Deux textes se suivent et se complètent dans ce billet. Le premier reprend, en quelques points, les apories des positions traditionnelles de la gauche communiste devant la nouveauté de la situation présente, illustrée par les attentats du 13 novembre 2015. Ce que veut démontrer le second texte, de J.Guigou, c’est que les différents courants islamistes radicaux, y compris celui qui s’autoproclame État islamique (EI), cherchent à refonder une vaste communauté despotique et non pas des proto-États. Pour cela, ils cherchent à mettre à mal ce que nous avons appelé « l’unité guerre-paix dans le procès de totalisation du capital » qui se construit progressivement à partir de la première intervention en Irak contre Saddam Hussein. Leurs cibles sont donc aussi bien des cibles « musulmanes » qu’occidentales puisque cette totalisation dont nous parlons est bien le signe que nous ne sommes pas dans le cadre d’un « choc des civilisations ».
Vernissage d’une antiquité : le « défaitisme révolutionnaire »
À propos des attaques islamistes de Paris, nous avons reçu un tract1 qui passe une couche de vernis sur une ancienne position de la gauche communiste devenue aujourd’hui une antiquité : le défaitisme révolutionnaire.
Premièrement, le tract est marqué par son incapacité à reconnaître ce qui est nouveau.
D’après lui, nous serions dans un système capitaliste mondialisé. On peut donc supposer, sans pour cela perdre du temps à s’interroger sur la validité de la notion (kautskienne je crois) de « super-impérialisme », que les souverainetés nationales ont aujourd’hui peu de poids face à l’imbrication des différentes fractions du capital dans ce que nous appelons, à Temps critiques, le « capitalisme du sommet » (cf. n° 15). e tract devrait donc en tirer toutes les conclusions possibles. Au lieu de cela, le texte nous dit qu’en fait la situation de guerre est engendrée par des puissances visant à la défense de leur pré carré ! Cela suppose de maintenir une vision traditionnelle des luttes anti-impérialistes comme si on en était encore à l’époque coloniale ou même post-coloniale des années 1960-1980. Or le mouvement mondial de globalisation a déplacé la question ancienne de la possession coloniale ou de la domination néo-coloniale avec maîtrise des territoires vers celle du contrôle des flux par le biais de politiques financières et de mises en réseaux clientélistes. Pour ne prendre qu’un exemple, il ne s’agit pas tant de s’approprier le gaz ou le pétrole moyen oriental que de garder les robinets de distribution ouverts afin qu’il n’y ait pas de risque de rupture d’approvisionnement pour l’ensemble des pays consommateurs de la communauté internationale. Seuls les quelques pays soumis à embargo sont tenus à l’écart de ce consensus.
Cet objectif internationalisé même si il est chapeauté par la puissance dominante, c-à-d les États-Unis, change tout du point de vue stratégique. La stabilité d’un ordre mondial est primordiale pour garantir cette fluidité du capital et la circulation des ressources énergétiques ou des matières premières. Les stratégies ne sont donc plus dictées essentiellement par des efforts de déstabilisation de « l’autre camp » comme dans les soubresauts de l’après-guerre froide ; ou pour s’approprier des parts de gâteau dans une situation de guerre économique sauvage2. Si on ne tient pas compte de ce nouvel ordre mondial, forcément instable dans certaines zones, alors pourquoi parler en termes de mondialisation comme le fait le tract ? Il n’y aurait rien de nouveau alors depuis 1945 !? C’est faire fi de toutes les réunions internationales incessantes, qu’elles soient de type commerciales, climatiques ou politiques.
Qui peut penser, comme le soutient par exemple le tract, qu’El Assad veut développer son « capital national » ? que Daesh dont les antennes s’étendent paraît-il dans trente pays viserait à développer son capital national ? Et les talibans aussi, c’était ça aussi leur objectif en transformant Kaboul en un village du Moyen Age ?
Cette incohérence ne permet pas de comprendre une double contradiction du capital. L’une au niveau stratégique de l’hyper-capitalisme du sommet entre d’un côté la tendance dominante à la mondialisation et donc à la crise des États sous leur forme d’État-nation et de l’autre la résurgence de politiques de puissance aussi diverses que celles menées récemment par le Japon, la Russie et l’Iran. L’autre au niveau de la gestion encore en grande partie nationale d’une situation où coexistent de façon conflictuelle, d’un côté une croissance de flux humains (migrants et réfugiés) parallèle à celle des flux financiers ou de marchandises et de l’autre une tendance protectionniste et souverainiste-identitaire.
Deuxièmement, la guerre est conçue dans des termes anciens
Cela découle de ce qui précède. Pour l’auteur du tract, la guerre ne peut être qu’une guerre entre États dans laquelle les gros mangeront les petits puisque les luttes de libération nationale qui avaient semblé inverser cette tendance ne sont plus vraiment d’actualité laissant place à une désagrégation des différents blocs issus de la Seconde Guerre mondiale puis de la Guerre froide. Pourtant ce qui caractérise les actions militaires depuis 2001, pour nous donc des opérations de police (cf. note 1) c’est ce qui a été théorisé par les experts en stratégie militaire, comme des guerres asymétriques ou dissymétriques, ce qui change la donne et pour tout le monde. Du côté des puissances et du pouvoir la désignation des ennemis n’est plus claire ; l’ennemi est-il encore extérieur ou en partie intérieur ? Le politique3 retrouve ici sa dimension incontournable par rapport à la dimension militaire et au rapport de force brut. C’est aussi pour cela que la position de facilité à court terme, pour l’État apparaît comme celle du tout sécuritaire.
Mais de « notre côté » les choses ne sont pas plus claires. S’opposer directement à la guerre comme ce fut le cas encore pour le Vietnam alors que la conscription existait toujours n’était déjà plus qu’une possibilité indirecte au moment de l’intervention en Irak de forces opérationnelles spéciales. Cette possibilité est maintenant devenue très problématique dans une configuration où s’affrontent professionnels technologisés et dronés d’une part, combattants fanatisés (et bien armés aussi), d’autre part. Les « lois de la guerre » ne sont d’ailleurs plus respectées ni par les uns ni par les autres. En conséquence, pratiquer le « défaitisme révolutionnaire » s’avère sans objet ; et se réfugier dans un refus de l’unité nationale comme si c’était l’objet du problème et par ailleurs comme si cela pouvait avoir un quelconque effet pratique, relève du slogan qui devient grandiloquent et même ridicule quand il nous promet, dans le cas contraire une mort programmée (le catastrophisme encore et toujours).
Troisièmement, il est marqué par sa confusion entre capital et capitalisme
Pour l’auteur tout est capitaliste et donc les États et même le « proto-État » Daesh4 sont des États capitalistes. Il s’ensuit, entre autres, qu’aucune analyse fine des particularités de Daesh ou d’Al Qaida n’est possible puisque le tract néglige complètement le fait que ces organisations prospèrent sur le tribalisme et non pas sur le capitalisme (ça n’empêche certes pas la valeur de circuler) et qui plus est sur un tribalisme religieux, le tribalisme sunnite en conflit ouvert avec un chiisme plus centralisé et institutionnalisé sur le modèle iranien. Le même phénomène se retrouve en Libye où la mort de Kadhafi a libéré la lutte clanique. Cette éclatement des guérillas peut même être l’objet d’une véritable stratégie comme celle des « franchises » d’Al Qaida, réplique militaire des franchisés commerciaux occidentaux. Cette organisation à l’horizontale se rapprochant aussi de certaines organisations mafieuses comme à Naples, ce qui rend « la traque » plus difficile..
Si elle revêt parfois des formes anti-capitalistes ou anti-impérialistes, cette guerre de guérilla est avant tout appuyée sur trois axes, le premier religieux qui oppose révélation à raison est très éloigné des formes religieuses de l’islam intégré des pays occidentaux, le second familial et patriarcal en concordance plus étroite avec les piliers de l’Islam et enfin le troisième de type mafieux reposant sur l’accaparement de la rente, le pillage et le commerce illégal y compris l’esclavage. Il est donc inapproprié de traiter de capitalistes des organisations comme Daesh et Al Qaida alors que leur organisation et leurs perspectives sont toutes autres. Il est aussi erroné de les traiter de fascistes comme le font souvent les libertaires et les gauchistes parce que le fascisme est un sous-produit du socialisme et du nationalisme alors que ces organisations n’ont justement pas de visées nationales ; elles sont même directement mondiales et s’adressent à une communauté des croyants potentiellement sans limite. Ce sont donc bien ces organisations et pas celles de la gauche radicale qui ont dépassé en pratique le cadre de référence de la nation même si ce n’est pas dans la perspective de la communauté humaine, mais dans celle aliénée de la communauté religieuse. C’est particulièrement vrai pour Al Qaida et si Daesh présente au départ une option plus territorialisée avec le projet de Califat5, il semble que son orientation récente rejoigne celle de l’organisation concurrente. Au rebours de ce que prétend le tract, on peut même dire que ces organisations sont le fruit de la défaite des pouvoirs nationaux-socialistes nassériens, baasistes et kadhafistes dans la région.
Quatrièmement, sa perspective est d’origine historique décadentiste (mais drapeau dans la poche en quelque sorte).
Une phrase en est emblématique : « la guerre rode partout sur l’ensemble de cette planète vivant une véritable agonie ». À la limite, on peut dire que les djihadistes sont plus clairvoyants qui s’attaquent au capitalisme et particulièrement à une société capitaliste pourvoyeuse de plaisirs et fonctionnant sur un modèle hédoniste adopté par toutes les couches de la population y compris les plus défavorisées. En effet, les lieux choisis ne tiennent pas du hasard. Les lieux de divertissement sportifs, musicaux, bars ou restaurants à la mode ont été taxés de lieux « d’abominations et de perversion » par le communiqué de revendication des attentats par l’EI du le 14/11/2015. La crise avec un grand C n’est donc pas encore là quoiqu’en pense ou souhaite le tract. Les difficultés actuelles à reproduire les rapports sociaux dans leur ensemble n’empêchent pas la poursuite d’une dynamique de capitalisation dont l’un des axes est constitué par le consumérisme, festif de préférence.
C’est malheureusement une tradition, dans l’ultra-gauche, que de réactiver cette tendance décadentiste qui voit du mortifère et de la misère partout, mais aujourd’hui cela s’effectue sous une forme radicalisée catastrophiste bien rendue par la phrase : « ces attentats dont ceux de Paris ne sont qu’un hors d’œuvre ». Qui écrit cela frôle le cynisme et surtout pratique la politique du pire parce qu’il n’a pas de solution de rechange. Noircir le tableau est le signe d’une désespérance du courant communiste radical.
Cinquièmement, le spectre du prolétariat remplace la lutte des classes.
Tout d’abord la classe ouvrière est définie comme la classe « antinationale par définition ». On se demande bien qui a pu établir cette définition. Le Larousse ? Non. Marx ? Oui, mais avec plusieurs bémols. Tout d’abord Marx n’est qu’un théoricien-militant à l’épreuve de la pratique et on connaît aujourd’hui la pratique qui a mise à mal ce qui devait être l’internationalisme prolétarien resté toujours très minoritaire au sein de la classe ouvrière. Ensuite la phrase du Manifeste adorée comme une Bible pour croyant est une phrase tronquée dont le contenu complet est moins clair ou univoque. Je cite : « Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ôter ce qu’ils n’ont pas … Comme le prolétariat de chaque pays doit d’abord conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation [c’est nous qui soulignons], il est encore par là national ; mais ce n’est pas au sens bourgeois du mot6 ». Certes, Marx est encore à l’époque, imprégné de démocratisme révolutionnaire (deuxième partie de la citation) et sa perspective communiste reste lointaine même si elle est affirmée en tête de citation. C’est bien pour cela qu’il ne s’avance pas trop sur le caractère « anti-national » du prolétariat. Il se laissera même parfois aller à un certain pangermanisme comme par exemple dans son opposition au slavisme de Bakounine ou dans ses prises de position au début de la guerre franco-allemande avant de comprendre l’importance de la Commune de Paris. En tout cas, s’il cède parfois à un essentialisme du prolétariat parce qu’il le pense dépositaire final de l’universalisme bourgeois (c’est sa position dans les œuvres de jeunesse7), il sait aussi combien la classe ouvrière est une classes déterminée par ses conditions (c’est sa position à partir des Grundrisse). Alors pourquoi reprendre cela dans un tract répondant à un événement actuel ? La situation serait-elle plus favorable à l’expression de ce côté universel qu’au côté particulariste ? On aimerait bien mais on en doute. Le tract lui-même en doute quand il espère « le réveil du prolétariat international » sans se poser la question du pourquoi de son grand sommeil et sans se demander comment les tirs de kalachnikovs au Bataclan sonneraient ce réveil.
Ce qui est patent mais bien évidemment dur à reconnaître pour les courants communistes radicaux, c’est que ce genre d’événements nous met tout simplement hors-jeu et on peut dire celui de novembre bien plus encore que ceux de janvier. Dans cette situation que nous subissons au plus haut point, toute position « programmatique », sous condition même qu’elle puisse être fondée en principe, s’avère artificielle et velléitaire. Pour éviter qu’elle apparaisse trop décalée il faut alors se replier sur une position du type de celle prise par Erri de Luca8.
Cette intervention d’Erri de Luca est en effet cohérente avec son actuelle position démocrate et « antifa ». Il propose l’organisation d’une défense citoyenne sur le modèle de ce qui se faisait dans les quartiers de l’Italie des années 1970 pour neutraliser les fascistes même s’il s’agit cette fois de neutraliser les terroristes et ainsi d’éviter ce qu’il nomme un risque de « militarisation » excessive de l’État et donc sa droitisation extrême. Les dispositifs stratégiques imaginés par l’ancien dirigeant du service d’ordre de Lotta continua refont surface mais convertis pour un usage citoyen dans l’État de Droit de façon à nous sauver de l’État d’exception expérimenté un temps par l’État italien au cours des « années de plomb9 ». Sans partager ce propos, le réduire à un appel à la délation auprès de la police comme le font déjà certains, est un réflexe révolutionariste qui pense que la dénonciation est bien supérieure à la délation mais sans rien proposer d’autre qu’un mot d’ordre abstrait qui présuppose une guerre (de classe ?) entre deux ennemis, d’une part un État-policier et d’autre part des « révolutionnaires » qui le combattent. Où trouverait-on un collégien, même intoxiqué par le NPA, pour croire à cette fiction ?
Pour conclure et répondre indirectement à une intervention d’un camarade à propos de Jaurès et du patriotisme, nous joignons ci-dessous des extraits d’une lettre adressée à quelques camarades dans le cadre des discussions préparant notre texte10 sur les événements de janvier.
La phrase de Renan (« L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création de la nation ») date d’une conférence de 1882 et ton énoncé n’est d’ailleurs pas complet. Il convient pourtant de lire toute la phrase puisque Renan ajoute à l’oubli, l’erreur historique (c’est-à-dire finalement la nécessité d’une réécriture qui fasse une « histoire »). Une citation donc très Troisième République et une définition fort éloignée de celle de Sieyès (« la nation c’est l’association ») et autres révolutionnaires de 1789. Une définition qui s’explique par la volonté de fonder en théorie une conception de la nation qui puisse être reconnue par tous, du bourgeois jusqu’à l’ouvrier, du républicain jusqu’au royaliste. Le patriotisme originel, par exemple de « l’armée révolutionnaire » se transformera alors progressivement en religion de la patrie.
Les propos a-historiques que profèrent les « anti-nation » de principe et particulièrement ceux venus de l’ultra-gauche ou de l’anarchie, méconnaissent et c’est un peu étonnant, le fait qu’au moins jusqu’à la Commune de Paris, nation et patrie étaient des notions révolutionnaires puis internationalistes jusque dans la Première Internationale et que l’Église, la noblesse, les franges conservatrices de la bourgeoisie ne s’en revendiquaient pas, bien au contraire. On sait que la révolution française a combattu « le parti de l’étranger », mais qu’elle a accueilli comme français tous les volontaires étrangers dans ses légions, ancêtres des brigades internationales de 1936, les staliniens en moins.
Plutôt que de résumer ici des positions historiques de marxistes sur la nation pour en montrer les limites ou les ambiguïtés (Marx et sa citation tronquée du Manifeste, Bauer et la nation comme communauté de destin que le socialisme ne « dépassera » pas plus d’un claquement de doigt qu’il ne « dépassera » la religion, Strasser, Pannekoek et leur déterminisme mécaniste, etc.) nous renvoyons aux 100 premières pages du n°33-34-35 de la revue Ni patrie ni frontières d’Yves Coleman sur « Les pièges de l’identité nationale ». On doit pouvoir le commander ou le lire directement sur le site de NPNF et « mondialisme.org ».
Temps critiques, le 19 novembre 2015.
État islamique ou communauté despotique ?
En 2003, à propos d’Al Qaïda, nous montrions11 que la notion de proto-État déjà avancée par certains pour qualifier cette nébuleuse du terrorisme islamiste n’était pas appropriée. Trop dépendant au modèle de l’État-nation alors que celui-ci est partout non seulement affaibli mais souvent décomposé par la globalisation économique et la puissance mondiale multipolaire du capital, il apparaissait déjà nettement que les actions d’Al Qaïda et de ses alliés régionaux n’étaient pas celles d’un « proto-État » en ce sens qu’elles ne cherchaient pas à établir un futur État souverain, reconnu internationalement, identifié à une population et à un territoire. Elles visaient davantage, disions-nous, la création d’un vaste ensemble politico-religieux hors des anciennes frontières nationales et qui exerce sa domination sur des populations diverses et souvent en conflit entre elles. L’unité de l’ensemble étant certes fondée sur l’islam mais sans pour autant en faire non plus un futur État théocratique au sens historique du terme.
C’est d’ailleurs en quoi le « Califat » auto-proclamé par l’EI ne fait qu’ajouter une confusion supplémentaire aux déjà nombreuses représentations qu’il entend se donner. Quoiqu’il en soit, cette alliance de groupes djihadistes — disparates et souvent antinomiques — qui exercent leur tyrannie sur les populations vivant dans les régions du Moyen-Orient qu’ils contrôlent ne saurait être assimilée à un quelconque néo-califat. Ce n’est, tout au plus, qu’une réactivation imaginaire de ce que fut l’histoire millénaire des divers califats islamiques. Ces califats, selon Georges Gurvitch, sont à ranger dans les anciennes sociétés globales de type « théocratie charismatique » comme le furent les États-empires mésopotamiens, babyloniens, assyriens, hittites, égyptiens, perses, chinois, etc. Rien d’analogue ni d’équivalent ne peut exister de cet ordre aujourd’hui.
Notons toutefois ici — cela confortera notre thèse — une certaine relativisation de l’emprise de la religion dans les sociétés anciennes de ce type. Gurvitch relève que la théocratie n’y était « qu’un paravent officiel commode (…) et que sous le couvert de la structure théocratico-charismatique qui n’en représente qu’une expression officieuse et très limitée, les phénomènes sociaux totaux ont une vie bien plus riche et bien plus agitée qu’il n’y paraît à première vue12 ». Certes, mais lesquels ?
C’est à propos de cette « agitation » de la vie collective — si l’on peut utiliser ce dernier vocable tant elle y est aujourd’hui nihiliste et mortifère — que toujours à propos d’Al Qaïda, nous parlions d’une combinaison de forme communautaire et de forme sociétale. Nous entendons par là des formes de vie collective qui conjuguent des appartenances familiales, claniques, tribales, locales, avec des rapports sociaux plus abstraits, plus distancés, plus organisés et plus ou moins hiérarchisés ; ces ensembles n’étant pas surplombés par une unité supérieure étatique séparée de la communauté-société.
Le processus d’étatisation de la communauté-société existe mais il n’aboutit pas à la formation d’une entité supérieure, d’une puissance dominante séparée. C’est ce phénomène historique que Jacques Camatte a désigné comme l’État13 sous sa première forme ; sachant qu’il ne s’agit pas pour lui d’un « proto-État » qui contiendrait un État en devenir, mais d’une unité supérieure de type étatique mais non séparée de la communauté-société. En référence à cette approche nous avons récemment développé14 une analyse comparative et critique de l’actuel État-réseau et de l’État sous sa première forme dans les époques sumériennes et babyloniennes de la Mésopotamie.
Compte tenu de ces phénomènes à la fois historiques et actuels, déjà à propos d’Al Qaïda, nous avions proposé la notion de communauté despotique comme étant la plus appropriée pour caractériser les formes et les contenus à l’œuvre dans ces mouvements islamistes terroristes.
Avec l’apparition dans les années 2010, d’une organisation militaro-religieuse qui se réfère explicitement à la forme-État : « l’État islamique », notre analyse est-elle encore fondée ? Nous répondons Oui. Disons pourquoi.
Le document publié récemment par un journal allemand15 sur la stratégie de création et d’implantation de l’État islamique n’invalide pas notre critique de la notion de proto-État à propos des puissances islamiques dans cette région. En quoi peut-il conforter notre approche en terme de communauté despotique?
Il s’agit de l’écrit d’un ex-colonel des services secrets de l’armée de l’air du régime de Saddam Hussein, qui a élaboré un plan général de « construction de l’État islamique ».
Si l’on considère ici seulement les modalités internes de l’organisation projetée et non pas ses déterminations géostratégiques mondiales (notamment une volonté de reconquête de l’Irak et une revanche sur les Américains), ce qui est visé, ce n’est pas l’ancien État arabo-nationaliste irakien qui serait alors converti en État islamique. C’est davantage une sorte de communauté despotique (sans unité supérieure) dans laquelle la religion est un moyen de domination et non une fin. Cette stratégie ne préfigure pas un État-théocratique au sens historique et traditionnel.
Si nous avançons le terme de communauté (ou de communauté-société), c’est que la manière dont est conçue dans ce plan le contrôle politique et idéologique des populations passe par les rapports familiaux (familles larges que l’on doit infiltrer par des mariages ou autres alliances), claniques, tribaux, cultuels. C’est par l’entrisme dans ces groupements qu’opère cette stratégie ; une stratégie du renseignement combinée à l’intervention de brigades-commandos répressives et terroristes. L’autorité supérieure (le calife : une réactivation imaginaire) s’exerce de manière diffuse et ne se constitue pas en unité supérieure séparée de la communauté-société. Elle est organisée dans des corps de féodaux-fonctionnaires-policiers-militaires. Donc n’apparaissent ici pas des indicateurs de ce qui serait un proto-État qui préfigurerait un futur État de type Empire-État ou État-royal ou, bien sûr encore moins État-nation. On serait davantage proche d’une communauté despotique fonctionnant en réseaux formels, autoritaires et militarisés combinés avec des sociétés plus ou moins secrètes, religieuses bien sûr, mais aussi mafieuses.
Déterminant tout cela, il y a bien sûr, les dimensions géo-politiques internationales et les modes de financements mais ces aspects sont davantage développée ailleurs.
Jacques Guigou
mai 2015
- http://matierevolution.org/IMG/pdf/-58.pdf [↩]
- Des statistiques montreraient que les États-Unis sont intervenus en Irak et la France en Libye alors que ces deux pays ne sont pas leurs fournisseurs essentiels. Ce n’est pas pour rien que dans notre n°3 de Temps critiques nous avons désigné la première intervention en Irak comme étant une opération de police internationale et non pas une nouvelle offensive de l’impérialisme américain. Pour plus de développements on peut se reporter aussi à nos deux textes : « L’unité guerre-paix dans le processus de totalisation du capital » in Anthologie de Temps critiques, vol III : Violences et globalisation, p. 9-50 et « Soubresauts », ibid, p. 304-332. Ces deux textes sont disponibles sur notre site. [↩]
- D’où au niveau théorique, le retour en grâce des théories de Carl Schmitt sur l’état d’exception permanent et leur mise en pratique par exemple dans le Patriot act de 2001 et peut être dans les projets de réforme constitutionnelle du gouvernement français en cette fin 2015. [↩]
- Cf. L’article de J. Guigou : « Al Qaida, un proto-État ? Confusions et méprises », Anthologie des textes de Temps critiques, vol III, p. 332-336. Texte disponible ici http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article181 [↩]
- Projet de Califat qui n’a pas de limites territoriales puisqu’il existe partout où un groupe se réclamant de lui mène ses activités à visée despotique (Sinaï, Lybie, Nigeria, etc.) [↩]
- Karl Marx, Manifeste du Parti Communiste, Bourgeois, 10/18, p. 43. [↩]
- C’est dans L’Idéologie allemande que Marx reprend, de Hegel, le concept de classe universelle en essayant de dépasser l’antinomie entre le fait qu’une classe est forcément une particularisation de la totalité mais qu’en même temps cette classe n’a pas d’intérêt particulier à faire valoir, d’où sa dimension universelle et dirions-nous, sa perspective de révolution à titre humain. [↩]
- cf. : http://www.liberation.fr/france/2015/11/15/erri-de-luca-il-faut-lancer-l-alerte-au-niveau-zero-de-la-societe_1413478 [↩]
- Sur cette expérience de l’État d’urgence italien des années 1970-1980, on peut se reporter au livre de P.Persichetti et O.Scalzone, La révolution et l’État, Dagorno, 2000. [↩]
- http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article328 [↩]
- cf. « Al Qaïda, un proto-État ? Confusions et méprises » disponible sur le site de Temps critiques http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article181 [↩]
- in Gurvitch G. « Les sociétés globales et les types de leurs structures », Traité de sociologie. Tome I, p.219. PUF, 1962. [↩]
- Cf. Émergence d’Homo Gemeinwesen, Invariance série IV. Disponible sur le site de cette revue : http://revueinvariance.pagesperso-orange.fr/Homo.4.1.htm [↩]
- Cf. Guigou J. « État-réseau et genèse de l’État », Temps critiques n°16, printemps 2012 http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article291 [↩]
- cf. Christophe Reuter, in Der Speigel, traduit et publié dans Le Monde du 28 avril 2015 sous le titre « Comment l’État islamique a progressé en Syrie ». [↩]
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