capital) à travers la substitution capital/travail et l’intégration de la techno-science (cf. aussi la question du general intellect) et deuxièmement par la prédominance d’une logique de capitalisation par rapport à une logique d’accumulation. C’est un élément typique de la révolution du capital caractérisée par une « reproduction rétrécie » (cf. mon article : « Le capital comme pouvoir » sur le site et aussi ma dernière réponse à Lefebvre sur le blog).
Une réponse plus complète à ta question est fournie p. 115-118. Pour se rendre compte aussi du cheminement de notre activité à travers les rapports entre valeur, capital et travail, notre dernier texte : « 40 ans plus tard, retour sur la revue Invariance » permet de préciser notre évolution. Il est disponible sur le site de la revue dans une nouvelle version (je crois t’avoir envoyé l’ancienne).
Quant à ta question sur l’argent, elle n’est pas dans le même registre. Quand on parle de la monnaie et du capital-argent en est dans l’ordre de l’économique ou pour le dire plus précisément dans l’ordre de la société du capital alors que dans ta question ce qui est en jeu c’est l’argent dans sa dimension anthropologique et son rapport aux échanges sur un très long arc historique loin d’être réductible et spécifique au capitalisme.
Pour m’éviter quelques efforts de rédaction je te mets à la suite des extraits d’une lettre que j’avais envoyé à Bruno il y a un an environ dans la mesure où à l’époque il avait un peu ce genre de questionnement.
« Le commerce ne naît pas avec l’échange, il naît d’un certain type d’échange qui met en rapport un producteur et un utilisateur. Il est un intermédiaire, mais cela nécessite déjà un grand développement des échanges et cela ne touche, au départ, qu’un nombre très limité des échanges qui sont soit internes à la famille, soit au village ou à la tribu ou encore directement entre villages ou tribus. Pourtant, dans les deux cas on va bien parler d’échanges mais dans le second, on ne parlera pas encore de commerce.
Pour que le commerce et la monnaie moderne se développent, il faut déjà une forte division du travail. Que dans l’échange il y ait un perdant et un gagnant représente une drôle de conception de l’échange. Tout d’abord, c’est une conception qui nie tout aspect symbolique dans l’échange6, or même si l’échange n’est plus aujourd’hui essentiellement d’ordre symbolique, on ne comprendrait rien au fonctionnement de la société actuelle si on ne tenait justement pas compte de ce qui perdure de symbolisme dans la « société de consommation » ; Ensuite, si l’échange se produit, c’est que les échangistes y ont intérêt ou y sont obligés par une différence de situation qui aujourd’hui est surtout sociale mais qui peut n’être que géographique. L’échange fonctionne comme lien et participation à la communauté…des consommateurs. L’exclu n’est pas aujourd’hui celui qui ne travaille pas, mais celui qui ne participe pas aux échanges par absence de revenus (les revenus ne proviennent pas tous du travail). – L’aspiration à la communauté peut passer par la mise en commun des moyens (dans la coopération par exemple), mais pas forcément par la mise en commun des objets produits. En effet, sauf dans ce que j’appelle le « communisme de caserne » qui me semble être la vision la mieux partagée parmi les descendants des gauches communistes, il n’ y aura plus une organisation autour du travail puisque nous ne serons plus dans un mode de production (je crois que tu as plusieurs fois manifesté ton accord là-dessus). L’activité libre se fera peut être dans le partage des choses mais sans que cela implique un plan de production, un temps de travail, un plan de redistribution. Pour rester dans les termes marxistes, on sera dans le « A chacun selon ses besoins7 ». Tu sais déjà la forte critique que nous faisons à la théorie marxiste des besoins, mais ce qui est encore plus critiquable c’est que tu parles des besoins de la communauté comme si il fallait rompre avec tout le processus historique d’individualisation. La référence à la « Communauté humaine » s’avère être une fiction commode pour montrer une sorte d’idéal ou de but, mais concrètement la tension s’exprime entre des individus et des communautés particulières, restreintes. C’est à l’intérieur de ces cadres restreints, tout en gardant la dimension universaliste des rapports, que les individus auront des activités libres, qu’un individu qui préfère l’activité contemplative à l’activisme forcené ne se verra pas accusé de fainéantise ou de hooliganisme. Les dimensions singulières seront prises en compte comme l’était d’ailleurs la folie au Moyen Age avant que l’unification en sociétés étatiques n’instituent les grands enfermements.
Pour ces deux raisons, « les besoins de la Communauté » pour moi ça n’a pas de sens, sans parler du fait qu’on ne voit pas quel serait le grand ordonnateur de tout cela, surtout sans échange et sans argent. Ou plutôt on le voit que trop bien avec l’expérience des planifications staliniennes ou maoïstes ou encore, dans les appels à sauver l’espèce.
– Ce n’est pas de « l’échange régulier (que) naît la fétichisation de la valeur ». On peut même dire que les sociétés les plus échangistes sont celles qui ont le moins ce fétichisme de la valeur que ce soit à un bout du spectre dans l’échange symbolique récurrent qui oblige et lie les membres de la communauté8 ou à l’autre bout dans ce que j’appelle les jeux de la finance. L’échange boursier est devenu une caricature de cette « évanescence de la valeur », aux antipodes du fétichisme justement9. C’est parce que c’est le jeu qui compte que les joueurs les plus invétérés doivent se prévenir contre les risques les plus gros (produits dérivés). Les moralistes de l’économie y voient une « économie de casino » selon le mot à la mode alors qu’il s’agit d’un casino tout court. De la même façon il était erroné de concevoir la vague des OPA des années 1980-90 de la restructuration comme une recherche à tout prix de survaleur. S’il faut continuer à parler ici en terme de valeur, ce sera alors au sens de F.Fourquet, c-à-d de « valeur-puissance ».
– Aristote et les grecs de l’Antiquité ne critiquent pas le développement de la valeur mais la chrématistique, c-à-d le mauvais usage de l’argent, l’argent qui ferait des petits par lui-même, c’est-à-dire l’argent sous la forme du capital (l’argent porteur d’intérêt). C’est la confusion entre moyen et fin qui va faire confondre aussi richesse et argent, argent et pouvoir. La critique adressée à l’argent va fournir un puissant appui à l’anti-judaïsme chrétien puis à l’anti-sémitisme quand l’argent va être confondu avec le capital . Un argent qui par l’échange échappe aux frontières de l’Etat-nation, le destructure et fait de ses porteurs attitrés (le juif perçu comme le support de l’argent ) des agents du cosmopolitisme alors que le capital lui est perçu comme national, enraciné, immobile, structurant10. Nous voyons aujourd’hui, avec le développement du capital fictif et du general intellect que le capital atteint cette capacité de circulation qui était réservé à l’argent. Accessoirement, on peut noter que la dématérialisation de la monnaie accompagne et encourage le processus général de fictivité.
- Je ne développe pas plus ici, je le ferais dans un développement plus général et sous forme d’article plus que de réponse à ta lettre. [↩]
- Prenons un exemple dans le football. On entend dire de partout que les footballeurs sont trop payés (valeur d’échange) par rapport non seulement à d’autres professions, mais par rapport à la valeur du produit-match (valeur d’usage), or cela n’avait un sens, et encore, que dans les débuts du professionnalisme où on cherchait encore des mesures de la valeur, des proportionnalités et qu’on les établissait approximativement à l’aide des théories quantitativistes de la valeur. Mais ça n’a aucun sens aujourd’hui dans le cadre du football spectacle-business, d’où la démesure des salaires. Il en est de même pour les salaires des patrons du CAC 40. [↩]
- Si besoin est je pourrais te donner des précisions plus techniques sur comment est produite cette survaleur dans mon exemple de l’automobile. Ce n’est pas négligeable et je dirais même que c’est nécessaire tant l’entreprise reste une véritable « boîte » noire pour les théories révolutionnaires qui négligent complètement la dimension micro-économique, par principe bien sûr, ce qui peut des comprendre, mais aussi par ignorance, ce qui se comprend déjà moins. [↩]
- La plupart des communistes radicaux de l’après-1968 ne tinrent pas compte de ses analyses sous prétexte qu’elles étaient « modernistes ». Ce fut le nom choisi pour signifier une forme de révisionnisme qui se détachait du marxisme. Le même qualificatif fut utilisé pour désigner les thèses d’Invariance, à partir de 1971. Ce ne fut pas mon cas dans la mesure où la lecture de Baudrillard constitua une de mes trois sources (avec celle de Cardan-Castoriadis et celle d’Invariance) de critique de la théorie de la valeur que j’entamais dès la fin des années 1970 en rompant avec le milieu communiste radical. [↩]
- Il vaudrait mieux dire « plus-valeur », mais J.Guigou l’explicitera ailleurs et je t’en ferais part. [↩]
- Note rajoutée : C’est confondre échange et valeur d’échange. [↩]
- Note rajoutée : cf. mon dernier texte « Consommation et dynamique du capital » disponible sur le site. [↩]
- Par exemple dans la kula mélanésienne étudiée par Malinovski, la circulation des biens sert à établir un circuit continu entre îles. D’après Testard, les biens y sont non seulement producteurs de liens mais aussi objets de désirs (et non de besoins, pourtant nous ne sommes pas dans une société de consommation). Les objets ont une valeur paradoxale qui n’est ni valeur d’usage ni valeur marchande car nous sommes dans un contexte non économique. La circulation existe donc même en dehors d’un véritable échange. Echange et monnaie ne sont pas identiques. On ne peut comprendre la monnaie comme un échange supérieur au troc. Cela, c’est ce que Caillé appelle « la légende des économistes » développée par les économistes classiques et reprise par Marx sans discussion. Or les monnaies primitives ne servent pas à acheter des biens mais à payer des biens ou services liés aux personnes (la compensation matrimoniale qui permet l’alliance entre les familles). Il y a donc bien des manières de transférer des biens ou de l’argent entre les personnes sans créer de marchandises (de même aujourd’hui dans les systèmes sociaux de redistribution). Ce n’est que progressivement que l’objet devenant anonyme et désymbolisé il peut être accumulé et devient marchandise (sa valeur n’est plus essentiellement symbolique) avec un nouveau rôle pour la monnaie qui devient la représentation concrète de l’abstraction valeur. [↩]
- La figure de l’avare est typique d’une période dans laquelle la société est encore peu pénétrée par le capital. L’échange y apparaît comme perte d’argent car l’argent n’est pas vu comme moyen mais comme fin (thésaurisation). L’argent y est confondu avec la richesse. C’est l’inverse dans la société du capital où il s’agit de se débarrasser de l’argent car il n’est qu’un moyen pour autre chose. On peut certes discuter de la valeur de cet autre chose mais c’est alors d’une toute autre valeur dont il s’agit. [↩]
- C’est peut être anecdotique mais pourtant éclairant de lire aujourd’hui les tracts distribués sur les marchés par le journal Solidarité autour de J.Cheminade. On y réclame la renationalisation des banques (le capital financier dominerait tout) et une économie nationale formée de « cols bleus ». Il faut redonner de la matérialité (de l’industrie par exemple) parce qu’elle constituerait la partie saine de l’économie face à la virtualisation de la finance. Nous sommes dans une nouvelle version de l’anti-capitalisme fasciste. Mais on retrouve cette même vision chez beaucoup d’altermondialistes à travers le double prisme de la critique d’une économie de casino d’une part et de l’influence exercée sur eux par l’anti-sémitisme et l’anti-américanisme du monde musulman. Cette dernière influence ne produit bien sur pas un anti-sémitisme explicite, mais une résurgence des théories du complot (particulièrement depuis le 11 septembre 2001) ; et malheureusement aussi chez beaucoup de personnes issues du milieu communiste de gauche. Dans ce dernier cas je laisse de côté, ses effets extrêmes sur certains (le négationnisme), pour plutôt relever ce qui nous intéresse ici, dans notre discussion, à savoir une fixation principielle que je trouve assez bornée sur la question de la suppression de l’échange et donc de la monnaie. A mon avis il y a là une part de non dit qui crée l’ambiguïté. C’est parce que la monnaie est vu comme le mal en soi (alors que c’est un instrument de l’échange avant même d’être un instrument de mesure de la valeur à condition qu’on ait une acceptation large de la notion d’instrument d’échange) que l’échange doit être aboli. [↩]
1 Comment for “De quelques réflexions sur monnaie, valeur et capital”
jldarlet
says:Bonjour Jacques W,
Je partage entièrement cette discussion sur la valeur. Tu ne saurais toutefois faire l’économie d’une explication sérieuse sur l’hegelianisme et le fait que le Capital puisse réaliser cette philosophie en faisant de « l’idée de la valeur » le fondement de sa réalité objective, réelle ou fictive. En autonomisant ses représentations l’humanité en fait sa réalité.
A suivre chez Henri? J’en serai heureux.