Critique du « dépassement » – Partie II – Dépassement, englobement et couple imaginaire/rationnel

Suite de l’échange parti de la proposition d’éditorial de Jacques Wajnsztejn pour le n° 17 de la revue : « Sur la politique du capital ».

Message de Jacques Guigou à la liste Temps critiques le 17 septembre 2014

OK. je vais voir (le site de Max Vincent sur le post modernisme). Mais si je fais une réponse, ce sera plus tard car je suis plongé dans mon texte sur Hegel/capital/Darlet/Bastelica, etc. Entre autre, j’y souligne que D/B restent dans la logique dialectique hégélienne (ils le revendiquent d’ailleurs explicitement). Or, avec la société capitalisée, il y a épuisement de la dialectique de type dépassement hégéliano-marxiste. J’explicite et je cherche à approfondir alors notre notion d’englobement qui se révèle assez riche de contenu aujourd’hui.

Dans l’englobement, il y a aussi conservation de l’englobé, non pas nié, mais restitué sur un mode virtuel, imitatif, fictivisé, ironique, ludique, hédoniste, etc. L’englobement serait en cela un processus qui marque la fin du « post-moderne » ; y compris dans ses expressions les plus néo-nihilistes. Car, même dans le Simulacre de Baudrillard, dans le Spectacle de Debord, comme dans le post-moderne de Lyotard, est encore présente la prétention à un dépassement et ce dépassement, finalement est un mot d’ordre affaibli des « dépassements » des avant-gardes politiques et esthétiques de l’époque de la domination réelle du capital, de l’époque de la fin de la société bourgeoise, etc. L’époque où le dépassement était quasi obligatoire pour qui voulait exister autrement que dans la répétition ou l’imitation. L’impasse la plus emblématique de cette répétition héroïco-parodique du dépassement des avant-gardes politiques et esthétiques se trouve chez Badiou avec son maoïsme forcené et ses imprécations gauchistes contre tout ce qui est contraire à la (sa) Vérité ; laquelle Vérité, bien sûr, comme chez son maître Platon, est contenue dans les idéalités éternelles des mathématiques… Vive la révolution…par les mathématiques !

Bref, le capital ne réalise pas la philosophie de Hegel. Le capital, immédiatement (d’où sa tendance à résorber ce qu’il reste des médiations de l’État-nation) et virtuellement, englobe toutes les activités humaines ; jusque et y compris les activités humaines potentielles (émancipées, libres, communistes, etc.) que les révolutions de la période moderne et post-moderne ont cherchées à réaliser. Mais l’hégélianisme de D/B les conduit aussi à maintenir l’idée bordigiste (mais niée) d’une éternisation du capital. Car, contrairement à ce qu’affirmait Bordiga il ne s’agit pas de l’invariance du Programme communiste mais d’un plan du capital pour l’espèce en quelque sorte. Certes, à la fin de leur lettre, ils précisent que cette actuelle éternisation du capital n’est qu’un « moment » mais un moment qui, pour l’instant…dure. J’avance contre cela que le terme plus approprié pour décrire ce moment est celui de pérennisation car l’éternité c’est ce qui n’a ni début ni fin, ce qui n’est pas le cas du capital, forme historique située et datée.

à suivre

Jacques G.


Message de Bernard Pasobrola à Jacques Guigou le 17 sept. 2014

Bonjour Jacques,

Quelques mots sur ton message : je trouve ton propos intéressant et utile la clarification que tu dessines.

La métaphore du « dépassement » a constitué (et constitue encore) une fiction utile aux dogmes de toutes sortes.

Kundera le décrivait à sa manière :

« La plupart des gens s’adonnent au mirage d’une double croyance : ils croient à la pérennité de la mémoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et à la possibilité de réparer (des actes, des erreurs, des péchés, des torts). L’une est aussi fausse que l’autre. La vérité se situe juste à l’opposé : tout sera oublié et rien ne sera réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance et par le pardon) sera tenu par l’oubli. Personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés.» (La plaisanterie).

En d’autres termes, rien n’est réparé (tant sur le plan moral que social) parce que rien n’est dépassé. Je pense comme toi que l’englobement parvient à la fois à conserver et à « dépotentialiser » telle ou telle forme existante. Il agit non par destruction mais par inflexion, puis, aidé par l’oubli, il assimile, intègre ou efface.

Il me semble que la métaphore héraclitéenne qui a tant influencé Hegel puis Marx est basée sur le présupposé que certaines formes sont antagoniques et s’excluent. C’est aussi le postulat du darwinisme : la lutte pour la survie, la victoire du plus fort, des meilleurs gènes, etc. C’est une vision qui a accompagné l’essor d’une classe marchande puis bourgeoise qui visait l’extension de la domination « intérieure » – contrairement aux Empires de l’Antiquité qui avaient cette capacité que nous reconnaissons aujourd’hui au capital d’englober, (dans leur cas les peuples et les cultures conquis grâce à l’extension géographique de leur sphère de domination), c’est-à-dire d’assimiler sans détruire les principales institutions ou les systèmes de croyance des peuples soumis. La bourgeoisie a divulgué une tout autre vision ou le nouveau devait nécessairement détruire l’ancien parce qu’il lui était « antagonique ».

Concernant la vision darwinienne (et ses présupposés sociaux), on sait à présent que les espèces collaborent davantage qu’elles ne s’excluent, que leurs interactions sont plus créatrices que destructrices. Et il me semble également que la société ne procède pas par contradiction ou dépassement, mais par un renouvellement incessant des tensions entre des formes à la fois complémentaires et conflictuelles, comme c’est le cas de la relation entre capital et travail. La métaphore de la tension est à mes yeux préférable à celle de l’antagonisme de la dialectique – et elle ne peut évidemment déboucher sur aucune forme de dépassement. La fin des tensions, ou plutôt leur modification, proviennent davantage de l’usure que créent ces tensions et de l’influence que les formes neuves exercent sur les plus anciennes (la bourgeoisie a passé 7 ou 8 siècles à bouleverser la structure sociale et les instituions avant d’effectuer sa « révolution ») que d’un choc brutal parce que « contradictoire » ou d’un antagonisme dialectique.

C’est pourquoi il n’y a pas eu de réelles ruptures ou discontinuités dans l’histoire et que le principe à l’œuvre, celui de la géométrisation de l’espace et de la spatialisation du temps, a progressé de manière presque parfaitement linéaire depuis le début des civilisations humaines jusqu’à aujourd’hui où il a envahi tous les aspects de l’existence, même les plus intimes. Depuis les Modernes, la connaissance est assimilée à la mesure quantitative. De nos jours, la connaissance de soi devient le « quantified self ». L’avenir s’affiche comme la promesse d’un mode d’existence planifié et presque totalement programmé.

Bernard P.


Message de Jacques G. à Bernard P. et à la liste TC le 17 septembre

Bernard, bonjour,

Tes commentaires sur le paradigme moderne et post-moderne du « dépassement » sont fructueux. Ils suscitent chez moi quelques remarques :

1- Si l’on s’accorde pour dire, comme tu le soulignes dans ta lettre, que c’est la révolution française qui a accompli, dans la modernité le plus puissant modèle du dépassement (celui qui va perdurer jusqu’à Mao et… les Khmers rouges), il me semble, bien sûr qu’il s’agit d’une représentation, mais peut-on dire aussi qu’il s’agit — du moins pour cette époque — d’une « fiction » ? Cette puissante représentation a fonctionné comme un opérateur historique, comme un prescripteur de destin individuel et collectif, une sorte d’eschatologie laïque. Il m’est difficile d’attribuer à la fiction un telle puissance d’opérativité, d’effectivité ; mais peut-être est-ce dû à mon peu d’intérêt pour le roman, la fiction, le récit imaginaire, la narration abstraite, etc. Je sais que tu accordes à l’imaginaire et à l’imagination une force anthropologique qu’il m’est difficile de partager…

2- La révolution française a bien été la matrice de la dialectique du dépassement, de la contradiction formelle, du négatif prédéterminé. On comprend pourquoi Hegel l’admirait si fort et plus encore, vénérait son héros : Napoléon Bonaparte, le Grand Dépasseur qui a établi le règne de…l’Esprit des peuples dans le monde. Cela est connu, même si de nouvelles pistes sont à explorer sur cette période révolutionnaire primordiale (nous attendons avec intérêt le livre de Jacques W. sur la révolution française). Ce qui l’est moins, c’est ce qu’on a appelé à la suite de Lyotard, « la condition post-moderne ». Son propos sur la fin des Grands récits est un bon diagnostic sur l’époque que Mai 68 et le Mai italien ont contribué à achever, mais il s’en tient à décrire le relai pris par les Petits récits, ceux de la simulation, de l’autodérision, de l’imitation parodique, de la dépression esthétisée, du second degré, etc. (cf. Coluche, Houellebecq, Gaspard Proust, Dieudonné, etc.). Lyotard, pas plus que Debord ou Baudrillard n’ont tenté de sortir du paradigme du dépassement : Debord s’est enfermé dans « la révolution des Conseils ouvriers » et Baudrillard s’est étalé complaisamment sur les méfaits de la civilisation des « objets techniques » (cf. Le roman de Perec, Les choses est contemporain de la recherche de Baudrillard sur « le système des objets ») et sur la fatalité de la consommation de masse (1965-67).

 3- L’époque de « La société capitalisée » serait-elle, alors, selon toi, celle des tensions qui durent, qui usent et qui s’usent ? Serions-nous toujours plus dans cette pérennisation du quantitatif dont tu dis être le « principe à l’œuvre depuis le début des civilisations humaines »? Peut-être, mais se pose alors avec toujours plus d’intensité la question du quand et comment cela a-t-il commencé ? Dans le vaste processus de l’hominisation, puis dans l’émergence des hominidés puis d’homo sapiens, il y aurait-il eu une mauvaise piste empruntée ? Le « mal » est-il apparu avec les premières civilisations ? À ces questions deux penseurs contemporains ont avancé des réponses intéressantes. Pour J. Camatte c’est avec « la sortie de la nature » que le genre homo a commencé sa déréliction (la spéciose et l’ontose) ; pour Medhi Belhaj Kacem c’est l’appropriation techno-mimétique (les techniques puis la science et les technologies pour s’approprier la nature et dominer le monde) qui constitue « le mal » chez homo sapiens.(cf. https://www.youtube.com/watch?v=SBDB1r5IDj8 )

Jacques G.


Message de Bernard P. à Jacques G. et à la liste TC le 19 sept. 2014

Jacques,

Pour répondre à ton point 1 :

Si tu n’accordes pas à l’imaginaire et à l’imagination une force anthropologique déterminante, c’est qu’il y aurait un déterminisme ou une nécessité qui écarterait tout choix ou tout arbitraire dans les décisions et pratiques humaines. Pour ma part, je ne le pense pas. Ce que je nomme fictionnel , c’est ce qui échappe au déterminisme du fonctionnel, puisque ce dernier contraint en partie l’imaginaire social. Je considère qu’il existe une relation dynamique entre ces 3 entités : fictionnel, imaginaire et fonctionnel. Le fictionnel n’acquiert une « puissance d’opérativité, d’effectivité », pour reprendre tes termes, qu’en tant que moteur ou source de significations collectives qui, validées par la société ou par le pouvoir social, s’incarnent dans des institutions. Ces significations ne peuvent être purement arbitraires, mais tiennent nécessairement compte du fonctionnel (sauf en de rares cas, comme au cours de crises mystiques conduisant à des suicides collectifs ou autre…). Le fictionnel, s’il est le moteur indispensable à la création de significations sociales, est inefficient s’il est en trop grande rupture avec l’imaginaire social, par exemple s’il se réfère à une axiologie étrangère à une société donnée.

L’imaginaire social n’est pas une simple somme de fictions arbitraires ou de récits individuels (tu parles de « roman, récit imaginaire, narration abstraite, etc. »), mais un ensemble plus ou moins cohérent de significations. Ces significations sont une création fictionnelle collective capable, par exemple, de faire émerger au sein de sociétés vivant dans l’indivision des Big men, des sorciers ou des rois divins, ou de donner sens à l’échange de biens là où régnait l’autarcie (potlatch, kula etc.) Comment envisages-tu l’apparition de ces formes sans accorder à l’imaginaire et à l’imagination une force anthropologique ? Quelles « conditions objectives » vois-tu à leur apparition ?

Autre question à considérer : une signification est-elle une représentation ? Je crois que ce problème a déjà été évoqué au sujet de la valeur, mais j’y reviens. Je sais que tu réfutes comme moi l’essentialisme ou la philosophie analytique qui considère que les significations sont objectives, qu’elles existent dans le monde en dehors de l’esprit humain. Exemple : pour les objectivistes, une chaise peut avoir diverses représentations, mais elle est une chaise si elle correspond au concept pur de chaise, indépendamment de l’acte de s’asseoir – même s’il n’existait sur terre aucun humain pour la fabriquer ou se poser dessus. Il y aurait donc des concepts purs correspondant à leur essence et des représentations plus ou moins justes de ces concepts, tout cela indépendamment des pratiques humaines. Le bleu serait la couleur du ciel même s’il n’existait aucun capteur sensoriel dans le monde pour ressentir la couleur. Il va de soi que cette conception dualiste est intenable.

Peut-être m’accorderas-tu que, de même que c’est la nature des capteurs sensoriels humains qui est la condition du « bleu » ou de tout autre couleur – car aucune couleur n’est une propriété du monde –, ce sont les significations qui donnent leur sens aux représentations, qu’elles soient images mentales ou expressions verbales. Cela ne se fait pas en 2 temps : d’abord la représentation, puis son analyse ou sa transformation en concept. Tout est immédiatement appréhendé sur le mode de la signification, la valeur comme le reste.

En ce qui concerne le « dépassement », je pense que ce concept s’éclaire à travers la métaphore de l’Être apparue chez les présocratiques, chose qui peut tout aussi bien être nommée Néant pur. Ces entités antagoniques sont censées mettre en marche la mécanique de la dialectique et du devenir, un mouvement de formes vides puisqu’elles ne correspondent à rien d’existant dans le monde. Pour que ce système fonctionne, il faut que toutes les choses du monde possèdent la même essence, que cette essence soit rationnelle, ce qui conduit à une vision déterministe du nécessaire dépassement. Vision qui est aussi autojustification de la domination et du progressisme. Il n’est donc pas du tout étonnant que cet automatisme absurde de la dialectique et son aspect téléologique aient plu aux tenants de la domination universelle, bourgeois ou idéologues communistes, objectivistes et matérialistes historiques de tout poil.

Tout cela est à suivre et à préciser, bien entendu. En ce qui concerne le point 3, il soulève évidemment beaucoup de questions et je remets à plus tard ma réponse.

Bernard P.

Message de Bernard P. à Jacques G. et à la liste TC le 20 sept. 2014

J’en viens, Jacques, à ton point 3 :

Je suis pour ma part incapable d’envisager le problème sous l’angle de la philosophie morale. Doit-on retomber dans la théologie de la faute originelle ? Si l’espèce humaine pratique le mal, les autres espèces pratiquent-elles le bien ? Est-il « mal », pour chaque espèce, de chercher à s’approprier davantage de biotopes afin d’accroître sa population ?

Les démographes estiment que, grâce à la sédentarisation agraire du néolithique, la population mondiale est passée de 7 millions à 200 millions d’individus il y a 10 000 ans. Les effets démographiques de la révolution industrielle, puis de la révolution verte, sont tout aussi spectaculaires : nous étions 1 milliard en 1800 et nous sommes 7 milliards aujourd’hui. Nous sommes bien entendu redevables à la technique de ce beau succès démographique. Sans elle, nous n’aurions pas été aussi envahissants. Mais sans leur technique, les castors et les oiseaux ne sauraient pas construire des barrages ni fabriquer des nids et leur existence serait elle aussi plus précaire.

Je ne pense donc pas qu’il soit « mal » en soi de s’ « approprier la nature » – toutes les espèces le font à leur échelle –, ni que nous soyons « sortis de la nature », car, nous nourrissant d’animaux et de végétaux, nous subsistons grâce aux ressources terrestres comme toutes les autres espèces, celles précisément que nous considérons comme « naturelles ». La question posée en termes essentialistes : « l’homme » d’un côté, la « nature » de l’autre, correspond à la tradition dualiste qui ne peut déboucher que sur un humanisme désespérément hypocrite du type : « Il faut rendre l’homme meilleur pour sauver la nature », ou : « Nous devons respecter la nature comme notre propre mère », métaphores prisées par les éco-développementistes durables et qu’ils utilisent à la manière d’un écran de fumée.

La question telle que je la vois est plutôt la suivante : pourquoi une espèce qui a obtenu un tel « succès » démographique et qui possède de si performants outils techniques est-elle incapable d’éviter d’œuvrer à sa propre disparition alors qu’elle est consciente du risque existant ?

Je prends le risque de formuler quelques hypothèses.

Grosso modo, la technique humaine n’a pas dû beaucoup perturber les équilibres écologiques tant qu’elle demeurait une technique rudimentaire de cueillette et de prédation : javelots, arcs, filets de pêche, pièges ou bâtons à fouir, par exemple. La technique humaine a commencé à produire des effets délétères sur l’environnement lorsqu’elle est devenue une technique de production, soumettant le biotope à un surrendement en forçant la croissance végétale et les naissances animales par la domestication des espèces sauvages.

La prédation pratiquée par les chasseurs-cueilleurs ne permet pas de transformer durablement l’espace ni d’appauvrir les sols. Leur existence se déroule encore dans un flux temporel qui correspond au cycle normal des saisons. La survie dépend de la symbiose avec les autres espèces et il n’est pas question de forçage, c’est-à-dire d’accélérer le temps en contractant la période de maturation des espèces nourricières.

Les peuples d’agriculteurs-éleveurs ont instauré une logique projective qui exige non seulement une telle accélération du temps, mais également une planification et une anticipation mentale du résultat. L’espace du chasseur-collecteur nomade est fortement temporalisé, alors qu’ici on accède à la vision mentale des tranches de temps s’étalant dans l’espace construit et le temps devient une dimension spatialisée. La sédentarité favorise également la géométrisation de l’espace qui permet, par exemple, d’acheminer l’eau là où on en a besoin, ou de centrer l’espace vécu sur les symboles du pouvoir (temples, palais, etc.) La logique projective s’accompagne de la naissance d’un nouvel imaginaire, celui de la connaissance spatiale et empirique dont le but est d’accélérer la concentration du temps. Au bout de quelques millénaires la parole elle-même (flux temporel d’apparence immatérielle) se spatialise à son tour en s’objectivant dans l’écriture. La parole devenue signe spatial défie le temps et envahit l’espace, gravée dans la pierre pour l’éternité. L’imaginaire de la rationalité trouve sa source dans ce phénomène de spatialisation et le succès de la logique de projets/résultats/planification/anticipation renforce cet imaginaire, ne serait-ce qu’en provoquant une multiplication des ressources et des expansions démographiques sans précédent.

Voilà donc, très succinctement résumée, ma vision de l’imaginaire de la rationalité né des techniques de production et du surrendement. La révolution agricole du néolithique a permis une révolution technique qui s’est poursuivie jusqu’à la révolution industrielle de l’époque moderne, puis l’application des méthodes industrielles à l’agriculture (révolution verte).

Tout cela s’est fait dans un laps de temps relativement court, un peu plus de 10 000 ans, et l’imaginaire social subit encore la fascination de l’immense « succès » de ces révolutions et de leur fabuleux cortège de découvertes empirico-scientifiques. L’univers rationalisé et quantifié s’avère cependant étouffé par la géométrisation qui ôte à l’espace son caractère vivant – géométrisation qui est d’ailleurs la condition de survie d’une part croissante de la population à la suite de l’explosion démographique et de la désertification des campagnes.

Le capital n’a fait que généraliser à l’échelle mondiale et rendre cruellement visible l’immense froideur de ce processus de rationalisation/spatialisation. Il a mis à nu le cœur du mécanisme, débarrassé de tous ses oripeaux mystico-religieux et de toute ambition paternaliste ou humaniste. Cette vision sinistre fascine toujours, mais provoque aussi aujourd’hui un réel désarroi social car les cadres imaginaires qui ont précédé la logique projective ont pratiquement tous été détruits et nous n’avons pas, si je puis dire, d’ « imaginaire de rechange ». L’évolution de l’imaginaire social est un processus lent comparé aux transformations rapides auxquelles nous ont habitués ces révolutions. Il ne semble y avoir aucune issue à la logique du surrendement qui ne fait que s’accélérer, et l’exil mental que supposerait l’ouverture à d’autres imaginaires n’est pas à notre portée. Aucune tentative existante de mode de vie « alternatif » n’échappe à la logique projective et à l’imaginaire de la quantification.

J’écarte donc la notion morale (le « mal » dont parle ton message) pour déplorer que les potentialités cognitives et techniques qui ont permis ce type d’évolution et de créations civilisationnelles se soient traduite historiquement de cette façon. Ce n’est pas parce que la « mauvaise piste a été empruntée », mais parce que certaines facultés mentales propres aux hominiens et liées à sa surencéphalisation ont pu se développer de cette façon par un extraordinaire accroissement des capacités imaginatives et projectives. Même s’il ne s’agit pas d’un pur déterminisme, mais d’une simple condition de possibilité, il y a identité entre l’expression de la potentialité cognitivo-imaginative et l’usage anticipatif de la raison à des fins de performance techniques. On peut le voir comme un fait d’histoire naturelle.

Nous avons déjà abordé cette question dans notre échange de novembre 2010 et je t’écrivais : « La suite de l’histoire d’Homo dira si l’encéphalisation a constitué un succès évolutif (selon des critères de reproduction et de diffusion territoriale) ou une impasse évolutive. » Il est probable que nous ne vivrons assez vieux pour avoir la réponse à cette question. Mais le paradoxe est que cette simple question participe (et le pouvoir entretient sciemment ce type d’interrogation) à la logique projective qui est la source, selon mon hypothèse, de l’imaginaire de la rationalité. Tu constates donc que je n’ai pas beaucoup d’illusions sur la capacité de la pensée critique d’échapper réellement à cet imaginaire, elle peut seulement tenter de s’en distancier un peu.

Bernard P.


Message de Jacques G. à Bernard P. et à la liste TC le 23 sept. 2014

Bernard,

Tout d’abord une précision susceptible de lever un malentendu. Si j’ai introduit cette notion de « mal » dans mon propos ce n’est pas suite à ma conversion au manichéisme ! C’est plutôt pour grossir les traits dans l’échange après avoir pris connaissance des derniers développements du travail philosophique de Medhi Belhaj Kacem. Il énonce une critique du nihilisme et de la tradition philosophique occidentale, laquelle place la recherche du bien au centre de toute démarche philosophique ; d’où sa réhabilitation (non morale) du «mal». Je ne partage pas la position métaphysique critique qui est la sienne, même si j’y trouve quelques éléments inédits.

MBK cherche à réintroduire dans la philosophie la question primordiale que celle-ci avait laissée à la religion, à savoir la question du « mal », de la souffrance. On sait qu’elle est exprimée en terme de « faute originelle » par les religions monothéistes et notamment par le christianisme.

MBK cherche à sortir de l’idéalisme et du dualisme platonicien, qui a déterminé toute la philosophie, y compris Hegel, Marx, Heidegger jusqu’à…Badiou et les Tikkun. Ces derniers jours, en regardant sur You Tube son séminaire, je me suis souvenu qu’il y a une dizaine d’année, il a cherché à prendre contact avec Temps critiques puisqu’il m’avait téléphoné, que nous avions conversé longuement et qu’il m’avait envoyé ses deux derniers livres 1 ; livres dans lesquels, à l’époque, il amorçait sa critique du nihilisme moderne et post-moderne tout en conservant encore le paradigme du dépassement et de la révolution.

C’était aussi l’époque du violent conflit qui l’a opposé à Coupat et aux Tikkun et où, sans doute, il cherchait d’autres rencontres politiques possibles.

Ayant rompu avec Badiou depuis plusieurs années, il poursuit aujourd’hui l’élaboration d’une « métaphysique du «mal » qui n’a aucune dimension morale et dont il situe l’origine et les effets dans « l’appropriation techno-mimétique » c’est-à-dire dans la montée en puissance d’abord des techniques puis de la science dans l’appropriation de la nature extérieure par Homo. Cette puissante dynamique constitue pour lui l’opérateur majeur de l’hominisation de la vie sur terre. C’est un processus universel, uniciste et linéaire constitutif du phylum homo, en quelque sorte son « histoire naturelle » comme tu me l’écris (mais cette expression ne semble pas présente chez MBC).

En effet, cette approche est-elle si éloignée de la tienne lorsque tu conçois la « surencéphalisation » intervenue dans l’hominisation comme une condition de possibilité de la puissance cognitivo-imaginative et anticipative de l’espèce humaine, laquelle a conduit aux performances techniques que nous connaissons ?

Toutefois, tu ne fais pas du phénomène d’appropriation de la nature l’acte central et décisif du « phénomène humain » (pour parler comme Theilhard de Chardin mais sans le «point Omega et sa théologie jésuite !) et tu ne te prononces pas sur les caractères de l’imaginaire, notamment sur le fait observable que l’imaginaire comporte deux faces (ou deux moments), l’un créatif et l’autre leurrant. J’y reviendrais plus loin.

Quant à J. Camatte, rien dans son œuvre ne laisse apparaître la moindre trace de morale ou de recherche du « Bien ». Il déploie une vaste description du devenu d’homo sapiens, il en souligne les moments cruciaux, ceux où se sont manifestés des mouvements contre la répression de la « naturalité » des femmes et des hommes, ceux où « l’errance » a pris le dessus et ceux où l’État et la Civilisation ont établi leur domination.

Une domination qui se perpétue aujourd’hui à travers ses deux opérateurs que sont l’ontose et la spéciose. L’ontose imposée par la répression parentale qui engendre un petit d’homme mutilé, soumis, hypnosé et la spéciose qui plonge l’espèce humaine dans la communauté matérielle du capital devenue pour la première comme « naturelle ».

Il n’y a pas chez lui comme tu sembles le présupposer de dualisme entre la nature et les hommes lequel déboucherait sur un « humanisme hypocrite ».

Dans les séries III, IV et V de la revue Invariance, Camatte se situe sur le même terrain que toi : celui du risque d’extinction de l’espèce. Mais, à la question fondamentale que tu formules, à savoir : « pourquoi une espèce qui a obtenu un tel « succès » démographique et qui possède de si performants outils techniques est-elle incapable d’éviter d’œuvrer à sa propre disparition alors qu’elle est consciente du risque existant ? » il en renverse l’énoncé en faisant de ta conclusion les prémisses de sa thèse.

Ce qui donne en gros le résultat suivant : l’incapacité de l’espèce humaine à percevoir les risques de son extinction réside dans le fait que, justement, son foisonnement démographique et sa puissance technique ont été engendrées au cours de son évolution par l’expérience collective archaïque de sa quasi extinction. Il y aurait donc eu un vaste phénomène de conjuration, d’évacuation de l’angoisse de la disparition.

Cette hypothèse camatienne n’est pas une pure spéculation puisqu’elle est confortée par les recherches récentes de la paléoanthropologie et de la génétique des populations. Dans la période de glaciation dite de Mindel (400 000 Bernard P.) le nombre d’individus en âge de procréer aurait atteint le seuil ultracritique de 10.000 2. Au cours de l’évolution d’homo, il y aurait eu d’autres situations de ce type nommées par certains chercheurs « goulots d’étranglements ». Le fait qu’il s’agisse d’homo erectus lors de la glaciation de Mindel, n’invalide pas l’hypothèse de l’angoisse de l’extinction puisqu’il y a continuité anthropologique entre erectus et sapiens.

C’est la nécessité de conjurer cette expérience collective traumatisante de l’extinction qui aurait conduit ensuite l’espèce humaine à bâtir des représentations religieuses et politiques, à une sédentarisation, un surplus extrait de la nature, une domestication des animaux, etc. puis la fondation de sociétés hiérarchisées, étatisées, d’empires, etc ; bref des civilisations. Mais il n’y a pas chez J. Camatte de déterminisme eschatologique, de pêché originel, de fatalité ontologique. Il adopte une conception non linéaire de l’histoire, s’attachant autant aux continuités qu’aux discontinuités. Par exemple, il se situe en continuité avec les mouvements de refus de l’aliénation et de la répression aussi lointains soient-ils dans le devenu de l’espèce humaine. Ce fut le cas, par exemple, de certaines communautés manichéistes ou gnostiques, des hérésies, des révoltes de groupes dominés, des mouvements millénaristes, du mouvement ouvrier révolutionnaire, etc.

Sans déformer sa pensée, on pourrait dire que pour J.Camatte, toutes les tentatives des divers groupes humains pour échapper à la domination et à la répression étaient des recherches de voies pour instaurer un rapport congruent avec la nature extérieure associé à une tentative pour abolir la séparation entre individualité et communauté humaine (Gemeiwesen).

Bien que je ne partage pas — et loin s’en faut pour celles de MBK — toutes les thèses de ces deux théoriciens, j’y vois cependant des ouvertures fructueuses pour désormais abandonner les apories du « dépassement », les impasses de la « communisation » et les tourniquets de la critique de la valeur ».

Ces précisions faites, venons-en à ce que tu désignes comme « l’immense froideur du processus de rationalisation/spacialisation » et à cet « imaginaire de la quantification » dont tu fais le plus puissant moteur pour l’évolution de l’espèce.

S’il est incontestable que la puissance de la spatialisation du temps par la science et les techniques est un opérateur majeur et déterminant du phylum homo, il y eu cependant des périodes où des groupes humains avaient une conception intuitive de la durée 3 et vivaient selon une temporalité non spatialisée, non rationalisée, non cumulative.

Ce fut le cas des chasseurs-cueilleurs comme tu le soulignes, mais aussi de groupes ou de sociétés contemporaines des empires et des premiers États-royaux qui étaient organisées selon les grands cycles cosmiques ; donc sur la permanence et la répétition, sans chronologie continue.

C’était également le cas de l’Egypte pharaonique où paradoxalement coexistaient une temporalité cyclique orientée vers la permanence combinée avec des techniques de calcul astronomiques et architecturaux novateurs mais sans que ces derniers ne viennent donner au temps collectif une linéarité, une finalité.

C’est le cas des cultures de l’Inde ancienne avec, par exemple, la représentation du temps en forme de spirale qui marque l’éternel retour mais pas identique car un peu décalé à chaque spire.

C’était aussi le cas des sociétés jadis dites « primitives » qui ont toutes été englobées dans le temps spatialisé, rationalisé, quantifié de… « l’utopie capital » (pour parler comme Cesarano).

De tout cela je ne tire ni conclusion, ni prévision. Je formulerais seulement une question : ta juste critique de la puissance du vaste processus de spatialisation/rationalisation ne t’impliquerait-elle pas une vision linéaire et continuiste de l’évolution humaine ? Ce fut celle du capital pendant sa période bourgeoise, celle du progrès continu et universel. Aujourd’hui, il fait feu de tout bois et n’est pas plus embarrassé par le finalisme des religions monothéistes revigorées, voire exacerbées que par l’actualisme des réalités virtuelles.

Quelques interrogations à propos de « l’imaginaire de la rationalité »:

L’utilisation que tu fais du terme « imaginaire » à propos de processus anthropologiques et historiques qui certes sont déterminés par une activité de l’imagination mais qui ont aussi d’autres déterminations (idéologiques, stratégiques, contemplatives, etc.) ne te conduit-elle pas à valoriser les dimensions positives de l’imagination ?

Je pense que tu reconnaîtras facilement avec moi que l’imagination (je préfère ce terme à celui d’imaginaire) est une activités profondément ambivalente ; elle affirme autant qu’elle nie. Or, l’espèce humaine ayant développé ses lobes préfrontaux et «libéré» ses capacités imaginatives et anticipatives a certes pu acquérir de nouveaux modes de vie et fonder des cultures et des civilisations, mais elle a aussi rencontré le négatif de l’exploration des possibles, à savoir l’insécurité et l’angoisse face à la discontinuité. À l’imaginaire positif de la rationalisation s’oppose l’imaginaire négatif du nihilisme. Et cette opposition est sans doute aujourd’hui plus cyclique que linéaire… Toutes deux étant forme et substance pour la dynamique de puissance du capital !

À suivre,

Jacques G.


Message de Jacques W. à la liste TC le 24 sept. 14

À propos de la contradiction, du dépassement, de la discontinuité et de la rationalité

Cet échange (je parlerai ici surtout des premiers échanges) m’apparaît fructueux dans son amorce, toutefois il ne me semble pas toujours cohérent dans ses conclusions. Je ne parlerais pas de « contradictions » au sein de vos argumentaires respectifs puisque ce serait finalement ne pas tenir compte de la critique que l’on fait justement à la notion de dépassement et donc implicitement ou explicitement à celle de contradiction mais je trouve que ça coince comme si chacun d’entre vous essayait de se mettre dans les mots de l’autre mais en en faisant une interprétation personnelle plus que générale.

Mon intervention est donc un peu décalé ; elle ne s’inscrit pas directement comme contribution à l’échange mais plutôt comme questionnement général sur notre travail collectif dans la mesure où nous avons du mal à approfondir entre nous parce que nous ne sommes pas forcément dans la même dynamique réflexive et parce que ce sont souvent des références et des échanges avec l’extérieur qui nous font réagir/avancer. Néanmoins je pense avoir renoué un fil avec l’ancienne discussion avec Bernard P. à propos de la rationalité même si c’est par une voie indirecte.

Cela dit, venons en à mes remarques.

D’un côté Bernard P. encense la tension, notion que nous avons développé dès les débuts de Temps critiques, mais j’ai l’impression que c’est pour n’en faire que la dynamique d’une évolution de forces. À cette aune, il n’y a plus d’événements, plus de révolutions. Nous sommes dans une radicalisation extrême des hypothèses de l’École historique des Annales et de la longue durée qui in fine, chez des « révisionnistes » à la Furet, a conduit à nier ce que Jacques G. appelle ici les « opérateurs historiques ». Or, quand nous parlons de tension, il ne s’agit pas d’une tension en général ou d’une question de « physique » des forces mais de la tension individu/communauté envisagée dans sa dimension globalement politique. Sa perspective est en gros celle de la Gemeinwesen de Marx puisque nous avons dit pourquoi nous ne pouvions plus être communistes au sens de Marx aujourd’hui (cf. p. 31-34 du n°16 de Temps critiques). Cette tension, d’intensité variable suivant les époques historiques n’est pas de l’ordre de la contradiction et pour tout dire la dialectique nous est de peu de secours pour l’appréhender. Nous ne sommes pas ici dans le même registre que celui de la « contradiction » capital/travail, d’abord parce que cette dernière nous paraissait spécifique du rapport social capitaliste et ensuite parce qu’elle ne questionnait pas ce qui est resté longtemps son fondement, le présupposé de l’existence d’un caractère antagonique l’emportant sur celui d’une dépendance réciproque des deux pôles de la contradiction.

Cette tension individu/communauté est certes pérenne au sein des sociétés historiques et en cela elle recouvre et englobe les révolutions comme les contre-révolutions, du moins dans ce qu’elles ont de politique. C’est dans cette mesure qu’il n’y a pas eu de discontinuité. Mais le développement d’un État du 2e type, de la philosophie et de la pensée rationnelle puis scientifique ont bien produit une discontinuité.

De l’autre Jacques G. comprend la recherche de Bernard P. d’une origine du processus de rationalisation comme si Bernard P. cherchait une origine du « mal » ! Il est d’ailleurs curieux que Jacques G. reprenne cette perspective de philosophie morale, comme Bernard P. lui fait d’ailleurs remarquer, qui ne peut que déboucher sur l’opposition « primitiviste » entre une humanité devenue historiquement mauvaise à partir d’une certaine date et une nature restée bonne ou plutôt devenue bonne. Et quitte à citer Camatte 4, il vaudrait mieux parler alors « d’errance » pour lui être plus fidèle et rester cohérent avec son idée de « sortie de la nature ». Il me semble pourtant que notre n°11 a été assez clair sur ce point. Il marque une rupture franche avec cette idée de sortie de la nature et avec la notion d’errance (cf. mon article « Individu, rapports à la nature et communauté humaine ») puisqu’il pose notre existence et notre devenir en termes de rapports au cours d’une aventure humaine certes vécue dans la séparation, la domination et l’exploitation, mais une aventure quand même qui n’a rien d’écrite à l’avance même si bien évidemment ce qui est déjà sédimenté nous tire ou nous détermine en un certain sens. Et c’est ce sens aujourd’hui advenu mais non parachevé qui nous fait parler encore de rapports sociaux et de société même si c’est dans le cadre d’une société capitalisée. De la même façon que nous avons toujours refusé l’idée d’un « plan du capital », je refuse l’idée d’une programmation des existences que la SF nous annonce depuis longtemps. Cette insistance sur le fait de poser les questions en termes de rapport plutôt qu’en termes d’essence est réaffirmée (avec l’aide de Laurent), dans la première partie de mon livre Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme.

Dans ce même n°11, l’article de GN. Pasquet: « la nature c’est aussi l’être humain », marquait aussi une volonté de se dégager d’une pensée dualiste sur la question que Bernard P. semble toujours soupçonner de réapparaître chez certains d’entre nous (cf. ses réticences par rapports aux notions de rapports à la nature extérieure et à la nature intérieure que Laurent et moi-même utilisons depuis de longues années et que nous avons utilisé à nouveau pour mon dernier livre).

Par ailleurs Jacques G. voit la révolution française comme un opérateur décisif et révolutionnaire, (ce en quoi je suis d’accord) alors que Bernard P. n’y voit qu’une fiction où plutôt un imaginaire qui, à la limite pourrait avoir des effets de réel, mais dans des proportions très limitées puisque ce qui l’emporterait en dernier ressort. c’est la continuité.

Exit donc la révolution bourgeoise mais aussi la révolution du capital ! Tout cela serait inclus dans un grand processus continu de rationalisation du monde. J’ai déjà dit mon désaccord là-dessus dans une discussion sur la rationalité avec mon exemple du nazisme et la polémique, essentiellement menée en Allemagne post-nazie, sur le fait de savoir si le nazisme représentait le comble de l’irrationalisme ou une forme achevée de rationalisme poussée jusqu’à l’absurde. Il va de soi que je réfute la seconde interprétation dite fonctionnaliste qui permet de désenclaver l’époque nationale-socialiste pour l’inscrire dans la longue durée, dans une sorte d’histoire de la modernisation allemande, faisant finalement fi des conditions politiques qui ont permis l’éclosion de tels événements. Nous savons aussi les dégâts causés dans l’ultra gauche par la tendance à faire d’Auschwitz un simple camp de travail (cf. la brochure d’origine bordiguiste « Auschwitz ou le grand alibi » et sa lecture au premier degré du Arbeit macht frei figurant au frontispice de la porte d’entrée).

Pour recentrer ou élever le débat à hauteur générale de la discussion sur la rationalité comme sur les rapports entre continuité et discontinuité, je paraphraserait Bodo Schulze qui dans sa présentation du texte de M. Postone La logique de l’antisémitisme 5 (Temps critiques n°2, p.5) énonce que ce qui est important c’est de savoir quelle est l’articulation entre la continuité rationnelle et l’événement irrationnel (mais on pourrait à nouveau étendre ça à tout événement imprévu ou même à toute révolution), la seule qui préserve au moins l’horizon d’une histoire une sans pour cela sombrer dans l’idéologie à travers « le pauvre concept de modernisation » (je cite) qui efface toute trace des articulations qui font l’événement ou non, dans un lieu précis et pas un autre, à un moment donné et pas à un autre 6.

L’analyse en termes de rationalisation continue est obligée, de fait, de recourir au sophisme d’une raison instrumentale capable de jouer sur les deux tableaux (par exemple rationalité des moyens d’un côté et irrationalité des fins de l’autre) pour assurer sa cohérence interne, ce que l’on pourrait appeler sa logique formelle. Tout peut alors devenir compatible; les aspérités et les discontinuités ne sont plus que des petites oscillations sinusoïdales autour d’une grande tendance. C’est contre cette réduction, je crois, qu’Adorno a élevé sa célèbre protestation. Il essaie de dépasser l’antinomie en juxtaposant un cri d’horreur devant l’événement : « après Auschwitz plus rien ne sera plus pareil » et une analyse théorique de l’advenu avec un « Auschwitz (est) l’unique cause de l’après-Auschwitz ». Et pour son compère Horkheimer, le fascisme est une synthèse satanique de la raison et de la nature à l’opposé de leur réconciliation (Éclipse de la raison, Payot, p.131).

On peut partir d’un autre exemple qui irait dans le même sens, à savoir la théorie des crises chez Marx qui tend à montrer d’une part que les crises capitalistes font partie de la rationalité du capital en exprimant la nécessité qu’à un mode de production fondé sur la croissance et la dynamique, de se dépoussiérer et d’innover sans cesse (= théorie de la modernisation/rationalisation) et d’autre part que cette même marche en avant inclut un fondement irrationnel et une contradiction insurmontable (forces productives/rapports de production). Cette double affirmation simultanée et contradictoire est difficilement tenable. Pour la sauver il faut faire intervenir une dialectique du dépassement. Une crise historique globale trop souvent réduite à la forme d’une crise économique finale devra finalement être l’accoucheuse de l’émancipation et de nouveaux rapports sociaux via une révolution que le prolétariat sera obligé de faire. On sait aussi aujourd’hui, du fait de conditions qui ne sont plus les mêmes que si la première proposition de Marx est encore validée par la révolution du capital, la seconde a été invalidée. La contradiction n’avait rien d’insurmontable et pouvait être englobée. Elle ne se présente plus que sous la forme d’une croyance sécularisée pour militants ou alors sous forme vulgaire : toute chose créée naît, se développe et meurt. La chute de l’Empire romain est le modèle sous-jacent à toute théorie de la décadence, à toute idéologie du déclin.

Si je me projette sur un autre point de l’échange il me semble qu’il y a chez Bernard P. et toujours en vertu de la même propension à privilégier la continuité, une assimilation abusive entre processus de rationalisation et processus de quantification comme si le second n’était qu’un moyen du premier. Or ceci n’est acceptable que si on réduit la raison à la raison instrumentale, à la raison subjective pour parler comme Horkheimer (cf. Éclipse de la raison). Mais dans sa dimension objective originelle on peut dire que ce qui importe c’est son contenu de vérité (l’universalisme de la liberté par exemple) et non pas sa vérification quantitative et pragmatique (une logique de probabilité et l’universalité du calcul pour Horkheimer) à quoi semble la réduire Bernard P.

C’est cette dimension objective, qui n’empêchait pas la pensée critique, qui s’est perdue, d’abord dans le scepticisme et le pragmatisme, puis aujourd’hui dans le relativisme et les différentes entreprises de déconstruction qui font apparaître cette critique comme une survivance de l’époque de la « dialectique négative ».

Jacques W.


Message de Jacques W. à la liste TC le 26 sept. 14

Tout d’abord une remarque par rapport à la dernière lettre de Jacques G.

Même si ce n’est pas à partir d’une approche similaire il me semble qu’il y a un rapport certain entre sa tentative de réponse à B/D et son échange avec Bernard P. parce qu’on ne peut parler de dépassement sans aborder les questions de la dialectique hégélienne et de la dialectique en général.

Cela dit, la révolution du capital est un bon exemple de l’absence de dépassement et finalement de la prise en compte du sens littéral du terme de révolution (je crois que Camatte avait écrit un développement là-dessus). Il y a englobement des contradictions modernes qui pouvaient lui faire obstacle (les contradictions proprement capitalistes) ou même le perdre et relance des anciennes contradictions (« ancestrales » dans ma catégorisation) déjà englobées de façon séculaire mais dont le réémergence le dynamisent. Le fait que beaucoup de personnes (par exemple Venant, mais aussi Bruno je crois) se posent le problème en termes de contradictions internes ou contradictions externes du capitalisme relève de la même difficulté. Mais doit-on rester dans le cadre d’une interrogation qui ne dépasse pas la notion de contradiction ? Je ne le crois pas. Il faut revenir là aussi au sens littéral de la notion de contradiction qui n’a de valeur que formelle, c’est-à-dire dans l’ordre du discours même si cet ordre peut produire des effets de réalité. La notion de « reproduction rétrécie » permet aussi de comprendre comment le mouvement ne débouche pas automatiquement, à moyen terme du moins, sur un « dépassement » catastrophiste ou révolutionnaire.

Une fois de plus il nous faut affirmer que le capital ne dépasse rien. C’est ce que j’ai essayer de montrer à partir du n°15 avec ma relecture de Braudel et une interprétation du retour de l’importance primordiale du capital financier dans la dynamique nouvelle du capital. Dans son procès de totalisation (tendance à la globalisation/mondialisation au sein de sociétés capitalisées) le capital tend à réaliser une synthèse dans la perspective de l’unité de ses formes (financières, industrielles, commerciales) et de l’unité de ses temps (production et circulation) etc, et quand la critique cherche à rendre compte de ce processus, elle a souvent tendance à l’interpréter comme un parachèvement (« l’impérialisme stade suprême du communisme »; « la domination réelle du capital dans sa deuxième phase »; « la communauté matérielle du capital »; la « totalisation du capital ») qui laisse peu de perspective pour le dépassement… capitaliste ou… révolutionnaire.

Toutes ces caractérisations ne sont d’ailleurs pas fausses mais restent partielles ou à l’état de tendance. Je vais prendre deux exemples :

– nous avons théorisé la crise de la forme État-nation, mais avec le capital comme puissance les souverainismes manifestent à nouveau toute son importance de même que se développent à un autre niveau des nationalismes sans État.

– nous avons structuré le capital, du point de vue théorique, selon trois niveaux et pour résoudre la difficulté de cette totalisation différenciée nous avons déclaré que les trois niveaux étaient reliés, interdépendants. En sommes-nous si sûr ? Est-ce que, par exemple, dans les pays pauvres nous n’avons pas plutôt la continuation d’un développement par enclaves séparant parfaitement les niveaux ? Est-ce que nous ne sommes pas influencés par le fait que nos yeux sont braqués sur les pays dits émergents et non pas sur l’ensemble ?

 Je me suis pas mal égaré direz-vous mais là encore pas sûr car si ce que je dis n’est pas complètement à côté de la plaque alors il me semble que ça pose la question de la pertinence des notions de continuité et de discontinuité.

Toujours en exemple de non dépassement on peut se reporter à la distinction entre domination formelle du capital et domination formelle. De fait, dans la perspective plus ou moins implicite du parachèvement, ces deux concepts ont progressivement quitté leur statut de concept hérité du Marx du VIe chapitre inédit du capital (il y décrit effectivement deux aspects déjà présent à son époque, mais pas dans le même dosage) pour ne plus devenir que des phases quasi chronologiques du capitalisme, l’une succédant à l’autre et chacune pouvant même contenir plusieurs phases comme chez Théorie Communiste. Mais ce « sens de l’histoire » a été remis en cause dans le procès de globalisation/mondialisation avec la représentation d’une Asie « atelier du monde » qui reposerait essentiellement (en langage marxiste orthodoxe) sur l’extraction de la plus-value absolue alors pourtant que la Bengalore valley côtoie les usines ou hangars du textile de Bombay ou du Bangladesh, sans oublier le fait que dans tous ces pays la révolution agraire n’est même pas encore faite ou achevée et ne le sera sans doute jamais. Alors, domination formelle ou domination réelle. Sur ce point, Théorie Communiste a essayé de rénover sa thèse du développement par ancrage avec l’emploi de la notion de « zonage » qui semble vouloir synthétiser enclavement et maillage.

Et comme ceux qui cherchent des tendances les conçoivent toujours sous la forme d’une dominante, cette nouvelle prégnance d’une forme d’exploitation industrielle primitive au sein du capitalisme mondialisé a même été étendu par certains aux pays dominants où s’imposerait, sous les coups d’un néo-libéralisme mondial triomphant, une sorte de précariat comme nouvelle forme bientôt dominante du salariat.

Jacques W.


Message de Bernard P. à Jacques G. et à la liste TC le 28 septembre

Étant donné le nombre important de questions de fond que soulèvent les messages de Jacques G. du 23 septembre et de Jacques W. des 24 et 26 septembre, je vais tenter de les examiner morceau par morceau. Je commence par la question de la « rationalité des fins » telle que la pose Jacques W.

J’ai le sentiment que Jacques W. confond rationalité et fonctionnalité lorsqu’il écrit dans son message du 24 septembre : « L’analyse en termes de rationalisation continue est obligée, de fait, de recourir au sophisme d’une raison instrumentale capable de jouer sur les deux tableaux (par exemple rationalité des moyens d’un côté et irrationalité des fins de l’autre) pour assurer sa cohérence interne, ce que l’on pourrait appeler sa logique formelle. »

Je m’interroge sur ce que signifie l’expression « irrationalité des fins » ? Je suis d’avis que l’appréciation des fins appartient au domaine axiologique. Une fin, en particulier une fin historique, est une signification indépendante de la raison instrumentale, alors que cette dernière relève du fonctionnel et du domaine de l’activité pratique.

Lorsque, par exemple, un chasseur préhistorique se couvre le crâne d’une tête de cerf pour dompter l’esprit du gibier, il met en œuvre une stratégie que nous jugerions aujourd’hui « irrationnelle », car nous ne croyons pas à la magie ni qu’il existe dans le monde une entité telle que l’ « esprit du gibier ». Cependant, le chasseur y croit. Mais il sait aussi que s’il attendait au pied d’un arbre avec ses cornes de cerf accrochées à son front, il ne pourrait atteindre son objectif qui est de tuer le gibier pour s’en nourrir. Ce ne serait pas « fonctionnel » en ce sens que cela ne serait pas d’une grande utilité pour son activité vitale de base (même si cette notion est approximative car, passé l’inventaire problématique des besoins élémentaires, la frontière devient floue entre besoins et désirs). Sa « raison instrumentale » lui dicte donc de projeter une tige en bois se terminant par une pierre coupante afin qu’elle pénètre dans le corps de sa victime. Le rituel magique vient seulement surdéterminer l’activité pratique : il ne peut lui être substitué, mais il ne lui est pas non plus contradictoire. On peut juger (en fonction de notre propre connaissance et expérience physique) que le chasseur résout correctement le problème pratique, et on peut également apprécier les moyens qu’il emploie à cette fin, sans préjuger d’ailleurs de l’absolue nécessité de se nourrir en tuant du gibier ou de la « rationalité » de cette fin qui nous entraînerait dans le domaine axiologique. Ce qui est important pour la suite de notre propos, c’est que le rituel magique pourra demeurer le même pendant une période éventuellement très longue, alors que l’arme évoluera sans cesse et dynamisera ainsi le domaine du fonctionnel. Il faudra alors se poser la question de l’articulation entre ces divers domaines.

La raison instrumentale peut s’acquitter plus ou moins bien de tâches simplement fonctionnelles. En revanche, il n’y a pas de critère « rationnel » ou « objectif », pas de critère autre qu’imaginaire (je reviendrai ultérieurement sur ce mot) pour déterminer la validité historique, politique, ou autre, des tâches effectuées, ou leur valeur morale puisqu’il me semble que le terme de rationalité est utilisé en ce sens dans l’exemple qui va suivre. Suffit-il d’opposer, comme l’a fait Jacques W. dans notre précédent dialogue 7, ceux pour qui « le régime nazi est fondamentalement irrationnel » et les « révisionnistes » pour qui le nazisme serait le résultat logique de contingences historiques comme la crise des années 30 car, selon eux, « il ne peut y avoir de système totalement irrationnel » ? N’y aurait-il pas d’autre attitude possible qu’un jugement moral sur la rationalité ou l’irrationalité des fins ?

Juger l’histoire à l’aune de la « rationalité », ou parler de « l’articulation entre la continuité rationnelle et l’événement irrationnel », c’est prendre le parti du schéma hégélien de la raison universelle occidentale. On sait combien cette théorie est pernicieuse et a pu historiquement accompagner la croyance aux âges de l’humanité (« le pays de l’enfance qui, au-delà du jour de l’histoire consciente, est enveloppé dans la couleur noire de la nuit… »), ou à la « Théorie de la dégénérescence » de Morel et celle des eugénistes comme Galton, et combien l’influence de ce dernier a été forte sur Darwin et l’a rapproché de la sociobiologie. La raison dans l’histoire, c’est le drapeau de tous les totalitarismes et la justification de toutes les conquêtes. 8

Quant au concept de « contre-rationalité » dont parle Jacques W. dans sa note, concept qui prétend établir une distinction entre le génocide « inutile » des Juifs et le génocide « utile » des Indiens ou autres populations autochtones, lesquelles, contrairement aux Juifs, auraient constitué « un obstacle à la modernisation », cela me semble encore plus ahurissant que les théories « révisionnistes » évoquées plus haute et l’on voit là encore les dérives sournoises auxquelles peut conduire la conception rationnelle de l’histoire.

Existe-t-il, comme le laisse supposer son message, une « dimension objective originelle » de la raison, donc une opposition entre raison objective et raison subjective, raison universelle et vérification quantitative pragmatique, objectivisme et relativisme, etc. ?

Sur la critique du rationalisme objectiviste, je renvoie au dialogue précédent et en particulier à mon message du 9 juin 2013 9 dans notre dialogue précédent. Je ne vais pas reprendre ici les étapes du raisonnement, mais j’en rappelle la conclusion : « La rationalité n’est pas réductible à un mode d’explication, à une logique opérationnelle ou à une téléologie. La rationalité implique le systémisme. C’est un processus de totalisation aggravé par le fait qu’il ne cherche pas seulement à instituer, mais à transformer. Qu’il ne se reconnaît pas comme une forme d’imaginaire particulier, mais qu’il se veut universalité – et universalité quantifiée (mathématisée). C’est une vision du monde qui débouche logiquement sur l’instauration du règne du super-calculateur (ordinateur) et du modèle statistique ou mathématique. »

Il y a donc un malentendu de taille à ce sujet qui rejaillit peut-être sur l’analyse de la continuité et la discontinuité. Le rationalisme objectiviste ne se reconnaît pas comme une forme d’imaginaire particulier, mais pose la Raison comme l’universalité, une forme dotée d’une essence supérieure à tout autre imaginaire. Dans sa version extrême, le rationalisme souhaite la mathématisation du monde (Badiou) car « le réel est rationnel » et donc, pourquoi pas, mathématique.

Si l’on veut tenter de comprendre le développement de l’imaginaire de la rationalité à travers l’histoire et son origine, tentative ébauchée dans mon message à Jacques G. du 20 septembre dernier, il me paraît indispensable de considérer la rationalité comme une donnée cognitivo-imaginative particulière, dépourvue de toute transcendance et basée sur un certain nombre de métaphores (d’un fondement purement axiologique « indémontrable » par sa propre logique), comme : « le temps est un espace à conquérir », « le temps est une ressource limitée », « les acteurs sont des voyageurs et les modes d’action sont des itinéraires qui mènent à des destinations », etc.

Or c’est la question de l’articulation entre ces métaphores linéaires spatialisantes et d’autres croyances que pose Jacques G. lorsqu’il évoque par exemple les temporalités cycliques des États de l’antiquité.

À suivre.

Bernard P.

Notes de bas de page :
  1. Belhaj Kacem M. Événement et répétition. Tristram, 2014 et L’affect. Tristram, 2014.[]
  2. En – 400 000 ans, on pense que l’humanité comptait, jusqu’à cette date, environ 200 000 individus dont 100.000 hommes et femmes en âge de procréer. Cette population a ensuite chuté brutalement, probablement du fait d’épidémies, à seulement quelque 10 000 individus en âge de procréer. Ces estimations de populations ont été faites par la génétique moléculaire en étudiant la variété génétique des mitochondries intra-cellulaires, qui sont transmises uniquement par les femmes à leurs descendants, puisque les spermatozoïdes n’en possèdent pas, et ceci jusqu’à l’époque moderne. L’espèce humaine a alors frôlé l’extinction. Cf. Locquin M.V. L’émergence des hommes. Trans-sciences. Musée des langues du monde et des cultures méditerranéennes.  []
  3. La distinction établie par Bergson entre le temps et la durée a pour moi ici une portée heuristique non négligeable. Pour lui, le temps est une représentation discontinue produite par le calcul et la rationalité scientifique alors que la durée est une intuition de la conscience qui exprime la continuité vécue entre divers états. []
  4. Encore plus étonnant le fait de traiter Camatte de « penseur ». Le terme n’est certes pas une insulte, mais il est réducteur vis-à-vis de Camatte et suffisamment galvaudé pour que, conséquence immédiate, JACQUES G. puisse l’associer à un autre « penseur », Belhaj Kacem dont quelque soit l’intérêt par ailleurs (JACQUES G. nous le présente dans sa dernière lettre), le parcours « militant » aura été bien  bref pour que l’on ne puisse pas se demander s’il ne s’agirait pas ici d’une variante radicale de la pensée à la Onfray matinée d’un zeste d’Agamben. Pour en savoir plus le mieux serait peut être que JACQUES G. renoue avec lui (mais je suis là encore étonné, du point de vue du fonctionnement du groupe, qu’il ait gardé ces échanges pour lui alors qu’ils étaient adressés à la revue !!!).[]
  5. Postone met bien en évidence la régression théorique de G. Lukacs qui parti dans les années 1920 (Histoire et conscience de classes, 1923) des antinomies de la pensée bourgeoise (entre concret et abstrait, entre raison positive et irrationalisme) pour penser une spécificité d’un processus de rationalisation spécifique au capitalisme (la « réification ») contredisant l’idée d’une institutionnalisation progressive et progressiste de la rationalisation, abouti finalement après l’époque nazie (la destruction de la raison) a un renforcement de l’antinomie et une vue pessimiste sur l’avenir rejoignant le « désenchantement » au monde théorisé par son maître Weber.[]
  6. C’est ce à quoi s’essaie de rendre compte le concept de « contre rationalité » qui se propose d’exposer l’enchaînement conceptuel qui, des catégories fondamentales de la société capitaliste monte jusqu’à la contre-rationalité antisémite (l’antisémitisme s’oppose radicalement à la rationalité instrumentale : le génocide des juifs n’était pas « utile » comme pouvait l’être celui des indiens d’Amérique ou de certaines populations coloniales, le juif n’était pas un obstacle à la modernisation etc) tout en comportant une certaine logique interne que la qualification facile d’irrationalité tend à obscurcir.

    Par extension, ce concept d’origine allemande de « contre-rationalité » peut être étendu à différentes pratiques capitalistes et particulièrement à certaines pratiques financières sans que cela nécessite le recours au dualisme entre économie réelle et économie de casino ou économie fictive avec la distinction entre une rationalisation matérielle et une irrationalité qu’on pourrait appeler rationalisation de valeur. J’ai développé cela ailleurs et sous un autre vocabulaire en ce qui concerne la distinction des niveaux micro et macro de l’activité économique.[]

  7. « Quelques réflexions et références sur la rationalité, échange entre Jacques Wajnsztejn, Claude Helbling et Bernard Pasobrola », liens : http://errata.eklablog.com/quelques-reflexions-et-references-sur-la-rationalite-a107106880#_ftnref13[]
  8. Pour prendre un exemple tiré de l’actualité, faut-il penser que les actes de l’État islamique sont irrationnels et que les frappes des coalisées constituent une réponse rationnelle ou s’agit-il d’un jugement de valeur dépourvu de toute « objectivité » ?[]
  9. Op. cit. URL : http://errata.eklablog.com/quelques-reflexions-et-references-sur-la-rationalite-a107106880[]

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