Amok ou terrorisme ? Quelques remarques sur un article de G.Eisenberg

Quelques remarques sur un article de Götz Eisenberg : « D’Orlando à Münich, Amok ou terrorisme1 »

Cette intervention se situe dans le cadre de la critique d’une tendance actuelle, fort présente dans les milieux d’extrême gauche, à faire des actes terroristes islamiques le produit d’une maladie du capitalisme et de son irrationalité. Celle-ci produirait des cas pathologiques qu’on pourrait séparer des causes qu’ils défendent ou pour lesquelles ils meurent. Une interprétation à la fois psychologisante des actes d’individus coupée de toute référence sociale, politique ou religieuse (ils ne défendraient pas des causes misérables, mais exprimeraient des frustrations légitimes) et relativiste dans la mesure où tous ces actes sont mis sur le même plan qu’ils proviennent d’individus d’extrême droite comme Breivik auteur des massacres en Norvège ou des djihadistes, qu’ils proviennent d’individus isolés ou qu’ils soient liés à des réseaux bien organisés.


Une définition simple d’abord de l’amok puisque la notion est au centre de l’analyse de l’auteur. L’amok serait assimilable à tout acte de violence individuelle accompli en situation de transe. Son origine est malaisienne ou balinaise, pays dans lequel le phénomène serait apparu et aurait perduré au moins comme trace ethnologique. Des romanciers comme Stefan Zweig (Amok), Romain Gary (Les racines du ciel) ; J. Brunner (Tous à Zanzibar) et même le Gérard de Villiers de « SAS » (Amok à Bali) s’y sont référés. Aujourd’hui, le psychologue allemand Görz Eisenberg a bâti à partir de cette pratique d’origine asiatique une interprétation des « Tueries2» à l’oeuvre dans les pays occidentaux. Cette thèse serait sûrement restée une hypothèse confidentielle de chercheur si la grande presse allemande ne s’en était pas emparée ces derniers mois suite à plusieurs actes criminels solitaires commis en Allemagne. La situation d’amok ou la course à l’amok serait ainsi devenue une explication plausible de tous ces actes et servirait d’alternative à une interprétation immédiate en termes de terrorisme et plus particulièrement et présentement en termes d’attentats djihadistes.

La thèse d’Eisenberg est que la société capitaliste, particulièrement dans sa dimension néo-libérale, engendrerait par elle-même des monstres (« La normalité de nos conditions engendre des monstres ») dont les motivations sociales, politiques ou religieuses seraient secondaires par rapport au ressort principal qui provoquerait ces actes et qui serait d’ordre individuel et psychologique. A un monde irrationnel correspondrait des révoltes irrationnelles de la part d’individus ayant eu à subir une humiliation ou une frustration marquante. L’acte qui suit fonctionnerait alors comme décompression d’un violent désir de revanche ou de vengeance sociale.

Pour Eisenberg, dans cette hypothèse, aucun motif religieux (le « pseudo-religieux ») ou politique (« le soi-disant terrorisme ») n’expliquerait ce passage à l’acte. D’ailleurs, si on le suit bien, rien ne vient plus l’expliquer hormis peut être une naturalisation des conditions de passage à la haine qui rapproche plus sa perspective de celle de Lombroso s’attardant sur les crânes des criminels et des anarchistes, que de celle de Durkheim de comprendre le suicide comme un acte social.

Breivik, l’auteur des massacres en Norvège ne serait donc pas conscient politiquement de sa fascistitude, puisqu’il serait en situation d’amok ! Mohamed B n’est pas un assassin djihadiste, mais un machiste qui déraille suite à son mal être3. C’est comme si ces individus n’avaient aucune sensibilité politique sous prétexte qu’il n’y a plus de grande référence idéologique, que les partis et les syndicats sont désertés ou ne font plus leur travail de formation parce qu’ils ne défendent plus d’idées politiques. C’est faire fi des autres sources de « formation » que représentent les sites internet, les vidéos de propagande et leur effet sur la constitution de réseaux qui relient des individus dont certains sont en apparence isolés4; c’est aussi négliger le caractère particulier de ces sources nouvelles (cf. par exemple la messagerie chiffrée Telegram) et leur impact immédiat mais accéléré sur des parcours politiques, politico-religieux et activistes. Eisenberg se moque des « turbo-radicalisations » comme si elles étaient inventées par les médias ! Il n’est pas loin de déceler derrière tout cela une sorte de manipulation étatique5 ou médiatique.

Il en vient à comparer les actions criminelles et leur représentation sur la toile avec les photos spectaculaires de tirs au but en football en sous-entendant a priori que ces actes ne sont que de la représentation, de la virtualisation, du simulacre à la Baudrillard (« la guerre du golfe n’a pas eu lieu »). Il fait comme si les images et les discours qui circulent n’étaient que de la communication, de la publicité promotionnelle de marques. Des sociologues (Roy et Liogier6) parlent aussi en termes d’offre religieuse comme s’il s’agissait de faire son marché entre les différentes sectes protestantes propagées par télévangélisme, alors que nous avons affaire à des manifestations d’islamisme politique radical (et d’antisémitisme). Le même Liogier comparaît d’ailleurs Al Qaïda et l’EI à des marques menant une politique de l’offre en direction de clients potentiels en djihadisme.

Si avec Lioger il s’agit de noyer l’islamisme militant dans ce qui serait un « retour » de toutes les religions, avec Eisenberg nous sommes plutôt dans une forme de relativisme qui produit l’équivalence néo-moderne entre des actes qu’il n’est pourtant pas facile de relier. En effet, il ne semble pas pertinent de vouloir lutter contre l’extension infinie du terme de terrorisme et présentement de djihadisme qui le qualifierait en donnant une extension infinie à la notion d’amok. On ne lutte pas contre une simplification abusive par une autre simplification abusive.

Si on veut remonter aux prémisses théoriques implicites plus générales qui sous-tendent la thèse d’Eisenberg, peut être faut-il y voir une conséquence de sa non prise en compte de l’idée de tension individu/communauté. Sans doute d’abord parce qu’au niveau théorique la perspective de la communauté humaine n’est pas la sienne (ni celle d’ailleurs de « l’école critique de la valeur dont il se réclamerait), mais sûrement aussi pour des raisons d’histoire nationale puisque les « allemands » ne perçoivent le plus souvent l’idée de communauté qu’à partir de leur expérience historique désastreuse, à savoir à partir du prisme nazi de la communauté Blut und Boden. Cela les conduit, en général, à rejeter son idée et même sa simple utilisation en référence, comme suspecte par définition. Ils négligent ainsi le fait que Marx a pu employer le terme dans son sens de communauté humaine (Gemeinwesen). Ils font comme si tout était réductible ou assimilable à la Gemeinschaft nazie, à juste titre honnie.

Ne comprenant donc pas cette tension, à la fois historique (elle varie d’intensité en fonction des luttes et des forces en présence) et politique (elle n’est pas assimilable à la séparation philosophico-sociologique entre individu et société7), Eisenberg ne peut que privilégier l’un ou l’autre des deux pôles. Apparemment celui de la communauté est sacrifié puisque pour lui, il est impensable de concevoir l’islamisme « radical » comme idéologie politique de certains courants ou groupes politico-religieux qui se présentent comme les représentants exclusifs de la communauté des vrais croyants en lutte aussi bien contre contre la simple communauté des croyants (l’oumma de tous les musulmans) que contre les mécréants.

A cet égard, son emploi du terme de « prétendu EI », au détour d’une phrase, est assez éclairant de ce présupposé8 qui réussit à déconsidérer l’islamisme radical aussi bien du point de vue politique (l’État islamique ne serait qu’une anti-phrase) que du point de vue religieux (ce ne sont pas de vrais musulmans puisqu’ils ne connaissent rien à la religion et que peu avant leurs actes criminels ils fument et boivent).

Ne percevant pas la possibilité que des individus subordonnés et atomisés par la société capitalisée, c’est-à-dire sans identité ni références profondes politiques, culturelles ou professionnelles et de ce fait sujets à des situations et comportements anomiques, puissent avoir recours à une forme de communauté despotique qui les recadre ou leur fournit un exutoire, Eisenberg (comme d’ailleurs « Bifo » (op. cit) dédouane de toute responsabilité les formes prises par la synthèse qu’en propose le salafisme, que ce soit sous une forme qui se veut démocratico-compatible façon Tariq Ramadan ou sous la forme djihadiste de l’EI. A la place, il nous propose une analyse psychologisante d’importation faisant référence à « l’amok » présent dans des sociétés pourtant très différentes des sociétés capitalistes.

L’amok, pour être utilisable ici et maintenant est relooké en « symptôme » de la crise de l’homme occidental, une crise qui trouverait son accomplissement excessif dans le meurtre, le sacrifice, le rite de passage (par exemple pour les convertis), etc.

Mais même si la situation d’amok était pertinente (il y a bien certains de ces individus qui sont atteints de troubles mentaux) elle ne serait en rien explicative. Ce que la hiérarchie militaire faisait boire aux soldats des tranchées de la guerre de 1914 expliquait peut être la soumission aux ordres suicidaires et la course sous amok pour rester indifférents aux explosions , mais pas la guerre elle-même ni la défaite de l’internationalisme prolétarien.

Les apprentis djihadistes d’origine occidentale ne se rendent pas à Bali pour rencontrer l’amok au cours d’un voyage touristique. Ils préfèrent s’imprégner de la nouvelle « ambiance » qui règne en Syrie, dans un Moyen Orient dans lequel les anciennes représentations politiques « progressistes » fondées sur des valeurs nationalistes, laïques et anti-impérialistes compatibles avec celles défendues dans le monde occidental par une gauche politique peu regardante sur les dirigeants locaux qui les défendaient, ont progressivement laissé place à une lutte politico-religieuse initiée par l’Iran et sa révolution islamique contre le grand Satan américain et contre l’Occident ; lutte reprise par les sunnites après le chaos produit par les faillites des dictatures laïques de la région et la guerre en Irak. C’est cette fine perception de la situation qui préside aux « succès » de l’EI depuis plusieurs années. L’EI, ainsi que de multiples relais wahhabites et salafistes ont su transformer les représentations qui dominaient jusque-là à l’aide d’un appareil sophistiqué de propagande. Profitant aussi du conflit inter-régional des deux puissances principales que sont l’Iran et l’Arabie saoudite, chacune appuyée sur « sa » religion musulmane, chiite pour la première, sunnite pour la seconde, l’EI, internationaliste de par son projet politique initial, mais finalement sunnite de par le contexte de guerre régionale, tente de représenter une alternative mythifiée et mystificatrice dans le retour au Califat, c’est-à-dire à l’unité. Son appel à des volontaires internationaux pour le combat en Syrie a permis de donner quelque consistance à ce projet unitaire, au moins à l’origine.

A part ça, le point de vue d’Eisenberg sur 1968 paraît suffisant pour « juger » plus généralement de ses interprétations théoriques. Son analyse se veut sans doute francfortienne mais si Adorno (et Horkheimer encore plus) ont été incapables de reconnaître le nouveau et le dévoilement que représentaient les années 1968 dans le monde, au moins employaient-ils des arguments théoriques sur le rapport entre théorie et pratique pour condamner l’activisme du mouvement extra-parlementaire allemand et certaines de ses tendances qu’ils estimaient pré-fascistes. Ils ne se ridiculisaient pas à utiliser (comme le fit d’ailleurs Pasolini, peu heureux sur le coup) des arguments à la Johnny Halliday sur la longueur de cheveux des contestataires9.

Là encore on retrouve une constante d’un courant qui nie l’importance de l’événement dans l’Histoire et plus généralement que cette Histoire est faite de luttes entre forces sociales, politiques et que la dimension religieuse garde son importance dans la mesure où elle n’est pas qu’opium du peuple et qu’elle n’est pas non plus « dépassée » puisqu’elle traverse encore les rapports individu/communauté. Faute de cette prise en compte, il ne reste plus alors pour Eisenberg, qu’à constater l’existence, malgré tout, de subjectivités exacerbées dans des révoltes irrationnelles ou d’une désubjectivisation telle qu’elle produit des individus possédés sous amok.

Deux expressions de la décomposition du capitalisme, incapables l’une et l’autre de résister aux processus automatiques de domination.

La messe est dite si on me permet l’expression et il n’y a plus que le ciel à implorer pour qu’enfin advienne la « Crise ».

 

  1. pour un point de vue plus général de l’auteur Cf. http://acontretemps.org/spip.php?article606 []
  2. Cf. Le dernier livre de Franco Berardi (« Bifo »), intitulé Tueries, Lux, 2016. []
  3. La preuve, il maltraitait sa femme et notre psychologue Eisenberg ne fait aucun lien entre interprétation radicale de l’islam et statut inférieur de la femme. Il pense sans doute que toutes les femmes sont maltraitées par tous les hommes et que les attouchements de la gare de Cologne sont de même nature que ceux de la fête de la bière à Munich. Il fait sans doute aussi partie de ces gens qui, comme la police et la justice locale pensent qu’il ne faut pas trop donner de publicité à ces faits, pas trop donner de précisions sur leurs auteurs. Sans doute étaient-ils au départ d’une course à l’amok … dont il ne faut tirer aucune conclusion (cf. pourtant, le vif débat qui s’en est suivi parmi les féministes allemandes). []
  4. L’arrestation début septembre 2016 de trois femmes en préparation d’un possible attentat à la voiture piégée à Notre Dame en est un exemple quand on s’aperçoit que l’une d’entre elle était « mariée » à l’auteur présumée de l’attentat contre le couple de policiers de Magnanville en juin 2016, auteur soupçonné d’être un peu « déséquilibré » si ce n’est en amok dans la mesure où cette appellation incontrôlée n’a pas encore franchi le Rhin. On pourrait dire la même chose de l’acte de Bilal Taghi commis contre un surveillant du quartier réservé de la prison d’Osny le 4/09/2O16. Derrière sa « course à l’amok », la réalité d’un individu dont deux des frères ont déjà été tués en Syrie et lui-même poursuivi en lien avec le démantèlement de la cellule djihadiste de Verviers. []
  5. Son allusion au 11 septembre 2001 est d’ailleurs assez confuse et à ce titre un peu inquiétante. []
  6. Olivier Roy : « Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiste », Le Monde du 24/11/2015 et « Le djihad est aujourd’hui la seule cause sur le marché », Libération, 3/10/2014 ; Raphaël Liogier : La guerre des civilisations n’aura pas lieu, CNRS, 2016. []
  7. En allemand : Gesellschaft. []
  8. Présupposé d’ailleurs partagé par les grands médias qui se rangent à une codification du rapport Daesch/EI qui évite toute allusion directe à l’existence d’une organisation « Etat islamique » qui pourrait constituer un proto-Etat. Cf. sur cette question, l’article de J. Guigou : Etat islamique ou communauté despotique ? Disponible sur le site Tempscritiques : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article334 []
  9. Cf. sa chanson « Cheveux longs et idées courtes » en réponse au « tube » d’Antoine dans les années 1960 []

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