Pourquoi l’esprit critique est-il si peu répandu à gauche et dans les milieux libertaires ?

Soumis pour avis à plusieurs camarades, un texte initial s’est ensuite transformé en un débat suite aux nombreuses réflexions et critiques reçues par mail. Chacun a relu sa contribution et celle des autres et un peu réécrit ses courriels. Nous avons donc tous un peu débordé par rapport au thème originel dont l’objectif était de mieux cerner les particularités et difficultés de la situation actuelle, notamment par rapport aux années 60, pour ce qui concerne à la fois l’esprit critique « à gauche » et dans les milieux « radicaux » et les capacités de débattre entre militants….


Yves : Un certain nombre d’événements récents peuvent nous amener à nous demander si «l’esprit critique» que prétendent défendre la gauche, l’extrême gauche ainsi que les groupes radicaux (post-situs, autonomes, insurrectionnistes, etc.) et anarchistes est encore un principe valorisé dans ces milieux 1. Voire s’ils ne l’ont pas définitivement enterré au profit de politiques identitaires. Parmi ces événements récents, plusieurs incidents violents ont concerné des intellectuels et des lieux aussi politiquement opposés que Caroline Fourest (à la fête de L’Humanité en 2012) ; Alexis Escudero et le Salon des éditions libertaires anarchiste à Lyon, en 2014 ; Alain Finkielkraut (lors des Nuits debout parisiennes en 2016) ; la librairie anarchiste La Discordia (Paris, à de nombreuses reprises en 2015 et 2016) et la librairie Mille Bâbords (Marseille en 2016).

Au-delà de l’extrême diversité des cibles attaquées, on a pu constater une certaine homogénéité des réactions dans les milieux gauchistes et libertaires 2 : soit un silence assez lâche, soit une surenchère verbale pour approuver ces diverses attaques. La Discordia et Mille Bâbords, pourtant clairement situées « à gauche », n’ont bénéficié que de très peu de soutien réel. Quant aux auteurs, anonymes ou pas, de ces agressions, ils ont beaucoup de points communs et se retrouvent dans les mêmes manifestations et les mêmes meetings : Indigènes de la République, anarchistes identitaires, féministes dites radicales, etc.

S’il ne s’agissait que des agissements de quelques groupuscules ou individus isolés, cela ne vaudrait guère la peine d’en parler. Malheureusement, cela relève d’un climat de sectarisme, de violence verbale, d’ignorance et d’affirmation identitaire qui a des causes beaucoup plus larges que ces «faits divers» dans le microcosme gauchiste ou para gauchiste.

Pour être honnête, il y a toujours eu des affrontements verbaux et physiques à gauche. Il n’est que de rappeler comment le Parti «communiste» fit la chasse aux militants d’extrême gauche dans les usines jusqu’aux années 70 (les dénonçant à la direction et aux flics et en envoyant un certain nombre à l’hôpital) ; comment son service d’ordre cogna à de nombreuses reprises des militants et militantes d’autres organisations dans des manifestations durant les mêmes années voire encore plus tard ; et même comment, dans les années 60 et 70, certains groupes maoïstes ou trotskistes se combattirent à coups de barres de fer en France comme en Italie.

Cette dimension violente et autodestructrice des courants qui se prétendent de gauche ou «révolutionnaires» a amené certains théoriciens à affirmer depuis longtemps qu’il existerait des affinités entre religion et politique, que les marxismes (ou les anarchismes) seraient des sortes de «religions civiles», que le fonctionnement des groupes «révolutionnaires» ressemblerait à celui des sectes, etc.

Si l’on entend par là qu’une idéologie et a fortiori un groupe politique relient des individus entre eux (sens étymologique du mot religion) ; qu’une idéologie se fossilise souvent en des dogmes ; que les militants d’une idéologie (comme les fidèles d’une religion) ont besoin d’une explication simple du monde ; qu’ils n’ont ni l’envie ni le temps de se lancer dans de longues recherches ou des vérifications systématiques de leur corps de doctrine ; que tout groupe désireux d’être efficace repose sur une confiance mutuelle et une confiance encore plus grande envers les camarades plus expérimentés, tout cela est assez juste, mais ne suffit pas pour comprendre les particularités de la situation actuelle.

Pour revenir au sujet de notre discussion, le problème est que les idéologies dites révolutionnaires (marxismes et anarchismes) se présentent, non pas comme des explications assez subjectives et très imparfaites du monde (ce qu’elles sont), mais comme des théories «scientifiques», ou au moins des philosophies extrêmement critiques de toutes les «idéologies dominantes», qui sont, comme chacun sait, «les idéologies de la classe dominante».

Soyons honnêtes : malgré tous les schématismes et les mythes historiques qu’ils ont propagés, les groupes d’extrême gauche et anarchistes ont, durant une certaine période, été des centres de formation de l’esprit critique, de minuscules «universités populaires» (sans qu’ils arborent ce label), des lieux où l’on rencontrait de nombreux autodidactes (au bon sens du terme, des travailleurs vraiment curieux pas des individus brouillons). A travers des cours d’histoire ou de théorie politique, des discussions internes, des lectures imposées, des écoles de formation, des rencontres en tête à tête, etc., ils ont incité leurs sympathisants à lire davantage, et pas seulement des livres ou des brochures de leur propre organisation. Donc il est difficile (du moins, à ma connaissance, avant les années 80) d’affirmer que les organisations d’extrême gauche ou anarchistes n’auraient jamais encouragé l’esprit critique.

Même si les militants «gauchistes» des années 60 et 70 avaient souvent des attitudes irritantes de Monsieur-Je-Sais-Tout, ils étaient partie prenante d’un questionnement radical de toutes les institutions et hiérarchies qui les dépassait et les poussait sans doute à accepter voire encourager les débats.

Cependant, force est de constater que plusieurs phénomènes nouveaux sont intervenus depuis trente ans qui ont aggravé des tendances dogmatiques, sectaires, ou «religieuses» qui ont toujours existé dans le mouvement ouvrier :

– paradoxalement, la généralisation de l’enseignement obligatoire, le collègue unique jusqu’à 16 ans, l’accès d’un nombre de plus en plus important d’individus à l’enseignement supérieur ( 29% des hommes et 32,6% de femmes ont fait des études supérieures parmi les 25-64 ans. Parmi les 25-34 ans, ils sont 47,3% de femmes et 38,3% d’hommes à être diplômés de l’enseignement supérieur) a entraîné que les organisations politiques ont rempli beaucoup moins le rôle «culturel» qu’elles avaient pu avoir auparavant, puisque celles et ceux qui le souhaitaient ont pu trouver d’autres sources de formation…. quitte à abandonner leurs études supérieures en cours de route, ce qui est très fréquent dans les départements d’histoire et de sciences sociales, où l’on trouve les étudiants les plus intéressés aux problèmes politiques et sociaux ;

– l’enseignement transmis par les manuels d’histoire au collège comme au lycée qui visent à dégager des «problématiques» morcelées sans offrir aux élèves des connaissances historiques élémentaires ; les modes intellectuelles de plus en plus antimatérialistes et antiscientifiques (sur le plan philosophique) et le triomphe des idéologies identitaires dans l’université ont favorisé un relativisme généralisé qui a affecté la société en général, et aussi les milieux militants peu préparés à cette évolution et peu armés.

Jacques : Tu dis que les militants seraient «peu armés». Je trouve, au contraire, que ceux qui ont suivi des études ont participé à la diffusion du relativisme. C’est le cas de manière latente mais constante à Paris X Nanterre et de manière quasi institutionnalisée à Paris VIII St Denis pour ne citer que ces deux exemples d’université dites politisées. Ils y sont d’autant mieux préparés qu’ils en ont été les agents actifs. Qu’ils ne soient pas armés tient à mon avis au fait d’une rupture objective avec le fil rouge des luttes de classes et avec le mouvement ouvrier, ce qui fait que même ceux qui parlent encore en termes de classes le font à travers les identités particulières ; quant aux autres, ils produisent d’eux-mêmes la rupture en déconstruisant toutes les catégories de l’humanisme révolutionnaire dont le mouvement ouvrier est partie intégrante (l’ouvrier ne serait qu’un abruti qui est pour la nation, pour la République, pour les centrales nucléaires et contre l’écologie ; ce serait en outre un affreux macho homophobe et raciste, bouffeur de viande rouge de surcroît) et en reconstruisant toute une nouvelle histoire sur cette base, celle des «vaincus», le mouvement ouvrier (réduit à un mouvement masculin et blanc) est donc rangé dans les «vainqueurs». Bien sûr, cela ne donne pas un «roman national», mais participe de la même démarche.

Gzavier : Il faut bien se rendre compte qu’avec la massification au niveau des universités un grand nombre de nouveaux militants passent et s’imprègnent de ce qui s’y dit, vit et fait. Dès lors on peut facilement comprendre que leur première approche de la politique ne soit pas principalement fondée sur une pensée critique mais plutôt sur les courants universitaires actuels. Une approche holiste 3 n’est plus qu’une tendance possible parmi d’autres alors qu’elle a constitué (par exemple avec Bourdieu), l’une des bases de la pensée universitaire critique en sciences sociales pour les deux générations précédentes, quand Foucault et les diverses thèses sur la nécessaire «déconstruction» permettent aujourd’hui de s’affirmer immédiatement contre le «biopouvoir» des dispositifs multiples et omniprésents (et non le capital et les rapports sociaux capitalistes dans leur ensemble). Le néo-militant se trouve dès lors dans l’affirmation de ses idées comme suspendu à l’environnement universitaire mais aussi, voire surtout, activiste du soi. L’affirmation de soi à partir du slogan «Le personnel est politique» est interprétée de façon extensive. Les débats d’idées sont vécus sur le mode existentiel ; la remise en cause des conceptions politiques de son interlocuteur, ou de son interlocutrice, est interprétée, le plus souvent, comme une attaque personnelle. C’est le soi qui est en jeu sans aucune protection politique ; si l’on entend par là ce qui a trait au collectif, rien ne l’est moins que le sens qui lui est donné par ces militants à l’identité à vif.

Par exemple, étant personnellement imprégné de ces errements, c’est en faisant mon premier débat, seul au sujet de mon bouquin avec Jacques Wajnsztejn (La tentation insurrectionniste), les choses ont commencé à se décanter. Je me suis retrouvé en débat, non pas à défendre mon goût pour Temps Critiques, mais des idées qui étaient celles de la revue, des conceptions qui faisaient sens au-delà d’une question de personne, que ce soit la mienne ou tous ceux ayant participé à la revue. C’était à la fois nouveau et réjouissant de toucher une construction politique qui ne te fasse pas traverser une énième crise personnelle même si ce n’était pas facile non plus (il n’y a pas de kit théorique clés en main pour ce que nous avançons).

Yves : Dans les facteurs nouveaux susceptibles d’expliquer la faiblesse de l’esprit critique dans les milieux militants, je crois qu’il faut souligner aussi l’apparition d’Internet et des réseaux sociaux, qui, loin de favoriser une recherche de sources contradictoires sur les infos reçues ou les théories défendues, a nourri la constitution de familles affinitaires (dont Facebook avec ses «amis» et ses «like» est le symbole), familles affinitaires qui évidemment ne souhaitent pas discuter, même en leur propre sein, mais seulement échanger des remarques tripales, lapidaires, ou procéder à du copier-coller systématique sans même avoir lu les articles transmis.

Jacques : Oui, mais la presse écrite et responsable n’a pas joué son «rôle» non plus en triant l’info et ses titres de façon à aller dans ce même sens globalement post-moderne et identitaire. Le Monde, malgré le fait qu’il ait été dénoncé jadis comme «le journal de tous les pouvoirs», a gardé un certain sérieux pendant longtemps et était lu par des étudiants. Aujourd’hui, ce sérieux est moins présent et les étudiants ne le lisent presque plus. Quant à Libération, sa clientèle est jeune et gauchisante, mais son contenu est typique de ce que dénonçait Mark Lila dans Le Monde à propos des journaux américains («La gauche doit dépasser l’idéologie de la diversité», Le Monde, 8/12/2016).

Gzavier : Pour rester sur la questions des réseaux sociaux et des outils technologiques, dans leur ensemble ils massifient des comportements qui pouvaient être latents ou minoritaires tout en permettant de renouveler un rapport aux autres. A mon avis, ils donnent à voir des aspects de nos rapports sociaux contemporains dont on retrouve évidemment des traces dans les milieux politisés dont nous parlons. Cela vaut autant pour la mise en scène de soi que pour la fragmentation identitaire.

En tant que militant j’ai, par exemple, pour habitude de cloisonner virtuellement des aspects différents de ma vie. J’ai donc de multiples comptes dans lesquels je peux me mettre en scène comme l’usage d’un avatar te le permet (rien que le choix de ton pseudo en dit long). Un compte facebook pro par exemple où tu mets quelques photos des paysages de tes vacances pour faire envie à tes collègues, une boîte mail avec seulement tes contacts militants, etc. Objectivement, cela ne te protège qu’en surface, les métadonnées te trahissant facilement, mais, en attendant, pour le commun tu es le petit bout que tu leur donnes.

Sur le fond, les militants sont facilement accro à internet, beaucoup ne peuvent plus s’en passer aujourd’hui. Et pourtant les pratiques, logiciels et objets qui prennent le dessus sont en adéquation avec le présent de la société capitalisée 4. Ils sont là pour capter l’attention, nourrir des flux d’informations et autres, le tout dans une mise en réseaux la plus large possible. Les militants utilisent à fond la plupart du temps ces tendances (voir le succès des vidéos de manifs au printemps 2016). Certains ont le snobisme d’être pour les logiciels libres dont la charge critique sur les technologies est faible tant elle entérine les tendances que j’ai décrites juste avant, et tant le propos tourne autour d’un bon usage des technologies.

Yves : Troisième facteur nuisant à l’esprit critique : il me semble que, sur le plan politique, les offensives antimarxistes, antimatérialistes et antiscientifiques (y compris à gauche) ont fini par nourrir à la fois un relativisme absolu (qui justifie l’inanité de tout débat puisque toutes les opinions seraient «respectables» ; et qui revient à tracer un trait d’égalité entre sciences et idéologies) ; un hypercriticisme qui n’a rien à voir avec un esprit critique méthodique et rationnel, et favorise parfois le complotisme.

Leo : Le postmodernisme permet de voir l’émergence des discours sur les minorités de manière perverse: la minorité ne se vit plus comme opprimée par le discours majoritaire (qui représente un mode de production ) mais comme pouvant potentiellement faire émerger un discours permettant de juger de manière  moralisatrice le langage  majoritaire et ainsi produire une niche idéologique. De la sorte, la minorité ne se perçoit plus comme devant se battre contre un système de production pour ne plus être aliénée, mais comme s’affranchissant du seul discours majoritaire pour se libérer.

Cette ère postmoderniste fait triompher le relativisme épistémologique où triomphe l’anarchie du savoir : « Tout se vaut. » Les institutions du savoir participent de ce programme en vantant les bienfaits du constructivisme dont la figure française est Edgar Morin. La complexité y est vantée au détriment du principe de parcimonie, les différents niveaux techniques du langage sont confondus en un seul cours commun: tout se vaut donc le discours transcendentaliste (religieux notamment) est juxtaposé au discours scientifique et il émerge l’idée que rien ne permet de démontrer que le discours scientifique soit vrai et que le discours religieux soit faux. La validité empirique y est oubliée comme étant la notion arbitrale du savoir qui décide de ce qui est faux et de ce qui est vrai. Le seul fait de tenir un discours le valide et toute hypothèse devient admise de fait.

Le manque de critique mène à l’hypercriticisme que permet le relativisme omniprésent dans les médias et les institutions du savoir. Le relativisme épistémologique permet de mettre sur un plan d’égalité une idéologie (ou un simple parti pris) et une thèse scientifique, sans répondre à l’exigence de cette dernière de la vérification empirique. En somme comme tout se vaut :

– Soit tout est incommensurable car les paradigmes se juxtaposent mais ne peuvent dialoguer…donc une idéologie vaut la science… Ce qui fut notre conception en tant que marxistes, mais on se servait de la science pour nous justifier alors qu’aujourd’hui on prétend que la science serait une idéologie comme une autre (Bruno Latour, Samuel Kuhn). Je ne dis pas que la science ne sert pas l’idéologie mais que la science, en ses résultats, ne doit pas être idéologique.

Ce point de vue explique la remise en cause perpétuelle du darwinisme, même si tout résultat scientifique doit être remis en cause mais par d’autres résultats scientifiques. Aujourd’hui, un scientifique ne peut plus remettre en cause le GIEC ce qui est dommageable (même s’il semble évident que le réchauffement climatique existe, il n’est plus un résultat scientifique mais une idéologie dogmatique).

– Soit, autre point de vue postmoderne, tout résultat est mis en cause jusqu’à une régression infinie. On se retrouve précisément devant un hypercriticisme où plus rien ne vaut rien. Un résultat objectif ne l’est donc plus car on suppose un complot, et cet irrationalisme est d’autant plus pernicieux que l’histoire est aussi précisément un moment où des complots réels peuvent avoir lieu.

Camille : Sur la question du relativisme très présent dans l’enseignement des sciences sociales, je voudrais faire quelques remarques.

J’étais étudiante (en philosophie) dans les années 90. En fait à cette époque j’ai pas mal lu Bourdieu en même temps que je participais au mouvement de décembre 95 contre le plan Juppé. Donc j’étais un pur produit de la vague citoyenniste, si l’on veut. Eh bien j’avais un sentiment permanent d’impuissance et de décalage : il y avait toutes ces analyses des formes de domination, mais pour moi c’était sans prise sur la réalité, sur l’action ; c’était très rhétorique aussi, donc pas si éloigné des penseurs postmodernes, même s’il y avait quand même une base empirique plus consistante (statistiques, entretiens, enquêtes). Mais c’était quand même un discours magistral, dont les disciples reprenaient tous les tics d’écriture, ça ne donnait pas de méthodes pour se poser des questions soi-même et avancer.

Rétrospectivement, il me semble que ce qui manquait totalement dans ces analyses, et qu’on pouvait sans doute trouver dans les petits groupes politiques dont Yves parle, ces groupes qui jouaient aussi un rôle de formation intellectuelle, c’était la conflictualité. D’une part, les gens qui fréquentaient les petits groupes cherchaient à acquérir des connaissances pour nourrir leur révolte, et pas pour obtenir des titres, donc du pouvoir, comme c’est le cas à l’université (même si on en a une conscience complètement mystifiée, et même s’il faudrait nuancer, puisque dans un groupe il y a aussi des enjeux de pouvoir). D’autre part, dans les années 90, l’apprentissage des méthodes de la critique rationnelle était déjà « ringarde », on n’avait le choix qu’entre un relativisme agressif et un moralisme niais. Donc on pouvait apprendre ce qu’on voulait, on n’apprenait pas la conflictualité (à la fois au niveau du discours : l’idée que les controverses ont un sens et peuvent être fructueuses, et au niveau de la réalité : le vocabulaire de la « domination » évacuait celui de l’antagonisme, de la lutte, du conflit).

Je crois que João Bernardo 5 a raison quand il prend la défense de la raison instrumentale, c’est-à-dire cette démarche par laquelle on se pose des questions relativement délimitées, on émet des hypothèses, on fait des expériences, on raisonne sur les résultats, on essaie autre chose, etc. Bien sûr le militantisme n’est pas une science dure, mais sans discussions (plus ou moins) rationnelles à partir d’une base empirique (pas des expériences de laboratoire, mais d’un côté des pratiques individuelles et collectives sur lesquelles on peut réfléchir, et de l’autre des informations ou des données à caractère plus général qui peuvent donner des éléments de comparaison), on n’a plus aucun cadre pour avancer.

Peut-être faut-il aussi remettre en circulation des notions très peu sophistiquées mais utiles, comme l’idée de la différence entre l’être et la conscience, avec l’idée qu’on se forme des représentations de la réalité qui peuvent être en décalage avec cette réalité (d’où la possibilité de la fausse conscience).

Par contre j’ai l’idée que ça n’est peut-être pas un hasard si les marxistes ont été si démunis face à l’offensive relativiste, parce que les discours sur la « science bourgeoise » ne donnaient pas tellement de billes pour critiquer l’idée que la science n’est qu’une idéologie parmi d’autres.

La critique des usages sociaux et économiques de la science ne s’accompagnait pas souvent d’une défense de la démarche scientifique elle-même, dans le sens d’une méthode d’investigation rationnelle et empirique, ouverte à la critique. En même temps, les marxistes prétendaient détenir une « science » de la société, ce qui n’était certainement pas le cas et témoignait de toute façon d’une méprise, puisqu’une science ce sont des hypothèses provisoires, révisables, ouvertes à la critique, pas un discours dogmatique acquis une fois pour toutes. Ce qui reste important malgré tout, à mon sens, c’est l’idée matérialiste qu’une théorie sociale doit partir de la façon dont les gens vivent, travaillent, etc. et pas de conceptions idéalistes ; dans ce sens, la démarche marxiste était « scientifique », parce qu’elle partait des faits, de la réalité brute et complexe des conditions d’existence et de reproduction, et pas de présupposés métaphysiques. Mais quant au caractère révisable des hypothèses, sans lequel on ne peut parler de science, je trouve que c’était un peu léger…

Yves : Quatrième et dernière caractéristique que je voudrais souligner et qui pourrait expliquer le manque d’esprit critique dans les milieux de gauche et libertaires : une absence totale de culture historique (la connaissance du passé étant désormais inutile voire réactionnaire, puisque seul compte le glorieux présent, ou alors un passé qui renvoie à des origines mythiques, culturelles, religieuses ou ethniques chimiquement «pures») ; et en même temps une crispation dans les milieux d’extrême gauche et anarchistes.

Thomas : Pourquoi dis-tu que «la connaissance du passé est réactionnaire» ?

Yves : Parce que la vision identitariste rejette toute perspective historique et de classe. Si tu crois que le mouvement ouvrier a une histoire et un sens (à la fois une signification et une direction plus ou moins prévisible), ce n’est pas du tout la même chose que si tu t’intéresses à la seule histoire de ta «minorité» (réelle ou supposée), qui est en général éternellement victime et persécutée.

Jacques : Je nuancerais un peu l’affirmation d’Yves sur l’absence de culture historique. Aux salons libertaires, un des stands les plus fréquentés est celui des bouquins d’occasion dont une bonne partie sont des travaux historiques à un degré ou un autre (et on y trouve des raretés comme Le droit maternel de Bachofen). D’autre part, il existe encore un marché pour le nombre très élevé de livres qui paraissent autour de la guerre d’Espagne. Donc, la connaissance historique n’a pas disparu mais elle ne correspond plus à une culture politique que nous concevions indissociablement comme étant à la fois théorique, historique et critique. Quand Yves parle d’ «origines mythiques», il faudrait préciser que la rupture avec le fil historique ouvre le champ à tous les courants primitivistes, décroissants, anti-industrialistes et au retour à la mode des bons «sauvages» qui ne connaissaient pas l’argent (cf. Christophe Darmangeat) ; quant aux origines ethniques ; on a les textes du bon commandant Marcos et tous les Georges Lapierre et Jérôme Baschet du monde.

Yves : Jacques, tu as raison d’introduire ces nuances. Peut-être faut-il se demander quelles sont les sources de cette crispation dans les milieux d’extrême gauche et libertaires, crispation qui mène à la violence verbale quand elle n’est pas physique. En dehors des causes traditionnelles (sectarisme d’organisation destiné à protéger le groupe et ses dirigeants contre toute critique ; difficulté des individus à reconnaître des évolutions imprévues et dérangeantes, etc.), les quelques facteurs que j’ai énumérés, et que les autres participants au débat ont précisés ou ajoutés, ont certainement joué un rôle.

Il faut aussi souligner que l’adoption rapide des thèses identitaires, multiculturalistes, postmodernes et anti-universalistes dans les milieux marxisants et anarchistes, par des courants dont l’universalisme, la référence à la science et le classisme avaient toujours été les marqueurs…. identitaires, explique peut-être aussi le raidissement de ces militants obligés de jeter la plus grande partie de leur patrimoine théorique à la poubelle pour ne pas paraître «ringards» et pris dans des contradictions insolubles entre des références à un passé universaliste-scientifique-matérialiste-prolétarien et un présent identitaire-antimatérialiste-antiscientifique-et-interclassiste.

Leo : Que tu envisages le postmodernisme comme la période historique s’ouvrant en 1945 ou à la fin des Trente glorieuses, les caractéristiques globales sont celles que tu cites:

– individualisme forcené (contre toute perspective holiste) mettant en avant les minorités comme sujet de la cité et comme possible sujet de la «polis» au sens grec ;

– augmentation d’informations entraînant un mésinformation sur socle des critères affinitaires ;

– quête d’une transcendantalité (futile = «people» ; anthropologique = religion) battant en brèche les perspectives progressistes de la science.

Camille : Je crois que dans le climat idéologique actuel, les gens, donc pas simplement les militants de gauche, ont du mal à se placer à la bonne distance pour voir les choses : d’une part il y a de l’oppression partout, d’autre part on ne la voit pas quand on l’a sous les yeux sous la forme du rapport salarial. Une copine me racontait une discussion à son boulot entre plusieurs patrons ou gérants de salles de spectacles et leurs salariées ou stagiaires. Les patrons discutent entre eux (ils votent manifestement à droite), une stagiaire se révolte contre leur discours méprisant, ils répondent que les jeunes ne comprennent rien. Ma copine était indignée de la morgue de ces types, mais c’était une indignation morale, impuissante, et surtout les jeunes femmes qui travaillaient là avaient le sentiment que ces mecs étaient des cons, mais ne semblaient pas faire le lien entre leurs discours et leur position sociale. Etrangement, dans ces milieux de l’industrie culturelle censés être ultrasensibles à toutes les oppressions (racistes, homophobes, sexistes, etc.) il ne semble pas y avoir de conscience de ce rapport d’exploitation. Les patrons essaient d’être des copains et leurs employés ne voient pas ces manœuvres ou ne s’y opposent pas. C’était comme ça aussi quand je bossais dans un labo, et ce sont aussi des endroits où les jeunes qui travaillent pour des clopinettes espèrent ne pas faire de vieux os, donc ils serrent les dents et ont une perspective très individualiste, ça rend difficile la solidarité et la lutte.

Jacques : La crainte de la «ringardise» que Yves évoque n’est ressentie que parce qu’il n’y a plus les «bases», la principale étant l’activité du prolétariat ou des ouvriers, mais aussi une théorie qui rende compte de la situation. Or comment le marxisme peut-il continuer à faire croire que sa théorie de la crise est la bonne, alors qu’il proclame, depuis 1930, que c’est la dernière ? Comment les militants peuvent-ils continuer à dire que la pauvreté n’a jamais été aussi grande dans le monde à cause du capitalisme, alors que toute personne qui voyage un peu loin peut se rendre compte maintenant que des centaines de millions de personnes sur cette planète ont été intégrées peu ou prou au monde de l’argent et à la consommation, au moins dans les pays dits «émergents» ? Ce qui évidemment, à l’autre bout ne peut qu’accroître les inégalités. Mais que ce dernier point ne soit pas perçu comme un autre problème ne peut qu’entraîner les pires confusions quant à l’analyse de ce qu’est le capital et le retour à une vision misérabiliste et dix-neuvièmiste. Il y a un moment où le croyant est victime de sa foi d’origine et alors il se convertit, certes pas à l’islam (quoique !), mais à tout ce qui passe et qui est moins «engageant». Sauf pour quelques fous furieux, on peut risquer un jeu de mots : s’engager dans le relativisme représente un engagement tout relatif, une sorte d’air du temps.

Les anarchistes, eux, n’ont pas ou plus de références véritablement solides à part la révolution espagnole et encore car elle est difficilement exportable aujourd’hui. Eux aussi savent bien que l’Etat d’aujourd’hui n’est plus celui de Bakounine ! Nombre d’entre eux travaillent d’ailleurs pour l’Etat ou des organismes parapublics ou municipaux. Ils lisent plus la prose des Tarnacois (le courant né autour de L’insurrection qui vient) que Malatesta. Plus important, ils sont dans l’attrape-tout de la révolte contre toute domination pour les plus activistes, et dans les universités, populaires ou non, pour ceux qui pensent un anarchisme culturel plus que politique. La culture permet mieux que le politique de faire tout tenir dans la baraque anarchiste d’autant plus que ces courants disposent d’encore moins de boussoles propres que par le passé. C’est pour cela que la tendance est grande d’aller picorer dans la philosophie (Spinoza, Deleuze, Foucault) ce qu’ils ne produisent plus dans la théorie.

Yves : On peut se demander si finalement les milieux militants ne sont pas le parfait reflet du monde que le système capitaliste tend à façonner à travers ses tendances contradictoires : un monde d’individus fortement narcissiques, repliés sur leurs identités imaginées (appartenance ethnique, religieuse, nationale, sexuelle, etc.). Ces individus à la fois atomisés et rassemblés en «tribus» fictives dramatisent leur vécu actuel (souvent, ils disent «souffrir») quitte à fusionner toutes les périodes historiques en un long récit sacrificiel qui, par définition, ne laisse plus de place à la moindre perspective collective d’un devenir autre. La lutte n’est plus qu’un immédiat de survie, sans contenu éthique ni subversif. Leur critique ne porte finalement que sur la situation anormale qu’ils vivraient.

A partir de cette situation, ils s’engagent dans une compétition identitaire qui correspond à autant de niches marchandes (des chaînes de télévision aux magasins de vêtements, des lieux affinitaires aux musiques identitaires, des fêtes religieuses aux événements festifs communautaires). Il ne s’agit plus de lutter pour créer ensemble un monde reposant sur une solidarité et un savoir universels mais de s’enfermer dans des ghettos autarciques sur le plan des idées, des sentiments, comme des rapports humains. Dans de tels microcosmes politiques, l’esprit critique n’a plus droit à aucune place puisqu’il nuit au bon fonctionnement des échanges capitalistes segmentés, parcellisés et illusoirement autosuffisants que pratiquent ces ghettos militants.

Cela dit, peut-être suis-je en train d’exagérer les différences entre les militants des années 60 et les «activistes» actuels, mais sur cet aspect de la souffrance il me semble qu’il y a des choses à dire. De notre refus global de la société dans sa totalité nous ne faisions pas une souffrance individualisée. Nous ne l’exposions pas sur la place publique en quelque sorte, et cela explique sûrement certains suicides dans nos rangs parce que, comme le dit Gzavier plus haut, nous clivions nos vies de telle façon à pouvoir justement garder une part privée (même dans les communautés) et une part publique. Dans cette part publique, notre souffrance n’était rien, ou alors nous la rendions toute relative en comparaison avec celle que subissaient les Vietnamiens et les prolétaires. Cela pouvait avoir ces effets désastreux comme chez ces militants qui n’avaient littéralement plus de vie autre que celle tournée vers l’extérieur, le militantisme, leur groupuscule, mais pour tous ceux qui se gardaient aussi de ça, on pouvait être un individu singulier «militant» sans se mettre en scène.

Rétrospectivement, car à l’époque je ne m’en rendais pas du tout compte, je me demande en effet si nous (les militants d’extrême gauche ou anarchistes dans les facs) n’avons pas intimidé pas mal les gens autour de nous. Je me souviens que je tenais tête à tel petit chef trotskiste ou stalinien devant cent personnes. A l’époque, c’était des discussions spontanées qui s’engageaient dans le hall de Censier autour des tables de presse militantes, discussions qui commençaient à dix participants et finissaient à cent ou plus. Le «public» était-il vraiment intéressé ou assistait-il à ces joutes oratoires juste comme un passe-temps marrant entre deux cours… ? De même nous intervenions beaucoup dans les amphis et même dans les TD. Comme nous avions de la tchatche et n’étions guère minés par le doute, les profs nous répondaient, mais ces dialogues intéressaient-ils vraiment la masse des étudiants en histoire ? Ce n’était peut-être pas du «terrorisme intellectuel» comme le prétendent tant de « repentis » actuels, mais nous étions quand même très arrogants et méprisants, me semble-t-il.

Cette arrogance et cette confiance en soi des militants d’extrême gauche (et je suppose anarchistes) a-t-elle disparu ou se cache-t-elle désormais sous d’autres oripeaux ?

Les gens qui assistaient aux discussions de Nuits debout étaient-ils des spectateurs assez passifs comme beaucoup d’étudiants de 68 lors de ces discussions publiques entre groupuscules (idem à la Sorbonne) d’ailleurs ou vraiment différents ?

En 68 les seules discussions vraiment démocratiques furent celles auxquelles j’ai assisté dans des quartiers parisiens encore populaires à l’époque (XVe et XIIIe) où là il y avait un ou deux gauchistes et des dizaines de gens qui voulaient s’exprimer et continuaient à discuter pendant des heures, une fois les gauchistes partis…

Jacques : Pour ce qui concerne le mouvement «Nuits debout», ce qui a prédominé, dans ce que j’ai entendu et vu à Lyon, c’est en autres, une nouvelle pratique visant à ce que toutes les paroles puissent s’exprimer à partir du moment où elles n’étaient que des «idées» équivalentes en valeur, des opinions au sens de l’opinion publique. Finalement les prises de position véritables étaient rares d’abord et ensuite limitées par des temps de parole dérisoires. Or, cette pratique était mise en exergue par rapport à celle qui aurait régné en 1968 où la «terreur intellectuelle» se serait abattue sur les amphis et dans les grèves et manifs. C’est une manifestation de l’antipolitique d’aujourd’hui (ce qu’on peut regretter) mais qui repose aussi sur une critique de la politique et des théories politiques qui a sa raison d’être («on» préfère lire Foucault que Marx, Judith Butler que Rosa Luxembourg ou Emma Goldmann, Fakir que Temps critiques ou Ni patrie ni frontières, etc.).

Camille : Jacques signale une défiance vis-à-vis de la politique. Elle est réelle je pense, mais justement là aussi c’est ambigu, parce que ça n’est pas une critique frontale de la démocratie bourgeoise, des mécanismes de la représentation, des privilèges matériels associés aux fonctions de coordination, etc. – une critique qui se traduirait par une volonté de comprendre les mécanismes de cette « réalité politique » pour mieux s’en défendre (par exemple en s’intéressant aux faiblesses intrinsèques des mouvements d’occupation des places, en partant peut-être des remarques de João Bernardo : facilité de manipuler des mouvements composés d’individus qui n’ont de liens réguliers ni dans leur quartier ni sur leur lieu de travail ; étrange activité qui consiste à discourir pendant des heures pour retourner travailler incognito le lendemain, laissant intacts les rapports sociaux de travail) mais justement une simple « défiance » qui d’ailleurs touche aussi l’idée même d’une action collective organisée sur des bases communes (donc « politique » dans un sens, mais pas dans le sens des politiciens).

Jacques : Par rapport à Mai 68, je n’ai pas du tout la même perception que Yves.

A Lyon comme à Paris, le mouvement (en dehors des usines) est parti des campus (Nanterre et La Doua, à Lyon) et des cités universitaires (dont Anthony) où la situation était différente (no man’s land, étudiants désargentés ou boursiers). Les vrais «chefs» n’y étaient pas car ils étudiaient dans les facs du centre-ville à Paris (par exemple les gens de la «Gauche syndicale») et parce que les étudiants des campus étaient plus jeunes (en premier cycle à La Doua). La parole était beaucoup plus libre et la démocratie beaucoup plus grande comme le montre la décision d’occupation à Nanterre prise par 300 personnes contre l’avis de Daniel Cohn-Bendit et des Jeunesses communistes révolutionnaires.

Ailleurs qu’à Paris, et en tout cas dans pas mal de villes comme Lyon, les groupuscules étaient soit en décomposition (c’est particulièrement le cas à Lyon pour la Fédération anarchiste et les Jeunesses communistes révolutionnaires) soit contre le mouvement (Fédération des étudiants révolutionnaires, trotskiste, et Union des jeunes communistes marxistes-léninistes, maoïste) et ont vite disparu. Les militants politiques de la future Lutte ouvrière (Voix ouvrière à l’époque) n’avaient pas assez de poids et ses militants ouvriers qui venaient à la fac se mêlaient à l’ensemble. Quant à l’Union des étudiants communistes, elle a été invisible à la fac sauf à l’Insa où elle a tenu une semaine et a retardé l’apparition de drapeaux rouges et de drapeaux noirs pendant quelques jours durant les manifs.

Par ailleurs, il faut signaler d’autres spécificités lyonnaises. Tout d’abord, des rapports s’étaient établis avant 68 avec les ouvriers de la Rhodia et ils participaient à des manifs communes avec les étudiants (il en était de même à Nantes et à Toulouse). Ensuite, nous (c’est-à-dire un certain nombre d’étudiants ou assimilés qui allions à la Rhodia en 1967, avions quitté les groupes susnommés en décomposition, avions tiré la brochure du Mouvement du 22 mars et participions à la naissance des Comités d’action lycéens) étions présents dans des maisons des jeunes, dans des quartiers comme Saint-Jean, Gerland, Etats-Unis ou une banlieue comme Saint-Fons, où nous avons rapidement tissé des liens avec des jeunes ouvriers dont certains membres des Jeunesses communistes qui ont tout de suite été réceptifs (à l’époque une ville de province, géographiquement ce n’est qu’une grosse bourgade et le tissu urbain et industriel est facile à couvrir !). Enfin, il faut souligner le rôle important des ESU lyonnais (étudiants du Parti socialiste unifié) qui ont débordé très facilement leurs dirigeants de l’UNEF plus bureaucrates que politiques et se sont aussi fondus dans l’ensemble en tant que militants disons «intermédiaires».

J’ai ressenti immédiatement l’intérêt des étudiants par différence. Etant «basés» en droit, sciences éco et sciences politiques avant 68, les camarades et moi qui avions repris le local de l’UNEF droit et Sciences-éco aux mains des Jeunesses socialistes, nous apparaissions à l’extérieur, comme des zombies pour les autres étudiants et même ceux qui nous parlaient le faisaient par empathie plus que pour des raisons politiques.

Mais, à partir de mars-avril 1968, la situation a commencé à se modifier, puis elle a changé du tout au tout. C’est aussi l’ambiance qui faisait ça, qui créait une chambre d’écoute d’abord et des prises de parole ensuite. Cela n’empêchait pas des déclarations tonitruantes du style «L’idéologie dominante est toujours l’idéologie de la classe dominante», mais même ce type d’affirmations était discuté. Il pouvait y avoir une certaine arrogance en AG ou dans les amphis, mais il y avait aussi beaucoup d’interventions en petits groupes ailleurs, dans de petites salles ou dans les jardins intérieurs et aux portes de la fac.

Il faut reconnaître aussi que le «niveau» de ces étudiants, du point de vue culturel, historique, et même politique, n’avait rien à voir avec celui d’aujourd’hui. Les sociologues progressistes nous le disent assez : «Ce n’était pas les mêmes étudiants !» Le fait qu’on sortait d’un moule uniforme élitiste, malgré nos différentes origines sociales, créait une base commune à la critique de l’université et dans l’université : par exemple, la critique de la sélection, des mandarins, la critique du système des classes prépas et des grandes écoles, etc. Donc je ne crois pas que nous étions méprisants comme Yves le suggère.

Le mépris venait de ceux qui refusaient le milieu étudiant comme les maos de l’UJCml ou du CMLF (qui méprisaient les «petits bourgeois») ou alors les quelques individus ayant un vernis situationniste (influencés par le pamphlet «De la misère en milieu étudiant…»). Pour moi qui diffusais la brochure du Mouvement du 22 mars depuis avril 1968 à Lyon, il ne pouvait y avoir de mépris pour des étudiants qui étaient justement notre «cible» et l’exemple de Nanterre montrait que c’était possible de s’appuyer sur cette première vague de la massification de l’enseignement.

Et notre assurance nous l’avons aussi construite, même si, pour les plus jeunes comme moi, cela se faisait en accéléré.

C’est cette assurance qui a disparu peu à peu avec le changement de période dès les années 80, la fin des groupuscules, la critique de la politique, le passage à des formes de militantisme occasionnels et flous, à la carte, affinitaires, identitaires, où ce sont les codes de bonne conduite qui comptent et où les positions ne correspondent pas à des prises de position politiques (avec tous les risques de cynisme qui les accompagnent), mais à des jugements moraux.

Les contenus s’étant quelque peu perdus, on est passé d’une certaine dictature du contenu (il comptait plus que la forme discursive ou décisionnelle utilisée) à une dictature de la forme avec les tours de parole et les temps de parole depuis grosso modo le mouvement anti-CPE en 2007.

En 2016, «Nuits debout» n’a fait que rationaliser cela à une plus grande échelle, qui n’était pas exclusivement étudiante. Mais la plus ou moins grande passivité qu’Yves évoque ne me semble pas un indicateur. L’effervescence de moments comme 1968 empêche toute passivité parce que tout ne passe pas par le discours, même si ce discours était encore celui de la «grande politique», des grands récits pour parler comme les postmodernes, et qu’il avait donc une apparence «terroriste» du point de vue intellectuel. Celui qui était passif n’avait pas à être là et rapidement n’était plus là (c’est schématique évidemment, mais j’essaie de dégager «l’idéal-type», comme disait l’autre). Cette situation prévalait déjà durant la révolution française quand le citoyen est défini comme celui qui pratique la révolution à quelque niveau que ce soit et quel que soit son rang ; peu importe que la discussion dans les clubs respecte une démocratie formelle quand ce sont les passions qui s’y expriment et tant que les clubs ne sont que des clubs et n’ont pas de pouvoir de contrainte extérieure qui leur ferait supprimer d’autres clubs ou prendre le pouvoir réel de domination comme ce fut le cas avec le Comité de salut public.

Concrètement, cela veut dire que, suivant le contexte de l’époque, il se faisait un tri dans les opinions exprimables et qu’il ne restait donc finalement que celles «dignes» d’être exprimées. Politiquement et sociologiquement, c’est comme ça qu’apparaît «l’opinion publique» sous la royauté finissante; l’opinion publique, c’est l’opinion qui mérite d’être rendue publique. Elle se situe donc en dehors de tout caractère démocratique.

Or, aujourd’hui, l’opinion publique c’est tout autre chose, c’est l’opinion du public, c’est-à-dire de l’individu rendu passif. Or, comme l’affirmait Bourdieu (qui ne disait pas que des bêtises) : une voix n’est pas égale à une voix, que ce soit pour les élections ou dans un sondage.

D’une part, la démocratie en général n’est pas une question de forme et, d’autre part, dans la pratique et particulièrement en période révolutionnaire elle est subordonnée aux passions avec tous les dangers que cela représente.

Cette passion doit être contenue dans des discussions sans intervention de pouvoir donc pour ce qui nous préoccupe ici en dehors de rapports de violence comme ils se manifestent pourtant, à nouveau, depuis quelque temps. Or, aujourd’hui, dans l’approche relativiste, toute position qui cherche à éviter l’immédiatisme pour prendre un peu de hauteur par rapport à un événement se trouve taxée de « surplombante » et donc d’être une position d’autorité. Dans le même mouvement, toute position d’autorité est suspectée, ou même déclarée être une position de pouvoir. Dans cette approche, tout discours de vérité devient discours de pouvoir, et donc est sujet à rejet, y compris violent.

En mai 68, de nombreuses idées circulaient qu’il fallait mettre en rapport, mais nous n’avions pas tant de positions à confronter quand il s’agissait de les mettre en pratique. C’est d’ailleurs le même processus que j’ai vécu dans les AG de lutte d’enseignants, entre 1973 et 2006. Au moins au niveau de mon établissement (et j’en ai fait plusieurs), de l’enseignant agrégé jusqu’au cuisinier en passant par le factotum, la plupart des 250 salariés de diverses conditions (cadre A à C) pensaient que j’étais l’une des paroles qui faisaient autorité, même s’il existait une parole syndicale à côté de la mienne ou contre elle. Et dans mes cinq dernières années (2004-2009), ce qui a été vrai pendant trente ans ne l’a tout à coup plus été. Pourtant je tenais encore à peu près le même discours, mais ma parole a été invalidée par le contexte différent. En conséquence, j’ai été, comme d’autres camarades enseignants, d’abord isolé puis livré au harcèlement au travail et enfin à la répression. Dans un cas comme dans l’autre il n’y a pas eu besoin de vote et de «démocratie» pour en arriver là. Dans une lutte ou un conflit, ce qui compte ce n’est pas la démocratie, c’est de dégager la parole autorisée et de savoir si cette parole sera respectée et se faire respecter au cours de négociations ; lorsque le vent tourne, nous ne sommes même plus audibles et il n’y a pas besoin de prendre position contre nous par la voix démocratique, «la voix de son maître» suffit.

Nous, maintenant, nous sommes dans le «post-moderne» qui impose le discours de tous comme étant celui de «petits récits» de même importance (je reprends à nouveau un terme clé du post-modernisme car il ne faut pas lui nier son côté descriptif. Il s’est fait discours idéologique, mais il n’est pas que ça, il indique aussi à sa façon, que nous récusons, une rupture réelle qu’il serait vain de nier). Donc à la limite, tout le monde est amené à participer comme dans un talk show parce qu’on nous fait croire que toutes les paroles se valent, mais ça ce n’est pas de la démocratie. C’est de l’idéologie (il y a bien du pouvoir et de l’idéologie derrière ce qui se présente comme une évidence) ; c’est également valorisant et cela peut même s’accompagner d’un petit «selfie» (le nombrilisme de certains intervenants pendant les Nuits debout était éloquent).

Tous ces petits ruisseaux de la parole libérée de la parole politique prétendument tyrannique, ne font pas les grandes rivières et encore moins un grand fleuve. Elles sont comme des parallèles qui ne se rencontrent jamais, ce qui renforce leur validité ou au moins leur légitimité car elles ne sont pas contredites. Ce qui est intégré par là, c’est qu’il n’y a pas d’antagonisme entre les fameux «99%» et que la polémique n’est qu’une mauvaise façon de procéder puisque l’ennemi c’est la méchante société, l’Etat, la finance, le méchant patron, les «1%». Bref, nous, on y est pour rien, le capital n’est pas un rapport social qu’on participe à reproduire, l’Etat ce n’est pas nous. Cette dissociation artificielle et générale, par rapport au «Système» vient supplanter la séparation ou distinction ancienne entre les classes.

Mais attention et c’est là qu’on a un peu divergé, aussi bien Yves par rapport à Gzavier et moi que avec certains camarades de Temps critiques au cours de ce «printemps en France», en 2016, il n’y a pas eu que cela. A côté de la passivité entretenue par certains comme Anselm Jappe délivrant son cours magistral sur la valeur place de la République à Paris, à côté de tous les particularismes voulant se tailler une petite place sur un stand ou à la tribune, il y a bien eu (en tout cas j’y ai participé et y suis intervenu à Lyon) des prises de parole assez argumentées quand elles n’étaient pas contraintes par le temps. J’ai assisté à des discussions intéressantes, surtout les après-midi dans ce qui ressemblait parfois à des petits séminaires. Je n’y ai pas vu de passivité et, pour tout dire, c’est plutôt ceux qui étaient chargés d’instruire le thème et le débat qui faisaient un peu pitié parce que leur parole n’apparaissait justement pas plus autorisée (vu le contenu qu’ils exprimaient) que celle des présents et que du coup on se demandait bien un peu quand même par qui et pourquoi ils faisaient office «d’experts» !

Au printemps 2016, ce n’était donc pas une question de passivité individuelle ou même collective dont il s’agissait, mais d’une autre sorte de passivité, celle de l’incapacité de ce mouvement à dépasser discussions en rond et manifestations à répétition. Dit autrement, la passivité était externe et non pas interne ; c’était une passivité objective plus que subjective, une passivité de mouvement hors sol, parce que le sol de la société capitalisée se dérobe à nous comme le sol de l’usine s’est progressivement dérobé aux ouvriers.


Commentaire de Pierre Sommermeyer

Je viens de lire tout ce que vous avez écrit et je n’ai, quant à moi, pas de désaccords. J’aimerais cependant revenir sur un certain nombre de points avant d’aborder le seul problème que pose ce texte.

– La première question est celle de l’ambivalence de nos plus jeunes compagnons face à leur formation. La grande majorité d’entre eux a eu une formation scolaire niveau bac et souvent plus. Pour ceux que je connais, l’envie de se replonger d’une façon ou d’une autre dans une quelconque formation militante est absente. Celle qu’ils ont «subie» à l’école, au sens large, leur en a ôté toute envie. S’ils ne lisaient pas déjà avant d’affronter le lycée, ils y ont perdu toute envie de le faire. D’où leur rapport fantasmé à l’Histoire.

L’autre chose est la quasi-inexistence de militants formés dans des sciences dures comme si cela empêchait toute spéculation intellectuelle hors champ. Cela dit, pour les anciens que nous semblons être, l’instruction et la culture ont semblé être le passage obligé vers la liberté, je crois que l’on peut dire aujourd’hui que ce n’est plus le cas, l’instruction, même à haut niveau, ne conduit plus à la culture. Pour ma part je dirais même que l’instruction a tué la culture au sens où nous pouvions l’entendre jadis.

Je reprendrai à mon compte ce que disait sur Mediapart quelqu’un que je ne connaissais pas, un homme de pouvoir, Martin Alduy: «au moment même où le consommateur culturel croyait redevenir souverain, grâce à la surdiffusion numérique [de la culture], et ainsi se libérer des choix des producteurs et des éditeurs, le voilà de nouveau enserré dans une prescription culturelle autrement plus forte, celle née de sa propre habitude ou de l’intérêt d’algorithmes qu’il ne peut maîtriser».

En ce qui concerne l’Histoire, l’impact du postmodernisme sous toute ses formes est flagrant, je ne reviendrai pas là-dessus mais c’est aggravé par la vogue du droit-de l’hommisme, [cette revanche de l’idéologie des « libertés formelles » sur les « libertés réelles »], qui reconnaissant la libre expression totale , ce qui est indispensable par ailleurs considère, du coup la critique/analyse des propos tenus comme une atteinte à la libre parole.

Puis il y a le silence de toute cette (notre ?) mouvance par rapport à la question de la violence, si des clameurs se sont élevées au début de 2015 des «Je ne suis pas Charlie» répondant au «Je suis Charlie», à la fin de la même année ce fut le silence le plus complet alors que c’était la même chose.

Mais je crois que notre critique telle qu’elle apparaît ici ne prend pas en compte l’extrême difficulté de porter un jugement clair, si ce n’est serein, sur les défis que sont les transformations et les périls à venir. Ils sont au moins de trois sortes :

– La monstrueuse capacité du capital à faire face à toutes ses contradictions, la baisse tendancielle du taux de profit a vécu dépassée par la financiarisation sans limite de l’économie liée au retour d’une violence qui dépasse notre entendement qu’elle soit religieuse ou expansionniste ;

– La numérisation du vivant, de la vie, c’est-à-dire de toutes nos activités comme de nos projets à venir, le tout magnifié par le projet transhumaniste ;

– et enfin la détérioration inéluctable du monde physique dans lequel nous vivons.

Tout cela invite à un repli sur ce qui nous entoure, loin des envolées internationalistes de jadis, que ce soit une ZAD ou un café autogestionnaire à la Tarnac, ou bien attaquer les divergents politiques proches que nous pouvons être.

Notes de bas de page :
  1. Une discussion avec des camarades qui voulaient créer un nouveau groupe politique en 2007 m’avait d’ailleurs déjà amené à écrire sur ce sujet : «Sur les microsectes et la nécessité d’un bilan préalable» (http://www.mondialisme.org/spip.php?article1372) et «Gauche radicale : discussions et régressions» (http://www.mondialisme.org/spip.php?article1269) []
  2. Voire néo-altermondialistes dans le cas des Nuits debout parisiennes fort accueillantes pour des idéologues sociaux-chauvins comme Lordon, Ruffin ou Varoufakis ; un bonze syndical comme Philippe Martinez de la CGT ; des politiciennes comme Ségolène Royal (ministre de l’Environnement) et Anne Hidalgo (maire socialo de Paris).[]
  3. Le terme d’holisme signifie simplement une appréhension des rapports sociaux comme un tout supérieur aux parties. Il a longtemps été occulté par la prégnance du marxisme (qui est aussi une forme de holisme) et est réapparu au niveau scolaire et universitaire en tant que méthode d’analyse par rapport à celle de l’individualisme méthodologique. Sans en abuser, aujourd’hui on peut l’utiliser en rapport avec les notions d’universalité et de totalité en opposition avec les particularismes radicaux qui justement reposent, sans le savoir forcément, sur l’individualisme méthodologique (l’intersectionnalité, le multiple, le moléculaire) libéral/libertaire.[]
  4. La défaite des mouvements de luttes des années 60/70 a enrayé la dynamique émancipatrice qui en était à l’origine et celle-ci a été retournée en ce que la revue Temps critiques appelle « la révolution du capital ». Celui-ci s’est fait société et non plus seulement rapport social de production comme dans la société bourgeoise de la période de « domination formelle » du capital jusqu’au début des années 20, ou dans la société capitaliste de la période de « domination réelle » du capital jusqu’à la fin des Trente glorieuses. L’Etat-nation en crise s’est restructuré sous sa forme réseau en « résorbant » ses institutions comme le montre l’exemple de la justice où le développement des relations contractuelles de prévention et de négociation tendent à résorber le glaive de la sanction. L’interdépendance Etat/capital s’est manifestée au niveau stratégique de la domination rendant impossible tout nouveau citoyennisme (la « société civile » n’existe plus). 1995 en représente sûrement le dernier sursaut en tant que mouvement du « tous ensemble ». Enfin et surtout, toutes les activités humaines, dans ce processus, tendent à être capitalisées alors que beaucoup y échappaient encore dans les phases précédentes (voir tout le développement du « social » et des métiers nouveaux qui y sont attachés, le « care », etc). Dit autrement, le capital n’est pas face à nous, mais en nous, d’où la difficulté à saisir un ennemi alors qu’il existe pourtant des forces de domination.[]
  5. Cf. João Bernardo, «Manifeste sur la gauche et les gauches», Ni patrie ni frontières n° 58-59 (janvier 2017) et mondialisme.org[]

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