Nous avons jugé bon de rendre compte1 de ces journées d’échanges organisées à l’initiative de Serge Quadruppani, au village d’Eymoutiers sis près du plateau de Millevaches dit aussi « de la montagne limousine ».
Nous vous en livrons tout d’abord le texte de présentation…
Réchauffement climatique s’accélérant hors de tout contrôle, montée des fanatismes et triomphe de la rapacité d’une hyper-bourgeoisie mondiale, chaque jour s’affirme un peu plus la conscience que des catastrophes vont s’accumuler, menaçant jusqu’à la vie même sur la planète Terre.
Le sentiment d’impuissance n’a peut-être jamais été aussi grand devant un système social qui semble indéboulonnable. Le capitalisme est-il l’horizon indépassable de l’humanité ?
Rencontres autour de livres qui racontent l’histoire et l’avenir d’une idée aussi solide que le capitalisme : sa remise en cause à travers l’auto-organisation des exploités ; de grands moments où la possibilité de rupture est apparue : mai 68 en France et la décennie insurrectionnelle en Italie ; les oppositions présentes à travers les luttes de territoires.
20 septembre à 18 h
Charles Reeve, Le Socialisme sauvage – Essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours, les éditions L’Échappée, 2018.
21 septembre à 18 h
Jacques Wajnsztejn, Mai 68 à Lyon (éditions À plus d’un titre, 2018) et Mai 68 et le mai rampant italien (avec Jacques Guigou), nouvelle édition revue et augmentée, L’Harmattan, 2018.
22 septembre à 15 h 30
Michèle Riot-Sarcey, historienne, auteure de Le procès de la liberté, éditions de la Découverte, 2018, intervient sur le thème : « Les chemins de la liberté en questions – histoire et politique de 1848 à Notre-Dame-des-Landes »
22 septembre à 18 h
Serge Quadruppani, Le Monde des Grands Projets et ses ennemis, éditions la Découverte, 2018.
et le déroulé des journées [les remarques personnelles de JW ou précisions sont entre crochets]
Le livre de Ch. Reeves (CR) qui commence le cycle de discussions nous présente les luttes historiques anticapitalistes les plus marquantes et principalement les luttes prolétariennes. Au-delà d’une simple énumération/description, CR amorce un bilan critique qui oppose d’une part, les courants socialistes antiautoritaires aux courants autoritaires, d’autre part l’ère des émancipateurs à l’ère de l’auto-émancipation.
Si la puissance du courant autoritaire a été effective à partir de différentes expériences historiques, elle ne s’est exprimée qu’à travers la toute puissance de l’État-parti et il s’en est suivi un autre type de dictature de classe que celle de la bourgeoisie, destructrice de toutes les autres formes de pratiques et d’organisation révolutionnaires. En effet, la question des moyens en rapport avec les fins a été peu à peu dévoyée sur la base de la priorité donnée à l’efficacité politique sur les principes, au quantitatif par rapport au qualitatif, au pouvoir du parti au détriment de la puissance de classe ou à la spontanéité des masses. En filigrane, CR fait de la démocratie directe le principe de fonctionnement antiautoritaire par excellence, qu’il prenne la forme des conseils ouvriers ou celle des assemblées. C’est le chemin (moyen) qui conduit à l’auto-émancipation posé comme fin.
Si ce régime de pouvoir a aujourd’hui à peu près disparu partout, il n’a pas été vaincu par des forces révolutionnaires, mais par l’échec de son « modèle » face à celui représenté par les démocraties capitalistes occidentales. Force est de constater qu’il ne s’est pas produit, en retour, un renouveau des courants qui se rattachaient historiquement au socialisme antiautoritaire. [ce sont les termes de socialisme et a fortiori de communisme qui sont devenus incommodants, des « gros mots », ndlr, JW] De là, un sentiment d’impuissance, non plus cette fois par rapport à la puissance des formes autoritaires du socialisme, mais par rapport à la puissance du capital. Sa nouvelle dynamique semble en effet déboucher sur un no limit sans alternative (fatalité de la course à la croissance et l’emploi, fatalité de l’innovation technologique),alors même que ses mutations engendrent destructions et limites [des limites qui ne seraient plus seulement ou essentiellement internes, comme la baisse tendancielle du taux de profit, la lutte des classes, mais externes, « environnementales », avec un développement subséquent des thèses catastrophistes, ndlr, JW].
Il en ressort une impression d’horizon indépassable dans la mesure où il n’apparaît plus clairement de perspectives autres ni d’alternatives. C’est comme si se produisait un « effacement de l’histoire » comme l’énonce le dernier Rancière. Un double effacement en fait, le premier produit par l’idéologie du capital (la « fin de l’histoire » de Fukuyama), le second par des fruits dérivés du structuralisme à travers des thèses post-modernes (la fin des « grands récits », Furet à la place de Kropotkine dans l’appréciation du rôle de la révolution française).
Pourtant, comme disait Benjamin Perret : « Seuls ceux qui ont perdu leurs illusions sont porteurs d’espoir ».
SQ intervient alors, au cours de la discussion, par rapport à la question du pouvoir. En effet, pour lui, la façon qu’a CR de présenter l’auto-organisation des luttes comme le point essentiel pourrait conduire vers des thèses qui reprennent peu ou prou la formule selon laquelle on peut changer les choses sans prendre le pouvoir ou sans se poser la question du pouvoir [cf. Holloway, ndlr JW] SQ élargit sa remarque au fait plus général de considérer la question de l’organisation comme une question tellement centrale qu’on a l’impression, à la lecture du livre de CR, que le processus révolutionnaire se réduirait à une question de forme sans poser celles du contenu et des objectifs.
CR répond en précisant ce qu’il appelle les forces et l’énergie, termes qui correspondent peut être à ce que SQ appelle le pouvoir [toujours le problème de la correspondance des termes et de leur lisibilité dans les discussions, amplifié aujourd’hui par la disparition plus ou moins importante des grandes références théoriques et historiques et donc le flou artistique qui règne autour des différents concepts et des anciennes doxas, ndlr JW]. Une personne dans l’assemblée intervient alors pour dire que, si le contenu ne doit pas être sacrifié à la forme, forme et contenu n’ont aucune portée pratique si tout cela n’est pas rapporté à une analyse sérieuse des transformations du capital. [Tout en étant pertinente, cette affirmation ne peut trouver de débouché dans un temps de discussion forcément réduit et centré sur une autre problématique]. Par delà ces divergences d’appréciation, la discussion se termine par ce qui semble être un point d’accord et d’espoir mesuré pour toute l’assemblée. C’est celui de remettre en cause la séparation marxiste orthodoxe entre conditions objectives et conditions subjectives et a fortiori la primauté des premières par rapport aux secondes. Il est nécessaire de sortir du déterminisme absolu. S’il y a encore de l’histoire, il n’y a pas de sens de l’histoire. Donc finalement, rien ne serait inéluctable et définitif.
Cela nous renvoie à la question générale posée en entête de cette série d’exposés-débats.
Le lendemain, JW intervient autour de Mai 68 pour insister sur le fait que ceux qui critiquent le déluge des commémorations sont souvent les mêmes qui énoncent un « effacement de l’histoire » qui a déjà été évoqué dans l’exposé précédent. Or le problème, au moins pour les protagonistes de Mai, est justement de ne pas se laisser déposséder d’une histoire par des sociologues et des historiens ou des grands médias contemporains comme Mediapart qui ont substitué au récit des protagonistes, mélange de vérité et de subjectivité militante, les témoignages de ceux qui ont été « traversés » par l’événement et à qui on demande témoignages et « ressentis » puisque la psychologisation des rapports sociaux conduit aujourd’hui à les assimiler à un bulletin météo.
Essayer de rappeler la vérité des faits s’imposait comme la tâche première la plus évidente. Pour ne prendre que l’exemple lyonnais, il s’avérait essentiel, en ce qui concerne la mort du commissaire Lacroix à Lyon au cours de la manifestation du 24 mai, de faire pièce non seulement à la version policière puis judiciaire qui a longtemps prévalu dans les médias, mais aussi à la version colportée jusqu’en 2008 inclus, par les historiens chargés de coordonner les travaux universitaires sur Mai-68 (Michèle Zancarini-Fournel en l’occurrence). De la même façon, il fallait rétablir la vérité sur le rôle des trimards dans la révolte et le mouvement de Mai-68 à Lyon. Mais au-delà de ce minimum de mémoire, il était aussi nécessaire de mettre l’accent sur le caractère d’événement au sens fort du mouvement de Mai-68. De relever son caractère exceptionnel, dans tous les sens du terme, qui ne se laisse pas noyer dans la vulgate de termes tels : « les événements » de 1968, « les années 68 » qui envahissent aujourd’hui journaux, émissions de radio ou télévision et les maisons d’édition.
Tout d’abord, je pense qu’il est nécessaire de définir cet événement le plus précisément possible et c’est aussi le recul du temps et le retour à … qui permet de mieux le qualifier.
Mai-68 ne fut pas une révolution, même si l’événement, dans sa force, bouleversa beaucoup de choses. Il ne fut pas non plus une insurrection ou alors cela serait seulement au sens faiblard d’insurrection des esprits. Il me semble que le meilleur terme, le plus proche de ce qu’on a vécu et avec le bilan objectif qu’on peut en faire maintenant et rétrospectivement, est celui d’une insubordination sociale, terme que j’ai d’ailleurs choisi comme sous-titre de mon livre sur Mai-68 à Lyon. Ce terme me semble marquer à la fois le caractère extrêmement massif d’un mouvement qui ébranla la plupart des institutions, y compris religieuses, culturelles et sportives. Une insubordination à un double titre, par rapport à la domination la plus concrète et directe qui faisait peser sa contrainte sur les adolescents, les élèves, les soldats, les ouvriers et les employés, mais aussi par rapport à la domination plus abstraite de la loi et de l’ordre établi sur l’ensemble des individus en position subordonnée (les femmes et les travailleurs immigrés en constituant des fractions). Cette insubordination toucha tous les secteurs, mais ne fut pas générale. Elle concerna et fut surtout portée par ceux qui cumulaient plusieurs situations de domination, mais qui tenaient à l’exprimer de façon unitaire et non dans leur particularisme (les arrestations de travailleurs immigrés furent particulièrement nombreuses, d’après les rapports de la police et la presse, au cours de la nuit du 24 mai à Lyon). De larges fractions de la jeunesse (étudiante, ouvrière, mais aussi paysanne) rejoignirent ainsi, sans en avoir majoritairement conscience, le courant transhistorique de socialisme antiautoritaire dont a parlé CR. Mais ce mouvement d’insubordination fut quelque peu autolimité dans la mesure où s’il a pris conscience de sa puissance, il n’a pas véritablement su quoi en faire ce qui nous ramène à la question du pouvoir posée par SQ dans la discussion précédente. Dans cette mesure et contrairement à ce qui s’est passé en Italie dès le début des années 70, la question de porter la lutte et l’offensive au cœur de l’État n’a pas été envisagée. Le mouvement a plutôt dévoilé (ce qui est important certes, mais insuffisant) la vacuité du pouvoir en place quand tout s’arrête tout autour, c’est-à-dire quand la politique, au sens politicien du terme, est mise hors jeu par la force d’un mouvement qui ne la conteste même pas, mais qui l’ignore délibérément. Ainsi, une grande manifestation le 7 mai passa devant l’Assemblée nationale sans y jeter un coup d’œil. [La situation était donc très différente de celle d’aujourd’hui ou tout est posé en termes de crise de la représentation, mais, en l’absence de mouvement, sans autre perspective immédiate que celles proposées par les divers souverainismes ndlr, JW]. Une fois de plus nous sommes ramenés à la question du rapport au pouvoir et à l’État.
Ensuite, je dirais que mai-68 et plus généralement les mouvements de ces années là, dans de nombreux pays, correspondaient à un point d’inflexion entre deux périodes historiques, la première qui épousait le cadre théorique et pratique du vieux mouvement ouvrier, y compris dans ses « orgasmes » prolétariens que CR met bien en évidence dans son livre (1848, la Commune, les révolutions de 1917, 1919, 1923 et le mouvement des conseils en Allemagne, 1936-37 et la révolution espagnole) tout en exprimant déjà une perspective a-classiste d’une révolution « à titre humain » reposant sur la critique du travail, des organisations syndicales et politiques ouvrières analysées non comme des outils révolutionnaires, mais comme des médiations assurant la défense de la force de travail au sein d’un rapport de dépendance réciproque entre le capital et le travail.
La période qui court entre 1968 et 1978 est celle pendant laquelle s’exprime, dans plusieurs pays, cette double nature des mouvements, mélange d’ancien (le lien avec le fil rouge des luttes de classes (Marx disait à peu près, en analysant les luttes de classes en France, que les révolutions nouvelles se font souvent encore sous les oripeaux des révolutions précédentes) et de nouveau comme la rupture avec les valeurs communes aux deux grandes classes (idéologie du travail et du progrès, nécessité d’une hiérarchie professionnelle, sociale, générationnelle, de sexe) qui permet de poser d’autres questions, de lever des apories liées à des contradictions antérieures à l’avènement de la société bourgeoise (rôles sociaux, rapports à la nature extérieure). Ce n’est donc pas un hasard si ce sont de larges fractions de la jeunesse qui ont porté ce mouvement, mais avec ses limites, puisque loin de conduire à une unité supérieure de la classe en lutte, il a plutôt marqué le début d’une décomposition des classes que la restructuration du capital qui a suivi a achevé. Il a aussi reposé, le plus souvent en creux, la question du sujet révolutionnaire et même celle du sujet tout court.
Enfin, c’est bien le caractère d’événement de Mai-68 qui soit l’isole de ce que certains appellent « le cours quotidien des luttes de classes » qui ne perçoit dans chaque événement qu’un soubresaut conjoncturel au sein d’un continuum déterminé par les structures ou alors un mouvement de rattrapage dans des aires où le capital manquait de dynamique. Ces deux types de positions empêchent de saisir le nouveau du mouvement ou alors l’englobent dans le mouvement plus général qui le suit comme s’il n’était que le déclencheur de quelque chose de finalement beaucoup plus important. Cette dernière position sera d’ailleurs reprise par une personne de l’assemblée.qui, sans dénier l’importance de Mai-68, n’en fait que le commencement d’un grand mouvement de « libérations ». Or, nous affirmons au contraire, que c’est bien l’appréciation de Mai-68 en tant qu’événement et discontinuité qui nous fait dire que ce mouvement a été battu quelles que soient les conquêtes sociales ou la « libération des mœurs » qui y seront rattachées par la suite. C’est parce qu’il n’y a pas eu dépassement de l’événement dans un processus révolutionnaire plus avancé (tout se joue en moins de deux mois) que son englobement devient possible au sein d’un autre processus qui n’est sa suite que dans l’ordre chronologique et qu’auparavant on aurait appelé « contre-révolutionnaire », mais que j’ai préféré nommer « révolution du capital » afin de bien montrer, là aussi, la discontinuité, y compris au niveau des concepts utilisés. Dans cette mesure, certaines transformations peuvent bien se produire, c’est de la défaite ou de la victoire du mouvement que dépendra alors leur sens principal : d’aliénation/séparation ou au contraire « socialiste » (j’emploie le terme au sens générique de CR). Or, la défaite du mouvement a agit comme une levée de verrou par rapport à tous les obstacles et vieilleries de l’ancienne société bourgeoise qui l’empêchait d’atteindre la dimension de « société capitalisée ». Contrairement à ce qui a souvent été dit, et encore ici cet après-midi par certains dans l’assistance, il n’y a pas eu « récupération ». C’est un mouvement dialectique qui a porté les transformations d’un nouveau cycle à partir des limites de l’ancien. (à la critique du travail a répondu l’automation puis le chômage, aux revendications seulement quantitatives a répondu le consumérisme, à la critique de la famille a répondu son éclatement en une diversité de formes, etc.).
Si nous voulons revenir à la question de SQ censée donner unité à ce cycle de discussion et aussi nous projeter dans le futur ou au moins l’avenir proche, nous pouvons dire que cet événement et le mouvement qui lui est lié, ne fournissent aucune recette pour l’avenir. En effet, aucune forme d’auto-organisation n’aura eu le temps de s’y exprimer et surtout de s’y développer. Les comités de grève ou de quartier correspondaient à des formes immédiates qui n’ont pas connu le processus de maturation sur plusieurs années de leurs correspondants en Italie. C’est son caractère d’événement plus que ses réalisations qui lui fait conserver sa charge subversive, car il indique finalement que tout est toujours ouvert et possible. En effet, il y a toujours une part d’imprévisible qui ne peut être anticipée par une quelconque théorie prétendument porteuse d’un sens de l’histoire. La révolte et la résistance sont des ressorts qui ne se laissent pas analyser rationnellement à partir de conditions. Un dysfonctionnement conjoncturel, une grosse bavure sont autant d’opportunités. Et au-delà d’une mystique de l’événement, celui-ci conserve aussi sa force symbolique dans la mesure où sa simple évocation continue, d’un côté à faire peur aux puissances dominantes par la capacité qui a été la sienne à tenir la rue, à arrêter toute activité ; et de l’autre, à constituer une référence pour de nombreuses luttes et mouvements dans le monde entier. Sempiternellement, les médias s’en vont effectivement questionner chaque nouvelle lutte, chaque nouveau fauteur de trouble de l’ordre public sur leurs rapports à Mai-68.
Le lendemain en début d’après-midi, l’intervention de Michèle Riot-Sarcey (RS) est centrée sur la révolution de 1848 en France, mais elle est précédée d’un petit préambule dans lequel elle nous fait part de sa position plus générale par rapport à Mai-68 qui, pour elle, du côté ouvrier, est bien un échec (comme le montre le film « Reprise » qui sera d’ailleurs projeté demain en complément de ces journées). Et elle aussi nous fait part de ce sentiment d’effacement de l’histoire qui semble rythmer toutes nos journées de discussion : idéologie de la fin de l’histoire, mise en veilleuse des expériences historiques en sont les manifestations les plus patentes.
Si on entre plus avant dans le processus révolutionnaire de 1848, RS insiste sur cette expérience historique qui ne se laisse pas réduire à ses composantes théoriques (Proudhon, Louis Blanc, St Simon, Fourier certes lus), mais se caractérise par des associations et « l’association des associations », une organisation non étatique de l’époque regroupant 104 associations corporatives parisiennes d’origine très diverse, du boutiquier à l’artisan et au compagnon de petites entreprises en passant par l’instituteur et le personnel de maison. C’est que dès la Restauration souffle un vent de liberté à travers le souvenir de 1789 ou de 1830 (Les Canuts et « La liberté ou la mort », Delacroix et « La liberté guidant le peuple »). De même, le journal La Fraternité, dès 1840 porte les idées de fraternité (cf. P. Leroux) et d’égalité au sein de ce petit peuple qui n’est pas encore prolétariat. Les classes ne sont pas encore théorisées et définies clairement ce qui fait que les termes restent confus. Ainsi, alors que le terme de peuple est accaparé par Lamartine [il n’y a pas que Lamartine qui exalte le peuple en 1848. D’autres plus prophétiques que lui l’ont fait aussi : Michelet, Cabet, Louis Blanc, etc. Les révolutions de 1848 en Europe ont été nommées « le printemps des peuples », JW.]
comme antidote au « vilain mot de prolétaire », d’autres notions semblent s’emboîter sans peine comme collectif-commune-communisme. Mais tout ça n’est pas encore référée à ce que CR délimite comme socialisme antiautoritaire ou autoritaire et est plutôt perçu dans le cadre de ce qui sera appelé plus tard par Engels le « socialisme utopique », dont les perspectives se voient attaquées ou moquées par les pouvoirs en place et leur moyens de propagande [un socialisme utopique qui peut d’ailleurs parfaitement revêtir des traits autoritaires si on en croît les traités de l’époque, ndlr JW].
Il y a bien en 1848 une révolution sociale dont certaines des principales revendications sont l’abolition du salaire à la tâche et l’égalité des salaires. Certains de ces protagonistes cherchent à s’organiser de façon autonome au sein d’une commission ouvrière, tentative qui se substitue pendant un temps court à la Chambre des Pairs, mais la grande majorité rurale du pays est effrayée par les troubles et ce sont des Tocqueville et consorts qui organisent les élections politiques de l’après soulèvement. RS souligne que cette peur sera encore plus grande sous la Commune et elle ne touchera pas que les possédants et les paysans. Beaucoup d’intellectuels et écrivains verront en effet dans la Commune une pure aberration. Pour avoir une idée approximative des sentiments de l’époque, RS compare l’impression ressentie alors, à celle que produirait aujourd’hui le déversement impromptu et brutal des habitants des banlieues en direction des centres-villes [s’ils décidaient d’y faire autre chose que d’y consommer ou d’y voler ! Mais, plus généralement, c’est la comparaison entre la Commune et un événement comme la révolte des banlieues en 2005 en France qui me paraît provenir d’une lecture rétroactive de l’histoire car la structuration géographique de l’espace y était fort différente. En 1848 et jusqu’à la Commune, Paris était habitée par deux populations, l’une bourgeoise et l’autre « populaire » mais la démarcation entre les deux passait au cœur de Paris, ce qui n’est plus le cas à partir du moment où les banlieues viennent déborder puis abolir les anciennes « fortifs », ndlr JW].
Comme dans la période 1789-1793, RS fait bien apparaître le rôle important des femmes en 1848 (Jeanne Deroin) et leur intégration dans le processus révolutionnaire tant que celui-ci est dans sa phase ascendante, alors que la République qui va conclure ce processus innove le « travail/famille/patrie » qui fera flore ensuite au cours de l’histoire du XXe siècle et sera un facteur de relégation des femmes de la vie publique et politique.
Là encore, dans la révolution de 1848, comme plus tard dans la Commune, l’événement surprend. RS cite Deleuze qui, dans Qu’est-ce que la philosophie, écrit que l’événement est ce qui échappe à l’histoire [on devrait plutôt dire qui échappe à la continuité historique, car « échapper à l’histoire » est une problématique qui échappe elle-même à toute hypothèse de processus révolutionnaire et annonce accessoirement les thèses post-modernes sur la fin des grands récits, ndlr JW.] et qui est irréductible parce qu’il n’a pas de dépassement [la rupture deleuzienne avec la dialectique confirme ma remarque précédente]. Là brille « le cristal de l’événement total » (Walter Benjamin).
RS rajoute [dans le langage de l’École de Francfort, ndlr JW] que c’est le devenir non advenu qui fait l’histoire et que cette phrase rend compte d’une caractéristique constante de l’histoire des révolutions en France. [ce « devenir non advenu », à propos de plusieurs phénomènes politiques, nous l’avons nommé (à Temps critiques, le devenu. Mais l’histoire est aussi faite par un devenir advenu : les moments révolutionnaires, les évènements qui introduisent des discontinuités profondes, ndlr JW]
Mais 1848-1968-2011 et les printemps arabes, constitueraient un fil historique révolutionnaire qui relie de nombreuses expériences et pays, mais l’exemple de l’effacement de ces dernières expériences de 2011 montre qu’il est nécessaire de s’attacher à « restituer l’historicité de l’histoire.
J’interviens en toute fin de la discussion pour m’étonner que la référence principale de RS au sein de ce fil historique soit 1848 … et non pas 1789 ou 1793. [
J’explicite maintenant ce que je n’ai eu le temps de développer au cours de l’échange. Si les mouvements des années soixante et soixante dix sont encore en référence avec le fil rouge des luttes de classes (et donc avec 1848 et la Commune) tout en étant déjà au-delà de la seule dimension de classe (cf. mon intervention sur Mai-68, supra), les mouvements de 2011 sont certes a-classistes, mais parce qu’en deçà des classes plus qu’au-delà. Des prolétaires égyptiens ou tunisiens peuvent bien y participer, il n’empêche que les références principales sont anti-gouvernementales, anti-oligarchiques et à teneur démocratique. C’est pour cela que la référence à 1789 semble s’imposer plus qu’à celle de 1848. Je pense que les filiations ne doivent pas être forcées. Certes, février 1848 présente certaines caractéristiques de 2011 (« printemps des peuples » et « printemps arabes »), mais juin 1848 est plus porteur de futurs mouvements prolétariens que l’on ne retrouvent plus aujourd’hui. D’ailleurs, si tous ces mouvements se soldent finalement par des échecs relatifs ou absolus, leur devenu n’est pas identique. Les premiers, dans les pays capitalistes développés, débouchent sur la triomphe de la démocratie et ce que nous appelons la société capitalisée, les seconds sur des régimes bureaucratiques militarisés (Egypte, Syrie) ou islamistes (Tunisie, Turquie)].
RS me répond avoir réfléchi sur ce point, y compris à l’intérieur du présent livre et nous renvoie à de prochains échanges faute de temps pour l’aborder et développer sa pensée.
En fin d’après-midi, SQ nous présente son dernier ouvrage pour lequel il utilise, notamment, la notion d’Empire mise en avant par Hardt et Negri, sans pour cela qu’il épouse, évidemment, les positions politiques de ces deux auteurs, fort contestables au demeurant. C’est cette puissance de l’Empire qui nécessiterait de toujours plus pousser vers un quadrillage géopolitique de l’espace social, espace de circulation des flux, mais aussi espace de contrôle du temps des individus. Les exemples paradigmatiques de ce « monde des grands projets » nous sont donnés par le mouvement déjà ancien du No-TAV dans le val de Suze en Italie et plus récemment avec le mouvement de la ZAD de Notre dame des landes (NDDL) contre l’aéroport de la région nantaise, en passant par la lutte contre le barrage de Sivens.
Plus opportunément, c’est aussi le mouvement contre la loi-travail (printemps 2016) qui a amené SQ à poser les luttes de territoire dans une perspective plus large. En effet, certaines banderoles brandies à cette occasion, par exemple dans les « cortèges de tête », faisaient clairement référence à cette dimension plus large en proclamant : « Contre la loi-travail et son monde ». C’est donc bien contre les grands projets et leur monde qu’il faut se battre, même si SQ intègre le « et son monde » à sa façon dans l’intitulé de son livre de façon à faire apparaître aussi les ennemis de ce monde.
Comment expliquer ce « monde des grands projets » ? Pour SQ, il ne s’agit pas que d’une question de profit ou de rentabilité. D’ailleurs, la plupart de ces projets ne sont pas le fruit premier d’un audit de rentabilité de la part de ceux qui les décident et les organisent, puisqu’ils sont avant tout des projets politiques, économiques et stratégiques. C’est pour cela que leur chiffrage préalable n’est qu’un effet d’annonce, dont le montant est la plupart du temps largement outrepassé. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que les adjudications ne sont pas juteuses pour les entreprises qui en bénéficient. Mais si on prend de la hauteur stratégique et que l’on se place du point de vue global de l’Empire, il s’agit bien plutôt de passion (des ingénieurs) et d’hubris de la part des dominants et dirigeants de ce monde qui sont à l’origine de ces grands projets. Ils participent aussi de l’idéologie du progrès et de l’idée très actuelle que tout ce qui est possible doit être réalisé (les désirs et les besoins humains sont supposés illimités). Aucun champ n’y échappe plus aujourd’hui, y compris ceux qui étaient censés appartenir aux « communs » ou au « vivant » et si tous les projets concernent en principe un champ spécifique, ils s’insèrent néanmoins dans un projet plus général de la domination globale. Dans le cas des exemples principaux cités dans le livre, il s’agit ici précisément, de la mise en réseau des différentes métropoles de façon à faciliter les flux de marchandises et de personnes. Il en résulte non seulement une transformation de l’espace et du temps qui se trouvent tous deux comme réduits par la centralisation et la vitesse, mais aussi une marginalisation des espaces intermédiaires. Contre ce monde se dressent des « ennemis » qui le contestent ou même en proposent un autre à travers des expériences qui tentent de réorganiser l’espace pour leur compte au sein des ZAD ou inventent une nouvelle temporalité comme dans le mouvement des « Nuits debout ». Ces expériences renouvellent quelque peu les expériences du socialisme utopique et l’État prend d’ailleurs prétexte de cette dimension utopique pour ne pas négocier sur les projets collectifs de sortie du conflit, ne prenant en compte que des projets individuels censés être plus rationnels alors qu’ils ne font que se conformer à la norme qui légitime le choix prioritaire en direction de la propriété privée individuelle ou familiale.
Pourtant, pour beaucoup de zadistes il ne s’agissait pas simplement de s’opposer à un projet capitaliste, mais de proposer des alternatives au rapport dominant à la nature. Comme le disent certains : « nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend ». Ces luttes montrent qu’on peut gagner, même partiellement, en jouant sur les contradictions internes d’un Empire qui reste fragmenté [il n’y a pas de « plan du capital », ndlr JW]. Elles tentent aussi d’échapper à une position strictement localiste en mentionnant bien qu’il ne s’agit pas d’aboutir à un déplacement géographique des grands projets, mais à leur remise en question (cf. le slogan : « ni ici, ni ailleurs »). Se mêlent ici étroitement la résistance des anciennes communautés montagnardes du Val de Suze et les nouvelles forces d’opposition à la domination globale des territoires formant, peu ou prou, un sujet collectif fort différent du sujet révolutionnaire tel qu’il était conçu dans les mouvements classistes historiques. Ces mouvements expriment, comme le dit SQ, une « puissance venue d’en bas » capable de poser des questions concrètes et situées, mais à valeur universelle. La formule de Marx sur le « tort universel » fait à la société toute entière à travers le « tort particulier » de l’exploitation subie par la classe ouvrière peut aujourd’hui être réutilisée par tous ceux « à qui on n’a pas fait qu’un tort particulier (le lieu agressé), mais aussi un tort universel (la marchandisation-destruction du vivant) ».
Par rapport au jugement qu’on peut avoir sur le résultat d’une lutte un débat s’engage entre ceux qui, comme CR, pensent qu’on ne négocie2 pas avec le capital ou ses représentants avec comme sous-entendu implicite, que la négociation ouvre vers le compromis et finalement un échec parce qu’on reconnaît par-là les forces de domination [à la ZAD de NDDL, la négociation se fait sur la base du retrait des « nomades » de l’occupation et du maintien sur place de ceux qui peuvent arguer d’un droit de propriété, ndlr, JW] et ceux qui, comme SQ, estiment que c’est une façon de penser qui ne correspond plus à la réalité du rapport social capitaliste d’aujourd’hui. En effet, celui-ci impose maintenant dans tous les actes de la vie quotidienne aussi bien qu’au travail, des compromis, si ce n’est des compromissions [dit autrement, l’État et le capital c’est aussi nous qui participons de la reproduction globale du rapport social capitaliste, ndlr, JW]
De ce type de lutte peut se dégager un sujet collectif qui ne préexiste pas dans un commun déjà là, mais est en cours de formation dans des pratiques concrètes, des expériences de lutte.
Mes remarques critiques qui suivent portent sur certains points présents dans le livre de SQ qui n’ont été qu’effleurés ou même n’ont pas été abordés au cours des échanges à Eymoutiers. Elles peuvent éventuellement prolonger la discussion entre nous (ndlr, JW)
La première remarque est que cette construction théorique repose sur le partage, à mon avis artificiel, entre un monde (les autres, les dominants) et ses ennemis, ce qui donne tout à coup l’impression que « ses ennemis » forment déjà un autre monde.
Outre que cette perspective s’origine chez Carl Schmitt et que comme le disait RS au cours d’un échange avec une personne de Tarnac, on ne peut pas utiliser n’importe quel théoricien comme si ses thèses pouvaient être séparées de sa propre personne et du rôle qu’il a pu jouer dans l’histoire, ni de l’usage historique qui en a été fait. Or même si RS n’a pas précisé, il faut dire que Schmitt, spécialiste des théories du Droit, a été un haut dignitaire nazi et qu’il se trouve que ces thèses sur l’État d’exception et la ligne de partage fondamentale entre ennemis/amis étaient tombées dans l’oubli avec la défaite du nazisme jusqu’à ce que certains heideggériens de gauche, puis, plus récemment, les thèses des proches de l’IQV, les fassent resurgir (notamment Giorgio Agamben)
Mais je pense que ce n’est pas là l’essentiel qui est plutôt, pour moi, de vouloir tracer une nouvelle ligne de partage de ce type après l’échec qu’a pu constituer, au cours de l’histoire moderne, l’idéologie des frontières de classe. Et, qui plus est, de la voir resurgir, certes sous une autre forme, dans une période telle que celle dans laquelle nous vivons aujourd’hui, où le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on a bien du mal justement à délimiter une « ligne » et à fortiori une démarcation du type amis/ennemis. En effet, il se trouve que ces frontières sont justement de plus en plus floues, à tel point que certains croient qu’il il n’y a plus que 1% d’ennemis ou, autre variation, que l’ennemi n’est représentée que par une petite oligarchie, analyse qui se distingue mal de celle des souverainistes/populistes de droite et de gauche et néglige complètement les orientations réticulaires du capital qui viennent troubler ses tendances oligarchiques. Pour ne prendre qu’un exemple, voir l’importance prise par les ONG et leurs réseaux là où dominaient auparavant les anciennes fondations oligarchiques. Mais il n’y a pas forcément contradiction entre ces deux moments de la dynamique du capital dans la mesure où les deux reposent sur une crise de la forme État-nation et de ses institutions.
Les réseaux de Greenpeace et Médecins sans frontières peuvent donc parfaitement coexister avec les conférences oligarchiques sur le climat, mais pas avec les anciennes manifestations de la souveraineté nationale (cf. l’affaire du Rainbow warrior). Dans le même ordre d’idée, l’ancien pantouflage entre élites publiques et privées a été bousculé par une interchangeabilité des personnels de tendance réticulaire et par l’importance prise par les jeunes loups du numérique et des technologies financières. Cette difficulté à établir des délimitations claires ou antagoniques ne touche pas que l’analyse du capital, mais l’ensemble du rapport social capitaliste. Ainsi, l’hubris dont parle SQ ne touche pas que les dominants, car c’est le propre de la société du capital que de miniaturiser les grands projets collectifs du pouvoir, afin de rendre possible leur intégration (« internisation » dirait JG) dans des micro-projets individualistes de la société de consommation. Le « tout est possible » des ingénieurs, de la technologie et des grands mécanos de la domination est alors réapproprié (ou croît l’être), dans sa mise à disposition pour la satisfaction des désirs des individus de base. L’impression de toute puissance que procurait auparavant l’automobile a été démultipliée par la profusion des nouveaux objets techniques. Comme le disait Marx, mais pour la machine de l’usine, « le mort saisit le vif », mais il n’y a plus de repli hors champ dans la société capitalisée. Le mort tend à saisir l’ensemble du vivant avec les biotechnologies.
Cette passion de l’illimité est aujourd’hui la chose la mieux partagée du monde et appartient en propre à l’humanité, à la « nature humaine » (au risque de créer une seconde nature, ndlr JW). Comme on dit vulgairement, le ver est dans le fruit et il n’y a qu’un seul monde. Les « ennemis » ne peuvent donc, au mieux et sans jeu de mot, ne faire qu’y camper. À la dépendance réciproque qui liait déjà travail et capital dans le rapport de production capitaliste vient alors se rajouter une nouvelle dépendance réciproque dans le rapport aux outils technologiques qui est à la base de la nouvelle reproduction des rapports sociaux dans la société capitalisée. On en a un peu parlé dans la discussion à travers la référence critique aux projets transhumanistes parce qu’ils entrent tout à fait dans le monde des grands projets, mais on a beaucoup moins parlé du fait que certains de ceux-ci sont déjà plébiscités par nombre d’individus et par l’ensemble des medias « éclairés » (les « grands sujets de société » faisant pendant aux « grands projets »). Je ne développerais pas plus pour ne pas ouvrir de polémique sur des sujets qui n’ont pas fait directement débat au cours de ces journées.
La seconde remarque porte sur le rapport espace/temps. En effet, alors que SQ énonce bien cette conjointe transformation de l’espace et du temps, le fait qu’il focalise ensuite son analyse du capitalisme sur les enjeux territoriaux et donc sur « les grands projets », semble le conduire à négliger un autre aspect de la dynamique du capital, celui des réseaux, des bio-nano-technologies, l’Intelligence artificielle, les big Data, qui n’occupent que très peu d’espace terrestre. Ce qu’ils occupent et contrôlent, c’est surtout du temps mais peu d’espace. Est-ce un oubli de sa part ? Ou alors une volonté de se partager le terrain avec des tendances comme celle du groupe Pièces et main d’œuvre (PMO) ? dont la critique porte sur cet autre aspect ? Ou alors ne rentre-t-il pas là-dedans un choix d’opportunité politique dans la mesure où il parait plus facile d’envisager l’intervention d’un « sujet collectif » sur un territoire, y compris jusqu’à sa dimension émeutière ? Peut être pourrait-il apporter des réponses à ces questions.
La troisième remarque porte sur la notion de « sujet collectif ». En effet, c’est encore une référence implicite avec l’idée de sujet historique d’Hegel et Marx, or ce sujet, qu’il soit nation ou classe, n’existe plus dans les pays capitalistes avancés du moins. Alors sur quoi faire reposer le « nouveau sujet » ? Sur le devenu des « communautés de luttes » ? Des exemples aussi variés que les suites de la place Tahrir au Caire ou les déchirements à NDDL après l’annulation des travaux de l’aéroport, ne poussent pas à l’optimisme. Il ne s’agit pas de privilégier les anciens mouvements par rapport aux nouveaux, car il faut reconnaître que dans les deux cas se pose le problème de la nature des mouvements, de leurs objectifs et de la transcendance potentielle qu’ils contiennent par rapport à un devenir révolutionnaire. Dans les mouvements prolétariens et par exemple dans des grèves dures, les objectifs immédiats, même très limités, constituaient la base de l’unité quitte à ce qu’ils débouchent sur un dépassement révolutionnaire (de la grève partielle à la grève générale ; de la grève générale à la grève insurrectionnelle). La transcendance du mouvement se situait, en partie, à l’extérieur du mouvement, dans son extension géographique, dans l’approfondissement qui découlait du processus de la lutte contre les patrons et l’État. Cela ne laissait pas trop de place à des illusions, car très rapidement on s’apercevait que ça fonctionnait ou pas. Il pouvait certes y avoir parfois conflit entre la maîtrise/contrôle d’un mouvement particulier qui s’auto-organisait avec un mouvement plus général qui semblait échapper aux protagonistes parce que géré d’en haut et bureaucratiquement, mais il y avait toujours la nécessité de maintenir le lien entre moyen et fin (cf. la présentation et discussion autour du livre de CR) et l’auto-organisation ne pouvait sortir de son rôle de moyen et devenir une fin en elle-même. L’organisation faisait partie de la lutte contre l’ennemi de classe. Or dans les nouveaux mouvements, comme ceux qui sont centrés sur les territoires, les objectifs de départ sont précis (lutter contre un projet) et le supplément d’âme (révolutionnaire ou éthique) n’est pas donné par la référence à un moyen mythifié ou à une forme d’organisation, mais par la référence à ce qui serait une universalité dépassant la particularité de la lutte, à savoir, le refus de « ce monde » ou l’alternative. Mais pour rendre concrète cette universalité, une fraction des protagonistes retourne la transcendance abstraite du « ennemi de ce monde » en de nouvelles formes de vie (cf. aussi le texte de Dietrich Hoss sur notre blog et son intervention à la présentation du livre de SQ à la librairie La Gryffe le 29/09/18) qui vont être expérimentées sur le terrain dans des communautés de lutte. C’est alors comme si la transcendance était toute entière contenue dans le mouvement du fait de ces expérimentations de nouvelles formes alternatives. Dans un premier temps cela renforce le mouvement parce qu’il s’universalise en dépassant le particulier de la revendication de départ (cf. aussi le « ni ici ni ailleurs), mais le « sujet collectif » qui se forme là est particulièrement instable par le fait qu’il se constitue artificiellement. Dit autrement, il existe au moins autant si ce n’est plus par les différentes greffes qui viennent prendre sur le mouvement d’origine. Or, à ma connaissance, il n’y a que dans le mouvement No-Tav du val de Suze (et plus anciennement dans l’expérience du Larzac) que cette greffe a véritablement pris parce que le corps d’origine du mouvement était d’entrée plus fort que les greffes qui s’en sont suivies. Dans les autres cas, les « nouvelles formes de vie » montrent leur caractère éphémère et il me semble très risqué d’y voir une nouvelle forme d’expérience se diffusant par capillarité.
Une fois relevée cette limite, la question qui se pose à tous ceux qui ne veulent pas simplement cultiver leur jardin, est de savoir si un mouvement de lutte peut exister sans sujet collectif ou non, c’est-à-dire finalement comme mouvement aveugle qui se passerait de la conscience de ce contre quoi et qui il lutte ?
Il me semble aussi abusif de réduire un mouvement à son devenu. C’est valable aussi bien pour la Commune que pour la révolution russe, que aussi pour des mouvements de plus faible ampleur (Mai-68 réduit à son devenir soixante-huitard !) et il n’est pas toujours facile de cerner ce qui, dans un mouvement, au-delà de ses limites, témoigne en acte du fait que ce sont les hommes qui font l’histoire. Le changement de position de Marx par rapport à la Commune nous fournit un exemple probant de ce qu’une lutte ou un événement important produit de désarroi et de discontinuité au sein de la théorie la plus solide ou qui se veut telle.
Pour conclure provisoirement sur ce point, la tension individu/communauté conçue dans son historicité et que nous mettons en avant dans Temps critiques, ne me semble pas pouvoir se substituer à celle du sujet. D’abord, en tant qu’élément d’un processus historique, elle précède la notion de sujet et perdure à sa mise en question, mais elle ne peut faire son économie à partir du moment où on continue à la concevoir dans le cadre de luttes et de mouvements. Par exemple, la solidarité envers les migrants est un des éléments de la tension individu/communauté et elle n’est pas le fait d’un « sujet », mais comment articuler cette caractéristique, non pas pour une Cause, mais du fait de notre commune humanité, à des luttes politiques qui dépassent cette seule solidarité ? Si nous avions une réponse, ça se serait et nous pourrions opposer autre chose que des cris d’orfraie à des manifestations types de celles qui se produisent dans l’ex-Allemagne de l’est.
La quatrième et dernière remarque porte sur la citation zadiste « nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend ». Si ce slogan peut sembler prendre en compte notre « part » de naturalité (humaine), cette identification/fusion avec la nature introduit une confusion parce que cette position ne comprend pas les choses en termes de rapport et ici précisément en termes de « rapports à la nature. L’altérité entre objet et sujet qui n’est pas qu’un énoncé philosophique et dialectique, mais un produit historique, est alors dissoute.
Pour conclure, si ces mouvements de type zadiste peuvent invoquer l’expérience historique de la « Commune de Nantes » et de l’expérience des ouvriers paysans de l’ouest de la France en 1968 ou la lutte du Larzac ou encore des communautés du Chiapas, la situation actuelle dans les pays industrialisés dominants a tellement évolué sous les coups de la mondialisation/globalisation/capitalisation du monde que la notion de « base arrière » ou celle de marge d’autonomie est devenue aujourd’hui hautement problématique. Résister oui, car, comme à l’époque des Canuts, c’est toujours la base minimum pour vivre debout ; se dissocier ? C’est une autre paire de manche et faudrait-il encore que ce soit la bonne stratégie, ce dont je doute.
JW
2 octobre 2018
- publié sur le site Lundi.am le 1er octobre 2018 dans une première version [↩]
- Suite à la publication de la première version de ce compte rendu des journées d’Eymoutiers dans Lundi matin le premier octobre, le CR a été transmis à SQ qui fait la remarque suivante que je retranscris exactement en italique :
« À la fin, lorsqu’il est question de l’échange qu’il y a eu entre nous deux sur la situation à la Zad je voulais préciser un point. Je ne me souviens pas exactement ce que j’ai dit et comment je l’ai dit. Je voulais en tout cas dire que le capitalisme ne négocie jamais à l’égalité. Je crois aussi que j’ai parlé de capitalisme et non de capital ». [↩]
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