Autour des catégories philosophiques en général et de la valeur en particulier

L’échange du 3 février sous le titre A propos de la présentation critique du groupe Krisis à permis de retrouver un texte de Bodo Schulze intitulé Un symptôme hystérique de l’État datant de 1989. Il est dans un premier temps introduit par Jacques Guigou. S’ensuit une discussion entre trois des fondateurs de la revue Temps critiques qui ne manquent pas de se référer à ce que nous exhumons ici mais 25 ans après les débuts de cette initiative éditoriale et critique.

Le texte Un symptôme hystérique de l’État est marqué par le contexte politique de l’époque (Gouvernement calamiteux d’Edith Cresson, grève des infirmières, crispations commémoratives résistancialistes et procès d’anciens collaborateurs, contre-coup de la poussée du FN aux élections européennes de 1989, etc.) mais il a  encore une certaine portée politique, notamment sur sa dialectique des composantes de l’État lorsque les tensions augmentent.

Il rend aussi bien compte d’un aspect de la situation actuelle : depuis l’englobement du dernier assaut prolétarien, les impasses dans lesquelles sont enfermées les gouvernances de droite et de gauche pour tenter d’assurer la reproduction des rapports sociaux pouvaient ouvrir une tentative de gouvernance nationalo-gaulliste faire de « régression » et de « production nationale ».

Mais Bodo sous-estime la puissance de la globalisation, celle exercée par le niveau I de la dynamique du capital; celle qui n’a que faire de « régression » et de « production nationale ».

Ce n’est que dans les zones déprimées du niveau II, ponctuellement, que les (faibles) forces organisationnelles du FN peuvent émerger à la faveur d’un fort taux d’abstention: quelques municipalités dans des villes de moins de 50000 habitants, dans le sud du Gard, l’Hérault, les Bouches du Rhône et les friches industrielles du Nord-Pas de Calais et de la Moselle ; quelques députés européens ; bref bien peu de choses mais suffisantes pour entretenir les présupposés démo-antifascistes…

Il comporte cependant des points faibles. J’en relève trois :

1. Une dimension trop forte attribuée à la division entre immigration « d’extra-européens » et d’européens. Il évoque encore le « Tiers monde », etc. Il ne se place pas dans la dynamique chaotique et saccadée de la globalisation.

2. La dichotomie de la fin du texte (qui se veut élucidante du contenu du « conflit ») entre « accumulation de richesses » et « accumulation de pauvreté » n’est guère convaincante; Bodo Schulze verse dans l’humanisme dominant qui oppose « les riches » et « les pauvres »; c’est un discours de type ONG…

3. Sa métaphore psychiatrique sur l’hystérie renvoie à une supposée « normalité » de l’État. Une perception qui paraît plus faible encore que celle qui a été développée un temps en Italie avec la notion d’État d’exception. Cette dernière n’était d’ailleurs acceptable que pour les États intrinsèquement faibles qui, pour exister, sont obligés de tracer sans cesse des frontières entre amis et ennemis. Ce n’est le cas ni des vieux États-nations souverains à la française qui ont encore tenus ce rôle jusqu’aux années 1960, ni le cas de ces États, quand ils se sont restructurés dans la forme État-réseau à partir des années 1980.

S’il est certes possible de voir dans le phénomène Sarkozy-président, une tentative à retardement d’hystérisation, ce serait alors plus une hystérisation de la forme politique que de celle de l’État. Le président Hollande, dans cette mesure est effectivement un président beaucoup plus « normal », en phase avec la normalisation capitaliste générale qui est le projet de l’État-réseau.

Jacques Guigou

 


 Un symptôme hystérique de l’État

Quand l’extrême droite monte, le monde va à la dérive. Mis à part l’extrême droite même, tout le monde sera à peu près d’accord sur ce point. Ce qu’il faut entendre par ce proverbe, voici ce que j’en pense. Je pars d’un constat qui est assez communément admis, à savoir que le gouvernement actuel est en train de réaliser le programme minimal du FN en matière du droit d’asile, de la double peine et dans les autres domaines qui touchent les extra-européens. En ce sens, on peut dire que le FN participe déjà à la gestion de l’État. Autrement dit, cette gestion n’est déjà plus exactement socialiste, ce qui est attesté par le fait que le parti gouvernemental participe à cette manifestation.

Face à cette situation, deux prises de position sont possibles : ou bien on somme le gouvernement de redevenir pleinement socialiste, ce qui semble être l’intention du parti de même nom, ou bien on prend la politique gouvernementale à la lettre pour en conclure que ce n’est pas l’intention subjective du parti au gouvernement qui décide de la politique à mener mais les nécessités objectives de l’État auxquelles tout gouvernement, quel que soit son nom, doit visiblement se soumettre. J’opte pour cette dernière alternative et je crois que le fait même que l’actuel gouvernement, malgré la participation de « son » parti à la manif d’aujourd’hui, ne changera pas de politique est une raison qui suffit pour justifier ce choix.

Pour qui, à titre d’hypothèse, admet ce point de vue, le problème du FN changera de caractère. A vrai dire, il ne sera plus question, dans un premier temps au moins, du FN, puisque nous avons quitté le domaine des partis pour envisager ce que j’ai assez énigmatiquement appelé les « nécessités objectives de l’État », du nôtre s’entend, ou de la CEE, si on veut. Disons que cette nécessité correspond grosso modo à la préservation de la « cohésion sociale » ; il s’ensuit immédiatement que la politique répressive de l’État à l’égard des extra-européens est animée par l’idée que ceux-ci mettent cette cohésion en danger. Peut-être qu’on m’objectera que l’État mène également une politique contre les salariés et contre les paysans. Soit, mais dans aucun domaine il ne réagit aussi « émotionnellement » que dans le domaine des étrangers ; nulle part une telle « affection » que lorsqu’il débat du sort des extra-européens, alors que, confronté aux autres problèmes qu’il a à résoudre, celui-là est d’une bien faible envergure. Or, si la sobre objectivité de la question ne suffit pas pour rendre compte de l’affect qui saisit l’État chaque fois qu’il traite des immigrés, on est en droit d’y voir une sorte de symptôme hystérique au sens psychopathologique du terme. Comprenons-nous bien, je parle de l’hystérie de l’État, pas de celle de ses gestionnaires ! Et de même que tout symptôme névrotique, l’hystérie étatique est le signe d’un conflit dont il ne vient pas à bout, d’un conflit qu’il est incapable de maîtriser et auquel il réagit maintenant en produisant le symptôme nommé. Et plus ce conflit s’aiguise et plus ce symptôme s’accentue. Reste à savoir quel est ce conflit, mais avant de tenter une réponse il est temps de retourner sur la question initiale du FN et des autres partis.

Si l’on admet ce qui précède il est évident que s’adresser à l’État ou au parti qui le gère, ou à un autre qui veut le gérer, pour qu’il s’oppose au FN est strictement absurde. Certes, le symptôme évoqué prend des allures plus ou moins accentuées chez les divers partis et le FN constitue sûrement le cas le plus grave, mais cela signifie uniquement qu’à chaque moment donné et corrélativement à l’acuité du conflit auquel l’État doit faire face, celui-ci n’acceptera comme gestionnaire de ses affaires qu’un parti dont le symptôme atteint la même gravité que le sien. Un parti gouvernemental qui, pour des raisons idéologiques ou autres, ne se fait pas aussi hystérique que l’État l’exige perd tout simplement le pouvoir, soit par le biais des élections, anticipées le cas échéant — et faisons confiance aux médias qui sauront nous mettre dans l’ambiance requise —, soit par le biais d’un coup d’État, si urgence il y a — et ne soyons pas aussi naïfs de croire que cela n’arrive qu’aux autres, laquelle idée serait elle-même passablement raciste.

A vrai dire, cette dernière solution d’un coup si justement qualifié d’État, puisque c’est l’État qui le fait, cette dernière solution qui traduit une aggravation subite du symptôme hystérique, de sorte que l’adaptation sociale, surtout l’adaptation de nos esprits, ne peut suivre et que même les plus sophistiqués des médias n’y peuvent rien, cette dernière solution où s’exprime l’hystérie qui bondit en paroxysme présuppose que le conflit, auquel l’État réagit en produisant ce symptôme, s’accentue tout aussi brutalement. Il est donc temps de dire, dans l’espace qui me reste, quelques mots sur ce conflit qui s’avère être le nœud de l’affaire.

De ce qui précède s’ensuit qu’il ne saurait être de nature politique, puisque la politique est ce domaine où l’État recrute le personnel dont il a besoin. Si on peut le qualifier de social, il ne recouvre pas exactement ce qu’on a appelé « lutte des classes » parce qu’il persiste même en l’absence d’une telle lutte. Plus précisément, cette lutte avait, dans sa meilleure époque, pour but d’éliminer le conflit en cause. Peut-être peut-on le saisir en énonçant ce paradoxe : qu’ à l’accumulation de la richesse fait face une accumulation simultanée de la pauvreté, que notre société évolue par et à travers cette contradiction et que l’État tente de transformer cette contradiction en « cohésion sociale » en rejetant le mauvais côté sur le tiers monde et, plus récemment, sur l’Est. Il semble que ce genre de refoulement ne porte plus guère de fruit : l’accentuation de l’hystérie étatique en est le signe le plus parlant. Une analyse plus fouillée de cette accumulation simultanée de la richesse et de la pauvreté laisse présumer que la crise rejetée jusqu’à présent sur les extra-européens s’apprête à rentrer chez elle et que face à cette crise celle des années 30 aura été un petit incident de parcours. Si nous ne venons pas à bout de ce conflit fondamental, le FN sera appelé par l’État, dans pas si longtemps, à gérer à sa manière la crise qui en résultera. En ce sens, c’est-à-dire à l’inverse de la phrase introductive, il est vrai que l’extrême droite monte quand le monde va à la dérive.

Bodo


 

Le 28/03/2014

Jacques,

évidemment que j’aurais préféré que tu répondes à mes arguments au lieu de me balancer pour l’essentiel des extraits d’un article que tu avais écrit en guise de réponse à Anselm Jappe, à savoir “Une énième diatribe contre la chrématistique”; pour de pas parler du procès d’intention à la con de ton co-auteur. C’est que, pour n’avoir pas côtoyer votre faune depuis 20 ans, j’avais un peu oublié les coutumes qui y courent et qui visiblement n’ont malheureusement pas changé. Pour clore ce débat qui n’en est pas un, quelques notes en appendice.

Après avoir relu les articles que vous avez publiés sur la valeur dans Temps critiques force est-il de constater que votre lecture du Marx du Capital reste tributaire du plus éculé des marxisme-léninismes. Cette légende veut que Marx avait élaboré une théorie économique du prolétariat, la fameuse “théorie de la valeur-travail”, qui serait la prolongation ou le soubassement de sa position politique, une théorie partial qui exprimerait son parti pris pour le prolétariat. D’où le syllogisme: La caducité contemporaine du prolétariat entraine l’invalidité de la “théorie de la valeur-travail”. Cette lecture de Marx ne diffère en rien du marxisme-léninisme, même si elle a l’avantage de reconnaître que le fondement sociale de cette conception – la réalité du prolétariat – n’existe plus. Voilà pour l’essentiel.

Sur le plan de la méthode, en lisant Marx en phénoménologue, vous manquer complètement le niveau d’abstraction sur lequel il évolue. Y a-t-il plus ridicule que d’avancer contre la première phrase du Capital la découverte selon laquelle ce ne sont plus aujourd’hui que des marchandises qui s’échangent, mais aussi des flux d’information et des flux financiers ? N’y avait-il donc pas d’informations, pas de finance au 19ième siècle? Et s’il y en avait, pourquoi Marx commençait-il sa critique de l’économie politique avec l’analyse de la marchandise ? Pourquoi ne commençait-il pas avec le travail productif du prolétariat? Parce que Le Capital n’a que faire du prolétariat, parce que Le Capital n’est pas la théorie d’une certaine classe sociale, mais la critique d’une certaine forme de la richesse sociale. Et qui s’aventurerait à prétendre que cette forme aurait changé depuis le temps de Marx ? Pourquoi alors se pavaner en innovateur par rapport à Marx en fabulant sur des flux ceci, des flux cela ? Pour témoigner du fait qu’on est au courant des écrits des derniers des sociologues et économistes ?

La mépréhension de ce dont Marx traite dans Le Capital, se concrétise quand vous aborder comment il en traîte. Au terme d’une minutieuse analyse de la marchandise Marx se voit obliger à admettre que cette “chose” n’est pas une chose triviale, mais une chose sensible-suprasensible etc. Et vous de constater: “Marx se fourvoie dans la métaphysique.” Impossible pour le sens commun d’envisager qu’un objet puisse montrer des qualités métaphysiques; la métaphysique, décrète-t-il, est toujours du côté de la pensée. Ainsi rabâchez-vous un constat qui fonde la magie anti-Marx depuis ses débuts. Quelle fadaise!

Bodo


Le 31/03/2014

Bodo,

Je suis étonné du ton employé dans ton dernier courrier. À chaud à la limite on pourrait comprendre mais à froid plusieurs mois après !!!

À part ça je ne vois pas de quel « co-auteur » tu parles ! Et si c’est de Jacques Guigou pour L’évanescence de la valeur, de quel procès d’intention s’agit-il ? En tout cas, cela n’est pas de mon fait. D’autant que d’une manière générale j’ai toujours mentionné scrupuleusement les références que je faisais à tes textes. Par ailleurs je te rappelle que je n’étais demandeur de rien et sûrement pas d’une vaine polémique. Que c’est suite à mon envoi électronique de la critique de l’article de Jappe (« Une énième diatribe contre la chrématistique« ) que tu m’as fais savoir être intéressé par un envoi de notre livre Évanescence de la valeur qui date de dix ans exactement et qui a été suivi de nombreux textes explicitant davantage et de façon plus précise nos critiques par rapport à toutes les théories de la valeur. Si j’ai fait suivre cet envoi postal d’une lettre qui reprenait des points correspondants à ma critique de Jappe c’est que je pensais qu’elle pouvait aussi servir de réponse pour toi, dans la mesure où votre fonds théorique commun est le même, à savoir, Moïshe Postone. Tu m’avais dit immédiatement qu’il te faudrait du temps pour me répondre sans me faire part d’une quelconque désapprobation quant à la méthode. Nouvel étonnement donc. Par ailleurs, la seconde partie de ma lettre sur la valeur comme représentation n’est pas incluse dans ma critique de Jappe.

Tu as effectivement mis un peu de temps pour savoir quoi me répondre, mais ça n’a pas dû te prendre beaucoup de temps pour l’écrire : « marxiste-léniniste » (on ne me l’avais encore jamais faite celle-là! ); « économiste », « sociologue », « fadaises ». C’est du haut niveau ! Et c’est toi qui parles des mauvaises habitudes d’une « faune » ?

Pour tout dire et te dire, je ne reconnais pas dans ta lettre le Bodo que j’ai connu ; peut être que je me trompe, mais sans sombrer dans les théories du complot, c’est un peu comme si je sentais une « main invisible » derrière ta plume.

Je ne comprends d’ailleurs plus du tout ce qui t’as poussé à vouloir me voir à l’automne. Sûrement vient-il de t’être révélé tout à coup que je faisais partie d’un petit milieu avec ses mauvaises coutumes alors que justement je n’ai jamais appartenu à aucun milieu fut-ce révolutionnaire comme avait pu te le faire remarquer Yves Bonnardel rencontré par hasard par toi à la librairie Parallèles à Paris alors que vous ne vous connaissiez ni l’un ni l’autre.

Sur le fond, je ne tiens pas à polémiquer. Je remarque surtout que si tu crois que notre critique des théories de la valeur ne touche que la valeur travail et non pas la forme valeur, c’est que tu as mal lu Évanescence de la valeur.

Quant à ne voir aucune différence entre nos thèses et la critique marxiste-léniniste, là encore tu as dû nous lire trop vite car où as-tu vu que la critique marxiste-léniniste ait osé dire que la force de travail n’est pas une marchandise, ce que je soutiens pourtant depuis bientôt vingt ans ? Où as-tu entendu dire par des marxistes léninistes qu’ils ne se reconnaissent plus dans les instruments qu’utilise Marx pour décrire le capital (baisse tendancielle du taux de profit, plus-value, séparation et contradiction forces productives/rapports de production, division entre infrastructure et superstructure, etc) ?

Quelle théorie marxiste-léniniste d’ailleurs ? Si tu fais référence à celle d’Althusser ça tombe mal puisque justement, dans des écrits plus récents, j’essaie de montrer le lien étroit qu’entretiennent, certes paradoxalement, les théories structuralistes et les théories de la valeur ; de la forme-valeur, chez Krisis par exemple avec la séparation entre le Marx ésotérique et le Marx exotérique, mais aussi de la valeur-travail chez Théorie Communiste dont les références à Althusser sont devenues, au fil du temps, explicites.

De toute façon, ce que je soutiens va même plus loin (au moins dans la distance d’avec l’orthodoxie marxiste).

Ce ne sont pas simplement les « instruments » que je récuse, mais les « catégories » elles-mêmes, directement issues des catégories primitives d’Aristote, puis des antinomies kantiennes transformées ensuite en contradictions hégéliennes (moi aussi j’ai fait un peu de philosophie) que Marx auraient remises sur leurs pieds (ça m’a toujours paru bizarre de vouloir « faire marcher des catégories », fut-ce sur leurs pieds, mais la croyance à ses raisons que la raison ignore !)

Dans la tradition historique (Aristote et Hegel) des catégories (philosophiques), on sait que celles-ci s’articulent, s’associent, se confrontent, se transforment. Alors justement, pour revenir un peu à Marx, en quoi Marx transforme-t-il les valeurs ? Pour reprendre ton terme de « fadaises », la réponse est : en prix de production, ce qu’il ne pourra jamais prouver car quand on quitte le ciel des formes et catégories pour redescendre sur terre et se pencher sur les structures déterminées historiquement et économiquement, on ne peut que s’apercevoir qu’il n’y a pas de correspondance entre les valeurs et les prix, ce que reconnaîtra Marx au Livre III, un Livre jamais lu par ceux qui s’arrêtent au chapitre 1 du Livre I et ils sont nombreux parmi ceux qui ont « l’horreur économique » comme viatique, ce que je reconnais et développe aussi explicitement depuis mon Après la révolution du capital et le n°15 de Temps critiques.

Il est étonnant d’ailleurs que Marx, auteur d’une thèse sur Démocrite n’ait pas perçu toute la justesse de vue de ce prédécesseur d’Aristote qui, avec Empédocle et Parménide, entre autres, considérait qu’il ne faut pas se borner « à considérer seulement les principes immobiles [les catégories donc, Ndlr] dont dérivent les choses », mais qu’il faut porter attention aussi aux « principes moteurs par lesquels se produisent les choses ». Il faut croire que les catégories issues d’Aristote étaient nécessaires à Marx pour cadrer une théorie du capital immuable (c’est d’ailleurs encore explicitement comme cela que tu vois ce capital et sa théorie dans Das Kapital, réduit au Livre I je suppose) tout en corrigeant le caractère abstrait des catégories par un recours à Hegel qui lui permettait de rendre mobiles les catégories à travers le mouvement dialectique (thèse-anti-thèse-synthèse) et donc de les rendre historiques. De l’immuable historique en quelque sorte. Bel oxymore !

Pour moi nul besoin de ces catégories (de l’idéalisme catégorique devrais-je dire) pour parler aujourd’hui de l’exploitation ou de la domination capitaliste. C’est dans cette voie, je crois, que s’est engagée la revue Temps critiques. Faire un bilan et se pencher sur ce qui avait failli, non seulement le prolétariat et la croyance en le prolétariat (tu étais bien d’accord sur ce projet), mais aussi la théorie du prolétariat (ce qu’Adorno, une autre de tes références de base, avait déjà tenté de synthétiser dans son article « Marx est-il dépassé ? », revue Diogène, 1968) et à sa suite la théorie communiste même si cette dernière n’était pas réductible à la première.

Jacques Wajnsztejn


Le 01/04/2014

Bodo,

Pour être complet, une autre remarque. Tu sembles mettre en avant Le Capital comme la seule oeuvre de Marx vraiment digne d’attention aujourd’hui parce qu’elle serait détachée de tout rapport avec ce qui finalement n’était que de l’ordre de l’aléatoire, à savoir la lutte des classes, le prolétariat révolutionnaire etc. J’ai eu une démarche inverse. Une fois consommée la défaite ou la faillite du prolétariat, Le Capital m’apparaît « nu ». Il n’est plus qu’une théorie économique du capital et en tant que telle ses erreurs, manques ou apories apparaissent plus clairement et s’avèrent difficilement soutenables.

Je n’ai d’ailleurs jamais fait trop de références au Capital dans mon parcours critique, mes livres de chevet ayant plutôt été Les Manuscrits de 1844 et les Grundrisse, non pas pour leur valeur scientifique, mais pour leur valeur heuristique par rapport à la perspective révolutionnaire vers la communauté humaine et le communisme. Ce sont des textes qui ont un « souffle », même quand, comme dans « Le fragment sur les machines », ils paraissent relever d’une analyse « objective ». Ce souffle on le retrouve aussi, pour être juste, dans deux passages du Capital qui eux aussi vont servir de références pour les situationnistes, le chapitre 1 sur le fétichisme de la marchandise et pour les communistes radicaux, le sixième chapitre inédit, mais dans les deux cas, c’est dans le but de les extraire du reste du « Capital » parce que porteur d’autre chose que la simple description clinique d’un système.

Alors tu as raison sur un point : « Le Capital n’a que faire du prolétariat » comme tu le dis si bien ; seulement, sil n’est pas la théorie d’une classe sociale », mais qu’il n’exprime pas non plus autre chose qui serait le dépassement des classes, alors il n’est plus, d’un côté, que l’apologie de ce même capital dans ses aspects « progressistes » et de l’autre, l’annonce de sa crise future automatique qui lui permet de conserver son côté révolutionnaire.

On sait ce qu’il en est aujourd’hui de cet aspect progressiste du capital. Quant à sa crise finale et son écroulement prochain, c’est le genre de prédiction qui relève de l’incantation et d’ailleurs « ne mange pas de pain » puisque que comme chacun sait, tout a une fin.

Pour en revenir aux Manuscrits de 1844 et aux Grundrisse, ces deux références sont communes à beaucoup d’anciens des mouvements de la fin des années 1960 pour qui ces années là restent des années importantes non seulement parce que nous y avons participé activement à différents titres, mais parce qu’elles marquent aussi un moment de basculement où l’ancien (le mouvement prolétarien) et le nouveau (le mouvement en général) se renforcent encore, ou affirmation et négation amorcent une synthèse problématique certes, mais riche de possibilités. Je remarque aussi que ceux qui s’appuient principalement sur Le Capital pour appréhender « le capitalisme » sont souvent ceux qui n’ont pas participé activement à ces mouvements ou même s’y sont opposés un temps du moins comme les althussériens ou encore ne les considèrent que comme des événements secondaires où même comme le simple produit de l’activisme (cf. la position d’Adorno par rapport au mouvement anti-autoritaire allemand exprimée dans « Notes sur la théorie et la pratique » in Modèles critiques, Payot, 1984). Ceci explique peut-être cela !

Jacques Wajnsztejn

 


Le 01/04/2014

Jacques,

J’ai lu et relu la lettre de Bodo ainsi que ta réponse de ce matin.

Bien sûr que le « co-auteur » c’est moi. Je pense que ce sont mes allusions à nos discussions d’il y a 20 ans qu’il n’a pas digérées. Notamment son admiration de la Révolution française. Mais aussi, et surtout, ma critique de son antifascisme de type gauchiste.

Bref et quoiqu’il en soit, j’étais déjà partagé sur l’opportunité de publier cet inédit de Bodo (de 1991) dans l’antho4. Son rapport avec l’essentiel du livre n’est que secondaire. De plus, le lecteur risque d’être induit dans des confusions : il s’agit d’un texte qui est bien antérieur à ceux publiés dans l’antho4 et par une correspondance à propos de cet texte qui date d’aujourd’hui et qui, en outre, prend une tournure polémique. Ma lecture de l’état actuel des échanges avec Bodo me conduit à penser qu’il ne faut pas publier cela dans l’antho4. Cela relève d’autres supports, notamment du blog.

Jacques Guigou

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