Troisième partie de l’échange ayant comme point de départ la proposition d’éditorial de Jacques Wajnsztejn pour le n° 17 de la revue : « Sur la politique du capital ».
Message de Bernard P. à Jacques G. et à la liste TC le 2 octobre 2014
Le message de Jacques G. du 23 septembre rappelle très opportunément la distinction bergsonienne entre durée et temps. Bergson compare la durée à une mélodie dont la continuité indivisible mêle indissociablement passé et présent. Cependant, « dès que nous en cherchons une représentation intellectuelle, nous alignons à la suite les uns des autres des états devenus distincts comme les perles d’un collier et nécessitant alors, pour les retenir ensemble, un fil qui n’est ni ceci ni cela, rien qui ressemble aux perles, rien qui ressemble à quoi que ce soit, entité vide, simple mot. L’intuition nous donne la chose dont l’intelligence ne saisit que la transposition spatiale, la traduction métaphorique. » (La pensée et le mouvant )
C’est ce qu’il nomme « la spatialisation du temps » et il utilise diverses métaphores pour décrire ce processus : l’enfilade de perles d’un collier, la succession de points d’une ligne, un parcours spatial (voyage), toutes choses assez classique. Il parle de la durée comme d’« une multiplicité qualitative, sans ressemblance avec le nombre ; un développement organique qui n’est pourtant pas une quantité croissante ; une hétérogénéité pure au sein de laquelle il n’y a pas de qualités distinctes. » (Essai sur les données immédiates de la conscience) Ici, il privilégie ici la métaphore musicale, le continuum sans juxtaposition d’un avant et d’un après, et il se démarque de Kant pour qui le temps est un milieu homogène. Si la durée kantienne revêt la forme d’un tout homogène, c’est qu’elle est spatialisée.
Il faut maintenant s’interroger sur les rapports entre les états de conscience qui se succèdent sans interruption, et le monde extérieur – une simultanéité de phénomènes physiques qui se distinguent sans se succéder. C’est notre conscience, dit-il, qui « introduit ainsi la succession dans les choses extérieures, inversement ces choses elles-mêmes extériorisent les uns par rapport aux autres les moments successifs de notre durée interne. » (op. cit.) Car la discontinuité du monde découpe en parcelles l’état de conscience continu tel le balancier de l’horloge qui fragmente en portions d’espaces distinctes la tension indivisée d’un ressort. Ainsi se forme, « par un véritable phénomène d’endosmose », l’idée mixte d’un temps mesurable, qui est espace en tant qu’homogénéité et durée en tant que succession, c’est-à-dire, au fond, l’idée contradictoire de la succession dans la simultanéité. Quand la science, poursuit Bergson dans son Essai…, dissocie espace et durée, elle ne retient de la durée que la simultanéité, et du mouvement lui-même que la position du mobile, c’est-à-dire l’immobilité. La dissociation s’opère donc très nettement au profit de l’espace, milieu homogène où peuvent s’aligner des termes distincts les uns des autres. Dans le monde phénoménal, fait par la science, tout ce qui ne se traduit pas en simultanéité, c’est-à-dire en espace, est scientifiquement inconnaissable.
C’est pourquoi, selon lui, nous avons tant de mal à faire la différence entre la succession dans la durée vraie et la juxtaposition dans le temps spatial. Et ce qui est valable pour la science l’est aussi dans le domaine de l’histoire. Dans la durée, envisagée comme une évolution créatrice, il y a création perpétuelle de possibilité et non pas seulement de réalité. Un événement, un fait historique par exemple, se produit à un moment donné. Le jugement qui constate l’apparition de l’événement lui est postérieur. Or, explique-t-il, « par le seul fait de s’accomplir, la réalité projette derrière elle son ombre dans le passé indéfiniment lointain ; elle paraît ainsi avoir préexisté, sous forme de possible, à sa propre réalisation », alors que, pour lui, réalité et possibilité sont simultanées et indissociables. On sait que, pour Bergson, l’histoire est création et rien ne préexiste à lui-même. Cependant, nous interprétons le passé en fonction du présent et de ce qui est avéré. Les signes avant-coureurs de l’événement ne sont donc à nos yeux des signes que parce que nous connaissons maintenant la course, parce que la course a été effectuée – ce que Bergson nomme « la valeur rétrospective du jugement vrai ». Au moment où ils se sont produits, ces faits n’existaient pas encore comme faits pertinents pour les contemporains. Lorsqu’un historien étudiera notre époque, il y cherchera surtout l’explication de son présent à lui, et plus particulièrement de ce que son présent contiendra de nouveauté. Cette nouveauté, nous ne pouvons en avoir aucune idée aujourd’hui, si ce doit être une création. Le temps bergsonien est à l’exact opposé du temps téléologique de Hegel qui abolit toute temporalité puisque l’histoire n’est que le théâtre de la dialectique et que la raison a des fins qui préexistent forcément à son cheminement.
Ces remarques sensées de Bergson sur le jugement de l’histoire seront utiles lorsqu’on abordera la question de la continuité ou discontinuité historique. Existe-t-il des opérateurs historiques qui ont une valeur « objective », ou bien la force d’un opérateur nous apparaît-elle fonction de l’interprétation de notre présent, une interprétation dont rien ne nous garantit la validité puisque nous sommes peut-être aveugles aux faits majeurs de notre époque ?
Bergson a aussi raison d’insister sur la prégnance du temps spatialisé. Mais, en fait, il ne détaille pas tellement ses manifestations. Or, pour en revenir à la question de Jacques G. sur le rapport de ce temps spatialisé avec les temporalités des cultures antiques, je pense qu’il existe, au sein de toute société, un temps spatialisé institué. Dans ses écrits, Bergson s’adresse à ses contemporains et ne parle que de la science, mais les mythologies du passé ont toutes cherché à instaurer des temporalités complexes qui se superposent et s’entrecroisent.
Prenons l’exemple des aborigènes australiens. Elkin dit que, pour eux, le temps est pur présent, certes, mais un présent qui ne fait qu’exprimer la virtualité du passé – ce qui le différencie de la durée bergsonienne et de l’évolution créatrice. Pour Bergson, rien ne préexiste, tout est création. Pour les aborigènes, tout ce qui est préexiste, rien n’est création. Dans leurs langues, les temps grammaticaux et les adverbes sont les mêmes pour le présent, le passé et le futur. Le contact avec le lointain passé du Temps du rêve est constamment revivifié par l’énonciation des mythes. On note d’après le récit d’Elkin ce que j’appellerai une « logique faiblement projective ». Si l’on doit se rendre à un rassemblement tribal, on ne calcule pas le trajet en nombre de jours. Les premiers arrivés attendent les autres en se consacrant à leurs tâches vitales sans manifester d’impatience. L’espace est évalué en termes de grandeur assez vague et pas en nombre. D’ailleurs, dit Elkin, les enfants aborigènes ont du mal à apprendre l’arithmétique élémentaire. Le chasseur qui fabrique un javelot n’en connaît pas la « mesure ». Ce qui n’empêche que les aborigènes australiens jonglent avec un système de parenté parmi les plus complexes au monde, au point qu’il est d’usage à l’heure actuelle de l’interpréter à travers des modèles mathématiques très sophistiqués.
On voit que même le temps apparemment très simple et peu spatialisé des aborigènes est en réalité assez complexe parce que s’entrecroisent en permanence le temps mythique, le Temps du rêve, fondement de tout, le présent de l’activité vitale (temporalité instrumentale), le présent de la méditation (activité très importante, nous dit Elkin) qui est sans doute le plus proche de la durée bergsonienne, une faible anticipation de faits à venir, etc. Il me semble pour cela qu’il faut nuancer l’affirmation de Jacques G. lorsqu’il écrit que certains « groupes humains avaient une conception intuitive de la durée et vivaient selon une temporalité non spatialisée, non rationalisée, non cumulative. » Si, chez les aborigènes, l’énonciation mythique répétée à l’identique cherche à conforter ce qui est et a toujours été, sans changement possible, ils ne sont pas pour autant dépourvus d’inventivité instrumentale. Ils ont créé un outil admirablement complexe, plus étonnant que l’arc et la flèche : le boomerang. Chez les chasseurs-cueilleurs, l’armement et la chasse ont vraisemblablement joué un rôle moteur dans le développement de la raison instrumentale et de la logique projective. D’autre part, la connaissance des espèces présentes dans leur environnement n’est pas instinctive ou innée, mais procède bien d’un processus cumulatif. L’art rupestre et pictural, l’art musical ou de la narration, la connaissance du ciel ont dû subir, eux aussi, une évolution et des perfectionnements.
Dans les sociétés plus complexes, celles des États et des civilisations antiques, le temps spatialisé intègre d’autres dimensions : le temps du calendrier cosmique, des échanges rituels, des cycles de guerre, des cultures agricoles, qui mêlent temps cyclique et linéaire. Or le temps institué par les sociétés étatiques – et là, je diverge de ce qu’écrit Jacques G. – est un temps mesurable et projectif, donc spatialisé. Les calendriers mayas étaient extrêmement précis et leurs prévisions des cycles des planètes, des solstices et équinoxes étaient exactes. On sait l’importance de ces cycles pour les sociétés agraires. Le développement du savoir empirique et la division sociale du travail entraînent l’essor des connaissances et des techniques, un processus cumulatif sans précédent. L’agriculture et la sédentarité développent la logique projective et la géométrisation de l’espace. Le temps social n’est plus centré sur le présent, comme chez les chasseurs-cueilleurs, mais sur la réalisation d’objectifs futurs.
Le temps institué est celui de l’imaginaire social. L’une des critiques formulées par Castoriadis à l’encontre de Bergson est d’avoir limité la création à l’effort de se libérer de la matière grâce à l’ « élan vital », et de ne pas avoir vu que la création est principalement création de significations. Il lui reproche également d’avoir réduit l’espace au quantifiable, à l’homogène, à la répétition, alors que l’espace effectif est distinct de l’espace abstrait en ce sens qu’il comporte également une dimension imaginaire.
Il reconnaît cependant au moins une fois et du bout des lèvres sa dette à l’égard de Bergson1. Le temps humain est celui de la création-destruction, de l’émergence du nouveau, du surgissement de nouvelles significations. Car pour Castoriadis, le temps institué ne peut jamais être réduit à son aspect identitaire, calendaire et mesurable. Même dans les sociétés occidentales du capitalisme moderne, où la tentative de cette réduction a été poussée le plus loin, elle ne constitue en définitive qu’une manifestation entre autres de l’imaginaire de cette société et un instrument de sa « matérialisation ». Il faut donc sortir, écrit-il, « de l’illusion moderne de la linéarité, du “progrès”, de l’histoire comme cumulation des acquisitions ou processus de “rationalisation” (…) La seule “cumulation” qu’il y ait dans l’histoire humaine, sur le long terme, est celle de l’instrumental, du technique, de l’ensembliste-identitaire. Et même celle-là n’est pas forcément irréversible. Une cumulation des significations est un non-sens. » (La Montée de l’insignifiance)
Certes, si l’on exclut les significations techniques. On peut ainsi scotomiser l’histoire de la technique au nom de l’histoire des significations sociales « en général » et appliquer au passé « la valeur rétrospective du jugement vrai » dont parle Bergson, en décidant quelles significations d’aujourd’hui sont en continuité ou en rupture avec celles d’hier. Minimisant l’importance de ce qui fait le socle des sociétés historiques (et ce qui dynamise la relation au monde même chez les peuples les plus archaïques dépourvus d’État et de division sociale), à savoir la logique projective et l’activité technique, on peut voir l’histoire sous l’angle de la discontinuité comme un tissu aux mailles plus ou moins lâches avec, çà et là, des coupures radicales. L’histoire non pas des gens réels, des gens vivants, mais de leurs idées et de leurs institutions politiques.
Alain Testart s’est interrogé sur ce qui fonde en dernier ressort le mécanisme de l’évolution sociale. Il échoue à trouver un élément moteur déterminant. Il constate simplement que les sociétés ne vont pas du simple vers le complexe, un préjugé dû à l’ignorance de la différence entre évolution technique et évolution sociale en général. « Les inventions et le savoir technique sont par nature des phénomènes cumulatifs, et c’est pourquoi il existe un progrès technique. Les connaissances techniques les plus rudimentaires sont impliquées, et pour ainsi dire incluses, dans le savoir technique industriel. On voit bien quelques techniques ancestrales qui se sont perdues, mais si l’on s’en tient aux grands principes, la mise au point de l’ordinateur suppose au préalable l’invention du boulier ou de quelque technique aussi simple. » (Avant l’histoire)2). Pour Testart, il y a bien complexification croissante de l’ « infrastructure matérielle », mais cela n’influe pas sur la « structure sociale » – notable récusation du matérialisme historique chez un auteur qui a parfois du mal à admettre l’importance de l’imaginaire social.
Or, malgré l’acuité de leurs analyses, ni Castoriadis ni Testart n’ont l’air de considérer le fait que l’histoire de la technique est par nature (sic) cumulative comme un aspect digne d’être élevé au rang d’une signification. Est-ce simplement un hasard de l’histoire ? Une anomalie sans importance dans le tissu discontinu des formes historiques ? Une conséquence normale de la logique triviale et inquestionnable du « développement des forces productives » cher aux marxistes ?
Je pense qu’en réalité l’un et l’autre n’ont pas abandonné l’idée de la transcendance de la raison (en ce sens, ils sont restés marxistes) et qu’ils ramènent le capitalisme à un rationnel dévoyé, un « pseudo-rationnel », comme dit Castoriadis, une trahison en quelque sorte des promesses de la raison.
Cette thèse me paraît contestable. Au-delà des ruptures de significations, celle de l’imaginaire rationnel – imaginaire qui puise sa source dans la raison instrumentale et la logique projective – s’appuie sur le temps spatialisé (le temps est un parcours spatial avec des étapes à atteindre et à dépasser), le réalise en quelque sorte et constitue, pour cela, un cadre rigide duquel il est difficile de s’échapper.
Bernard P.
Message de Bernard P. à Jacques G. et à la liste TC le 7 octobre 2014
Dans son message du 23 septembre, Jacques G. oppose l’activité de l’imagination à « d’autres déterminations (idéologiques, stratégiques, contemplatives, etc.) » qui interviennent dans le processus anthropologique et historique.
Veut-il dire par là que les déterminations idéologiques, stratégiques, contemplatives, etc. ne mettent pas en branle l’imagination ? Sauf erreur d’interprétation, cela revient à affirmer que l’idéologie, la stratégie, la contemplation sont des activités rationnelles (ou autres ?) non imaginatives puisqu’il existerait une frontière bien nette entre, par exemple, raison et imagination – une hypothèse qui est à la base de toute la philosophie rationaliste depuis Descartes jusqu’aux rationalistes actuels comme Chomsky ou Onfray, en passant par la philosophie analytique anglo-saxonne.
Cette hypothèse s’inspire de la psychologie des facultés des Lumières déjà évoquée dans mon dialogue avec Jacques W. sur la rationalité (message du 9 juin 2013) à propos du souhait de Marcuse de « libérer » l’imagination de l’emprise de la raison. Si cette proposition marcusienne me semblait absurde, car la société actuelle ne brime pas l’imagination, mais l’oriente et l’incite même à se développer à l’intérieur de ses cadres imaginaires, il ne me paraît pas davantage souhaitable de poursuivre cette distinction en inversant l’ordre de priorité. Raison et imagination sont indissociables et la psyché n’est pas cloisonnable en fonctions séparées. La métaphore du cerveau-ordinateur a été abandonnée par les cognitivistes eux-mêmes et le rationalisme cartésien, qui imprègne fortement la pensée occidentale, fait précisément partie du problème de la spatialisation du temps : la raison considère les pensées comme des objets en trois dimensions que l’esprit est capable de voir3 – la pensée doit donc commencer par se débarrasser d’elle-même (du temps ou de la durée, comme dirait Bergson) et faire comme si la connaissance se réduisait aux simultanéités de sa vision dans l’espace. Il faudrait donc se méfier de l’imagination qui leurre la raison, mais aussi des sensations et des émotions, et donc du corps, car seule l’activité consciente rationnelle est digne de foi. Connaître, c’est voir, mesurer, chiffrer et traduire en concept la chose dans sa pure objectivité4 (théorie de la vérité-correspondance).
Comment pourrait-on encore séparer activité rationnelle, perceptive, imaginative, émotionnelle alors que la propagande neuroscientifique elle-même nous submerge ad nauseam de preuves, s’il en était besoin, que dans le cerveau tout est lié et que c’est un organe corporel et non une entité extra-terrestre. Pour chaque stimulus déclenché, le neuroscientifique fasciné regarde s’éclairer les afflux sanguins du cerveau comme des feux de Bengale incontrôlables et fugaces et constate, admiratif devant tant de complexité, que dans le cerveau, tout est « distribué », la mémoire, la logique, le calcul, la parole, et j’en passe. Même notre odorat atrophié est cognitif, nous explique-t-on. Rien ne peut plus justifier le fanatisme scientiste d’un Changeux qui voulait faire du cerveau humain un « appareil de vérité » capable de déjouer les pièges de l’imagination (religions, mythes, superstitions, fausses croyances en général) et faire enfin triompher biologiquement la « vérité scientifique. »
Cela répond à un autre argument de Jacques G. qui note à juste titre que l’espèce humaine a « développé ses lobes préfrontaux et “libéré” ses capacités imaginatives et anticipatives », mais en conclut qu’elle a aussi « rencontré le négatif de l’exploration des possibles, à savoir l’insécurité et l’angoisse face à la discontinuité », comme si cette angoisse était seulement un problème d’imagination.
Ce que l’on nomme « imagination » n’est pas la seule « fonction » qui s’est développée chez l’humain. L’encéphalisation a intensifié les capacités projectives qui concernent le domaine idéel et aussi le domaine fonctionnel qu’on attribue généralement à la « raison ». Il n’y a pas l’ingénieur qui projette le tracé d’un canal grâce à son imagination et l’ingénieur qui décide et effectue sa réalisation concrète grâce à sa raison. Pour en revenir au débat antérieur, il n’y a pas la durée d’un côté, et le temps spatialisé de l’autre. La durée, indispensable à l’exercice de la capacité cognitivo-imaginative, se met au service de la spatialisation et de la géométrisation de l’espace.
D’autre part, la notion d’imaginaire dépasse largement celle d’imagination. La fonction psychique que l’on nomme « imagination » et que l’on réduit parfois au rêve, ou à la songerie, au roman ou à la poésie, est une donnée héritée de la psychologie populaire et du sens commun. Si on l’emploie, il faut donc préciser le sens qu’on lui donne. Il en est de même de l’ « imaginaire » qui, dans son sens commun, signifie « créé par l’imagination », donc inexistant dans le « réel », le « vrai », l’ « objectif »… Il va de soi que le sens de ce mot a été élargi dans le domaine psychologique par la psychanalyse et dans le domaine social par certains théoriciens, Castoriadis en particulier. L’imaginaire social n’est pas réductible pour ce dernier à l’activité imaginative, mais regroupe les significations qui touchent aussi au domaine du « réel », en particulier du fonctionnel.
C’est pourquoi la distinction qu’établit Jacques G. entre « l’imaginaire positif de la rationalisation » et « l’imaginaire négatif du nihilisme » revient à séparer le domaine des réalisations « rassurantes » de la raison, et les peurs « nihilistes » suscitées par l’imagination. Si j’avais à choisir, j’inverserais plutôt ce rapport ! Freud, par exemple, ne disait-il pas que la fonction du rêve est de « rassurer » ? Et les propagandistes catastrophistes ne s’adressent-ils pas en premier lieu à notre « raison » 5?
Le mot imaginaire, même employé dans son sens social, semble évidemment corroborer cette séparation, et c’est pourquoi, lorsque j’utilise l’expression « imaginaire de la rationalité », j’essaie d’en préciser le sens en parlant de logique « projective » ou « cognitivo-imaginative » ; cela dit, j’adhère à la définition proposée par Castoriadis : l’imaginaire social est un ensemble de significations. Une signification n’exclut aucune des fonctions psychiques que distingue le langage courant : elle fait appel à la perception, à la mémoire et aux sensations, à l’imagination, à la raison, aux catégorisations de base : mobilité/immobilité, vivant/non vivant, aux connaissances, etc.
Prenons l’exemple du récit d’Hérodote sur les esclaves scythes dont j’ai publié un extrait sur mon blog6. Lorsque les guerriers scythes tentent de venir à bout de la révolte d’esclaves qui a éclaté pendant leur absence, ils échouent tant qu’ils combattent avec leurs armes traditionnelles : épées, javelots, flèches. Ils n’y parviennent qu’en marchant sur eux armés de leur seul fouet qui, jugent-ils, rappellera à leurs adversaires leur fonction d’esclaves. Cet épisode illustre la puissance d’une signification et combien elle est « opérante ».
Les significations ne nous sont pas données a priori, mais découlent de l’expérience humaine. C’est pourquoi une moissonneuse-batteuse peut signifier du « capital » pour un agriculteur moderne, mais ne constituerait qu’un tas de ferraille inutile et polluant pour un cultivateur d’une zone semi-désertique. C’est également pour cette raison que les significations conceptuelles ne sont pas figées (théorie littéraliste : un mot représente une chose, comme dans le langage des ordinateurs), mais polysémiques, ambivalentes et métaphoriques. Les mots ne désignent pas des objets, mais notre rapport à eux et ce rapport n’est évidemment pas atemporel, comme le pensent les objectivistes et les essentialistes.
Les significations ne sont donc pas figées, mais évoluent et se fondent les unes dans les autres au cours du temps. Je pense que le processus d’englobement ne concerne pas exclusivement l’époque actuelle, mais qu’il a toujours existé dans le monde des significations humaines. Ce sont les tensions et usures dont je parlais dans mon premier message qui provoquent ce changement qui ressemble parfois à du bricolage puisque certaines significations peuvent englober des morceaux d’autres significations qui lui sont contradictoires7. Dans la Genèse, par exemple, le récit de la création parle à la fois du Dieu unique Yahvé et, dans le passage suivant, des Élohim, entité plurielle qui correspond vraisemblablement à la conservation à l’intérieur du récit monothéiste d’une trace du polythéisme des Hébreux. Les significations rituelles successives du sang puis du vin sont un autre exemple du bricolage et de l’englobement symboliques.
Mais il arrive, au sein de ce processus d’englobement, que se produisent des modifications de sens d’une telle ampleur qu’on peut parler de ruptures. Jacques W. pense que je suis « continuiste » alors que je m’évertue à souligner l’importance cruciale de la rupture qui s’est produite au néolithique sous l’effet de la sédentarisation agraire et de la domestication. Changement axiologique et du mode d’existence autrement plus déterminant que la révolution française, c’est-à-dire la mise au rebut de l’histoire d’une noblesse décadente déjà domptée par la monarchie absolue (lire les mémoires de Retz sur la Fronde) et qui n’avait plus grand-chose à voir avec la féodalité hégémonique de jadis. Le véritable opérateur historique n’était-il pas, à cette époque, le progrès technique qui a rendu possible la révolution industrielle, condition d’une rupture sensible dans l’imaginaire et la façon de vivre ?
Certaines communautés ont-elles pu être en rupture avec ce mouvement général de la société, comme le pense Camatte ? C’est à voir. On peut dire que, en bien des aspects, les Amish d’aujourd’hui sont en rupture avec le monde actuel puisqu’ils refusent en grande partie le machinisme. Mais il s’agit d’un simple arrêt dans le temps du développement technique, et non une remise en question de ce dernier.
De même, nous dit Alain Testart, les Indiens d’Amérique étaient, avant la colonisation, des chasseurs-cueilleurs (à pied) de bisons ou des agriculteurs plus ou moins sédentaires. Après l’introduction du cheval, ceux qui étaient sédentaires sont revenus à un mode de vie de chasse-cueillette. Or, conclut-il, « le fait qu’il existe des stagnations, ou des régressions, ne constitue nulle objection, contrairement à ce que semble croire l’argumentation antiévolutionniste : car cela ne changera jamais ce fait universel qu’à l’origine tous les peuples étaient chasseurs (…), ni ce fait historique que l’agriculture a été inventée à une certaine date (…) Entre la chasse et l’agriculture, il y a un ordre. »
Il conclut qu’il faut distinguer histoire et évolution. Je pense qu’en cela, il a raison. J’ajoute que la tendance de fond de cette évolution depuis la sédentarisation, c’est le développement et la complexification de la logique projective et de la rationalisation. Je ne vais pas y revenir, mais on voit bien qu’au stade actuel du processus, la création de normes de plus en plus détaillées (industrie et commerce), l’inventorisation et la quantification de tout ce qui existe dans le monde observable à commencer par l’individu lui-même, l’anticipation de l’avenir sous forme de modélisations, l’obsession de la croissance et de la vitesse de circulation sont au centre de l’imaginaire social. N’assiste-t-on pas à un emballement prononcé de ce type de processus, si bien que l’information sur le monde semble avoir remplacé le monde lui-même, ce qui rend toute action corrective impossible ou très limitée ? Paradoxalement, la logique projective ne met plus l’information au service de l’action, mais de la seule prévision mathématisée – en l’occurrence, celle du moment où cette logique trouvera son point d’aboutissement dans la destruction des ressources qu’elle voulait créer et réguler.
Dans ce contexte, raisonner en termes de pouvoir ou de puissance condamne à demeurer nettement en-deçà de la compréhension de l’époque actuelle.
Bernard P.
Message de Jacques G. à Bernard P. et à la liste TC le 10 octobre 2104
Les réponses 2 et 3 de Bernard élargissent considérablement le champ d’analyse de la question à partir de laquelle nous avons amorcé cet échange à savoir la dialectique du dépassement ; cette dialectique étant d’abord examinée dans une période historique précise : la modernité et ses suites ; de quelques noms qu’on désigne ces dernières (post-modernes, néo-modernes, société du spectacle, etc.
Mais comme nous ne préparons pas un traité général de théorie de l’histoire ni un dictionnaire critique des avatars du marxisme au début du XXIe siècle, je pense qu’il nous faut garder à l’esprit la visée politique de Temps critiques. Cela ne signifie pas un repliement sur des supposés « acquis » pendant les 25 ans du parcours de cette revue ; une sorte d’invariance du corpus Temps critiques ! Il y a eu, pour nous aussi, des continuités et des ruptures, moments théoriques et pratiques d’ailleurs périodiquement analysées et publiés. Nous sommes peut-être à une période critique de notre démarche, où — comme dans tout moment critique — s’expriment à la fois divergences et convergences, affirmations et négations.
Je m’en tiendrais donc ici à quelques remarques visant la mise en question de deux conceptions qui me semblent globalement guider les textes de Bernard P. et qu’on pourrait résumer autour de ces deux formulations :
– l’imaginaire social est le caractère fondamental et quasi exclusif de l’espèce humaine ;
– la spatialisation-rationalisation du temps est un opérateur majeur de l’évolution historique depuis le néolithique ;
1- Imagination/imaginaire/imageries
Évacuons tout d’abord le dualisme traditionnel raison/imagination auquel Bernard P. suppose que je me rallierais. Ce n’est, de toute évidence, pas le cas. Je n’ai pas davantage fait mien le dualisme corps/esprit. Je partage son argumentation sur l’unité de la pensée et de l’action humaine.
Une précision de méthode à propos d’une mise en rapport, à mes yeux trop intempestive, de Bernard P. entre le néolithique et la révolution française. Ce qu’il nomme le profond « changement axiologique » dans l’évolution d’homo introduit par la sédentarisation au néolithique n’a strictement rien à voir avec la rupture instituée par la révolution française. L’une est proto-historique, l’autre historique et ce n’est pas une tautologie ! Bien qu’il s’agisse d’homo sapiens dans les deux cas, les mondes dont il s’agit ne sont en rien comparables.
La distinction entre imaginaire positif et négatif— distinction parmi tant d’autres — que j’introduis dans les représentations collectives vise à éviter le piège moniste d’un « imaginaire social » absolutisé, hypostasié, englobant ; conception de laquelle Castoriadis ne s’est pas affranchi (et Bernard P. à sa suite ?).
Il y a des imaginaires et non UN imaginaire comme le veut la tradition philosophique essentialiste depuis Platon jusqu’à… Badiou ! C’est aussi pour cela que j’emploie le terme d’imagination. Car je pense que l’imagination est une notion à la fois plus extensive et plus intensive que celle d’imaginaire ; elle excède l’imaginaire. L’imaginaire n’étant qu’une autonomisation de l’imagination.
À ce sujet, je m’en tiens à l’analyse du processus d’autonomisation que j’avais proposée dans mon article de 1996, « Trois couplets sur le parachèvement du capital8 ». J’y décris deux autonomisations : une première entre imagination et imaginaire puis une seconde entre imaginaire et imageries. Je périodise ces trois notions dans la modernité. Ce qui, à très gros traits, donne ceci :
Dans un premier temps, le plus long, qui commence avec la fin de la féodalité (fin dont des reliquats, souvent actifs, durent encore) et s’épuise avec les crises de la modernité du XXe siècle, l’imagination est un opérateur majeur des représentations collectives : raison, esprit, progrès, propriété, production, travail, réformes, révolutions, peuple, classes, nations, etc. Nous sommes alors dans une temporalité historique linéaire, une conception positiviste du monde (occidental).
Avec la Seconde Guerre mondiale puis Mai 68 (les années 50 et 60 n’étant alors dans cette thèse qu’une simple phase d’expansion et de massification de l’ancienne société bourgeoise devenue « moyennisée »), des discontinuités majeures se manifestent, du réprimé, du négatif émergent et créent des ruptures, des désarrois, des doutes, des inquiétudes, des refus. La psychanalyse, les sciences humaines, la littérature, le cinéma, les médias, etc. s’emparent de ce surgissement et le qualifient « d’imaginaire9 » ; on exalte les utopies, les fictions, les simulacres et les simulations, les altérités, les expériences de l’extrême, de l’invisible10, du caché et de l’obscur, etc.
Innovations technologiques, rationalisations et homogénéisation des milieux et des relations interpersonnelles viennent se combiner avec l’explosion mondiale des images pour former un culte de « l’imaginaire ». Il y a là un puissant processus d’autonomisation de l’universalité de l’imagination dans des imaginaires particuliers.
Avec l’échec de leur mouvement, les contestataires de Mai 68 qui exigeaient « l’imagination au pouvoir » — conformément à leurs références aux révolutions de la modernité —n’ont finalement rencontré que de l’imaginaire particulier… mais généralisé à toutes les activités humaines. En cela, la plupart d’entre eux ont ouvert la brèche à la décomposition/recomposition imaginiste des rapports sociaux des années 1970-90.
La vision de l’universel (concret et abstrait), cette dimension imaginative de l’époque de la modernité s’est aliénée dans des imaginaires particuliers, sérialisés, atomisés, autoréférentiels.
L’œuvre post-68 de C.Castoriadis est emblématique de cette perte. S’étant débarrassé de son trotskisme — dont il fait toutefois un bilan intéressant —l’ex économiste mondialiste de l’OCDE devient psychanalyste. Son « Institution imaginaire de la société » bien loin de déboucher sur « une révolution non marxiste » comme il le recherchait, vire à la métaphysique et aboutit à une célébration de cette valeur dominante de l’actuelle société capitalisée : l’autonomie11.
Mais ce règne de l’imaginaire fut bref, la montée en puissance de la société capitalisée à converti ces imaginaires particuliers en un flux massif et global d’imageries, un tsunami d’imageries sur la moindre parcelle de la planète (et même au-delà sur les autres planètes du système solaire). Imageries supports et transports d’autant de capital en permanence « actualisé ».
Conclusion (provisoire) de ce petit excursus à propos de l’imagination :
la notion située et datée « d’imaginaire social » est le résultat d’une autonomisation de l’imagination. Elle post-modernise les anciennes notions de culture, de vision du monde, de conception du monde (Weltanschauung), de religion, de civilisation. C’est un paradigme récent engendré par la tendance du capital à englober l’ensemble des activités de l’espèce humaine (y compris celles de son passé et de son avenir). Pour ses partisans, l’imaginaire social est le caractère fondamental et quasi exclusif de l’espèce humaine.
De plus, est-ce autre chose que pur sophisme d’attribuer à cet l’imaginaire social la capacité « d’engendrer de puissants faisceaux de significations » (Castoriadis) car on peut tout autant le dire des cultures, des religions, des civilisations, etc. ?
Ajoutons enfin, sans le développer ici, que la prépondérance donnée par Castoriadis à la signification (et à son contraire, l’insignifiance) est, elle aussi, très datée. Elle ne se démarque pas des diverses théories du langage et des technologies du langage qui ont régné plusieurs dizaines d’années dans les sciences humaines, la philosophie, les médias, depuis le structuralisme jusqu’au systémisme. Car le champ de connaissance et d’effectivité que couvre l’activité imaginative de l’espèce humaine excède largement la seule question du sens et des significations.
2- Spatialisation du temps, intemporalité et discontinuité
Tout d’abord, une précision :
Les références que j’ai utilisées sur les sociétés qui étaient organisées sur un temps cyclique et non linéaire relèvent davantage des sociétés dites non historiques, primitives ou traditionnelles plutôt que des sociétés « antiques ». En effet ces dernières, comme le souligne Bernard P., sont étatisées (y compris dans un État de la première forme), hiérarchisées, finalisées ; c’est donc le temps spatialisé, le temps du calcul et de la valeur qui est l’opérateur majeur de leur histoire. Ce n’était pas le cas dans les sociétés-communautés proto-historiques et pré-historiques ; les exemples anthropologiques que présente Bernard P. le valident, pour l’essentiel.
Je ne poursuis donc pas ici cette piste. Je préfère en explorer une autre qui est en quelque sorte contenue négativement dans ces échanges, à savoir, justement, les moments, les périodes, les événements qui ont tenté de briser, de sortir de ce « cadre rigide dont il est difficile de s’échapper12 » (Bernard P.), celui de la raison instrumentale qui spatialise le temps.
Dans cette quête, très vaste et que nous avons quelque peu balisée à Temps critiques (pas de sens de l’histoire, hésitation sur la notion de « révolution », pas de sujet historique d’une quelconque révolution, etc.) il faudrait déjà se limiter aux sociétés historiques.
Puisqu’il s’est agi plus haut de Bergson, disons que sa notion « d’évolution créatrice » ne nous apporte gère de ressources. Elle est continuiste, elle ignore le négatif. De plus, bien qu’elle s’en défende, elle contient, malgré tout une téléologie, celle de « l’élan vital » qui conduit le devenir des hommes et du monde. D’ailleurs, à la fin de sa vie, Bergson a accordé à l’eschatologie chrétienne une certaine « vraisemblance13».
Mais nous n’allons pas passer en revue toutes les théories de l’histoire et de « la fin de l’histoire » !
Pour nous en tenir à la question formulée au début de ce chapitre, nous pourrions avancer que dans les moments historiques de fortes discontinuités, le temps spatialisé s’éclipse, s’absente. Ce sont le moment, l’instant, l’événement immédiat qui captent la présence des individus ; lesquels dans leurs luttes, leurs actions, dessinent les formes et esquissent les contenus d’une autre communauté humaine, d’un autre rapport au monde et à la nature extérieure. Dans ces situations, la séparation aliénée entre l’individualité et la communauté humaine tend à se résorber, à devenir union… sans pour autant disparaître.
La liste est longue de ces moments historiques de rupture qui, pour la plupart ne furent pas des dépassements mais des événements, des surgissements, des renversements d’une dynamique dominante. Certains ont cédé à l’immédiatisme, à l’opportunisme, au sectarisme, d’autres se sont situés et reliés à un phylum humain déjà manifesté et en devenir ; un phylum humain qui intemporalise le temps spatialisé ; qui cherche à réaliser l’éternité sur terre, laquelle ne serait alors rien d’autre que l’union individualité/communauté humaine/nature extérieure, ce qui a été nommé « communisme » par nombre d’entre eux.
À supposer qu’on partage un instant l’hypothèse moniste exprimée par Bernard P. d’un continuum technico-rationalisteur qui spatialise le temps depuis le néolithique, force est de constater que, dans l’évolution, les seuls moments où cette sorte de fatum a été interrompu, voire temporairement aboli furent les moments dits révolutionnaires ; révolution étant ici pris dans ses deux sens l’un physique, l’autre politique. Dans ces moments, le rapport individu/communauté étant bouleversé le temps vécu par les protagonistes des événements est lui aussi bouleversé. Au point d’incandescence du mouvement un sentiment d’éternité apparaît semblable en cela à l’expérience de l’éternité qu’éprouvent les amants dans leur communauté d’amour14.
Mais aujourd’hui où la société est quasi entièrement capitalisée et avec elle, l’espèce humaine et la planète, l’alternative « communauté humaine ou destruction de l’espèce humaine ? » trouvera-t-elle encore des individus pour inverser la tendance ?
Jacques G.
Message de Bernard P. à Jacques G. et à la liste TC le 13 octobre 2014
En premier lieu, et même si cela n’a pas forcément beaucoup d’importance pour la suite de l’argumentation, il me semble nécessaire d’écarter quelques méprises qui se sont glissées dans l’argumentation de Jacques.
Je ne me rappelle pas avoir affirmé que « l’imaginaire social est le caractère fondamental et quasi exclusif de l’espèce humaine ».
D’ailleurs, j’ignore ce qu’est « le caractère fondamental de l’espèce humaine » (sur quel plan ?) et je n’ai jamais eu l’ambition de le définir – j’ai maintes fois affirmé que je suis opposé à tout ce qui peut ressembler à une interprétation réductrice de type essentialiste et à ce que la philosophie nomme « essence de l’être ».
D’autre part, à propos du caractère « quasi exclusif », on sait qu’il existe différentes « cultures » chez diverses sociétés animales et qu’il y a parfois transmission de certaines créations ou inventions non conventionnelles aux jeunes d’une communauté particulière. On sait aussi que les membres d’une même communauté animale possèdent des capacités imaginatives distinctes. Lire, par exemple, le récit par Jane Goodall de la stratégie novatrice utilisée par l’un des chimpanzés du groupe qu’elle étudie pour prendre le pouvoir et remplacer le mâle jusque là dominant15. Je ne pense pas que les animaux, à condition qu’ils possèdent un système nerveux suffisamment développé, soient dépourvus d’imagination – c’est ce qui les différencie des « animaux-machines » de Descartes ou de simples machines génétiques. Ils sont capables de créer leur monde et, chez les espèces les plus encéphalisées, les mœurs sont souvent ritualisées différemment selon les groupes. Lorenz donne des exemples de comportements acquis par habitude, de « traditions » animales « culturelles » comparables aux traditions humaines16. Il n’est donc pas exclu qu’il y ait quelque chose d’apparenté à un imaginaire collectif qui puisse particulariser la vie sociale de telle ou telle communauté animale.
Notre phylum humain ne s’est pas créé ex-nihilo. Peut-on parler de rupture « biologique » entre l’humain et l’animal ? Je ne crois pas que l’encéphalisation ait produit des choses radicalement nouvelles sur ce plan-là. Elle a simplement surdéveloppé certaines capacités que nos ancêtres primates possédaient déjà, et vraisemblablement aussi atrophié certaines autres. Ce n’est pas d’ordinaire l’imagination, mais la raison que le sens commun attribue en propre aux humains. Or, je l’ai dit, cette séparation me paraît artificielle. Quoi qu’il en soit, les animaux sont, eux aussi, capables de « raisonner » et ne vivent pas seulement dans l’immédiateté de l’instinct. Les singes (et d’autres espèces) savent résoudre certains problèmes en inventant des outils ; leur mémoire de la succession dans l’espace d’événements (présentation d’objets sur un écran ou autre) semble même de loin supérieure à la nôtre et ils sont capables de compter. Ils possèdent un lexique simple, une sorte de protolangage, et peuvent apprendre le langage des signes. Ils savent utiliser la ruse et sont capables d’anticiper les intentions de ceux avec qui ils interagissent. Mais le pas franchi par l’humain grâce au langage et à la symbolisation et surtout grâce à la réflexivité amplifie de manière considérable la plupart de ces dispositions animales.
Ces malentendus éliminés, j’en viens au point 2 – j’examinerai dans un prochain message la question plus substantielle du point 1.
On peut certes considérer les moments d’euphorie révolutionnaire ou les insurrections comme des ruptures dans le continuum linéaire du temps spatialisé. L’exacerbation des émotions, l’espoir de trouver des solutions harmonieuses aux conflits qui déchirent la société, de réconcilier individu et communauté, d’abolir la souffrance, bref le sentiment d’indéterminité et même de chaos créateur qui émerge de situations de ce type modifient la qualité du temps vécu17. Ceux d’entre nous qui ont connu Mai 68 se souviennent de ces moments d’exaltation proches, comme le fait remarquer Jacques G., de la passion amoureuse où le temps perd son aspect d’affreuse contrainte planifiée. Mais on ne peut pas assimiler ces moments passagers à un état de la société.
Car la réalité des lendemains qui déchantent confirme hélas mon jugement sur ce « cadre rigide dont il est difficile de s’échapper ». Les périodes « temporalisantes » sont toujours éphémères et il ne reste après-coup qu’une mythologie plus ou moins extatique de la liberté et une nostalgie romantique du moment révolutionnaire. La société retrouve son centre de gravité qui est plus prosaïque. La règle à calcul se substitue toujours trop vite au drapeau fièrement brandi sur les barricades de l’histoire.
Robespierre enrage de voir le peuple se lever « pour recueillir du sucre » et non « pour terrasser les brigands » lorsque des émeutes de la faim éclatent à Paris en 1792. Mais, affirmait Hébert dans le Père Duchesne: « Il y a trop longtemps que les pauvres bougres de sans-culottes souffrent et tirent la langue ; c’est pour être heureux qu’ils ont fait la révolution. » (Albert Soboul, Histoire de la révolution française, 2) Cruel constat du décalage entre l’histoire intentionnelle et l’histoire réelle.
Plus proche de nous, Mai 68 a trouvé son dénouement dans les « accords de Grenelle » qui vont enterrer les rêves les plus ambitieux sous le poids de 35% d’augmentation du salaire minimum.
Notons que les « révolutions » ou les moments « révolutionnaires » qui sont couronnés de succès sont ceux qui vont dans le sens de la spatialisation et non de la temporalisation sociale : fin de la période d’économie dirigée et retour au libéralisme en 1794, révolutions communistes, révolutions techniques, scientifiques, agricoles, industrielle, urbaine, révolution consumériste… la liste est longue.
Les secousses de l’histoire et les ruptures idéologiques, même si elles sont parfois retemporalisantes comme le fait remarquer Jacques G., ne démentent pas la tendance de fond qui est celle de la spatialisation (pour résumer ce processus complexe en un mot). D’ailleurs Jacques G. semble sur la même longueur d’onde lorsqu’il écrit dans son message que « les seuls moments où cette sorte de fatum a été interrompu, voire temporairement aboli furent les moments dits révolutionnaires ». Il est donc difficile de mettre sur le même plan spatialisation et retemporalisation éphémère. Et, pour conclure cette partie, je partage son doute sur la possibilité d’inverser la tendance planétaire à la spatialisation et capitalisation.
Bernard P.
13/10/14
Message de Bernard P. à Jacques G. et à la liste TC le 17 octobre
Tout d’abord, il serait injuste de reprocher à Castoriadis d’avoir cédé aux sirènes du post-modernisme. Cette idéologie n’est à ses yeux qu’ une tentative « de présenter la stagnation et la régression de l’époque contemporaine comme l’expression d’une maturité, d’une fin de nos illusions18 ». Le postmodernisme célèbre l’émergence d’un « nouveau type d’individu défini par l’avidité, la frustration, le conformisme généralisé19 » ; reproduisant avec complaisance « les bavardages à la mode sur le “pluralisme” et le “respect de la différence”, il aboutit à la glorification de l’éclectisme, au recouvrement de la stérilité, à la généralisation du principe “n’importe quoi va”20 » et de la « pratique sans vergogne de l’éclectisme et du collage18 ». Castoriadis établit un parallèle entre le « relativisme postmoderne et déconstructionniste21 » et les « jérémiades de Heidegger sur la logocratie occidentale, l’“oubli de l’être” et la technicisation du monde21 ». Heidegger ne tente pas d’expliquer la réussite de cette domination, il la réduit à l’imposition du logos à tout ce qui existe par une sorte de « “viol” de la réalité existante21 ». Or, si « Heidegger se montre inconsciemment attaché au credo de la “toute-puissance” humaine 21 », il en est de même du postmodernisme. Ce n’est pas un mince paradoxe, car cette idéologie servile adepte du « anything goes », ce « contentement de soi arrogant autant que stupide20 » ne fait que réaliser « les prophéties les plus pessimistes – depuis Tocqueville et la “médiocrité” de l’individu “démocratique”, en passant par Nietzsche et le nihilisme (…) jusqu’à Spengler et Heidegger et après21. »
L’absurdité même du terme postmoderne amplifie celle du terme moderne car « une période qui s’appelle moderne ne peut que penser que l’Histoire a atteint sa fin, et que les humains vivront désormais dans un présent perpétuel22. » Quoi qu’il en soit, en dépit du « post » accolé artificiellement à cette période, si l’on considère « que la modernité a incarné la signification imaginaire capitaliste de l’expansion illimitée de la (pseudo-)maîtrise (pseudo- )rationnelle, elle est plus vivante que jamais, engagée dans une course frénétique conduisant l’humanité vers les dangers les plus extrêmes21. »
La citation ci-dessus me paraît emblématique de la pensée de Castoriadis et je vais tenter de l’envisager en deux temps : 1) la question de l’imaginaire social et des significations imaginaires ; 2) la question de la rationalité – ou de ce qu’il nomme aussi « pseudo-rationalité » – qui constitue pour moi la partie la moins évidente de sa vision.
I- L’imaginaire social
Dans la préface de L’institution imaginaire de la société écrite en 1974, Castoriadis donne quelques précisions sur l’usage qu’il réserve au concept d’« imaginaire » – concept dont il souhaite d’emblée gommer la connotation lacanienne. « Ce que, depuis 1964, j’ai appelé l’imaginaire social – terme repris depuis et utilisé un peu à tort et à travers – et, plus généralement, ce que j’appelle l’imaginaire n’a rien à voir avec les représentations qui couramment circulent sous ce titre. En particulier, cela n’a rien à voir avec ce qui est présenté comme “imaginaire” par certains courants psychanalytiques : le “spéculaire”, qui n’est évidemment qu’image de et image reflétée, autrement dit reflet, autrement dit encore sous-produit de l’ontologie platonicienne (eidôlon) même si ceux qui en parlent en ignorent la provenance. L’imaginaire n’est pas à partir de l’image dans le miroir ou dans le regard de l’autre. Plutôt, le “miroir” lui-même et sa possibilité, et l’autre comme miroir, sont des œuvres de l’imaginaire, qui est création ex nihilo. Ceux qui parlent d’“imaginaire” en entendant par là le “spéculaire”, le reflet ou le “fictif” ne font que répéter, le plus souvent sans le savoir, l’affirmation qui les a à jamais enchaînés à un sous-sol quelconque de la fameuse caverne : il est nécessaire que (ce monde) soit image de quelque chose. L’imaginaire dont je parle n’est pas image de. Il est création incessante et essentiellement indéterminée (social-historique et psychique) de figures/formes/images, à partir desquelles seulement il peut être question de “quelque chose”. Ce que nous appelons “réalité” et “rationalité” en sont des œuvres. »
Il insiste sur une vision de l’imaginaire créateur de réalité et de rationalité et non reflet (trompeur) du réel. La création de ces concepts n’est pas le fait du Castoriadis post-68, comme semble le suggérer Jacques G., mais de celui de la période où « Marxisme et théorie révolutionnaire » est publié dans Socialisme ou Barbarie, entre avril 64 et juin 65. Or ces textes de rupture et de critique de l’hégéliano-marxisme – en particulier la très pertinente réfutation de la théorie de la valeur du Capital – constituent le véritable point de départ de sa théorie de l’imaginaire social.
Si Castoriadis désigne l’imaginaire social comme principal opérateur axiologique, c’est en premier lieu pour s’opposer aux diverses variantes du fonctionnalisme qui ont triomphé dans les sciences humaines et sociales au XIXe et au début du XXe siècle. Le rationalisme triomphant vise l’universalisme et souligne ce que les diverses cultures ont en commun, tout en minimisant leurs différences. En ethnologie, le fonctionnalisme considère que les invariants sociaux répondent à des nécessités23. Tout découle de ce besoin primaire qu’est la faim, affirme Malinowski24 qui est avec Radcliffe-Brown l’un des chefs de file de cette tendance opposée à toute forme d’évolutionnisme. La diversité des faits sociaux et historiques passés et présents doit être lisible dans un cadre explicatif unitaire, comme chez Marx que Castoriadis range aussi parmi les fonctionnalistes. Il commence d’ailleurs sa série d’articles25 de 64-65 en démontant le « rationalisme objectiviste » hégéliano-marxiste incapable d’intégrer le « non-causal » et l’invention créatrice comme moment historique.
Le structuralisme est une tentative de sortir de l’impasse des causalités sociologiques où s’enferme le fonctionnalisme. Ce dernier est incapable de penser le changement social. Laura et Raoul Makarius l’ont bien noté lorsqu’ils écrivaient que « les travaux des fonctionnalistes, idéalisant la stabilité, les harmonies et les équilibres, postulés comme fondement des sociétés, devaient se révéler vulnérables aux critiques venant d’anthropologues qui se préoccupaient (…) de processus de transformation et de changement sociaux26). » Le structuralisme s’efforce de sauver le principe du fonctionnalisme – que Lévi-Strauss qualifie de « forme primaire du structuralisme » – en le traduisant en termes d’équations et de formulations abstraites, si bien que l’historicité et les problèmes de causalité sociologique se trouvent éliminés. Le structuralisme, pas davantage que la dialectique hégéliano-marxiste ou le fonctionnalisme, ne peuvent nous faire comprendre ce qu’est l’histoire. Or l’interrogation centrale de l’œuvre de Castoriadis peut se résumer à ce questionnent précis : « Comment et pourquoi y a-t-il altération temporelle d’une société, en quoi est-elle altération, y a-t-il émergence du nouveau dans cette histoire, et que signifie-t-elle ? »
Il tombe sous le sens qu’une foule d’activités dans toute société ne remplissent aucune fonction déterminée au sens fonctionnaliste du terme, et que des différences naissent et se développent entre des sociétés dépourvues de disparités « fonctionnelles ». Or l’analyse du fonctionnalisme, qui est l’une des tendances inhérentes au rationalisme objectiviste, aide à comprendre comment les significations sociales créent des cadres imaginaires qui orientent la vision sociale vers des thèses conventionnelles destinées à renforcer le pouvoir et les institutions existants. La notion de fonction induite par la pensée objectiviste est assimilable à celle des systèmes nerveux ou circulatoire d’un organisme27. La fonction suppose une finalité, celle de la survie optimum d’un organisme ou de la production et reproduction du « corps social ». Le finalisme socio-historique veut montrer que ce qui est doit nécessairement être ainsi.
Le passage du finalisme biologique au finalisme socio-historique est sans cesse réaffirmé par la pensée scientifique, même la plus ouverte à la critique du rationalisme étroit, comme celle du neurobiologiste Antonio Damasio, auteur de l’intéressant ouvrage L’erreur de Descartes. Bien qu’il ait proposé une vision de l’esprit intégrant les capacités imaginatives et émotionnelles à la raison cognitive, sa démonstration dérive vers une vision finaliste des cultures et des institutions. Pour lui, « les mythes se sont développés pour rendre compte de la condition humaine28 » et surtout, affirme-t-il, « le moteur de ces développements culturels est l’impulsion homéostatique21 ». Cette nouvelle version du fonctionnalisme à la fois biologique et physico-social veut que « les développements culturels se caractérisent par le même objectif que le type d’homéostasie (…) évoqué tout au long de ce livre. Ils réagissent à la détection d’un déséquilibre dans le processus vital et ils cherchent à le corriger dans le cadre des contraintes de la biologie humaine et de l’environnement physique et social21. »
Ainsi, le système judicaire réagit à la « détection » de comportements sociaux dangereux, de même que les systèmes économiques et politiques ou le développement de la médecine « répondent aux problèmes fonctionnels qui se font jour dans l’espace social et qui requièrent des corrections au sein de ce même espace, sauf à compromettre la régulation vitale des individus qui constituent le groupe21 ». Les « déséquilibres » auxquels l’auteur se réfère ici sont détectés « au niveau supérieur de l’esprit conscient, dans la stratosphère cérébrale, plutôt qu’au niveau sous-cortical21 ». Le processus est donc tout naturellement baptisé par l’auteur « homéostasie socioculturelle » qui vient « ajouter une nouvelle couche fonctionnelle à la gestion de la vie » sans se substituer toutefois à « l’homéostasie biologique ».
On voit à ce stade la portée critique de la notion castoriadienne d’imaginaire social qui s’oppose radicalement à la notion d’« homéostasie socioculturelle » et à toute forme de déterminisme – lequel est en dernière instance un déterminisme biologique – au cours de l’évolution historique. Le fonctionnalisme est foncièrement du côté du pouvoir, et d’ailleurs l’ethnologie fonctionnaliste anglo-saxonne a servi d’auxiliaire à l’administration coloniale, l’aidant à maintenir les « équilibres » qui préoccupent Damasio, et surtout les conditions assurant le pouvoir de ladite administration29).
Si les significations socio-historiques sont rationnelles et déductibles les unes des autres comme le veut la tradition rationaliste, si une croyance conduit forcément à une autre croyance, alors cela signifie que l’histoire est écrite d’avance et le temps humain est réduit à un temps spatialisé, un « simple médium abstrait de la coexistence successive ou simple réceptacle des enchaînements dialectiques30 ». Il n’existe pas de solution de compromis ni de moyen terme entre la vision qui a recours à l’imaginaire comme force axiologique créatrice de réalité et de rationalité, et la vision fonctionnaliste. Refuser l’une, c’est accepter l’autre.
On revient ainsi au point de départ de cette correspondance qui est la question de la contradiction et du dépassement. Il ne peut y avoir dépassement que si les significations sont du même ordre, c’est-à-dire rationnelles et déductibles les unes des autres. Sinon, il ne s’agirait plus que d’une logique basée sur une appréciation narcissico-subjective de l’histoire qui nous soufflerait à l’oreille que, par exemple, le monothéisme est le « dépassement » du polythéisme, ou que l’échange monétaire est le « dépassement » du troc. Car, pour une vision non téléologique de l’histoire, aucune signification n’est « dépassement » d’une autre signification.
Le rationalisme objectiviste est incapable de concevoir le lien entre signification et affect. Pour lui, il y a totale indépendance de la signification. Or toute signification contient une charge émotionnelle – elle est incarnée – c’est pourquoi elle échappe à la logique formelle. Il y a là un degré de variabilité trop important pour fonder une théorie prévisionnelle. L’histoire sociale est donc une création ininterrompue31 de significations qui ne sont pas déterminées objectivement32, sans être non plus arbitraires.
Elles sont libres, mais ne sont pas arbitraires justement parce qu’elles sont incarnées et donc émanent d’un corps biologique (qui, lui, a une certaine structure et une constance spatio-temporelle, qui est sexué et a un certain type d’interactions avec le monde, et qui n’est donc pas arbitraire) ; et parce qu’elles naissent dans un monde de significations déjà instituées. Une nouvelle signification n’est nouvelle qu’en relation au monde institué dont elle émerge. Création ex nihilo ne veut pas dire création in nihilo ni cum nihilo, sans « moyens » et sans conditions, sur une table rase. Le faire social pose simultanément et indissociablement sa dimension instrumentale et sa dimension significative. Or une nouvelle technique, par exemple, se crée en relation aux techniques antérieures. « En un sens, écrit Castoriadis, les outils et instruments d’une société sont des significations, ils sont la “matérialisation” dans la dimension identitaire et fonctionnelle des significations imaginaires de la société considérée. Une chaîne de fabrication ou de montage est (et ne peut être que comme) “matérialisation” d’une foule de significations imaginaires centrales du capitalisme30.»
Message de C. Helbling le 17 octobre 2014
Bonjour,
J’ai lu les 46 pages de ces messages, et effectivement, pour un lecteur attentif de Castoriadis, beaucoup de passages sont, pour ainsi dire, des provocations. J’en cite une par exemple (message de J.G. p. 42): « Son « Institution imaginaire de la société » [de Castoriadis] bien loin de déboucher sur une « révolution non marxiste » comme il le recherchait, vire à la métaphysique et aboutit à une célébration de cette valeur dominante de l’actuelle société capitalisée: l’autonomie ». C’est là ne rien comprendre à ce qu’est l’autonomie chez Castoriadis (je ne vais pas faire un cours; prière de se reporter à la biblio. jointe et le texte de N.P.), et c’est affirmer une contre-vérité que de dire que l’autonomie est une valeur dominante de la société actuelle: il ne faut pas confondre l’autonomie (à lire comme « autos nomos ») avec l’indépendance ou la privatisation de l’individu. On ne devrait d’ailleurs pas dire: « autonomisation » (alors même que Castoriadis emploie ce terme, à tort à mon avis, dans, par exemple, l’expression: « autonomisation de l’imaginaire », pour définir l’aliénation); on devrait dire, pour être cohérent et exact: « indépendantisation ». En résumé, une société serait autonome si la totalité de ses membres appartenant au corps politique défini était persuadée que c’est à elle de faire les lois (cf: nomos) et de modifier les institutions, et qu’elle le faisait effectivement dans le débat et en connaissance de cause (et qu’elle appliquait ces lois, vu que ce sont ses lois); ce n’est pas du tout la description des sociétés existantes. Je note que B.P. a une connaissance de Castoriadis nettement meilleure que J.G.
Je note aussi que vous ne mentionnez pas un aspect sans lequel on ne peut pas comprendre Castoriadis, qui est le développement d’une ontologie stratifiée et non unitaire (avec la fameux couple « ensidique/magmatique), ontologie que je trouve remarquable (qui pense la possibilité du nazisme et de la Commune) et dont un aspet est l’irréductiblité de la psyché et du social-historique, en même temps que le rapport de ces deux strates dans la « socialisation ». Tout ce pan théorique est en relation avec la différence homme/animal, la défonctionnalisation de la psyché humaine, l’imagination radicale, etc…Je vous renvoie à un passage de L’institution imaginaire de la société (page 454, Points Seuil): « La sublimation et la socialisation de la psyché. La « sublimation » n’est rien d’autre que l’aspect psychogénétique ou idiogénétique de la socialisation, ou la socialisation de la psyché considérée comme processus psychique. Ce processus ne peut avoir lieu que moyennant des conditions essentielles qui lui sont rigoureusement extérieures; il est reprise par la psyché des formes, eidè, socialement instituées et des significations que celles-ci covoient, ou appropriation du social par la psyché par la constitution d’une interface de contact entre le monde privé et le monde public ou commun. ».
J’ai tenu à répondre, en l’honneur de l’exactitude des textes de Castoriadis.
Bien à vous,
Claude Helbling
Message de Bernard P. à Jacques G. et à la liste TC le 23 octobre
II- Rationalité, pseudo-rationalité et autonomie
C’est en raison même de la vision développée par Castoriadis au sujet de l’imaginaire créateur de réalité et de rationalité qu’il est difficile de le suivre sur le terrain de l’auto-institution de la société et de l’autonomie.
Si, comme il l’affirme, les significations imaginaires centrales – la famille, la loi, l’État, etc. – ne sont pas attachées ou en référence à quelque chose, mais instituent un monde en référence à elles, il en découle qu’elles sont irréductibles à un rapport avec un « sujet » qui les « porterait » ou les « viserait33 ». Toute société est auto-instituée, dit-il, mais c’est une création aveugle. Les gens ne savent pas qu’ils instituent et qu’ils ont la liberté de le faire, que cette création est immanente à leur société. Il poursuit son raisonnement en supposant qu’une « société autonome » est possible, que sa particularité serait qu’elle saurait que les institutions et les lois sont produites par elle, et qu’il lui est possible de les modifier ou d’en changer à sa guise. Il y aurait donc à partir de là une réflexivité possible s’appliquant à l’axiologie, bien que l’axiologie soit précisément ce qui ne se questionne pas..
Il précise que cette rupture historique s’est produite deux fois : d’abord en Grèce ancienne, puis, de manière différente, en Europe occidentale lors de la création des premières communes bourgeoises qui revendiquent leur autogouvernement à la fin du moyen-âge. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des sociétés mettent en cause leur propre institution, leur représentation du monde, leurs significations imaginaires sociales. Il ajoute : « Si la loi est donnée par Dieu, ou s’il y a une “fondation” philosophique ou scientifique de vérités politiques substantives (la Nature, la Raison ou l’Histoire tenant lieu de “principe” ultime), alors il existe pour la société une norme extra-sociale34. » Il exclut apparemment que la Raison puisse fonder une « société autonome » et être la norme extra-sociale garante des institutions, ni aucune autre source transcendante – les ancêtres, les dieux, Dieu, la Nature ou les « lois de l’histoire » du marxisme. Pourtant, ce qui distingue une société hétéronome d’une société autonome, c’est que cette dernière sait qu’elle s’auto-institue alors que la première ne le sait pas. C’est donc ce savoir, cette connaissance, processus rationnel par excellence, qui devient le principe fondateur de l’autonomie et des nouvelles institutions, hypothèse récusée précédemment.
Ce constat me paraît doublement contradictoire car on a vu que les significations imaginaires sociales qui sont à la base des institutions ne peuvent pas exister en référence à quelque chose, mais instituent un monde en référence à elles. D’ailleurs, à partir de 1977, Castoriadis ne parle plus seulement de « société instituante », mais aussi d’« imaginaire social instituant35 », expression qu’il privilégiera à partir de 1987. Il affirme par exemple que la démocratie athénienne a été « créée par l’imaginaire instituant des Athéniens » et ne « ne “manifeste” rien, si ce n’est cet imaginaire à l’œuvre36. » Et il appelle de ses vœux une résurgence du projet d’autonomie individuelle et collective, c’est-à-dire de « la volonté de liberté », ce qui nécessite « un réveil de l’imagination et de l’imaginaire créateur37 ».
Or soit l’on croit au pouvoir transcendant de la raison – pour le moins en tant que savoir sur les conditions imaginaires de la création du sens et des institutions –, soit l’on n’y croit pas et ce savoir est inutile. En d’autres termes, soit l’on pense que la raison est créatrice d’autonomie par la critique de l’existant et la remise en cause de l’état actuel des institutions – et on verra qu’il défend parfois cette thèse – , soit c’est en définitive l’imaginaire social seul qui décide – thèse qu’il défend aussi la plupart du temps. Dans ce dernier cas, la remise en question n’est plus aussi évidente puisque l’imaginaire n’obéit pas à la logique formelle qui serait théoriquement susceptible de présenter un critère « indiscutable » de justice. D’autant que, nous dit Castoriadis, une société autonome ne pourra se passer d’un pouvoir explicite, à moins d’abolir le temps et de transformer ses sujets en automates ayant complètement intériorisé l’ordre institué38. Le politique étant dominé par l’institution imaginaire et par l’institué, comment peut-on être assuré qu’il sera juste et non injuste, égalitaire et non inégalitaire, etc. ?39 D’où viendrait ce pouvoir de réflexivité ? Du seul volontarisme autonomiste ?
Un exemple : lorsqu’il évoque les limites de l’auto-institution démocratique en Grèce, Castoriadis désigne les critères « extrêmement restrictifs » qu’établit la polis concernant le droit à la citoyenneté qu’elle réserve aux individus adultes, masculins et libres – cela signifie en clair que l’autonomie n’immunise pas contre l’injustice et l’inégalité40. La possibilité d’apparition d’un nouveau type d’être historique baptisé « individu autonome » qui a le droit de demander : « Cette loi est-elle juste ? » est-elle la garantie que la réponse sera « juste », ou ne sera-t-elle « juste » qu’en fonction de l’institué et de l’idée que se fait l’imaginaire instituant de la justice, en dehors de tout critère considéré comme « rationnel » ? Peut-on juger de la justice ou de son contraire sans avoir recours à la logique formelle dont Castoriadis dit qu’elle est l’apanage du fonctionnalisme ? D’autre part, l’ « individu autonome » ne représente-t-il pas le retour de ce « sujet » dont on a dit qu’il serait faux de croire qu’il « porterait » ou « viserait » les significations sociales ?
On voit que son idée de société autonome a besoin implicitement du pouvoir transcendant de la raison pour fonctionner. Un autre élément confirme cette hypothèse : lorsqu’il définit l’essor de la bourgeoisie comme l’expansion illimitée de la rationalité, il se reprend la plupart du temps et remplace le terme « rationalité » par « pseudo-rationalité ». Cette précaution rhétorique semble signifier qu’il distingue une double rationalité, l’une vraie et l’autre fausse, même si la distinction n’est pas toujours très claire.
La dernière partie de Marxisme et théorie révolutionnaire, texte déjà évoqué plus haut, s’intitule précisément « Imaginaire et rationnel41 ». La tonalité de ce texte est plutôt relativiste puisque Castoriadis se demande comment distinguer les significations imaginaires des significations rationnelles dans l’histoire sans éclairer le passé à la lumière de notre seule rationalité. Si le symbolique-rationnel est ce qui représente le réel ou ce qui est indispensable pour le penser ou pour l’agir, ce rôle est tenu aussi, dans toutes les sociétés, par d’autres significations imaginaires tels les dieux grecs ou les classifications primitives. Si nous écartons le schéma marxiste de la détermination de la superstructure par l’infrastructure, nous ne pouvons pas prétendre que notre rationalité est préférable aux principes que nous considérons comme imaginaires et non rationnels, mais qui ont structuré les sociétés du passé. Ce qui signifie que cet imaginaire antique ou primitif « ne joue pas seulement la fonction du rationnel, il en est déjà une forme, il le contient dans une indistinction première et infiniment féconde et on peut y discerner les éléments que présuppose notre propre rationalité21. »
C’est pourquoi Castoriadis conclut que le couple imaginaire-rationnel n’a de sens que pour nous et qu’ il est absurde de vouloir saisir toute l’histoire précédente de l’humanité à travers lui. Et pourtant, ajoute-t-il, nous ne pouvons pas agir autrement. Pourquoi ? Parce que « notre projet d’élucidation des formes passées de l’existence de l’humanité n’acquiert son sens plein que comme moment du projet d’élucidation de notre existence, à son tour inséparable de notre faire actuel21. » Cette justification rappelle la « valeur rétrospective du jugement vrai » que Bergson appliquait, lui aussi, à l’histoire42.
Mais il me semble que l’aporie à laquelle se heurte ici Castoriadis serait facilement résolue s’il acceptait l’idée que la rationalité n’est qu’une forme d’imaginaire, prédominante dans la société occidentale moderne, et qu’il est inévitable que nous pensions à travers notre imaginaire comme l’ont fait tous les peuples du passé – et ceux du présent, qu’ils croient ou ne croient pas (s’il en reste) à notre rationalité. Il le dit par ailleurs explicitement : « Le monde moderne se présente, superficiellement, comme celui qui a poussé, qui tend à pousser la rationalisation à sa limite et qui, de ce fait, se permet de mépriser – ou de regarder avec une curiosité respectueuse – les bizarres coutumes, inventions et représentations imaginaires des sociétés précédentes. Mais paradoxalement, en dépit ou plutôt en raison de cette “rationalisation” extrême, la vie du monde moderne relève autant de l’imaginaire que n’importe quelle culture archaïque ou historique41. »
Dans ce cas, on est en droit de se demander pourquoi il maintient l’opposition rationnel/imaginaire, sinon parce qu’il hésite à remettre en question la transcendance de la raison. Car il nomme parfois l’imaginaire de la rationalité un « pseudo-imaginaire » et il affirme que la pseudo-rationalité moderne, ne visant rien d’autre qu’une rationalisation formelle et vide, « est arbitraire dans ses fins ultimes pour autant que celles-ci ne relèvent d’aucune raison21 ». Ou alors que la « raison » n’est qu’un moment ou une dimension de la pensée, « et qu’elle devient folle lorsqu’elle s’autonomise43 ».
L’idée de ce dualisme de la raison se précise si l’on tient compte du texte intitulé « L’époque du conformisme généralisé »44, texte d’une conférence qu’il a donnée en 1989 à la Boston University. Le point de départ de son raisonnement (que je me contente seulement d’évoquer succinctement) est celui d’une relation d’antagonisme et de contamination réciproque entre le projet capitaliste de l’expansion illimitée de la pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle et le projet d’autonomie (le mouvement émancipateur ou démocratique) qui, selon lui, n’a jamais cessé d’interférer avec le précédent et qui s’y oppose « en tant qu’autolimitation ». Ce conflit a constitué, dit-il, « la force motrice centrale du développement dynamique de la société occidentale pendant cette époque, et la condition sine qua non de l’expansion du capitalisme et de la limitation des irrationalités45 de la “rationalisation” capitaliste46 ».
Pour illustrer sa théorie de l’autonomie, Castoriadis établit une distinction entre : 1) la « Raison » prise dans son sens capitaliste de l’«“entendement” (le Verstand au sens de Kant et de Hegel) », c’est-à-dire « la logique ensembliste-identitaire, s’incarnant essentiellement dans la quantification47 » ; 2) la « Raison » qui guide les mouvements et projets d’autonomie et dont la finalité est de distinguer le factum et le jus, d’affirmer le droit contre le fait, afin de combattre la tradition. Le premier type de « Raison », écrit-il, « concerne l’influence universellement envahissante de la “rationalité” et de la “rationalisation” capitalistes21 » (la « maîtrise » de Descartes et consorts, puis le progressisme de Saint-Simon ou de l’hégéliano-marxisme et ainsi de suite) ; alors que le second « se rapporte à la tendance fatale et apparemment presque inévitable de la pensée à chercher des fondations absolues, des certitudes absolues, des vues exhaustives21 ».
Comment expliquer cette duplicité ? On sait que la pensée rationaliste, celle de la philosophie traditionnelle, qui voudrait fonder une rationalité exhaustive, « doit constamment buter sur l’impossible réalité d’un irrationnel irréductible. C’est ainsi qu’elle devient finalement une entreprise irrationnelle et aliénée ; d’autant plus irrationnelle, qu’elle cherche, creuse, épure indéfiniment les conditions de sa rationalité ; d’autant plus aliénée, qu’elle ne cesse d’affirmer sa liberté nue, alors que celle-ci est à la fois incontestable et vaine48. » On voit que toutes les issues entrouvertes ou les espoirs de sortie du dilemme de la raison se referment aussitôt, comme si Castoriadis était contraint de renoncer à regret au pouvoir transcendant de la raison. Mais, ce faisant, il se réfugie dans le relativisme culturel, ce qui est encore une façon de fuir la question. Toutes les sociétés du passé auraient eu leur forme propre de symbolique-rationnel et l’« on peut y discerner les éléments que présuppose notre propre rationalité. » Il ne fait qu’effleurer au passage la question de l’origine de la rationalité moderne, de cette forme d’imaginaire saturante (tout autant que les mythes anciens) qui a conquis l’époque moderne. En fait, toujours selon le principe double, il distingue : 1) une création de la Grèce ancienne vectorisée par la philosophie et la démocratie (la Raison) ; 2) une création des marchands vectorisée par la bourgeoisie conquérante (la rationalité illimitée qui est aussi rationalisation irrationnelle). Ces deux formes correspondraient aux deux moments de rupture posant la possibilité de l’autonomie.
Ces deux « ruptures » ne concernent que le politique et l’administratif. Si l’on considère que l’institutionnel régule tous les aspects la vie – ce que l’on produit et ce que l’on mange (ce que l’on peut considérer comme « aliment » ou pas), la façon dont on parle, dont on se couche ou se déplace et ainsi de suite –, pourquoi parler de rupture institutionnelle majeure lorsqu’il ne s’agit que de politique ? N’est-ce pas une vue politicienne de l’histoire ? Une nouvelle concession au pouvoir transcendant de la raison ?
La rationalité n’est pas envisagée comme un long processus évolutif né du développement des techniques primitives, puis de la planification du temps et de la géométrisation de l’espace depuis les premiers champs agricoles jusqu’au monde moderne. La rationalité semble être apparue un beau matin à travers le désir d’« autonomie » d’un groupe d’habitants mâles de la polis. Avant cela, ce n’était que mythes et superstitions, donc absence de rationalité – ou, à la rigueur, on peut soupçonner l’existence d’une proto-rationalité, mais qui dormait encore sous l’aile confortable du mythe. L’édification des pyramides d’Égypte ou de la cité babylonienne, les travaux d’ingénierie hydraulique d’Angkor ou le calendrier maya, toutes ces œuvres sont-elles nées d’un imaginaire rationnel ou sont-elles de pures créations oniriques ?
Il me semble donc qu’on atteint ici la limite du concept d’imaginaire social ou d’imaginaire instituant de Castoriadis dans la mesure où il n’intègre pas pleinement le rationnel à ce concept. Il fait de la raison un deus ex machina apparu miraculeusement au cours de l’histoire et ne prenant pas racine dans le processus civilisationnel dès son origine. En maintenant la séparation rationnel/imaginaire, il est contraint de définir un pôle dominant au sein du couple, ce pôle revenant fatalement à la raison.
Or seule la transcendance de la raison pouvait donner corps au projet d’autonomie. À défaut de cet impossible fondement rationnel, le projet de l’autonomie prend l’aspect d’un faux-semblant, mirage historique ou, pire, tremplin idéologique destiné à combler le vide des idées « révolutionnaires » en fomentant des espoirs diffus afin de « ne pas désespérer Billancourt ». En tout cas, il se distingue mal des multiples avatars du messianisme cartésiano-marxiste qui, détachant représentation et signification, ont propagé l’idée qu’il suffira un jour que les vraies représentations se substituent aux fausses pour que, par la prise de conscience de la raison désincarnée et l’élimination de l’affect trompeur, le négatif se transforme enfin en positif.
L’imaginaire de la rationalité, signification centrale s’il en est du monde moderne mais non pure création de ce dernier, n’a pas réellement créé de négativité sociale sinon sous forme de désarroi et de désespérance. Nul « travail du négatif » n’a miné sa positivité triomphante. Le rêve d’un nouveau sujet « révolutionnaire », le sujet « autonome », et d’une société fondée sur le principe d’une transcendance rationnelle, la « société autonome », pourrait très bien, à l’époque des TIC où la société valorise l’activité en réseau, s’intégrer à l’imaginaire de la rationalité et faire partie de la propagande connexionniste.
- « Bergson a vu, et bien vu, beaucoup de choses. » Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe 2, préface. [↩]
- « Tandis que l’organisation capitaliste de la société moderne, pas plus que son organisation politique, ne supposent (ni n’incluent) l’organisation lignagère des sociétés africaines, ni l’esclavage des sociétés antiques, ni la vassalité du Moyen Âge. On peut donc (sous certaines réserves, d’ailleurs) parler de complexification croissante pour l’infrastructure matérielle des sociétés, mais, en ce qui concerne leurs structures sociales, on ne voit pas quel sens cela pourrait avoir. L’idée d’une complexification croissante se fonde en troisième lieu sur une analogie implicite entre société et être vivant. Soit à prendre l’exemple de l’État qui, avec la centralisation qu’il implique, est si communément comparé avec le système nerveux central des animaux supérieurs ; et de même que ceux-ci sont caractérisés par une organisation plus complexe, on pense que les sociétés étatiques sont plus complexes que celles sans État. Et l’on pense aux agents du roi, à la bureaucratie, à l’appareil d’État, à tout ce qui fait défaut dans les sociétés non étatiques qui devraient en conséquence être plus simples. Or, rien n’est moins évident. L’État simplifie parfois, homogénéise, unifie. » (Alain Testart, op. cit. [↩]
- « J’entends par intuition, non la croyance au témoignage variable des sens ou les jugements trompeurs d’une imagination qui compose mal son objet, mais la conception d’un esprit si pur et attentif, conception si facile et si distincte qu’aucun doute ne reste sur ce que nous comprenons ; ou, ce qui est la même chose, la conception ferme d’un esprit pur et attentif, qui naît de la seule lumière de la raison. » Descartes, Méditations, Règle 3. [↩]
- C’est pourquoi le questionnement de JACQUES W. sur ma « propension à privilégier la continuité, une assimilation abusive entre processus de rationalisation et processus de quantification comme si le second n’était qu’un moyen du premier » trouve sa réponse dans la spatialisation qui permet de « voir » et de « mesurer ». L’espace est homogène, le temps hétérogène, dit justement Bergson. Or l’histoire est forcément l’histoire de la spatialisation et celle de la rationalisation est nécessairement celle de la quantification. On ne peut pas raconter ni mesurer le temps pur qui est intensivité. L’histoire ne parle que d’extensivité et de quantitatif. [↩]
- D’autre part et pour revenir aux déterminations données en exemple par JACQUES G., quelle crédit accorder à un stratège, un mathématicien ou un idéologue dépourvu d’« imagination » ? Je pense plutôt que c’est bien ce qu’on appelle « l’imagination » qui constitue la qualité première requise par ces trois activités. Ou alors, les décisions stratégiques comme celles qui consistent à envahir un pays, sont-elles historiquement « rationnelles » et « objectivement » nécessaires ? (cf. message précédent). [↩]
- URL : http://errata.eklablog.com/maitres-et-esclaves-scythes-herodote-a107736862 [↩]
- Le mot contradiction garde évidemment toute sa validité au sens faible, c’est-à-dire au sens d’une différence qui ne suppose pas l’exclusion ou la disparition de l’un des termes en opposition. [↩]
- cf. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article67 [↩]
- Le Dictionnaire historique de la langue française (Le Robert) atteste l’apparition tardive du mot imaginaire pris comme substantif : d’un usage rare au XIXe siècle au moment de son émergence, il ne prend son extension qu’à la fin des années soixante avec l’usage qu’en fait J.Lacan « pour désigner un des registres du champ psychanalytique caractérisé par la prévalence de la relation à l’image du semblable » (Le Robert historique, vol.II, p.1784). [↩]
- 1964, c’est année où l’ethnologue Jean Servier, disciple de Griaule (et dans une certaine mesure, de R.Guénon) publie son livre de synthèse sur les civilisations traditionnelles, L’homme et l’invisible (R.Laffont). [↩]
- Il y a quelques années, j’ai analysé l’absence de toute portée critique des écrits post-68 de Castoriadis dans « Une fiction autonomiste : l’institution imaginaire de la société » cf. http://www.harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=394#fiction autono [↩]
- BERNARD P. serait-il ici en accord avec Charles Péguy qui qualifiait l’histoire de grande « Mesureuse » ? Cela n’aurait d’ailleurs rien de dérangeant, au contraire… [↩]
- cf. A.Cresson, Bergson, sa vie, son œuvre. PUF. 1955, p.68. [↩]
- Communauté des amants qui réalise l’union du Même et de l’Autre dans un monde hors du temps telle que, par exemple, la décrit Maurice Blanchot dans La communauté inavouable (Minuit, 1983). [↩]
- http://errata.eklablog.com/hierarchie-et-pouvoir-chez-les-chimpanzes-par-jane-goodall-a112817182 [↩]
- Il cite, entre autres exemples de ritualisations surprenantes, le cas d’une chercheuse, Margaret Altmann, qui étudiait les cerfs et les wapitis et qui a suivi leur trace pendant des mois, accompagnée d’un cheval et d’une mule tous deux très âgés. Il suffisait qu’elle ait bivouaqué à plusieurs reprises au même endroit pour qu’il soit impossible d’y faire passer ensuite les deux bêtes sans rejouer même sommairement la scène du bivouac : décharger les affaires pour les recharger ensuite. (Konrad Lorenz, L’agression). [↩]
- Au stade pathologique, ce sentiment de perte de la référence au temps spatialisé a été étudié par le psychiatre Eugène Minkowski dans son ouvrage Le temps vécu. [↩]
- Figures du pensable, Les Carrefours du labyrinthe 6 [↩] [↩]
- Fait et à faire [↩]
- La Montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe 4 [↩] [↩]
- Ibid. [↩] [↩] [↩] [↩] [↩] [↩] [↩] [↩] [↩] [↩] [↩] [↩] [↩] [↩] [↩]
- Le Monde morcelé, Les carrefours du labyrinthe 3 [↩]
- « L’isolat fonctionnel que j’ai appelé Institution, écrit Malinowski, se distingue du complexe culturel ou du complexe de traits définis comme “ensemble d’éléments qui n’entretiennent aucun rapport nécessaire”, en ce que précisément il pose en principe un rapport de nécessité. » Bronislaw Malinowski, Une théorie scientifique de la culture, 1944. [↩]
- « Un lieu commun veut que l’humanité marche avec son estomac, que le pain et les jeux fassent taire la multitude et qu’un bon ravitaillement soit l’une des conditions déterminantes de l’histoire et de l’évolution humaines. Le fonctionnaliste se contentera d’ajouter que les mobiles qui règlent les parties de ce procès, et qui éclatent en donnant le goût de la chasse et de l’horticulture, la soif d’échanges et la passion du commerce, l’instinct du libéralisme et de la générosité, doivent tous s’analyser en fonction de cette grande tendance qu’est la faim. La fonction indivise de tous les procès qui constituent l’organisation culturelle des subsistances d’une communauté n’est autre que la satisfaction du besoin biologique primaire de la nutrition. » Op cit. [↩]
- « La philosophie de l’histoire marxiste est d’abord et surtout un rationalisme objectiviste » , in « Le marxisme : bilan provisoire », repris dans L’institution imaginaire de la société. Il est tout à fait clair que c’est à partir de la distinction bergsonienne entre temps spatialisé et durée qu’il conteste le déterminisme hégéliano-marxiste. [↩]
- Raoul et Laura Makarius, Structuralisme ou Ethnologie (1973 [↩]
- La question de la métaphore organo-mécaniciste est analysée dans mon article : « Systèmes fluidiques et société connexionniste », in Temps critiques, avril 2012. URL : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article288 [↩]
- Antonio Damasio, L’Autre Moi-Même, éd. O. Jacob, 2012. En relation à la vision finaliste de la culture, je ne discuterai pas ici de la thèse de Jacques Camatte qu’évoque JACQUES G. dans son message du 23 septembre : la menace de disparition de l’espèce durant la glaciation de Mindel et la « conjuration collective » de ce traumatisme. Je ne connais pas cette théorie, sinon à travers ce qu’en transmet JACQUES G. et qui me semble contestable car je doute qu’il puisse y avoir une « conscience d’espèce » réagissant à une menace d’extinction au moyen de représentations religieuses et politiques, sédentarisation, accumulation d’un surplus, domestication des animaux, puis fondation de sociétés hiérarchisées, étatisées, d’empires, de civilisations, etc. Tout cela a un arrière-gout prononcé de ce dont il est question ici, à savoir le fonctionnalisme. [↩]
- « En Grande-Bretagne, première puissance coloniale, l’ethnologie, prise en charge par l’école dite fonctionnaliste, eut tôt fait d’acquérir l’appui du Colonial Office. Considérant que les sociétés primitives forment des systèmes dont l’équilibre et la stabilité se fondent sur l’interdépendance fonctionnelle de leurs parties, l’école fonctionnaliste assignait à l’ethnologie, comme seule tâche valable, l’étude des conditions assurant cette interdépendance. L’effet pratique de cette prise de position devait permettre à la puissance colonisatrice d’obtenir de meilleurs résultats dans l’administration des territoires sous son contrôle, et de consolider les éléments d’équilibre et de stabilité de ces sociétés, de manière à perpétuer leur sujétion. » Raoul et Laura Makarius, Structuralisme ou Ethnologie (1973 [↩]
- L’institution imaginaire de la société. [↩] [↩]
- Il va de soi qu’il existe des rythmes différents selon les sociétés, certaines évoluant plus lentement que d’autres ou résistant aux changements inévitables de significations. [↩]
- « Ainsi aussi, Kant appelait “productive” l’imagination, productive et non créatrice. Cela correspondait parfaitement au rôle qu’il devait nécessairement lui assigner : produire toujours les mêmes formes et qui ne valent que pour autant qu’elles accomplissent des fonctions déterminées dans et pour la connaissance du donné. » Op. cit. [↩]
- L’institution imaginaire de la société, « VII. Les significations imaginaires sociales » [↩]
- Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe 2, « La polis grecque et la création de la démocratie » [↩]
- Lorsqu’il définit dans Fait et à faire (1987) la genèse de ces concepts, il écrit : « C’est comme idées politiques, non pas philosophiques, qu’apparaissent dans mes écrits l’autonomie (1947, 1949), la créativité des masses, ce que j’aurais appelé aujourd’hui l’irruption de l’imaginaire instituant dans et par l’activité d’un collectif anonyme (1951) » [↩]
- Sujet et vérité dans le monde social-historique. [↩]
- Figures du pensable, Les Carrefours du labyrinthe 6, « Imaginaire et imagination au carrefour » [↩]
- Le Monde morcelé, Les carrefours du labyrinthe 3, « Pouvoir, politique, autonomie » [↩]
- « Je ne pense pas qu’une société autonome puisse effacer la distinction entre l’instituant et l’institué, se garantir contre tout écart qui pourrait jamais exister entre l’instituant et l’institué. Mais je ne vois pas pourquoi ces écarts, et l’indéfinité d’autres divisions qu’on pourrait invoquer, devraient se traduire par une division dominants/dominés, puisque c’est bien à ça qu’on revient. » Mais on ne voit pas non plus pourquoi cette division serait automatiquement abolie. [↩]
- Castoriadis reconnaît également cette autre limite à la démocratie grecque : »la propriété privée n’est pas remise en question (si ce n’est pour rire, dans L’Assemblée des femmes) », et cela « malgré les demandes de partage des terres et la fameuse expérience communiste des îles Lipari sur laquelle on ne sait rien sauf qu’elle a échoué. » in Fenêtre sur le Chaos, postface. [↩]
- L’institution imaginaire de la société, « III. L’institution et l’imaginaire : premier abord » [↩] [↩]
- Cf. le rappel des positions de Bergson dans mon message « réponse 2 du 2 octobre ». [↩]
- Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe 2, « Réflexions sur le “développement” et la “rationalité” » [↩]
- Le monde morcelé, Les carrefours du labyrinthe 3 [↩]
- Limitations qui, il faut le croire, n’ont pas toujours été très efficaces car l’expansion illimitée de la pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle poussée à son extrême – projet de maîtrise totale des données physiques, biologiques, psychiques, sociales, culturelles –, s’incarne dans le totalitarisme et « s’inverse dans sa propre contradiction, puisque même la rationalité restreinte, instrumentale du capitalisme classique devient chez lui irrationalité et absurdité, comme le stalinisme et le nazisme l’ont montré. » La Montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe 4. [↩]
- Le monde morcelé, Les carrefours du labyrinthe 3, « L’époque du conformisme généralisé » , [↩]
- Ibid. [↩]
- L’institution imaginaire de la société, « II. Théorie et projet révolutionnaire » [↩]
3 Commentaires for “Critique du « dépassement » – Partie III – Temps et durée, rationalisation et autonomie”
ghad
dit:Il me semble que le terme de « pseudo-rationalité » est très généralement employé par Castoriadis dans le cadre d’une caractérisation de l’imaginaire capitaliste, et son projet de maitrise rationnelle illimitée; mais c’est peut-être le fait de n’être plus plongé dans ses textes qui me laisse cette impression. De mémoire, cette expression désigne (le plus souvent ?) des prétentions à rationaliser ce qui échappe en grande part au domaine de la rationalité, en tant que participant de la création humaine (imaginaire radical et social). Pseudo rationalité du capitalisme, certes en ce que « les fins ultimes ne correspondent à « aucune raison » », puisque ces fins ultimes ne sont pas interrogées et réflechies (production, accumulation, « maitrise » de la « nature »…) et se donne comme fin en soi, mais aussi en ce que la rationalité économique, indépendamment de ses finalités, repose sur des conditions de possibilité irréalisables (concurrence parfaite, détermination objective de la valeur…).
J’avoue ne pas avoir relevé chez lui la formule « rationnel vraiment rationnel » (pas plus que l’expression, que vous citiez au message précedent, de « pseudo-imaginaire »), et partage votre avis quant à l’inconséquence de cette idée vis-à-vis de ce qu’il développe abondamment ailleurs, si ce « vraiment rationnel » s’applique à autre chose qu’aux mathématiques, ou a la rigueure aux sciences dites exactes…
Il me semble que la distinction que pose Castoriadis entre rationalité et imaginaire renvoie avant tout au fait qu’il pose la faculté de penser rationnellement comme rendu possible par la faculté imaginative, soit comme une modalité possible (et en partie nécessaire) de celle-ci: l’imagination est ce qui permet et produit, entre autre chose, la rationalité, le raisonnement. La difficulté découle de ce que rationalité et Raison sont aussi des SIS, devenues centrales dans l’imaginaire capitaliste. Et si elles sont imbriquées à la réemergence du projet d’autonomie en occident (puis dans le monde…), cela ne signifie pas qu’elles en sont des ingredients nécessaires, puisqu’au contraire elles tendent à occulter le fait qu’il n’y a pas de critère rationnel (économique, scientifique) qui puisse permettre ‘d’établir’ une société juste (erreur fondamentale à ses yeux du marxime et des anarchistes…). La rationalité est d’une part une potentialité toujours plus ou moins effective de l’imaginaire (de l’individu et de la société), et à la fois une signification imaginaire ayant aquis une position déterminante à une époque particulière dans des sociétés particulières; mais la distinction entre imagination et rationalité est posée dans les deux cas, chaque fois comme une relation de dépendance : c’est l’imagination humaine qui comprend la rationalité, et c’est l’imaginaire instituant de l’occident qui pose la rationalité comme signification centrale, qui l’institue comme critère et opérateur déterminant, y compris là où elle ne peut et ne doit pas l’être (déterminisme historique, nature humaine, économie, politique…), et comme fin en soi, particulièrement pour ce qui concerne le « progrès » technique.
S’il peut dire que la raison est instituée comme critère et méthode pour la premiere fois de manière lucide en Grece, c’est en tant que réflexivité ouvrant une interrogation manifestement présentée comme illimitée (toujours prolongeable, et de fait prolongée) sur ce qui est juste et ce qui est vrai, soit l’institution de la philosophie et de « la » politique, qui ne sont plus (ou très significativement moins que dans les sociétés « traditionnelles ») cloisonnées par des SIS posées comme sacrées et/ou inquestionnables, en ce qu’elles référent leur valeur au « logon didonai », au rendre compte et raison. Cette forme de raison est inséparable du projet d’autonomie, et ne me paraît pas entretenir de liens fondamentaux avec le processus centré sur la spatialisation du temps et la géométrisation de l’espace, qui me semblent plus être en rapport avec la rationalité de type ensidique. « Rationalité ensidique » et « rationalité réflexive », ou, pour être plus proche des termes de Castoriadis, la rationalité applicable à la phusis (soit aux strates du réel répondant globalement à une causalité déterminable en droit) et la réflexivité devant s’appliquer au nomos (temps et espace, selon qu’on les considèrent comme réalité « physique », vécue, ou SIS, participent de l’une ou l’autre), et donc déployée dans et par la philosophie et la politique se distinguent donc à mes yeux quant aux domaines auxquels elles se rapportent, ce sur quoi elles s’étayent (réalité observable ou visées fondamentalement subjectives), et donc aussi quant au type de production et démonstrations qu’elles permettent, les types de critères et méthodes qu’elles peuvent établirent… Elles procèdent pour autant d’une même forme de l’activité imaginative, et ne sont pas véritablement dissociables en tant qu’activité de pensée, simplement, la raison participe véritablement de l’autonomie lorsqu’elle ne prétend pas rationaliser le nomos, lorsqu’elle ne recouvre pas « l’abîme », lorsque, reconnaissant le nomos comme création humaine, elle ne cherche pas à l’inclure ou le rabattre sur une phusis, à faire de l’idée de justice ou de vérité des idées existantes en-soi, intégrables dans un système (ensemble) clos, participant d’une « ontologie unitaire ». Si la distinction n’est pas absoluement claire entre le type de réflexivité propisce à l’autonomie et celle tendant à une rationalisation des normes aboutissant de fait à des conceptions hétéronomes, c’est aussi parce que Castoriadis considère que la pensée comme activité raisonnante tend « nécessairement » (« preque nécessairement », dit-il parfois…) à la production de raisonnements clos, totalisant, cette tendance étant inscrite dans sa dynamique même, en plus d’être une tendance renvoyant à la psyché et sa demande de sens, son refus du non-sens. Tendance à la cloture qu’illustre parfaitement la philosophie, qu’il défini pourtant bel et bien comme institution manifestant l’émergence du projet d’autonomie en Grèce.
A n’en pas douter, je simplifie ici ce qui chez Castoriadis n’est pas aussi clairement ou systématiquement affirmé de la sorte, notamment en ce que les oppositions même entre phusis et nomos d’une part, chaos et cosmos d’autre part, ne sont pas de pures et simples oppositions.
Et oui, je vous rejoins, et ne pense pas que Castoriadis ait véritablement affirmé le contraire, le problème de l’institution du nomos reste entier dans le cadre d’une société autonome : à vrai dire, il commence véritablement que dans le cadre d’une société autonome. Une société s’auto-instituant de manière lucide et délibérée ne dispose d’aucune « garantie contre la folie » ou l’autodestruction, et l’instauration d’un pouvoir démocratique n’implique pas nécessairement une destitution définitive ou absolue du « progès » et de la rationalité instrumentale comme SIS opérante. Néanmoins, si l’on n’oubli pas que Castoriadis place la reconnaissance par la société (et donc de ses membres) de la dimension non-rationalisable de l’idée de justice, soit le fait que la politique est affaire de doxa et non d’experts, de philosophes-rois détenteurs de la Raison, alors il est clair qu’un nouvel élan visant l’autonomie s’associerait, par définition, à un déplacement très conséquent du role et de la conception du rationel, ainsi qu’à une interrogation profonde sur la finalité du « progrès » technique, et de la place de la technique dans nos sociétés. Dans l’optique castoriadienne, un imaginaire social plaçant au centre de ses préoccupations l’idée d’autonomie ne peut que se « distancier de l’imaginaire de la rationalité » pour ce qui est de l’activité politique.
Concernant la rupture de la cloture de l’imaginaire occidental à partir de la fin du moyen-age, sa dimension politique est claire puisqu’elle est référée aux mouvements communalistes, puis aux révolutions et mouvement ouvrier. Je ne pense pourtant pas que Castoriadis présente cette dimension comme « fondamentale » ou « critère dominant », en tout cas, il énonce l’importance des différentes dimensions de cette rupture pour la qualifier comme telle. Si d’une manière générale il me semble qu’il n’a pas conséquement développé ces analyses concernant cette période, il souligne cependant les interrogations exprimées par différents auteurs de l’époque quant à la validité des normes sociales n’appartenant pas strictement à la sphère politique, et que la découverte de diverses sociétés éloignées a sucité (normes alimentaire, vestimentaire, de parenté, valeurs morales en général, conceptions sur la nature humaine). La manière dont il rapporte cette rupture à l’émergence d’un discours, d’une méthode et d’une rationalité scientifique, soit l’émancipation d’une conception de la nature dictée par l’Eglise, est effectivement importante, mais cela ne montre pas la prédominance de la question politique. A ce titre, on ne peut pas vraiment dire qu’il oppose purement et simplement autonomie et maitrise rationnelle, ce que montre l’expression « contamination réciproque » : la méthode scientifique participe d’une rupture vis-à-vis de la cloture religieuse, et en tant qu’elle permet la production de savoir au sens propre, participe de l’autonomie et fut favorisé par son projet, mais en tant qu’elle déborde sur la pensée politique, ou qu’elle conduit à la naturalisation de normes sociales, elle contamine ce projet et le désoriante, en affirmant l’hétéro-nomie de la société, la favorisant de ce fait. Enfin, il considère les bouleversements dans le domaine artistique comme un marqueur important de cette rupture européenne. Quand bien même le projet d’autonomie possède une dimension politique fondamentale, il ne s’y limite pas, pas plus que le nomos ne se limite à la législation.
L’un des intérêts et des enjeux de la notion d’imaginaire social (instituant et institué) chez Castoriadis est de récuser l’idée qu’il puisse y avoir un « élément moteur de l’histoire », et s’il estime, comme vous le rappelez dans un message précédent que « la seule « cumulation » qu’il y ait dans l’histoire humaine, sur le long terme, est celle de l’instrumental, du technique, de l’ensembliste-identitaire », ce cumul ne me semble ni linéaire ni universel, et l’usage, l’adoption et la découverte de techniques nouvelles dépendent en grande partie de l’imaginaire social (certaines sociétés refusant, encore aujourd’hui, d’adopter certaines techniques et/ou « rationalisation » de leur mode de production au nom d’un mode de vie, de croyances, de la même façon que l’écriture ne s’est pas imposée partout, etc.) Que la spacialisation du temps et la géométrisation de l’espace permettent et favorisent une logique de projets/planification/anticipation, et que celle-ci renforce un « imaginaire de la rationalité », ne me paraît pas impliquer que cet imaginaire devienne dominant, plutot que subordonné à d’autres significations imaginaires sociales qui l’encadrent, le contraignent, l’orientent, en fonction du projet/planification qu’elles portent, et qui bien sur n’est pas nécessairement le projet d’un developpement technique toujours croissant ou d’une accumulation, tel que ce fut le cas à partir d’une certaine époque, dans certaines sociétés. Que ce projet, un fois apparue quelque-part, impose du fait de son succès plus ou moins au reste du monde l’imaginaire de la rationalité, par divers moyens et pour diverses raisons, ne suffit pas a affirmer que ce type d’aboutissement résulte de la logique projective, quand bien même d’une certaine façon celle-ci la conditionne (et d’une autre façon, en fait totalement abstraction, « l’imaginaire de la rationalité » telle qu’il existe et agit aujourd’hui s’opposant à toute prise en compte projective des conséquences qu’elle implique…).
G.Hald
Bernard P.
dit:Merci pour votre commentaire dont l’intérêt et la précision faciliteront l’échange d’arguments.
La distinction entre rationalité ensidique et rationalité réflexive, d’une part, et rationalité et imaginaire de l’autre, ne me semble pas toujours très claire chez Castoriadis et c’était l’objet de mon questionnement.
Je ne crois pas qu’il réserve l’expression « pseudo-rationalité » à la seule forme de rationalité répondant aux objets scientifiques lorsqu’elle serait indûment appliquée aux significations imaginaires sociales (d’ailleurs, il a très tôt remis en question le rationalisme objectiviste).
Il est pleinement conscient qu’il n’y a pas d’ensidique possible sans significations imaginaires, ne serait-ce parce que cette rationalité doit être « dite » et que tout langage « convoie la totalité du monde social » (MM). Il n’est donc pas possible de séparer métaphore et exposé scientifique (principe reconnu d’ailleurs par nombre de grands découvreurs en physique, en biologie ou autre). « Un livre mathématique entièrement formalisé, affirme par exemple Castoriadis, et ne contenant aucune explication de ses symboles, de ses axiomes et de ses règles déductives est totalement incompréhensible. » (Ibid.). Pour lui, « ce qu’on appelle rationalité et raison dans le monde moderne, c’est l’ensidique pris pour lui-même et devenu signification imaginaire sociale centrale de la société. » (S et V).
Il applique le terme « pseudo-rationalité » à une réalité sociale dont les fins ultimes ne correspondent à « aucune raison » (IIS). Mais il entretient une certaine ambigüité sur le terme « raison ». Je suppose qu’il est employé ici dans un sens axiologique et non cognitif ou spéculatif, et qu’il renvoie à « raisonnable », c’est-à-dire pondéré, sage, réflexif, juste (ce que dans votre message vous désignez par « projet de réfléchir et de délibérer sur ce qui doit être institué comme juste »), et non à rationnel au sens moderne. La rationalité moderne est une pseudo-rationalité arbitraire dans la mesure où elle se pose elle-même comme fin et que son but est seulement la « rationalisation », c’est-à-dire une forme vide (Ibid.). Castoriadis appelle cela un « imaginaire au deuxième degré » (Ibid.). Mais il l’oppose parfois aussi au « rationnel vraiment rationnel », et c’est là que je ne le suis plus, car il réhabilite ainsi une acception apparemment transcendante du rationnel alors qu’il démontre longuement et de façon consistante qu’il ne peut y avoir de rationnel, ni dans notre société, ni dans les sociétés du passé, qui soit auto-suffisant, démontrable, indépendant de l’imaginaire social.
Si bien que le problème du « nomos » reste entier car sa refondation par une société plus dialoguante et sciemment instituante ne signifierait pas que certaines significations centrales du capitalisme – comme le « progrès » lié à la quantification ou à la rationalisation – seraient forcément destituées. Même si je trouve comme vous souhaitable que « la loi ne soit pas l’affaire de spécialistes mais de tous, qu’elle puisse être toujours remise en cause et transformée, qu’elle doit toujours être réfléchie et débattue », je crains que le savoir instituant et la démocratisation du pouvoir ne soient pas des opérateurs en soi suffisants pour échapper au pouvoir conditionnant et saturant de la rationalité. Il faudrait pour parvenir à cette fin que l’imaginaire social se distancie de l’imaginaire de la rationalité. Or ce n’est pas, de toute évidence, la voie vers laquelle se dirige la société, de plus en plus fanatiquement rationalisée, ni d’ailleurs sa critique, fût-elle d’apparence radicale, laquelle demeure profondément rationaliste et implicitement ou explicitement gestionnaire. La réflexivité ne donne aucune garantie d’immunisation contre cela. De là mon doute sur le contenu de cette « autonomie » si les circonstances la favorisaient dans des conditions proches de celles que nous connaissons actuellement. C’est mon sentiment, mais j’admets que rien n’est joué d’avance et que l’histoire réserve toujours des surprises. J’ajoute que c’est à l’aune du conformisme de la « pensée critique » que l’on peut évaluer l’importance de Castoriadis et de son interrogation sur la raison, et c’est pourquoi il vaut la peine d’être lu, discuté et approfondi.
J’en viens au second volet de votre message au sujet des 2 ruptures.
Castoriadis prend comme critère dominant de la « rupture » européenne la question politique puisqu’il privilégie la notion d’autonomie qu’il oppose à la maîtrise rationnelle, ces deux principes centraux ayant pour lui la même racine sociologique : la protobourgeoisie. Il ne cherche pas, bien entendu, à expliquer « causalement » le rationalisme occidental par l’expansion de la bourgeoisie, ou l’inverse. Les deux phénomènes sont pour lui simplement concomitants. Vous avez donc raison de souligner qu’il fait le lien entre l’essor de la bourgeoisie et la philosophie rationaliste du XVIIe (Descartes, Leibniz…, etc.) Cependant, il faut noter qu’il a été assez peu disert sur la nature de ce lien.
Je crois qu’en général, il considère que la rupture advenue la fin du Moyen-âge s’effectue fondamentalement à travers une volonté politique, celle du projet d’autonomie. Je note également qu’il accorde beaucoup d’importance à la rationalisation dont, « malgré Marx et Weber, [l’] histoire reste à faire » (FF). Or c’est bien l’histoire de la rationalisation qui, à mon avis, permettrait de mieux comprendre tant l’essor de la bourgeoisie et la modernité que la rupture grecque (qui n’est peut-être pas si tranchée que cela en relation à la civilisation mésopotamienne, par exemple). Quoi qu’il en soit, l’histoire de la rationalisation concerne tous les aspects de la vie sociale (sur les limites des analyses de Weber à ce sujet, cf. mon échange avec JW publié sur ce même blog : http://blog.tempscritiques.net/archives/782) et pas seulement le politique ou l’institutionnel au sens étroit (pour une vision large de l’évolution des mœurs à l’époque moderne, voir les travaux d’Elias sur la civilisation par exemple). Mais la rationalisation – à distinguer de la catégorisation (ou de la raison de type ensidique) sans laquelle aucune société ne peut survivre – débute bien avant la « raison grecque » ou un quelconque projet d’autonomie. C’est ce processus centré sur la spatialisation du temps et la géométrisation de l’espace qui est à mes yeux l’élément moteur de l’histoire. Né dans les sociétés du néolithique, il a été considérablement amplifié par les sociétés modernes et il s’est dangereusement accéléré à partir de la révolution industrielle et verte.
Bernard P.
ghad
dit:Bonjour
Concernant le message de Bernard P. du 23 octobre.
Il me semble très clair que Castoriadis s’oppose à l’idée que la « Raison puisse fonder une « société autonome » et être la norme extra-sociale garante des institutions », mais cela ne contredit pas le fait que la raison (sans R majuscule), plus précisément la réflexivité, soit l’un des aspects décisifs de l’autonomie (tant d’un individu que d’une société), à vrai dire indissociable de celle-ci. Dire qu’une société est autonome si elle sait que son nomos est sa création, l’assume, et institue donc la politique comme processus démocratique, c’est dire, en autre chose, qu’elle sait que la politique, la question de la justice, ne peut-être résolue de manière rationnelle, qu’il n’y a pas de Raison trascendante ou « de logique formelle qui serait théoriquement susceptible de présenter un critère « indiscutable » de la justice », mais cela ne signifie pas qu’elle abandonne le projet de réfléchir et de délibérer sur ce qui doit être institué comme juste. Certes, il s’agit bien d’abandonner l’assurance que ce qui sera institué sera juste, mais c’est justement la perte de cette assurance, et donc la reconnaissance de la dimmension illimitée de la question de la justice, l’impossibilité d’une réponse qui pourrait prétendre être définitive puisque rationnelle (où révélée, ou procédant des lois de l’Histoire…), qui justifie que la loi ne soit pas l’affaire de spécialistes mais de tous, qu’elle puisse être toujours remise en cause et transformée, qu’elle doit toujours être réflechie et débatue. Pour Castoriadis, ce n’est pas parce que certaines questions ne peuvent être apréhendées de manière rationnelle, au sens de la rationnalité « ensidique », « ensembliste-identitaire », que ce que nous avons à en dire, les manières dont nous essayons d’y répondre ne doivent pas prétendre être raisonnables, argumentés. Mais ce qu’il cherche à montrer, et qu’il dénonce notamment sous les termes de « pseudo-rationnalité », c’est que l’exercice de la raison, aussi indispensable soit-il, aussi constitutif qu’il soit de la possibilité d’être libre, ne permet pas de conclure dans le domaine de la politique (et aussi de la philosophie…), car il ne peut pas produire à proprement parlé de « résultats », comme c’est en partie le cas dans les domaines des sciences exactes, et plus encore dans le domaine mathématique, où la logique ensidique possède une véritable efficacité. Ces points me semblent être à la base de la réflexion de Castoriadis sur l’autonomie.
Lorsqu’il parle de pseudo-rationnalité, c’est justement qu’est falacieusement appliquée au domaine social-historique une forme de rationnalité qui n’y a pas sa pertinence, en tant qu’elle vaut pour des « strates » de la réalité dont les « objets » (mathématiques et physiques, principalement, biologiques dans une autre mesure) répondent effectivement à des processus déterminés, objectivables. Ce n’est pas le cas des significations, qu’il qualifie d’imaginaires et de sociales pour affirmer et souligner qu’elles sont des créations (« indéterminées », « immotivées »). L’idée de justice en est une. La raison aussi.
Pour autant, il se défend sans ambiguité de relativisme culturel : il souhaite que certaines significations et institutions s’établissent, et que d’autres disparaissent.
La confusion me paraît se prolonger ensuite, lorsqu’est distingué 2 formes de raison correpondant respectivement à la rupture grecque et celle de l’occident du XII-XIIIe s. La « seconde » rupture n’est pas réductible à l’effet d’une « rationnalité illimité », et comprend aussi le « vecteur » de la philosophie et de la démocratie : c’est justement en ce sens que Castoriadis parle de contammination réciproque du projet d’autonomie et du projet de (pseudo-)maitrise (pseudo-)rationnelle du capitalisme. Par ailleurs, dire que ces deux ruptures ne concernent que le politique et l’administratif, c’est, pour le cas grec, oblitérer violement tout ce qu’il à pu écrire sur la tragédie grecque, sur leurs rapports aux dieux et au cosmos, et sur la philosophie en tant qu’institution de la question de la vérité (comme question publiquement posée, réfléchie, débattue…). De même, pour la « rupture » occidentale, Castoriadis est loin de cantonner son analyse à des aspects strictement politiques, mettant en évidence le temps long de cette rupture, et soulignant évidemment les « lumières » comme une dimension de celle-ci (relativisation des valeurs sociales, bouleversement religieux, développement de la rationnalité scientifique…)
Enfin, la rationalité n’apparaît pas miraculeusement au cours de l’histoire pour Castoriadis : la logique ensembliste identitaire est clairement affirmée comme manifeste dans toute société. La rationalité est évidemment une dimension de tout langage, quand bien même elle n’est pas la seule dimension, et affirmer que Castoriadis récuse ou oblitère cela pourrait paraître de la mauvaise foi, se ce n’était le signe manifeste d’une confusion sérieuse quant à la façon dont il pense et articule les idées de raison, de rationalité, d’imaginaire et d’autonomie — celle-ci à partir desquelles sont déduites ici ses (pseudo-)inconséquences.