Quatrième partie de l’échange dont la source se trouve dans la proposition d’éditorial de Jacques Wajnsztejn pour le n° 17 de la revue : « Sur la politique du capital ».
Bernard,
Je (JW) repartirai du point d’arrivée de la lettre de Bernard (cf. partie III de la correspondance sur le blog). Il n’y a pas un corpus figé de Temps critiques et d’ailleurs Laurent ne s’y réfère pas puisqu’il ne connaît la revue que depuis le n°16 et que les références communes qu’on possède sont celles des groupes informels de la gauche communiste des années 1970 (Négation et Crise Communiste + Invariance) donc bien antérieures au projet de la revue. Toutefois il me semble qu’on a aussi beaucoup écopé et un peu avancé depuis une quinzaine d’années (certes sans rien « dépasser »1) et surtout que la revue a toujours maintenu les possibilités d’une perspective, qu’on l’appelle révolutionnaire ou vers la communauté humaine impliquant des luttes sociales en général et parfois la possibilité d’interventions politiques particulières2. C’est pour cela qu’il est difficile d’accepter la conclusion de ta dernière lettre sur la métaphore cinématographique dans la mesure où elle fait reposer ses minces espoirs sur une « réalité indéterminée ». Il est bien évident que notre réponse ne se revendique pas d’un déterminisme historique ossifié par le marxisme-leninisme.
Quant à mon rapport à Hegel, j’en assume pleinement l’aspect problématique3, ainsi que, plus généralement, mon rapport à la dialectique. Peut être à tort je continue de penser que cela s’avère préférable au flirt castoridien avec le kantisme4, au pragmatisme intuitiste et spiritualiste5 de Bergson et à la pensée affirmative de Deleuze et Guattari.
De la raison comme disposition
Pour ce qui est de la raison, celle-ci, au sens où nous l’entendons (à partir d’ici le « nous » est celui de JW et Laurent), c’est-à-dire comme activité à la fois réflexive et pratique, est une disposition du genre et pas simplement une médiation qui viendrait compenser une séparation. Cette raison n’est pas avant tout une forme de compréhension du monde et s’il n’y avait pas cette disposition première, elle n’aurait pas pu se constituer en une forme de conscience de soi capable de s’institutionnaliser (- 387, l’Académie de Platon) mais aussi de disparaître ici pour réapparaître ailleurs suivant un parcours historique loin d’être continu (philosophie arabe et aristotélisme), avant de s’imposer finalement comme norme une fois érigée en absolu. Il y a bien eu historiquement des décisions à prendre et donc des choix à faire entre ce que tu appelles des imaginaires sociaux, forcément concurrents sur la durée dans la mesure où ils n’exprimaient pas que des références mais reflétaient aussi, progressivement, des intérêts particuliers et divergents et des luttes entre forces et puissances6. Il y a fort à parier que sauf à considérer l’imaginaire social comme une pensée magique ou une idéologie et un air du temps, c’est bien l’action de forces sociales qui peut transformer les paradigmes et non l’inverse. C’est l’incompréhension de ce sens de disposition qu’est la raison qui te fait lire notre phrase sur la raison universelle de Hegel comme si c’était cette dernière qui était fondamentale et à laquelle tu n’opposerais que des arguments d’autorité. Or, si tu relis correctement la phrase tu te trompes de sujet qui est ici la raison comme disposition et non comme universel.
Pour citer Adorno (Modèles critiques, Payot, 1984, p. 148), ce qui se voit dans la mécanisation, l’atomisation, voire la massification comme un excès de rationalité correspond en fait à une insuffisance de rationalité. La raison doit essayer une réflexion sur soi. Elle doit tenter de définir la rationalité elle-même – au lieu de la poser ou de la nier comme un absolu – comme un moment inhérent à la totalité qui s’est autonomisé par rapport à celui-ci. « Il lui faut prendre conscience de ce qu’elle a d’essentiellement naturel » (ibid, p. 149). Nous ne disons pas autre chose quand nous parlons de « disposition ». Et encore : « La dialectique négative » doit être une pensée contre soi-même » (Adorno). Soit l’idée d’une dialectique négative comme autocritique radicale du rationalisme et ce, avec les armes de la rationalité, pour ne pas retomber dans l’irrationalisme apologétique.
La différence avec la religion n’est donc pas celle entre deux croyances, même si la raison peut prendre des allures théistes comme avec l’Être suprême de Robespierre qui est principalement une réponse politique à la situation de l’époque et non pas une croyance en un nouveau Dieu ; ou encore quand elle est érigée en dogme. On peut faire la même remarque par rapport au mythe. À l’origine la Raison est à la fois héritière7) mais surtout ennemie du mythe. Par la suite la société capitaliste s’est développée et renforcée avec le fragment mythique d’une rationalité qui cherche à atteindre une représentation du monde qui épuiserait toute la réalité. Mais cette persistance dialectique du mythe peut servir à une critique de la Raison (exemple dans le mythe actuel entretenu autour de la nature naturelle). Il y a là comme un mouvement dialectique dans lequel la négation ne liquide pas ce qui est nié mais le fait perdurer. Un point sur lequel a beaucoup insisté Ernst Bloch avec ces « Traces » dans Héritage de ce temps (Payot, 1978, p. 95-116). Des traces dont le fondement réside dans des survivances que Bloch a théorisé avec ses concepts de « non contemporanéité» et de « non simultanéité ». Il y voit une possible ouverture utopique qui n’aurait pas besoin, comme chez Marcuse, de créer un nouveau sujet subversif, mais simplement de faire s’exprimer un réservoir de négativité8. Ces deux concepts sont encore utilisables pour rendre et comprendre aujourd’hui les degrés inégaux de développement et le fait que le capital puisse se développer dans certains pays ou certaines zones sans qu’une société capitaliste n’y voit le jour pour autant. Ces situations sont alors grosses de destructions et de barbarie. Pour rappel ces concepts furent appliqués par Bloch, à l’origine, pour comprendre l’avènement du nazisme en Allemagne alors par exemple que le fascisme français semblait plus implanté et plus fort. Mais ce concept peut aussi correspondre à une situation où se superposent l’objectivement non contemporain des conditions économiques et sociales (par exemple une paysannerie encore nombreuse ou une absence de marché national, un salariat industriel insuffisamment développé etc) et le subjectivement non contemporain des cultures (le poids des traditions et de la religion, un rapport particulier à l’argent etc). Là encore les résonances actuelles sont nombreuses. D’ailleurs Bloch signale que « l’ensauvagement » (par exemple du « lumpen » et le souvenir anachronique et mythifié (« c’était bien mieux avant ») ne sont libérés que par la crise et répondent à la contradiction objectivement révolutionnaire qui anime celle-ci par une contradiction subjectivement et objectivement réactionnaire, autrement dit, non contemporaine (p. 108) et il rajoute que cette non contemporanéité fait que dans un premier temps du moins elle n’est pas dangereuse pour le capital. Ce dernier utilise le passé encore vivant, ce qui n’est pas encore réglé, comme moyen de division et de lutte contre l’avenir (c’est la contradiction objective non contemporaine). Elle s’accompagne d’une colère rentrée le plus souvent et de récriminations incessantes qui peuvent se transformer en actions de révolte ou de rébellion (c’est la contradiction subjective non contemporaine). Mais elle ne peut produire, de par sa quantité, si grande soit-elle (pensons par exemple à la clientèle du FN), une nouvelle qualité.
La grosse différence avec l’époque de Bloch, c’est qu’aujourd’hui on serait bien en mal de dégager quelle est la contradiction contemporaine motrice ! C’est peut être pour cela qu’il faut maintenir malgré tout une dialectique de la totalité.
Dans cette mesure il n’y a pas d’obscurantisme en soi avant le règne de la Raison (nous mettrons désormais un R à cette raison là), mais une raison, nous le répétons, dont la « nature » est d’être une disposition. Un règne de la Raison qui n’est pas un patchwork de représentations mais la conséquence de l’évolution occidentale des formes de conscience de soi avec des oscillations entre conscience religieuse et conscience philosophique mais dans tous les cas une raison qui n’est pas encore assujettie aux rapport social d’exploitation et de domination et en même temps pas encore autonomisée. Descartes est peut être à ce niveau le premier philosophe de l’autonomisation. C’est cette autonomisation qui fonde la philosophie comme une spécialité de l’exercice de la raison (dans cette mesure parler de « philosophes de la raison » est un pléonasme). Le même raisonnement vaut pour l’art. La méthode de Descartes est très différente de la logique dialectique dans la mesure où elle pose l’hypothèse d’une relation immuable entre sujet et objet de la connaissance alors que la logique dialectique prend pour objet des hommes qui produisent la totalité des formes de leur vie et en tirent puissance y compris dans la domination de la nature. Mais en même temps ce mouvement d’autonomisation participe d’une émancipation du sujet et plus généralement de l’individu. Nous concevons de fait le procès d’individualisation, même contradictoirement au sein de l’aliénation, comme un « progrès » qui continue à détacher l’individu de la communauté mais sans empêcher que se développe parallèlement une tension plus ou moins élevée avec elle suivant les périodes historiques. C’est cela qu’ont essayé d’exprimer Feuerbach et Marx quand ils ont voulu se délivrer de la dialectique idéaliste de Hegel et de son idée d’une dialectique qui s’achèverait avec lui. Mais dire qu’il y a eu des progrès ou plus exactement un développement de certaines facultés plutôt que d’autres ne fait pas de nous des « progressistes » comme tu as l’air de le penser et on aimerait de la même façon que ta critique de la raison instrumentale et de la quantification ne fasse pas de toi un relativiste qui mette sur le même plan tous les rapports sociaux dans la mesure où ils ont un point commun : un imaginaire social et une différence : un imaginaire spécifique. D’ailleurs, pour reprendre ton terme de quantification, le fait d’en faire une sorte d’idéologie ou de pratique absolue est un choix que nous ne nous résolvons pas à faire. La comptabilité et la mesure apparaissent historiquement comme une promesse de liberté et d’égalité par rapport à la violence et l’appropriation immédiate. De la même façon que la raison n’est pas réductible à la rationalisation la mesure des choses n’est pas réductible à la quantification. La mesure ne détruit pas en soi la qualité (la mesure est une qualité quantitative disait Hegel).
Si on tient compte de cette précision entre raison et Raison, le problème de la datation ne se pose plus et d’ailleurs tu as reconnu, suite à la remarque de JW sur tes lapsus concernant la chronologie des événements révolutionnaires, que tu avais toi-même peu de goût pour la datation.
Nous n’opposons pas non plus des rêves technicistes à la quantification, mais nous avons essayé de montrer le chemin qui mène des uns aux autres à travers l’exercice de nos facultés et l’expérience qui en découle. Nous critiquons au contraire la réduction des rêves comme des désirs à des techniques et des marchandises mais cela ne veut pas dire que nous ne nous rattachons pas à un processus historique de transformation des rapports à la nature extérieure et intérieure qui est indéniablement émancipateur mais contradictoirement comporte une aliénation. Nous abordons cela assez clairement, pensons-nous avec la question des limites et de la liberté pour quoi faire. Ces limites et la notion de finitude développée par JW dans son dernier livre rapports à la nature, sexes, genres et capitalisme tiennent compte de ce caractère double. Sur ce point on peut aussi se reporter aux thèses d’Ernst Bloch dans Le Principe Espérance et à son idée d’une utopie concrète qui mêle des survivances (sans nostalgisme ou primitivisme), connaissance du présent historique d’une époque et anticipation des tendances présentes dans le réel mais porteuses d’émancipation future. À partir de là il conçoit une utopie technicienne qui soit co-productive avec les forces naturelles en fonction de l’état présent de l’une et de l’autre (pas de retour en arrière mais retrouver des médiations).
Dialectique hégélienne et mouvement historique
Nous n’avons pas dit non plus qu’il y a un sens de l’Histoire au sens d’une voie unique et valable pour tous à tout moment. Pour nous, il s’agit du double sens de processus orienté et de signification. C’est pour cela d’ailleurs que nous parlons de plusieurs sens possibles. Pour être exact nous parlons non pas d’un sens de l’Histoire mais du fait que l’Histoire a un sens ce qui n’implique pas forcément la découverte d’une vérité avérée ce à quoi on réduit la pensée de Hegel quand on la détache de l’aspect, disons méthodologique de son argumentation, qui a pour intérêt premier de ne pas séparer abstraitement les catégories mais de les concevoir dans leur rapport et leur opposition. D’ailleurs on fait souvent endosser n’importe quoi à Hegel qui pourtant disait : « l’avenir est ce qui est sans forme et on ne peut absolument pas avoir l’intuition d’une forme de l’avenir9.
Reste que le développement historique général et plus particulièrement en Europe occidentale aboutit à la réunion de conditions nécessaires à la « réalisation » de l’être humain/l’humanité comme genre ; vision à la fois historique et critique sujette à des discontinuité et ruptures, ce qui nous éloigne d’une vision anthropologique plus continue et de longue durée.
Par ailleurs, la lecture adornienne de Hegel analyse la séparation objet / sujet (le non identique) qu’opère ce dernier comme à la fois réelle et apparente ; réelle parce que la condition humaine est divisée et fausse si cette séparation est hypostasiée et transformée en un invariant (cf. la conception scientiste de la Raison). En fait, sujet et objet se médiatisent mutuellement et si on néglige le côté double de cette médiatisation alors la séparation réelle se transforme en idéologie. Elle s’autonomise du procès réel et fournit une base à la domination. Une fois radicalement séparé de l’objet le sujet réduit l’objet à soi-même (par exemple dans le rapport instrumental à la nature extérieure) comme s’il n’était lui-même pas objet. D’une manière générale Hegel évite le dualisme comme on le voit dans sa conception du Savoir absolu mais c’est aussi pour développer un monisme qui ne veut rien tenir ou laisser d’extérieur à lui-même. On en a une forme actualisée au sein du capitalisme développé avec la domination de l’économie au sein des sciences sociales. Toutefois, s’il est vrai que ce Savoir absolu chez Hegel est le savoir de la vérité, il faut lui reconnaître qu’il conçoit cette vérité comme le fruit d’un processus. Le vrai et le faux ne sont pas séparés mécaniquement et Guy Debord a largement puisé dans le filon (le faux est un moment du vrai et inversement). Il en est de même pour son appréciation de l’Être et du Néant. Ce ne sont pour Hegel que des catégories abstraites dans la pensée10. Les deux termes n’existent que dans leur mouvement en tant qu’extrémité du devenir et on passe de l’un à l’autre, loin de tout « existentialisme » donc. Le risque est que le mouvement des concepts remplace le mouvement réel. C’est un risque que court aussi la théorie révolutionnaire quand elle s’autonomise du mouvement réel parce que celui-ci ne se laisse pas saisir ou aussi en période de contre-révolution. Le fait qu’elle ne se reconnaisse pas dans l’idée du reflet (idée présente chez Marx quand il se contente de concevoir la théorie « comme la réflexion du mouvement réel transposé et transporté dans le cerveau de l’homme » et « retournant » la dialectique pour en « découvrir le noyau rationnel sous la pelure métaphysique) ou qu’elle ne trouve pas de vérification dans la praxis, fait qu’elle risque de sombrer dans l’hyper-critique ou la pure conceptualisation qui s’est souvent manifestée par un surcroît d’hégélianisme dans l’après 1968 avec une conceptualisation théorique vue comme déploiement de l’en soi au pour soi. Laurent et moi savons de quoi nous parlons puisque nous avons participé un temps à cette illusion.
Ce refus de la dualité chez Hegel se retrouve dans sa pensée de la restauration et de la résignation quand il légitime le réel comme étant malgré tout rationnel11. Adorno signale, p. 43 de ses Trois études sur Hegel (Payot, 1979), que la phrase d’Hegel n’est pas apologétique puisque tout d’abord derrière cette constatation se cacherait l’idée que le réel est quand même une production de l’auto-détermination de l’humanité. En effet, pour Hegel, le réel demeure sans réalité tant qu’il n’est pas façonné par la Raison. Dans cette perspective, « réel » ne signifie pas tout ce qui est mais seulement ce qui s’accorde à la Raison. Contrairement à Kant qui séparait réalité et raison pour faire de la critique une critique de la raison, Hegel en refusant là encore le dualisme fait de sa critique de la Raison immédiatement une critique du réel. La Raison peut être considérée comme une force historique objective vers plus d’universalité, d’unité et de totalité. Il n’en reste pas moins que son énoncé ne doit pas être pour nous une formule philosophique parce qu’il est à apprécier de façon historique en fonction de ce qui est advenu. D’ ailleurs, si on en croît Adorno, la conception de la vérité pour Hegel est celle d’une vérité en devenir malgré les déclarations opposées que l’on peut trouver dans sa Philosophie du Droit. C’est que sa pensée mêle trois types d’éléments : tout d’abord des éléments a-temporels (les concepts) même s’ils ne sont pas a-historiques car il y a du temps en amont dans le fait qu’ils n’apparaissent qu’à un certain moment et du temps en aval qui correspond à l’extériorisation du concept. Puis, des éléments invariants (les catégories qui ont elles-mêmes une historicité interne, par exemple les notions de sujet et d’objet après celles de nature, société, individu). Et enfin, des éléments en mouvement (l’histoire réelle) qui sont source de discontinu. Il suffit de dire que le dernier Hegel, celui de l’État et du Droit est celui qui privilégie les éléments invariants et sacrifie l’Histoire dans un contexte historique et politique qui est à la fois celui de la Restauration en France et de l’absence d’État véritable en Allemagne . C’est celui de la dialectique close et du principe d’identité12, celui de l’aliénation sans fin et des formules tautologiques.
Marxismes et post-modernismes au risque de Hegel
Cette position de Hegel a souvent été reprise par un marxisme qui identifiait objectivation de l’homme dans son activité (travail) et aliénation. Cela donnait deux possibilités :
– La première est de tendre à supprimer l’objectivation pour mettre fin à l’aliénation. L’homme est essentiellement un être subjectif à travers l’affirmation de la conscience de soi qui deviendra la conscience de classe. C’est faire comme si il n’y avait pas eu de mouvement et donc d’Histoire entre les deux moments. S’engouffreront dans la brèche, sur fond d’idéologie de « fin de l’histoire » (correspondant logiquement à la « fin de l’homme » de Foucault) ou d’apologie de « l’histoire longue » (Furet, etc.) des positions aussi éloignées entre elles que celle de Lukacs et à sa suite l’Internationale Situationniste, avec sa critique du travail comme tripalium ou comme malédiction13 ; celle de Marcuse aussi qui, dans L’homme unidimensionnel surtout est victime d’une sorte d’encerclement technique qui l’amène à ne concevoir l’émancipation que dans le champ technique présent (cf. sa position favorable à l’automation généralisée) ; celle du dernier Camatte avec le concept d’errance ; ou parfois aussi celle d’Adorno avec l’idée de retrouver l’harmonie avec la nature ; ou enfin aujourd’hui, des tendances anti-industrialistes ou primitivistes qui dénoncent la mauvaise utopie que constituerait la fabrication artificielle de l’humain. Le centrage de ces critiques sur le concept d’aliénation présente le risque d’une argumentation quasi religieuse autour de l’idée de perte. Une perte inexpliquée qui n’aurait correspondu à aucune nécessité historique. C’est sur cette base que W. Reich et à sa suite des théoriciens du désir comme Deleuze et Guattari et encore plus explicitement J-F. Lyotard à partir de Dérive à partir de Marx et Freud et de L’économie libidinale (les ouvriers jouissent dans leur aliénation-travail) vont fonder une phénoménologie post-moderne et rejeter la dialectique.
– La seconde possibilité identifie l’homme à l’objectivité aliénée, c’est-à-dire au travail qu’il faut affirmer dans le Programme prolétarien. L’homme est essentiellement être de la nature, être objectif. Cela ne conduit pas à abandonner la dialectique mais à la vider de son contenu en faisant du travail comme contradiction une fausse contradiction, en affirmant qu’il y a bien unité dans le fait que le prolétariat est la classe du travail dans et hors de l’aliénation. L’aliénation n’est plus qu’une forme aliénée d’un contenu qui ne l’est pas. Le concept d’aliénation peut tomber au profit de celui d’exploitation qui devient central et ouvre vers l’économisme marxiste. Le programme prolétarien réalise la dialectique de Hegel sans la dépasser car l’objectivation n’est pas vue comme aliénée, par exemple dans la division du travail, le machinisme, l’introduction d’innovations dont le contenu est clairement capitaliste, etc. L’ancienne expropriation des expropriateurs ou la nouvelle croyance néo-opéraïste en le general intellect et un commandement capitaliste devenu purement parasitaire sont des manifestations idéologiques de cette position.
Déjà chez Marx, il y a une évolution entre sa position des Manuscrits de 1844 qui est que l’homme générique s’engendre lui-même par le travail y compris comme être conscient qui ne pré-existe pas à cette activité comme chez Hegel en tant que conscience issue du travail spirituel abstrait et la suite de ses travaux qui réduiront cet auto-engendrement à la création technique. Or le problème c’est que dans le mouvement d’auto-engendrement, travail et socialité sont indissociables du fait que l’individu générique y fait exister sa nature humaine. Or c’est dans la création technique, pour répondre plus directement à Bernard, que la rationalité va se déployer et devenir dominante. Conséquence : il n’y a plus auto-engendrement dans le rapport à la nature mais domination sur la nature devenue extérieure. Bref, il n’y a plus de rapport dialectique. Le rapport à la nature se limite aux processus techniques industriels et la technique est conçue comme une médiation neutre entre la nature à maîtriser et les besoins à satisfaire. Cette hypothèse de neutralité est balayée par l’évolution technologique elle-même qui fait coexister plusieurs techniques au sein d’un même ensemble technique et des techniques qui peuvent toutes espérer représenter l’optimum à un moment donné puisqu’il est possible de faire varier les quantités respectives de travail et de capital et donc les coûts de production relatifs et totaux. Cette répartition entre facteurs de production est tout sauf le fait d’un choix rationnel des entrepreneurs ; il dépend aussi des rapports de force … tant que le travail vivant reste au centre de la valorisation (substitution du travail mort au détriment du travail vivant, inessentialisation de la force de travail etc). C’est aujourd’hui moins le cas, d’autant que pour ce qui reste de production demandant peu de qualification la mondialisation permet les délocalisations nécessaires.
Il n’en reste pas moins que cette absence de dialectique dans les rapports à la nature crée un dualisme entre un processus historique doté de toute la « qualité » et une logique technique quantifiante et fonctionnelle qui en est complètement dépourvue.
Totalité / universalité
Pour en revenir à la question de la « réalisation » de l’humanité, elle est inséparable pour nous d’une définition de la généricité comme universalité, Par exemple nous ne voyons aucun occidentalo-centrisme dans le fait de reprendre l’idée du XVIIIème siècle révolutionnaire selon laquelle tous les hommes aspirent à être libres.(« l’homme est né libre mais partout il est dans les fers » disait Rousseau) Dans les communautés primitives, chacune d’entre elles a tendance à se voir comme la totalité des être humains quitte à rejeter les autres comme non humains. Aujourd’hui, c’est ce « tous les hommes » qui est attaqué. Il l’a été comme humanisme formel par les marxistes, il l’est à nouveau par tous les relativismes et particularismes à un moment de grand « trouble » dans le genre que ce soit celui produit par le féminisme radical ou par celui qui cherche à étendre ou diluer le genre humain dans la totalité du vivant. Une totalité vue comme une somme de particularismes dont le rapport réside dans l’intersectionnisme (cf. JW : Rapports à la nature …, op.cit). À l’opposé donc de la conception de la totalité hégélienne et marxiste.
BP semble craindre à la fois la totalité et la raison absolue, mais est-ce que c’est le risque aujourd’hui ? Ce que nous venons de dire semble montrer le contraire pour ce qui est de la totalité, d’autant que si Hegel donne la primauté à la totalité il ne semble pas l’hypostasier car pour lui le tout ne se réalise pas de façon abstraite à travers une théorie des formes (« le grand tout » du Système) mais comme un ensemble de parties ou d’éléments qui se contredisent entre eux et avec lui. Pour Hegel la totalité reste antagoniste. Et c’est bien ce qui doit nous interroger aujourd’hui à l’époque de la société capitalisée. C’est bien là qu’il semble y avoir débat entre nous (BP-JG-JW-Henri-JL).
Il en est de même de la méthode de Hegel, de son « truc » comme il l’appelait dans la Phénoménologie. Mais tel qu’il le développe il ne consiste qu’en une énonciation du moteur interne, à savoir la contradiction dialectique, qui fait que les choses se meuvent, s’auto-développent. C’est malgré lui que la diamat stalinienne a élevé son triptyque thèse-antithèse-synthèse au pinacle et fait du « truc », une fois remis sur ses pieds, la répétition insupportable d’un même formalisme censé tout expliquer. La réalité n’existe que pour rentrer dans le moule. Le triptyque devient un « schéma sans vie » ce que Hegel craignait déjà à son époque (Préface à la phénoménologie de l’Esprit, Aubier-Montaigne, vol I, p. 42) quand il lui oppose sa « négation déterminée » à propos d’une synthèse qui n’est pas que la négation de la thèse mais déjà son approfondissement..
La dialectique systémique de Hegel présuppose ça mais ce n’est, à la limite, que le dernier Hegel qui tombe sous la critique de BP. Le Hegel de la Restauration et de la ruse de la Raison dans l’Histoire quand l’objet s’empare du sujet. Le Hegel qui a fait du Tout un principe de domination appuyé sur la Raison absolue. En cela seulement alors, comme le disait Adorno : « le Tout est le non-vrai ». Le Hegel d’une dialectique fermée et donc nécessairement rationaliste. Qu’elle soit subjective chez lui et objective chez les marxistes est secondaire14. Mais le risque est aujourd’hui au moins aussi grand d’en subir la domination qu’au contraire être victime d’un retour en-deçà de la Raison hégélienne.
L’actualité de Hegel aujourd’hui, c’est la tendance marquée à l’identité sujet/objet dans un processus qui ferait « Système ». C’est ce qui se passe dans une « société entièrement socialisée » disait Adorno ou dans « une société capitalisée » disons nous, tout en refusant la notion de système car le primât du tout n’empêche pas l’interaction entre les moments ou ensembles partiels en vertu d’un tout qui est déjà au sein de chacun. La glorification de l’État chez le dernier Hegel et particulièrement dans sa Philosophie du Droit est le résultat d’un processus historique et non un choix d’origine même si sa position finale est aussi dépendante de l’initiale (une conception de l’État influencée par le Rousseau du contrat social comme expression concrète et médiation entre la volonté générale et le « Souverain »). Elle veut précipiter le coup de force qui fera de l’État l’organe qui maintient l’intérêt général face à la liberté et la confrontation des intérêts privés. Comme dans sa philosophie de l’Histoire d’ailleurs, Hegel élève ici l’objectivité au niveau d’une transcendance : un individu ne peut se distinguer de l’Esprit du peuple ou de l’Esprit du monde (cf. Aussi, Durkheim et son « Esprit collectif »). Mais Hegel avait l’excuse de son époque, celle d’une société bourgeoise à ses débuts qui ne dégageait pas de « dialectique négative » ce qui permet de comprendre son tournant affirmatif. On en revient là quand on voit les « degauche » demander un retour à l’État-providence de 1945 ou des années 1960. Mais d’une manière générale la pensée affirmative a aujourd’hui retrouvé une certaine noblesse à travers nos défaites historiques qui ont marginalisé le travail du négatif en lui faisant prendre souvent la forme de la critique critique ou de l’hypercritique. Face à cette limite de la dialectique ou à sa dérive, la pensée affirmative chez des Deleuze ou Guattari puis Tiqqun et maintenant l’IQV semble proposer à beaucoup une alternative à l’absence patente d’Aufhebung.
JW et Laurent
ANNEXE 1
(extrait du n°4 de Temps critiques (1991) : Le monde urbain n’est plus celui de la production mais celui de la technique et du temps. Marx faisait du salarié — dans sa forme originelle prolétaire — la carcasse du temps15. Le temps ainsi ossaturé crée un monde spécifique qui définit l’humanité comme moderne de façon irréversible. Mais le salarié moderne est devenu, en plus, la carcasse de l’espace, la géographie moderne se définissant bien plus par la répartition des hommes sur terre que par la structure terrestre physique. Restituer à l’homme ce double caractère d’ossature, en apparence désincarnée, du temps et de l’espace, c’est d’une certaine manière reposer le problème de l’aliénation du travail dans le rapport de ses deux productions : la technique et l’urbain. Pourquoi cette apparence désincarnée ? Si le temps marquait, dans son étirement, une formidable emprise sur les techniques de nos ancêtres, au point de leur rendre imperceptibles les évolutions économiques et sociales correspondantes — l’impression d’immobilité des sociétés reposant sur le temps cyclique — notre époque vit à l’inverse l’irrémédiable emprise de la technique sur le temps et l’espace. C’est-à-dire que les rapports sociaux qui y sont liés, sont eux-mêmes, par delà la science, les facteurs directs de cette emprise. Les problèmes actuels de l’humanité trouvent là leur centre. L’organisation sociale de la maîtrise du temps et de l’espace, c’est précisément la hiérarchisation des hommes, élément de l’histoire humaine de l’aliénation par et dans le travail, qui fait surgir violemment l’individu comme homme face aux autres hommes et par là même déstructure les différents stades parcourus par les communautés antérieures (tribales, villageoises). Le stade le plus élevé de cette évolution est précisément celui où l’importance des moyens techniques potentiels pour la maîtrise du temps cache la réalité de l’utilisation, par certains, du temps des autres considérés comme hommes abstraits et non pas comme individus existant dans leur singularité. La structuration sociale du capital libère les hommes de la durée, à l’échelle planétaire, par l’introduction forcenée des machines ainsi que par la déstructuration violente et quasi achevée des formes tribales et féodales encore vivotantes. Cette déstructuration dégage potentiellement une quantité considérable de ce qu’on pourrait appeler, de manière dérisoire, du « temps-carcasse » et donne ainsi de l’humanité l’image d’une gigantesque friche inutile dont la violence débridée alterne avec la résignation et le désespoir. Si cette incapacité à utiliser ce temps-carcasse potentiel peut apparaître comme une limite au développement de la forme capital-salariat, l’existence même de cette friche humaine immense, dans le contexte technique de la circulation accélérée des images et de l’information, apparaît comme une stabilisation de ce rapport social au niveau mondial : à l’intérieur du système par le contentement souterrain que provoque la marque des différences de situation avec les pays pauvres et par la peur anticipée que cela induit ; à la périphérie des grands centres capitalistes, par le désespoir et la résignation de ne jamais arriver à atteindre le modèle tant exposé et vanté. Dans les différentes formes de hiérarchies sociales induites par les différents niveaux de développement, les groupes dirigeants du centre capitaliste — cette notion ne devant pas être comprise au sens géographique — cherchent à accumuler du temps-salariat potentiel sans présumer d’une perspective d’utilisation de ce temps humain disponible en stock.
Ce mouvement de l’exploitation, dans son ampleur, occulte cette réalité première et fondamentale, que le temps n’est et ne peut être que le temps des hommes, le temps de la vie humaine et de son développement. La forme achevée de ce voile, c’est l’idéologie techniciste que la théorie critique a pourtant souvent reprise à son compte de façon implicite. Idéologie qui donne à la structure d’ensemble de ce rapport social un caractère si autonomisé et abstrait, que l’individu est amené à voir dans la technique, ce qui rend compte de tout. Dans cette démesure « inhumaine » s’explique le fait que l’on puisse occulter l’exploitation au profit d’une domination de la structure sociale elle-même. En conséquence, cette structure sociale apparaît uniquement aux individus sous la forme d’exigences techniques.
Une autre idée de ce processus est donnée par l’analyse de nos structures urbaines : une masse toujours plus grande de gens vivant dans des cités dortoirs nécessaire au fonctionnement de nos centres-villes privilégiés où se manifestent ce que tout un chacun croît être la vie de la cité. Il n’est que de voir la promenade des banlieusards le dimanche après-midi dans les centres-villes, pour se rendre compte combien ces centres ne sont que les centres de l’organisation des tâches et de la domination. Par différence, pendant ces dimanches où la machine organisationnelle ne fonctionne plus qu’au ralenti, les centres et plus particulièrement les quartiers piétonniers sont livrés à « la piétaille », à la « zone », qui, pour une courte durée, cherche à se réapproprier un peu d’espace autre que fonctionnel, dans le temps libre qu’on lui a concédé. Ces dimanches préfigurent ce que serait la vie après un grand cataclysme : les survivants ayant perdu la mémoire sous le choc, viendraient voir ce qu’avait été le monde. On a un peu le même phénomène dans le détournement de ces espaces destinés à la consommation que constituent les grands centres commerciaux. Des gens de tous âges, jeunes surtout mais aussi des « clochards », des « désœuvrés », des personnes seules squattent ces lieux qui sont des purs produits de l’artifice urbain mais comme dans un contre-emploi, pour se créer leur espace social à l’abri des temples de la marchandise, marchandise qui devient alors, pour eux, secondaire.
Ce dernier exemple nous montre que la clôture d’un système n’est jamais ni parfaite ni totale. Toutefois, la perspective d’ensemble que nous venons d’évoquer dans ce rapport du temps et de la technique aux hommes, paraît bien sombre et nuance l’aspect « progressiste » de l’individualisation que nous avions indiqué et développé dans un précédent article sur la crise de l’État-nation (n°2). En effet, il s’agit encore peu de l’émergence souhaitée de l’individu singulier mais plutôt d’un individu ossifié par la matérialisation technique de sa puissance sociale. Cette puissance est censée se mesurer en une part croissante de machines toujours plus sophistiquées, qui non seulement aliènent l’individu au système des machines du capital mais encore l’aliènent à lui-même, en l’identifiant au bout d’une course folle, aux machines qu’il espère posséder pour gagner du temps et dévorer de l’espace. Dans cette recherche de gain de temps, condition première de la domination sur le monde, la soumission des hommes à la technique devient l’élément le plus important, aussi bien au niveau idéologique qu’au niveau immédiat du travail et de la vie quotidienne. Ainsi, au niveau de la représentation, la technique est l’objet d’un fétichisme particulier dans le domaine de la communication (la libération informatique après la libération des mœurs !) ; dans le domaine de l’économie, les micro-économistes actuels cherchent à faire croire que c’est le calcul économique qui explique notre monde alors que c’est notre monde qui explique la folie du calcul économique ; enfin, au niveau du travail, on a une perte du « faire », de la matérialité des gestes et des actes et plus cela se réduit se dématérialise — les savoir-faire ne trouvent plus leur objet — plus la technique apparaît libératrice, magique et l’activité se sauve dans le procédé que permettent les nouvelles techniques, procédé qui phagocyte ou remplace l’ancien « faire ». L’idéologie progressiste-techniciste donne aux individus l’illusion d’une facile appropriation individuelle de leur puissance sociale, par l’intermédiaire de l’utilisation des machines, surtout dans la vie quotidienne mais, en fait, les objets ou les moyens techniques fonctionnent essentiellement comme prothèse, pour gagner du temps (lave-vaisselle), pour maintenir les liens sociaux disloqués (minitel), pour se donner des impressions de liberté ou d’aventure (avion).
La critique de la technique devient alors un élément central de la critique plus générale de la vie mutilée, puisque l’homme a face à lui, comme étranger, l’ensemble des possibles.
Il n’est aucun espoir de voir ce phénomène se dissoudre de lui-même tant il serait illusoire de voir dans le progrès technique et scientifique, une quelconque fin. La science et la technique sont des produits de l’activité et le plus souvent d’ailleurs, du fait de leur caractère « noble », elles sont des produits de la passion de l’activité. Toutefois, dans le cadre de l’aliénation initiale telle que nous l’avons définie, elles n’ont pas de sens en elles-mêmes, elles ne sont pas source de valeurs. Leur sens n’est donné par les hommes qu’après coup, dans le développement historique. La science et la technique ne sont donc que rarement des solutions et elles posent largement autant de questions et de problèmes qu’elles n’en résolvent (nucléaire, automation). Si la science et la technique contiennent toujours en elles cet irrationnel qui habite les activités passionnées, il serait faux de croire, comme cela s’est beaucoup dit, que cet irrationnel n’est lié qu’à la folie de certains hommes ou aux nécessités de l’exploitation et de la domination de certaines classes sociales sur d’autres. Ceux qui gèrent la reproduction du système d’exploitation actuel, donnent seulement, au développement scientifique et technique, un sens inspiré d’intérêts propres, mais rien ne permet de soutenir l’idée que le sens humain universel que ce développement contient, se dévoilera un jour derrière les intérêts privatifs qui en limitent pour le moment la portée.
C’est sur ce constat approfondi au cours des ans que nous reportons espoir en certains bouleversements qui ont justement pour conséquence de décentrer l’humanité par rapport au temps. Sans craindre le paradoxe, on peut dire que les révolutions sont des événements a-historiques car elles replongent les hommes, pendant une durée même brève, dans un rapport au temps qui est hors du temps historique. Rien ne porte plus en avant les hommes qu’une révolution précisément dans la mesure où elle ramène le temps à un rapport direct d’homme à homme, c’est-à-dire à un surgissement réel des individus singuliers associés comme maîtres du temps humain.
ANNEXE 2
– La pensée dialectique socratique et platonicienne est un aspect de la sophistique. Elles est à la fois utilisée comme arme critique et technique formelle indépendante du contenu sinon pour avoir raison du moins pour « emporter le morceau » dans les discussions de l’époque. À partir de là, la dialectique développe ses deux dimensions qui sont premièrement d’être une arme pour comprendre le monde (Socrate est aussi un sophiste… qui combat les sophistes au nom de « la » Vérité) et deuxièmement, une technique d’explication et de justification passe-partout. La seconde dimension a gangrené toute la pensée critique en général et le marxisme en particulier. Quant à la première dimension, sous la forme nouvelle et intégrée (notions contradictoires ou plutôt points de vue différents des personnages dialoguant) que lui donne Hegel, elle va se scinder historiquement entre un hégélianisme « de gauche » et un hégélianisme « de droite » qui se renvoient deux limites : le premier, appuyé sur la négation de la négation ne peut se dépasser au sein de la domination car cela exigerait un saut au-delà de la dialectique : c’est le fameux « c’est ici qu’est la peur c’est ici qu’il faut sauter » de la fin de la série II de la revue Invariance ; le second, appuyé sur la violence de la tendance objective en vient à dissoudre l’élément dissolvant comme si l’objectivité était déjà la vérité et ce faisant réalise la restauration au sein d’un « Système ». Sa philosophie négative se transforme en pensée affirmative et la Raison absolutisée devient un élément non dialectique. Ce processus est assez clair si on regarde l’évolution des positions de Hegel par rapport à la révolution française. Il traverse le processus de sa gauche vers sa droite16. Comme le dit Adorno, toujours dans les Minima Moralia, p. 229 (op.cit) : « la dialectique éclairée doit se tenir continuellement en garde contre l’élément apologétique, conservateur » qui lui est consubstantiel. Et encore cette formidable lucidité : « On se sert de la dialectique au lieu de s’abandonner à elle » (ibid, p. 130). Le point de vue de la totalité ne sert plus alors qu’à faire valoir sa supériorité sur n’importe quel jugement déterminé. « C’est alors que la pensée dialectique retourne au stade pré-dialectique : elle démontre sereinement que toute chose a deux faces » (ibid). Cette incompréhension fondamentale de la dialectique participe non seulement de la réduction de la théorie de Marx au marxisme mais aussi du développement plus récent de tous les démocratismes. Cela va de « Il faut de tout pour faire un monde » en passant par « Il y a toujours un retour de bâton », jusqu’à « ils l’ont bien cherché ». Pourtant, Marx s’est essayé à dépasser ces écueils mais en fait il n’a fait que les contourner en se posant la question des rapports entre raison pure et raison pratique (cf. ses thèses sur Feuerbach et le dépassement de la philosophie par la théorie communiste) et en posant la nécessité d’une médiation concrète : la classe du travail. Mais une médiation qui, en devenant absolue accréditait l’idée et la représentation d’un prolétariat messianique. Cette question des médiations s’est reposée dans le dernier assaut révolutionnaires de la fin des années 1960-début années 1970, positivement en Italie avec les nouvelles « avant-gardes » (cf. Potere Operaio) et négativement aux États-Unis avec une forte propension pour l’immédiatisme. Mais aujourd’hui comment trouver des médiations nouvelles qui ne soient pas celles du capital ?
– Que la totalité hégélienne ait eu tendance à sacrifier le procès d’individualisation au profit d’une tendance objective qui conduit à justifier l’ordre existant ne doit pas nous amener à déconsidérer toute pensée de la totalité sous prétexte qu’aujourd’hui, vu la faiblesse et même la crise du sujet, il faudrait se placer à l’extérieur de la totalité, seul moyen pour y résister. C’est un peu la position d’Adorno quand, pour critiquer Hegel il adopte le discours aphoristique qui permettrait « de considérer cela même qui disparaît comme l’essentiel » (Minima moralia, Payot, 1980, p. 11) et aussi « Le tout est le non vrai » (id. p. 47). En cela il s’éloigne de la position habituelle des francfortois qui est de s’en tenir à une utilisation dialectique et donc dynamique des concepts de tout et partie17. Pour le dernier Adorno , celui des MM et de Dialectique négative, il faut opposer au tout la négation en tant qu’elle est sans négation de la négation ; en tout cas telle est sa définition de la dialectique négative. Une dialectique négative qui exige l’auto-réflexion de la pensée, c’est-à-dire que la pensée doit penser contre elle-même pour être vraie, parce que la causalité s’est retirée dans la totalité et devient indiscernable à l’intérieur du « système ». Mais que veut dire un retour (d’Adorno) à l’individu faible d’aujourd’hui qui n’est plus l’ancien sujet bourgeois et qui serait encore à même de faire de la résistance ? On a vu la difficulté qu’Adorno et Horkheimer ont éprouvé à se situer par rapport à la révolte étudiante de 1968 ! Les « nouveaux philosophes » français à la BHL ou Finkielkraut sont malheureusement des descendants de cet Adorno là qui ont abâtardi la critique du tout en une critique du totalitarisme. Si cette critique » du tout par Adorno trouvait son origine dans un rapport positif et dialectique à Hegel, elle est redoublée par celle qui refuse la pensée dialectique, au moins dans sa forme hégélienne, et l’idée de sujet (cf. les auteurs de la dite french theory) au profit d’une révolution des subjectivités.
Mais cette critique du « tout » n’est pas aisée pour Adorno car même quand il lui faut envisager les phénomènes ou événements dans leur singularité et donc à les comparer à d’autres pour en saisir la différence de nature (la destruction des juifs à Auschwitz par rapport à la destruction des cités grecques, pour lui à son époque, mais on pourrait prendre pour nous aujourd’hui l’exemple du Rwanda)), il lui faut non seulement établir une progression dans l’horreur, mais saisir le mouvement singulier dans la tonalité d’ensemble : « la véritable identité du tout, la terreur qui n’en finit pas » (MM, op.cit, p. 219). Ce qui est sûr, c’est qu’à l’origine du projet de Temps critiques il y avait bien conscience de l’impossibilité de conserver une théorie prolétarienne ou communiste qui forme un système face au Système, un tout face à un autre tout, une vérité absolue face à une fausse conscience absolue. Mais en même temps il s’agissait de ne pas brader la recherche d’une vérité, non pas absolue, mais une vérité de la situation. D’où notre abandon du concept de théorie au profit de celui de critique qui pouvait mieux rendre compte à la fois du « Système » global et de ce qui lui échappait au moins en partie, tout en tenant compte du fait qu’il n’y avait plus de « porteur » (träger) de la grande théorie ce qui se manifestait concrètement par un éclatement des groupes et individus cherchant à retrouver des pistes et perspectives théoriques tenant compte de l’advenu sans s’y résigner. Temps critiques était donc pour nous un acte de résistance … et d’ouverture. La critique que nous pouvions faire du matérialisme dialectique et historique au moment même de l’écroulement de son lieu « d’épanouissement » en acte (cf. notre n° 1 sur l’Allemagne au moment de la destruction du mur de Berlin) ne visait évidemment pas un retour à l’idéalisme, fut-il allemand, comme le montrera plus tard notre polémique avec les théoriciens de la forme-valeur (Krisis)18, mais à intégrer les transformations en cours du rapport social capitaliste et donc tendre vers une « vérité » épocale et donc plus historique qu’absolue dans un temps ou les essais d’intellectuels pressés et médiatisés ou même de journalistes cherchent à en fournir une en rapport avec l’état présent de « l’opinion publique ».
La pensée dialectique progresse par étape et s’assimile donc à un progrès continu qui rejette vers l’extérieur de la totalité tout ce qui ne s’apparente pas à sa dynamique. Une dynamique dont le moteur est la contradiction dialectique. Une idée qu’on trouve déjà chez Kant quant au rapport à la nature qui se fait dans la domination donc la non liberté mais qui tendra, de par sa propre loi, vers le royaume de la liberté (unité de la raison dans sa fonction de domination et de réconciliation). Hegel radicalisera cette dynamique particulière de la dialectique avec l’idée de « ruse de la raison », mais en effaçant les limites de cette dernière il retrouve une totalité mythique. Comme disait Hegel sur lequel broderont les situationnistes : « la philosophie est son époque saisie par la pensée ». C’était au moins comme cela qu’il envisageait toute philosophie importante et c’est en cela qu’elle exprimerait la totalité. Cette dialectique imprègne aussi tout le nouveau discours sur le progrès, un discours qui ne trouva un sens que dans la période où se dégagea aussi progressivement l’idée de liberté. D’ailleurs au XVIIIème siècle et jusqu’à la révolution française (cf. Condorcet) le progrès technique est conçu de façon qualitative, c’est-à-dire dans une vision hédoniste alors que Comte, le père de la sociologie et Stuart Mill19 un des pères de l’école classique neutraliseront cette dimension : la science et la quantification sacrifient la dimension qualitative; il faut s’incliner devant les faits et finalement devant l’ordre établi.
Raison, progrès, liberté : trois armes anti-mythologiques. … à manier avec précaution tant aujourd’hui leur fonction originelle émancipatrice s’estompe avec l’image terrifiante d’un devenir technologisé sans vérification d’un quelconque « progrès20 », d’un excès de raison qui confine à la fatalité et une liberté réduite au libéralisme. Sur cette route est laissé de côté tout ce qui apparaît subordonné, anachronique ou dérisoire. La totalité est une totalité organique dans laquelle toutes les catégories sont liées et non pas ajoutées dans les conceptions mécanistes anciennes de la totalité. Le programme prolétarien en a représenté une quintessence (jusque dans le parti au sens organique du terme dans la gauche italienne) et son échec pose la question du dépassement quand la domination absolue de la négation (« le travail du négatif ») ne conduit plus à aucune perspective, les contradictions anciennes et même les nouvelles n’apparaissant plus comme antagoniques mais comme englobées. On en revient à notre aporie d’origine. Aujourd’hui, cela ne tient plus. L’esprit du temps a laissé place à l’air du temps. Le moins qu’on puisse y répondre est justement qu’il est urgent de retrouver un mouvement de l’histoire face aux dangers de la néo-modernité. Nécessité aussi de garder le point de vue de la totalité nous l’avons déjà dit. Si le capital a pour tendance de rendre tout identique à lui-même cela ne se fait pas aujourd’hui par réunion de ce qui a été séparé (c’était la fonction de la synthèse hégélienne de faire tenir tout ça ensemble) mais dans un mouvement inverse qui totalise par individualisation et particularisation. « Identique » peut être remplacé par compatible ce qui rend mieux compte du nomadisme des particules de capital. Compatibilité avec un « être du capital » qui vise à créer une identité absolue dans laquelle le capital recouvre tout sans rien tolérer d’extérieur. Les rapports sociaux existent bien toujours mais les antagonismes sont résorbées par et dans la société capitalisée.
ANNEXE 3
Où on retrouve mon (JW) rapport problématique à Hegel puisque finalement mon idée d’une « métaphysique de la valeur » que je tiens à la fois de Keynes (« discuter des théories de la valeur c’est comme discuter du sexe des anges ») et de Castoriadis (« Valeur, égalité, justice, politique » in Les Carrefours du labyrinthe, Seuil, p. 249-316) ainsi que mes réticences récentes à utiliser le terme de contradiction21 (le sens littéral est de l’ordre du discours dialectique qu’on a transformé en idéologie de classe, puis en réel22) laissent la possibilité d’une reprise en compte de Kant même si on n’adopte ni son nominalisme ni sa conception de la « chose en soi » (par exemple, « la nature ») qui ne permet plus que difficilement d’argumenter en termes de rapports. Par contre l’inconvénient de vouloir tout recouvrir avec le « rapport » est de ne plus voir l’objet que sous la forme d’un sujet qui s’objectivise. C’est par exemple le reproche qui peut être fait au Marx des Manuscrits de 1844 à propos des rapports de l’homme à la nature.
Il est d’ailleurs étonnant que BP ne s’y réfère pas explicitement alors qu’il en reprend les grandes lignes : la connaissance n’est pas de l’ordre de l’absolu car l’objet résiste au pouvoir de la Raison (cf. les accusations de BP sur le totalitarisme hégélien), le fossé qui sépare l’objet de connaissance et l’objet réel ne saurait être comblé par des métaphores fut-ce-t-elles révolutionnaires et servir à combler le manque de perspective historique du moment, le réel n’est jamais que le monde approprié par la conscience linguistique et non un monde entièrement intelligible à travers l’exercice de la raison, la dialectique est le chemin de la rationalité qui s’exprime grâce au langage.
De même l’expérience sensible de Kant peut se substituer à l’intuition de Bergson pour nous signifier l’excès de sens du réel par rapport au discours et enfin Kant présente aussi « l’avantage » de maintenir les exigences du sujet et une ouverture là où Hegel ferme la porte. À propos de Bergson, ce métaphysicien du flux comme l’appelait Adorno dans sa Dialectique négative, nous sommes étonnés que tu puisses l’utiliser comme une source critique du déterminisme alors même que les citations que tu en fais apparaissent comme déterministes (« Orienter notre pensée … voilà ce pourquoi notre cerveau est fait » », p. 4-5) ou utilitaristes (« c’est pour agir que nous pensons »). Ensuite, si je comprends bien, il semble que tu utilises Bergson pour ta critique de la quantification et du temps spatialisé dans la mesure où il sépare durée et temps en donnant, à mon avis arbitrairement, une dignité au premier terme que n’atteint pas le second puisque le temps (spatialisé) serait soumis à la régularité des phénomènes physiques. Un temps spatialisé qui réduit les flux de Bergson à un processus monotone et infini, sans formes. Il est le domaine du déterminé alors que la durée serait du domaine de la liberté. On est en pleine pensée dualiste ! Un dualisme qu’on retrouve dans sa façon d’opposer deux modes de connaissance, un mode mécaniste comme savoir pragmatique et un mode intuitif. Or toute connaissance, même celle intuitive de Bergson, a besoin de la rationalité quand elle vient à se concrétiser. Pourtant tu sembles mêler tout cela pour en déduire que dans le monde de la rationalisation il y aurait absence de discontinuité, une fois réduits les faits sociaux/politiques à des phénomènes physiques. Les discontinuités ne sont plus que des histoires sans Histoire si je peux me permettre ce jeu de mot. Le mouvement a été sacrifié à la durée alors que justement il possède la propriété de se déployer à la fois dans l’espace et dans le temps. Cette confusion ne vient elle pas du fait de ne pas faire de différence entre rupture dialectique de la durée et rupture non dialectique ? Alors que la rupture dialectique maintient une certaine continuité, le surgissement de l’événement produit une décomposition-recomposition de l’ordre. Comme exemple historique on peut prendre pour la première la révolution anglaise et pour la seconde la révolution française. On a un peu la même chose sur la question de l’héritage23. Hegel en parle dans son introduction à Leçons sur l’histoire de la philosophie (Vrin). Il y développe une vision guère différente de celle de Bergson : l’histoire est homogène, sans bonds dans laquelle l’héritage perd sa dimension historique en étant intégrée à la prise de conscience de l’Esprit. Fin de l’Histoire ! C’est seulement avec Marx que l’héritage devient une catégorie historique. Pour lui l’Histoire est discontinue et procède par bonds (le rôle de la violence théorisé par Engels, des luttes de classes et des cycles révolution/contre révolution par Marx). Une discontinuité qui implique néanmoins sa part de continuité (l’Histoire conçue comme histoire des luttes de classes, succession de modes de production, la classe bourgeoise et la classe prolétarienne qui grandissent en force et puissance au sein du mode de production qu’elles abattront, le mouvement ouvrier allemand héritier de la philosophie classique allemande). Mais si alors il y a continuité plus rien n’est spécifié et par exemple comment analyser le propre du capitalisme si Marx conçoit la continuité de façon anthropologique avec comme seule coupure celle qui marquera la fin de la « pré-histoire » et non pas de façon historico-politique et qu’il rejoint ainsi Hobbes et son hypothèse de la guerre de tous contre tous ? On peut penser que Marx est encore très dépendant de Hegel dans cette formulation de jeunesse (l’histoire de toutes les sociétés peut se réduire à l’histoire de ses luttes de classes) qu’il ne reprendra plus guère. De même sur la question de la technique Marx reste très dépendant d’une continuité hégélienne. Là où Hegel évoquant le monde germanique dit : « on a inventé ensuite un moyen technique contre cette supériorité de l’armement – la poudre à canon. L’humanité eut besoin d’elle et elle fut là » (Leçons sur la philosophie de l’histoire), Marx dit dans une célèbre phrase : L’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre, car à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles de sa solution sont déjà présentes ou à tout le moins sont comprises dans le procès de leur devenir » (Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique, p. 5, éd. Sociales, 1957).
Par ailleurs, jouer Bergson contre Hegel en ce qui concerne la science me paraît abusif. L’ennemi c’est bien plutôt Comte que Hegel24. Les trois premières sections de la Phénoménologie sont une critique du positivisme et en même temps une critique du sens commun qui ne voit pas les rapports réels qu’il y a sous les choses. Lukacs reprendra et approfondira cela avec sa théorie de la réification. Mais Hegel dégage aussi la perspective historique comme seconde critique du positivisme ou du scientisme : dans un monde où les faits ne manifestent aucunement ce qui peut être, l’attitude positiviste revient à sacrifier les possibilités de réalisation de ce qui devrait être. Le donné n’est pour Hegel qu’une particularité qui doit être dépassée par l’universel de nos virtualités. Tout individu humain est en premier lieu homme. Sa vérité en acte est dans son humanité, dans son genre (humain)25. Hegel n’invente pas la philosophie dynamique26 mais spécifie la dynamique comme négativité à l’œuvre. Il incombe ainsi à la logique dialectique de briser l’emprise du bon sens27. Mais son côté non positiviste ne le pousse pas non plus à dire que tout est possible. Il pose la conscience philosophique comme une conscience qui sait qu’elle ne peut rendre compte de tout et cette finitude dans la pensée a son pendant dans les choses. Les choses sont finies du moment même qu’elles sont car elles ne peuvent développer toutes leurs virtualités sans périr28. Par ailleurs il critique la science bornée incapable de saisir le réel et particulièrement les mathématiques quand elles sont science de la quantité en dehors de toute attention au contenu réel des choses même si il le fait dans une forme idéaliste en introduisant le dualisme essence/apparence. Pour lui, la logique mathématique et on pourrait rajouter aujourd’hui encore bien plus la logique statistique et la logique informatique se soumettent entièrement aux faits et donc à l’apparence alors que c’est l’essence qui au-delà des transformations conjoncturelles saisit l’unité de l’être. La Logique d’Hegel est ailleurs : pour elle, la science positive, malgré toute la richesse de son appareil « technique » reste à l’intérieur de la réalité donnée.
Dans une certaine mesure on peut dire que le marxisme est même bien souvent en deçà et en tout cas pas au-delà de Hegel sur ce point. Par exemple sa philosophie de l’histoire est bâtie sur le même modèle que celui des sciences de la nature. Il y a un objet étudié, des chaînes causales qui prédéterminent des résultats. L’histoire passée est donc forcément rationnelle. Mais l’histoire future aussi puisqu’elle verra un autre processus de rationalisation non plus seulement des faits mais des valeurs cette fois (la marche vers l’humanité libre). Retour au vieil Hegel de la ruse de la raison et du tout ce qui est ou sera réel est ou sera rationnel. Retour aussi au cœur de l’hégélianisme avec l’idée que l’homme devenant enfin humain après sa « pré-histoire », son existence coïncidera avec son essence, son être effectif réalisera son concept (l’Homme total de Marx est le pendant du Savoir absolu de Hegel). Tout est déjà écrit sous la double action du déterminisme économique et du messianisme révolutionnaire. La nécessité objective de Marx est le pendant de la Raison absolue de Hegel. À partir de là il ne peut y avoir aucune véritable praxis (action historique), les révolutions sont soit programmées soit inutiles. Il n’existe pas d’événement au sens fort, il n’y a pas de figure historique à dégager. C’est pourtant le contraire que nous affirmons et les exemples ne manquent pas et il n’y a pas besoin d’aller les prendre dans la grande Histoire (le nez de Cléopâtre mène le monde, Achille est le modèle du héros pour Alexandre, comment l’antisémitisme historique rencontre son ange exterminateur en la personne d’Hitler etc), on en trouve dans la petite avec par exemple la figure de Cohn-Bendit en mai-juin 1968, parfaite synthèse du mouvement de la jeunesse contestataire, de sa force comme de ses limites.
J’ai assez dit ailleurs, combien cette dialectique de l’essence et de l’apparence était devenue un tour de passe-passe du marxisme même dans ses formes les plus modernes telles que théorisées par Debord, Postone ou Kurz. Mais revenons à Hegel. Il saisit la contradiction entre esprit scientifique et critique de la science alors que Bergson qui en a pourtant l’intuition, essaie de faire tenir théorie de la connaissance et irrationalité. Hegel sait, lui, que toute critique des limites de la Raison est vaine si on cherche à lui oppose de l’extérieur une autre source de la connaissance. C’est pour cela qu’il s’en tient à la contradiction. Et si la Raison cède à la science bornée selon ses propres critères d’ordre et de non contradiction (la logique condamne la contradiction) alors il y a « réification » à l’intérieur du procès de rationalisation. Un phénomène que l’on ne peut empêcher que par une réflexion de la science sur elle-même et non pas en se situant en dehors de la science. Il me semble que nous en sommes encore là quant à la position à avoir sur les nouvelles technologies dans lesquelles sont présentes raison et déraison. C’est particulièrement d’actualité si on pense aux polémiques autour de la PMA. S’y exprime l’irrationalité d’une raison particularisée au profit de « sujets » dans l’immédiateté de leurs intérêts. Déraison dans la raison en quelque sorte qui atteint son paroxysme aujourd’hui avec la crainte de la catastrophe universelle. Comment en sortir autrement qu’en reprenant un point de vue de la totalité, d’un universel produit par la conscience critique que la société a d’elle-même ?
Je ne puis être d’accord, par ailleurs avec des passages du type « L’intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie » alors que premièrement il ne s’agit pas d’une incompréhension mais d’une mise à distance ; en effet, l’homme ne s’identifie pas complètement à ce qu’il fait (cf. les développements de Ch. Sfar dans les numéros 4 et 5 de Temps critiques) et que deuxièmement ce n’est pas la vie en soi qui nous intéresse mais la vie située dans un temps historique (et pas seulement une durée), par exemple « la vie mutilée » de l’Adorno des Minima Moralia ou les « existences dévastées » de Kafka.
Même si la pensée de Bergson a pu représenter une réaction au rapport de production et au mode de vie de la bourgeoisie, à son époque déjà largement devenus insupportables non seulement aux ouvriers mais à de nombreux intellectuels bourgeois, elle abandonne toute perspective de transformation de cette société en avouant que ce n’est pas de son ressort. Pour lui, la pensée conceptuelle et critique doit être abandonnée parce qu’elle détruirait son objet au profit d’une démarche qui s’ouvre vers le vivant. Horkheimer qui, contrairement à Adorno, avait eu un intérêt pour certains auteurs irrationalistes parce qu’ils représentaient une protestation contre l’advenu a par contre fortement critiqué Bergson et son intuition non médiatisée qui ne peut saisir ce qui est historiquement décisif dans un monde divisé et en reste à l’immédiateté de l’expérience. Adorno, par contre, très sévère au départ donne par la suite un bémol à sa critique quand il essaie d’historiciser cette question de l’expérience. Bergson n’aurait pas eu tort d’y insister car auparavant on pouvait remonter de l’expérience et de sa diversité, à l’unité du concept. Or aujourd’hui cela se mue en son contraire car le système objectif l’emporte (cf. encore, notre notion de « société capitalisée »). En cela, il fait aussi une critique de Hegel ou au moins de la croyance de ce dernier en la puissance du concept. Certes Hegel savait que celui-ci n’épuise pas la réalité, mais de cette dernière il avait du mal à mesurer la résistance. N’est-ce pas un peu le cas de ceux d’entre nous qui ont déjà eu un long parcours ?
Si Horkheimer approuve la distinction de Bergson entre le temps des sciences et le temps vécu il ne se fait pas faute de critiquer sa métaphysique du temps qui l’amène à concevoir ce dernier comme durée, c’est-à-dire de façon aussi abstraite que la conception des sciences. Et surtout cela supposait de voir cette durée comme un flux ininterrompu qui n’accorde aucune perspective à un changement historique de grande ampleur29, ce qui semble repris par BP dans ses courriers précédents. Plus résistant serait un recours à l’immanence de Spinoza, mais c’est encore un autre morceau !
Déjà chez les contemporains allemands de Bergson cette Lebensphilosophie30 allait conduire à se livrer aux puissances obscures (cf. Klages, exhumé par Camatte pour le lecteur francophone, Jünger, Spengler et Heidegger) mais elles se ressourcent aujourd’hui plus généralement dans la haine pour toute conceptualisation et pour la critique. On a eu ça au niveau théorique avec Camatte et Bochet dans les dernières séries d’Invariance où se côtoyaient d’un côté une dénonciation de la critique vue comme un élément de la dynamique du capital et de l’autre un nouveau vitalisme proche de l’écologie profonde. On l’a aussi au niveau plus pratique avec les courants autour de l’IQV qui font assaut d’immédiatisme et d’anti-intellectualisme. Comme dans les philosophies de la vie ce n’est pas n’importe quelle pensée qui est attaquée mais celle qui analyse, qui décompose et recompose, celle qui compare et enfin, comble de l’horreur, qui généralise en prenant « un point de vue surplombant » comme on dit aujourd’hui. Le lent travail continu de la critique serait inadéquat à saisir les moments que seule l’intuition immédiate est capable d’aborder. Pourquoi pas l’adhésion enthousiaste par immersion dans l’objet pendant qu’on y est et comme semblent le croire divers activistes des nouvelles « trajectoires révolutionnaires du XXIème siècle » suivant le livre du même nom (L’éclat, 2014) ! La méfiance envers le travail théorique et la conceptualisation vient de ce qu’il apparaît éloigné des luttes concrètes31 comme si celles-ci avaient besoin de mots plus populaires ou plus quotidiens pour réfléchir sur elles-mêmes. L’exemple de la théorie opéraïste par rapport aux luttes prolétaires italiennes entre 1968 et 1973, l’exemple de SoB et de l’IS en France par rapport à mai 1968 nous montrent plutôt le contraire même si ces situations et cette alliage entre théorie et pratique ne se reproduira plus ou pas de la même façon.
Mon rapport ambigu à Hegel ne s’arrête d’ailleurs pas là puisqu’on le retrouve à propos d’une critique de l’immédiatisme qui est une constante dans la revue (au moins pour JG, Pasquet et moi) à la suite de Bordiga d’Invariance et d’Adorno mais bien évidemment présent dans la philosophie de Hegel (« Le premier est ce qui est le plus pauvre en déterminations » et « la pensée est la négation de quelque chose d’immédiatement présent ») or la théorie de la valeur de Marx s’inscrit bien dans cette non immédiateté et tout ce que j’ai développé depuis quelques années sur la nécessité d’en revenir aux prix peut se voir reprocher son immédiatisme même si elle semble cohérente avec la critique de la métaphysique de la valeur dont je parle plus haut. En fait mon refus de séparer le monde en essence et apparence rejoint le refus d’Adorno d’une scission entre apparence et réalité. Dans les deux cas il y a refus de concevoir l’idéologie en termes de représentation inversée. En tant que reflets de la vérité les apparences ont une réalité dialectique. Les marchandises ne sont par exemple pas simplement le fruit d’un fétichisme de la marchandise comme beaucoup le répètent depuis La société du spectacle de Debord. En effet,les marchandises ne sont pas qu’une projection dans le monde des choses d’un rapport social d’exploitation et de domination non perçu comme tel ; ce sont des produits matériels qui acquièrent dans la forme particulière de la primauté du processus d’échange (ce qu’on appelle vulgairement « la société de consommation ») une sorte de fonction chimérique (cf. aussi mon article sur la consommation dans le n° 17 de la revue).
JW
- Ainsi il me semble que l’article de Charles Sfar et JW dans le n°4 (1991) de la revue répond largement aux interrogations de BP. Nous le plaçons en annexe 1 à cette lettre, non pas pour montrer une antériorité de supériorité mais pour indiquer le bien fondé de notre démarche théorique et critique qui fait état, depuis la crise de la théorie communiste, de la diversité des parcours critiques et des passerelles qui peuvent se produire entre individus critiques. Ainsi, si cet échange fait apparaître de fortes différences, des points communs apparaissent aussi comme dans le passage sur le « temps-substance » dans ta dernière lettre. [↩]
- Ce dernier point est net à partir du n° 8. Cf. aussi le n°12 d’Interventions sur les pratiques de l’État-réseau à partir de l’exemple des « abcd de l’égalité » à l’école. [↩]
- Cf. Annexe 2 [↩]
- Cf. Annexe 3. [↩]
- Par exemple quand il dit : « Cet amour a-t-il un objet ? Remarquons qu’une émotion d’ordre supérieur se suffit à elle-même » Les deux sources de la morale, p. 270). D’une manière plus générale son désir d’échapper au déterminisme l’amène à abandonner la matière, qu’elle soit nature « extérieure » ou « intérieure ». L’homme ne l’intéresse qu’en tant qu’être moral. [↩]
- Cette référence à l’imaginaire social peut être référé, par exemple pour le capitalisme, à la recherche de Weber sur le protestantisme et les origines du capitalisme. Mais hormis l’intérêt qu’il peut y avoir à ne pas en rester à un déterminisme strictement marxiste, ce type de référence devient alors une simple hypothèse qui peut être contredite (Cf. Sombart après Marx quand au judaïsme) et donc remise en question comme le fait Braudel qui montre que le développement du capital dans les cités italiennes ne correspond à aucun de ces « imaginaires ». Plus concrètement comment concevoir que la transformation de l’accumulation sous forme de trésor en celle sous forme de capital soit le principalement le fruit d’un changement d’imaginaire social ? [↩]
- Adorno et Horkheimer se sont attachés à montrer ce rapport entre mythe et illuminisme à partir de l’étude de l’Odyssée et particulièrement du mythe d’Ulysse (La dialectique de la raison, Gallimard, 1974, p. 58-91 [↩]
- Marx avait d’ailleurs pointé cette dimension de non contemporanéité avec son utilisation du terme de prolétariat issu comme nous le savons du latin proles, ce qui permet de signaler le côté sans réserve d’esclave moderne qui perdure dans la figure de l’ouvrier formellement libre du rapport social capitaliste. [↩]
- Leçons sur l’histoire de la philosophie, t2, p. 325, Vrin, 1971. [↩]
- Pour Hegel, l’être n’est rien sans détermination. Il n’est que lorsqu’il est qualifié, qu’il a une qualité. Marx reprendra cela mais pour l’homme, catégorie qu’il abandonne progressivement pour celle de « les hommes ». [↩]
- Alors que la double formule de Hegel (« Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel ») exprime seulement que le réel est rationnel car il n’est que la réalisation de la Raison, pour Marx seul le réel est rationnel sans que le rationnel le soit forcément puisque pour lui réel et pensée ne sont pas confondus. [↩]
- Par exemple chez Lukacs quand il parle du prolétariat : « Son essence s’impose comme sujet-objet identique du processus évolutif de la société et de l’histoire » (Minuit, 1960, p. 189). [↩]
- Pourtant, l’importance de Hegel par rapport à ses prédécesseurs est de ne pas séparer l’homme de son aliénation même si ensuite (sur le modèle grec finalement) il identifie l’Homme à la conscience de soi et la production à l’aliénation. Les situationnistes et leurs descendants comme Krisis ont achoppé là-dessus dans leur critique du travail : le travail n’est pas une contradiction de l’activité générique donc on pourrait l’abolir. Ce qu’ils pensent comme un dépassement ne constitue qu’une pure négation en dehors de toute véritable dialectique qui permettrait de saisir le mouvement dans sa contradiction (le travail comme contradiction de l’activité générique). [↩]
- Et que pour ces dernier il soit difficile de s’en défaire est bien montré par les difficultés de Castoriadis qui d’un côté fait une critique très intéressante de la dialectique « fermée » et de la Raison absolue mais qui, dans le même temps (celui des n°35 à 40 de Socialisme ou Barbarie) pense encore le socialisme comme faisant partie intégrante d’un gigantesque processus de rationalisation commencé avec la découverte du feu. Finalement c’est la même idée que celle de BP mais là ou ce dernier critique le processus lui-même et son contenu, le premier l’encense. [↩]
- Note rajoutée (2015). La question du temps est centrale dans les Grundrisse. Il y analyse le prolétaire-travail vivant comme celui qui n’a plus le temps, n’a plus son temps ou n’est plus le temps comme aurait dit Hegel. Il en est séparé. À partir de la conception du temps et de l’espace de Hegel il va bâtir sa théorie de la plus-value. Pour Hegel, la vérité de l’espace est le temps (Philosophie de la nature, Gallimard, 1970, addition au § 247) ; « Ce n’est pas dans le temps que tout naît et périt, mais le temps lui-même est ce devenir, ce naître et ce périr ». Le travail objectivé de Marx est de l’espace hégélien, du passé posé. Il oppose ensuite le travail passé mort et redevenu spatial au travail vivant « temporellement présent » (Grundrisse, éd. Sociales, 1980, t1, p. 213). Le programme prolétarien est en route qui fait de ce travail vivant, malgré son aliénation salariée (la négation) une possible négation de la négation. [↩]
- « Je montrerai qu’il n’y a pas d’Idée de l’État, parce que l’État est quelque chose de mécanique et qu’il n’y a pas d’Idée d’une machine. Seul ce qui est objet de liberté peut s’appeler Idée. Il nous faut donc dépasser l’État, car tout État traite nécessairement des hommes libres comme des rouages. Et cela, il ne le doit pas ; il faut donc qu’il disparaisse » (Erstes Systemprogramm des deutschen Idealismus in Hegel, Correspondance (Lettre à Schelling, Gallimard, 1962). À ce radicalisme révolutionnaire s’oppose sa Philosophie du droit qui réconcilie Idée et réalité et revendique l’État absolu. [↩]
- Cf. Horkheimer, Théorie critique, Payot, 1978, p. 154-5-6 et Marcuse qui résume l’aporie de façon lapidaire : « le tout est le vrai et le tout est faux » (« Notes critiques sur la dialectique », in Raison et révolution, Minuit, 1968, p. 50). [↩]
- Cette théorie de la forme valeur reprend de fait, si ce n’est consciemment, la dualité kantienne entre matière ou contenu d’un côté et forme de l’autre. Ce qui fait qu’après avoir développé pendant des années l’idée que cette théorie de la forme était « vraie » (parce que celle du Marx « ésotérique ») et que celle de la valeur-travail était « fausse » (parce que celle du Marx exotérique), Krisis et l’école critique de la valeur peuvent aujourd’hui, c’est-à-dire depuis la crise de 2008 et en toute logique kantienne, sauter de l’une à l’autre au gré des nécessités de l’argumentation, mais toujours dans la même séparation, alors qu’il n’existe aucune forme sans matière et aucune matière sans forme. Matière et forme s’engendrent réciproquement dit Hegel. Ils sont médiatisés l’un par l’autre. [↩]
- Adam Smith a encore essayé de tenir les deux bouts en développant d’un côté ses théories sur les rapports entre division du travail et augmentation de la productivité et de l’autre en insistant sur l’abêtissement que cela produirait sur la masse des ouvriers. Cette productivité qui, peu à peu, va devenir le moteur de l’innovation et de la concurrence et annonce le temps de la domination de la quantification. Le moyen se transforme en fin et la liberté est dissocié de sa satisfaction. C’est la négativité du principe de progrès qui devient la source de sa dynamique : « Assurément, il n’est pas d’amélioration dans les affaires humaines qui ne soit le fait de quelques tempérament insatisfait » (S. Mill). [↩]
- Adorno développe cette idée dans ses Modèles critiques (Payot). Il fait ressortir que dès Kant une théorie du progrès se développe qui est liée à une idée de l’humanité et ne relève donc pas des sphères particulières de la vie. Le progrès est conçu en référence à la totalité et non simplement en référence au progrès technique. Mais Adorno reprend l’antienne du non identique, le progrès n’est pas identique à la société, il y a confrontation. C’est le culte de la Raison qui va finalement poser l’identité des deux. Et Adorno de conclure « Tout progresse dans le tout, seul jusqu’à ce jour le tout ne progresse pas » (p. 160). La dialectique du progrès empêche toute possibilité de « primitivisme » mais la fétichisation du progrès accentue ce qu’il a de particulier, le fait qu’il se limite alors à des techniques. À plus forte raison aujourd’hui pouvons nous rajouter. [↩]
- « J’avoue ne pas avoir réussi à convaincre Laurent sur ce point, à savoir qu’une opposition réelle des choses entre elles ne passent pas forcément pour une contradiction dialectique. On peut l’appliquer au rapport social capitaliste dont les deux pôles sont bien opposés réellement mais où on peut estimer que la notion d’englobement vient ruiner l’hypothèse de contradiction dialectique. J’espère que les notes de JG sur Hegel pour répondre à Henri et J-Louis lèveront un peu plus le voile sur tout ça. [↩]
- Marx était quand même conscient de cela puisqu’il distingue « concret de pensée » et « concret réel » mais il ne s’y tiendra pas vu les impasses de sa théorie du reflet, et il reprendra de Hegel la dialectique de l’essence et de l’apparence, dialectique que nous avons critiqué plusieurs fois (cf. L’évanescence de la valeur). Dans cette perspective, l’opération d’abstraction (la forme-valeur et le travail abstrait chez Krisis par exemple) est la seule façon d’accéder à l’interprétation du monde. [↩]
- Sur ce point je pars de Ernst Bloch et de ses « Discussions sur l’expressionnisme » dans son livre Héritage de ce temps, Payot, 1978, p. 244 et ss. [↩]
- Laurent va reprendre ça mais de façon séparée. [↩]
- D’où l’on peut voir que le combat mené par Hegel est à poursuivre à l’heure où les humains ne sont ramenés qu’à leurs « genres » sexuels et plus généralement à leurs identités. [↩]
- Cf. Marcuse, Raison et révolution, p. 165-167. [↩]
- On voit ici l’option proprement contre-hégélienne menée par Orwell puis Michéa avec leur notion de common decency. [↩]
- Cf. Marcuse, op. cit, p. 181. C’est aussi ce que pensait Marx avec sa contradiction entre croissance des forces productives et étroitesse des rapports de production ; c’est aussi ce que pensent les « catastrophistes ». Dans l’absolu, les deux n’ont pas tort. Le capitalisme s’écroulera s’il cherche sa « vérité », mais il peut tout aussi bien fonctionner encore en régime de sous optimalité soit pour répondre à la crise soit pour la prévenir comme aujourd’hui où on a la tendance à la capitalisation plutôt qu’à l »accumulation, à la reproduction rétrécie plus qu’à la reproduction élargie. Nous le pensons d’autant plus fort que nous pensons que le capital n’a pas plus de « vérité » qu’il n’a de forme privilégiée. Il les épouse toutes. Dans tous les cas la crise est la mémoire de cette finitude du capital qui se rétablit violemment dit Ruy Fausto (Le capital et la logique de Hegel), L’Harmattan, 1997, p. 77. Pour parler comme Fausto : il la combat dans le sentiment d’infinitude que lui procure sa dynamique. Mais plutôt que par l’abstraction, je préfère citer un exemple qui permet immédiatement de comprendre cela : c’est exactement la fonction remplie par le capital fictif aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’une déconnexion mais d’un outre-passement des limites. [↩]
- « Si Bergson n’avait pas hérité de Comte le concept pragmatiste étroit d’une science utilitariste, son besoin d’une métaphysique vitaliste séparée de la science et la complétant serait incompréhensible. […] Le concept pragmatiste de vérité […] correspond à la confiance sans borne dans le monde existant. […] Si l’idée d’une vérité dangereuse et explosive ne peut même pas venir à l’esprit, c’est alors que la forme actuelle de la société est sanctifiée et considérée […] comme capable d’un développement à perte de vue ». (Horkheimer, Théorie critique, Payot, 1978, p. 191). [↩]
- Elle n’est pas qu’une réaction à Hegel. Elle est à l’origine une réponse à la rationalisation nouvelle et intense de la fin du XIXème siècle et aussi à un intellectualisme jugé desséchant que Nietzsche critiquait comme une limite de la pensée bourgeoise, une « anémie » à laquelle il opposait l’héroïsme du surhomme. Le triomphe de l’individualisme en même temps que la crise du sujet dans les débuts du XXème siècle donne l’impression d’une « privatisation de la Raison » à travers les théories de la main invisible et de l’équilibre entre les intérêts (Marcuse in Culture et société, Minuit, p. 77.). C’est en réaction à cela que se développe la Lebensphilosophie qui met certes le doigt sur l’individu mais comporte aussi des tendances völkisch qui vont proposer un nouveau « Tout » autour du Volk et de la Volksgemeinschaft, une totalité qui allie naturalisme et irrationalisme. [↩]
- Encore récemment, Dietrich Hoss à l’université Lyon 2 présentait une conférence sur les rapports entre théorie et pratique à partir de l’exemple historique de l’École de Francfort et alors qu’il a été formé en Allemagne par cette école et que de plus il est assez proche de la revue Krisis, il n’en était pas moins venu avec le nouveau petit livre rouge que représente la « lettre à mes amis » du Comité invisible avec ses « mesures révolutionnaires toutes prêtes ! [↩]
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