Lettre à Marie-Jo Bonnet sur son livre « Adieu les rebelles »

Le dernier livre de J.Wajnsztejn Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme et celui de Marie-Jo Bonnet « Adieu les rebelles » comporte une forme de convergence mais aussi des différences. J. Wajnsztejn en a traduit certains des aspects par une lettre à Mari-Jo Bonnet que nous vous soumettons.


Bonjour,

Quelques remarques sur votre livre au fil de la lecture.

– il me semble que tout au long du livre vous insistez trop sur l’aspect contre-culturel des années 1960-70 alors que j’y vois plutôt une insubordination politique et sociale dans laquelle des éléments contre-culturels («  fureur de vivre de la jeunesse  », mouvements beat et provos, actions féministes à vocation démonstrative) ont pu jouer le rôle de prémisse. Je sais qu’il est à la mode aujourd’hui, surtout chez les historiens de nier l’aspect politique des événements parce que le déclin du marxisme et la chute du socialisme existant renvoient les luttes révolutionnaires de l’époque à l’utopie (au sens péjoratif), aux dérives totalitaires etc1
Plus concrètement, par rapport à ce que vous dites page 9, il me semble que c’est l’aspect politique du mouvement des femmes qui est primordial au départ au sein même d’un mouvement plus général d’insubordination qui en France et en Italie est encore centré sur le travail et en partie contre le travail, dans la jeunesse du moins. Après s’être moulées dans cette contestation de l’ordre établi, elles s’en dégagent pour s’affirmer comme mouvement politique des femmes. C’est très net en Italie quand on regarde ce qui s’est passé à Rome entre le service d’ordre de Lotta Continua et les militantes féministes d’abord, puis au congrès de LC qui a suivi.
Ce n’est qu’après notre défaite que les aspects culturels et même contre-culturels (pensons aux émissions de Lancelot sur Europe I) vont l’emporter et que la normalisation juridique peut opérer.

– en conséquence de quoi votre critique apparaît souvent morale et naïve (p. 15-16)  . Bien sûr, je me suis fait la même réflexion que vous en entendant les homosexuels et les «  de gauche  » manifester pour le mariage homosexuel (je dis d’ailleurs dans mon livre qu’Hockenghem doit s’en retourner dans sa tombe), mais être horrifié ou déçu n’explique rien. Le FHAR ne représentait qu’une infime partie des homosexuels ou pour le dire plus abruptement, ils ne les représentait pas du tout. Des auteurs, d’ailleurs homosexuels ont plusieurs fois signalé d’ailleurs que les homosexuels (hommes) penchaient plutôt à droite politiquement. Les phénomènes nouveaux autour des élections de Delanoë à Paris et Colomb à Lyon ne semble pas avoir changé la donne puisqu’un de ces même auteurs, dont j’ai oublié le nom (Martel je crois) et certaines associations militantes se sont émus dernièrement d’une nouvelle droitisation des homosexuels. Je leur laisse bien entendu la responsabilité de leur affirmation.
Une critique politique doit, à mon avis, porter sur les limites intrinsèques que représentaient des mouvements pour des «  libérations  »  : libération du travail en tant que pôle dominé du capital (les ouvriers), libération des femmes en tant que pôle dominé du couple, des homos par rapport aux hétéros, des jeunes par rapport aux vieux (cf. le FLJ). Cette critique peut être étendue à tous les discours sur l’émancipation car, à partir de 1975, on peut dire que c’est le rapport social capitaliste qui «  émancipe  » à travers l’idéologie libérale-libertaire et certaines innovations technologiques au sein des sciences du vivant qui conduisent à terme à produire une seconde nature. C’est là qu’interviennent les pratiques médicales de PMA et de GPA, pratiques qui vont être transformées en demande sociale. Comme vous le dites bien (p. 112), mais pour critiquer cette option, la PMA, thérapie contre la stérilité devrait tout à coup devenir un droit.
Or, si à une demande le marché répond par une offre (et réciproquement), le droit n’est pas a priori de l’ordre du marché … ni de l’ordre de l’individu. On peut certes être contre le Droit d’un ordre social que l’on conteste, mais tous les goûts ou les désirs ne peuvent pas devenir des droits premièrement parce que cela ne correspondrait pas à l’essence de la loi qui est d’être générale et deuxièmement parce que ces droits seraient parfaitement contradictoires. Mais ces nouvelles thérapies peuvent aussi tourner au devoir et plus seulement au droit quand des entreprises comme Google et Face Book proposent à leurs salariées femmes de 30 à 45 ans de prendre en charge la congélation de leurs ovocytes afin de leur permettre de procréer plus tard sans gêner leur plan de carrière et leur productivité immédiate. Encore une preuve que le rapport social capitaliste n’a pas peur de l’égalité des genres puisqu’il peut y puiser une nouvelle dynamique. Il s’agit de balayer des obstacles et de supprimer des limites, d’aller vers l’indifférenciation à partir d’une nouvelle maîtrise  des déterminations naturelles/sociales en ne les rendant plus que sociales. Et tout cela au nom de l’émancipation comme vous l’indiquez vous-même (p. 125).

– votre remarque sur Monica Wittig (p. 44) et sa thèse des lesbiennes comme troisième sexe et non pas comme femmes permet aussi de comprendre la place prise par les transsexuels dans le mouvement LGBT, non seulement comme vous le dites p. 74, parce qu’ils assureraient le spectacle et participeraient des nouvelles modes et apparences, mais aussi parce qu’ils symbolisent au plus au point le transformisme du capital lui-même, le tout est possible et dans la joie qui plus est. La dérive est tellement avérée que Judith Butler elle-même a été obligée d’intervenir sur les conséquences d’une prise à la lettre de ces textes sur la multiplicité des genres et surtout sur les illusions qu’elle peut engendrer quant à des solutions pratiques2. Or, toujours d’après elle, peu de ses fervents partisans sont capables d’une autre lecture et qu’il faut assumer ses choix3.
Je vois aussi comme une faiblesse politique de votre critique le fait de se désoler de «  ce basculement vers le désir de normativité  » (p. 103) et que vous en fassiez une caractéristique du mouvement homosexuel. Le retour du désir d’enfant me paraît maintenant général. Il l’a été chez les féministes hétérosexuelles dès l’épuisement du mouvement à la fin des années 1970 et ce, au grand dam des féministes homosexuelles4, il l’est aujourd’hui pour les lesbiennes radicales  …, il l’est aussi pour toutes les femmes, du moins dans les pays comme la France ou en Scandinavie qui conservent une politique familiale  ; et même les hommes le redécouvrent sous un autre jour avec de nouvelles exigences de paternité comme vous le reconnaissez à la fin de votre livre à propos de la GPA.
On ne peut nier les déterminations à la fois indissociablement naturelles et sociales des humains5. Vous semblez en tenir compte (p. 108) quand vous affirmez que «  le désir d’enfant a en effet des racines profondes, qui sont non seulement pulsionnelles, mais aussi psychiques  » mais qu’  «  il demeure le résultat d’une union du masculin et du féminin  ». De la même façon vous mettez en avant la différence fondamentale qui existe entre maternité et paternité (p. 108-109) de part «  l’expérience organique  » que constituent la grossesse et les premières relations biologiques et humaines qui y sont liées. Je ne peux qu’être en accord avec vous sur ce point.

– même si les manifestations pro-mariage ont été organisées médiatiquement autour du thème de l’égalité je ne crois pas que votre explication sur le consensus égalitaire soit la bonne à un moment où non seulement les inégalités ont tendance à s’accroître mais où elles sont de plus en plus légitimées par une idéologie méritocratique républicaine qui vient fusionner avec le «  travailler plus pour gagner plus  » néo-libéral. Je crois que ce qui a emporté l’adhésion c’est bien un consensus mais celui qui règne aujourd’hui à gauche contre les discriminations, ce qui n’a pas les mêmes conséquences. Je me risquerais à dire que l’ambiance est tocquevillienne. La lutte pour l’égalité des conditions continue. La révolution sociétale est libérale et accompagne la «  révolution du capital  ». C’est pour cela que «  la voix négative  » que vous mentionnez (p.16) n’a rien à voir avec «  le travail du négatif  » de l’époque précédentes. Aujourd’hui, malheureusement, beaucoup adhèrent même à ce qu’ils ne veulent pas (le mariage homo) ou à ce qu’ils ne sont pas (les hétéros dans les manifs ou à la gay pride). Il en est de même pour le personnel politique quand vous faites remarquer (p. 99) avec quel enthousiasme la majorité présidentielle a voté le texte. On peut effectivement être étonné parce qu’on peut parier qu’individuellement, la majorité d’entre eux n’en avait rien à faire de de projet et de cette loi. Ce n’est pas le privé qui se fait politique mais le politique qui se privatise pour atteindre à la dimension sociale.

– la pression n’est donc pas que communautariste (p. 18)  ; elle est beaucoup plus de l’ordre du branchement à une néo-modernité qui mêle des identités multiples parce que le niveau de tolérance de l’individu-démocratique permet de faire co-exister des identités majoritaires avec des identités minoritaires mais à la mode (le sens du spectacle est d’ailleurs fondamental pour que s’effectue le procès de fusion comme vous le faites remarquer avec la gay pride).
De la même façon, le nouveau rapport à l’État (p. 57) ne concerne pas que les mouvements féministes et homosexuels. Il concerne toute une gauche qui pense ainsi faire front (le vote «  utile  » pour Chirac contre Le Pen), sauver les meubles (l’appel à l’indignation de Hessel et au retour au programme du CNR) ou profiter de l’occasion pour faire passer quelques réformes sociétales (mariage homosexuel, justice versus Taubira etc) en l’absence de toute attaque contre le capital. Mais comme nous le disons dans Temps critiques, cet État se développe maintenant sous une forme réseau et cela au niveau européen et pas seulement national, or cette forme réseau est la nouvelle forme du traditionnel clientélisme lobbiste qui lui pré-existait. Et de la même façon que les céréaliers s’appuient sur la manne financière de Bruxelles pour peser encore plus lourd dans les négociations avec le gouvernement, les associations gays s’appuient sur l’agent de la lutte contre le SIDA pour peser sur les réformes du droit et des droits. Cela vaut aussi pour le «  mouvement  » LGBT.

– ce qui est intéressant dans votre livre, pour quelqu’un «  d’extérieur  », c’est qu’en filigrane transparaît le fait d’une rupture au sein du mouvement lesbien entre son aile féministe dont vous semblez faire partie (avec les groupes que vous citez p. 79) et son aile radicale6, or ce que j’exprime dans mon livre à ce sujet c’est plus brutalement que le mouvement lesbien participerait d’une liquidation des principes fondateurs du féminisme comme mouvement et non pas comme institution. J’ai donc sans doute été très simplificateur par méconnaissance. Dont acte.
En affirmant que la lutte pour l’égalité entre les sexes se voit transmutée en une lutte pour l’égalité des sexualités (cf. Fassin et Butler cité par vous p. 72-73) il me semble que vous rejoignez ce que je disais dans mon livre Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût (L’Harmattan, 2002). Le privé est peut être politique mais le privé a bon dos et on lui fait porter aussi n’importe quoi.

JW, 22 octobre 2014

  1. C’est le cas de la plupart des livres sortis sur 1968 en 2008, quarantième «  anniversaire  » semblant marquer cette tendance à faire de 1968 une gigantesque entreprise contre-culturelle touchant aussi bien la vie quotidienne que les arts avec des catalogues du type le cinéma en 68, le théâtre en 68. C’est d’ailleurs contre cette tendance que j’ai voulu restituer autre chose dans mon livre Mai 68 et le mai rampant italien (L’harmattan, 2008), non pas non plus un simple témoignage d’un militant de l’époque, mais le contexte théorique et politique d’une époque ce qui est tout autre chose qu’un «  air du temps  ». []
  2. Foucault avait dû faire de même à la fin de sa vie, en direction d’étudiants américains développant une lecture communautariste de ces textes sur l’homosexualité et les dominations. []
  3. C’est pourquoi je ne résiste pas au plaisir de reprendre la déclaration du maire PS de Chasselas que vous citez p. 81  : «  Moi homosexuel, je souffre de ne pas avoir d’enfant  ; c’est l’une des limites de ma vie. Mais je ne demande ni à l’État ni à la science de la combler  : par respect pour moi-même et par respect pour les enfants. J’accepte les lacunes liées à la nature même de l’homosexualité, des lacunes que l’institution du mariage ne comblerait en rien  » et il poursuit  : «  je rejoins ainsi l’immense majorité des personnes homosexuelles qui ne sont pas pacsées, qui n’ont pas d’enfant et qui ne réclament que le respect de leur différence  ». Un seul bémol  : il est quand même dommage de faire passer ça dans le Figaro Magazine (29/03/2013,p. 46) même, je suppose, si c’est parce qu’aucun autre grand journal ne l’aurait passé. Sans vouloir donner de leçon on peut se demander ce qui arriverait si tout à coup cela devenait aussi trop radical pour ce journal et qu’il fallait, pour que vous touchiez «  l’opinion  » (je sais que vous avez aussi écrit dans Le Figaro) vous adresser à Valeurs actuelles, Présent, Minute ou même Rivarol  ? []
  4. Cf. le livre Chronique d’une passion  : le mouvement de libération des femmes à Lyon, ouvrage du Cercle collectif d’études féministes, L’Harmattan, 1989, p.201-211. []
  5. Pour de plus amples développement je vous renvoie à mon «  Commentaire de l’enquête de Venant sur le non désir d’enfant disponible sur le blog blogtempscritiques.net. []
  6. « Mais peut-on reconstruire une solidarité entre femmes si la notion même de femme est disqualifiée au point d’être remplacée par le mot genre dans les recherches universitaires et dans certains projets internationaux  ? » (p.61). []

1 Commentaire for “Lettre à Marie-Jo Bonnet sur son livre « Adieu les rebelles »”

Bonnet Marie-Jo

dit:

Bonjour
Merci de cette critique très intéressante de mon livre. Nous pourrions poursuivre l’analyse.
Je m’excuse de ne pas avoir connu votre livre plus tôt… à bientôt j’espère. Marie-Jo Bonnet

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