Cet ensemble de lettres autour des notions de territorialisation/déterritorialsation est ici réintroduite de façon fortuite à partir d’une toute autre question mais il se trouve que cela a fait resurgir des questionnement et discussions menées il y a maintenant plus de deux ans (mai 2013). Ces discussions sont disponibles sur notre blog dans l’échange :
À noter aussi sur ces points l’article de Philippe Pelletier dans le Libération des géographes daté du premier octobre 2015 dans lequel il appréhende les ZAD comme une tentative de dépasser la contradiction que représenteraient des « territoires utopiques ».
Le 21 juin 2015
Bonjour,
La réunion autour de mon livre a été décevante. À peine 25 personnes et la moitié au moins « captive ». En fait c’est ce qui s’est passé au cours des trois débats que j’ai eu depuis un an. Ceux qui viennent sont intéressés … et d’accord. Ils veulent simplement en savoir plus sur certains points. Les féministes radicales ou assimilées ne se pointent pas car je ne provoque pas, contrairement à Escudero, que c’est plus théorique et donc « vieux cul » et « intello » et puis je ne suis pas attaquable de front publiquement même si je le suis maintenant par derrière (DD and co) et sur internet.
Il faut dire qu’il y avait eu deux jours plus tôt et de façon impromptue une grande RU à l’initiative des militants de Tarnac et de Limoges, contre les nouvelles lois anti-terroristes et que toute l’extrême gauche avait appelé à s’y joindre et nous avions d’ailleurs les mêmes organisateurs à l’initiative des deux débats. Ils ont été 10 fois plus nombreux ce qui est « normal » mais paraît-il que cela a joué sur la fréquentation deux jours après. C’est certain + la finale du basket à Limoges le même soir + un débat d’Attac sur la Grèce en pleine actualité et enfin un mois de juin jamais très bon pour les débats pas liés à l’actualité, ça fait beaucoup.
À part ça il y a quand même des gros lecteurs sur place et j’ai vendu quelques livres (2 antho IV, un Après la révolution du capital, un Évanescence, des brochures + JP.D, de son côté, des livres dont Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme qu’il était venu vendre.
Dernier point : j’ai longuement discuté avec le gars qui m’hébergeait et qui est l’animateur principal du cercle si ce n’est de la revue. D’après lui et quelque critique qu’on puisse faire aux tarnacois (lui et ses copains trouvent par exemple que Mesures révolutionnaires est très mauvais), il se passe quelque chose sur le plateau de Millevache, que la greffe entre les « nomades » et le communisme paysan historique du limousin est en bonne voie puisque tarnacois et autres « établis » poussent la reterritorialisation jusqu’à s’inscrire sur les listes électorales, présenter des listes (même SQ dans son village d’Eymoutiers mène la liste d’opposition au PS et que deux sont élus au conseil municipal de Tarnac) et tenter toute sorte d’entrisme y compris à l’intérieur des entristes historiques que sont les lambertistes. Alors qu’à l’origine ils critiquaient Marcos d’un point de vue classique ultra-gauche ou « autonome », ils reconnaissent maintenant en lui un individu qui a viré sa cuti marxiste-léniniste et troqué son foquisme déterritorialisé pour une implantation définitivement « indigène ». Sur cette base, il devient « copiable » ici.
En tout cas, pour de bonnes ou mauvaises raisons ça fascine beaucoup de monde puisque des gens aussi « expérimentés » que Denevert (qui habitait certes depuis longtemps dans le coin) et Camatte viennent les visiter régulièrement et même Lapierre, de son Chiapas, s’y intéresse.
Néanmoins, d’après mon hôte qui regarde ça d’un oeil circonspect mais assez favorable tout de même (ancien membre du Comité central du PCMLF, il aime bien évidemment l’image mao des poissons dans l’eau), il y a deux hic : le premier est que leur reterritorialisation est contradictoire avec leur insurrectionnisme, ce qui donne des choses incohérentes au cours de leurs interventions publiques qui commencent toujours par le premier aspect où ils jouent les personnes respectables pour finir par claironner leur radicalité; le second est que si la greffe prend, pour lui, ce ne sera que parce que le limousin est différent par son histoire et sa géo-politique particulière que l’on ne retrouve ni dans les Cévennes ni dans le Tarn (il n’est pas originaire de là-bas mais y vit depuis trente ans et est devenu un historien régional. Il a aussi collaboré au livre sur la vie de Guingouin).
J’aurais pu essayer de voir ça de plus près mais mon froid avec SQ (je n’avais pas répondu à son mail me demandant combien de temps je restais, il n’est pas venu à ma RU et mon état général psychologique déprimé ne m’a pas poussé à insister). J’ai donc fait l’aller-retour ce qui est une véritable expédition (15H de train et bus en deux jours).
JW
Le 22 juin 2015
Bonjour à tous,
Une précision : si j’ai parlé des lambertistes et que Coupat s’y intéresse c’est parce que depuis que ces premiers ont mis le PT en veilleuse et outre leur présence à FO ils ont fait porter toutes leurs forces sur le développement d’un municipalisme citoyen. Si cela ne peut servir de modèle à Coupât, il n’en a pas moins essayé de prendre langue avec le chef local de cette organisation … qui, d’après le gars du cercle Gramsci, les a superbement ignoré …
JW
Le 22 juin 2015
Bonjour,
Il n’est pas étonnant d’observer des « incohérences » chez les partisans de la « reterritorialisation ». L’écart que décrit l’hôte de Jacques entre leur électoralisme et leur insurrectionnalisme dénote aussi et surtout une impasse politique. Impasse politique car les deux pôles de l’écart en question relèvent chacun de la fiction.
Fiction du côté de l’insurrectionnalisme, cela a été largement montré dans le livre de Gzavier et Jacques, inutile d’y revenir.
Mais fiction aussi que cette référence au « territoire », au « communalisme » et autre entrisme en milieu supposé rural. J’écris « supposé rural » car il n’existe aujourd’hui que des « territoires » qui sont hors sol, capitalisés, urbanisés, connectés et virtualisés. Il ne s’agit même plus de ce « rurbain » que désignait Henri Lefebvre dans les années 1970 pour signifier la fin des paysans et la fin de l’ancien antagonisme historique villes/campagnes. (cf. H.Lefebvre, Du rural à l’urbain. Anthropos, 1970.)
J’ai assez bien connu les diverses tentatives communautaires des Cévennes telles qu’elles se sont développées après 1968. Elles ont manifesté certes des particularités locales, mais les traits communs avec d’autres expériences analogues en France ou ailleurs sont plus nombreux que leurs différences. Contrairement à l’avis ici exprimé, je n’accorderais pas une aussi forte particularité à celles du Limousin et ceci malgré l’influence — qui serait encore active aujourd’hui — du « communisme paysan » en Limousin. Car le milieu dans lequel ces tentatives interviennent n’est plus celui de la fin des années 1960 et des années 1970, lequel avait déjà été largement et intensément « modernisé ». Certes, il y subsistait encore quelques espaces peu ou moins capitalisés (autarcie alimentaire, solidarité paysanne non marchande, prégnance des pratiques religieuses, respect des rythmes de la nature, etc.). Bref, ces « néo ruraux » » — comme on nommera ensuite les groupes qui sont parvenus à durer — pouvaient alors penser que le rapport à « La Terre » (au sens d’Élisée Reclus dans sa Géographie universelle, L’Homme et la Terre) n’avait pas totalement disparu. Ils se trompaient. Parmi bien d’autres, le journal d’une de ces communautés publié au milieu des années 1970 signe l’échec de ces mouvements ; son titre « « Le retour à la nature. Au fond de la forêt… l’État » (Seuil, 1979) par D. Hervieux et B. Hervieux.
Dès les années 1980, les processus de capitalisation des ex milieux ruraux (tourisme de masse, banlieuisation, parcs d’attraction, réseaux de transport, agriculture intensive et hors sol, aménagement du territoire, etc.) ont transformé les anciennes campagnes en des territoires gérés, valorisés, virtualisés. Le terme territoire est d’ailleurs celui qui depuis 20 ans désigne non seulement les communes de ces anciens espaces ruraux mais aussi leurs habitants. De sorte qu’un élu municipal quelconque parle couramment des « besoins de notre territoire » ou encore des « initiatives de notre territoire » !
L’abstraïsation de la révolution du capital a frappé : la « territorialisation » a été opérée ; elle domine partout. Aujourd’hui, il n’y a rien à « reterritorialiser ».
Malgré certaines particularités, le Chiapas de Marcos n’échappe pas à ce processus, ce qui ne signifie pas qu’il s’agit de s’y soumettre…
À suivre
JG
Le 29 juin 2015
Bonjour,
Voilà ce que m’envoie Venant qui confirme un peu le diagnostic de JG …
Une remarque quand même : ce que JG appelle la territorialisation capitaliste … je l’appelle la déterritorialisation et c’est pour cela que je parle ensuite de tentatives de reterritorialisation.
Je pense que JG parle de territorialisation au sens où la révolution du capital tente de tout inclure dans son territoire au sein d’une totalisation qui ne passe plus par les anciennes coupures entre les diverses variétés de territoires (un peu le même processus que dans la mondialisation, à un autre niveau), mais que le sens général de ça, au moins pour les groupes et individus, c’est la déterritorialisation qui domine. Gzavier et moi avions pointé ça dans la discussion sur NDDL quand nous avions essayé de dire que les tentatives de reterritorialisation n’étaient pas contradictoires avec le « nomadisme » militant.
Bien à tous,
JW
Le 29 juin 2015
Bonjour,
Il me semble que l’emploi de « territoire » remonte à la période de décolonisation, quand le capital français, privé des « terres lointaines » se retrouve à aménager l’hexagone (terme qui apparaît au même moment) Le territoire est, comme la colonie, un lieu et des gens dont le sort se décide en métropole puis à Paris. L’aménagement ressemble assez à la « frontière » en Amérique du Nord dans lequel d’ailleurs le statut de « territoire » précède celui d’État. La création du paysage participe à l’élaboration d’une identité nationale que la perte de l’empire avait malmenée. La politique de décentralisation vise à masquer un peu cette brutale prise en main en déléguant un certain pouvoir local. Ceci se déroule dans un contexte de diminution rapide de la paysannerie traditionnelle… Paysans qui vont passer pour les « naturels » tels les peaux rouges, de quoi exciter l’imaginaire hippy. Il y a une certaine ironie dans le rôle des néoruraux qui ont contribué à forger le mythe du territoire vierge avant l’arrivée des hordes rurbaines. Si les hippies de l’époque se sont frottés à la rustique méfiance du cru, les néo-néo peuvent tout à l’envie pérorer sur la « terre » au sens de Reclus, à moins que ce ne soit au sens de Maurras.
Georges
Le 29 juin 2015
Bonjour,
Ce que la révolution du capital appelle aujourd’hui « territoire » et ce qu’elle tente de gérer dans ce cadre rurbain, n’a quasiment plus rien à voir avec ce qui était nommé, la campagne, la terre le village, etc. C’est un espace-temps hors sol, abstraïsé, dévitalisé, virtualisé. Cela ne signifie pas que dans l’ancienne division ville/campagne établie par l’État sous sa première forme (Empire-États et Cités-États mésopotamiennes), les campagnes étaient des espaces « naturels ». Les campagnes ont été produites et modelées par le mouvement de la valeur bien avant l’émergence du capitalisme. Ne confondons pas mouvement de la valeur et mouvement du capital. Définir un « capitalisme antique » est un non sens.
Parler de « déterritorialisation » pour désigner les résultats de la dévastation capitaliste des ex-campagnes induit des confusions car on reste dans la logique du « territoire », la matrice c’est « le territoire » et il n’y en a qu’un aujourd’hui, c’est celui du capital. Dans cette perspective, il n’y a rien à « reterritorialiser » car on se trouve toujours dans l’espace du « territoire », même s’il est « communisé » comme cherchent à le faire certains groupes de la ZAD de NDDL. C’est supprimer le territoire qui importe (ou le quitter)…
JG
Le 29 juin 2015
La lettre de Venant que j’avais oublié de copier
Bonjour Jacques,
J’émerge de mon silence pour te dire que par d’autres biais, j’ai aussi écho du « territorialisme » notamment limousin. N’ayant pas été un des derniers à entreprendre des résistances « sur » le territoire (Serre de la Fare, la Ramade, NDDL), je n’en suis pas moins de plus en plus circonspect, puisque au fil des mois on peut percevoir que cette mayonnaise ne prend pas et reste du domaine de l’activisme, honorable certes puisqu’il faut bien commencer par quelque part et que la déstructuration des tissus géographiques me fait trop mal (zones informes, empilements horizontaux… ). Là comme sur d’autres questions, quand l’engouement vire à l’idéologie c’est qu’un seuil de vérité « objective » a été dépassé.
Sinon, toujours dans une rénovation de maison et déménagement laborieux…
Amicalement,
Venant
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