Ci-dessous un échange entre André D. et J. Wajnsztejn avec Laurent I. qui permet d’expliciter un peu plus la notion d’universalité par rapport à celle d’universalisme et la discussion autour du genre humain qui se trouve au cœur du livre Rapports à la nature, sexe genre et capitalisme.
Le 10/06/2014
Jacques,
J’ai commencé à lire attentivement ton dernier livre, « Rapport à la nature, sexe, genre et capitalisme », alors que je n’avais fait que survoler les premières versions. Déjà, quelque chose me gêne, essentiellement la façon dont tu opposes la notion de genre en général, comme si elle était le fil directeur à partir duquel il était possible de démêler l’écheveau constitué par les histoires de genres et de sexes. Or, il n’y a pas d’idée première du genre humain, pas plus que d’idée première d’espèce humaine d’ailleurs. Ce sont des notions à prétention universelle qui datent de l’époque des Lumières en Europe, lorsque les naturalistes (le premier à le faire c’est Linné) commencèrent à classer de façon hiérarchique (reprenant en partie l’idée d’Aristote) les êtres présentés comme naturels, êtres humains compris, en ordres, genres, espèces, etc. Les êtres humains étaient alors placés au top de la pyramide, juste après Dieu. A l’époque de Linné, et même à celle d’Hegel, le genre humain ne comportait que l’espèce actuelle, actuellement nommée Homo Sapiens, suivant la désignation binominale en latin de Linné, toujours en vigueur.
Mais dès que de telles classifications commencèrent à prendre corps, en particulier celle d’espèces, elles furent vite source de contradictions, parfois criantes. Par exemple, en principe, appartiennent à la même espèce tous les individus dont les échanges sexuels peuvent engendrer des descendants. Par suite, à première vue, la notion d’espèce relève du bon sens : a priori la zoophilie ne donne pas de descendants, par exemple ! Pourtant la notion d’espèce est la plus difficile à cerner qui soit : car, stricto sensu, elle exclut l’évolution comme l’avait pressenti le transformiste Lamarck, dans la « Philosophie zoologique ». La notion d’espèce exclue en effet la possibilité d’échanges sexuels féconds entre individus n’appartenant pas à la même catégorie, soulignait-il, donc celle de transformation. Linné, d’ailleurs, pourtant fixiste au niveau des ordres, acceptait en partie les variations au niveau des espèces et rappelait l’existence d’hybridations millénaires en botanique. Même aujourd’hui, en dépit de la masse énorme de fossiles découverts et analysés, y compris génétiquement, la notion d’espèce humaine, voire de genre humain, est volatile. Par exemple, Homo Neanderthalensis et Homo Sapiens appartiennent-ils à la même espèce ou non ? Les anthropologues les classent dans le même genre Homo, mais pour le reste ils ne sont même pas d’accord entre eux pour définir ce qui caractérise les espèces humaines, en particulier dès qu’ils tentent d’introduire, dans les jeux de définition, des facteurs sociaux, pour la plupart hautement spéculatifs dès qu’ils plongent dans le passé lointain.
De toute façon, les êtres humains de l’époque des Lumières, eurocentrisme oblige, c’étaient, pour l’essentiel, les Européens civilisés et pas l’ensemble des humains restés, dans cette représentation, plus ou moins à des stades antérieurs, voire inférieurs de civilisation, pire de sauvagerie. Cette représentation prétendument universelle, Hegel en hérite, ainsi que Feuerbach et même Marx. Ils ne peuvent même pas comprendre que les prétendus sauvages possèdent des représentations du monde aussi universelles que les leurs, quoique de façon différente puisqu’elles ne sont nullement basées sur l’idéologie du progrès, spécifique à l’Europe. Pour les hégéliens et leurs successeurs, le fait que les membres de telles ou telles communautés se relient au monde à travers des idoles, terme ancien désignant les totems à l’époque des Lumières, exclue toute forme d’universalisme. C’est par excellence la conception chrétienne de l’universalisme, même sécularisée, que raillaient les Indiens que j’ai eu l’occasion de rencontrer dans les réserves nord-américaines. La thèse de l’absence présumée du sens de l’universel chez les sauvages n’est plus défendue aux Etats-Unis que par des anthropologues de l’école biosociologique comme Chagnon, la bête noire de Sahlins.
Comme je viens de le dire, je n’ai lu attentivement que les premières pages du livre et je ne voudrais pas extrapoler à partir de là. Mais, de mon point de vue, il me semble que tu « payes » là le tribu à l’absence de critique approfondie de l’idéologie des sciences de la nature soit-disant universalistes qui prirent corps à l’époque des Lumières. Franchement, opposer « l’idée première de genre humain » aux histoires de genres n’a pas grand sens. Sauf pour les personnes qui croient que l’idéologie des Lumières a représenté quelque progrès de la pensée à nul autre pareil, l’universel par excellence face auquel les autres modes d’appréhension du monde ne sont que des modes de pensée particuliers. Tu connais déjà ma position. Sans jeter le bébé avec l’eau sale et prétendre qu’il n’y a rien à tirer en principe des Lumières, plus exactement de tel ou tel critique de l’époque, tel Maupertuis, classé parfois a posteriori comme représentant des Lumières, je ne peux pas les valoriser comme tu le fais dès les premières pages du livre.
A plus
André
André,
Le cœur du livre, c’est la critique des particularismes et les passages sur les rapports à la nature sont là pour donner une enveloppe plus totalisante à cette critique, de la même façon que la référence renouvelée et quelque peu oubliée de genre humain nous est apparue comme un bon garde-fou contre ses déclinaisons genristes/particularistes. C’est avec cette objectif que Laurent et moi-même avons repris une discussion sur le genre humain, une discussion entamée il y a plus de trente ans à une époque où dans la lignée du Marx des Manuscrits de 1844, nous parlions « d’être générique » et qui, tout à coup, retrouvait de son actualité et un ancrage concret dans ce livre.
C’est aussi pour cela que nous avons discuté entre nous de cette réponse collective qui suit.
Quand tu abordes la notion de genre tu la réfères à son origine scientifique et au naturalisme des Lumières. Outre que les exemples que tu prends comme ceux de Linné et de Lamarck ne peuvent être vraiment représentatifs de ces Lumières, l’important, pour nous, n’est pas là. En effet, tu sembles fonder ton argumentation sur une origine étymologique de la notion de genre et non sur son histoire, une histoire qui ne commence certes pas avec Hegel, mais pas non plus avec Homo Néanderthal ! JW s’en explique dans le petit détour anthropologique qui se situe au milieu du livre mais que tu dis ne pas encore avoir lu.
Si la confusion a longtemps été faite entre genre humain et espèce, il semble que tu la réintroduises mais pour nous reprocher de réduire la première à la seconde. Il n’en est rien. Dès Montaigne et Rousseau, puis chez Hegel, Feuerbach et Marx, la distinction est bien faite dans le sens où l’espèce est définie comme une catégorie de classement, une catégorie effectivement parfois naturaliste et scientiste, nous n’avons pas de mal à le reconnaître ; alors que le genre humain est de l’ordre philosophique et politique du rapport à soi et aux autres (cf. le Marx des Manuscrits de 1844). Cette « conscience de soi » (la notion n’apparaîtra que progressivement avec celle de Sujet) a une histoire mais ce n’est pas celle de la raison, du progrès et des Lumières. Dès les premières formes de sociétés (JW emploie le terme de « communautés immédiates » dans le livre), il y a bien une idée première de genre humain quand celles-ci traitent les autres de non-humaines où qu’elles parlent de « vrais hommes ». Rien ne les oblige à dire cela sauf la conscience naissante d’appartenir à une totalité, leur universel à eux. Même si l’idée n’est pas énoncée comme telle on a là une première forme d’universalisme (différencialiste) avec son propre cadre de totalité (cosmogonie). C’est cela qui fonde leur générécité.
La notion de genre humain y apparaît parce que dans ces sociétés primitives l’homme se prend bien comme son propre objet en tant que Sujet, même si ce dernier n’est pas encore le sujet libre et individualisé qui se parachèvera dans son modèle bourgeois. Ce qui caractérise ces groupes humains c’est qu’ils ne se contentent pas de la reproduction de leur vie immédiate.
C’est cette dimension intrinsèquement universaliste de la notion de genre humain qui pose des principes et crée des modèles et des classements et des suprématismes peuvent en découler ; ce sont des éléments réels, que nous ne cherchons pas à nier mais qui sont complètement périphériques par rapport à ce qui est au centre de notre analyse. Des classements ntre espèces évidemment mais aussi à l’intérieur de l’espèce humaine dans la mesure où celle-ci ne constitue pas un cadre de référence. La Révolution française a poussé au plus loin les apories ou contradictions de cette universalisme idéologique, par exemple à propos de l’esclavage et même le colonialisme en est une forme dépravée. On retrouve aussi ces contradictions dans la querelle entre théorie française (Sieyès) et théorie allemande (Fichte et Herder) de la nation et de la nationalité.
À cette aune, il faudrait faire une différence entre universalisme et universalité. L’universalisme, comme tous les « ismes » d’ailleurs, à une forte dimension idéologique souvent dénoncée aujourd’hui, par exemple pour ce qui nous intéresse, par Christine Delphy et les « Indigènes de la République ; alors que « l’universalité » est une notion qui rend compte d’une capacité définitoire du genre humain à considérer les êtres humains comme un seul ensemble, à considérer ce qui est commun parce que ça se retrouve de partout sans pour cela l’ériger en dominante. Par exemple, tu seras d’accord pour reconnaître aux êtres humains une capacité technique, un élément d’universalité donc sans préjuger de ce qu’ils en font et par exemple sans présupposer qu’ils vont se lancer dans dans une course au progrès technique et une révolution industrielle dont l’universalisme passe par l’imposition de son modèle progressiste. Et nous supposons que tu seras aussi d’accord pour reconnaître que l’opposition brute à cet universalisme industrialiste n’est que de l’anti-industrialisme sans que cela nous en dise plus sur notre rapport au monde et surtout le devenir autre que nous désirons sans fin, bien au contraire. À un autre niveau, la capacité d’enfanter désigne une universalité dans ses dimensions indissociablement naturelles et sociales (enfanter ce n’est pas que se reproduire et cela ne se fait pas dans n’importe quelles conditions) mais cela n’implique pas qu’il faut le faire pour sauver l’espèce ou la patrie. On peut aussi appliquer cela au concept de raison comme nous le verrons plus bas.
Par opposition à ces universalismes modélisateurs et différencialistes, se développent, surtout à l’époque dite post-moderne, des relativismes qui s’attaquent aux totalités monolithiques, fixes, normées et finalement à l’universalisme qualifié d’abstrait ou parfois des pensées qui cherchent, comme chez Butler à développer des universels concrets, des universels partiels. Mais dans tous les cas ils reposent sur l’équivalence des particularismes, l’expérience immédiate, la vie quotidienne, les désirs individuels, le multiple etc.
Revenons à ta lettre. Parce que les naturalistes emploient certaines notions et jonglent entre espèces et genres comme s’il n’y avait pas de différence, cela rendrait ces notions non opératoires ? Cela nous paraît abusif et surtout peu en rapport avec le livre. Nous ne nions pas que les espèces puissent se transformer ou se mixer, en tout cas pour les différentes sortes d’Homo, mais quel rapport avec notre propos ? Là encore tu sembles réduire le genre à l’espèce alors que nous cherchons justement à bien faire la différence entre l’espèce qui relève effectivement des catégories mises en place par les sciences de la nature pour séparer et classer ce qui peut et doit l’être de ce point de vue , du genre humain qui exprime justement une singularité du genre dans les différentes formes de conscience (cf. « L’Internationale » et le genre humain).
C’est ton argumentaire qui nous renvoie du genre à l’espèce alors que ce qui nous intéresse c’est quand de l’espèce peut s’extraire le genre humain.
On a l’impression que tu te trompes de cible. On peut critiquer la raison et le progrès sans que ça conduise à invalider la notion de genre humain parce que celle-ci est de l’ordre de la représentation, une signification imaginaire sociale dirait Castoriadis qui n’a pas à chercher une vérification scientifique. D’ailleurs tu n’es pas sans savoir que nous adoptons la même démarche pour le traitement de la « valeur », une démarche qui nous paraissait commune…
Le genre humain, c’est ce genre qui pense raison et progrès parce que c’est ce qui le constitue, y compris dans les formes de l’aliénation, qu’elle soit « initiale » ou historique (JW a développé ce point avec Ch. Sfar dans les numéros 4 et 5 de la revue Temps critiques et il en reparle à la fin du livre avec l’idée « d’aventure humaine »), mais aussi accorde toute sa place à la contemplation, à la lecture, à la poésie etc.
Sur le fait de savoir si les Lumières représentent un progrès ou pas nous ne pouvons faire mieux que de te renvoyer à Adorno et Horkheimer qui ont poussé au plus loin la critique de ces mêmes Lumières, tout en prenant acte, à la fin de leur vie, de la difficulté à les dépasser sans retourner à l’ombre, à l’immédiatisme et finalement à l’activisme. Bizarrement et sans qu’ils aient eu des rapports entre eux, cela les rapproche beaucoup des positions de Bordiga sur ces points.
Nous n’allons pas nous lancer dans une exégèse sur Hegel (JG prépare un texte là-dessus en réponse à un texte d’ex-membres de la revue Invariance qui ont repris contact avec nous), mais ce que tu lui reproche ainsi qu’à Marx nous paraît plus concerner des matérialistes français du XVIIIème siècle et des épigones marxistes que caractériser leurs supposés « maîtres ». Ainsi, l’Esprit d’Hegel suppose l’existence de la conscience de soi du Sujet, même si pour lui, son incarnation se trouve dans l’État considéré comme le grand Tout. Et cette conscience de soi est tout autre chose que la conscience immédiate. La conscience de soi, c’est la conscience qu’on est conscient. Elle nous fait voir dans les autres un autre soi-même ce qui est à la base du concept de genre humain, même si la conscience de son existence n’a pas attendu son concept. D’où, pour périodiser un tout petit peu, notre référence, surtout chez J.Guigou, à la suite de Camatte, à Homo sapiens sapiens. Le fait qu’une anthropologue ait découvert récemment qu’Homo Néanderthal ait été capable de symbolisation ou la découverte à partir des ADN de ces mêmes néanderthaliens que nous contenions encore aujourd’hui quelques pourcentages de néanderthélien en nous n’invalide pas le fait de partir d’un certain moment de l’évolution Homo. L’idée des croisement des formes Homo est intéressante intellectuellement et historiquement mais ce qui compte, pour nous, c’est de se mettre d’accord sur la notion de genre humain dans la perspective de la communauté humaine. Nous ne sommes pas dans la science ni dans les querelles d’anthropologues. Nous ne cherchons pas des notions vraies (pas des fausses non plus!) mais des notions à valeur heuristique dans une certaine perspective.
Si tu comprends mieux le sens que nous donnons à genre humain au sens humain et non au sens scientifique, alors tu comprendra mieux que nos références au genre humain n’ont rien à voir avec les « études de genre » et n’en sont pas une forme totalisée. Le genre humain n’est pas une « nature » mais c’est sa nature d’être construite à l’aide de déterminations naturelles/sociales qui empêchent de poser les problèmes en termes binaires d’inné/acquis, nature/culture, individu/société etc. Sans vouloir être hégéliens et marxiens forcenés, nous assumons le fait de reconnaître dans la dialectique une démarche de pensée qui permet d’échapper (en partie) à la pensée binaire et aux simples oppositions entre objet/sujet, culture/nature, individu/société etc. Sinon des notions qui nous servent principalement de médiations pour dégager une perspective ne sont plus que des catégories figées.
Au risque de le répéter, nous ne voulons pas faire œuvre scientifique et n’attendons pas la dernière découverte paléontologique sur les formes homo pour vérifier notre hypothèse de la valeur heuristique de la notion de genre humain. Comme dans la longue critique que nous a adressée J-Louis- Rocca au moment du projet du livre, ce que tu nous reproches c’est finalement une certaine démarche critique et finalement le bien fondé de cette critique, en l’occurence, la critique des formes de genrisme. Mais dans quelle but ?
Quant à nous, nous assumons notre parti pris critique et politique dans le cadre d’une perspective, celle de la révolution à titre humain pour la communauté humaine, à laquelle tu semblais adhérer.
Jacques W et Laurent I, les 11 et 13 juin 2014.
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