Le texte qui suit est à l’origine un courrier à un camarade belge répondant à ses questions sur l’État et ses transformations dans la société capitalisée. Il se retrouvera sous une forme retravaillée dans le numéro 18 de la revue à paraître cet automne 2016.
La théorie et l’oubli de la question de l’État
Le capitalisme n’est pas un « système » avec des lois qui régiraient strictement la marche du monde surtout aujourd’hui que ce monde semble en voie d’unification. C’est pour cette raison que les positions les plus courantes perçoivent cette marche du monde (« tel qu’il va » disent certains) comme une catastrophe ou une fatalité. À l’exception des rares qui voudraient refonder une théorie communiste (Théorie Communiste) ou qui maintiennent plus modestement une position de théorie critique (cf. les revues Temps critiques ou encore Krisis-Exit), l’impression générale est celle d’un manque théorique. Il n’apparaît plus de point de vue ou de perspective qui permettrait, dans sa généralité, de dégager une autre vision du monde et ses voies d’accès.
Ce qui domine, ce sont différentes formes d’immédiatisme qui se posent en recours contre l’impression de chaos. Il y a eu « l’insurrection qui vient » il y a maintenant des appels à prendre des mesures révolutionnaires comme si quelques ZAD pouvaient transformer le rapport de force général qui nous est éminemment défavorable. Le même constat d’un immédiatisme satisfait et velléitaire transparaît à la lecture des expériences retranscrites dans le succès de librairie (bientôt 20000 exemplaires) Constellations : Trajectoires révolutionnaires du jeune XXIème siècle (L’Éclat, 2014). Il s’agit avant tout d’y affirmer des pratiques en les auto-qualifiant de révolutionnaires. L’aporie historique des deux siècles précédents sur les rapports dialectiques entre théorie et pratique est résolue d’un coup de chapeau de magicien. La pensée devient affirmative ; il s’agit avant tout de positiver et non pas de critiquer. Voilà un nouveau credo.
Devant l’obsolescence des théories du prolétariat, le manque de substance et de crédibilité de nouveaux sujets (telle la « multitude ») conçus sur le même mode que l’ancien sujet de classe, cet immédiatisme trouve de la vigueur parce qu’il réactive des lignes de fracture qui permettraient d’y voir clair et donc de trancher dans le vif. Au niveau le plus basique, cela veut dire que face à un grand projet on ne peut qu’être pour ou contre, face à une réforme ou à une nouvelle loi il en sera de même. Il n’y a plus rien de discutable au sens fort. À un niveau plus réfléchi (l’immédiatisme érigé en système peut être dotée d’une stratégie), il s’agit de recréer des lignes de fracture ennemis/amis qui étaient celles aussi bien des fascismes (cf. les thèses de Schmitt) que du socialisme (les « frontières de classes ») mais qui se sont grandement estompées avec la moyennisation des sociétés et la transformation de l’ancien antagonisme historique de classes en diverses pratiques de ressentiment qui ont eu pour effet de faire baisser le niveau de conflictualité centralement représenté jusqu’à présent par les luttes sur le lieu de travail.
Il ne s’agit pas de les juger a priori mais de les caractériser et éventuellement de leur renvoyer une autre image que celle sous lesquelles elles se présentent. Il faut reconnaître qu’elles constituent une réaction à une société capitalisée dont les lignes de fracture semblent s’effacer. Il y a alors un besoin soit de minimiser l’ennemi (simple parasite exploitant le general intellect pour les néo-opéraïstes tenants de la multitude, colosse aux pieds d’argile pour les insurrectionnistes), soit de le surdimensionner ou surreprésenter sous formes de forces obscures qui domineraient le monde (finance, FMN, impérialisme américain, sionisme) comme le font souvent les courants altermondialistes ou encore sous forme d’une structure abstraite de domination : le capital fait système.
Tout cela n’est pas inventé ; il y a bien une difficulté à articuler l’aspect de plus en plus abstrait revêtu par le capital et sa société. D’où les analyses en termes de « capital automate » (la revue allemande Krisis, des auteurs comme Postone et Jappe) ou encore le retour en grâce d’Althusser1 à travers les notions d’instances et de surdétermination reprises, par exemple, par la revue Théorie Communiste. Dans cette perspective, il y a séparation entre ce qui serait de l’ordre d’un « système », d’une structure et ce qui serait de l’ordre de l’État. La critique ou même la simple préoccupation de ce qu’est cet État aujourd’hui et de ce que cela implique au niveau des pratiques politiques font défaut. Cet oubli ou en tout cas cette secondarisation de l’État reste toutefois une position peu courante d’autant qu’elle repose en général sur un socle théorique affirmé, par exemple celui qui a pour perspective « la communisation » (la revue Théorie Communiste et ses épigones) et une diffusion limitée de ces thèses. Ce qui domine plutôt et s’étend jusqu’à certaines sphères médiatiques de second rang comme Le Monde diplomatique et la revue Alternatives économiques, ce sont les positions qui cherchent à percer ce qui se cachent derrière la nébuleuse financière et l’apparente impersonnalité de la domination bureaucratique et technologique ou derrière la mondialisation (cf. les discours explicatifs en termes de complot et aussi parfois les discours « alter » ou écologistes). Ces positions secondarisent elles aussi l’État, du moins dans sa dimension nationale dans la mesure ou toutes font état d’une perte de souveraineté nationale justement par rapport au processus de globalisation/mondialisation.
Les nouvelles articulations de la puissance2
Dans cette perspective, l’État national au sein du capitalisme mondialisé est perçu comme écartelé entre d’un côté la nécessité de rendre compatible les intérêts de son économie nationale alors que la concurrence économique internationale, et de l’autre la nécessité de sa survie conçue en termes sécuritaires avec l’idée d’un État réduit au ministère de l’Intérieur dans une « société carcérale3» (Police partout, justice nulle part ) dans laquelle règne la vidéo-surveillance et le fichage généralisé. Là encore, rien d’inventé. Un discours et des mesures sont effectivement mises en place afin d’une part, de restituer la figure d’un ennemi de l’intérieur (le plus souvent imaginé : « l’anarcho-autonome ») quand celle de l’ennemi traditionnel de classe a disparu au profit de contestations diffuses et de « trajectoires révolutionnaires» innovantes ; et d’autre part de répondre au caractère diffus des guerres asymétriques que livrent des organisations terroristes internationales dont on ne sait plus si elles méritent le nom d’ennemi extérieur ou d’ennemi intérieur.
Le renforcement des moyens de contrôle de l’État par l’intermédiaire des nouvelles technologiques (contrôle des communications, vidéo-surveillance, relevés d’ADN, bracelets électroniques)) et une tendance à la criminalisation des luttes à travers une politique répressive, sont censés répondre au développement général d’un sentiment d’insécurité diffus et élargi. Il parait lié non seulement aux peurs de « possédants » de plus en plus nombreux, de plus en plus variés parce que de plus en plus « petits » (propriétaire de son logement jusqu’à sa voiture en passant par son portable), mais aussi aux caractéristiques d’une société capitalisée dans laquelle la « liberté » croissante liée à un processus d’individualisation toujours plus poussé, se paie d’une flexibilité et d’une précarité elles aussi croissantes. Le capital produit du risque et de l’insécurité. Le résultat c’est une menace diffuse qui pousse plus au retrait des individus qu’à leur intervention sociale-politique. Face à cela l’État, lui, peut se présenter comme celui qui a tous les droits puisqu’il est le responsable de la conservation et de la reproduction du rapport social d’ensemble. Il n’est pas tenu par un pacte social comme le croît la pensée de gauche, puisqu’il n’en est plus seulement le sujet comme à l’apogée de l’État-providence mais aujourd’hui plutôt la conséquence comme si, en apparence nous étions revenus à l’État-minimum de l’époque de Hobbes.
C’est le temps de la « démocratie absolue4» qui interdit de plus en plus des comportements jugés à risque tout en « libérant » de plus en plus les mœurs. Le nouveau sens civique c’est celui de la responsabilité avec inversion de principe. Ce qui est jugé de l’ordre de la délation et de la collaboration sous les fascismes devient une simple vigilance dans la démocratie absolue qui permet d’en appeler à la dénonciation des sans papiers. Contrairement à ce que disent certains5, l’initiative de ces politiques n’est pas le fait unilatéral de l’État puisque justement les individus-démocratiques et leurs nouveaux types d’associations vont au devant des demandes de civisme de l’État en transformant eux-mêmes leurs réactions immédiates et personnelles en demandes de droit ou en dépôts de plaintes comme le montrent aussi bien des habitants de quartiers qui ne supportent plus les « nuisances » dues aux pauvres ou aux personnes déplacées ou encore le traitement de la question du harcèlement. Par exemple, sur la question du fichage, que ce soit par l’intermédiaire de cartes d’identité nouvelle formule, des cartes vitales, des cartes bancaires ou des multiples cartes de consommateurs ou que ce soit par l’utilisation de des courriers électroniques ou des téléphones, le fichage est généralisé … et accepté dans le cadre d’un donnant-donnant. C’est ça le principe du « capitalisme et de la démocratie comme moins mauvais des systèmes ». Chaque individu-démocratique tient les comptes et sa balance qui établit un ratio avantages / inconvénients. Cela rend toute lutte un peu vaine ou alors juste pour le principe. Il en fut ainsi de la lutte contre le fichage des enfants à l’école primaire dans la réforme de 2008.
C’est pourquoi il faut replacer l’ensemble de ces mesures, de cette politique, dans le cadre des nouvelles articulations de la société capitalisée et non pas faire d’une tendance, par exemple celle qui verrait se développer une « société carcérale », une tendance dominante ou même unique. Ce qu’il faut mettre à jour, c’est cette articulation entre la politique, le social et le juridique avec très souvent une réduction du politique au juridique que ce soit dans le cadre de l’état d’exception comme dans l’Italie des « années de plomb » ou dans le cadre du libéralisme qui réduit la lutte pour l’égalité à des luttes contre les discriminations et pour l’équité. Articulation aussi entre socialisation, reproduction, domination et soumission. Articulation enfin entre le local et le global puisque l’État n’est pas vu comme l’instrument de cette dernière articulation quand il s’exprime et intervient sous sa forme réseau. Le global n’étant plus que partiellement médié par les anciennes institutions (crise de l’État dans sa forme d’État-nation), ce global apparaît comme un Léviathan qui nous serait extérieur. Il nous ferait face comme si nous ne participions pas à sa reproduction alors que raisonnent de toute part des appels à l’État qui ne remplirait plus son rôle protecteur ou des appels à des comportements citoyens qui visent à recomposer une société civile pour éviter le face à face dont nous venons de parler. Aujourd’hui, l’informatisation du social implique une dialectique croissante entre les formes contemporaines de contrôle d’un État qui utilise largement les moyens technologiques et l’auto-contrôle des individus-démocratiques. fixes et reconnus qui soudaient la communauté ouvrière. Il lui oppose le temps d’aujourd’hui, celui de l’individualisation des rapports sociaux, de la crise du travail et de la famille et du sentiment d’insécurité qui en découle.
Les phénomènes de groupes, y compris dans les révoltes de banlieues ne se comprennent plus en termes de luttes de classes mais en termes de bandes y compris quand il s’agit d’affronter une police qui se comporte elle-même parfois comme une bande. Le développement au grand jour des activités religieuses parce qu’encouragées par l’État et les institutions religieuses officielles, ainsi que le développement d’activités illégales parallèles, largement tolérées par cette même police parce que largement tolérées par l’État, vont dans le sens d’une stabilisation même si tout n’est pas « sécurisé ». Jusqu’à un certain point, activités sociales légales et activités illégales compensent en partie le manque d’activité-travail traditionnel.
Des manques théoriques aux dérives pratiques
L’État n ‘est pas perçu comme un concentré de la société et comme en inhérence avec le capital dont essaie de rendre compte notre concept de société capitalisée. Il en résulte un retour à l’idée de société civile en décalage avec l’État, la politique et les politiciens corrompus. Ce manque d’acuité critique produit une augmentation de ce qu’on pourrait appeler le taux de compensation avec le développement de positions principalement « anti » ; anti Berlusconi ou anti-Sarkozy, anti-capitaliste sans plus de précision, anti-américaine, antisioniste et anti-fasciste. Toute perspective révolutionnaire apparaissant utopique, on assiste à un repli désabusé ou au contraire frénétique sur des petits communs dénominateurs. Les communautarismes remplacent l’internationalisme, le ressentiment remplace la conscience de classe, la suspicion complotiste remplace la réflexion.
Ce manque théorique s’accompagne d’une dérive pratique quand des mouvements comme ceux anti-TAV du Val de Suze ou anti nouvel aéroport de NDDL ou encore contre le gaz de schiste ont tendance à jouer le local contre le global, c’est-à-dire concrètement le pouvoir municipal contre l’État comme si ces pouvoirs locaux ne constituaient pas des segments du réseau global. le paradoxe étant que ce sont souvent les mêmes qui critiquaient le « citoyennisme » hier qui en revêtent les oripeaux aujourd’hui. Pourtant, si l’idéologie ne nous obscurcit pas la vue, il faut bien reconnaître que ce qu’il y avait de vivant dans le local tend de plus en plus à disparaître sous le coup des transformations du rurbain et ce qui surgit n’est souvent qu’un local recrée, artificiel dans son opposition au global. Cette reterritorialisation s’effectue sur une déterritorialisation déjà bien avancée.
Aujourd’hui, c’est l’État dans sa forme réseau qui se fait le dépositaire du multiple … comme nouvelle forme de l’Un. L’action contre l’État aujourd’hui revêt alors la forme d’une critique et éventuellement d’une lutte contre les anciennes médiations institutionnelles qui apparaissent comme les représentantes d’une norme universelle qui a perdu tout sens progressiste ou émancipateur. C’est l’immédiateté produite par le processus de globalisation qui tend à assurer l’équivalence entre ce qui est de l’ordre de l’individualité et ce qui est de l’ordre de l’universalité à travers le triomphe du relativisme culturel et idéologique.
Là encore la révolution du capital a frappé et nous ne sommes pas loin de « l’individu immédiatement social » souhaité par Marx, mais sans perspective communiste.
Comme l’État-nation a pu être un État-stratège (et l’être puissamment), l’État-réseau peut aussi être un État-stratège. Mais il l’est à sa manière, c’est-à-dire en créant ou en activant des groupes et des organisations qui seront les opérateurs d’une action politique et idéologique particulière. Son action passe beaucoup moins par les médiations institutionnelles du système éducatif (inspections, rectorats, directions des établissements, formation des maîtres, administration des carrières, évaluations, etc.) bien qu’elle ne s’y oppose pas mais cherche plutôt à la déborder. En effet, elle passe davantage par la mobilisation de réseaux ad hoc, de groupes et d’individus-relais. Il s’agit d’une stratégie de type campagne politique et morale, une action de néo agit-prop en quelques sorte (En 1954, Mendès-France avait anticipé avec sa campagne sur « un verre de lait pour tous les élèves, le matin, à l’école »). Ainsi, la campagne ABCD a été préparée par une fraction minoritaire de l’appareil d’État (Ministère du Droit des femmes) avec des experts qui associés aux lobbies (ici les lobbies genristes) et à certaines associations « citoyennes » vont ensuite la programmer dans l’organisation de l’école, dans son emploi du temps, dans ses méthodes pédagogiques, etc. La position du Ministère de l’Éducation Nationale, qui a ici une fonction de régulation et de contrôle de la stratégie, a peut être induit des conflits d’intérêt politique dans la gouvernance étatique du pouvoir socialiste.
Un État moderne aujourd’hui c’est un État qui se fait concentré de société de la même façon qu’il exprime son inhérence au capital6. Mais le procès de totalisation ne prend pas la figure d’un nouveau Léviathan ou de Big brother.
Il y a totalisation en réseaux dans laquelle les forces de pouvoir diffusent de manière centrifuge alors qu’elles accumulaient et centralisaient de façon traditionnellement centripète. La question écologique est révélatrice des logiques nouvelles des États.
Quelles que soient les différences entre États nationaux, ces derniers, quand ils comptent encore en termes de puissance, affirment leur souveraineté et leur pouvoir par le contrôle des politiques énergétiques, environnementales et ne l’oublions pas, alimentaires. En France la compétence technique est concentrée dans l’État (la forme État-nation y perdure plus qu’ailleurs suite aux caractères particuliers de la révolution française) à travers quelques institutions à forte autorité ou dans des entreprises satellites comme EDF ou des instituts comme l’INRA. En Allemagne il se produit un jeu complexe entre Länders, Parlement fédéral, Communes et tribunaux administratifs. Le passage à l’État-réseau y est plus avancé puisque cette complexité des liens a pour fonction de recueillir, confronter et synthétiser les différents intérêts. Mais dans ces deux cas pourtant différents on assiste à un accroissement du pouvoir des administrations et de leurs experts donc beaucoup travaillent en lien avec les grandes entreprises ou des institutions financières. Il n’en est pas de même dans les pays anglo-saxons de tradition libérale qui ont poussé loin les déréglementations. L’État doit aussi y être très présent mais pas pour les mêmes raisons. Il ne doit pas ralentir les choses pour prendre de la hauteur car son but est d’accélérer les processus de capitalisation y compris en dehors de toute procédure démocratique.
Des rapports paradoxaux à l’État
Paradoxalement, les interventionnistes et les non interventionnistes se retrouvent sur la nécessité du poids de l’État, mais d’un État transformé. Il n’est plus question « d’autonomie » de l’État ou à l’inverse d’un État de classe. Et pas plus de l’autonomie d’une société civile qui est aussi morte que la société politique. La lutte pour les droits de l’homme qui était censée produire de l’écart à l’État, de la contestation de l’arbitraire quand il se pose comme dépositaire de l’Un et du changement social produit aujourd’hui l’individu du marché et du libéralisme avec ses multiples particularismes. Le moindre des paradoxes n’est pas celui qui voit aujourd’hui des « indignés » demander la « démocratie réelle », c’est-à-dire le rétablissement de la société civile alors que cette demande ne peut justement pas être faite à un État qui s’est fait le dépositaire du multiple.
Le consensus autour de nouveaux droits fait que le sujet de droit (ce dernier bien souvent entendu comme droit naturel pré-révolutionnaire) remplace le citoyen (au sens de 1789) même si le discours étatiste se fait contorsionniste afin de rendre les deux compatibles.
L’État retrouve une légitimité autoritaire dans la mesure où il est chargé de faire tenir ensemble ces éléments du multiple quand il ne semble plus possible de trancher entre d’un côté des droits fondamentaux apposés aux institutions traditionnelles qui forment les bases de la souveraineté ; et de l’autre des nouveaux droits qui remettent en question les normes anciennes de l’institué.
Le passage de l’État-nation à l’État-réseau est donc tout sauf un long fleuve tranquille parce que comme nous l’avons dit à plusieurs reprises, nous n’avons pas affaire à un « système » même si le terme est difficile à éviter ne serait-ce que pour des raisons de facilité de langage. Ainsi, la forme État-nation et la forme démocratique ont-t-elles largement contribué à encadrer et contrôler les transformations conduisant de la domination formelle à la domination réelle du capital, même s’il a fallu en passer par deux guerres mondiales et des destructions massives de population et de biens. Or aujourd’hui, la forme État-réseau ne semble pas avancer du même pas. Les transformations continuent certes mais sans que des médiations jouent encore leur rôle de ciment sur lequel puisse prendre pied et se développer une nouvelle dynamique. Le contrat social global qui unissait les classes au-delà même de leur antagonisme au sein de la nation disparaît dans la forme réseau pour laisser place à une contractualisation généralisée mais particularisée quasiment au cas par cas et souvent délocalisée et décentralisée.
Cette absence palpable d’antagonisme et de luttes frontales est anxiogène pour des pouvoirs en place (quels qu’ils soient) puisque leur pouvoir n’apparaît plus guère légitime : l’image des « patrons-voyous » et des politiciens « tous pourris » nous le rappelle. Ce n’est que leur puissance qui est respectée et pour nous qui concevons encore la lutte comme ayant vocation à devenir un mouvement de subversion de ce monde, c’est l’image de notre impuissance qui prédomine et décourage : c’est l’insurrection qui (ne) vient (pas).
- Toute reprise est l’objet d’une rénovation et d’un tri pour dégager le bon grain de l’ivraie. Il est évident, aujourd’hui, que ce n’est pas l’Althusser des « appareils idéologiques d’État » qui est revivifié puisque ces derniers sont justement en crise. Ce qui est mis en avant c’est que que l’infrastructure règne maintenant en maître, sans voir que ce qu’il faut dépasser, c’est une analyse en termes de séparation entre infrastructure et superstructure pour comprendre les transformations récentes du rapport social capitaliste. [↩]
- Un texte plus conséquent est consacré à cette question paraîtra cet automne dans le n°18 de la revue. [↩]
- Un « État pénal » comme l’appellent certains gauchistes (en Italie surtout) ou le sociologue bourdieusien Loïc Wacquant dans ses études sur la répression de la délinquance aux États-Unis. Il ne serait nullement antagonique avec un État social comme le montre l’exemple historique de l’Allemagne de Bismarck. À l’inverse, la IIIème République française nous offre l’image d’un État démocratique sans assistance sociale ni loi sur les pauvres. [↩]
- Cette notion est avancée par Claudio Ielmini dans Le léviathan et le terrorisme (Mille et une nuits). [↩]
- Par exemple Anselm Jappe dans son article « la violence mais pourquoi faire » (Lignes, n°25, mai 2009). [↩]
- Et toute affaire y devient une affaire d’État. [↩]
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