Échange à partir de « Populisme et postmodernité »

À lire un échange partant d’un texte de Max Vincent intitulé « Populisme et postmodernité ». Ce premier échange sera suivi de plus amples développements dans les semaines à venir.

Le 6 juin 2014

Max,

Je suis en gros d’accord avec votre texte sur populisme et post-modernisme. Toutefois je lui ferai quelques remarques directes ou indirectes :

– si l’idéologie post-moderne est bien une idéologie, elle n’est pas pour cela une pensée spéculative. Elle repose bien sur des constats qui sont : la fin des perspectives et des messianismes révolutionnaires (autres que religieux); en conséquence le processus d’émancipation est clos. Mais peut être faut-il insister sur des continuité puisque les discontinuités sont plus visibles. Par exemple, si l’émancipation au sens universaliste et rattaché à l’idée de révolution est en déclin, il perdure sous la forme des revendications en termes de droits. Des droits particularistes qui remplacent ou complètent un Droit général jugé justement trop général, trop abstrait (cf. le débat entre égalité et inégalité ; la priorité donnée aux luttes contre les discriminations plutôt qu’à celles pour l’égalité etc). De la même façon que le concept d’équité est une réduction relativiste du concept d’égalité dans laquelle les inégalités ne sont vues qu’en termes de discriminations, la lutte pour les droits réduit la lutte pour l’émancipation à une défense des particularismes. Mais dans ce second cas, il y a un élément objectif qui intervient et permet une dérive idéologique par rapport au projet universaliste d’origine : ce que nous appelons à Temps critiques, « la révolution du capital » (cf. chez L’harmattan, 1967 mon livre du même nom) a entraîné un englobement des contradictions au sein de ce qui est devenu « la société capitalisée » (cf. là encore notre dernier recueil de textes à ce nom, L’Harmattan, 2014). La perspective de l’émancipation a perdu sa fonction émancipatrice à partir du moment où la défaite des révoltes et luttes des années 1960/1970 a transformé les pratiques d’autonomie (cf. L’apport de Castoriadis sur ce point) en pratiques autonomisées (et notre critique dans Temps critiques n°12 : J.Guigou in « L’institution résorbée », disponible sur notre site et aussi, plus récemment, du même auteur, dans notre n°17, l’article « Les émancipés anthropologiques »).

C’est dans cette nouvelle situation de défaite consommée (pour nous et contre nous), au moins à court terme, que le post-modernisme s’est glissé. C’est en quoi il a un drôle de visage. Il n’est pas anti-moderne, réactionnaire ou autre; il est plus que moderne dans le sens où de la même façon qu’on a pu dire pendant un bref moment : « Cours camarades, le vieux monde est derrière toi », le post-moderne court au devant de cette victoire du capital : d’abord il l’enregistre, souvent par l’intermédiaire d’anciens « révolutionnaires » (c’est le cas pour J-F.Lyotard, ancien de la revue Socialisme ou barbarie, encore capable d’écrire en 1970, un article à chaud sur les événements de Nanterre et le saccage de la fac par les CRS (« Nanterre, ici et maintenant », Les Temps modernes) mais peu après se prononçant contre les « grands récits » et finalement tout ce qui l’avait fait se mouvoir jusque-là.

– le post-moderne n’intervient donc pas quand le procès de modernisation est achevé. Il participe activement de la tendance à l’achèvement (tendance sans parachèvement pour le moment) comme on peut le voir aujourd’hui avec le développement des relativismes, des particularismes, tribus, communautarismes etc. C’est pour cela qu’il est largement soutenu par les puissances institutionnelles qu’elles soient économiques, politiques ou culturelles, au niveau global/mondial. Et alors qu’il prend acte que les tentatives révolutionnaires ont rendu les armes au tribunal de l’Histoire avec un grand H, il en écrit bien une autre avec un petit h, faite de petits récits d’expériences immédiates des individus-démocratiques atomisés égogérant leurs intérêts et leurs désirs. La télé-réalité en offre une image spectaculaire, mais cela ne touche pas que le secteur people, la littérature savante n’en étant pas exempte, elle qui se roule et se complaît dans l’auto-biographie romancée.
C’est une critique de cette situation que j’ai tenté de produire à partir de mon livre Rapports à la nature, genre, sexe et capitalisme (Acratie, 2014) dont vous avez dû être averti de la parution.

– Opposer la modernité productrice de dissensus à la post-modernité et au consensus ne me paraît pas satisfaisant car dans les deux situations il y a co-existence des deux tendances mais avec des inflexions différentes.

Pour moi, la modernité est essentiellement productrice de consensus autour du couple progrès et travail dans le cadre idéologique de la démocratie parlementaire et de l’État-nation laïc. Le dissensus est réduit (si l’on peut dire !) à la lutte des classes qui s’y déroule et à la contradiction entre démocratie sociale abstraite et inégalités concrètes. Un dissensus qui se réduit d’ailleurs quand, avec l’intervention de l’État-providence et le mode de régulation fordiste, on passe de la société bourgeoise à la société capitaliste.

Dans la post-modernité, c’est bien le consensus qui l’emporte en finalité mais il n’a pas de base stable (crise du travail et du salariat ; une dynamique de consommation qui produit des effets pervers quand elle s’essouffle ce qui recrée des classifications et inégalités ou des raidissements idéologiques pro-sécuritaires que la moyennisation des sociétés de la période antérieure avait fait disparaître ou au moins s’effacer). Cette stabilité ne lui serait donnée que par la réalisation effective de « l’équivalence généralisée » dont vous parlez. Or, si on prend les exemples des comportements des salariés par rapport aux chômeurs, des français d’origine plus ou moins lointaine par rapport aux nouveaux migrants, des tenants de la manif pour tous face à ceux du mariage pour tous, des votes dans toute l’Europe pour des partis qui se présentent contre tous les autres (ce qu’entre parenthèse, les partis trotskistes se participant aux élections n’ont jamais vraiment été capables de faire), voilà bien des raisons de voir du dissensus. Le néo-populisme est un produit du post-moderne de la même façon que le populisme l’avait été de la modernité. Dans les deux cas il s’agit d’une réaction à la fuite en avant du capital qui remet en cause les clivages politiques traditionnels, pas encore assez classistes à l’époque du général Boulanger et de l’affaire Dreyfus pour trouver une ligne de classe, ce qui fait que la recherche du Peuple unitaire était encore un horizon politique possible; plus assez classistes aujourd’hui, ce qui permet de fantasmer et virtualiser un Peuple de France ou une comon decency (Michéa après Orwell) face à une classe ouvrière devenue transparente et à la réalité « black-blanc-beur » qui nous entoure (Finkelkraut).

Je m’arrête là pour aujourd’hui,
Bien à vous,

JW


Le 26 Juin 2014

 

Jacques,

Ayant retrouvé mon ordinateur je suis en mesure de vous répondre.
La partie de mon texte concernant la postmodernité ne représente que l’ébauche d’une contribution théorique que je doute de pouvoir mener à bien vu l’ampleur de la tâche et la difficulté de s’accorder sur ce qu’en entend définir là. Bien entendu la postmodernité n’est pas une « pensée spéculative » pour les raisons que vous indiquez et que je partage. Et il va de soi que la question de l’émancipation est décisive pour confondre « l’imposture postmoderne », du moins en théorie dans un contexte peu favorable aux « perspectives d’émancipation ».

Vos réticences portent principalement sur Jameson (« le postmoderne intervient quand le procès de modernisation est achevé »). J’y reviendrai. Mais il me faut faire auparavant un détour par la notion de modernité qui reste problématique. Le mot apparaît une première fois chez Balzac en 1823 pour désigner ce qui est moderne en littérature et en art. Baudelaire le reprendra et lui donnera la force d’un concept dans « Le peintre de la vie moderne ». Ici il n’est pas inutile de rappeler que l’inventeur du concept de modernité exécrait le progrès. Et donc ceci étant que la notion de modernité ici ne peut être confondue avec celles de modernisme ou de modernisation. C’est là que nous retrouvons Jameson quand il écrit que « ce que nous avons également perdu avec le postmoderne, c’est la modernité en tant que telle dans le sens où l’on peut prendre ce mot pour viser une chose spécifique et distincte du modernisme comme de la modernisation ».

La modernité telle que l’entend Baudelaire sera reprise et développée par Benjamin, voire Adorno. C’est cette modernité là à laquelle j’entends principalement me référer. Cette restriction parce que cette notion, par extension (dans le domaine philosophique, ou celui des sciences politique et humaine), s’est durant le XXe siècle affranchi du cadre de référence baudelairien et qu’il m’est difficile de ne pas en tenir compte. Ce qui signifie aussi que modernité, d’un auteur à l’autre, peut ici ou là le cas échéant signifier tout et son contraire. Vous proposez une définition de la modernité avec laquelle je ne peut être d’accord. Ce que j’entends par modernité, pour vous répondre, m’obligerait à aller chercher mes exemples et références dans le domaine de l’art, du moins depuis Baudelaire. Ce qui n’entre pas dans votre questionnement. On en revient à un problème de définition et je crains que celle que je défends (même si elle a la mérite me semble-t-il de bien préciser la chose en question) ne soit guère audible aujourd’hui.

Je ne comprends pas ce que vous voulez dire à travers « Le néo-populisme est un produit du post-moderne de la même façon que le populisme l’avait été de la modernité » (alors que les explications qui suivent me sont compréhensibles). Il n’y a pas lieu d’évoquer un « néo-populisme » comme on parlerait par exemple d’un néo-libéralisme. Cela ne fonctionne pas de la même façon. Pourquoi « néo » ici ? Dans le cas précis du populisme il s’agit d’un changement de paradigme : l’on conserve le mot pour désigner évidemment autre chose. Je vous renvoie à la partie que je consacre au populisme. Et puis on ne peut rabattre de la modernité sur ce que désignait à l’origine le mot populisme. Il y a comme une incompatibilité.

Voilà, de manière lacunaire, pour vos « remarques directes ».
En tout cas merci encore de me les avoir adressées.

Très cordialement,

Max Vincent


Le 28 Juin 2014

 

Jacques,

Oui, leur répondre m’intéresse, notamment :

1- sur le fait que la modernité c’est l’époque des révolutions nationales et bourgeoises et que donc avec le post-moderne : « Le cycle des révolutions déterminées par la société de classes moderne s’est achevé » comme je l’analyse dans mon article, « Fin de la modernité et modernismes révolutionnaires » (Temps critiques, n°8, 1994);

2- avec la modernité l’individualisation franchit un degré de plus dans son autonomisation : le citoyen-individu de la révolution française, c’est le bourgeois; le dféterminant dominant, c’est la classe sociale. (Rappel : à la Renaissance une étape importante d’individualisation a été franchie avec la sortie de l’Etat-théocratique, avec ce que Papaioannou a nommé le « regnum hominis » (le règne de l’homme puisque le règne de Dieu s’achève).
Avec le « postmoderne » (terme que je n’ai jamais fait mien car il est impuissant à caractériser « la société capitalisée ») l’individu se divise, se subjectivisme, se particularise : c’est l’égogéré, le multicartes, le genriste, la combinatoire, etc.

3- Dire que « le post-moderne intervient quand le procès de modernisation est achevé » n’a pas grand sens tant qu’on ne qualifie ce qu’était la modernité qu’en l’opposant seulement à la post-modernité. On tourne alors en rond…
Bien sûr, il faudrait que je lise leur texte initial. Envoie-le moi.

J.Guigou

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