Les transformations technologiques du capital. Etat des lieux et incidences

Nous entamons ici la publication d’une série d’échanges autour de certains thèmes ou livres. Ils s’étaleront de cette fin avril jusqu’à la fin mai environ avec des ajouts réguliers de semaine en semaine, sous cette même rubrique, puisque si certains échanges sont déjà prêts, d’autres sont en cours.

Les thèmes abordés sont ceux du statut actuel de l’industrie dans le processus de tertiarisation et de numérisation de l’économie, ce qui complète certains articles sur ce thème parus dans les n°17 et n°18 de la revue (cf. ici le livre de Veltz) ; de la caractérisation des types de produits dans la production/consommation différentielle qui se fait jour avec la croissance des inégalités (cf. le dernier livre de L.Boltanski et A.Esquerre) ; du sens et de l’avenir de l’économie de plate-forme (cf. le livre de Srenick) ; du rapport entre machinisme et travail vivant dans la  tendance actuelle à la substitution capital/travail ; du rapport production/valorisation, etc.


 

Le 4 avril,

Jacques (W)
Tu peux picorer…

Des notes de lecture assez exhaustives sur un livre qui cherche à cerner des tendances de fond à l’œuvre dans le capitalisme contemporain.

Loin des idées reçues et des vieilles représentations, il en souligne certains des caractères les plus saillants.

Je me suis contenté de restituer le contenu du livre de Pierre Veltz, La société hyper-industrielle – Le nouveau capitalisme productif – Seuil 2017. P. Veltz est ingénieur X, économiste, sociologue. (en fichier joint)

Il conviendrait d’en faire une analyse critique. Mais ces données pourraient déjà permettre d’éclairer certains des débats politiques et sociaux : évolution du salariat, précarité, inégalités sociales et territoriales, organisation des entreprises, mondialisation, devenir de l’industrie, stratégie des firmes, facteurs permettant de saisir leur réussite…

Bien des comportements électoraux et sociaux s’éclairent aussi à la lecture de ces données : Brexit, Trump…

A bientôt,
Amicalement,
Bernard D.

 


 

Le 5 avr. 2017

Bonjour,

Bernard D. m’a fait passer un interview de L.Boltanski sur son dernier ouvrage (avec A.Esquerre) : « Enrichissement, une critique de la marchandise », Gallimard, 2017.

Je vous en fais un résumé commenté (en italique) :

1) Pour les pays dominants, la nouvelle valorisation reposerait moins sur la production de choses nouvelles et plus sur l’enrichissement de ce qui existe déjà, tout ça sur fond de désindustrialisation et externalisation. [c’est déjà ce qu’avait signalé Riccardo d’Este dans on article du numéro 8 de Temps critiques (1994) : « Quelque chose » dans ce qu’il appelait les caractéristiques de la société capitaliste néo-moderne (et non pas post-moderne) qui n’est certes pas la fin de la modernité et du progrès, mais plutôt la prise en charge d’une fin programmée et je rajouterais ont les multiples conférences sur le développement durable, l’effet de serre, le climat, la couche d’ozone et la pollution sont des signes visibles]

2) Il s’agirait de valoriser un patrimoine culturel et touristique et aussi d’une valorisation de produits de luxe où d’objets chargé d’histoire ou de signification (il prend l’exemple du couteau « Laguiole »). Le profit viendrait de leur commercialisation qui permet d’accroître les marges par la représentation de la qualité, l’image de marque plus que par la production quantitative d’objets standardisés à faible marge [l’exemple typique est celui des voitures d’entrée de gamme classique avant que Renault trouve une parade avec Dacia ] Cf. par exemple la stratégie du groupe Pinault. [pas étonnant que la « valeur » soient subsumée dans le prix ! C’est aussi assez proche de ce que disent Nitzan et Bichler dans Le Capital comme pouvoir, avec leur notion de valorisation différentielle, même si eux l’envisagent, plus logiquement à mon avis, comme un objectif pour l’ensemble de la production.

3) C’est donc l’argent des riches et personnes aisés qui est visé comme le plus important en rupture donc avec la période fordiste et keynésienne qui s’intéressait en priorité à l’argent des pauvres et des classes moyennes inférieures à propension à consommer plus forte, mais dans le cadre théorique d’une production et d’une consommation de masse. [accessoirement, au niveau théorique c’est une certaine victoire d’auteurs quelque peu oublié comme Malthus qui voyait ça comme sortie de crise d’un capitalisme dont il ne voulait pas en bon représentant des propriétaires terriens ; et comme Thorstein Veblen et ses développements sur la consommation ostentatoire des classes aisées.

En effet, si la consommation de masse des Trente glorieuses reposait bien déjà sur une différenciation/distinction, elle s’accompagnait d’une imitation assez rapide dans le temps ; c’est moins le cas dans certains types de consommation aujourd’hui qui tendent à nouveau, comme dans les anciennes sociétés de classes ou même aristocratiques, vers la distinction absolue ou définitive]

4) Boltansky et Esquère s’appuient explicitement sur Braudel pour dire que les profits correspondent plus à une plus-value marchande qu’à l’extraction d’une plus-value au sens de Marx. C’est que pour Braudel, ce trait est celui d’un mode de production industriel qui ne représente qu’un moment et une forme du capitalisme [soit à peu près ce que je dis dans le n°15 de la revue]

5) Deux effets:

a) les riches ont de moins en moins besoin des pauvres donc fracture entre deux mondes et perte du « commun ». [vrai au niveau superficiel, mais faut quant à la gestion que cela demande à l’Etat-réseau avec des interventions spécifiques à effectuer dans le niveau II (plans sociaux et de formation et niveau III (CMU, revenu universel).

b) cette nouvelle richesse ne serait pas véritablement comptabilisée car la comptabilité nationale serait un outil dépassé [en grande partie oui, c’est ce que je répète depuis un moment dans les traces de F. Fourquet, mais à mon avis argument plus valable pour les NTIC, l’investissement immatériel, que pour ses avantages de rente qui produisent certes des bénéfices, mais qui sont comptabilisés dans les prix et intégrés au PIB. Je pense que Boltanski doit vouloir dire que les prix rendent mal compte de la valorisation spécifique].

Les points 2, 4 et 5b reposent la question de la pertinence de notre concept « d’évanescence de la valeur ». Je me demande toujours si la recherche du titre n’a pas influé sur le contenu. Evanescence au sens du Robert, c’est l’évanouissement, mais par ailleurs nous ne nions nulle part la notion de valorisation et son effectivité puisque nous parlons souvent de la dispersion de cette valorisation sur l’ensemble du cycle unifié de « production » (de l’amont à l’aval). Or dispersion n’est pas évanouissement où alors il faudrait l’entendre au sens de sa disparition en tant que catégorie (cf. mes discussions avec Camille (blog) sur la notion de catégorie et la critique qu’en fait Naville].

JW

 


 

Le 05 avril 2017

Sur le point 5, il me semble que tu peux regarder mes notes de lecture sur Veltz – deuxième partie… Evanescence me semble inadéquat en effet…  En fait grosses bagarres sur la captation de la valeur par les GAFA , par ex. Apple : pas d’évanescence, sauf pour nous les consommateurs (prix imposés très hauts par effet qualité et de snobisme – Veblen), les contribuables (pas d’impôts) et les Chinois (30 % de l’emploi, 3 % des salaires !) ! Mais bon ce n’est pas très théorique… Uber : prix bas, mais fermeture des taxis locaux, transfert de valeur nette vers la Californie… Les firmes traditionnelles cherchent à s’adapter avec difficulté et crainte…

Tu as vu que Veltz commente Marx et le general intellect… Et souligne les modes de production de la « valeur » aujourd’hui au fond… Ce n’est plus par le travail direct en effet !

Demain soir peut -être pour une réponse plus théorique !

Sinon samedi…

Bernard D.

 


 

Le 7 avril 2017

Bonjour,

Difficile de répondre en peu de lignes…
Il me semble qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain.
Il semble quand même nécessaire de considérer plusieurs aspects :
Tout ceci est provisoire…

– tout d’abord, il y a bien toujours un processus de production de valeur qui repose sur le general intellect : mobilisation systématique du savoir et de l’intelligence, création, usage de l’Internet, des infrastructures, chaînes de valeur mondiales, division du travail fine à l’échelle mondiale. L’essentielle de la valeur est produite et captée en amont et en aval du processus productif (conception, logiciels,commercialisation)… Le livre de Veltz me semble assez clair sur ce plan… Bien entendu cette valeur n’est plus le fruit du travail direct et ceci confirme que l’essentiel se joue dans la productivité des machines, des équipements fixes, des agencements productifs et dans la cohérence et l’efficience des chaînes de valeur…  L’Allemagne, la Chine, pour une part les USA sont à la manoeuvre sur ce créneau.

– par ailleurs, il y captation systématique de la valeur par conquête de position de monopole temporaire sur des créneaux divers comme la création de produits nouveaux (Apple, Google), de modes de distribution (Amazon), mais aussi le repérage des rentes exploitables grâce au smartphone, internet, etc… (Uber versus taxis, Blablacar vs SNCF, Bus Macron vs SNCF…). Ceci a des conséquences diverses en matière de prix : prix élevés sur les créneaux des produits « de luxe » avec exploitation de l’imaginaire (voir Apple, et ce que décrit Boltanski – vente du patrimoine, de son image, musées, expositions, arts, etc…), prix cassés sur les secteurs (provisoirement) où les rentes sont chassées et exploitées… Ceci en sus des processus classiques de production comme dans le secteur du médicament, de l’aérospatiale…

– usage privatif à titre gratuit ou quasi-gratuit de l’ensemble du capital accumulé par les générations passées et les interventions publiques – les « communs » : savoirs, éducation, infrastructures, routes, lignes de chemins de fer, capital naturel (d’où le réchauffement climatique)…

– blocage des cercles vertueux comme le déversement du fait des inégalités explosives, de la marginalisation des cols bleus au centre et du déclin des classes moyennes… La demande ne suit pas et les emplois se raréfient.
– les inégalités géographiques deviennent un élément important car le développement se fait en archipels au milieu de zones en déclin ou en déshérence (voir Trump, Brexit,

– des pays comme la France demeurent encore relativement à l’abri car l’intervention publique y demeure encore forte limitant les inégalités de revenus et les inégalités géographiques. Mais les tendances y sont déjà sensibles : voir les travaux de Guilluy, la répartition du vote FN… Ceci constitue même un possible avantage comparatif car il y fait encore bon vivre et cela attire les cadres vers les métropoles comme Lyon par ex. .

– la financiarisation serait à envisager mais pour le moment je m’arrête là…

Bref c’est plus complexe et désordonné que l’on imagine souvent….

Amicalement,
Bernard D.

 


 

Le 07 avril 2017

Bonjour,

Deux remarques :

1. sur le a de ce qui est nommé « les effets  » et sur la perte d’un supposé « commun » entre les riches et les pauvres. Où et quand les auteurs ont-ils observé cela ? Si les riches ont eu besoin des pauvres pour assurer les bases matérielles de leur vie quotidienne cela n’implique pas la formation d’une conscience commune, d’un univers partagé. Il n’y a donc nulle perte en la matière. C’est le présupposé démocratiste de Boltanski qui le conduit à de telles divagations.

2. Je pense que le titre « L’évanescence de la valeur » était et reste un bon titre. Les réactions qu’il a engendré sont aussi là pour le confirmer. Mais c’est d’abord et surtout sur son contenu que le terme est approprié. Valeur, valeurs et valorisations n’ont pas disparu, elles sont en effet dispersées dans les mouvements de la production et ceux de la reproduction des rapports sociaux ; elles sont aussi internisées dans l’espace et le temps des flux économiques et sociaux, mais elles sont dominées par l’opérateur capital qui oriente et totalise l’ensemble des activités humaines. Tous les exemples de « valorisations » donnés par Boltanski ( le patrimoine, le culturel, le tourisme, le luxe, etc.) sont, en fait, des capitalisations. Ces deux auteurs restent fixés à l’ancienne définition de la valorisation, celle de la théorie de la plus-value et du travail productif.
JG

 


 

Le 7 avril,

Jacques (G),

Pas de problème pour le a), mais pour le b) je ne suis pas tout à fait convaincu. Bien sûr que si on dit d’un côté que le capital domine la valeur, il est assez logique que la capitalisation domine la valorisation. C’est d’ailleurs ce que je ne cesse de répéter depuis le n°15 et aussi « 40 ans après retour sur la revue Invariance », mais il me semble que cela devrait nous apporter quelque chose de plus dans l’analyse. Je prends un exemple : j’ai utilisé ce qu’on disait sur la valeur et l’évanescence pour attaquer les catégories et abstractions réelles pour revenir au prix. D’accord, c’est un débouché, mais avec la capitalisation on est à un autre niveau. Elle n’est pas une conséquence de l’évanescence, sauf à la penser comme une forme de la dévalorisation, ce qui, je pense, doit être l’interprétation la plus courante chez les marxistes. Il faudrait donc là aussi,  chercher plus précisément les articulations comme on l’a fait pour la puissance, puisque si les deux processus coexistent ce n’est pas dans l’indépendance ni je pense dans une relation de cause à effet. D’où toujours mon interrogation par rapport au sens exact et courant d’évanescence. Autre chose/problème, si comme tu le fais tu gardes la capitalisation au sens de Boltanski comme tu le fais quand tu signales ses exemples, alors on n’est pas loin d’assimiler capitalisation et rente ce qui me semblerait une régression théorique.
Bon, tout cela demande à être éclairci
JW

 


 

Le 09 avril 2017

Bernard,

En attendant ma lecture de ta synthèse sur Veltz …
en langage + ou – marxien d’accord, mais en ramenant toujours à mon hypothèse de « reproduction rétrécie » à laquelle tu n’adhères pas, est-ce que ce que démontre B et E et qu’ils réservent à  un secteur particulier finalement, ne correspond pas plus généralement à une capitalisation de plus en plus différentielle qui échappe à la péréquation des taux de profit  en fonctionnant essentiellement sur la base de ce qu’on appelait le profit extra (ou surprofit)  ?
Alors bien sûr le problème dans ce cadre marxien c’est que si on pense que l’hypothèse même de la péréquation des taux de profit n’est qu’une hypothèse dont la réalité ne peut être vérifiée (c’est ce que dit Engels dans une lettre à Sombart du 11 mars 1895 à propos du Livre III où il lui concède que l’opération de péréquation n’est, en l’état actuel des choses qu’une opération conceptuelle) cela met un peu tout par terre si on ne change pas de paradigme

A plus tard

JW

 


 

Le 10 avril,

Détrompe toi : l’idée de reproduction rétrécie semble bien intéressante au contraire…

Bernard D.

 


 

Le 14 avril 2017

Bernard et Jacques (G)

Le titre lui-même de Pierre Veltz : La société hyperindustrielle. Le nouveau capitalisme productif (Seuil, 2017) indique que le livre s’inscrit dans une critique des théories post-industrialistes et de l’idée de l’économie des services.
Je reprend le résumé de Bernard D. et le commente en italique.

Il commence par affirmer que la production des produits de base ne cesse d’augmenter comme par exemple le ciment et l’acier dont les taux de croissance sont proprement effarants (La Chine a englouti en 3 ans entre 2008/2010 autant que le monde entier pendant tout le XXème siècle et c’est la même chose pour l’acier).
Tout ceci rejoint nos affirmations (cf. JG et BP dans divers articles ou échanges) sur le fait que le capitalisme actuel de quelque manière qu’on l’appelle a besoin d’une immense quantité d’intrants matériels même pour ce qui apparaît être de l’ordre de la production immatérielle. C’est ce que négligent par exemple les post-opéraïstes et leurs théories sur l’économie de l’immatériel ou du cognitariat.

Pour Veltz, la dématérialisation des processus de production n’est qu’un élément qui est loin de compenser la croissance de la production : allègement des matériaux, substitution de certains à d’autres, recyclage ne joueraient qu’à la marge.

Si le poids de l’industrie tend à baisser dans la part qu’elle représente dans le PIB ce serait lié au type de nomenclature des secteurs d’activité qui ne correspondraient plus aux transformations actuelles et viendraient fausser les calculs des indicateurs de comptabilité nationale.

Là aussi, c’est ce que nous cessons de répéter comme je viens encore de l’écrire dans « La crise et ses annonceurs« .

Un autre biais statistique est introduit par le calcul des indicateurs en fonction des prix puisque le prix des produits industriels baisse bien plus vite que le prix des services.

Là encore nous sommes d’accord.

Là où je ne le suis plus, c’est qu’il me semble que Veltz confond pratiques et comportements industriels d’un côté avec industrie de l’autre. Je vais donner mon propre exemple. Quand un agriculteur fait intervenir de nombreux intrants chimiques dans sa production pour élever sa productivité, cela relève d’une industrialisation de son secteur d’activité qui ensuite risque d’avoir des effets sur ses comportements en termes de rapport au « produit », mais aussi de rythme de travail. Par contre quand dans un travail de bureau, un centre d’appel, une plate-forme, un pool de secrétaires etc, le rythme ancien de travail correspondant à ces taches se trouve tout à coup accéléré, il y a bien une forme de taylorisation qui se met en place, mais, à mon avis, elle n’entraîne pas l’industrialisation du secteur et la question de la « production » qui s’y effectue reste toujours un problème par rapport aux différentes définitions historiques de cette notion de production. Un point que visiblement Veltz n’aborde pas puisque pour lui, au moins si l’on suit son titre, on a affaire à un capitalisme productif, mais simplement de type nouveau.
C’est confondre un mode opératoire et un mode de production !
De toute façon je me méfie toujours de la qualification des rapports sociaux ou sociétés en des termes qui privilégient justement un mode opératoire qu’il soit technicien, industriel, post-industriel ou même « connexionniste » comme nous l’avait proposé BP il y a quelques années.

Les entreprises du nouveau type ne sont plus essentiellement fabricantes, mais se caractérisent par la maîtrise de la chaîne de valeur de l’amont à l’aval avec tendance à la délocalisation de la fabrication, mixage des formes hard et soft, mises en réseaux de façon à réaliser des économies d’échelle.

Cette globalisation en réseau épouse bien entendu les contours de la mondialisation, mais dans une organisation en archipels tendant à reproduire des sortes d’enclaves de développement qui ont tendance à abandonner leurs périphéries (on retrouve là une remarque de Boltanski sur l’abandon des pauvres dont les métropoles n’auraient plus besoin) et contribuent à une hyper-polarisation alors que l’expression « redéploiement ou restructuration en réseaux » laisse toujours sous-entendre un maillage très dense et l’idée d’une décentralisation, d’un éclatement en petites unités. Ce qui n’est pas faux à condition de concevoir cette dispersion au sein d’un même archipel dans lesquelles elles sont reliées .

Veltz développe ensuite l’idée de combinatoire capital/travail que nous utilisons depuis longtemps à la suite de Camatte dans le cadre de notre critique de la valeur et de la théorie de Marx comme quoi les machines ne feraient que transmettre la valeur (la valeur passée du travail qu’elles contiennent) sans en créer, seul le travail humain ayant la capacité de le faire .

Veltz en conclut à l’existence d’une productivité des machines, ou au moins de sa combinatoire avec le travail vivant, ce n’est pas bien clair, qui seule expliquerait un tel niveau de croissance de la productivité. C’est d’autant peu clair qu’il ne parle pas de productivité globale des facteurs puisque pour calculer l’augmentation de la productivité il compare simplement une production multipliée par 2 à des heures de travail divisés par deux, ce qui n’est jamais qu’une productivité du travail, même pas « apparente ». Il faudrait que Bernard D. confirme ou infirme car il n’y a que lui qui ait lu le livre intégralement

Il insiste aussi beaucoup sur le fait que les processus automatisés ne seraient que des engrenages s’ils n’étaient pas animés en quelque sorte par la « qualité relationnelle » qui permettrait d’hybridiser les anciens et nouveaux modèles productifs.

Sur ce point on peut se reporter au post-opéraïste suisse Christian Marazzi et son livre La place des chaussettes, le tournant linguistique dans l’économie et ses conséquences politiques, l’Eclat, 1997.

Enfin, puisqu’il insiste beaucoup sur l’importance de la logistique du conteneur dans cet hypercapitalisme je vous joint un extrait d’un interview de Sergio Bologna ancien théoricien de l’opéraïsme qui pendant son exil politique en Allemagne et en France s’est spécialisé dans une expertise sociologique de cette question (ci-dessous)

Pour conclure, comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à la logistique ? Quel est son rôle dans la circulation mondiale des marchandises ? Et quelle est l’importance de l’organisation des travailleurs dans ces secteurs de l’accumulation du capital ?

La revue Primo Maggio avait deux groupes de recherche spécialisés, un sur la monnaie et l’autre sur le transport des marchandises, qui s’occupait a) d’en analyser les transformations techniques (à une époque où peu de gens savaient ce qu’est un conteneur maritime, nous publions des articles sur l’histoire du conteneur), b) de documenter les luttes ouvrières dans ce domaine (d’où mon lien qui persiste encore aujourd’hui avec le monde des dockers), c) de reconstruire les grands mouvements de grèves du passé (des cheminots, des routiers, des manutentionnaires etc.). Les travaux de ces groupes donnèrent lieu à deux publications, « Dossier monnaie » et « Dossier transport » (1978-79). Deux ans après, je quittai l’Italie, confiant la direction de la revue à Cesare Bermani. J’ai d’abord vécu deux ans à Brème comme visiting professor puis un an à Paris. Brème, ville de grande tradition maritime qui remonte au Moyen-âge (la Ligue Hanséatique) est aussi le siège de la puissante Association de Logistique Allemande, BVL. Cela a accru mon intérêt pour le transport, qui est un composant fondamental de la chaîne logistique. À Brème, j’ai beaucoup appris du point de vue méthodologique et opérationnel, mais encore plus à Paris, où j’ai rencontré les meilleurs spécialistes français, qui m’ont accueilli dans leur réseau international de recherche et avec lesquels j’ai travaillé jusqu’en 2012-2013. Rentré en Italie en 1985, j’étais au chômage, parce que l’Université de Padoue m’avait viré, et, fort de mes relations internationales, j’ai eu l’idée d’ouvrir un petit bureau de conseil avec des collègues pour pouvoir survivre. Pendant une dizaine d’années, je n’ai travaillé que pour des projets à l’étranger, mais tout d’un coup, le marché italien s’est ouvert pour moi et, en peu de temps, je me suis retrouvé à rédiger le Plan National des Transport et de la Logistique auprès du Ministère – c’était le gouvernement Prodi de 1996. Ma carrière professionnelle comme consultant m’a récompensé de la misère de ma carrière académique.

Vous me demandez si la logistique est importante dans le monde capitaliste d’aujourd’hui: eh oui, il suffit de dire qu’on appelle la logistique the physical Internet. Sans logistique il n’y a pas de mondialisation, c’est son support matériel, tandis que les techniques digitales sont son support immatériel. Mais la logistique, l’organisation de la supply chain, est un univers d’exploitation très forte du travail. L’International Labour Organisation (ILO) estime qu’au niveau mondial il y a 450 millions de personnes qui travaillent dans ce qu’on appelle the Global Supply Chain. Ces dernières années, la conflictualité a augmenté dans ce domaine. Peu à peu, cette force de travail commence à revendiquer de meilleures conditions. Il y a eu des luttes extraordinaires dans les ports par exemple (Los Angeles, Long Beach en décembre 2012 et pas encore terminée deux ans après ; en 2013 à Hong Kong, là où sont entrés en grève des dockers qui n’avaient ni syndicat ni expérience de lutte; janvier 2016 Rotterdam….). En Italie nous avons une expérience formidable chez les manutentionnaires des plate-formes de la Grande Distribution, composés à 99% d’immigrés, organisés longtemps en fausses coopératives souvent contrôlées par la mafia, sans contrat, sans droits. Tout ça a sauté quand après 2010 des organisations de base, comme AdL Cobas de Padoue ou Slai Cobas de Bologne, ont commencé à organiser ces travailleurs, à bloquer avec des piquets « durs » les centres de la Grande Distribution et à imposer des négociations aux patrons, résistant à une répression violente de la part de l’establishment, qui avait toléré une situation d’illégalité et de violation des droits des travailleurs pendant vingt ans. Je retrouve parmi ces nouveaux syndicalistes des anciens militants sortis du grand ventre de l’Autonomie Ouvrière que j’avais connu à Padoue et qui à l’époque avaient lu avec beaucoup d’attention le « Dossier transport » de Primo Maggio…

Ah encore un mot pour dire que les dernières considérations de Veltz sur les effets de ces transformations sur les salariés sont très convenues, à mon avis et donc sans grand intérêt.

JW

 


 

Le 14 avril 2017

Bonsoir,

Juste une remarque à propos des transformations des tâches dans le secteur des services. Dans son exemple, JW a raison d’avancer que ces transformations ne permettent pas d’y voir une industrialisation. Mais peut-on dire que s’y réalise une nouvelle « taylorisation » ? L’accélération des rythmes de travail, l’accroissement du nombres de tâches (tâches avec un accent circonflexe coquin de sort!!), l’individualisation des contrôles de résultats, l’intensification des flux d’informations et d’interactions auxquels le salarié est soumis, etc. conduisent à une autonomisation des objectifs du travail à réaliser mais cela n’infère pas une parcellisation nouvelle du travail. Il n’y a pas de segmentation supplémentaire des tâches mais plutôt une globalisation d’objectifs particuliers à atteindre; à atteindre dans des conditions toujours plus coercitives.

Dans cette configuration, il y a bien toujours une production de service qui est réalisée, mais ce n’est pas une production industrielle et encore moins « hyperindustrielle ». C’est une activité d’emblée capitalisatrice, d’emblée intégrée aux flux globaux du capitalisme du sommet ; d’emblée totalisée.

JG

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