Ces échanges sur le travail poursuivent les précédents sur le thème général de la numérisation et de la tertiarisation d’activités qu’il faut bien continuer à appeler industrielles vus le capital fixe et les énergie qu’elles mobilisent. Il s’agit aussi d’analyser leurs implications aussi bien du point de vue du procès de production que du procès de valorisation et aussi, évidemment, du procès de travail. Après des questionnements et commentaires autour de capitalisme et automatisation (Le capital est-il sa propre limite ?) et du « capitalisme de plate-forme« , nous allons suivre maintenant deux axes principaux :
– un retour sur la catégorie « travail » afin, premièrement, d’en dégager la véritable « nature » et deuxièmement de clarifier les mots concrets (et les sens) qui se cachent sous l’abstraction de la catégorie ;
– une caractérisation plus précise du rôle des NTIC dans ce processus de numérisation à partir de l’exemple des « logiciels libres ». En effet, les échanges précédents abordaient ce point uniquement à partir de leur utilisation capitaliste alors qu’ici Raoul envisage ce qui pourrait être leur rôle émancipateur dans la mesure où ils représenteraient un moyen de dépassement de la contradiction entre d’une part des forces productives de plus en plus collectives et socialisées et d’autre part des rapports de production rendus trop étroits par les limites qu’impose leur propriété privée ; une position fort critiquée comme le montrent les réactions qui suivent…
Le texte structurant cet échange est le premier, celui de Raoul qui date de 2015 et il était adressé, de façon restreinte, à d’anciens participants au « groupe de Paris » qui avait quitté le Courant communiste international (CCI), au début des années 1980, d’où la référence à Max, un de ses participants. Ce groupe plus ou moins informel a rejoint alors un site de discussion auquel participaient d’autres mini-groupes ou individus issus de la mouvance ultra-gauche (germano-hollandaise ou bordiguiste), le « réseau de discussion » auquel JW a ensuite aussi contribué à titre personnel. D’où des liens qui se sont tissés et maintenus, là aussi de façon informelle, qui expliquent cet échange.
Contribution à la discussion sur le « travail »
« A quel travail voulons-nous mettre fin ?« , la question posée par Maxime, touche à un aspect fondamental du projet révolutionnaire : l’organisation de la production des moyens de subsistance dans une société post-capitaliste, communiste.
Maxime écrit : « Dans nos échanges d’idées récents est souvent revenu le problème de la distinction à marquer entre « libérer le travail des hommes » et « libération des hommes des chaînes du travail » ; dit d’une autre manière, le slogan révolutionnaire correct est-il celui-ci : « abolition du travail salarié », capitaliste dans son ultime avatar, ou cet autre : « abolition du travail tout court » ? »
Comme je l’ai déjà signalé, cette question peut se perdre dans des quiproquos stériles si l’on n’est pas d’accord sur le sens du mot « travail« , si l’on ne précise pas dans quel sens ce terme est employé à chaque occasion que c’est nécessaire. Par exemple, on trouve chez Marx, d’une part, l’idée de la nécessité de « l’abolition du travail » dans une société communiste épanouie et, d’autre part, l’idée que « le travail » deviendra « le premier besoin de la vie« . Si l’on ne comprend pas le mot « travail » dans des sens différents dans chaque idée, on est en présence d’une grossière contradiction. A un autre niveau, le slogan (rappelé par Maxime) « Ne travaillez jamais!« , écrit sur les murs de Paris en Mai 1968 par les Situationnistes, pour un « non-initié », cela pouvait dire : « ne produisez jamais de quoi subvenir à vos besoins ou à ceux de la société » ou bien encore « ne faites rien qui demande un effort soutenu »…
Le mot « travail » est particulièrement ambigu, il possède un très grand nombre de significations et cela rend indispensable de ne pas s’y perdre. Il ne s’agit pas de réduire une problématique complexe à une simple question de sémantique, mais de se débarrasser des ambiguïtés sémantiques pour mieux aborder cette problématique. Pour les besoins des questions qui nous préoccupent je crois indispensable de distinguer trois significations principales du mot « travail ».
Le travail comme effort assidu
La première est celle très générale, pas obligatoirement économique : Activity involving mental or physical effort in order to achieve a result. (Oxford Dictionnary), activité exigeant un effort mental ou physique en vue d’atteindre un résultat.
L’accent est mis sur le fait qu’il s’agit d’un effort soutenu en vue d’un objectif, quel que soit le type d’effort et quel que soit l’objectif poursuivi. Quand le poète prend sa plume, quand l’enfant entreprend ses devoirs scolaires à la maison ou quand l’agriculteur monte sur son tracteur pour aller labourer on dit qu’ils se mettent au « travail ».
Maxime y fait allusion à plusieurs reprises, en l’appelant « effort », « effort assidu » et laissant entendre -me semble-t-il- que c’est dans ce sens que Marx emploi le mot « travail » quand il écrit dans les Manuscrits de 1844 que « l’histoire dite universelle n’est rien d’autre que la génération de l’homme par le travail humain » (PL, II, MS, p. 89) (*). « Pour Marx, -écrit Maxime- l’exercice de la liberté et de la création requiert un effort assidu et peut, de ce fait, contenir des moments moins plaisants où il faut combattre l’envie de relâcher. Cet effort, qui n’est contraint que par notre humanité (distincte de la Nature), est fondateur de celle-ci. » (Maxime 7fev15)
Le travail comme « activité vitale« , « vie productive«
La deuxième signification est plus restrictive, plus économique, tout en restant très générale. Elle désigne l’activité productrice des moyens nécessaires à la subsistance de l’être humain. Marx, dans les Manuscrits de 1844, en parle comme de « l’activité vitale, la vie productive » . (PL II, p. 63) Elle met l’accent sur la différence avec d’autres activités telles que les activités artistiques, les « loisirs » en général, qui ne participent pas, du moins directement, à la production de subsistance. Avec cette signification le concept de « travail » désigne un type d’activité qui existe, même si sous des formes très différentes, dans toute société humaine, car aucune ne peut vivre sans moyens de subsistance. C’est en ce sens qu’il est employé par exemple pour les 1chasseurs-cueilleurs dans le débat autour des thèses de Marshall Sahlins (insistant sur la part très réduite du temps de « travail », le temps dédié spécifiquement à la chasse et à la cueillette, dans la vie des communautés
primitives). Je pense que c’est aussi dans ce sens que Marx l’emploi lorsqu’il écrit, décrivant « une phase supérieure de la société communiste » : « quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie« . Le « travail » qui pour Marx doit devenir « le premier besoin de la vie », est bien l’activité de production de la subsistance en général (« un moyen de vivre« ), mais affranchie des tares aliénantes du passé et intégrée, unifiée avec les autres formes d’activité humaine. La production agricole deviendra une activité artistique en même temps que les activités artistiques deviendront aussi indispensables que de se nourrir. Il en est de même pour William Morris lorsqu’il décrit le « travail » dans une société post-capitaliste comme « une joie« . On y reviendra.
Le travail comme activité aliénée
La troisième signification du mot « travail » est encore plus restrictive et désigne l’activité productrice des moyens de subsistance, mais telle qu’elle a été pratiquée de façon aliénée dans les sociétés divisées en classes. Le travail est alors associée à la réalité de systèmes fondés sur l’exploitation où il est presque exclusivement réalisé par les classes « inférieures ». De ce fait, le concept de travail est assimilé à celui de souffrance. Dans la Bible, quand ils sont chassés de l’Éden, Ève est condamnée à enfanter dans la douleur (d’ailleurs en français comme en anglais, le mot « travail » ou « labour » décrit le processus de l’accouchement) et Adam à « travailler » pour « gagner son pain à la sueur de son front ». Le mot « travail » (trabajo en espagnol, trabalho en portugais) vient du mot tripalium qui désigne un instrument de torture pour les esclaves1. Le mot « Arbeit » en allemand vient de la racine indo-européenne orbho puis des langues slaves robu, robot qui signifie serf ou esclave. Pour les patriciens romains ou les aristocrates féodaux le travail est infamant. Il faut attendre le capitalisme pour que le concept de travail soit « valorisé » et élevé au rang d’idéal et de fondement moral de la société. En son temps, le protestantisme a beaucoup fait dans ce sens. Au XXe siècle, le stakhanovisme soviétique, tout comme la devise « Travail, famille, patrie » du gouvernement de Vichy, ou le cynique « Arbeit macht frei » inscrit à l’entrée des camps d’Auschwitz et de Dachau, ont exprimé la même idéologie. Dans le capitalisme la déshumanisation du travail est portée à son degré ultime, comme en témoignent aujourd’hui les filets « anti-suicide » accrochés aux murs extérieurs de certaines usines en Chine.
Si l’on comprend « travail » comme la production de subsistance sous ces formes d’exploitation, d’aliénation, il va de soi qu’il disparaîtra dans une société post-capitaliste, communiste. C’est en employant dans ce sens le mot « travail » que Marx écrit en 1845 :
« Le ‘travail’ est par nature l’activité asservie, inhumaine, antisociale, déterminée par la propriété privée et créatrice de la propriété privée. Par conséquent, l’abolition de la propriété ne devient une réalité que si l’on la conçoit comme abolition du travail« . (A propos du « Système national de l’économie politique » de Friedrich List, cité par Maxime).
Le mot « travail » est trop imbibé de ce que qu’il a été depuis des millénaires d’exploitation pour qu’il puisse être utilisé pour désigner l’activité productrice des moyens de subsistance dans une société débarrassée de la propriété privée et de l’exploitation.
On peut s’étonner que Marx n’ait pas ressenti le besoin d’être plus attentif à l’ambiguïté du concept dans certaines de ses formulations. Il aborde cependant la question dans une note, au début du Premier livre du Capital, à propos de la conception du travail chez Adam Smith :
« D’un autre côté, il [Adam Smith] pressent, il est vrai, que tout travail n’est qu’une dépense de force humaine de travail, en tant qu’il est représenté dans la valeur de la marchandise ; mais il comprend cette dépense exclusivement comme abnégation, comme sacrifice de repos, de liberté et de bonheur, et non en même temps comme affirmation normale de la vie. Il est vrai qu’il a en vue le travailleur salarié moderne. » (PL I, p. 575.)
Cela rappelle le reproche fait par Marx à Proudhon de « ne voir dans la misère que la misère« . Ici, Marx reproche à A. Smith de ne pas voir dans le travail son aspect d’ « affirmation normale de la vie« . Certes, il lui accorde « qu’il a en vue le travailleur salarié moderne« , et qu’il a donc au moins partiellement raison. Mais ce faisant il affirme cette idée que le travail peut être une affirmation vitale.
Dans la 4e édition en allemand du premier livre du Capital, Engels ajoute à cet endroit une note d’ordre sémantique :
« La langue anglaise a l’avantage de disposer de deux termes différents pour ces deux aspects différents du travail. Le travail qui crée des valeurs d’usage et se définit qualitativement s’appelle work, par opposition à labour ; le travail qui crée des valeurs et ne se mesure que quantitativement s’appelle labour, par opposition à work. » ( Engels, PL I, p. 1637)
Je ne connais pas suffisamment les nuances de la langue anglaise pour savoir ce qu’il en est. Le dictionnaire d’Oxford, se contente de définir « labour » ainsi : « Work, especially physical work.«
Mais Engels a raison -si j’interprète bien sa pensée- d’associer l’aspect du travail comme créateur de valeur d’usage à ce que Marx considère une « affirmation normale de la vie« , et de lier son aspect créateur de valeur d’échange à ce que Marx désigne comme « abnégation… sacrifice de repos, de liberté et de bonheur« .
Cependant ces remarques de Marx et Engels ne suffisent pas à corriger l’ambiguïté qui parfois entoure l’emploi du mot travail.
Maxime en convient et propose la solution suivante :
« Je crois que, pour la discussion et la propagande, on a tout intérêt à simplifier les choses en utilisant deux termes non synonymes : on garderait “travail » pour désigner les besognes se rattachant directement ou indirectement à la production, à la circulation et l’entretien des moyens de subsistance, activité sans conteste indispensable biologiquement mais ne valorisant pas l’être humain, inhumaine au sens de Marx, inintéressante, donc, toute réduite au minimum qu’elle sera dans le communisme ; on adopterait quelque chose comme “œuvre » — en suivant, pourquoi pas ? l’exemple de Hannah Arendt — pour qualifier en général l’activité dégagée de la partie d’activité précédente, intéressante, humaine, parce que créative, communicationnelle, non contrainte et routinière, etc. Peu importe le choix des mots, au final, il suffit que ceux-ci recouvrent des contenus indiscutablement distincts. » ( 8fev15)
Dans le complément à son texte sur le travail (9fév15), Maxime précise :
« La vraie activité humaine, c’est la création pour le plaisir de créer et de communiquer avec ses semblables, de s’épanouir individuellement en collectivité, de profiter de la vie de façon jubilatoire avec ses compagnons, simplement pour ça, sans autre nécessité que cela. C’est affirmer son humanité entière, tout bonnement, y compris contre la nature le cas échéant. C’est en même temps, donc, la liberté. La liberté est le contraire de toute nécessité qui ne découle pas de la volonté de l’homme, alors que la nécessité dictée à l’homme par les besoins naturels est extérieure à lui : elle est extrahumaine. Dans son expression des Gloses, Marx aurait bien mieux fait d’écrire : « Lorsque l’œuvre, qui n’est plus du travail, puisqu’activité humainement libre, sera devenue le premier besoin vital ». »
Ces lignes méritent plusieurs remarques. La première concerne l’alternative liberté/nécessité.
L’alternative liberté/nécessité
Ce que Maxime considère une activité « ne valorisant pas l’être humain, inhumaine au sens de Marx, inintéressante » ce n’est pas seulement le travail exploité, aliéné, mais la production des moyens de subsistance en elle même, (le travail générique) y compris dans une société communiste. Il fonde cette idée -que je ne partage pas- sur l’opposition antagonique entre nécessité et liberté, telle que Marx la traite dans la fameuse conclusion du livre III du capital.
« A la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures… (…)
« Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés – l’homme socialisé – règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. » (PL II, pp. 1487-1488).
Le mot « travail » est employé ici dans le sens de production de la subsistance en général, et non de travail aliéné, puisque Marx décrit ce que peut être cette activité lorsqu’elle n’est plus dominée « par la puissance aveugle de ces échanges ». Cependant elle est considérée comme ne pouvant appartenir au « véritable règne de la liberté » du fait qu’elle est soumise à « l’empire de la nécessité ». Tout le raisonnement repose sur l’antinomie entre liberté et nécessité. Mais l’importance, la réalité de cette antinomie est largement dépendante des conditions dans lesquelles elle se pose. La nécessité s’oppose à la liberté dans la mesure où elle apparaît comme une contrainte à laquelle on ne peut échapper. Cette contrainte est d’autant plus réelle que sa satisfaction implique une action pénible, désagréable, que l’on ne souhaiterait pas réaliser si on en avait la liberté. Mais, si la production nécessaire est réalisée dans des conditions où elle peut être épanouissante, enrichissante, plaisante, « conforme à la nature humaine », elle peut devenir une activité désirable, choisie et voulue en toute liberté. Maxime reproduit d’intéressants extraits des Métamorphoses du travail où André Gorz relativise la pertinence de mettre au centre de la problématique du travail uniquement ce qu’il appelle « le couple liberté/nécessite ».
« Dans la philosophie grecque, – écrit Gorz- liberté et nécessité étaient antinomiques. L’individu devenait libre quand il s’affranchissait du fardeau des nécessités quotidiennes. Dans la mesure où l’étendue de ces nécessités croissait avec celle des besoins, l’autolimitation et la frugalité étaient des vertus indispensables de l’homme libre. Ces vertus n’étaient pas suffisantes. Pour affranchir l’individu de l’asservissement à la nécessité, il fallait aussi que celle-ci fût assumée pour le compte des hommes libres par des gens qui, par définition, ne l’étaient pas, les esclaves et les femmes. (…)
La seule différence importante avec Aristote est que, chez Marx, le déploiement de la liberté ne suppose plus — c’est-à-dire dans une société communiste, aux forces productives pleinement développées — que le fardeau de la nécessité soit endossé par des couches sociales non libres. La machine a pris la place des esclaves et les ‘’producteurs associés’’ s’organisent de manière à réduire le travail nécessaire à un ‘’minimum’’, de sorte que tout le monde travaille mais peu et que tout le monde déploie, à côté de son travail, des activités qui sont à elles-mêmes leur propre fin. » […]
« Si, à l’époque de Marx, liberté s’opposait principalement à nécessité, c’est que le travail à but économique aussi bien que le travail pour soi de la sphère domestique servaient essentiellement à produire le nécessaire et ne laissaient pratiquement pas de temps pour autre chose. » (…)
« Or la sphère de la nécessité n’a aujourd’hui ni la même extension ni les mêmes caractéristiques qu’à l’époque de Marx. La presque-totalité des productions et des tâches nécessaires à la vie est industrialisée ; le nécessaire nous est fourni principalement par le travail hétéronome, c’est-à-dire par le travail socialement divisé, spécialisé et professionnalisé, accompli en vue de son échange marchand et dont ni la valeur d’échange, ni le but ou le sens ne peuvent être souverainement déterminés par nous-mêmes. (…) C’est donc moins aux ‘’nécessités’’ de l’existence que nous sommes asservis qu’à la détermination externe de notre vie et de notre activité par les impératifs d’un appareil social de production et d’organisation qui fournit indistinctement le nécessaire et le superflu, le productif et le destructif.
C’est pourquoi, dans notre expérience quotidienne, ce n’est pas tant le couple liberté/nécessité qui est décisif mais le couple autonomie/hétéronomie. La liberté consiste moins (ou de moins en moins) à nous affranchir du travail nécessaire à la vie qu’à nous affranchir de l’hétéronomie, c’est à dire reconquérir des espaces d’autonomie où nous puissions vouloir ce que nous faisons et en répondre. » (p. 268)
« J’appelle activités autonomes ces activités qui sont à elles-mêmes leur propre fin. (…) [Cependant] la réalisation du but autant que l’action qui le réalise sont source de satisfaction : la fin se reflète dans les moyens et inversement ; il n’y a pas de différence entre l’une et les autres ; je peux vouloir le but en raison de la valeur intrinsèque de l’activité qui le réalise et l’activité en raison de la valeur du but qu’elle poursuit. »
(p. 267)
Ma deuxième remarque par rapport à l’idée exprimée par Maxime suivant laquelle « la production,… la circulation et l’entretien des moyens de subsistance » est toujours « inhumaine au sens de Marx », concerne la dimension « générique » de cette activité.
La dimension « générique » de la production des moyens de subsistance
Lorsque Marx développe dans les Manuscrits de 1844 les différentes conséquences du travail « aliéné », « dépossédé », il met en relief quatre effets :
« 1° Le rapport de l’ouvrier au produit du travail comme objet étranger qui le tient sous sa puissance. » Son produit lui devient « contraire et hostile ».
« 2° Le rapport entre le travail et l’acte de production à l’intérieur du travail ; c’est le rapport de l’ouvrier à sa propre activité comme activité étrangère, qui ne lui appartient pas. (…) C’est l’aliénation de soi venant après l’aliénation de l’objet. » (…)
« 3° Il transforme l’être générique de l’homme, sa nature aussi bien que ses facultés intellectuelles, en un être qui lui est étranger, en instrument de son existence individuelle, il l’aliène de son propre corps, ainsi que de la nature intérieure, il l’aliène de son essence spirituelle, de son essence humaine. »
« 4° Rendu étranger au produit de son travail, à son activité vitale, à son être générique, l’homme devient étranger à l’homme. » (Les soulignés sont de Marx)
Ici, c’est tout d’abord le troisième effet du travail aliéné qui nous intéresse. (Nous reviendrons plus loin sur le quatrième.) En général, les deux premiers aspects de l’aliénation, par rapport au produit et par rapport à l’acte de production sont connus et cités. C’est moins le cas pour le troisième, par rapport à l »être générique de l’homme », « son essence humaine ». Il est pourtant fondamental, et découle des deux premiers effets. Il consiste, tel que je le comprends, en ceci. Ce qui est la véritable spécificité de l’être humain, son être « générique », par rapport aux autres animaux, c’est sa capacité à transformer le monde et par voie de conséquence à se transformer lui même, de façon consciente, libre. C’est à travers la vie productive qu’il peut réaliser cette capacité. Mais, dans le travail aliéné, cette activité est vécue uniquement comme un moyen de gagner sa vie immédiate, un simple moyen de subsistance, pratiquement sans aucune prise sur le but et la façon de son activité. Cela n’a rien à voir avec la volonté libre et consciente de réaliser sa capacité la plus puissante, la plus spécifique : transformer le monde et lui même. Son besoin le plus authentique, le plus conforme à son potentiel est nié, annihilé au profit d’un expédient de survie physique.
« La vie productive –écrit Marx– est la vie de l’espèce ; c’est la vie créatrice de vie. Le mode d’activité vitale renferme tout le caractère d’une espèce [species], son caractère générique… »
« C’est précisément en façonnant le monde des objets que l’homme commence à s’affirmer comme un être générique. Cette production est sa vie générique créatrice. Grâce à cette production, la nature apparaît comme son œuvre et sa réalité. L’objet du travail est donc la réalisation de la vie générique de l’homme.
L’homme ne se recrée pas seulement d’une façon intellectuelle, dans sa conscience, mais activement, réellement, et il se contemple lui-même dans un monde de sa création. En arrachant à l’homme l’objet de sa production, le travail aliéné lui arrache sa vie générique, sa véritable objectivité générale, et en lui dérobant son corps non organique, sa nature, il transforme en désavantage son avantage sur l’animal.
De même, en dégradant au rang de moyen la libre activité créatrice de l’homme, le travail aliéné fait de sa vie générique un instrument de son existence physique.
Bref, du fait de l’aliénation, la conscience que l’homme a de son espèce se modifie au point que sa vie générique devient pour lui un instrument. » (PL II, p.64)
« Son travail [pour l’ouvrier] n’est pas volontaire mais contraint. Travail forcé, il n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. » (PL II, p.61)
Ce « besoin » qui n’est pas satisfait, c’est le besoin pour l’être humain d’agir volontairement en créateur du monde et de soi-même, à travers son activité productrice. C’est ce besoin dont Marx dit, plus de 30 ans plus tard, que, dans une société communiste, il deviendra » le premier besoin de la vie », et non plus « seulement le moyen de vivre ».
Or, pour revenir à la question de départ de savoir si, comme le dit Maxime, toute activité productrice de biens nécessaires à la subsistance est « inhumaine au sens de Marx », on ne voit pas comment la « vie générique créatrice » pourrait exclure tout ce qui concerne la production de subsistance du seul fait qu’elle correspond à une nécessité immédiate. La production dans une société libérée ne nie pas cette nécessité, elle intègre l’effort pour sa satisfaction dans une activité unifiée, à l’échelle de l’universalité de l’être humain.
En fait, Maxime, apparemment en contradiction avec ce qu’il exprime par ailleurs, reconnaît et affirme clairement la nécessité de cette unification :
« Le travail -écrit Maxime- était une activité artificiellement séparée, au cours de certains développements 5des sociétés, du reste des activités des hommes, cette séparation étant portée par le capitalisme à la plus grande échelle jamais connue. Dans cette optique, la séparation du travail est un mal violent et la résolution révolutionnaire du problème, dans le communisme, ne peut tout simplement revenir qu’à la suppression de la séparation, à la réintégration : « fabriquer » en même temps, au même niveau, les « objets » de subsistance ainsi que de reproduction biologique et les produits d’art au sens le plus large (incluant l’artisanat), de culture, de loisir, de discussion politique, d’amour, de convivialité, etc. » (A quel travail voulons-nous mettre fin ?)
William Morris, qui a écrit sur l’activité productive dans la société future, insiste souvent sur l’idée que le bouleversement au niveau de ce qu’il appelle encore « travail » constitue le changement qui rend « possible tous les autres ».2 C’est une idée qui s’accorde avec ce que Marx écrit sur le quatrième effet du travail aliéné , et que nous avons précédemment cité :
« 4° Rendu étranger au produit de son travail, à son activité vitale, à son être générique, l’homme devient étranger à l’homme. »
Marx poursuit : « Lorsqu’il se trouve face à lui même, c’est l’autre qui est présent devant lui. Ce qui est vrai du rapport de l’homme à son travail et à lui même, est vrai de son rapport à autrui, ainsi qu’au travail et à l’objet du travail d’autrui. D’une manière générale, la thèse selon laquelle l’homme est rendu étranger à son être générique signifie que les hommes sont rendus étrangers les uns aux autres, et que chacun est rendu étranger à l’essence humaine.«
Il ne peut y avoir de révolution consciente tant que les hommes restent « étrangers les uns aux autres ». Du dépassement de cette atomisation induite par le travail aliéné, de ce changement fondamental dépendent effectivement, comme le dit Morris, tous les autres changements.
C’est une question centrale, primordiale et qui doit être mise à l’ordre du jour dès les premiers moments d’une prise en main de l’ensemble des moyens de production par la population. Contrairement aux idéologies staliniennes qui font du sacrifice par le travail le ciment de la construction du socialisme, c’est dès le départ que la question de désaliéner l’activité productive doit être une priorité absolue.
A un moment donné, Lénine avait été conduit à proclamer que celui qui ne travaillait pas devrait être fusillé sur place. A l’exact opposé, le caractère volontaire, libre, de l’activité productive est une condition première de la construction d’une société émancipée.
Pour ce qui nous importe, la réflexion sur ce que sera la société future, sur ce que peut être le projet
révolutionnaire aujourd’hui, il serait dangereux et de se cantonner à une énième exégèse des textes de Marx.
Cette réflexion ne peut être fertile qu’en s’actualisant, en se nourrissant de la matière foisonnante des pratiques productives développées dans le mouvement de l’actuelle révolution industrielle.
La commons based peer-production, « la production entre pairs basée sur les communs », telle que nous la voyons se développer depuis plus de deux décennies, constitue un véritable germe de ce que peut être l’activité productive dans une société communiste. Le caractère volontaire, non-marchand, « non- hiérarchique », auto-épanouissant de la production se trouve dès le départ au centre la logique « hacker », des pratiques « collaboratives ». Le développement concret de ces nouvelles pratiques se heurte aux mille entraves que lui oppose le contexte marchand et oppressif du système dominant qui essaie de les cantonner tout en en tirant profit. Il se confronte aux difficultés d’avancer sur des questions d’organisation nouvelles (hiérarchies volontaires, conciliation des aspirations individuelles et de l’efficacité collective, gestion de tâches plus ingrates, etc.) avec pour seules boussoles quelques principes généraux et, comme méthode, l’expérimentation collective, partagée sans secrets avec la volonté d’apprendre de ses erreurs. Prétendre traiter des questions du « travail » dans la société future, sans faire trésor des expériences de ces nouvelles pratiques en cours, c’est se priver d’une indispensable source d’enseignements3.
Enfin, à ce propos, je voudrais apporter un correctif à ce qu’écrit Alan sur l’évolution de André Gorz au cours des dernières années de sa vie. Alan semble dire que Gorz aurait abandonné son « enthousiasme… pour les logiciels libres » pour se « réorienter » sur la « nécessité de l’abolition du travail ».
Mais, premièrement, il n’y a pas de contradiction entre l’éthique des logiciels libres et la nécessité de
l’abolition du « travail », compris dans le sens que prend ce terme dans les systèmes d’exploitation. Le dépassement du « travail » en faveur de « la libre coopération et de la créativité personnelle », est même un des aspects centraux de cette éthique.
Deuxièmement, à ma connaissance, Gorz n’est jamais revenu sur cet « enthousiasme ». Dans son dernier texte, rédigé peu de temps avant sa mort avec sa compagne, un article pour la revue EcoRev, intitulé « La sortie du capitalisme a déjà commencé » (http://ecorev.org/spip.php?article641), il écrit à propos des logiciels libres… et du « travail » :
« Il s’agit là d’une rupture qui mine le capitalisme à sa base. La lutte engagée entre les ‘logiciels propriétaires’ et les ‘logiciels libres’ (libre, ‘free’, est aussi l’équivalent anglais de ‘gratuit) a été le coup d’envoi du conflit central de l’époque. » (…) La définition que Pekka Himanen donne de l’Éthique Hacker est très voisine : un mode de vie qui met au premier rang ‘les joies de l’amitié, de l’amour, de la libre coopération et de la créativité personnelle’. (…) Le travail sera producteur de culture, l’autoproduction un mode d’épanouissement. »
Dans un entretien publié aussi dans EcoRev, en janvier 2006, (http://ecorev.org/spip.php?article449), Gorz parle de « protocommunisme » :
« C’est le hacker qui a inventé cette anti-économie que sont Linux et le copyleft – cet opposé du copyright – et a fait surgir le mouvement des logiciels libres. (…) La production de soi est ici production de richesse et inversement ; la base de la production de richesse est la production de soi. Potentiellement, le travail – au sens qu’il a dans l’économie politique est supprimé : ‘le travail n’apparaît plus comme travail mais comme plein développement de l’activité [personnelle] elle-même’ (Grundrisse, p. 231). »
Enfin, interrogé sur « les rencontres et les influences importantes » pour lui, Gorz cite, entre autres : « un hacker, Stefan Meretz, cofondateur d’Oekonux ».
Raoul, 2 juin 2015
*. PL II = Bibliothèque de La Pléiade, Éditions Gallimard, Karl Marx, Œuvres, Tome II.
Le 12/05/2017
Ce texte de 2015 reprend les principales interprétations de la question du travail telles qu’elles se sont développées dans les milieux ultra-gauche historiques et contemporains. Globalement, l’ auteur reste attaché à la conception productiviste du travail et à la vision d’une « nature humaine » qui « épanouit sa puissance » en rationalisant toujours davantage son rapport à la nature extérieure. Est réaffirmée la distinction entre l’inhumanité du travail aliéné et exploité dans le salariat et l’accomplissement de la « puissance humaine » dans la création, le loisir, la liberté, etc. Rien de bien nouveau de ce côté là.
Toutefois, deux tentatives pour redéfinir ce qui pourrait être une activité humaine « libérée » du travail dans le communisme appellent quelques critiques. L’une porte sur l’introduction par Maxime de la notion « d’œuvre » pour désigner les activités qui seraient dégagées des nécessités de la production, de la circulation et —on peut le comprendre dans le propos de Maxime même si le terme n’est pas utilisé — dégagées aussi des exigences de la reproduction des rapports de production et d’échanges. L’autre tentative concerne l’apologie des logiciels libres, des pratiques « collaboratives », des hackers et autres cultures qui selon les prophéties d’André Gorz réaliseraient enfin la sortie de « l’hétéronomie », le règne de « l’autonomie », et permettraient que s’épanouissent les « joies de l’amitié, de l’amour, de la libre coopération et de la créativité personnelle ».
Ces deux perspectives sont d’ailleurs liées car en autonomisant une activité créatrice « d’œuvres » après que l’espèce humaine sera débarrassée de la nécessité du travail, on ne peut, en attendant, que promouvoir ces pratiques autonomistes et communalistes (the commun based peer production). alors qu’elles représentent une dimension supplémentaire dans la virtualisation de l’activité humaine et donc de la capitalisation toujours plus généralisée de l’espèce humaine. Sur ces questions, nous avons déjà critiqué les thèses de Gorz et aussi celles des suiveurs de Guattari et Deleuze sur les « révolutions molaires » de Negri et les post-opéraistes sur le « travail immatériel » ou encore les courants la dissolution des individualités dans des particularismes culturels, genristes, racialistes, etc. Donnons ici seulement deux références à ce propos :
L’une sur « l’en commun » :
– http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article294
L’autre, publiée en 1991, dès les débuts de la revue Temps critiques, sur les rapports entre activités humaines et travail qui avance la notion d’une « aliénation initiale » chez homo sapiens :
– http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article36
Revenons à la discussion entre Raoul et Maxime sur la dimension générique de l’activité humaine pour observer tout d’abord que l’un comme l’autre prennent comme base théorique la thèse productiviste de Marx selon laquelle « la vie productive est la vie de l’espèce (…) cette production est sa vie générique (…) grâce à cette production, la nature apparaît comme son oeuvre, sa réalité », etc. Ils poursuivent leur argumentation en affirmant que « la résolution communiste » de la séparation entre le travail aliéné et exploité et l’activité générique des hommes consistera à unifier les deux versants de leur vie générique : la production pour satisfaire les nécessités de la subsistance et « les œuvres » qui échapperaient à cette sphère (l’art, l’artisanat, la culture, les loisirs, la discussion politique, l’amour, la convivialité ».
Or, avancer cela, ce que nous avons appelé « la révolution du capital », ne l’a-t-elle pas, en partie, déjà réalisée ? Depuis un quart de siècle, nous nous sommes efforcés de tirer un bilan des forces et des faiblesses de l’ancienne théorie communiste ; et notamment sa caducité sur la question de la force de travail, de la classe du travail, etc.
Avec des phénomènes aussi puissants que l’innessentialisation de la force de travail dans le processus de valorisation, avec la domination du capital sur la valeur, avec la conversion de l’État-nation dans l’État-réseau, avec la virtualisation des activités humaines, avec les réseaux sociaux, avec l’homogénéisation du temps de travail et du temps hors travail, avec l’épuisement des ressources naturelles, etc. etc. le capital tend à unifier l’ancienne séparation entre vie productive et vie générique.
Dans le chaos que nous savons, le capital a englobé les aspirations esthétiques et politiques des avant-gardes du XIXe et du XXe siècle, celles qui voulaient abolir l’art séparé et instaurer une « société des créateurs » (Isidore Isou). Or, le grand émancipateur c’est le capital ; sa dynamique vise les fondements anthropologiques et biologiques de l’espèce humaine. D’où les impasses théoriques et pratiques rencontrées par ceux qui définissent le communisme comme l’accomplissement d’une « société émancipée ».
J’ai tenté de monter quelques une de ces impasses, il y a quelques années, dans un texte intitulé « Des émancipés anthropologiques ».
JG
Le 21/05/2017
Avant toutes choses, en préambule, même si cela peut être dans le registre de l’évidence, le sens étymologique du mot travail est à rappeler. Le travail dont le mot a pour origine « tripalium » (instrument de torture pour les esclaves)a été assimilé à la souffrance ou au labeur , mot que l’on retrouve dans différentes langues.
Des sociétés antiques à la société féodale ou aux sociétés despotiques orientales, le travail s’avère bien être un asservissement en vue d’effectuer des « grands travaux » d’ordre agricole ou somptuaire, par le biais de l’esclavage ou du servage et une subordination par rapport aux maîtres/ propriétaires du foncier. Il est vrai comme cela est souligné précédemment, que pour les patriciens ou les féodaux, le travail est infamant. C’est avec le capitalisme et notamment à partir de la phase de la domination formelle du capital que le travail et la valeur sont au « centre de la société ».
Dans les Manuscrits de 1844, Marx dénonce l’aliénation émanant du travail : « Le travail aliéné conduit donc aux résultats suivants, l’être générique de l’homme, sa nature, aussi bien que ses facultés génériques intellectuelles génériques sont transformées en un être qui lui est étranger, en moyen de son existence individuelle. Le travail aliéné rend l’homme étranger à son propre corps, au monde extérieur aussi bien qu’à son essence spirituelle, à son essence humaine. L’aliénation de l’homme par rapport à l’homme apparaît comme une conséquence immédiate du fait que l’homme est rendu étranger au produit de son travail, à son activité vitale, à son être générique ».
Cependant Marx va abandonner son humanisme révolutionnaire pour se ranger, à la suite des économistes classiques, en défenseur de la théorie de la valeur/travail, selon laquelle il n’y a que le travail productif qui est producteur de richesses. A partir de là, Marx a aussi fait l’éloge du développement des forces productives, de l’ascension de l’industrie, du travail productif et même de la morale du travail.
Dans la deuxième signification du mot travail faite par Raoul sur « travail comme activité vitale », celle-ci exprime en filigrane la notion de besoin. Le travail est perçu comme activité productrice en vue de la subsistance de l’être humain (d’où la notion d’activité vitale). De même la citation de Marx, est en appui de l’idée que « le travail doit devenir le premier besoin de la vie ».
S’il est vrai que le mot travail est très connoté à l’évocation de la souffrance et de l’asservissement , il est aussi fortement déterminé par des politiques de plans de production, visant à définir une production, des besoins etc… Dans le Capital Livre 1 (tome 1 ES, p. 90) Marx évoque « une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs et dépensant d’après un plan concerté leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail ». Ce texte associe l’aspect du travail comme créateur de valeur d’usage, alors qu’aujourd’hui cette dernière est remise en cause par le capital dans la mesure où cette valeur d’usage du travail n’apparaît plus que comme valeur d’usage pour le capital.
L’opposition nécessité/liberté que l’on retrouve chez Marx dans le livre III nous reparle de la notion de subsistance avec l’emprise de la nécessité qui n’en subsiste pas moins, en faisant en sorte que celle-ci ne soit pas trop forte pour laisser place à la »liberté ». Le mot travail dans ce cas est équivalent à production de subsistance. On assiste à une réflexion sur les rapports entre nécessité/ contrainte d’un côté et liberté/plaisir de l’autre, mais qui reste dans la séparation. Avec le développement des forces productives et du machinisme, selon la vision de Marx on pourra passer de l’ère de la nécessité à la liberté.
Dans la vision de Gorz sur le nécessaire effectué par le travail hétéronome, cela confirme les changements advenus dans le travail et donc le rapport capital/ travail. Le texte ne tient pas compte du fait qu’avec la tertiairisation de la société et le processus de mondialisation du capital depuis plus de 30 ans, le travail créateur de valeur est de moins au centre du procès de valorisation (voir concept sur l’inessentialisation de la force de travail dans la valorisation) et que par conséquent aujourd’hui le capital domine la valeur ; cette dernière n’est plus que représentation.
D’autre part, les notions de subsistance, de besoin, de nécessité font référence à une société communiste basée sur la production. La communauté humaine à laquelle j’aspire ne ferait pas la séparation entre les tâches dites « nécessaires » et l’activité au sens large de la communauté.
Et le travail dans tout ça, qu’en est-il aujourd’hui ? La part du travail vivant est de plus en plus minorée dans la dite « économie productive ». Les confrontations entre valeur d’usage et valeur d’échange sont remises en cause par le capital.
La partie finale du texte concerne la position de Raoul sur les logiciels libres. Il nous dit que la production entre pairs basée sur les communs constituerait un germe de ce que peut être l’activité productive dans une société communiste. Or, le caractère non marchand des hackers ne sous entend pas une attitude subversive de leur part. Les hackers ne veulent absolument pas remettre en question ce « monde » puisqu’il l’exaltent, ils sont dans l’apologie du monde moderne et des NTIC. Ceci fait abstraction du caractère aliénant qu’est internet et de la destruction du lien social qu’il provoque. Les hackers même s’ils ne sont pas dans la norme d’utilisation de l’informatique, restent des fervents des NTIC et des applications numériques qui prennent une place considérable et contribuent à davantage de fluidité du capital,.
Raoul cite Gorz qui voyait dans le développement des logiciels libres une rupture qui mine le capitalisme à sa base. De quelle façon « l’éthique hacker » contribuerait-elle à mettre en exergue une autre société. Les hackers en tant que « pirate de l’informatique » ne sont pas « porteur d’un projet critique ». Le capital fait fi de tout, y compris des exemples de gratuité. On remplace le mythe du prolétariat par une mythification du rôle des hackers !!!
Bruno S.
Le 22/05/2017
Bonjour,
je me permets de revenir, non pas sur le développement des différentes interprétations du sens du mot travail, mais sur la fin du texte qui aborde les pratiques liées au logiciel libre (LL).
Si l’on prend le point de vue de l’utilisateur de LL, position majoritaire, de fait, au travail quelques aspects peuvent être soulignés. Comme ce sont des logiciels qui font leur office, peu de personnes perçoivent de différences par rapport à d’autres logiciels, on peut s’en réjouir. C’est en même temps leur faiblesse ; qu’est-ce qui distingue un LL d’un autre ? L’ergonomie, les formats de sauvegarde, la stabilité, sa gratuité (relative) ? Mais, vu que tous doivent être rapide à prendre en main, à l’heure ou le travail se vide de la professionnalité, l’informatique, libre ou pas, est le moteur de la transformation de l’emploi salarié en simple job.
Un bon exemple nous est fourni par les « click-workers » effectuant les sous-taches d’internet pour le compte d’un site pourvoyeur comme Amazon, Turk où d’autres4. Le rôle de ce job est de proposer des HIT (human intelligence task), c’est-à-dire des tâches qui ne peuvent être réalisées par une intelligence artificielle. Noter un produit sur telle plate-forme, le commenter, tagger une vidéo, etc. Ceci pour de grands et moins grands groupes de l’internet. La rémunération des « turkers » est ridicule, leur protection sociale inexistante et la valeur social de ce travail au clic complètement inexistante. Peut-on faire pire ? Évidemment on s’éloigne du LL proprement dite.
Dans les tendances de fond encore, l’extension du domaine du management et ses obsessions quantitativistes se retrouve partout par le biais informatique. En quoi l’extension générale des activités de gestion s’arrêtent là où commence le LL ? Je soulignais dans mon article Technologisation et transformations du travail5 à partir d’un article du journal Le Monde (Absurdes et vides de sens : ces jobs d’enfer) que le temps passé à faire autre chose que le « coeur de métier » s’étend sans cesse.
Pour donner un semblant d’exemple, l’idée de maîtriser le temps du salarié, de bout en bout, alors que justement il en perd, de plus en plus, en tâches diverses de gestion, en dehors de tout lien avec les collections de livres physiques par exemple, est une véritable fuite en avant.
Le travail s’organise désormais selon un flux de tâches à exécuter qui réduit les marges de manœuvres pour organiser sa journée de façon personnelle. C’est l’équivalent d’une chaîne d’usine mais pour la production de services. On trouve même des outils ou les salariés doivent, en plus, noter ce qu’ils ont fait chaque heure : le contremaître est le logiciel. Que le travail soit lui aussi un flux ne fait qu’aller dans le sens du capitalisme actuel. La taylorisation du tertiaire se fait quelle que soit la licence du logiciel et quelles que soient les formes « collaboratives » sous-jacentes.
Les informaticiens qui font évoluer nos différents logiciels (les bibliothèques reposent sur ces outils) ne sont pas moins pris par l’extension des domaines de la gestion au travail. En quoi les outils rendant compte de toutes les modifications de code ne sont-ils pas une forme gestionnaire de suivi de l’activité ? Que des individus ne perçoivent pas la dimension gestionnaire de leur activité comme une contrainte ne signifie pas l’existence d’une contre tendance remettant globalement en cause ce qu’est devenu le travail.
De plus, j’ai bien peur que la dimension collaborative mise en avant dans le LL ne soit le propre que de quelques-uns, et encore. Peut-être sont-ils dans l’autogestion mais cela reste… de la gestion, tout à fait en phase avec le management contemporain. La mise en réseau décentralisé des acteurs (façon peer to peer) ou la gestion par projet fait aussi parti du présent du capital.
Pour finir, on constatera qu’un système d’exploitation Linux comme Ubuntu (dérivé de Debian, initié par le magnat Mark Shuttleworth) pour se développer et répondre aux attentes des utilisateurs n’a pu le faire qu’en prenant en compte le logiciel propriétaire. Cela fut l’un des grands intérêts d’Ubuntu que de rendre accessible facilement des extensions propriétaires. Mais pour l’utilisateur quelles différences en dehors de toute chapelle ? Évidemment s’il faut, en plus, distinguer le bon du mauvais logiciel libre nous rentrons dans une spirale qui m’est étrangère.
Gzavier
Le 28 mai 2017
Bonjour,
Vous aviez vu passer ce livre ? « Danièle Linhart. La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale » résumé ci-dessous :
https://lectures.revues.org/17816
Cela ne casse pas des briques mais peut-être informatif (sans plus ?).
a+
Gzavier
Le 28 mai 2017
Bonjour,
En rattachant le management humaniste au taylorisme et au fordisme des années 1920 et 1930, Linhart oublie (ou méconnait) que cette internisation de « l’humain » dans les rapports de production avaient été déjà réalisée, dès les années 1940, par le puissant courant des « ressources humaines » avec ses théories du capital humain.
J’en avais fait la critique en 1992 : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article52
Cette occultation de la Ressource Humaine par cette sociologue du travail la limite à une analyse organisationnelle du travail. En cela elle reste dans le sociologisme ; une sociologie critique qui, comme les autres, reste dépendante et à la sociologie : extériorité du sociologue vis à vis de son objet de connaissance et au travail : le travail (qu’elle désigne théâtralement comme une « comédie humaine ») reste à ses yeux une activité certes subordonnée mais qui pourrait être « libérée » par des forces « émancipatrices » ; lesquelles ? Pour elle, gauchiste, on pressant qu’il s’agit des syndicats, des partis de gauche, des mouvements sociaux (mais des mouvements éclairés par les sociologues du travail)…
À suivre
JG
Le 29 mai 2017
Je ne partirai pas du travail comme le texte de Raoul et les remarques qui lui font suite, mais de la « crise » du travail.
Le premier décalage que je tiens à faire avec le texte de Raoul est que son point de départ est le Marx des Manuscrits de 1844 où l’homme est décrit comme un producteur dont le travail a été aliéné et qui à la fin de son aliénation pourra donner libre cours à sa nature créatrice (cf. l’image assez ridicule, pour moi, mais compréhensive à l’époque pour un philosophe hégélien, de l’homme polyvalent ne distinguant pas les différents type d’activités et les pratiquant toutes). Dans les Manuscrits l’homme semble tout puissant comme s’il pouvait repousser toutes ses limites à partir du seul rapport à la nature extérieure, même si cela va se produire dans une objectivation de l’activité qui lui échappe, dans une puissance qui le domine. On retrouve ici encore l’influence de Hegel (mais chez Kant aussi) selon lequel il faut compenser la faiblesse originelle de l’homme par son activité intellectuelle et par le travail qui lui donneront la puissance lui permettant d’échapper à sa finitude.
A la suite de Hegel, celui-ci remis sur ses pieds, mais aussi de St Simon, le travail devient l’activité vitale (le « premier besoin de l’homme » non aliéné pour Marx, l’auto-création chez Hegel) d’un sujet actif qui réalise ainsi sa propre nature, son activité générique. En effet, Marx distingue le travail comme activité générique et le travail aliéné spécifié historiquement par l’activité humaine, les rapports à la nature, comme si les deux étaient indépendants, comme si premièrement, l’activité générique était une nature et ne pouvait pas être une activité générique contradictoire dans l’aliénation (cf. les références de J. Guigou à ce propos dans ses remarques((Je laisse donc ici de côté tous nos développement sur « l’aliénation initiale »). Je rappellerais juste l’antériorité de l’aliénation initiale (elle s’étend sur l’ensemble du processus d’humanisation et donc sur la totalité de l’histoire de l’humanité) sur l’aliénation spécifiée historiquement, l’antériorité donc de l’activité humaine sur le travail ; antériorité qui permet de comprendre l’arrachement de l’homme à sa contingence biologique sans pour cela faire intervenir la catégorie travail qui n’apparaît que dans le contexte historique de l’activité aux ordres. Sinon cette activité peut être technique, artistique, théorique, contemplative, ce que Marx voulait sûrement entendre dans les Manuscrits, mais d’une manière assurément obscure. Tout un ensemble d’activités ou interviennent, jeu, passion, détournement de sens, dans lesquelles l’homme ne perd pas quelque chose comme dans l’aliénation de son produit au travail, mais se perd lui-même. On ne peut comprendre le ressort de la science autrement et c’est d’ailleurs pour cela que les savants ne sont éventuellement critiques qu’après coup (Oppenheimer et la bombe, Testart et Dolly, etc).)) ) ; et deuxièmement, comme si la désaliénation révolutionnaire pouvait faire retour vers le stade pré-aliénation, en niant l’aventure humaine et son histoire (la notion d’errance chez Camatte, la tentation primitiviste à laquelle n’échappe pas parfois Bruno, mais qui bien sûr ne concerne pas Raoul) et donc les transformations qu’elle implique. Marx et le marxisme résoudront ce problème par leur progressisme teinté de scientisme. C’est ce sur quoi Bruno insiste : alors que le travail a été pendant longtemps l’apanage des hommes non libres6 (par rapport aux activités libres des dominants), il va devenir ce qui rend libre7 , une prophétie hégéliano-marxienne qui va lier et opposer désormais capital et travail.
Mais rien sur la forme-travail elle-même en lien avec ses transformations au cours du procès historique de production. Tout juste Marx, devant la révolution industrielle, va-t-il troquer l’idée de la polyvalence de l’activité individuelle pour la coopération au travail mieux adaptée à la complexité productive … et à la situation de rareté qui va perdurer et faire du travail la première obligation pour les travailleurs associés. Une voie que s’empresseront de prendre tous les futurs Etats ouvriers, mais déjà dans L’Internationale : « L’oisif ira loger ailleurs ».
Or si à l’époque de Marx les catégories hégéliennes pouvaient encore fonctionner (par exemple l’Entfremdung/extranéisation), il y manque aujourd’hui ce qui était l’objectivation dans une matérialité objective de ce qui était crée et qui caractérisait le travail en général. Le travail en tant qu’abstraction simple d’Adam Smith et ses recherches sur l’origine de la richesse des nations. Le travail indépendant de tout caractère déterminé de Marx dont le modèle était déjà celui du travail aux Etats-Unis, le travail indifférencié du travail concret réduit au travail simple, au job. Un processus bien enclenché mais non encore parachevé aujourd’hui.
Mais ce que Marx anticipait dans le « Fragment sur les machines » des Grundrisse, à savoir la caducité de la théorie de la valeur-travail, ne l’amenait pas à voir ce qui forcément allait de pair, à savoir, la mise en crise du travail comme valeur. Une mise en crise qui a suivi deux étapes, celle d’abord du mouvement d’insubordination au travail de la décennie 1967-19778 ; puis celle de la « révolution du capital » qui prend elles-même deux formes principales, premièrement une substitution capital/travail dans les pays centres au départ, mais aujourd’hui dans les pays « émergents » aussi comme en Chine ; et deuxièmement, une tendance à l’auto-présupposition (prédominance de la forme A-A’ sur A-M-A’). Or cette substitution capital/travail n’est plus compensée par le déversement d’un ancien secteur sur un autre (Sauvy) qui a été une réalité à chaque nouvelle phase technologique majeure de l’histoire du capitalisme industriel. Le dernier déversement s’est produit dans les années 1970 avec la tertiarisation des activités, mais il n’y a pas eu de véritable quaternisation et donc de nouveau déversement, sauf peut être, mais de façon limitée dans le secteur financier. Les créations massives dans le premier secteur correspondait à la fois à une démocratisation et à une bancarisation des individus. Les emplois spécifiques et « surqualifiés » dans la finance participent d’un mouvement réel mais restreint à quelques grandes places comme Londres. L’exemple du devenir des banques et de leur personnel est significatif à cet égard.
Cette tendance produit dévalorisation des diplômes et exil pour les plus dotés, chômage et exclusion de l’emploi légal pour les plus démunis devant l’inutilité d’une armée industrielle de réserve aujourd’hui.
Bref, le travail n’est plus un moyen de réduire la séparation entre monde subjectif et monde objectif de l’homme ou dit autrement de façon moins philosophique et plus économique, le travail n’est alors plus valeur d’usage pour le producteur, Excepté dans la vision post-opéraïste (Negri, Virno) de l’auto-valorisation de la force de travail, une vision pas très éloignée, à mon avis, de celle que développe Raoul à partir de son exemple des logiciels libres où il réintroduit de la valeur d’usage, mais plutôt du côté de la circulation et de la consommation.
Comme on dit qu’il y a procès de totalisation du capital et que les frontières se brouillent entre ces domaines (cf. la consommation productive, le travail intégralement social, l’intégration productive dans la mesure où des nouveaux objets de consommation, ordinateurs, téléphones mobiles, CD-Rom, sont aussi des outils technologiques) sa démonstration reste acceptable, mais uniquement de ce point de vue. Car le point fondamental est que les nouvelles technologies, surtout quand elles sont miniaturisées et livrées aux divers utilisateurs n’en dépendent pas moins d’une commande centralisée et de la puissance de réseaux telle que les éventuels hackers ne peuvent au mieux que titiller par des piqûres de guêpe, sauf, bien entendu s’ils sont au service d’autres puissances (cf. le film Hacker). Puisque Bruno a parlé inévitablement du tripalium, on peut parler ici de la cybernétique dont la racine grecque est la même qui donne gouvernement … par les machines ! Bon tout le monde sait que je critique la théorie du capital-automate, mais quand même ça fait d’autant plus peur qu’on sait qu’il y a des forces derrières et elles ne sont pas occultes.
En même temps qu’il reste valeur d’usage pour le capital (la force de travail comme valeur d’usage), même si c’est dans une moindre mesure (inessentialisation de la force de travail dans le procès de valorisation)9. Le travail domine encore, mais en tant que travail mort et le travail vivant ne se maintient souvent que comme travail mort-vivant10.
Donc ce qui reste à garder du « travail vivant » et de la « force de travail », c’est l’idée de force ou de capacité sûrement pas celle de travail, même si par commodité ou par auto-ironie on emploie souvent le terme de « travail » pour nommer ce qui n’en est pas (le « travail du rêve », le « travail sur soi », jusqu’au « j’ai du travail » du théoricien séparé).
Plusieurs points seraient à réfléchir :
– Faire réapparaître la question de l’activité aujourd’hui ce n’est pas dire que sous le travail gît l’activité, mais que le travail prend des formes tellement délirantes qu’il repose le sens de l’activité en général et du travail en particulier ;
– C’est le rapport travail/activité qui devient flou quand toute activité tend à être transformée en travail dans la société capitalisée … mais que le travail reste une opportunité pour l’activité (ce que ne comprennent pas les auteurs du Manifeste contre le travail) ;
– Les modèles macro-économiques sont en crise car ils ne prennent pas vraiment en compte la productivité des services puisqu’ils en restent à la division smithienne travail productif/improductif déjà peu tenable quand les services sont matériels, mais plus du tout tenable quand les services deviennent des relations de service (« recherche out put désespérément »). Toute la comptabilité des entreprises et surtout la comptabilité nationale s’en trouve obérée.
– ces modèles macro-économiques ont tendance à être supplantés par des macro systèmes techniques ((Sur cette notion, cf. B. Pasobrola : « Systèmes fluidiques et société connexionniste », Temps critiques n°17.)) qui laissent penser à une indépendance croissante de la technique (recherche fondamentale plus ou moins abstraite, ex aujourd’hui des recherches « sur le vivant ») qui n’est ensuite intégrée qu’après coup à des objectifs plus concrets et encore après coup au procès de travail. D’où l’importance relative prise par l’ergonomie comme science de l’application des opérations aux opérateurs puisqu’il n’y a pratiquement plus rien à tirer de « l’expérience ouvrière », contrairement à l’époque de l’OST. Par exemple, l’aiguilleur de la SNCF n’a plus à envisager les possibilités de solutions à un problème puisque l’automatisation supprime le problème et quand il y a un dysfonctionnement, il n’a aucune expérience à faire valoir parce que ça ne se produit quasiment jamais. La direction lui fournit donc un manuel de réaction au cas où. Ce modèle est évidemment extensible à plein de secteurs et par exemple à celui qu’étudie Benjamin Coriat dans La robotique, p. 82 avec son exemple du robot à la peinture carrosserie et la simplification progressive de toutes les programmations. Ce n’est donc pas simplement l’extension de l’intelligence productive qui est extériorisée dans le general intellect comme le croient les post-opéraïstes, mais la machine qui est produite pour limiter l’intervention humaine au minimum. En cela elle reste déterminée politiquement.
Ce sont les possibilités technologiques qui commandent leur mise en valeur. Une sorte d’auto-objectivation scientifique sous contrôle politique (NASA, Pentagone) plus ou moins public (les recherches des GAFA sur le transhumanisme sont totalement du domaine privé).
Loi de Gabor : « Tout ce qui est possible sera nécessairement réalisé ».
Ou encore Hottois : « La puissance au sens de domination, contrôle, maîtrise sans doute, mais aussi, et de plus en plus, au sens d’actualisation illimitée des possibles par des pratiques manipulatrices11 et opératrices appliquées à une matière extraordinairement plastique qui inclut le vivant et donc l’être humain » (Le signe et la technique. La philosophie à l’épreuve de la technique. Aubier, p. 150).
Le connexionnisme actuel à travers les objets techniques facilite la dynamique de capitalisation de toutes les activités humaines. La société capitalisée est ce lieu où le capital, certes toujours producteur de rapport social, est aussi devenu le milieu dans lequel est immergée la vie sociale.
– La technologie du microprocesseur permet une nouvelle puissance productive qui fait éclater les frontières de l’ancienne substitution productive définie par Gorz (la production d’électro-ménager industriel remplace l’économie domestique) pour l’étendre au travail en général, mais en en inversant les effets ; alors que la substitution productive d’origine supprimait du temps de travail « domestique », les NTIC ont plutôt tendance à supprimer du temps libre, non seulement en permettant un travail direct hors entreprise, mais aussi au sens ou même le temps de loisir semble « travailler ».
– alors que plus personne au travail n’est capable de dire voilà ce que j’ai fait, les nouvelles technologies font accroire que ce qui n’est plus fait dans les entreprises pourra l’être chez soi par l’utilisation de la 4D où je ne sais quoi à partir de sa position d’utilisateur/consommateur. La logique du salariat est battue en brèche, mais ce n’est pas un pas vers son abolition, plutôt le retour à une situation ou le travail est renvoyé à sa situation de capital variable.
JW
- http://www.qualiblog.com.br/wp-content/uploads/2012/11/tripalium.png [↩]
- Voir en particulier dans « Nouvelles de nulle part », chap. XV. [↩]
- Le livre de Sebastien Brocca, Utopie du logiciel libre – Du bricolage informatique à la réinvention sociale, (ed. Le passager clandestin, 2013) est particulièrement profond et intéressant sur ces questions. [↩]
- L’article du Monde intitulé Sur Amazon Turk, les forçats du clic de G. Orain rend compte de ce que nous évoquons. A disposition en intégralité sur demande. [↩]
- Temps critiques n°18, Technologisation et transformations du travail, l’exemple des bibliothèques. Disponible sur le site de la revue : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article346 [↩]
- Pour Aristote, par exemple, les tâches de pure reproduction matérielle (le « travail hétéronome » de Gorz) sont par essence serviles et ne relèvent pas du proprement humain. Et ce n’est pas parce que ce travail est manuel qu’il est vil, mais parce qu’il est subordonné à des fins indirectes (survivre, « gagner sa vie »). [↩]
- Et ce n’est pas qu’une liberté « formelle » (cf. les féminismes et la question du travail, de l’égalité d’accès et de salaires jusqu’aux « travailleuses du sexe »). [↩]
- Un mouvement qui, en Italie par exemple, n’est pas contre le travail salarié, mais bien contre le travail, comme le montre a contrario le retrait de l’Assemblée autonome de l’Alfa Roméo de l’aire de l’Autonomie suite à une position minoritaire sur ce point dans la mesure où elle cherchait justement à distinguer les deux types de révolte. On retrouve aussi cette lutte contre le travail dans l’attitude des ouvriers de Barcelone en 1936 contre leur direction CNT (cf. Mickaël Seidman : Barcelone 1937, « Les ouvriers contre le travail », Echanges et mouvement). [↩]
- Pour éclairer ça aussi à partir de théories plus larges que proprement marxistes au sens strict, on peut se référer à l’analyse d’Habermas qui voit le génie de Marx dans le fait d’avoir su articuler « système » et « monde vécu ». La force de travail est ainsi à la fois élément de la structure en tant que quasi-marchandise, mais aussi du monde vécu en tant que subjectivité révolutionnaire (« agir communicationnel » dans sa période post-marxiste). Mais le « système » a colonisé le monde vécu. La société capitalisée … [↩]
- Cf. le texte de M. Amiech et ma critique, disponible sur le site de Temps critiques. [↩]
- Cf. par exemple, les « étiquettes intelligentes ». [↩]
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