Recension sans privilège

Nous reproduisons, ci-dessous, deux articles de Marie-Claire Calmus pour leurs rapports avec le livre de J.Wajnsztejn Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme et ce qu’il implique. Le premier texte est une des (rares) recensions du livre (l’OCL en a aussi produit une dans leur journal Courant Alternatif) dans la revue l’Émancipation. Le second texte rejoint nos préoccupations sur la réception actuelle des livres touchant au questions sur les théories du genre de façon critique. Pour exemple, on constatera que la simple annonce de notre débat à la librairie Publico de la FA à Paris (voir sur ce blog) n’a pas été acceptée par Paris-Luttes Info.

Bonne lecture


Ce livre a le mérite de prendre le contre-pied de bien des idées admises-voire à la mode-dans les milieux de gauche, la gauche dite radicale c’est à dire la seule, y compris dans le milieu libertaire.

Féministe de cette mouvance j’essaierai le plus objectivement possible de pointer accords et désaccords entre nos pensées, et sans doute au-delà, nos pratiques.

Le chapitre d’ouverture est une rétrospective : Parcours historique et philosophique de la notion de genre.

L’auteur y insiste sur une distinction que nous retrouverons tout au long: entre le Rapport à la Nature Extérieure et le Rapport à la Nature Intérieure (RNE et RNI) et montre que ce qui fondait l’opposition traditionnelle à travers diverses pensées philosophiques, entre âme et le corps, sujet libre et objet inerte, a été bouleversé,et qu’il faut lui substituer la notion de rapports.

Il rappelle au passage que l’idée-même de nature n’a pu naître qu’à un certain stade d’évolution sociale.

Dans Les Femmes et le Capital s’amorce ce qui va être le cœur de la réflexion et de la critique de certaines options et de certaines lois. Pour Wajnsztejn, le capitalisme n’a jamais nourri d’ à priori sur les femmes, la loi sur la parité dans les entreprises n’étant pas une garantie d’un changement formel (donc menaçant pour le capital) de la gestion ou de la direction d’entreprise, par exemple- les responsables femmes adoptant les méthodes masculines -et donc pas un enjeu de combat. Plus inquiétantes pour le libéralisme seraient de véritables lois sociales comme le montre actuellement l’intransigeance du Medef dans les négociations lancées par le gouvernement.

Je rejoins l’auteur sur le point essentiel de l’importance mineure des questions sociétales grâce auxquelles l’État se donne à moindres frais des allures progressistes, par rapport à la question cruciale de l’inégalité sociale, elle totalement renforcée par les diverses « réformes ».*

Redéfinissant le genre, Wajnsztejn constate qu’avec ce concept s’est opéré un glissement entre féminisme et capitalisme. « Les féminismes sont passés de l’analyse et de la dénonciation des rapports de sexe à la question de l’identité sexuelle » -ce qui pour lui fausse la problématique militante : « Le fait de mettre le patriarcat comme principal ennemi à la place du capitalisme correspond bien à la conscience vraie de contradictions antérieures au capitalisme (ce que nous appelons les contradictions ancestrales) mais cela ne conduit pas à comprendre le capital comme un rapport social qui englobe toutes les contradictions y compris celles qui ne lui sont pas spécifiques mais à le considérer au contraire comme englobé dans ce qui le précède et le dépasse. »

Le féminisme des années 70, notamment les prises de position de Christine Delphy et d’autres sur le travail domestique non rémunéré, intégraient justement l’exploitation des femmes dans le fonctionnement global du système capitaliste.

Dans le même chapitre Pourquoi le Genre, l’auteur analyse la confusion qui s’est aussi opérée entre sexisme et racisme. L’exploitation des travailleurs étrangers est envisagée sous le même éclairage que celle des femmes.

En effet cette confusion procède d’un oubli majeur, contré souvent par l’auteur dans ses diverses publications, notamment la revue Temps Critiques, c’est que le travail n’est plus au centre du système social : « Dans le triptyque classe-genre-race, tout fonctionne comme si le marxisme avait oublié des choses et qu’il faille procéder à une mise au point de rattrapage… alors que cet oubli n’en est pas un mais correspondait à la domination sans partage du RNE et du travail au sein des rapports sociaux avec l’englobement des autres dimensions qui en résultait. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et il faut donc reconnaître que l’englobement classiste ne fonctionnant plus, le reste des différenciations et des antagonismes s’en trouve libér騠».

A propos du rapport entre le privé et le politique développé dans « L’individu remplace l’universalisme » je pense, contrairement à Jacques, que la maxime de 68 est encore vraie: le privé est politique à condition de ne pas entendre dans ce dernier mot le recours à l’État ! Ou confondre le politique avec « faire de la politique ! ».

Certes la législation peut soutenir les combats privés,familiaux, mais elle tend actuellement, comme il le dénonce, à favoriser un confort, y compris dans la sexualité, qui n’a rien à voir avec les luttes universalistes pour l’égalité: c’est le cas en effet du mariage pour tous, qui vient symboliquement, au-delà de différences biologiques, instaurer une identité artificielle alors que le PACS assurait aux homosexuels comme à tous une égalité juridique, matérielle ; j’ajouterai que dans des domaines pour moi moins contestables, comme celui des violences conjugales, la loi ne remplace pas pour les femmes la prise de conscience et la décision de s’affranchir de la soumission, elle les soutient et leur donnent de l’efficacité ; il reste aux « victimes », pas moins nombreuses hélas que par le passé, à mener politiquement, d’une façon à la fois individuelle et collective leur lutte contre tous les mauvais traitements. Il n’y va pas seulement d’un mieux être, d’un quelconque « droit » à faire valoir, mais de leur vie et de leur santé physique comme psychique. Cette situation et cette cause n’ont rien à voir, non seulement avec le »droit au mariage » mais avec le « droit à l’enfant », à la procréation à tous prix en voie d’institutionnalisation et comme le démontre Jacques Testard* ouvrant la voie à l’eugénisme et à la réification de l’humain.

A propos de l’homosexualité on achoppe à cet impérialisme de la négation des différences naturelles et je ne partage pas plus que l’auteur l’affirmation de Christine Delphy :  « Tout ce qui peut exister est naturel ». .Comme le pensent beaucoup de militants avec Testard, Bové, et nous-mêmes, pourquoi la GPA à tous prix et les acrobaties techniques,et pas simplement… l’adoption ou comme le suggère hardiment Testard les « services rendus » entre ami(e)s éclairé (e)s ?

Ce qui s’est pratiqué dans les années 70-80.

« Et peu importe que ce « droit à l’enfant » ne soit fondamental (une nécessité absolue) que pour une catégorie d’individus. L’idéologie socio-culturelle ne considère plus la parenté que comme parenté sociale et elle nie la parenté biologique ou en tous cas les sépare absolument ».

A propos de la parenté affleure une de nos divergences liées à la différence de situation des femmes et des hommes…même les plus évolués. Je ne pense pas que la famille actuelle, pas plus que l’ancienne soit le lieu optimum de l’épanouissement individuel, du meilleur « RNI »…

En partie à cause d’un sexisme quotidien persistant, aggravé sans doute par ce qu’il dénonce lui-même : la précarisation sociale, la place moindre, instable et menacée, donc moins structurante du travail, et liée à cette instabilité, la frénésie consommatoire qui assimile les êtres à des objets interchangeables. Wajnsztejn rejoint là les analyses d’Oskar Negt, que je partage, sur les « mises au rebut » des êtres tant sur le plan professionnel qu’affectif- déclenchant une fréquence accrue d’éclatement des couples. Quant aux scènes de ménage, elles existaient déjà dans le passé (!) Mais l’attelage globalement y résistait mieux.

L’autonomie à conquérir va de pair pour moi avec la construction de collectifs hors de la famille : politiques, sportifs, culturels, artistiques. Et par le développement du potentiel créatif comme relationnel de chacun.

Dans A propos du mouvement des femmes je rejoins la condamnation de la prostitution comme « dissociation de l’être »(et aussi bien sûr marchandisation du corps).*

Comme l’ont rappelé les féministes libertaires Elisabeth Claude et Hélène Fernandez dans Anarchisme et Féminisme. Contre le système prostitutionnel* et comme le déclare Wajnsztejn la formule « mon corps est à moi » doit être remplacée par « mon corps est moi ».

Dans la Crise des rapports sociaux l’auteur insiste sur une distinction importante : il ne s’agit pas de critiquer des choix individuels mais leur sens ou non-sens politique.

La conclusion de ce livre riche et courageux en reprend les idées-forces… Même si les luttes pour la parité et contre les ségrégations de genre, ne constituent pas des « leurres », il reste qu’au regard de la gravité de la situation politique générale et épaulés par des livres comme celui-ci, les coups de butoir portés contre un certain conformisme de gauche se révèlent salvateurs, et nous obligent à redresser la barre dans le sens d’une plus grande exigence dans la réflexion et des luttes en faveur des vrais « sans -parts » dont parle Jacques Rancière.

« C’est notre défi que d’essayer non pas de nous « émanciper » des rapports à la nature, mais de construire des rapports harmonieux avec elle, sans fantasmer sur une nature première mais sans pour cela céder à la seconde nature que propose le rapport social capitaliste ».

Marie-Claire CALMUS

*Chronique Questions sociales et sociétales du livre 5 des Chroniques de la Flèche d’Or.

*Jacques Testard : Faire des enfants demain (Editions du Seuil 2014).

*Chronique De la Dissociation du Livre 5 des Chroniques de la Flèche d’Or.

*Elisabeth Claude et Hélène Fernandez : Anarchisme et féminisme.Contre le système prostitutionnel (Editions du Monde Libertaire 2008) .


Ci-dessous un texte a propos d’Une analyse anarchiste de la théorie du privilège (Le Monde Libertaire no°1752 du 16 au 22 octobre 2014). Par l’assemblée de femmes de la Fédération anarchiste britannique. Traduit par le groupe Regard Noir de la Fédération Anarchiste.


Du privilège

L’article a le mérite de montrer les entrecroisements des luttes et des résistances autour de divers axes dans le domaine du privilège, en montrant bien le caractère rédhibitoire de l’opposition de classes qui ne peut être oublié à la faveur de luttes communes (féministes, antiracistes, etc.)  : «  il est crucial de comprendre que les membres d’un des groupes privilégiés peuvent être aussi opprimés par d’autres systèmes d’oppression; c’est ce qui divise les luttes et met à mal l’activité révolutionnaire (…..) Alors que chaque système peut être utilisé comme un contexte pour les autres selon les intersections auxquelles il s’attache, le capitalisme est particulièrement important parce que ses privilégiés ont un contrôle explicite sur les ressources en moyens de production plutôt qu’un simple statut culturel de normalité par défaut. Ces oppresseurs sont forcément actifs, ils ne peuvent bénéficier passivement ou involontairement de l’oppression des autres. La bourgeoisie et le prolétariat ont des intérêts antagoniques alors que les privilégiés et les opprimés d’autres groupes ou d’autres systèmes ont seulement des intérêts qui diffèrent, et qui diffèrent de moins en moins à mesure que l’influence de ces systèmes est réduite » .

Mais je pense que c’est la définition du privilège qui demande à être reprécisée philosophiquement.

Ne peut à mon avis être considéré comme privilège que ce qui a été conquis sur d’autres puis institutionnalisé, voire intériorisé.

Avoir la peau blanche n’est pas en soi un privilège mais un attribut génétique dont l’humain(e) n’est pas responsable. Même chose pour le genre: être du genre masculin n’est pas une conquête sur les genre féminin ; même analyse pour l’hétérosexualité. La domination en cours dans la société va instrumentaliser cette caractéristique de départ, la transformer en statut ; ceci dès l’éducation. Ce qui rejoint par ailleurs tout au long de l’article l’association des notions de privilège et de système.

Semble s’infiltrer dans cette indistinction le refus de toute « nature » par crainte de la naturalisation du social, crainte qui est au cœur de débats actuels, et qui a suscité et caractérisé la réflexion sur le genre.

Le privilège n’est pas dans le fait mais dans son interprétation et son utilisation sociales. Alors que l’inégalité sociale est dans le(s) fait (s), et non dans son interprétation.

L’étymologie de privilège est à ce sujet intéressante: le privilégié bénéficie d’une loi privée qu’il a fabriquée, contredisant et surplombant la part du droit public censée établir et défendre l’équité.

Considérer qu’être blanc ou hétéro est en soi un privilège nous amènerait à culpabiliser à l’égard de ce dont nous ne sommes nullement responsables. Ce que soulignent d’ailleurs les auteures : « la culpabilité ne sert à rien ».

Ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas nécessaire de lutter contre l’interprétation abusive – historico-sociale – qui est faite de ces différences! Lutter n’est pas se mortifier !

Le terme d’avantage me paraît plus adéquat : je nais plus grand, plus vigoureux que lui ou elle: cela va me donner un avantage au départ, mais je ne l’ai pris à personne. Je suis né(e) comme çà.

Ça ne deviendra un privilège que si j’utilise cette donnée contre un autre qui en est dépourvu et que je joue le jeu de la société .

La rigueur du langage est capitale non seulement intellectuellement, mais parfois pour désarmer le brouillage idéologique et les affrontements inutiles.

Marie-Claire CALMUS

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