Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XVII)

Le modèle capitalist(ique) allemand en question

Non seulement la crise sanitaire a rompu la ligne politique d’austérité allemande et ouvert à un plus grand interventionnisme de l’État par rapport à « l’économie sociale de marché », jusque-là préconisée (aujourd’hui plutôt dénommée « pensée ordolibérale »), mais elle a dévoilé d’autres faiblesses ou anomalies de son fonctionnement macro-économique. Jusqu’à là, le modèle capitalistique préféré des Allemands restait l’entreprise de taille moyenne non cotée, ou le grand groupe dont le capital est détenu majoritairement par une famille, censée exercer un management stable. « Il y a dans l’économie allemande une méfiance traditionnelle vis-à-vis des marchés financiers », explique Jan Pieter Krahnen, expert des crises financières à l’université de Francfort. « Contrairement à ce qui se passe aux États-Unis, la Bourse allemande est peu développée, nos entreprises se financent le plus souvent par leurs banques. C’est ce qui explique pourquoi les autorités de contrôle des marchés sont relativement faibles. » L’affaire Wirecard sur le défaut de contrôle a en effet produit une césure. La frustration liée au scandale est d’autant plus grande que l’Allemagne produit bien des innovations de rupture, mais qui trouvent souvent un financement efficace… en dehors de la Bourse allemande. C’est le cas de BioNTech, un succès de la biotechnologie allemande, qui a réussi à sortir en quelques mois le premier vaccin contre le SARS-CoV2, à base d’une technologie révolutionnaire, l’ARN messager, procédé dont elle n’est pourtant pas à l’origine (cf. infra). Quant aux essais cliniques du vaccin, ils ont été menés par le groupe pharmaceutique américain Pfizer, avec qui les bénéfices sont partagés. « C’est une invention qui a profité des fonds publics dédiés à la recherche fondamentale allemande, mais dont les retombées financières profitent en grande partie aux Américains. Du point de vue macroéconomique, c’est absurde », déplore Siegfried Bialojan, spécialiste des biotechnologies au cabinet EY, en Allemagne (Le Monde, le 26 janvier). Si Berlin peut agir ainsi, à rebours de ses convictions traditionnelles, c’est aussi que la pression pour plus d’interventionnisme vient des milieux économiques eux-mêmes. Le BDI, la grande fédération industrielle allemande, a publié dès janvier 2019 une prise de position décisive sur la Chine. Il y qualifie pour la première fois le géant asiatique de « concurrent systémique » et appelle à renforcer la « souveraineté technologique » européenne face aux plates-formes américaines et chinoises (ibid.). « En Allemagne, si vous êtes une entreprise de taille moyenne, que vous réalisez un chiffre d’affaires entre 50 et 100 millions d’euros par an et que vous n’êtes pas coté en Bourse, il est très difficile de trouver des sources de financement privées », explique au journal Le Monde un porte-parole de la Deutsche Bank. « Si nous trouvons le moyen en Allemagne de transformer les conditions d’investissement de sorte que ces entreprises aient un meilleur accès au capital-risque privé, nous aurons fait un grand pas en avant. » La banque a constaté pendant la pandémie que le système adopté par l’État pour soutenir ses entreprises pouvait facilement être étendu au financement des technologies d’avenir. Bref, l’Allemagne découvre les vertus capitalistes du marché financier. [Une pierre dans le jardin de ceux qui ne parlent qu’en termes « d’économie réelle ». Avec cette nouvelle direction vers une politique industrielle, l’Allemagne démontre que la vieille distinction des années 1980-90 (cf. les thèses défendues par Albert puis Boyer) opposant le modèle capitaliste anglo-américain financiarisé et de court-terme d’un côté et le modèle allemand d’économie sociale de marché, industriel et de long-terme de l’autre est aujourd’hui remise en question par le procès de totalisation du capital, NDLR].

L’anti-modèle français. À partir d’un petit historique de l’industrie pharmaceutique.

En France, la souveraineté nationale en matière de médicaments s’est effritée dès les années 1950. Ce recul s’explique par les caractéristiques de l’industrie pharmaceutique dans l’Hexagone et par une politique publique réduite au contrôle des prix et à la surveillance sanitaire, sans réelle ambition industrielle. À la différence des firmes pharmaceutiques britanniques, allemandes et nord-américaines, les entreprises françaises étaient éloignées de la recherche académique1 et surtout, la relation avec les laboratoires universitaires dépendait plus de relations interpersonnelles que d’un modèle d’organisation. Dès 1945, l’État a bien tenté un rapprochement forcé entre Institut Pasteur, CNRS et entreprises pharmaceutiques pour organiser la production d’antibiotiques et se défaire de l’emprise américaine, mais sans succès. Dans les années 1950, les capacités de recherche et développement (R-D) des laboratoires français sont en situation d’infériorité. Des années 1950 jusqu’aux années 1980, les différents gouvernements privilégient le contrôle du prix des médicaments pour ne pas accroître davantage les charges de l’Assurance maladie. Faute de ressources propres, les entreprises françaises ne peuvent pas investir dans la R-D : elles préfèrent développer des copies et négocier des licences d’exploitation avec des laboratoires étrangers. Enfin, les procédures d’autorisation de mise sur le marché ne prennent guère en compte la dimension innovante des nouveaux produits puisqu’elles allongent le temps de mise sur le marché si on compare aux procédures des pays similaires. À partir des années 1980, l’industrie pharmaceutique s’internationalise pour répondre à la surenchère des moyens nécessaires à la R-D. La financiarisation du secteur et la création des premières sociétés de biotechnologie font émerger des firmes transnationales, et font disparaître, en deux décennies, les acteurs historiques français à l’occasion d’opérations de fusion/acquisition et d’alliances. Aujourd’hui, l’industrie pharmaceutique française est dominée par ces grands groupes transnationaux, auxquels il serait difficile d’imposer une ambition industrielle nationale. Certes, des incitations à localiser en France les activités de recherche, comme le crédit d’impôt recherche ou la volonté de promouvoir la filière des médicaments issus des biotechnologies, témoignent d’une volonté de renforcer l’attractivité du secteur pour les investisseurs. Mais à l’échelle des géants de la pharmacie, ce sont surtout des opportunités à saisir, sans impact majeur sur leurs stratégies de développement. (Sophie Chauveau a été enseignante en histoire des sciences et des techniques, in Le Monde, le 8 février).

À l’origine, le secteur pharmaceutique est inclus dans l’industrie chimique avant que la tendance en vienne à un recentrage sur le cœur de métier pour l’éclosion de champions nationaux. C’est ainsi que le chimiste français Rhône-Poulenc fusionne en 1999 sa branche pharmacie avec celle du chimiste allemand Hoechst (qui a auparavant racheté le français Roussel-UCLAF) pour créer Aventis et que Sanofi, branche pharmacie d’Elf créée en 1973 et entrée en Bourse en 1980, achète Synthélabo, filiale pharmaceutique de L’Oréal, en 1999, puis Aventis en 2004. Le modèle économique de l’industrie pharmaceutique s’est transformé, passant d’un objectif de santé publique — mettre au point des médicaments soignant le plus grand nombre possible de maladies et de gens contrôlé par la Sécurité sociale — à des objectifs de rentabilisation financière des investissements incluant de gros dividendes aux actionnaires2. De fait il s’est premièrement fait un tri entre les activités, des plus rémunératrices à celles qui le sont le moins – Sanofi est ainsi passé du diabète à l’oncologie et l’hématologie) et deuxièmement il s’agit d’axer le développement de la recherche là où la firme peut espérer les prix les plus élevés, à savoir aux États-Unis et en dehors d’un système tel celui de la Sécurité sociale à la française qui surveille à la fois le caractère innovant des produits et leur prix bas3. La finalité pour la grande entreprise devient la production des « blockbusters » (molécules dont le chiffre d’affaires dépasse le milliard d’euros). Ainsi, le principal actif du laboratoire pharmaceutique français, le Dupixent, a joué le rôle de locomotive dans les résultats financiers 2020 du groupe présentés vendredi. Les ventes de ce « blockbuster », un médicament utilisé dans le traitement de la dermatite et de l’asthme, sont en hausse de 74. Cette progression a largement contribué à l’essor du chiffre d’affaires, qui affiche un gain de 3,3 % à taux de changes constants. Les dépenses annuelles de R-D des firmes pharmaceutiques américaines ont augmenté de 7,4 % entre 2003 et 2007, puis de 8,9 % entre 2013 et 2017, alors qu’elles ont augmenté pour les firmes européennes que de 5,8 % et de 3 % respectivement sur les mêmes périodes. Les coûts en R-D sont par ailleurs grandissants parce qu’on est dans une période de transition technologique entre la chimie, la biologie et la génomique. Un médicament innovant sur deux est aujourd’hui issu des biotechnologies. C’est la qualité de la recherche fondamentale qui conditionne les chances de succès du processus d’innovation. Les grandes entreprises externalisent donc la recherche vers des start-ups spécialisées (car elles sont incapables de prendre des risques sur plusieurs projets à la fois), plus compétentes en biotechnologies (surtout que leur métier d’origine en était très éloigné) avant de les racheter. Le gros de leurs dépenses est donc plus axé sur le marketing et le lobbying que sur la recherche fondamentale qu’elles abandonnent aux start-ups. C’est d’ailleurs le cas de Sanofi. Une complémentarité plus qu’une concurrence donc. Ces dernières, pour innover doivent utiliser le capital-risque pour leur financement [d’où une financiarisation de la production aux deux bouts de la chaîne : en amont de la production avec le capital fictif et en aval avec la course à l’actionnaire et à sa satisfaction pécuniaire, NDLR]. Ce capital-risque étant beaucoup plus développé en Amérique qu’en Europe4, CQFD (cf. Nathalie Coutinet, enseignante en économie au Centre d’économie de l’Université Paris-Nord, in Le Monde, le 8 février).

Recherche et santé

 la France a été pionnière en génomique. De Jacques Monod, découvreur de l’ARN messager, à Emmanuelle Charpentier en passant par Jean Dausset, la France dispose des trois Prix Nobel qui ont charpenté la recherche génomique mondiale. [On pourrait dire qu’il n’y a donc pas de « retard » dans la recherche fondamentale sauf que certains de ces chercheurs sont amenés à s’exiler pour trouver de bonnes conditions (cf. Charpentier), NDLR]. Mais les difficultés apparaissent au niveau de la recherche appliquée où la France se situe à la 32e position du classement Collaboration Université-Industrie en R-D de la Banque mondiale en 2016 lorsque la Suisse, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne occupent respectivement les 1re, 4e, 6e et 8e positions5. Mais la situation serait en train d’évoluer avec la mise en place d’une politique publique (création d’une société d’accélération de transfert de technologie, SATT) qui permet de lier recherche universitaire et start-up. Ainsi, en 2019, l’INSERM était le premier déposant de brevets pharmaceutiques et le troisième en biotechnologie à l’Office européen des brevets. Le nombre de demandeurs de brevets français en biotechnologie a augmenté de 12 % entre 2018 et 2019. Mais cela n’empêche pas des manques flagrants liés à une désindustrialisation ; ainsi, l’entreprise française de biotech Yposkesi devrait être rachetée par un groupe coréen faute d’avoir trouvé un industriel français sur lequel s’appuyer.

– Toutefois, le Conseil d’analyse économique (CAE), une structure rattachée aux services du Premier ministre, a relevé qu’entre 2011 et 2018, les crédits publics alloués à la R-D en matière de médicament ont baissé de 28 %. Durant la même période, ils ont progressé de 11 % en Allemagne et de 16 % aux États-Unis et ceci dans un secteur où les coûts en R-D ont été multipliés par 3 depuis 2003. Aux États-Unis, 82 % du capital des biotechs viennent des fonds nationaux, contre 11 % en France.

– La stratégie du labo (Sanofi) en échec dans la lutte contre le Covid doit-elle être remise en question ? Les vaccins ne représentent que 16 % du chiffre d’affaires et 18 % des bénéfices réalisés par le labo français. Son activité s’exerce également dans les produits de santé grand public ou dans les traitements de maladies chroniques comme le cholestérol ou le diabète. Or Sanofi doit composer avec la concurrence des autres labos et la politique de santé des États. L’augmentation des dépenses de santé, due notamment au vieillissement de la population, conduit les systèmes d’assurance maladie à être de plus en plus restrictifs dans les remboursements des soins (Libération, le 30 janvier). Un nouveau plan d’économies, de 2 milliards d’euros voit le premier laboratoire français arrêter la recherche sur le diabète et les maladies cardiovasculaires. Le tout alors que le chiffre d’affaires 2019 était encore en hausse, à 36,1 milliards pour des profits de 7,5 milliards. D’après les responsables CGC et CFDT les suppressions de postes prévus dans la R-D ne concernent pas la branche vaccin et sont indépendantes de l’échec sur le Covid. La CGT a une vision plus globale et parle d’un manque de connexion dans les divers secteurs qui ne se résume pas à une guerre des chiffres sur les transferts de compétence entre sites avec vases communicants. Pour finir, le groupe vient de céder la firme américaine Regeneron spécialisée dans les maladies de peau au Suisse Roche afin de se refinancer.

– Cruelle vérité ? Alors que beaucoup rejettent sur Astra-Zeneca ou les négociateurs européens le retard des livraisons de vaccin, les retards de production sont surtout la marque du sous-investissement dans les industries de santé en Europe ces vingt dernières années. La faible productivité d’Astra-Zeneca sur le continent contraste avec ses capacités en Inde, notamment. Pfizer et Moderna sont confrontés à la difficulté de produire à très grande échelle des vaccins à ARN messager, une technologie pour laquelle les sites restent rares en Europe. Et qui en France souhaitait jusqu’alors accueillir de telles usines classées Seveso ? (Les Échos, le 3 février). « Le sujet est trop grave pour laisser les brevets aux mains d’intérêts privés », clament haut et fort plusieurs élus du Parti communiste, dont son secrétaire national, Fabien Roussel, qui réclame la « réquisition » des usines (Le Monde, le 9 février) (mais de quelles usines parle-t-il ? [NDLR]).

Une insuffisance dans la production donc, plus que dans la recherche où dans ce secteur ce sont plutôt les petites biotechs qui souffrent d’un soutien moins important qu’en Allemagne, par exemple, mais cela n’empêche pas une centaine de solutions contre le Covid d’être en cours actuellement en France, mais à partir d’une autre technique que celle de l’ARN pour des vaccins de seconde génération qui devraient être plus résistants aux variants (Les Échos, le 4 février). Le fonds d’investissement Bio Discovery a multiplié par 25 ses investissements en Europe dans un secteur pourtant très risqué où, d’après les spécialistes, seul un projet sur 10 est couronné de succès (ce qui justifierait, pour les investisseurs, le niveau élevé exigé de retour sur investissement (15 % au lieu des 5 % en moyenne dans d’autres secteurs).

Crise sanitaire, science et décision politique

Pour Antoine Vauchez6, in Le Monde, le 1er février), affectant l’ensemble des domaines de l’action publique et la totalité des administrations, la crise due à l’épidémie de Covid -19 met à l’épreuve la capacité de l’État à être le lieu où se construit une réponse unitaire, légitime et efficace au croisement d’enjeux sanitaires, économiques, scientifiques, logistiques, sociaux, culturels, éducatifs, etc. La tâche, difficile en soi, l’est plus encore dans un contexte où les services publics (santé, éducation, recherche) sont fortement affaiblis par des années de politiques de réduction des coûts. Mais elle est rendue plus ardue encore par le fait que l’État s’est considérablement complexifié sous l’effet d’un mouvement d’« agencification » de l’action publique, qui a conduit à multiplier les ilots bureaucratiques autonomes (Santé publique France, Haute Autorité de santé, Anses, ANSM…), augmentant d’autant les coûts de coordination de l’action publique. Dans un contexte où les gouvernements peinent à trouver une prise sur des États dont ils sont censés être les animateurs, la politique macroniste s’appuie sur le court-circuitage (ou la mise sous pression) des espaces de coordination, d’évaluation et de contrôle de l’État. Elle trouve sa source dans l’éthos anti-bureaucratique aujourd’hui propre aux fractions les plus néolibérales des grands corps de hauts fonctionnaires, qui voient dans les administrations elles-mêmes un frein et un problème potentiels pour la conduite de l’action publique. [ici Vauchez va plus vite que la musique car cet « éthos anti-bureaucratique » se heurte constamment… au bureaucratisme hérité de la forme nation et jacobine de l’État comme on peut le voir dans le pouvoir pris par les ARS ; un pouvoir dénoncé justement par des personnes classées parmi les « conservateurs » comme on peut le lire dans Le Monde du 9 janvier avec l’articledeChantal et Jean-Philippe Delsol, NDLR] et elle se développe dans une politique législative placée sous le sceau de l’efficacité « quoi qu’il en coûte » : le développement massif des ordonnances, le recours de plus en plus fréquent aux cabinets de conseil privés pour échafauder les projets gouvernementaux, l’usage quasi systématique de la procédure accélérée au Parlement et des réformes qui, au nom des « lenteurs » et des « immobilismes » de l’État, multiplient les procédures dérogatoires ou accélérées. Une voie qui fait porte-voix quand elle est répercutée à longueur de colonnes dans des journaux comme Le Figaro ou Les Échos.

Le pilotage gouvernemental de la crise du Covid -19 s’inscrit, au risque du tête-à-queue, dans ce sillage, qui voit toutes les agences et comités précisément créés au nom de l’efficacité de l’action publique aujourd’hui court-circuités par de nouvelles structures au service d’un gouvernement de crise : le conseil scientifique, créé le 11 mars 2020, le comité analyse, recherche et expertise (CARE), formé le 24 mars 2020, ou encore le conseil vaccinal des 35 citoyens tirés au sort, et le conseil de défense, désormais érigé en conseil des ministres bis. D’où, aussi, le déploiement des cabinets de conseil tout au long de la chaîne de la décision publique – depuis la cellule interministérielle de tests à la task force sur les vaccins et autres « unités Covid-19 » dont se sont dotés les ministères –, s’insérant ainsi au plus près de ce qui est traditionnellement compris comme le cœur de l’action de l’État et du travail gouvernemental : le pilotage stratégique, le benchmark (« comparaison ») international, la construction des systèmes d’information, la capacité logistique, le suivi de la qualité et de la rapidité d’exécution, etc.

Cette stratégie du court-circuit a cependant un coût, des biais et des effets pervers. D’abord, parce qu’au nom de la construction d’une capacité à gouverner à distance, c’est une nouvelle strate d’opérateurs publics et privés qui vient s’intercaler entre les ministères et les professionnels des services publics – générant chevauchements de compétence et incertitudes quant aux rôles et responsabilités de chacun dont les commissions d’enquête des deux assemblées ont pointé les effets déstabilisants tout au long de la chaîne de la décision publique. Elle contribue ensuite – et ce n’est pas le moindre des paradoxes – à faire advenir ce qu’elle critique, à savoir l’incapacité des structures et des agents de l’État à être le lieu de construction d’une stratégie, d’une expertise et d’une efficacité logistique. Ce qui n’est du reste pas propre à la France, puisque c’est l’ensemble des États occidentaux (États-Unis et Royaume-Uni en tête) qui sont semblablement marqués par une dépendance croissante à l’égard de multinationales du conseil qui, à l’image de McKinsey, ont acquis une expertise internationale et intersectorielle de la gestion de la crise du Covid -19 et se sont imposées dans un rôle de conseil aux dirigeants politiques qu’aurait pu jouer, en d’autres temps, une organisation publique internationale telle que l’Organisation mondiale de la santé.

Enfin, le face-à-face qui se construit avec les cabinets de conseil double la clôture des cercles dirigeants et leur coupure à l’égard des acteurs de terrain (personnels soignants, maires, enseignants, etc.). Ce n’est pas seulement que les dirigeants des cabinets de conseil sont eux-mêmes souvent issus des mêmes grands corps ou cabinets ministériels, mais c’est surtout qu’ils sont obnubilés par la vision technocratique et centralisée construite sur la valorisation de la tâche noble d’un « pilotage stratégique », à distance et vertical. Aux dépens de la concertation avec les usagers (réduits à la figure managériale de l’« acceptabilité sociale » comme on peut encore le voir avec aujourd’hui avec la gestion de la décision ou de la non-décision d’un possible troisième confinement), les professionnels des services publics et les élus locaux, dont on a pu voir le désarroi et le sentiment d’inutilité à chacune des différentes phases-clés de la gestion de crise (Antoine Vauchez, ibid.).

– La bataille des agences est aussi un signe de ce mille-feuille technocratique qui a fait polémique autour de la deuxième dose de vaccin : la Haute autorité de la santé (HAS), dans son avis du 23 janvier, dans le prolongement des avis de Santé publique France (SPF), préconise « le report de la deuxième dose à six semaines, pour les deux vaccins à ARN, afin d’accélérer l’administration de la première dose aux personnes les plus vulnérables, dans l’ordre de priorité préalablement établi par la HAS ». En effet, dans un contexte où le nombre de doses est limité, l’option de retarder de vingt et un à quarante-deux jours pourrait permettre en France, selon la HAS, la vaccination de 700 000 personnes supplémentaires de plus de 75 ans en un mois, au rythme de 100 000 doses/jour. Mais malgré ces avis, malgré le choix de nos voisins, le ministre de la Santé a annoncé, lors d’une conférence de presse le 26 janvier, la décision de ne pas suivre les recommandations de ces agences. Les positions du comité vaccin et du conseil scientifique semblent avoir pesé en ce sens. Alors que les arguments de la HAS en faveur de l’allongement du délai entre les doses sont exposés dans un avis public, les arguments contre cet allongement ne sont, eux, pas exposés. « Je fais le choix de la sécurité », a indiqué Olivier Véran. Est-ce à dire que nos trois agences sanitaires nationales sont exagérément portées à la témérité ? Les pouvoirs publics ont sans cesse appelé à la transparence, tout en donnant à chaque occasion les preuves de l’opacité croissante des processus de décision (cf. François Bourdillon ancien directeur général de SPF, in Le Monde, le 1er février).

– Dans le relevé précédent, nous avons parlé du rôle des 4 cabinets privés américains dans la logistique de gestion de crise et particulièrement de Mc Kinsey (« la firme ») et le Mag du journal Le Monde du 6 février présente une étude sur le sujet. Mais on retrouve les mêmes pratiques avec les partenariats entre Bpifrance et Amazon. Le thème de la souveraineté est au cœur des liens entre la structure publique et l’américain. Pour la sénatrice UDI de l’Orne Nathalie Goulet, « l’État est un peu schizophrène ; d’un côté, il aide massivement les entreprises françaises à surmonter la crise liée au Covid19 et de l’autre, il fait appel à Amazon pour stocker des données sensibles de sociétés et pour les former à la numérisation » (Le Monde, le 8 février). Le message envoyé par Bpifrance est doublement problématique : il sous-entend que la solution et la compétence numérique seraient celles d’Amazon, et que la numérisation des commerces et des TPE-PME passerait par les marketplaces américaines », avait déjà dénoncé, dans une tribune au Journal du dimanche, parue fin 2020, Pierre Bonis, le directeur général de l’association des noms de domaines Internet français Afnic (ibid.)

Interlude

– Just a joke : les choix de Trump enfin reconnus (sans trop de bruit toutefois) à leur juste valeur ! L’Allemagne va devenir le premier pays européen à utiliser le traitement expérimental à base d’anticorps monoclonaux administré début octobre à Donald Trump, a annoncé dimanche le ministre de la Santé, Jens Spahn. Le gouvernement a acheté 200 000 doses pour 400 millions d’euros de ce sérum, qui fonctionne comme une « vaccination passive », sans solliciter le système immunitaire, et bloque la pointe du virus lui permettant de s’attacher aux cellules humaines. Cela pourrait aider des malades à haut risque à éviter une évolution plus grave (Les Échos, le 25 janvier).

– Du Figaro (28 janvier), ce constat : « Les Français approuvent l’idée d’un troisième confinement, mais pas les restrictions qui vont avec. » Des deux nouvelles laquelle est fake ?

– Olivier Véran, le ministre de la Santé, déclare, à propos de l’éventualité d’un nouveau confinement (le Journal du dimanche 31 janvier) : « Le danger auquel nous faisons face est possible, voire probable ». C’est connu que gouverner c’est prévoir !

Les États-Unis et « L’argent hélicoptère »

2000 $ par américain en 2021 : avec Biden la manne dépasse largement les 600 $ sous Trump (Ioanna Marinescu, enseignante d’économie à l’université de Pennsylvanie, Libération le 26 janvier). Le choix d’urgence de la nouvelle administration a donc revêtu l’aspect d’une forme particulière d’argent « hélicoptère » pour… les 90 % des moins riches. [On a là une réponse du pouvoir aussi inconséquente que la position qui, au début des années 2000, énonçait que s’attaquer aux 10 % des plus riches constituait la voie de sortie du capitalisme. Dans les deux cas, nous sommes dans un anticapitalisme de pacotille ; mais si certains peuvent croire que s’attaquer aux 10 % les plus riches peut changer quelque chose qui croira qu’il y a 90 % de pauvres ? Biden a semble-t-il le sens de l’ouverture au risque de nous donner une nouvelle version inversée de la « Grande Société » de Johnson, tout le monde classes moyennes du haut devenant classes moyennes du bas. Eh bien non, il y a bien une accentuation des inégalités de salaires. Aujourd’hui les bas salaires sont considérés par le patronat ou l’administration comme tellement élevés en regard de leur productivité qu’ils sont perçus comme des coûts insurmontables économiquement au moins dans les pays où les charges sociales sont élevées, particulièrement pour les PME qui sont pourtant les premières pourvoyeuses d’emplois. Mais même dans ceux où ce n’est pas le cas comme aux États-Unis, la tendance n’est pas à cette augmentation, mais à la lutte contre le chômage par le développement des petits boulots. Si bien qu’on assiste à des transferts d’entreprises vers les États où les salaires sont les plus faibles parce que sans tradition industrielle ni syndicale. D’où une distorsion entre salaires suivant les régions qui vient se rajouter aux autres inégalités, une croissance générale de celles-ci et plusieurs niveaux de marché du travail suivant la plus ou moins grande régulation en place, NDLR].

 Biden et ses conseillers en sont quand même conscients puisque leur second projet vise à porter le salaire minimum fédéral à 15 euros (équivalent $) car à l’heure actuelle, il est tombé à un niveau si bas : 7,25, qu’il ne concerne plus réellement que 2 M de salariés alors que possiblement il pourrait concerner 20 M de personnes avec le nouveau taux horaire (en référence, il faut savoir que le salaire minimum moyen actuel est à 11,80). Il a pour ambition de protéger les nouveaux salariés des nouvelles régions sans tradition ouvrière ni syndicale, aujourd’hui grosses pourvoyeuses de « travailleurs pauvres »7 (Les Échos, le 26 janvier). Pour, l’économiste Larry Summers, ancien de l’administration Obama il a l’espoir d’une présentation, ces prochaines semaines, d’un grand plan d’investissement dans les infrastructures par la Maison-Blanche. « Je pourrais soutenir un montant plus élevé pour une relance. Mais une partie substantielle du programme devrait être consacrée à la promotion d’une croissance économique durable et inclusive pour la décennie et au-delà, et non simplement au soutien des revenus cette année et la prochaine » (Les Échos, le 9 février)

La dette encore

– Si la dette ne doit pas être remboursée à court terme et qu’actuellement les pays riches s’endettent à des taux qui n’alourdiront pas notre la d’intérêt, pourquoi se battre pour obtenir de la BCE qu’elle tire un trait sur les titres d’État qu’elle détient ? (cf. Anton Brender, in Les Échos, le 4 février et une tribune publiée dans Le Monde, le vendredi 5 février, par 150 économistes qui prône une solution radicale : l’annulation de 2 500 milliards d’euros de créances.). Pour lui, il vaudrait mieux profiter de la situation (la crise sanitaire qui a activé la « clause de sauvegarde ») pour ne plus retourner aux accords de Maastricht quant aux limites de politique budgétaire et d’endettement public qui sont des perspectives du passé et dépassées. Bien sûr cette position d’économiste ne peut être défendue par Christine Lagarde, la présidente de la Banque centrale européenne (BCE) pour qui l’annulation de la dette Covid -19 est « inenvisageable » et serait « une violation du traité européen qui interdit strictement le financement monétaire des États », a-t-elle souligné, dans le Journal du dimanche du 7 février où elle rappelle les principes du traité de Lisbonne sur l’indépendance de la BCE vis-à-vis des États membres. « Cette règle constitue l’un des piliers fondamentaux de l’euro, a expliqué Christine Lagarde dans l’hebdomadaire français. « Si l’énergie dépensée à réclamer une annulation de la dette par la BCE était consacrée à un débat sur l’utilisation de cette dette, ce serait beaucoup plus utile ! À quoi sera affectée la dépense publique ? Sur quels secteurs d’avenir investir ? Voilà le sujet essentiel aujourd’hui. » Une position reprise à son compte telle quelle par J. Quatremer le correspondant de Libération à Bruxelles, le 8 février où il parle de « débat lunaire » à propos de celui autour de la dette. Mais pour les économistes de la tribune du 5 février, « L’Europe ne peut plus se permettre d’être systématiquement bloquée par ses propres règles ».

– « Lunaire » ou pas le débat bat son plein y compris parmi les responsables ou ex-responsables des grands organismes internationaux. Ainsi, pour Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du FMI : « S’engager à arrêter inconditionnellement les déficits en 2022 serait une erreur. Le danger c’est que l’on refasse ce qu’on a fait en 2010-2011, à savoir essayer de réduire tout de suite la dette. Mais la plupart des gouvernements ont appris leur leçon, le ratio de dette publique rapporté au PIB n’a en tout cas aucun sens. Je le pensais déjà avant la crise, et le critère européen du seuil d’endettement de 60 % du PIB est parfaitement inopérant. Avoir une dette à 60 % avec un taux d’intérêt à 10 % est une politique dangereuse, avoir la même dette avec un taux de 0 % ne pose aucun problème. Ce qui compte c’est la charge d’intérêts, donc le produit du niveau de dette et des taux d’intérêt. Dans la situation actuelle, la dette a augmenté, mais les charges d’intérêts ont baissé. L’endettement est donc parfaitement soutenable. Historiquement, la diminution du poids de la dette publique est venue plus de l’inflation que de la croissance réelle. Mais il n’y a pas besoin de hausses d’impôts à partir du moment où le taux d’intérêt sur la dette reste inférieur au taux de croissance de l’économie. Le poids de la dette diminuera lentement certes, mais il baissera (Les Échos, le 27 janvier).

Pour entrer dans le mécanisme plus technique de la dette de l’État, il faut savoir que celui-ci pratique deux types d’emprunts : des emprunts à long terme sur une période de deux à cinquante ans : les obligations assimilables au Trésor (OAT)8. Et pour boucher les trous imprévus, ou encore faire face aux urgences, il est fait appel aux bons du Trésor à taux fixe (BTF). Des financements à court terme qui doivent être remboursés en un an maximum. Ce sont justement ces emprunts à court terme qui ont explosé depuis le début de la crise sanitaire9. Ils ont été multipliés par cinq. Pour le moment à l’agence France Trésor qui gère tout cela la solution privilégiée est celle du « cantonnement »  de la dette qui aboutit à isoler la dette spécifique due à ce choc « extérieur » conjoncturel, de la dette structurelle et donc de différencier aussi les modes de remboursement.

Pour les « économistes atterrés » la dette publique est soutenable contrairement aux arguments gouvernementaux ou du directeur de la Banque de France qui disent que c’est engager les générations futures et qu’il faut donc faire des réformes d’austérité et reprendre la réforme des retraites (cf. les déclarations récentes de Le Maire). En effet, pour l’économiste atterré Eric Berr, enseignant à l’université de Bordeaux(Libération le 1erfévrier) : « l’État français, hors périodes de récession sévère, enregistre un excédent budgétaire si l’on enlève les dépenses d’investissement. L’État s’endette donc pour investir, pour préparer l’avenir, pas pour faire n’importe quoi ! » De plus les taux zéro actuels permettent de cibler ces investissements d’abord dans les secteurs dont les manques ont été rendus visibles par la crise sanitaire (hôpitaux, secteur de la recherche) ensuite pour des politiques de transition énergétique et écologique. Berr remet en valeur les politiques de relance par la demande avec le rôle fondamental de l’investissement public et son effet « multiplicateur10 ». Mais même pour le directeur de l’observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Xavier Ragot : « Non, on ne s’endette pas auprès des générations futures », avance-t-il : « On s’endette auprès des générations actuelles, mais on rembourse aux générations futures à qui on paiera les taux d’intérêt. » Pour les générations futures, l’enjeu serait donc celui de la redistribution puisque certains recevront les intérêts de la dette et d’autres acquitteront des impôts pour les payer » (Les Échos, le 2 février).

« La vision des économistes néolibéraux est que la dette publique doit être gérée comme celle d’un ménage ou d’une entreprise. Or les deux n’ont rien à voir car l’État, lui, a une durée de vie infinie. S’il emprunte 100 euros à dix ans à 2 %, il va payer 2 euros d’intérêt tous les ans pendant dix ans. Et à la fin des dix ans, il doit rembourser 100. Mais s’il ne les a pas, il peut réemprunter 100 pour rembourser cette première somme, avec un nouveau taux d’intérêt. C’est cela, « faire rouler » sa dette. Jamais l’État ne remboursera l’intégralité de sa dette, alors qu’un ménage doit le faire. L’État doit seulement être en mesure de payer les intérêts de sa dette afin de garder la confiance de ses créanciers » Kerr, ibid.). Le problème est donc plutôt aujourd’hui, celui de la dette privée qui peut déboucher sur un multiplicateur, mais négatif cette fois.

Banque centrale et intervention macro-économique

Les banques centrales des pays de l’OCDE veulent de plus en plus sortir de leur rôle traditionnel (assurer la stabilité des prix) pour intervenir sur l’économie réelle [laissons dire ici l’économiste P. Artus, Les Échos, le 28 janvierqui pense qu’il y a une « économie irréelle, sous-entendu la finance par rapport à l’économie réelle11 », NDLR]. Il s’agit d’abord d’une influence macroéconomique : réduction du chômage et réduction de l’inflation. La Réserve fédérale américaine a clairement annoncé qu’elle voulait amener le taux de chômage à un niveau très bas pour réduire les inégalités, en particulier en réduisant le taux de chômage des minorités (noirs, hispaniques). Elle utilise pour cela ce qu’on a appelé la politique de la surchauffe : soutenir la demande alors que le taux de chômage est déjà très bas pour amener de nouvelles personnes sur le marché du travail, pour pousser les entreprises à devenir plus efficaces, puisqu’il faut qu’elles produisent davantage pour satisfaire la demande alors que le marché du travail est déjà tendu. Cette politique a clairement été mise en place, avec succès, aux États-Unis depuis 2016. Nous l’avons déjà souligné dans le relevé précédent tout ceci pose d’abord un problème institutionnel et politique dans un régime démocratique. Les choix d’investissement public, de soutien à certains secteurs d’activité ou à certains types d’investissements (comme ceux dans la transition énergétique) doivent être faits par le Parlement, pas par la banque centrale. Soit la banque centrale fait des choix qui ne sont pas validés par les Parlements, et il y a problème de démocratie, « dictature » de la banque centrale ; soit la banque centrale suit les injonctions du Parlement, et elle perd son indépendance. Il se pose ensuite la question de l’utilité de l’intervention de la banque centrale. Si des investissements publics ou privés sont rentables, efficaces, ils peuvent être sans danger financés par la dette publique, puisque la rentabilité des investissements est supérieure au coût de la dette. On ne voit pas alors pourquoi il faudrait un financement monétaire de ces investissements par la BCE, ni le maintien de taux d’intérêt anormalement bas. Le cas le plus intéressant est alors celui d’investissements générant de fortes externalités positives et dont la rentabilité économique est faible. Il s’agit par exemple d’investissements dans la transition énergétique. Il est alors légitime que la banque centrale contribue à l’intermédiation des externalités, par exemple, en refinançant à ces conditions privilégiées les créances (obligations, crédits) qui correspondent à ces investissements. Il faut ensuite regarder la question de la disponibilité de l’épargne pour financer les investissements nécessaires. Les États-Unis, par exemple, ont une insuffisance notoire d’épargne. Si la banque centrale met en place un programme d’« helicopter money » (création monétaire qui finance des dépenses des ménages ou des entreprises) pour financer des investissements supplémentaires, ce qui est parfois réclamé, il y aura hausse de l’investissement sans hausse correspondante de l’épargne. D’où déséquilibre extérieur, accumulation de dette extérieure, et risque de crise de balance des paiements, de l’endettement extérieur : la création monétaire allouée au financement d’un investissement ne résout pas le problème d’insuffisance d’épargne. [ce n’est pas le cas de pays à forte épargne comme l’Allemagne, ce qui explique d’ailleurs ses réserves sur l’intervention de la BCE en ce domaine, NDLR]

France, mondialisation et… désindustrialisation ?

– Un rapport à relativiser, car si les chiffres du commerce extérieur montrent un déficit grandissant, la France est parmi les grands pays européens celui dont les entreprises industrielles ont le niveau le plus élevé d’emplois à l’étranger rapporté aux emplois industriels domestiques », écrit le député Thierry Michels, dans un rapport sur la politique industrielle publié la semaine dernière. Les ventes des filiales étrangères des groupes industriels français pèsent deux fois plus que nos exportations industrielles, alors que ce ratio est de moins de 1 pour l’Allemagne et l’Italie.

– Dans le même ordre d’idée, en 2019, le flux des investissements directs français à l’extérieur des frontières était de 34,5 milliards d’euros, contre 30,2 milliards pour les capitaux étrangers arrivés dans notre pays, selon la Banque de France.

– Nous avons vu dans le relevé XVI que les investissements s’étaient plutôt maintenus à un niveau correct pendant la crise sanitaire (toutefois encore en cours) si on compare avec la crise financière de 2008. Il n’en est pas de même pour les investissements directs à l’étranger (IDE) qui ont chuté de plus de 40 % par rapport à 2019 (Les Échos, le 26 janvier). L’Inde (+13 %) surtout dans le numérique et la Chine (+4) restent positives.

– Quant aux mesures de protection de Carrefour par rapport à son possible acquéreur canadien Couche-tard elles ne sont pas une exception française. Ainsi, si ni le Royaume-Uni ni les Pays-Bas ne disposent à l’heure actuelle d’un tel régime de contrôle, de telles restrictions sont également présentes dans les réglementations de plusieurs grands pays européens, en Allemagne, en Italie et en Espagne où le cadre légal qui fait référence respectivement à l’approvisionnement alimentaire, la filière d’approvisionnement agroalimentaire et la sécurité alimentaire, est suffisamment large pour imposer une autorisation préalable (Les Échos, le 2 février).

Covid et pauvreté globale : un retournement historique

À l’horizon 2030, la visée, établie par l’ONU en tant que premier des objectifs du développement durable (ODD), consistait à mettre fin aux formes extrêmes de pauvreté dans le monde. L’optimisme prévalait depuis une vingtaine d’années. La pauvreté régressait (1,7 milliard d’individus en 1997, moins de 650 millions projetés en 2019). L’épidémie de coronavirus et ses conséquences économiques changent la donne. Selon les estimations de la Banque mondiale, plus de 100 millions de personnes seraient venues, en 2020, grossir les rangs de cette extrême pauvreté. Mais ce pourrait être jusqu’à un demi-milliard selon des approches alternatives de la pauvreté, mesurée en conditions de vie. Les observations sortent renforcées lorsque d’autres indicateurs, tels l’indice de développement humain (IDH), qui agrègent les trois dimensions du niveau de vie, de l’état de santé et de l’éducation sont mobilisés. Cet IDH, pour la première fois depuis son établissement en 1990, baisse significativement en 2020. Les progrès du passé récent s’effacent. La crise du Covid-19 a assurément marqué un coup d’arrêt. Selon le contenu et l’intensité de la reprise économique, il s’agira de voir si cette crise n’aura alimenté qu’un à-coup ponctuel ou si, au contraire, elle aura enclenché un revirement intégral. Quant aux prévisions d’une quasi-éradication de la pauvreté à l’horizon 2030, elles ne sont plus à l’ordre du jour (Les Échos, le 9 février).

  1.  – Alors qu’aujourd’hui, les start-ups sont créées dans la proximité des centres universitaires de recherche fondamentale. []
  2.  – Sanofi garantit un niveau moyen de versement de dividende stable sur plusieurs années indépendamment de l’exercice en cours [Cette décision prise ex ante est aujourd’hui assez courante pour les grandes firmes et on peut dire qu’elle intègre la stratégie plus générale de ces firmes dominantes qui tendent aussi à calculer ex ante leur niveau de profit. D’autre part, nous l’avons déjà mentionné dans un autre relevé, il ne faut pas confondre cause et effet : la forte rémunération en dividendes en France n’est pas le fruit du triomphe de la « finance », mais au contraire un signe de sous-capitalisation des entreprises françaises que, du point de vue de la logique capitaliste il faut compenser. Une sous-capitalisation due à de nombreuses caractéristiques du capitalisme à la française : absence ou presque de retraite par capitalisation, mauvaise allocation de la petite épargne à travers le système de l’assurance-vie, frilosité longtemps entretenue des entreprises familiales vis-à-vis d’introduction en Bourse conduisant à terme à une perte de contrôle, etc. NDLR].  []
  3.  – Pourtant la France a peu recours aux médicaments génériques puisqu’ils ne représentent en volume que 30 % du marché en France, tandis qu’ils représentent 81 % du marché allemand et 85 % du marché britannique. []
  4.  – Or la production française de médicaments correspond pour 80 % à des produits à base chimique et à moins haute valeur ajoutée qu’il est aisé d’externaliser (Frédéric Bizard, enseignant d’économie à l’ESCP, Le Monde, le 8 février). []
  5.  – Cf. Les notes du conseil d’analyse économique, no 62, janvier 2021 : Margaret Kylea et Anne Perrot « Innovation pharmaceutique : comment combler le retard français ? ». Ce retard est ancien car la tradition française est d’exceller dans la recherche pure, mais d’être restée longtemps sans contact avec l’industrie, au moins jusqu’en 1945 et le développement du secteur énergie atomique. Pour de plus amples développements sur ces points on peut se reporter à l’enquête sur la technopole de Grenoble in L’université désintégrée ; la recherche au service du complexe militaro-industriel du groupe Grothendick, Le Monde à l’envers, 2021. []
  6.  – Antoine Vauchez est directeur de recherche CNRS au Centre européen de sociologie et de science politique (université Paris-I-Sorbonne-EHESS). Il a notamment écrit, avec Pierre France, « Sphère publique, intérêts privés. Enquête sur un grand brouillage » (Presses de Sciences Po, 2017). []
  7.  – En 2021, plus de 20 États auront augmenté leur salaire minimum. Dernière à rejoindre le mouvement, la Floride a décidé par référendum en novembre 2020 de passer de 8,56 à 15 dollars d’ici à 2026. Les écarts territoriaux restent considérables : la rémunération minimale locale est au plus haut dans les riches régions démocrates San Francisco, 16,07 dollars, Seattle et New York (15 dollars), Californie (13 dollars) et au plus bas dans le Wyoming ou en Géorgie (5,15 dollars). Entre salaire minimal fédéral et local, c’est le plus élevé qui s’applique. Ainsi, une grande partie du chemin vers les 15 dollars a été de facto accomplie : au total, le salaire minimal « moyen » aux États-Unis était en 2019 de 11,80 dollars, selon l’économiste Ernie Tedeschi. Les entreprises ont bougé elles aussi : Amazon a augmenté sa rémunération à 15 dollars sous la pression politique et devant le manque de main-d’œuvre. La hausse toucherait 28 % des salariés d’Alabama, de Louisiane et d’Arkansas, 26 % en Floride ou dans le Montana, mais personne en Californie et 1,4 % seulement dans l’État de New York. Elle bénéficierait à 25 % des Noirs, 20 % des Hispaniques et 13 % des Blancs. Dans la restauration et l’hôtellerie, 40 % et 33 % des salariés en profiteraient, contre 3,7 % des employés du public et 10 % des salariés souvent syndiqués de l’industrie et de la construction. En termes réels, le salaire minimal fédéral n’a cessé de reculer : il fut d’abord laminé par l’inflation auquel s’ajouta la désyndicalisation des années 1980 qui réduisait le pouvoir de négociation des salariés. Ensuite, pour ne pas augmenter le coût du travail et lutter contre le chômage, les pouvoirs publics ont préféré instaurer des aides fiscales pour lutter contre la pauvreté. Tout cela dans le cadre de la remise en cause des politiques keynésiennes au profit des thèses monétaristes et libérales. []
  8.  – France Trésor, chargée de placer la dette de l’État sur les marchés, a levé la semaine dernière 7 milliards d’euros (record battu) pour une nouvelle obligation à 50 ans. []
  9.  – Et c’est là que se trouve le risque. En effet en période de taux bas il y a tout intérêt à emprunter sur le long terme s’il y a des acquéreurs ce qui semble le cas (on dira alors que la maturité de la dette est longue, car cela correspond à un allongement de la dette) or le Trésor public n’a pour le moment proposé cette opportunité qu’aux investisseurs institutionnels (grandes banques et assurances nationales). []
  10.  – Théorisé par Keynes et appliqué pour sortir de la crise des années 1930. Pour le résumer, c’est l’idée qu’une variation d’une grandeur macro-économique (ici l’investissement public qui se substitue au manque d’investissement privé vu les anticipations plutôt négatives de celui-ci en période de crise comme à l’époque ou de forte incertitude comme aujourd’hui) produit une variation amplifiée d’une autre grandeur macro-économique (par exemple de revenu). Dans l’exemple le plus couramment utilisé, le multiplicateur est fonction de la propension à consommer des agents économiques et sa mise en action produit des ondes successives de dépenses. Par exemple si la propension à consommer est de 0,8 (0,2 étant la propension à épargner, le revenu étant = à 1), le multiplicateur, en bout de course sera de 5 suivant une progression géométrique de 0,8. Dans la première étape investir 100 produit une consommation de 80 (100 x 0,8) qui pour d’autres agents sera un revenu ensuite dépensé pour 64 (80 x 0,8), ces 64 devenant un revenu dépensé pour 51,2 (64 x 0,8) etc. au fil des étapes jusqu’à ce que ce revenu supplémentaire devienne négligeable. La formule qui donne le multiplicateur est a (le premier terme de la progression, ici 100)  / par 1-0,8 soit 100 / 20, donc un coefficient multiplicateur de 5. []
  11.  – Le vocabulaire des économistes classiques et de Marx avait au moins l’avantage d’être matérialiste en parlant d’activité productive et d’activité improductive, même si cela ne nous sert pas à grand pour comprendre la révolution du capital aujourd’hui, [NDLR]. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XVI)

L’État et ses réseaux

– La direction générale de la santé (DGS) a indiqué au Monde, mercredi 6 janvier, que L’État a fait appel à plusieurs sociétés privées (les cabinets de conseil Accenture et McKinsey, et les sociétés Citwell et JLL), pour l’épauler dans la mise en œuvre logistique de sa stratégie vaccinale. Pour Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS, « cela prouve qu’au sommet de l’État, plus personne n’est capable de mettre en place un plan opérationnel ». Il fait appel désormais à des fournisseurs privés de stratégies clé en main alors même qu’il ne manque pas en interne d’experts, d’inspections, de cabinets et d’autorités en tout genre (Le Monde, le 8 janvier 2021). Rouban y voit une privatisation des politiques publiques alors que nous replaçons cela dans le cadre des formes réseau de l’État1. À cela s’ajoute, dans le domaine de la santé, un éclatement des entités. Dans les années 2010, on a importé les agences, une formule très à la mode dans les pays anglo-saxons, en créant des établissements publics (ARS, Santé publique France…) qui ont chacun leur direction et leur état-major protégeant leur pré-carré. Cela a engendré un éclatement des donneurs d’ordre, un enchevêtrement des compétences et une concurrence entre ces entités. Sans oublier une mauvaise coordination. Le chercheur du CNRS en déduit qu’il n’y a plus aucune ligne directrice ou doctrine de l’État. Pour le chercheur, c’est la constitution d’une économie de l’expertise gestionnaire associant le secteur public et le secteur privé et donc d’un marché professionnel nourrissant le pantouflage ou des espoirs de pantouflage ; il ne voit pas que dans le développement de ces formes réseau c’est la distinction même entre privé et public qui s’estompe.

– Dans le même ordre d’idées, selon D. Béhar de Terra nova (Libération, le 22 janvier 2021), l’État est devenu incapable de premièrement cadrer et deuxièmement coordonner l’action territoriale. La « reterritorialisation » idéologiquement plaquée comme conséquence d’une décentralisation conçue comme moins bureaucratique a conduit en fait à une spécialisation techniciste des compétences, une surenchère des collectivités locales par la multiplication des programmes catégoriels (l’exemple de « l’action cœur de ville »), alors que la crise sanitaire a au contraire démontré le lien entre les secteurs (santé, continuité du service public, transports et approvisionnement alimentaire). Cette « reterritorialisation » à qui l’État veut faire jouer le rôle de valeur refuge relève en fait d’une conception centralisatrice qui considère les espaces non métropolitains encore comme des campagnes d’il y a un siècle [alors que cela fait 50 ans qu’un sociologue des rapports ville/campagne comme H. Lefebvre a théorisé le concept de « rurbain ». NDLR]. Quoi d’étonnant alors à ce que le gouvernement s’étonne qu’un département « rural » comme la Haute-Loire soit l’un des plus touchés par la seconde vague de la pandémie, dans la mesure où il néglige son ancrage au sein de l’intense tissu d’échanges stéphano-lyonnais. 


Taux d’intérêt, dette, banques  

Il est faux de prétendre que les actuels taux d’intérêt quasi nuls et même négatifs sont sans aucun précédent dans l’histoire financière. Dans les années 1930 aux États-Unis, les obligations du Trésor étaient tombées après la crise de 1929 à un « taux plancher zéro ». Dans la Confédération helvétique, en 1979, la Banque Nationale avait enrayé ainsi l’appréciation du franc suisse. On peut, plus près de nous, citer l’État français qui en 2012 a placé près de 6 milliards d’obligations à trois mois à – 0,0005 % et à six mois à – 0,006 % (J.-M. Servet : « Taux d’intérêt bas et négatifs, nouveau paradigme de la finance ? », in The conversation, le 17 novembre 2020). Par ailleurs, pendant les Trente glorieuses les taux d’intérêts réels étaient eux aussi proches de zéro une fois soustrait du taux d’intérêt nominal le taux d’inflation. Mais, à  l’inverse la dette publique américaine en 1946 (108 % du PIB) est descendue à 57 % en 1957 grâce à une inflation dont la possibilité est aujourd’hui exclue par la « Théorie monétaire moderne2 » (Les Échos, le 7 janvier 2021). 

Ce qui change aujourd’hui c’est à la fois l’aspect massif, général et continu depuis 2008 de ce phénomène initié par les grandes banques centrales « indépendantes ». De ce fait, elles ont enclenché, non pas un « retour à une inflation modérée » comme elles l’espéraient, mais une spirale baissière des taux d’intérêt à effets déflationnistes3. Néanmoins, du point de vue strictement financier, même les États paraissant les plus sûrs en profitent parce qu’ils ont eux-mêmes emprunté à taux négatifs pour refinancer leur dette ; et les banques centrales aussi comme par exemple, la Banque centrale européenne qui prélève l’équivalent de 10 % des profits des banques commerciales par les taux négatifs qu’elle leur impose sur leurs réserves obligatoires et additionnelles (cf. les accords de Bâle III qui visaient à rendre les banques plus sûres suite à la crise financière de 2008 afin d’éviter les situations de Too big to fall). Toutefois, cela paraît a priori impossible de façon permanente, sauf à imaginer que cette activité soit devenue une sorte de produit d’appel, les profits étant réalisés grâce à d’autres services. Toutefois, les banques ont des revenus procurés par des services diversifiés et par leurs facturations. Ainsi, selon le cabinet Sémaphore Conseil, les frais de tenue de compte ont augmenté de 1 000 % en dix ans en France. Il existe aussi des frais de dossiers pour les prêts4. Contrairement à une croyance commune, de tels taux ne rendent pas les banques automatiquement déficitaires (même s’ils diminuent leur rentabilité) car un prêt bancaire, pour l’essentiel, ne se fait plus par transformation en prêt d’une épargne préalable, mais par création nette de monnaie dont elles ont le monopole via le crédit.

– Néanmoins, ces taux bas ne sont globalement pas favorables à l’investissement et depuis plusieurs années déjà l’investissement productif recule dans le secteur industriel. Au premier regard c’est étonnant, car pourquoi ne pas emprunter puisque l’on peut emprunter de l’argent pour rien ? D’abord, parce que les responsables de projets d’investissement sont découragés d’investir dans un environnement de taux zéro synonyme de faible anticipation de croissance ; ils ont alors tendance à se porter sur des actifs rémunérateurs et spéculatifs. De plus, en raison des taux zéro, l’épargne des ménages en Europe s’est déplacée vers des actifs liquides et non risqués, essentiellement les comptes en banque. C’est logique dès lors que les placements ne rapportent plus la moindre rémunération, pour cause de taux nuls. C’est ce que Keynes appelait la « trappe à liquidités ». Le risque de l’investisseur n’est plus rémunéré. Dès lors, les investisseurs se détournent des projets risqués à long terme (Les Échos, le 22 janvier 2021). Mais ces éléments théoriques sont à relativiser comme le montre l’article du journal Les Échos, le 4 janvier 2021. Confronté à l’arrêt soudain et violent de l’activité, ce poste de dépenses a reculé en 2020. Il n’a toutefois fait qu’accompagner la contraction du PIB sans l’amplifier, à l’inverse de ce qui s’est produit lors des précédentes récessions. L’Insee attend désormais un recul de 9 % de l’investissement productif en 2020, un rythme identique à celui du PIB. Lors des récessions de 2009, 1993 et 1975, sa contraction avait alors été en moyenne de 8,8 % déjà, mais pour des épisodes de recul du PIB « limité » à 1,5 %. Sur le champ de l’industrie manufacturière, la comparaison avec 2009 est plus frappante encore. Les industriels évoquaient en octobre dernier une baisse de 14 % de leurs dépenses d’investissement en valeur pour 2020, alors qu’ils attendaient en recul de la demande et à une incertitude pesante. Mais c’est bien la « faiblesse » de cet ajustement au regard de la chute du PIB qui interpelle. Plusieurs explications peuvent être avancées : les entreprises sont globalement entrées en relative bonne santé financière dans cette crise. Le canal du crédit leur a été maintenu ouvert et même élargi en 2020, contrairement à 2008-2009. La récession est moins industrielle qu’elle ne frappe plus violemment encore les activités de services ; elle touche ainsi moins les secteurs les plus intensifs en capital.

– – Dans une interview Laurence Boone5, cheffe économiste de l’OCDE au Financial Times (4 janvier 2021), défend une nouvelle approche des dettes publiques et des politiques des banques centrales. Cela marque apparemment une petite rupture avec la position pro-austérité de l’OCDE à l’époque de la crise de 2008. Boone met l’accent sur le risque d’explosion sociale en cas de réédition de ces mêmes politiques et souligne le caractère non démocratique des banques centrales, d’où sa proposition d’une politique budgétaire (puisqu’elle est appliquée par un gouvernement élu) qui aurait l’assentiment de la population et qui devrait prendre le relais de la politique monétaire qui relève des banques centrales. Elle rappelle que la politique monétaire a maintenant un effet redistributif, ce qui ne fait théoriquement pas partie de son rôle, alors que cela fait bien partie du rôle de la politique budgétaire.  Sinon, Boone cherche à orienter les politiques économiques vers la notion de soutenabilité à long terme de la dette, qui d’après elle doit tenir compte non seulement de la pérennisation vraisemblable des taux bas, mais aussi de la volonté assurée des investisseurs d’acheter les emprunts d’État [traduction et synthèse par nos soins, Larry C].


Investissement et concentrations

– Malgré le choc du Covid, les fusions-acquisitions mondiales ont bouclé une année solide. Plus de 3.600 milliards de dollars de transactions ont été annoncés en 2020, selon Refinitiv. C’est plus que les sept années qui ont suivi la dernière crise financière, le recul se limitant à 5 % sur un an. Pour pallier une croissance organique affaiblie [ce que nous définissons comme une « reproduction rétrécie », NDLR], les entreprises devront en effet trouver des relais de développement par acquisition. Si on prend l’exemple de la fusion en cours entre PSA et FCA, il est à remarque que c’est une fusion/acquisition entre deux groupes automobiles qui ont fait le moins d’effort en recherche et développement (Fiat offrant l’exemple d’un sous-investissement chronique) ces dernières années, PSA étant surtout redevenu « performant » en baissant ses coûts.  « La fusion permet de créer un effet de taille qui diluera de manière très conséquente nos efforts en matière d’investissement, de recherche et de développement [R&D] » (Le Monde, le 6 janvier 2021), a résumé M. Tavares, le PDG du futur groupe Stellantis qui a le mérite d’être clair. Par delà l’angoisse des salariés français et italiens sur le rééquilibrage possible des productions entre des usines Fiat tournant à 60 % de leur capacité et des usines PSA à bloc, le centre de gravité du groupe va se déplacer vers l’Italie et vers les États-­Unis, le siège se trouvant à Amsterdam (Pays-­Bas). Un exemple d’internationalisation où il y aura sans doute quelques difficultés à composer une image de marque sur une marque aux 14 marques ! On peut rester sceptique devant ce type traditionnel d’alliance alors que de nouvelles semblent plus dynamiques comme le projet qui associerait Apple et Hyundai motor sur la voiture autonome, la première ayant semble-t-il renoncé à son projet initial d’un développement propre qui l’aurait entraîné dans d’énormes investissements en capital fixe dont elle peut profiter directement auprès du constructeur coréen (Les Échos, le 11 janvier 2021). Un exemple indiscutable de synergie.   

– Dans un actionnariat de plus en plus intermédié à travers les gestionnaires de fortune, les fonds d’investissement, les investisseurs institutionnels, les fonds de pension, les normes de rentabilité minimales imposées aux entreprises sont beaucoup trop élevées : 10 à 15 % de rendement du capital sont le plus souvent exigés qui sont en moyenne effectivement atteints. Une norme aussi ambitieuse est contraire au bon sens macroéconomique qui détermine un niveau correct autour de 5 %. Comment expliquer ce maintien d’un taux de rendement élevé avec des taux d’intérêt voisins de zéro et un excédent d’épargne privée ? La doctrine voudrait que le marché s’équilibre par une augmentation de l’investissement et une diminution du taux de rendement du capital, qui devrait revenir, dans les conditions actuelles, aux alentours de 7 %. Comme les chiffres imposés sont impossibles à atteindre de manière étendue par les seuls progrès de productivité et d’innovation des entreprises, qui demeurent globalement faibles (autre contradiction), celles-ci tentent d’y parvenir par des moyens détournés : les entreprises américaines rachètent massivement leurs actions, les opérations de fusions-acquisitions, qui ne sont qu’une forme plus sophistiquée du même rachat d’actions, se multiplient et la main-d’œuvre devient une variable d’ajustement. On licencie non pas parce que l’entreprise est en difficulté, mais pour lui permettre d’atteindre une norme de rentabilité imposée par la Bourse. Les P-DG de Danone et Véolia-Engie justifient leurs politiques de licenciements pour le premier et de fusion/acquisitions (sur Suez) pour les seconds par le fait qu’il faut se prévenir de la concurrence éventuellement hostile (Nestlé pour le premier) de façon à éviter les OPA hostiles et pour cela avoir une bonne rentabilité. Pour J. Peyrelevade dans Les Échos, le 13 janvier 2021, il serait plus efficace d’adopter la même réglementation que les pays du Nord de l’Europe, à savoir l’interdiction des OPA hostiles et ce, d’autant plus que la relative faible capitalisation des grandes entreprises françaises les rend particulièrement vulnérables comme le montre encore le projet du québécois « Couche-tard » de se « rapprocher de Carrefour, deux fois moins valorisé, mais à la surface de vente nettement supérieure. L’offre (20 euros l’action soit 30 % au-dessus de sa cotation) a de quoi séduire les actionnaires de Carrefour. Mais, dans la soirée, Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie, invité sur France 5 et qui s’était entretenu avec tous les responsables du dossier, a déclaré qu’il n’était « a priori pas favorable à l’opération » car « la sécurité alimentaire des Français est en jeu ». L’État qui dispose d’un droit de veto sur les investissements étrangers dans des secteurs dits stratégiques envisage plus que sérieusement d’user de ce droit pour empêcher en pleine crise économique le rachat du premier employeur privé (105 000 collaborateurs) par un groupe étranger6. La crise sanitaire n’a pas vraiment affaibli le secteur, mais la concurrence d’un côté des spécialistes de l’e-commerce tels Amazon et autres Alibaba, et de l’autre des discounters comme E. Leclerc est de plus en plus menaçante7. « La crise est venue conforter nos choix stratégiques sur la transition alimentaire, l’achat local, le lien entre alimentation, santé et environnement, les prix bas, l’e-commerce. Toutes ces grandes tendances sur lesquelles on a bâti notre plan stratégique en janvier 2018 ont été accélérées », déclarait Alexandre Bompard, le PDG-Carrefour, fin décembre aux Échos Week-End. Il n’en demeure pas moins que l’enseigne est passée du deuxième rang mondial en 1999 derrière Waltmart au septième aujourd’hui avec une cotation diminuée de moitié. L’expansion internationale des années 2000 a en fait siphonné les résultats du groupe et les capitaux ont manqué pour rénover les hypermarchés dont la forme est devenue inadéquate aux nouvelles formes de consommation (Les Échos, le 14 janvier 2021). À l’inverse, cette opération avortée a réveillé le cours de Bourse du français, mis en lumière son redressement et peut déboucher sur des partenariats avec le canadien, plus faciles à mettre en œuvre, et c’est d’ailleurs ce qui est en train de se réaliser. Par ailleurs, cela envoie aussi un message direct à Amazon, après des années de rumeurs : la distribution française n’est plus à vendre. Ce qui ne veut pas dire que la concurrence interne ne va pas s’exacerber. En effet, le flot des consommateurs français se divise en deux fleuves : le premier, celui des citadins aisés, coule vers le bio et la qualité ; le second, celui des plus modestes, penche vers le discount. En tant que distributeur généraliste, Carrefour, comme Auchan, peinent à servir les deux populations. Ses coûts d’exploitation sont 3 % supérieurs à ceux des Leclerc (Les Échos le 22 janvier 2021). Pour certains, la surface financière apportée par le canadien aurait hâté cette concentration jugée nécessaire pour faire face aux échéances de demain qui sont celles de la concurrence ou de l’autonomie par rapport à l’e-commerce alimentaire en développement.

Cette situation n’est pas valable que pour Carrefour, en témoigne Renault dont l’internationalisation tous azimuts, chère à Carlos Ghosn, n’a pas vraiment porté ses fruits. « Le groupe n’a pas réussi à diversifier ses profits hors d’Europe », a ainsi constaté le nouveau directeur général. Le Vieux Continent, qui concentre 50 % des volumes, génère 75 % des bénéfices. De nombreuses implantations à l’internationale ont entraîné une véritable hémorragie financière (Les Échos, le 15 janvier 2021).

– Les recherches de synergie n’étant souvent pas évidentes dans le processus de fusion/acquisition les risques de doublons sont très présents, pour les « cols bleus » cela risque de conduire à un tri entre établissements du nouveau groupe pour la fabrication : mais les « cols blancs » sont aussi touchés par la concentration des centres de recherche (nous en avons parlé dans d’autres relevés) et aussi du fait de l’amaigrissement des sièges sociaux, un processus qui risque de s’accélérer avec l’expérience du télétravail expérimenté et développé pendant la crise sanitaire. La banalisation des réunions Zoom ou Teams a également ouvert les yeux du management sur deux réalités. La première est que, pour être efficace, une réunion ne doit pas réunir trop de monde. Et que si les réunions peuvent être productives alors qu’on n’y convie plus jamais certains… c’est peut-être que l’on peut se passer d’eux… « C’est la fin des bullshit jobs, déclare sans ambages un patron [reprenant la formule de l’anthropologue libertaire David Graeber à son compte, NDLR]. La seconde est que les compétences dont on a besoin ne sont pas forcément au siège. Un expert sur une question précise peut être un cadre de terrain dont la compétence sera juste ponctuellement utile en central. Conclusion ? Les sièges vont se réduire inéluctablement, par la taille et le nombre de cadres qu’ils accueillent (Les Échos, le 14 janvier 2021).

– La perspective d’une ample relance budgétaire aux États-Unis a été accueillie avec enthousiasme en Bourse, soutenant les valeurs de la « vieille économie » avec l’espoir d’un nouveau grand plan de relance. La menace d’un surcroît de régulation et d’une mise en place de taxation par les démocrates a en revanche pesé sur le secteur technologique (Les Échos, le 7 janvier 2021).


Question de méthode

– Pour qualifier les effets de la crise sanitaire, l’image d’un « grand bond en arrière » est parfois utilisée. Une chute de 9 %, cela met effectivement le PIB de 2020 au niveau de celui de 2011. Voilà qui vise à rendre les choses concrètes. Pour autant, il s’agit là d’un raccourci. Passons sur le fait que la France compte aujourd’hui davantage d’habitants (environ +3 %) qu’en 2011 : en rapportant le PIB au nombre d’habitants, le tableau se noircit encore plus. Mais, surtout, en sens inverse, il est difficile de prétendre qu’une décennie de croissance aurait été effacée. Car ce que mesure le PIB, c’est l’activité économique sur une période donnée, le trimestre ou l’année. C’est donc un flux plutôt qu’un stock. En 2020, globalement sur l’année, cette activité aura effectivement été au niveau de celle de 2011, mais ce qui a été réalisé entretemps n’a pas été effacé par la pandémie : les maisons construites en 2019 par exemple ne se sont pas soudainement écroulées ! C’est d’ailleurs ce qui différencie les pandémies des guerres ou des catastrophes naturelles (du type cyclones, séismes…), qui provoquent, quant à elles, directement des dommages matériels importants à côté des pertes humaines. D’ailleurs, loin d’être effacés, ce sont sur les progrès scientifiques et techniques des dernières années que nous comptons pour sortir de la crise sanitaire et en atténuer l’impact économique. Ce sont les développements récents de la recherche médicale qui ont permis la mise au point relativement rapide de vaccins, lesquels permettront, nous l’espérons, de sauver des vies. Et c’est le développement des technologies numériques qui aide nombre de secteurs à surmonter l’épreuve (J. Poujet, direction de la conjoncture à l’INSEE, in Les Échos, le 5 janvier 2021).


En marge de la crise sanitaire : le Brexit.

Le Monde diplomatique de janvier 2021 avec l’article : « L’ère de la finance autoritaire » (Benquet et Bourgeron) indique que le rôle de la finance dans la campagne pour ou contre n’a pas été uniforme d’où les difficultés d’interprétation. La plus courante étant que la City aurait été contre. En fait l’article distingue d’un côté, les représentants de la « première financiarisation » — banques, assurances, sociétés de conseil, de communication et d’information financière, de courtage, de change, d’investissement institutionnel (fonds de pension compris) —, dont le mode d’accumulation se caractérise par un appel public à l’épargne, laquelle est investie pour une courte durée dans des actions acquises sur des marchés boursiers. Ce mode d’enrichissement n’implique pas une prise de contrôle des entreprises par les financiers propriétaires de titres : ces derniers ont principalement un mode de gestion passif et délèguent aux manageurs le contrôle des sociétés. De l’autre, les membres de la « seconde financiarisation » : secteurs de la gestion alternative d’actifs, du capital-investissement et des hedge funds. Ceux-ci font appel à des placements privés qu’ils investissent pour une durée moyenne dans des actifs hors marchés dont ils prennent le contrôle. Leur mode de gestion est alternatif et actif au sens où il est relativement décorrélé des marchés financiers, soit que leurs investissements soient non cotés, soit qu’ils ne correspondent qu’à des secteurs très risqués des marchés boursiers. Les données de financement des deux campagnes montrent que celle en faveur du Remain a été largement alimentée par les acteurs de la première financiarisation, et celle en faveur du Leave par ceux de la seconde. En soutenant le Brexit ces derniers ont signalé que l’UE pourtant fort accommodante, était encore trop régulatrice et contraignante. Pour eux, il s’agit de transformer la City en une sorte de plate-forme offshore (la presse anglaise parle de « Singapour sur Tamise » à propos de ce projet)8. Ces contraintes ne touchent pas que le secteur de la finance comme on peut le voir avec l’automobile : Payer 10 % de droits de douane sur les véhicules ou les composants échangés entre l’Union européenne et le Royaume-Uni aurait lourdement pénalisé le secteur. « Il n’y a pas d’industrie aussi étroitement intégrée que l’automobile européenne, avec des chaînes logistiques complexes à travers toute la zone », a rappelé le directeur général de l’Acea (Association des constructeurs européens d’automobiles), Eric Mark Huitema, au lendemain de l’accord. Plusieurs constructeurs asiatiques, comme Nissan ou Toyota, ont ainsi choisi le Royaume-Uni comme base de production. De même, BMW (pour Mini) ou encore PSA (via Vauxhall) ont de grosses usines dans le pays. Des composants traversent plusieurs fois la Manche avant d’être assemblés au sein de véhicules dont 80 % sont ensuite exportés (chiffre 2019). À l’inverse, 88 % des voitures neuves achetées au Royaume-Uni en 2019 ont été importées, dont 78 % en provenance de l’Union européenne. Au total, 3 millions de véhicules franchissent ainsi chaque année la frontière. La question la plus critique sera en fait celle des « règles d’origine » : pour être effectivement exemptés de droits de douane, les véhicules traversant la Manche devront comprendre une part minimum de valeur ajoutée provenant de la zone Royaume-Uni-UE. Des seuils (aux alentours de 55 %) qui ne posaient pas problème pour les véhicules thermiques en posent pour les électriques, car les batteries sont presque toutes en provenance d’Asie. Les seuils ont donc été abaissés à 40 % et devront être alignés progressivement, mais la peur a été grande que le Royaume-Uni jour le cheval de Troie au sein de l’UE dans ce secteur (Les Échos, le 13 janvier 2021).

Alors que le Brexit était censé redonner de la souveraineté nationale au Royaume-Uni (Tack back control), la position géographique du Royaume-Uni est telle que ses relations internationales en termes de commerce de biens et de services seront toujours très étroitement dépendantes des normes et régulations en vigueur dans l’UE. Ce qui fait la force de l’UE face à la Chine et aux États-Unis, c’est la taille de son marché. C’est en conditionnant l’accès de son marché à certaines normes et valeurs que l’UE peut faire pression sur des pays tiers ou sur des entreprises multinationales ; par conséquent, plus la taille de son marché est importante, plus son pouvoir de négociation est grand.


Interlude

– Fort de son expérience sur la gestion des masques en mars 2020, l’ex-ministre Agnès Buzyn rejoint l’Organisation mondiale de la santé où elle sera chargée du suivi des questions multilatérales (Les Échos, le 6 janvier 2021).  [À défaut de recyclage de vieux masques périmés le recyclage des décrédibilisés au sein d’organismes ayant eux-mêmes perdus de leur crédibilité pendant la crise est à la mode, NDLR].

– La notion de résistance, qui suppose combat et communauté, tend à disparaître sous le mot de résilience qui implique individualité et passivité. Macron ne s’y est pas trompé en appelant « Résilience » son premier plan d’action contre le Covid-19. Un monde résilient ne veut pas remettre en cause un fonctionnement mais impose une sorte de devoir psychologique à bien aller quoi qu’il arrive (Olivier Steiner Libération ; le 6 janvier 2021).

– Martinez, secrétaire général de la CGT, critique les mesures d’aide nées de la pandémie (le JDD, 3 janvier 2021) : « On distribue beaucoup d’argent aux entreprises, mais rien aux salariés. ». L’État a pourtant consacré 31 milliards au financement du chômage partiel en 2020. Question : est-ce que la CGT ne considère pas les chômeurs comme des salariés ?

– « L’ultra gauche a infiltré les teufeurs ! Voilà l’argument avancé par l’Intérieur pour expliquer l’incapacité des forces de l’ordre à empêcher la rave-party du Nouvel An organisée près de Lieuron (Ille-et-Vilaine). Ils étaient plusieurs centaines de Black Blocs et de zadistes venus de Notre-Dame-des-Landes assure encore une huile de Beauvau. On aura mis 24 heures pour restaurer l’ordre public râle, pas convaincu, Florian Bachelier, député local et premier questeur de l’Assemblée. On avait six escadrons de gendarmerie et des compagnies de CRS prêts à intervenir à Rennes, tente de faire valoir un galonné. On a préféré les laisser en zone urbaine. D’autant que nous avons été prévenus trop tardivement du lieu précis de la rave. La faute, selon l’aveu de l’un de ses membres, au service de renseignement territorial : « On était à l’ouest ». Le procureur de la République Philippe Astruc a annoncé le 4 janvier, la mise en examen et le placement en détention provisoire d’un supposé organisateur de la rave. Né en 1999, sans antécédent judiciaire, le jeune homme vit dans un camion du côté de Rennes et se dit SDF. Un profil de Black Bloc ? (Le Canard enchaîné, le 6 janvier 2021).

– Fallait s’y attendre. Après un an de Covid et de télétravail, il y a du relâchement. Le maire d’Anvers, le 2 janvier, Bart De Wever, chef du parti nationaliste N-VA, a répondu à une interview télé en chemise… et en slip ! En « visio » à la maison, avec son téléphone ; il a juste oublié qu’un miroir, placé derrière sa chaise, laissait voir ses jambes peu vêtues. (ibid.)

– La faute au Congrès ! Presque partout aux États-Unis, les hôpitaux doivent faire le tri entre les patients infectés par le Covid-19, faute de médecins en nombre suffisant, surtout d’anesthésistes et d’urgentistes. Le Wall Street Journal accuse les parlementaires d’être responsables de cette pénurie. Selon le quotidien, ils avaient décidé il y a une vingtaine d’années de réduire le nombre de médecins hospitaliers. Aujourd’hui, le Congrès peine à corriger ses erreurs en prévoyant, sur les 900 milliards de dollars du nouveau plan d’urgence, le financement par le système fédéral d’assurances publiques (Medicare) de 1.000 nouvelles places de formation de médecins sur cinq ans. Depuis sa création en 1965, rappelle le quotidien, Medicare (assurance-santé pour les personnes de plus de soixante-cinq ans) a financé la grande majorité des formations pour les internes des hôpitaux. Mais, dans les années 1990, la crainte de certains économistes et médecins était de voir une inflation de soins inutiles prodigués par des praticiens en trop grand nombre. Une erreur du Congrès, selon le journal. Car les rémunérations des médecins financés par Medicare et Medicaid (pour les personnes à faible revenu) ont été plafonnées. Ce qui a entraîné une inflation des honoraires dans le secteur privé. Même phénomène observé dans les hôpitaux (Wall Street Journal, le 5 janvier 2021).

– Le pape post-moderne François a annoncé qu’il se ferait vacciner contre le Covid (AFP, 9 janvier 2021). À 84 ans, on peut être représentant du Bon Dieu et personne à risque (Le Canard enchaîné, le 13  janvier 2021).

Enfin une stratégie politique ! Le secrétaire général du parti macroniste, Stanislas Guerini, justifie (cf. BFMTV, 13/1) : « Lʼintérêt du couvre-feu à 18 heures, c’est de contrer l’“effet apéro”. Dans le même ordre d’idée, mais à gauche : Jean-Luc Mélenchon explique d’où vient son expertise en matière de vaccins (cf. LCI, 14 janvier) : « J’ai vécu suffisamment longtemps dans le Jura, dont est originaire Louis Pasteur » (Le Canard enchaîné, le 20 janvier 2021).


Automatisation, productivité et Covid-19

Nous avons déjà mentionné cette difficulté théorique des économistes à comprendre l’évolution inverse de ces deux données puisque l’augmentation de l’automation devrait conduire logiquement à une augmentation de la productivité qui n’est guère repérable statistiquement. Pour P. Artus (25 septembre et 1er octobre 2020, notes de Natixis) le taux d’investissement net (qui prend en compte l’amortissement du capital) a beaucoup reculé. Autrement dit, « les entreprises n’ont pas investi suffisamment pour compenser l’accélération de l’obsolescence de capital, d’où le recul des gains de productivité ». Malgré la baisse du prix relatif des biens d’investissement dans les nouvelles technologies9, le volume de capital nécessaire est élevé, d’autant plus qu’il est soumis à un cycle de vie relativement court. Autrement dit, il faut investir beaucoup et souvent, et le même volume d’investissement semble porteur de gains de productivité décroissants. Mais il faut coupler cette explication avec une autre, à savoir la discordance entre la demande sociale qui se déplace vers des secteurs à moindre productivité et les critères de rentabilité capitalistes. C’est peut-être la réponse de fond au paradoxe de Solow sur la productivité : le flux des innovations technologiques ne semble pas se tarir, mais c’est la capacité du capitalisme à les incorporer à sa logique qui est en train de s’épuiser (cf. les logiciels libres et plus globalement l’extension de la gratuité produite par les nouvelles technologies).

Pour Michel Husson (cf. site À l’encontre, le 3 janvier 2021) le problème du maintien d’emplois que l’automatisation menace se trouve aggravé par les effets de la crise sanitaire qui a crée un double choc d’offre et de demande, à savoir son hétérogénéité selon les secteurs (et les pays). Dès lors, même un redémarrage progressif de l’économie ne résorberait pas les désajustements entre offre et demande, comme le souligne l’étude de McKinsey sur l’emploi en Europe. À côté des 22 % d’emplois menacés par l’automatisation, elle identifie 26 % d’emplois menacés par la crise sanitaire. Ces deux catégories se recouvrent en partie : 10 % des emplois européens seraient ainsi menacés à la fois par l’automatisation et la Covid-19. Or ces emplois « doublement exposés » sont très inégalement répartis selon les secteurs. Ainsi 5,4 millions d’emplois du commerce (soit 2 sur 3) seraient exposés à ce double risque. Une argumentation toutefois peu convaincante si on regarde ce qui est en train de se passez chez Michelin qui va supprimer 2300 emplois en France pour des raisons de compétitivité et de recentrage sur des activités fortement productrices de valeur ajoutée (même argument que Bridgestone dans le même secteur). Les raisons invoquées ne sont donc pas liées à la crise sanitaire (la direction soutient que le plan de dégraissage a même été retardé par celle-ci) ni non plus à l’automatisation bien que la baisse des effectifs des activités tertiaires (1100 des 2300 chez Michelin puisse en être une conséquence), mais plutôt à des raisons stratégiques dans le cadre de la division internationale du travail (1200 des 2300 de suppression dans l’activité industrielle).  

– Afin de mieux saisir les répercussions économiques de l’épidémie de Covid-19, Nicholas Bloom, Philip Bunn, Paul Mizen, Pawel Smietanka et Gregory Thwaites ont analysé son impact sur la productivité au Royaume-Uni en utilisant les données tirées du Decision Maker Panel, une vaste enquête menée auprès de milliers d’entreprises. Leurs estimations suggèrent que l’épidémie de Covid-19 devrait réduire la productivité globale des facteurs dans le secteur privé d’environ 3 % en moyenne entre le deuxième trimestre 2020 et le deuxième trimestre 2021, relativement à ce qu’elle aurait été sinon, et d’environ 1 % en 2022. L’épidémie de Covid-19 alimente-t-elle un processus schumpetérien de destruction créatrice ? En l’occurrence, les firmes présentant la plus faible productivité disparaissent-elles en étant remplacées par des entreprises plus productives ? C’est en partie le cas, mais seulement en partie. En effet, l’économie connaît pour l’essentiel une simple destruction des secteurs présentant une faible productivité. Des secteurs comme ceux de l’hébergement, de la restauration, du voyage et des loisirs se sont fortement contractés, mais les autres secteurs n’ont connu qu’une expansion limitée, ce qui empêche une réallocation des facteurs, notamment des travailleurs, vers les secteurs en expansion. Finalement, la productivité moyenne a augmenté, mais la production totale a décliné. Bloom et ses coauteurs estiment que l’épidémie freinera la croissance de la productivité à plus long terme dans la mesure où les entreprises ont fortement réduit leurs dépenses en recherche-développement autrement dit, les effets de l’épidémie risquent de se conjuguer à ceux de tendances de plus long terme pour freiner le progrès technique (cf. blog D’un champ l’autre, 28/12/20).


Science, industrie pharmaceutique et virus

– Sur 93 milliards d’euros de fonds publics mobilisés pour éradiquer le virus, 63 milliards sont allés aux petites et moyennes entreprises et aux sociétés à capitalisation moyenne (MidCaps), le reste aux multinationales, a calculé la fondation maltaise KENUP. Ce n’est pas une surprise. L’industrie n’a jamais misé sur les vaccins. Sur un chiffre d’affaires de 670 milliards d’euros, ils ne pèsent que 3 %. Traiter des pathologies graves ou chroniques est plus rentable que faire de la prophylaxie. La pandémie a changé la donne : faute de thérapie contre le Covid­-19, le vaccin est redevenu intéressant. Aiguillonnées par des gouvernements de plus en plus inquiets, les firmes occidentales ne pouvaient abandonner ce marché colossal. Ni laisser le champ libre à des entreprises russes et chinoises poussées par Moscou et Pékin, prêts à tout pour gagner la course aux vaccins et prouver la supériorité de leur modèle politico-économique sur les démocraties occidentales. Risque financier supprimé les poids lourds ont fait cause commune avec les poids légers et signé des partenariats de recherche et de financement avec des biotechs très innovantes… qu’ils ont l’habitude de racheter à prix d’or grâce à leurs énormes cash flows. Astra-Zeneca s’est associé à l’université d’Oxford, Pfizer à Bio-NTech, Bayer à CureVac. Ils leur ont apporté leurs capacités de développement, leurs outils de production, leur puissance logistique. Et cinq Big Pharma (Johnson & Johnson, Pfizer, Merck, GSK et Sanofi) se partageaient déjà 80 % du marché avant la crise (Le Monde, le 19 janvier 2021). À noter que Ruffin de LFI réussit la performance, dans un entretien à Libération du 18 janvier 2021, de critiquer à la fois les Big pharma et le fait que Sanofi n’ait pas été capable de produire le vaccin français qui garantirait notre « souveraineté sanitaire » !

– À lire leurs déclarations, les dirigeants politiques réduisent la science à deux de ses dimensions, à savoir la considérer comme un corpus de connaissances et une marque d’autorité. Or, la science est avant tout une démarche, la fameuse méthode scientifique qui justement permet d’acquérir de la connaissance avec des règles, dont la rigueur contribue à établir la confiance et assure in fine l’autorité. En des temps d’incertitude comme aujourd’hui, cette dimension « dynamique » doit être privilégiée par rapport à celle, figée, d’une autorité qui détiendrait une vérité. Aucun comité scientifique, fût-­il de qualité, n’est à même de produire de nouvelles connaissances. Pour cela, il faut expérimenter, faire des hypothèses, les tester, débattre… et organiser un minimum cette stratégie ; une vision absente, à de rares exceptions près, dans le pays depuis le début de la pandémie (Le Monde, le 22 janvier 2021).


Un nouveau type d’entrepreneur capitaliste Elon Musk et Jack Ma

Jack Ma n’est plus apparu en public. La trajectoire de M. Ma ne se réduit pourtant pas à la lutte d’un entrepreneur génial contre un Goliath bureaucratique. Un parallèle avec Elon Musk, autre entrepreneur star, américain, peut s’avérer plus éclairant sur son destin. L’un et l’autre ont fondé leur réussite privée à l’abri de solides protections publiques. Alibaba a profité de l’interdiction faite aux concurrents étrangers d’opérer en Chine. De son côté, Elon Musk a sauvé sa société spatiale Space X fondée en 2002, en signant dès 2008 des contrats avec la NASA pour ravitailler la station spatiale internationale. Il a bénéficié, depuis, du programme civil et militaire visant à reconquérir la suprématie américaine dans la conquête de l’espace. Loin d’être des entrepreneurs solitaires luttant contre des administrations obtuses, leur force a consisté, au contraire, à exploiter des secteurs abrités incapables de se réformer. L’un comme l’autre sont d’ailleurs proches des pouvoirs politiques : Jack Ma est membre du Parti communiste chinois, Elon Musk fut, en 2016, un conseiller, puis en 2020, un soutien public de Donald Trump. La position de ces deux entrepreneurs leur a permis d’être créatifs aux limites des règles (P.-Y. Gomez, Le Monde, le 21 janvier 2021)


L’université au révélateur de la crise sanitaire

Alors que les universités sont fermées, mais pas les classes post-bac des lycées, qui profitent de la protection accordée à l’enseignement secondaire, à l’instar des établissements culturels, l’université se voit de fait rangée dans la catégorie du « non ­essentiel ». Pour résoudre ces problèmes, le gouvernement imagine des solutions spécifiques pour la population jeune qui ne serait ni en formation ni en emploi. C’est ne rien comprendre à la sociologie de la jeunesse, car ce sont les mêmes qui partagent leur vie entre temps de formation, petits boulots, engagements associatifs, etc. Il faut arrêter de penser qu’un jeune de 18 à 25 ans, parce qu’il a une carte d’étudiant, rentrerait dans une catégorie spécifique dont la gestion sociale incomberait aux universités. Elles sont là pour former intellectuellement ceux qui en ont le désir, pas pour assurer la protection sociale de tous les bacheliers. On se préoccupe actuellement de l’accès des plus « fragiles » aux campus, autrement dit de ceux dont on sait que les chances d’obtenir leur diplôme sont extrêmement faibles, épidémie ou pas. La nation ne doit pas négliger la prise en charge sociale de sa jeunesse, de toute sa jeunesse. Pour ce faire, elle doit arrêter de masquer le problème en confiant celle­-ci aux universités dès lors qu’elle est détentrice du baccalauréat (F. Vatin, professeur de sociologie, université de Nanterre, Le Monde, le 22 janvier 2021).

La pauvreté des jeunes n’est pas un phénomène nouveau ; avant la pandémie en France, 22 % des moins de 30 ans qui ne vivaient pas chez leurs parents étaient pauvres (moins de 885 euros par mois) et ils constituaient plus de la moitié des 5,3 millions de pauvres du pays ; parmi ceux de ces jeunes qui étudiaient, près de 20 % vivaient sous le seuil de pauvreté. C’est bien pire depuis la crise sanitaire. Pourtant et depuis longtemps, les pays capitalistes que sont la Finlande, Suède, Norvège, Danemark, Écosse, Autriche, Grèce, ne font payer aucun frais universitaire aux étudiants dans le premier cycle (parfois aussi dans le deuxième cycle) ; quatre d’entre eux (Danemark, Suède, Norvège et Finlande) vont beaucoup plus loin et attribuent des revenus décents à tous leurs étudiants sans condition de fortune. Ainsi, le Danemark délivre-t-il une allocation de 750 euros net par mois à chaque étudiant de plus de 20 ans ne justifiant d’un autre revenu supérieur à 1500 euros (soit 90 % des étudiants) ; il y ajoute des prêts très généreux et des aides complémentaires pour financer des frais de scolarité parfois très élevés pour faire des études à l’étranger ; il octroie cette aide aussi aux étudiants européens étudiant au Danemark, à condition qu’ils travaillent de 10 à 12 heures par semaine à côté de leurs études. (Les Échos, le 22 janvier 2021). On retrouve des mécanismes équivalents en Norvège et en Suède. Il faut donc aller bien au-delà d’un RSA étudiant que le gouvernement actuel n’est d’ailleurs pas près d’accorder. En France que fait-on pour eux ? À part les bourses, très limitées, rien. On applique la théorie du capital humain, qui irrigue depuis des décennies la théorie économique américaine et française, selon laquelle les études universitaires ne bénéficient qu’à celui qui étudie, et que, en conséquence, la collectivité n’a pas à les financer. Alors, on leur dit : les études, c’est votre affaire. C’est à vous de trouver comment financer vos frais universitaires, votre logement, votre nourriture. En travaillant s’il le faut. On ne vous apportera une aide supplémentaire que si vous renoncez à étudier pour entrer sur le marché du travail ; là, vous pourrez bénéficier d’un emploi subventionné dans le secteur privé (CIE jeunes), ou dans le secteur public et associatif (PEC jeunes), ou d’un accompagnement vers l’emploi ; et on versera même une prime aux entreprises qui voudront bien vous embaucher. Et avec, dans quelques cas très limités, une aide, plafonnée à 497 euros par mois.

Temps critiques, le 26 janvier 2021

  1. Cf. J. Guigou, « l’État sous ses deux formes : nation et réseau », in Temps critiques no 20, automne 2020.

    « Différents cabinets de conseil servent d’appui et de passerelles entre ces réseaux : « Ils sont partout, plus aucun secteur ne leur échappe. Ce sont eux qui ont rédigé le plan de relance de Bruno Le Maire », se plaint un inspecteur des Finances de Bercy, crème de la crème de la haute administration, fâchée de se voir ainsi dépossédée de l’essentiel. Dans le cadre du plan de relance, le ministère de l’Agriculture, par exemple, a sollicité le cabinet McKinsey afin, comme le dit la lettre de mission, de « bénéficier d’un accompagnement de courte durée pour structurer le pilotage stratégique du volet agricole et en assurer la qualité et la rapidité de l’exécution ». Les fonctionnaires du ministère ne connaissent-ils rien aux aides agricoles ? Dès lors qu’il s’agit de sortir de la gestion de routine, les cabinets sont appelés à la rescousse – c’est devenu un réflexe : le cabinet Roland Berger a encadré le grand débat de Macron post-gilets jaunes. Pour préparer la loi sur les mobilités d’Élisabeth Borne, des cadres d’Ernst and Young et de Boston Consulting Group ont souvent tenu la plume. Le rapport de la Cour des comptes pointe l’absurdité du processus, quand un ministère sollicite une boîte de conseil pour répondre à un autre qui l’interroge sur ses dépenses… » (Le Canard enchaîné, le 13 janvier 2021). []

  2. Selon la Théorie Monétaire Moderne, l’État ramène l’économie au plein emploi en mettant en place le déficit public qui est nécessaire, quelle que soit sa taille, et la Banque Centrale monétise les dettes publiques correspondantes pour éviter la hausse des taux d’intérêt à long terme qui réduirait l’investissement des entreprises et la dépense des ménages. Dans la crise du coronavirus, les pays de l’OCDE ont adopté la Théorie Monétaire Moderne : déficit public massif, achat par la Banque Centrale des obligations émises par les États (ce qu’on définit comme monétisation de la dette). []
  3. À cela s’ajoute le fait qu’auparavant, la création de la monnaie engendrait le plein emploi, donc la hausse des salaires qui se diffusait à toute l’économie et débouchait sur l’inflation. Aujourd’hui, les hausses de salaire se poursuivent parfois dans l’industrie traditionnelle, par exemple en Allemagne, mais elles ne se diffusent pas à l’ensemble de l’économie, et en particulier à l’économie de services et à l’économie ubérisée. Parce que la courroie de transmission syndicale ne fonctionne plus. Avant, les syndicats répercutaient dans tous les domaines de la vie sociale cette demande d’augmentation de salaire. Ce n’est plus le cas, même s’il existe un puissant syndicat du tertiaire en Allemagne (Verdi). Le salaire minimum est maintenant le seul critère d’homogénéisation (plancher) des différents secteurs d’activité. []
  4. Au niveau des techniques financières, on sait également que les banques prélèvent des pénalités importantes en cas de défaillances dans le remboursement des prêts. Remarquons que pour un établissement financier offrir un prêt à – 1 % est profitable si la ressource à nouveau prêtée a été obtenue à – 5 % (par exemple auprès de la Banque centrale). []
  5. https://www.ft.com/content/7c721361-37a4-4a44-9117-6043afee0f6b []
  6. Pourtant le risque sur l’emploi n’est pas flagrant. D’une part, la distribution alimentaire n’est pas délocalisable et, d’autre part, les deux entreprises ne sont présentes ni dans les mêmes pays, ni sur les mêmes activités : Couche-­tard réalise 70 % de son chiffre d’affaires dans la vente de carburant en Amérique du Nord, le reste dans l’épicerie. En revanche, la protection des filières agricoles françaises est une préoccupation plus légitime. Mais, plutôt que de rejeter en bloc l’opération, le gouvernement ferait mieux d’exiger des garde-fous pour les producteurs en faveur de la production locale (Le Monde, le 16 janvier 2021).

    L’État français n’en est pas à son coup d’essai puisqu’on peut rappeler que l’État a compromis — à tort ou à raison — plusieurs mariages entre fleurons français et investisseurs étrangers Danone-Pepsico en 2005 ; Daily motion-Yahoo en 2013 ; Renault-Fiat-Chrysler après beaucoup d’atermoiements en 2019 ; Photonis-Teledyne dans l’optronique de défense. []

  7. Auchan vient de se retirer de Chine et est par ailleurs trop dépendant de ses seuls hypermarchés ; Casino s’est fortement endetté pour répondre à la concurrence du e-commerce. En effet, la préparation des commandes, pour que celles-ci soient rentables, doit se faire dans des entrepôts spécifiques et automatisés. À titre d’exemple, Casino a construit en région parisienne un entrepôt automatique qui utilise la technologie de l’anglais Ocado. Il peut préparer 100.000 commandes par semaine en six minutes. []
  8. À noter dans le journal de la City, que le Financial Times, le 4 janvier 2021 tente un aggiornamento théorique ou plutôt pragmatique : « Au cours des quarante dernières années, le travail en est venu à ne plus assurer un revenu suffisant et stable pour un nombre croissant de personnes […] Franklin Roosevelt, John Maynard Keynes et plusieurs autres pères fondateurs de l’ordre mondial d’après-guerre avaient compris dès les années 1930 que le capitalisme, s’il voulait être recevable sur le plan politique, devait exiger de ses partisans qu’ils en gomment eux-mêmes les aspérités » et de citer des exemples « d’incroyables situations » [une litote, mais quand même, NDLR] liées à la peur des salariés de perdre leur travail pendant la crise sanitaire. []
  9. Soit en vocable marxiste une baisse de la croissance de la composition organique du capital dont la croissance représentait une donnée fondamentale de la tendance à la baisse du taux de profit. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XV)

Crise sanitaire et accélération capitaliste

C’est un de ces revirements inattendus opérés par l’Allemagne, un de ceux en préparation depuis plusieurs années, mais que l’épidémie de Covid-19 a accéléré : l’expression « politique industrielle » impliquant une économie plus ou moins dirigée n’y est plus taboue, évincée qu’elle avait été par « l’économie sociale de marché » promue par Ludwig Erhardt dès 1949. Et la perspective d’une réindustrialisation menée par des politiques européennes interventionnistes est bien acceptée. En témoignent les annonces cet automne de deux plans financés par l’Union européenne pour des « technologies-clés » : les batteries et les semi-conducteurs (et tout ce qui ressort de l’industrie 4.0). C’est un changement à 180° par rapport à 2018, où la « stratégie pour une politique industrielle européenne » du ministre de l’Économie, Peter Altmaier plaidant pour le renforcement et la protection de certains « champions européens », avait reçu un accueil glacial. Les fédérations d’entreprises familiales, notamment, lui avaient reproché de vouloir enterrer ce qui a fait le succès du made in Germany depuis l’après-guerre : le libre-échange et la neutralité de l’État, qui n’intervient dans aucun secteur industriel et ne favorise aucune entreprise (Le Monde, le 14 décembre). Il est vrai que l’Allemagne et les Pays-Bas ont été les plus grands bénéficiaires de l’idéologie libre-échangiste imposée par l’UE, leurs excédents commerciaux en faisant foi1. Le changement est donc le signe d’une prise de conscience que la phase actuelle de mondialisation doit tenir compte aussi des nouvelles politiques agressives ou/et protectionnistes de certains pays comme la Chine et les États-Unis. À noter quand même que l’UE a subventionné Bridgestone pour ses implantations en Pologne et en Hongrie… ce qui a amené indirectement la fermeture de l’usine de Béthune. L’UE continue donc, elle aussi, sa politique du « en même temps » et ce n’est pas étonnant que Macron soit en phase.

– Le président Xi Jinping a beau vouloir faire reposer davantage l’économie chinoise sur la demande intérieure, c’est le moteur traditionnel des exportations qui tire la croissance. Les ventes de produits chinois à l’étranger ont crû de 21,1 % en novembre sur un an ont indiqué lundi les douanes chinoises. Dans le même temps, les importations ont affiché un rythme bien moins dynamique (+4,5 %). Conséquence directe, la balance commerciale chinoise affiche un excédent record de 75,42 milliards de dollars. Des ventes dopées par le coronavirus : en effet, la hausse des exportations, la plus forte depuis février 2018 est largement liée à la recrudescence de la pandémie que connaissent de nombreux pays. Elle a entraîné une demande toujours très soutenue en équipements médicaux (+42 % sur les dix premiers mois de l’année), en masques anti-Covid, mais aussi en produits électroniques nécessaires au télétravail. « La montée en flèche des produits de haute technologie (+21 % en novembre) pourrait également être en partie due à un chargement précoce des cargaisons alors que les États-Unis envisagent d’élargir leur liste noire pour inclure davantage d’entreprises chinoises », avance aussi Betty Wang (Les Échos, le 8 décembre).

– Renault-Flins : de la production au recyclage de valeur. Les syndicats (et salariés) qui avaient espéré voir maintenue une activité d’assemblage sur le site, seront déçus. La CFDT (premier syndicat de l’usine) a monté tout un dossier pour proposer que l’usine abrite, en plus de ces activités d’économie circulaire (remise en état des véhicules d’occasion, des batteries, conversion des véhicules thermiques), l’assemblage d’un nouveau véhicule électrique de segment B (petites citadines), une fois la Zoé arrivée en fin de vie et étant entendu que la Micra ne se vend plus (Les Échos, le 26 novembre). Projet refusé contre promesse de non-licenciements. On ne peut pas parler de délocalisation puisque ces modèles sont en  fin de vie et que l’usine est réorganisée en fonction d’un recentrage du groupe sur ses unités les plus productives (Choisy qui était déjà dans l’économie circulaire sera relocalisé à Flins) qui se trouvent à Douai et Sandouville… et en Turquie (Bursa) pour le modèle qui se vend le mieux (la Clio). Une valeur toujours aussi évanescente quand on sait par ailleurs que Tesla, de son côté, espère vendre 500 000 voitures cette année et doit une large partie de ses bénéfices à la vente de crédits CO2 à ses concurrents. Mais la firme californienne séduit2, et elle incarne le futur : elle vaut 560 milliards de dollars en Bourse, soit six fois plus que VW et sa capitalisation de 93 milliards pour 10 millions d’automobiles/an !3 Installée près de Berlin et donc loin du creuset historique de l’industrie automobile allemande elle risque de rompre avec le modèle en vigueur puisque la firme a décidé de passer outre au syndicat IG-Metall en offrant directement un salaire brut de 2700 euros à l’entrée contre 2400 en moyenne dans la branche en échange d’une flexibilité maximale.

Pour ce qui est de la France et même si Douai peut devenir le Wolfsburg de la France, le passage à l’énergie électrique devrait coûter au moins 30 000 emplois et même jusqu’à 45 000 si les délocalisations continuent. Ces pertes concerneraient surtout les équipementiers (cf. B. Jullien, Les Échos, le 22 décembre) ; certains de ceux-ci lorgnent maintenant vers les moteurs à hydrogène (Faurécia, Plastic Omnium).

– Les nuggets cellulaires de poulet sont dans les assiettes à Singapour où on songe déjà aux prochaines crises sanitaires globales. Pour le Pr Chen, « il faut s’assurer que l’on peut survivre quelques mois en cas d’arrêt total de l’approvisionnement alimentaire ». Et pour un pays urbanisé plus petit que Londres, la viande artificielle est une solution toute trouvée : « Comme les fermes verticales, que nous cherchons également à développer, la viande produite en laboratoire ne prend pas beaucoup de place. En outre, à Singapour, personne ne sera perdant avec son développement car nous n’avons que deux entreprises d’élevage, donc cela ne risque pas de causer de dommages à ce secteur, et cela n’affectera pas non plus l’urbanisme puisqu’il n’y a pas besoin de pâturage. » Aucun perdant donc pour le scientifique, mais clairement plusieurs gagnants. À noter que la première entreprise autorisée à vendre de la viande de laboratoire est la start-up californienne Eat Just qui assure par ailleurs qu’elle veillera tout de même à ce que son poulet artificiel puisse être certifié halal, Libération, le 5 décembre/2020).

Crise sanitaire, pouvoir d’achat, inégalités, pauvreté

– Pouvoir d’achat : pas de coup de pouce pour le SMIC puisque le gouvernement privilégie l’augmentation du nombre d’heures travaillées. En conséquence il n’y aura qu’une revalorisation mécanique de 1 % en 2020 contre 1,2 en 2019 pour une proportion de salariés concernant 13 % de l’ensemble (1994 : 8 % ; 2006 : 16,5 %). Le rapport des experts livré au gouvernement reste d’optique libérale puisqu’il reconnaît que la question des salaires ne peut être réglée (sauf salaire minimum) au niveau de l’État, mais par des négociations de secteur et d’entreprise. La surexposition au chômage partiel de ces catégories ne leur aurait pas fait perdre de ce pouvoir d’achat puisque leur salaire était pris en charge à hauteur de 100 % (à la différence des autres salariés, indemnisés à 84 %). Par rapport à la chute du PIB de 11 %, ces salaires ont résisté à la pandémie avec une baisse de pouvoir d’achat autour de 0,5 %. Par ailleurs, dans le cadre du dispositif d’activité partielle mis en place par le gouvernement pendant le confinement, les salariés les plus modestes ont perçu une indemnité permettant de maintenir à l’identique leur pouvoir d’achat jusqu’à 1,13 SMIC.

Le gouvernement compte sans doute aussi sur la tendance à la baisse des prix qui s’est accentuée pendant la pandémie (baisse du prix du pétrole, part de l’épargne à la hausse par rapport à la consommation, augmentation du chômage et pression sur les salaires, appréciation de la monnaie euro due aux excédents budgétaires avec un euro à 1,21 $4) pour que le pouvoir d’achat résiste globalement en bout de course (Les Échos, le 2 décembre), mais avec les risques déflationnistes qui en découlent, sans parler de la pression que cela impose sur les entreprises exportatrices. Le fait que la BCE vienne d’allouer 500 milliards de plus au plan anti-pandémie risque de renforcer ce risque sauf à véritablement mettre en place une relance budgétaire au niveau européen pour l’instant retardée par la Hongrie et la Pologne. Par ailleurs, le pouvoir d’achat résiste ; qu’il s’agisse des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Espagne, de l’Italie et même de l’Allemagne, qui a pourtant baissé sa TVA, tous ces pays affichent des consommations en hausse, mais moindres qu’en France cet été. Bref, quand les restrictions sanitaires sont levées, les Français consomment et l’économie tourne à nouveau à un certain régime de croisière. Ainsi, début décembre, dès que les restrictions ont commencé à être levées, les ménages ont dépensé, selon les données de cartes bancaires. Il faut dire que le pouvoir d’achat a bien résisté, eu égard à l’ampleur de la crise, du moins en termes relatifs. Ainsi, l’Insee s’attend à ce qu’il baisse de seulement 0,3 % alors que l’activité devrait chuter de 9 % en 2020 (Les Échos, le 16 décembre). Même problématique en Espagne où Podemos par l’intermédiaire de sa ministre du Travail, essaie de faire augmenter un salaire minimum qui a presque rattrapé celui de ses voisins (805 euros en 2017, 1107 en 2020). « Le problème le plus urgent n’est pas le relèvement du salaire minimum, mais la reprise du marché du travail, particulièrement affecté par la pandémie avec plus de 30 % d’emplois précaires et 40 % des jeunes au chômage », selon l’économiste Marcel Jansen, professeur à l’Université Autonome de Madrid. Il serait plus efficace à ses yeux de se centrer sur « la façon dont les employeurs esquivent la contrainte que constitue le salaire minimum avec des abus d’emplois à temps partiel et des contrats très courts plus ou moins frauduleux qui précarisent les salariés ». Il rappelle que 40 % des CDD ont une durée de moins d’un mois et 27 % de moins d’une semaine (Les Échos, le 18 décembre). 

– La barre des 2 millions d’allocataires du revenu de solidarité active (RSA) vient d’être franchie à cause de la crise sanitaire. Jamais en onze ans d’existence cette prestation n’avait connu telle demande. C’est la crise du Covid qui est la cause de la hausse observée (+8,5 % à fin septembre). L’augmentation du nombre de bénéficiaires du RSA est due pour l’instant bien plus à la baisse des sorties du dispositif qu’à un afflux de nouveaux allocataires, qui ne fait que commencer (Les Échos, le 4 décembre). « Ça souligne le décalage entre les mesures publiques qui viennent au secours de gens qui vont bien — salariés à durée indéterminée et entreprises —, mais qui protègent mal les plus précaires, les non-salariés, les intérimaires obligés de recourir au RSA », déplore Louis Maurin, de l’Observatoire des inégalités (Le Monde, le 24 décembre). L’autre indicateur significatif qui se détériore est celui du nombre de bénéficiaires de l’allocation de solidarité spécifique (ASS) que perçoivent les chômeurs en fin de droits et qui a augmenté de 10,7 % entre mai et septembre (ibid.).

– Le constat initial de chercheurs de France stratégie auprès du premier ministre, se fondant sur les données Eurostat d’avant le Covid-19 en déduisent : « La France apparaît relativement égalitaire en comparaison des autres pays européens », écrivent Julien Rousselon et Mathilde Viennot, du département politiques sociales de France Stratégie. C’est notamment vrai pour les inégalités de revenus primaires, c’est-à-dire avant la redistribution par les impôts et les transferts sociaux — mais ici, les chercheurs ont choisi de prendre en compte les prestations de retraite dans les revenus, ce que ne font pas d’autres études. L’indice de Gini, mesurant le niveau de ces inégalités (1 représentant le seuil d’inégalité le plus extrême), est ainsi de 0,374, inférieur de 1,7 % à la médiane européenne. Cela signifie que les inégalités sont inférieures à celles de 19 des 29 pays européens étudiés. Motif : les écarts de revenus d’activité et de patrimoine restent modérés chez nous. En dépit d’un taux de chômage relativement élevé, la France compte en outre moins d’inactifs que certains pays du sud de l’Europe, où beaucoup de femmes au foyer et de chômeurs découragés sont sortis du marché du travail. Second constat : la redistribution française corrige relativement bien ces inégalités primaires : « La redistribution fait baisser de 24,8 % l’indice de Gini, contre 22,6 % en médiane européenne, ou 17 % en Italie. » Toute la question est de savoir à quoi tient l’efficacité de notre système : à la générosité des prestations, ou bien à leur ciblage ? À la progressivité des prélèvements obligatoires, ou à leur volume ? Progressivité « Contrairement aux idées reçues, la France n’est pas la championne européenne de la redistribution », soulignent d’abord les auteurs. Les prestations en espèces (hors retraite) et les prélèvements obligatoires y représentent en effet 43,7 points du revenu primaire : c’est plus que la médiane européenne (41 points), mais moins qu’aux Pays-Bas (48 points) ou au Danemark (57 points). Dans le détail, c’est davantage grâce aux prestations sociales que la France corrige les inégalités que grâce aux impôts et aux cotisations. En cela, elle se rapproche du modèle des pays nordiques, notamment du Danemark, dont les prestations sont également très correctrices. À l’opposé, le Sud, comme l’Italie et l’Espagne, corrige plutôt les écarts de revenus par les prélèvements. En France, les prestations allouées au chômage et à la lutte contre l’exclusion sont particulièrement importantes : elles réduisent de 7,9 % les inégalités, soit bien plus que les 3,1 % observés en médiane européenne, parce qu’elles représentent un volume deux fois supérieur. « De même, c’est du fait de leur volume très important que les allocations logement réduisent bien plus les inégalités en France », détaille la note. Les prestations familiales tricolores, elles, sont moins massives (1,6 point de revenu primaire, contre 1,9), mais elles corrigent mieux les inégalités (4 % contre 3,4 %), parce qu’elles sont nettement plus ciblées sur les ménages les moins aisés. Enfin, si nos prélèvements obligatoires aident à corriger les disparités de revenus par leur volume, ils gagneraient à être plus progressifs, c’est-à-dire à augmenter le taux de taxation à mesure que le revenu augmente. Par exemple si l’impôt sur le revenu est aujourd’hui progressif, ce n’est, en revanche, pas le cas de la CSG (Le Monde, le 4 décembre). Or, en France 50 % des ménages ne paient pas d’impôts sur le revenu alors que tous les salariés sont astreints à la CSG (NDLR).

– Ces années de progrès social et de réduction des inégalités risquent d’être annihilées. Plusieurs facteurs sont à l’œuvre pour l’expliquer. L’un concerne la récession économique mondiale qui résulte des multiples confinements observés de par le monde. Les pays pauvres sont directement touchés, en particulier ceux qui exportent des matières premières ou dépendent des recettes touristiques. Le prix du baril de pétrole, par exemple, s’est effondré de plus de 30 % par rapport à 2019. Pour l’île Maurice et les Seychelles, les revenus du tourisme se sont taris de près de 20 % sur un an. Pandémie et changement climatique conjuguent leurs effets néfastes (Les Échos, le 8 décembre).

– « Un projet politique de “retour à la croissance” est symptomatique d’une société — en tout cas d’un État — en panne d’imaginaires collectifs », conclut Florence Jany Catrice, spécialiste des indicateurs économiques (Libération, le 8 décembre) et c’est pourtant ce vers quoi se tournent la plupart des plans post-pandémiques dans le monde. Alors que la critique de l’instrument statistique est ancienne (cf. Baudrillard dans son livre de 1968 La société de consommation, Idées/Gallimard, p. 45-47 et la même année Robert Kennedy, alors candidat démocrate à la présidentielle américaine déclarant : « Le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue » ; puis Dominique Méda : Au-delà du PIB, pour une autre mesure de la richesse, Flammarion, 1999), elle semble toujours devoir être renouvelée alors que des procédés de calculs et des chiffres de plus en plus arbitraires sont utilisés. Ainsi, « En avril 2020, l’Insee a réduit arbitrairement de 25 % dans son calcul du PIB la part de la production des services rendus par les administrations publiques, explique la chercheuse. Or, l’Allemagne ne l’a pas fait ». Autre exemple : en 2015, le calcul du PIB irlandais est révisé, de telle sorte que le taux de croissance du pays n’est plus de +7 % mais de +26 %. « Peut-on vraiment croire que l’Irlande ait gagné un quart de richesse en plus en un an ? » (ibid.).

– La crise sanitaire attaque frontalement le modèle économique de la France qui repose sur une spécialisation à risque à l’exportation. Ainsi, l’industrie aéronautique française avait exporté pour près de 65 milliards d’euros de biens l’an passé, ce qui lui avait permis de dégager un excédent commercial de plus de 30 milliards d’euros. En octobre, sur les douze derniers mois, les exportations aéronautiques sont tombées à seulement 40 milliards et l’excédent s’est rétréci à 19 milliards d’euros. De même, les recettes touristiques avaient atteint 57 milliards d’euros l’an passé. Elles ont chuté à 22 milliards d’euros sur les dix premiers mois de 2020. Et l’excédent touristique est passé de 11 milliards en 2019 à 3,4 milliards entre janvier et octobre 2020 (Les Échos, le 16 décembre).

Interlude

– l’État jacobin français qui a réprimé tout au long de son histoire les langues régionales vient de décider que l’accent régional pouvait être l’objet de discrimination ! L’Assemblée nationale a largement adopté jeudi une proposition de loi qui vise à inscrire l’accent comme une des causes de discriminations réprimées par la loi, au même titre que la race, le sexe ou le handicap. Le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, s’est dit « archi-convaincu » par le texte, qui prévoit, contre ces discriminations, des peines de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. La proposition de loi a été déposée par l’élu (Agir) de l’Hérault, Christophe Euze. Encore une preuve, s’il en faut, du vacillement de l’État entre sa forme moderne nation et sa forme réseau post-moderne.

– Deux psychanalystes ont écrit à la revue The Lancet (www.thelancet.com, 19 octobre) pour proposer une solution originale au non-respect des recommandations sanitaires en période de pandémie : psychanalyser les récalcitrants. « Il est temps que les responsables de la santé publique ajoutent l’étude et le traitement du déni psychologique aux instruments de lutte contre la non-observance médicale. Pour ce faire, nous suggérons un nouveau partenariat entre les domaines de la psychologie expérimentale, de la santé publique et de la psychanalyse — la discipline qui, la première, a identifié les mécanismes de défense tels que le déni, et qui reste la seule à tenter de les traiter » (Le Monde Diplomatique, décembre 2020).

– Les élèves ont pu ne pas aller à l’école le jeudi et le vendredi avant les vacances de Noël pour faciliter un confinement… qui n’en est pas un puisqu’il est levé par ailleurs. Pourtant soit l’école n’est pas un lieu de contamination et dans ce cas-là on devrait plutôt supprimer les vacances scolaires surtout vu le prétendu retard scolaire accumulé, soit l’école est un transmetteur et il faudrait la fermer totalement, ce que demandent d’ailleurs implicitement des syndicats toujours prêts à « durcir » le mouvement, c’est bien connu, en parlant déjà de possible troisième vague. Quant à Arenas de la FCPE, toujours à la pointe du « branché » post-moderne, il dit que ce n’est pas au ministre de dire si les parents doivent envoyer enfants ou pas à l’école, mais aux médecins (Le Monde, le 17 décembre). Question : il a tout compris ou rien compris ?

– L’administration chinoise de l’aviation civile (CAAC) recommande aux compagnies aériennes du pays des précautions sanitaires inédites. Explications dans « Ouest France » (11 décembre) : « Elle suggère de faire porter des couches jetables au personnel navigant afin d’éviter aux hôtesses de l’air et aux stewards d’utiliser les toilettes des avions (…), considérées comme une des parties les plus porteuses de microbes. »

– Encore une intermédiation : pour tenter de surmonter la forte défiance de la population, l’exécutif s’est résolu, après de nombreuses demandes en ce sens, à se doter d’un nouvel outil. Un comité citoyen sera désormais associé « à la conception de notre stratégie vaccinale », a annoncé le premier ministre, Jean Castex, le 3 décembre (Le Monde, le 17 décembre). Donc, si on comprend bien, un Comité citoyen fait pour faire passer la pilule des décisions imposées par un Comité d’experts lui-même diligenté par un Comité politique… Mais attention, « Il serait regrettable qu’une telle structure [le comité citoyen, NDLR] conduise à contourner les acteurs existants », indique aussi le rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) chargé d’évaluer les évaluateurs.

– Auchan ne connaît pas des difficultés qu’en Chine face au « système capitaliste » russe. Ainsi comme à la bonne époque du plan stalinien, l’entreprise a sûrement voulu jouer les Mac Donald  avec l’idée « De la fourche à la fourchette » en construisant une usine de transformation de viande à Tombov, 500 km au sud de Moscou… dans une région sans vaches et sans production de viande. Mais « s’adapter » aux réalités locales ce n’est pas seulement copier les méthodes économiques, il faut y rajouter un peu d’expertise type GPU/KGB ; ainsi pour lutter contre la corruption des ses acheteurs et les commissions offertes aux fournisseurs, la Direction d’Auchan a décidé de passer les salariés suspects au détecteur de mensonges (Les Échos en style Canard déchaîné, le 23 décembre).

Entreprises

– Il y a eu en cumul de 23 milliards d’euros de reports de charges sociales, avec un pic mensuel fin juin, à plus de 16 milliards. Mais les dettes constituées par les employeurs à cet effet ont été en majeure partie remboursées, puisque fin novembre il ne reste plus que 10,25 milliards à recouvrer — tout de même dus par 70 % des entreprises. Le second confinement a provoqué un rebond des reports de cotisations, à hauteur de 1,73 milliard d’euros, concernant 17,4 % des employeurs. Rien à voir cependant avec le confinement « dur » du printemps : en avril, les reports avaient grimpé à 7,7 milliards en un mois et 46,4 % des employeurs (Les Échos, le 2 décembre). Comme les mesures sanitaires vont continuer à peser sur la productivité des entreprises dans certains secteurs et qu’une partie de celles-ci ne seront pas viables, en fonction de l’importance de leurs coûts fixes, l’État pourrait prendre une partie des salaires (donc une partie du coût variable, NDLR) à sa charge pendant quelques mois. L’économiste Jean Pisani-Ferry a émis plusieurs fois cette idée à Bercy. Les Allemands, eux, ont préféré faire une subvention directe aux coûts fixes des entreprises (Les Échos, le 9 décembre).

– Selon les économistes de la société de gestion Candriam, la perte des entreprises françaises atteindrait globalement 3 % du PIB cette année, contre 2 % « seulement » en Allemagne. D’ailleurs, d’une façon assez classique, les mesures d’urgence ont plus cherché à aider les entreprises que les ménages, de l’autre côté du Rhin. En France, c’est l’inverse, le revenu des ménages ayant été en grande partie préservé. D’où, aussi, le fait que le plan de relance fasse la part belle aux entreprises en France (puisque la politique de l’offre est toujours à l’honneur, NDLR). Pour Patrick Artus, « l’État a moins soutenu les entreprises en France que dans le reste de la zone euro ». Comme le recul des profits des entreprises en France sera plus important et l’endettement plus élevé, « la dégradation des bilans des entreprises due à la crise de la Covid va être plus grave en France que dans l’ensemble de la zone euro », alerte-t-il (Les Échos, le 15 décembre).

– Étonnement : alors que le marché du jouet est censé être de plus en plus dominé par la production en provenance de Chine, il s’avère que le made in France est passé de 8 % il y a 3 ans à 15 % du marché aujourd’hui avec des exemples de relocalisation industrielle par automatisation de la ligne de production. Par ailleurs, pendant la crise sanitaire, Amazon, souvent pointé du doigt, a donné un sérieux coup de pouce aux petites marques françaises. Le géant mondial leur a ouvert il y a plus d’un an une boutique dédiée, suivi par CDiscount. « De petites marques, avec un revenu entre 500 000 à 10 millions d’euros, ont du mal à entrer dans des magasins, note Alain Ingberg, présidant de l’association des fabricants de jouets. Cette vitrine les a sauvés pendant la pandémie. » En effet, pour certaines, Amazon représente 30 % de leurs ventes5. (Les Échos, le 3 décembre). Plus généralement le made in France continue à gagner du terrain dans l’esprit des Français, 64 % d’entre eux estiment ainsi avoir augmenté leur consommation de produits hexagonaux depuis le début de l’épidémie de Covid, selon la nouvelle étude d’OpinionWay pour l’agence Insign, confirmant la tendance d’une première étude menée sur le thème après le premier déconfinement. L’attrait du fabriqué en France n’est pas le même selon les profils. Chez les cadres et professions intellectuelles, la part monte à 70 % quand les personnes ayant des revenus faibles ne sont que 50 % à le faire. Un effet crise avec la crainte de débourser plus en période difficile. Parmi les marques représentatives du made in France citées en premier par les consommateurs, on trouve Le Slip Français, Saint James, Armor Lux, Petit Bateau, Chanel mais aussi Renault et Michelin (ibid.). En dehors d’un certain souci de protection de l’emploi national, « C’est également le moyen dans l’esprit du public de ne pas opposer le petit commerce et les “market places” », complète Éric Bonnet de l’agence Insign qui a initié l’enquête. CDiscount, qui se définit d’ailleurs comme « l’e-commerce made in France », consacre en outre un onglet de recherche aux produits hexagonaux (ibidem).

Dette et banques

– Techniquement au niveau comptable, l’abolition de la dette-Covid ne poserait pas trop de problème d’après la plupart des économistes dans la mesure où la dette détenue par la BCE est une dette publique dont l’annulation ne toucherait pas les créanciers privés. À l’inverse, une telle opération permettrait d’éviter l’effet boule de neige sur la dette publique à terme. Les États ne pourront refinancer leur dette actuelle que si, dans huit ou dix ans, les taux restent proches de zéro. Or, cela implique que la BCE poursuive ses achats d’actifs, ce qui a des conséquences préjudiciables sur l’économie, telle qu’une hausse des inégalités de patrimoine par exemple ». Le risque est toutefois que la monnaie créée ne soit pas consommée mais investie dans des actifs financiers. Dans ce cas-là le coût de cette politique monétaire accommodante serait la création de bulles, sur le marché des actions, mais aussi immobilier. L’article du Monde, le 24 décembre: « Annuler la dette, le ton monte entre les économistes » est une bonne synthèse des différentes positions des économistes en France. Il en ressort que leurs différences sont plus liées à des présupposés orthodoxes ou politiques qu’à une divergence profonde puisqu’ils sont tous d’accord sur ce qu’il faut éviter : « il est nécessaire d’éviter l’austérité et de revoir les règles budgétaires européennes, guère plus adaptées à la situation », regrette Grégory Claeys, économiste au sein du groupe de réflexion européen Bruegel. Dit autrement, sortir des politiques d’inspiration libérale.

– En contre-feu allumé face à des propositions radicalement dissonantes, telles que l’annulation de la dette-Covid détenue par la Banque centrale européenne (BCE), les pouvoirs en place réfléchissent à son cantonnement dans un véhicule spécial à destination conjoncturelle qui l’isolera ainsi de la dette générale à tendance structurelle qui lui pré-existait (cf. Benjamin Lemoine : « Cantonner la dette ou l’aveuglement budgétaire », Libération, le 15 juin). Un signe que pour eux, la crise n’est que conjoncturelle et non pas structurelle comme la définit pourtant, dans ce journal du même jour, Benjamin Coriat passé du maoïsme à l’anthropocène et à la décroissance.

Les supputations vont en tout cas bon train… et les procès d’intention aussi, puisque le « cantonnement », au-delà de son aspect psychologique (faire baisser l’endettement structurel « vrai » autour de 100 % du PIB) peut aussi bien dire qu’il n’y aura pas nécessité absolue de le rembourser (il a aidé à sauver les besoins « essentiels »), que dire, qu’il sera d’autant plus urgent de rembourser l’endettement structurel (dont une partie pourrait concerner des besoins « non essentiels » sous-entendus des dépenses publiques à réduire). Des supputations très aléatoires dans la mesure où nombre de mesures et par exemple celle des indemnisations d’activité « non essentielles » et le versement continu du chômage partiel, entretiennent parmi la population l’idée de l’argent gratuit et qu’il y a des réserves de richesse cachées ou détournées. Il sera donc peu aisé, pour le pouvoir post-crise sanitaire, de tout à coup demander à cette même population de passer à la caisse pour rembourser d’une manière ou d’une autre. Supputations qui sont aussi contredites par différents projets post crise sanitaire, par exemple sur la baisse, le maintien ou l’augmentation des allocations chômage aux États-Unis et en France (cf. en France le report ponctuel ou sine die de la réforme de l’assurance chômage). Pourquoi ce changement, surtout aux États-Unis où l’idéologie dominante décline le fait qu’une allocation chômage détourne de l’emploi ou même en France où les économistes libéraux dénoncent une « préférence pour le chômage » ? Tout bonnement parce que dans la crise sanitaire actuelle, globalement, il n’y a plus de réserve d’emplois dans laquelle piocher6. Sans effort pour favoriser la demande, pas de reprise sauf à tout attendre de l’investissement public. Toutefois, on a du mal à y voir clair dans la mesure où tout ne va pas dans le même sens ; ainsi, en France la prime Macron ne sera pas reconduite une troisième fois (la première suite aux manifestations de Gilets jaunes, la seconde pour les salariés de première ligne), « Nous privilégions des dispositifs pérennes de partage de la valeur. D’ailleurs les syndicats préfèrent eux aussi des mécanismes pérennes ou des hausses des salaires, tandis que les entreprises sont partagées », explique-t-on à Bercy (Les Échos, le 15 décembre).

– On a parlé dans le relevé précédent des fusions bancaires à l’intérieur de chaque pays européen. Le processus se renforce. Fondamentalement, ces mouvements visent d’abord à redresser la rentabilité d’établissements fragilisés par la crise dans des marchés encore peu concentrés. Mis sous pression par une avalanche de provisions pour pertes de crédit et la certitude que les taux vont rester bas à moyen terme et rogner durablement leurs marges, ils cherchent des moyens de réduire leurs coûts. Mais ces mouvements interviennent aussi dans un contexte particulier, à savoir le retour des banques comme bras armé du politique. En distribuant des prêts garantis par l’État (PGE) aux entreprises frappées par la crise, elles ont retrouvé la confiance des États qu’elles avaient perdue durant la crise financière de 2008 et sont devenues des courroies de transmission des politiques publiques. Chacun agit dans le cadre de son intérêt bien compris. Tout en apportant sa garantie, l’État peut se reposer sur un système bancaire qui, en Europe, assure encore le gros du financement de l’économie. Il en va de même pour la Banque centrale européenne (BCE), dont la politique repose aussi en partie sur les banques. De leurs côtés, ces dernières profitent indirectement de ces dispositifs, qui préservent (pour le moment) leurs propres clients de la faillite, aux frais du contribuable. Cette interdépendance rend les banques encore plus stratégiques pour les États. Comment imaginer dans ce contexte un fleuron bancaire italien ou français se faire avaler par un étranger, alors même que ce genre d’opérations était déjà ultrasensible avant ? (Les Échos, le 17 décembre).

L’ironie de l’histoire, c’est qu’après la crise financière, les autorités n’ont eu de cesse de desserrer le lien entre banques et États, pour s’assurer que l’un n’entraîne l’autre dans sa chute. La crise sanitaire est en train de le reconstituer (NDLR). Et bien évidemment il s’est resserré aussi au niveau du lien Banques centrales-États en contradiction avec l’objectif libéral d’indépendance des banques centrales. Plusieurs économistes7 ont souligné ce risque d’intervention des banques centrales qui signe la fin (provisoire ?) de la discipline budgétaire sur laquelle repose l’équilibre du financement global. Cet équilibre a par exemple été rompu partiellement pendant les quinze premiers jours de mars quand, suite à la crise sanitaire, les entreprises zombies américaines et même de grandes entreprises surendettées dans le secteur de l’énergie et par exemple du gaz de schistes ou Boeing, ont eu une énorme demande de cash qui a entraîné par ricochet une vente imprévue et hors de proportion de bons du Trésor américain pour faire face aux retraits de fonds à destination de ces entreprises8. Une course à la liquidité qui a produit un ébranlement de confiance par rapport au statut de réserve de valeur que représentent justement ces bons du Trésor. À partir du 16 mars, la FED a dû racheter massivement des bons pour calmer le jeu.

Mais le problème reste celui de la dette privée, devenue assez incontrôlable depuis que les règles de Bâle III post-crise financière de 2008 ont imposé des restrictions de prêt aux banques commerciales. Toute une part de crédit privé s’est alors développé auprès d’autres types de sociétés financières moins contrôlées que les banques traditionnelles.

– Le programme de prêts aux entreprises a permis de sauver l’équivalent d’environ 2 millions d’emplois à temps plein aux États-Unis. Mais il s’est montré impuissant face à la vague de faillites qui a touché les PME à travers le pays. Ce sont des centaines de milliers de commerces qui ont dû mettre la clé sous la porte. Et une nouvelle vague, touchant des entreprises plus importantes, pourrait frapper en 2021. Le programme est venu en aide à 5,2 millions d’entreprises. Mais, selon la Small Business Administration (SBA), l’agence fédérale qui a géré le programme, la moitié des 522 milliards de dollars distribués l’a été à 5 % des bénéficiaires seulement. Ce sont les grandes entreprises, disposant de services juridiques rodés, qui ont été les premières à en tirer profit (Les Échos, le 22 décembre).

Mondialisation/globalisation

– La crise sanitaire a permis aux Occidentaux de prendre conscience de l’interdépendance des économies et donc d’une certaine fragilité des chaînes de valeur avec la pénurie de masques, de respirateurs et les ruptures d’approvisionnement de certains médicaments. Pourtant, à y regarder de plus près, l’économie française est assez peu dépendante d’importations étrangères posant problème. C’est ce que montre une étude du Trésor publiée jeudi 17 décembre. Elle estime que « les vulnérabilités des importations de la France semblent limitées ». Le problème de la vulnérabilité de l’économie française se pose d’abord quand les importations d’un produit proviennent de pays qui n’appartiennent pas à l’Union européenne (UE). Et ensuite, la question est de savoir si l’approvisionnement de ces produits importés de pays extra-européens est concentré dans un seul pays. Enfin, il faut définir s’il existe une alternative au sein de l’UE à ces importations. Sur environ 5 000 types de produits importés étudiés, seuls 121 proviennent de pays hors UE et sont des biens dont l’approvisionnement est très concentré dans un pays étranger non-européen. Il s’agit de produits chimiques et pharmaceutiques tels que certains antibiotiques, des produits métallurgiques, dont certaines terres rares, et des biens d’équipement comme les accumulateurs et des machines-outils spécifiques, mais pour à peu près un tiers d’entre eux, la Chine est le plus souvent le premier fournisseur de ces produits. La dépendance est donc réelle mais elle n’est pas si importante puisque, souvent, il existe des alternatives à la production chinoise. Seulement 12 produits dont la fabrication au niveau mondial est concentrée sur un petit nombre de pays producteurs, souvent la Chine, présentent « un risque élevé de pénurie en cas de choc », selon le Trésor. Il s’agit de lampes LED, de couvertures en fibre synthétique ou de simulateurs de vol. Et « les importations de la France depuis les pays tiers sont moins vulnérables que celles de ses voisins européens », soulignent les économistes du Trésor. « Quand on regarde les consommations intermédiaires (c’est-à-dire les différentes composantes d’un produit fini, NDLR), on se rend compte que les importations chinoises ont été multipliées par dix depuis 1995. Mais dans l’absolu, notre dépendance reste très faible » (Les Échos, le 18 décembre). « Les entreprises ont compris qu’elles ne doivent pas dépendre d’un fournisseur. Et donc elles ont déjà commencé à diversifier leurs approvisionnements, explique Lionel Fontagné, professeur à l’université Paris-I. Les relocalisations ont lieu au niveau régional, dans les pays d’Europe de l’Est, par exemple. Il n’y a plus d’approfondissement des chaînes de valeur mondiales depuis 2008 mais une re-régionalisation du commerce international. » (ibid.). En fait, beaucoup d’économistes pensent qu’il n’y aura de relocalisation et de réindustrialisation que si la France redevient compétitive. Cela ne dépendra pas tant du coût du travail que de la productivité. Et pour cela, il faut que la production soit basée sur de nouvelles technologies et in fine sur une nouvelle manière de produire. C’est possible dans certains secteurs. Mais, comme le dit David Thesmar, professeur au Massachusetts Institute of Technology, à Boston, « dans ce cas, il y a fort à parier que la production passe par la robotisation. Donc les emplois industriels nouvellement créés seront peu nombreux » (ibidem). Pour P. Artus (Le Monde, le 20 décembre), la crise sanitaire a dévoilé un peu plus les impasses d’une croissance faible fondée sur la satisfaction des consommateurs par la baisse des prix, cette dernière elle-même permise par les délocalisations9, le développement des plateformes, l’augmentation des travailleurs pauvres et des inégalités, l’énergie à bas prix. Quitter ce modèle entraînerait une hausse des prix qui ne pourrait être supportée par ces mêmes travailleurs pauvres et précaires d’où la nécessité de passer d’un soutien aux consommateurs à un soutien aux bas salaires. Bref, le retour à une relance par la demande plus que par l’offre, ce qui n’a rien d’étonnant vu le contexte, sauf le fait que ce soit aujourd’hui un libéral comme Artus qui le préconise !

– Une seconde délocalisation interne aux États-Unis ? Après avoir connu le transfert de son centre industriel traditionnel du Nord-est vers la « ceinture dorée » du Sud-est, la crise sanitaire va-t-elle avoir raison de la Silicon Valley ? La généralisation du travail à distance et l’importance apportée au cadre de vie ont rendu la concurrence géographique plus aiguë entre les États américains. Cela fait des années que les experts brandissent la menace d’un déclin de la Californie ; or, en l’espace de quelques semaines, plusieurs entreprises ont déménagé leur siège et de nombreux grands patrons se sont installés ailleurs. À commencer par Elon Musk, le fondateur de Tesla qui a révélé qu’il résidait désormais au Texas, un État qui, comme la Floride, ne collecte pas d’impôt sur le revenu. En effet, la fiscalité est souvent mise en avant pour expliquer ces déménagements (Les Échos, le 23 décembre).

– Les politiques palabrent, le rouleau compresseur passe : alors que ces derniers mois, il est apparu clairement que le texte gouvernemental se traduisait par une exclusion de facto de Huawei du marché français de la 5G, la question était alors de savoir si le projet d’usine européenne entre Strasbourg et Haguenau ne déménagerait pas en Allemagne puisque Berlin s’est montré un peu plus ouvert que les autres capitales de l’UE sur la question Huawei. Le groupe chinois n’a finalement pas tenu compte de ces atermoiements politiques. Faisant le pari du long terme, il double la mise en France. Après avoir ouvert un sixième centre de recherche à Paris à l’automne, il a encore prévu d’inaugurer trois boutiques en région parisienne (Les Échos, le 18 décembre).

– Même cause effets contraires : alors que la crise sanitaire a accentué le poids des plateformes et donc aussi celui des plateformes chinoises, grande distribution et production de luxe en ont tiré des conclusions différentes. Nous avions parlé dans le « Relevé » précédent du départ d’Auchan de Chine (après celui antérieur de Carrefour) pour ne pas passer sous les fourches caudines d’Alibaba et bien Kering et l’une de ses marques, Gucci n’a finalement pas pu résister à la caverne mirifique d’Alibaba. Kering a annoncé avoir noué une alliance avec la plus grande plateforme d’e-commerce en Chine. Les portails d’e-commerce chinois ont pleinement participé à la hausse de 48 % des ventes du luxe en Chine — le seul marché à boucler l’année en croissance (Les Échos, le 21 décembre).

Anticipations post-Covid

– La victoire aux urnes pour le rival démocrate de Trump pourrait bien annoncer le retour à une mondialisation fondée sur des règles communes comme « mode par défaut » des rapports économiques internationaux. Mais là s’arrêtera sa ressemblance avec la mondialisation des années 1990. Car même si Washington renoue avec ses engagements précédents en faveur d’un ordre fondé sur des règles communes, les conflits autour de la définition de ces règles sont voués à se durcir. Tant la guerre commerciale de Trump que les réactions immédiates face à la pandémie du Covid -19 ont trait à la relocalisation de la production. Or, dans la période post-Trump, l’enjeu de la lutte ne sera plus le site de la production, mais la manière de la réaliser. Bienvenu dans le nouveau monde de la politique commerciale ! Il s’agira encore de doper les échanges, mais désormais au service d’un renforcement de la puissance réglementaire des trois blocs qui fixent les règles : États-Unis, Union européenne et Chine. Les signes de cette mutation sont déjà abondants. La nouvelle version de l’ALENA pose comme condition préalable à l’accès préférentiel du Mexique à la chaîne d’approvisionnement des constructeurs automobiles l’augmentation des salaires dans les usines mexicaines du secteur. Même chose en ce qui concerne l’accord commercial de l’UE avec les pays du Mercosur, qui impose des obligations dans des domaines allant du bien-être des animaux au respect de l’Accord de Paris sur le climat. Le Cambodge s’est aussi vu retirer une partie de son accès préférentiel au marché européen au motif de ses violations des droits de l’homme. Enfin, la nouvelle route de la soie développée par Pékin vise à enchâsser nombre de pays dans les réseaux commerciaux et financiers chinois. Comme le montrent ces exemples, ce sont les économies de taille modeste qui trinquent lorsque les grands blocs commerciaux insistent sur la conformité avec leurs normes à eux. Les pays émergents n’ont guère d’autre choix que de céder aux exigences des marchés les plus gros du monde. Même des économies nationales relativement importantes peuvent faire les frais de cette tendance. Il n’est que de penser aux illusions du Royaume-Uni sur sa capacité à entretenir des rapports commerciaux forts avec l’UE et les États-Unis en même temps… tout en ayant les mains libres pour fixer toutes les règles qui lui conviennent.

La nouveauté dans tout cela est que des pays se trouvent de plus en plus contraints de mettre des secteurs entiers en conformité avec les exigences d’un des grands blocs. Autrefois, lorsque les matières premières et les biens industriels finis constituaient l’essentiel des échanges, les exportateurs n’avaient pas de mal à moduler leur production selon le marché international visé. Mais aujourd’hui, et pour de multiples raisons, les règles s’appliquent de plus en plus à l’ensemble du procès de production. C’est le cas non seulement traditionnel des échanges industriels, mais aussi celui du commerce croissant de services qui se nichent même désormais dans des produits aussi matériels que la voiture bourrée d’informatique. Cela fait que les trois grands blocs ont bien intérêt à s’assurer que leurs règles à eux triompheront. Les pays du monde ont été sommés de choisir leur camp sous Trump, ils le seront tout autant après son départ. Même dans le domaine où le retour au bercail des États-Unis sera le plus chaleureusement accueilli, on assistera à une remontée des tensions. Certes, un gouvernement Biden souscrirait à nouveau à l’Accord de Paris et pourrait entamer à l’intérieur du pays une politique ambitieuse de lutte contre le changement climatique. Biden promet déjà une taxe carbone sur les importations en provenance de pays accusés de « tricher sur leurs engagements en matière de climat » et l’UE a l’intention de faire de même. Mais une politique consistant à faire la paix avec l’Europe risque de conduire à l’affrontement avec la Chine. Elle ouvrirait la voie à un Occident réunifié qui formerait dès lors un « club anti-carbone » qui sommerait Pékin de réduire ses émissions, sous peine de perdre son accès aux marchés occidentaux. On aurait d’ailleurs tort d’y voir du protectionnisme. Il s’agit plutôt d’une mondialisation plus profonde dans laquelle l’activité économique transnationale s’accompagnerait de règles non moins transnationales pour la régir. Cette re-réglementation des flux transnationaux est une réponse naturelle et, potentiellement saine à l’erreur précédente qui consistait à confondre mondialisation et déréglementation.

On peut imaginer plusieurs issues possibles aux batailles réglementaires qui se dessinent actuellement.

La première serait l’harmonisation des politiques commerciales : les pays se mettraient d’accord sur des règles à peu près semblables. C’est le modèle qui sous-tend l’intégration économique européenne, mais qui a peu de chances de s’instaurer à l’échelle mondiale. La question du climat pourrait toutefois faire figure d’exception, étant donné qu’un club anti-carbone occidental — englobant la moitié de l’économie mondiale — pourrait atteindre la puissance de feu économique requise pour contraindre les autres à s’y plier. Une possibilité, en tout cas à court terme, le projet de débloquer 500 milliards de dollars sous forme de DTS (droits de tirage spéciaux) par le FMI pour une aide mondiale ne devrait plus être bloqué puisque seuls Trump et Modi s’y opposaient. » (J. E. Stiglitz, prix Nobel d’économie, Les Échos, le 24 décembre).

Deuxième issue possible : chaque pays extérieur aux trois blocs finirait par s’intégrer plus fortement au bloc avec lequel il a déjà les liens économiques les plus serrés. Cela créerait un dilemme pour les pays liés à plus d’un bloc : imaginons l’Amérique latine obligée de choisir entre la Chine et les États-Unis, ou l’Afrique entre la Chine et l’Europe. Le dernier exemple en date est la semonce donnée par Washington au Brésil concernant Huawei, groupe chinois des télécommunications.

La troisième issue serait la fragmentation. Dans certains domaines, les normes des trois grands blocs commerciaux sont aujourd’hui irréconciliables et vont vraisemblablement le rester. Cela semble être le cas du traitement des données personnelles : l’Europe donne la priorité au consommateur plutôt qu’aux producteurs de contenu numérique, les États-Unis montrent une préférence pour le Big Tech et la Chine développe la surveillance étatique. Mais on pourrait aussi imaginer un dernier scénario plus optimiste qui verrait une large convergence sur les normes les plus exigeantes. Il existe un « effet Bruxelles » qui incite des pays à adopter des règles européennes du fait que, une fois que leurs entreprises seraient en conformité, d’autres marchés internationaux s’ouvriraient à elles. Comme l’a fait remarquer dans le New Yorker, Nate Persily, professeur de droit à l’université Stanford : « L’Europe est le seul régulateur effectif de la Silicon Valley. »

On a souvent dénoncé la mondialisation dans sa phase précédente pour avoir déclenché une course vers le bas. Dans la phase à venir, une lutte titanesque pour gagner la position dominante en matière de réglementation pourrait paradoxalement déboucher sur une course vers le haut (Martin Sandbu, Financial Times, le 21 août 2020, traduction de Larry C.).

– Aujourd’hui, on vit la troisième contraction du PIB la plus importante depuis 1900, selon la Deutsche Bank. Le gouvernement britannique envisage de prendre des participations dans des entreprises clés (et là, bonne chance à ceux qui espèrent encore toucher des dividendes) et de créer toute une série d’instruments financiers à faible rendement comme des obligations indexées à la croissance du PIB. De même, les taux d’intérêt resteront bas et les loyers pourraient baisser si des logements Airbnb étaient redéployés sur le marché à long terme et à des prix plus faibles. Pour finir, les impôts sur les revenus du capital vont sûrement augmenter. Selon un nouveau document de réflexion de la Réserve fédérale de San Francisco, l’analyse de quinze pandémies historiques en Europe (en remontant jusqu’au XIVe siècle) donne ceci : chute des taux d’intérêt au cours des vingt ans suivant la pandémie, et hausse des salaires réels pendant trente ans. D’après le document de la Fed (disponible en anglais) : « De fortes répercussions macroéconomiques [des pandémies étudiées] se prolongent pendant quarante ans environ, dont notamment une stagnation significative du retour réel sur investissement. En revanche, nous n’avons rien constaté de tel à la suite des conflits armés, bien au contraire. Cette différence s’explique vraisemblablement par la destruction de capitaux typique des guerres, mais pas des pandémies. Sur la base de données bien plus rares, nous avons par ailleurs noté une modeste augmentation des salaires à la suite des pandémies qui paraît logique, compte tenu des pénuries de main-d’œuvre et/ou de la tendance à épargner davantage qui sont parmi les conséquences de celles-ci. » (Financial Times, le 16 avril 2020).

 Et l’auteur de conclure que si, comme le laisse supposer le bilan historique, les taux d’intérêt réels restent durablement bas au lendemain de la pandémie actuelle, les gouvernements auront pas mal de marge de manœuvre budgétaire pour en atténuer les impacts. Une seule réserve cependant : la pyramide des âges aujourd’hui, qui n’est nullement comparable à celle observée au début de la Peste noire…

Temps critiques, le 28 décembre/2020

  1.  – C’est la preuve aussi que l’Allemagne a moins délocalisé que la France où l’exemple de l’automobile est caricatural. « Le déclin du secteur automobile a contribué à lui seul à plus de la moitié de la dégradation de 50 milliards d’euros du solde commercial français hors énergie entre 2003 et 2019 », rappelle un rapport publié par France Stratégie (Les Échos, le 15 décembre). Alors que Macron veut 1M de voitures électriques produites en France en 2025, sauf pour la Zoé de Flins, les deux entreprises françaises produisent celles-ci à l’étranger. D’autant qu’avec les généreuses primes à l’achat sur les véhicules électrifiés, le gouvernement subventionne les importations. » d’après B. Jullien, maître de conférences à l’université de Bordeaux et spécialiste des questions liées à l’automobile. []
  2.  – Une séduction durable ce qui n’est pas le cas de toutes les jeunes pousses industrielles comme le montre a contrario l’exemple des rapports entre Ford et Nikola Motor le fabriquant de camions électriques pourtant sur le modèle de Tesla. []
  3.  – Comme le marché de la voiture électrique a commencé à faire ses preuves cette année, pour les nouveaux venus, cela se traduira par de la croissance nette, alors que les constructeurs « old school » devront aussi gérer le poids du passé. []
  4.  – Ce n’est pas grand chose en comparaison des secousses brutales qui ont eu lieu après la crise financière de 2008, lorsque le taux de change du dollar a fluctué entre 0,63 et 0,93 par rapport à l’euro, et entre 90 et 123 par rapport au yen. La réaction modérée des taux de change face à la pandémie est l’une des grandes énigmes macroéconomiques du moment. Il y a une incohérence fondamentale sur le long terme entre la croissance continue de la dette des États-Unis sur les marchés mondiaux et la baisse continue de leur production dans l’économie mondiale. Un problème analogue a conduit à l’effondrement du système d’après-guerre (Bretton Woods) de taux de change fixes au début des années 70. Une explication possible de la relative stabilité malgré la crise sanitaire est que le fait que les taux d’intérêt soient gelés et sans doute pour longtemps encore diminue l’incertitude (Kenneth Rogoff, ex-économiste en chef du FMI, in Les Échos, le 3 décembre). []
  5.  – Toutefois, au niveau plus général, en dix ans, la vente en ligne a permis la création de 32 000 emplois dans le commerce de gros, mais a détruit 114 000 emplois dans le petit commerce (Le Monde, le 4 décembre). « En théorie, la vente en ligne détruirait des emplois dans les magasins physiques mais en créerait en amont et en aval de l’acte d’achat, par exemple dans le commerce de gros ou la livraison, expliquent les auteurs, citant le concept de “destruction créatrice” théorisée par l’économiste Joseph Schumpeter. Mais au total, il semblerait que le secteur arrive à opérer avec globalement moins de ressources. ». Aux États-Unis, l’assureur Euler Hermes pointait en juillet 670 000 destructions d’emplois dans le commerce physique depuis 2008 et en prévoyait 500 000 de plus d’ici à 2025. En avril 2019, une étude de la banque UBS anticipait, elle, 75 000 fermetures de commerces américains d’ici à 2026, si la part de l’e-commerce passait de 16 à 25 % (elle est de 10 % en France, ibid.). []
  6.  – Sur les États-Unis, cf. Ioanna Marinescu, université de Pennsylvanie : https://papers.ssrn.com/sol3/ papers.cfm?abstract_id=3664265 où il est montré que malgré la forte augmentation des allocations, les demandes étaient restées bien supérieures aux offres alors qu’elles auraient dû baisser si on avait constaté l’existence d’une « préférence pour le chômage ». Finalement, l’assurance chômage n’a plus que la vertu de lutter contre les inégalités. Aux États-Unis, pendant la crise sanitaire, ce sont les salariés à revenus modestes et dans des secteurs comme la restauration, qui ont perdu le plus d’emplois. L’augmentation des allocations chômage de 600 dollars par semaine pour tout le monde a bénéficié de manière plus que proportionnelle aux chômeurs à bas revenus, et a donc joué un rôle très important pour limiter la croissance des inégalités aux États-Unis pendant la crise du Covid -19 (cf. http://ftp.iza.org/dp13643.pdf, Marinescu, Libération, le 15 décembre). []
  7.  – Cf. Michel Aglietta et Sabrina Khanniche : « La vulnérabilité du capitalisme financiarisé face au coronavirus », La lettre du CEPII, no 407, avril 2020. []
  8.  – Il faut savoir qu’en temps de baisse des cours, les bons du Trésor correspondent à un choix de la « qualité » et normalement cela conduit à des achats de bons, alors que là s’est produit le processus inverse du fait de la préférence pour la liquidité (le choix de la quantité). []
  9.  – On estime que l’augmentation des importations en provenance de Chine entre 1995 et 2007 a détruit environ 100 000 emplois en France, des pertes concentrées géographiquement, tandis qu’elle a amélioré le pouvoir d’achat annuel de chaque ménage de 1 000 euros, des gains répartis sur toute la distribution des revenus, donc une diffusion certes, mais sûrement très inégalitaire et dont le sens est difficile à appréhender (Isabelle Méjean, professeure d’économie à l’école polytechnique, Le Monde, le 20 décembre). Si ces problèmes sont réels, on oublie parfois que, pour l’économie française, la mondialisation se joue avant tout à l’échelle européenne. Environ 60 % des échanges de la France avec le reste du monde se font à l’intérieur de l’Union européenne (UE), quand les biens en provenance d’Asie représentent 15 % des importations françaises. Les pénuries de masques ou de paracétamol ont focalisé l’attention, tandis que la prépondérance européenne sur le matériel médical ou d’autres types de médicaments était ignorée. L’UE est le premier exportateur mondial d’une cinquantaine des 90 produits identifiés comme stratégiques dans la gestion de la crise sanitaire par l’OMC. Cela ne signifie pas que l’UE est autosuffisante, mais que les investissements nécessaires pour atteindre la souveraineté dans des secteurs aujourd’hui jugés stratégiques ne concernent qu’un nombre limité de produits (ibid.). []

Temps critiques et les différentes formes d’intervention critique et politique

Dans cet entretien, Jacques Wajnsztejn essaie de rendre compte du travail effectué dans les relevés de notes produits depuis le début de la crise sanitaire à partir d’une large revue de presse quotidienne visant à recueillir des données statistiques, des faits tout en les soumettant à un regard et à une interprétation critique. Bref, ne pas partir des a priori idéologiques qui ont amené la plupart des groupes politiques constitués ou informels, soit à nier la crise soit à nous dire qu’ils nous avaient bien prévenus. Pour cela il a fallu se coltiner à explorer cette terra incognita de l’extrême gauche en général, qu’est resté le champ économique et donc préciser des points sur la dette, sur la globalisation, la concentration du capital, le rôle du capital fictif dans l’investissement d’innovation, etc.

C’est là l’objet de la première partie de l’entretien.

Tenant compte de notre activité pratique et théorique au sein du mouvement des Gilets jaunes la seconde partie de l’entretien tente de replacer les différentes formes d’intervention de la revue Temps critiques au fil de son évolution et surtout de l’évolution de ses concepts de référence et particulièrement le passage de la critique de la forme Etat-nation qui apparaît dès le n°2 de la revue en 1990 à ce nous appelons la forme réseau de l’Etat. Une thèse avancée dès les années 2000 en s’appuyant sur le processus de résorption des institutions en cours, mais souvent mal comprise et qui mérite donc d’être explicitée à l’aune de nos derniers développements sur la révolution du capital.