Aux origines de la revue, suite : avant-propos de l’anthologie IV

Ci-dessous l’avant propos de l’Anthologie IV de la revue Temps critiques. Cet avant-propos donne à voir le cheminement théorique entamé par la revue et repris dans les différentes anthologies jusqu’à celle de 2014.


Ce volume IV de l’anthologie des textes de la revue Temps critiques qui intervient dix ans après la parution du volume III, est composé de textes déjà parus dans la revue ou sur notre site entre 2001 et 2012.

Si le volume I rendait compte de la genèse de la revue et constituait un bilan des années 1960-1970 ; si le volume II posait les bases de nos développement futurs sur le travail et la valeur ; si le volume III faisait le point sur la question de la violence d’État et de la violence révolutionnaire à l’époque de la mondialisation et de la globalisation ; ce volume IV s’attache à vérifier les hypothèses que nous avions posé dans ces trois précédents volumes, hypothèses partielles parce que s’attachant chacune à dévoiler un pan des transformations en cours, mais qui nous paraissent converger, depuis les années 2000, vers ce que nous avons appelé « la révolution du capital1 ».

Le pourquoi d’une formule

Par-delà son titre un peu provocateur, cette expression rend compte du moment historique à partir duquel nous nous plaçons. C’est celui qui fait suite à la défaite du dernier assaut révolutionnaire mondial des années 1960-1970. Cet assaut indiquait la limite extrême de son caractère classiste et prolétarien surtout à partir de l’exemple de « l’automne chaud italien » (1969) et en même temps le fait qu’il comprenait déjà l’exigence de la révolution à titre humain, la critique du travail et le dépassement des classes à partir de l’exemple du Mai68 français et du Mouvementde1977en Italie2.

Cette défaite n’a pas entraîné un véritable phénomène de contre-révolution puisqu’il n’y avait pas vraiment eu révolution, mais seulement des mouvements divers de contestation de l’ordre établi. Ce qui s’en est suivi, c’est un double mouvement de restructuration des entreprises et de « libération » des pratiques sociales et culturelles comme si tout à coup c’était toutes les barrières au développement de la société du capital qui se trouvaient balayées. Ce sont tous les verrous de la vieille société bourgeoise qui ont explosé. Non pas que la société fut restée bourgeoise car elle ne l’était déjà plus depuis les deux guerres mondiales, le fordisme et l’État-providence, mais les valeurs conservatrices subsistaient comme autant de limites à sa dynamique.

 

Une dynamique qui ne repose plus sur la dialectique des luttes de classes

Dès la fin des années 1980, on peut estimer que la contradiction des classes a été englobée et perd son caractère antagonique. Les dernières grèves d’OS, de sidérurgistes ou de mineurs sont vaincues dans un climat devenu plus hostile aux luttes sociales. Les « forteresses ouvrières » sont démantelées. S’il existe encore des classes, elles n’existent plus qu’en tant que catégories sociologiques en dehors de toute possibilité de recomposition de classe (l’hypothèse originelle de l’autonomie ouvrière italienne est caduque).

Il y a rupture du fil historique3.

La dynamique du capital ne naît plus d’une conflictualité entre des forces antagoniques, mais de la place prépondérante prise à la fois par le travail mort (les machines surtout) sur le travail vivant (la force de travail) et par l’intégration de la techno-science dans le procès de production. L’ouvrier productif tend à ne plus être le producteur de la valeur mais bien plutôt un obstacle ou une limite de ce processus dans ce que nous appelons « l’inessentialisation de la force de travail ». La précarisation accrue de la force de travail ne peut plus se lire comme une reconstitution de l’armée industrielle de réserve théorisée par Marx, c’est-à-dire comme un phénomène de pure prolétarisation car cette force de travail est définitivement « en trop ». Les révoltes étudiantes contre le CIP ou le CPE, les luttes de chômeurs ainsi que les révoltes de banlieues en ont été l’expression4, les taux de chômage très élevés parmi les jeunes dans beaucoup de pays européens aujourd’hui en sont un autre signe.

Le fait qu’il y ait transfert de force de travail du centre vers la périphérie, via les pays émergents n’infirme pas cette analyse car si on prend l’exemple emblématique de la Chine, pour quelques millions d’emplois ouvriers créés combien de dizaines de millions de paysans chinois vont s’entasser dans la bordure des grandes villes5 ?

Il devient impossible d’affirmer la moindre identité ouvrière qui reposait sur l’idée d’une participation essentielle de cette classe à la transformation du monde. C’est au sens propre l’effondrement de tout un monde et de ses valeurs, celles de la communauté ouvrière. On en perçoit des traces dans les dernières luttes d’usines dites grèves desperados6(2009 ou plus récemment chez Continental).

Il s’agit, pour les travailleurs, non pas d’occuper l’usine pour la faire marcher autrement (on n’est plus dans le cycle de luttes des années 70), mais de se faire payer cash le maximum d’indemnités. Les luttes à l’époque de la fin de l’affirmation de l’identité ouvrière ne passent plus par des revendications concernant la condition ouvrière dans l’usine. Elles sont portées au niveau de la reproduction d’ensemble du rapport salarial. Mais paradoxalement, ce qui exprime la crise générale de ce rapport salarial ne permet pas son attaque frontale par les salariés. Ainsi, dans les luttes récentes, les salariés, qui emploient pourtant des formes parfois violentes, ne contestent pas le système du salariat mais cherchent à monnayer leur exclusion du procès de production à partir d’actions qui rompent avec les stratégies des grandes centrales syndicales (séquestrations de patrons ou cadres, menaces sur l’appareil de production). Au nihilisme du capital qui licencie quand les profits augmentent, les salariés ne répondent, pour l’instant, au mieux, que par la résistance et une sorte de droit de retrait qui exprime une expérience prolétarienne devenue négative. Ces pratiques ne sont certes pas radicales au sens où elles entraîneraient une subversion directe et immédiate des rapports de domination. Cela leur demanderait de lier radicalité de la forme (recours à l’illégalité, y compris à la violence) et radicalité de contenu (la critique du travail et du salariat) ; c’est-à-dire finalement de donner une positivité à la révolte. Mais elles sont radicales dans ce qu’elles expriment négativement : elles sont le contre-feu défensif des salariés face à leur inessentialisation dans la restructuration actuelle. Au nihilisme du capitalisme néo-moderne, ce n’est plus la perspective d’un socialisme qu’ils opposent (quelle positivité pouvaient-ils d’ailleurs y trouver ?), mais celle de la fin de toute affirmation d’une identité ouvrière et de son programme.

Nous sommes dans la situation ubuesque où des gouvernants ne cessent de vouloir prolonger l’âge de départ à la retraite légale alors que les chefs d’entreprise ne cessent de licencier leurs travailleurs les plus âgés ! La contradiction que représente l’inessentialisation du travail dans une société où prédomine encore l’imaginaire social du travail, est tout bonnement niée de façon à ne pas reconnaître la crise du salariat. Tout est alors reporté au niveau des grands équilibres qu’il faut rétablir ou maintenir (rigueur budgétaire, contrainte de la dette, ratioactifs/inactifs,etc.).

Le capital repousse ses limites

Par :

– La socialisation de la propriété (toutes les grandes entreprises sont maintenant devenues des sociétés par actions à dominante anonyme), de la production et de la connaissance (importance prise par le General Intellect) ;

– La socialisation du revenu (une part importante de revenu indirect entre dans le revenu global des salariés) et des prix (de plus en plus artificiels ou administrés comme nous croyons l’avoir montré dans notre Crise financière et capital fictif, L’Harmattan, 2009 ;

– L’englobement de la contradiction entre développement des forces productives et étroitesse des rapports de production n’a pas conduit à une « décadence » du capitalisme par limitation de la croissance des forces productives mais au contraire à une fuite en avant dans l’innovation technologique. Le capital ne freine pas les forces productives contrairement à ce que croyaient les théoriciens marxistes de la « décadence », mais il les exalte, comme à ses débuts, au nom du Progrès qu’il nomme aujourd’hui « développement durable7 »

– La fictivisation rend caduque la division traditionnelle entre ses différentes formes (financière, commerciale, industrielle) et caduque aussi l’idée qu’il y aurait eu une progression de ces formes vers une forme achevée, la forme industrielle qui serait typique du capitalisme… et du communisme. Ce développement du capital fictif n’est plus quelque chose de conjoncturel comme le croyait Marx à son époque et encore moins une dérive « contre-nature » du capital comme l’énoncent aujourd’hui tous les tenants d’une moralisation du capitalisme qui dénoncent pêle-mêle, l’économie de casino, la finance spéculative, l’appétit des traders. C’est devenu une composante structurelle du capital dans ce qu’on pourrait appeler sa marche vers la totalité8. Dans l’accroissement du capital fictif, le capital total tend à s’auto-présupposer en dehors d’une valorisation par le travail9. Il tend aussi à s’émanciper de la croissance démesurée du capital fixe (l’accumulation). Elle est en effet un élément de dévalorisation vue l’obsolescence accélérée des machines. Mais elle constitue aussi un facteur qui inhibe le mouvement de fluidité nécessaire à une dynamique d’ensemble aujourd’hui marquée par les stratégies de captage de la richesse pour la puissance à travers la maîtrise de la circulation de la valeur10.

– Une nouvelle dimension de la valorisation dans un processus de « globalisation » qui réalise, outre la fusion de toutes les fonctions de l’argent, une mise en réseau de l’espace et une territorialisation en trois niveaux11. Un niveau I ou niveau supérieur dans la mesure où il contrôle et oriente l’ensemble. Il comprend les États dominants (ceux qui participent aux Grands sommets) et certaines puissances émergentes comme la Chine, les banques centrales et les institutions financières, les firmes multinationales et les sphères informationnelles au sens large (informatique, communications, médias, culture). C’est le niveau de la puissance et de la valeur comme représentation. C’est aussi le secteur de captage de la richesse et du drainage des flux financiers. Le capital y domine la valeur ce qui lui permet de développer la fictivisation et de se reproduire sur cette base. Une reproduction qu’on peut appeler « rétrécie » dans la mesure où même si des perspectives à long terme (développement durable, soucis climatique, recherche d’énergies renouvelables) sont esquissées, ce qui prédomine est la vision court-termiste de la capitalisation sous toutes ses formes. Le niveau II ou intermédiaire est celui où prédomine encore la production matérielle et le rapport capital/ travail mais avec une autonomisation de plus en plus grande de la valeur par rapport à ce qui était appelé traditionnellement le travail productif censé créer la valeur. Ce secteur produit certes toujours des richesses mais il est aussi un frein à la dynamique d’ensemble comme l’agriculture semblait l’avoir été pendant la première révolution industrielle. Soit parce que le capital immobilisé est devenu une charge trop lourde par rapport aux espoirs de profit et à l’adaptation aux fluctuations quantitatives et qualitatives de la demande ; soit parce que la multitude de PME qui le compose perd de sa capacité d’innovation réduite qu’elle est au rôle de sous-traitance des gigantesques réseaux tissés par les firmes transnationales dont les buts principaux sont tout autres. C’est aussi sur ce secteur que pèsent les fluctuations de l’emploi au sein d’une concurrence rendue sauvage par la mondialisation certes mais aussi par un nouveau mode d’organisation qui fait toujours plus exporter les problèmes du centre vers la périphérie selon la figure de la toile d’araignée. L’entreprise-mère et certaines de ses filiales qui évoluent au sein du niveau I y externalisent leurs problèmes et les font prendre en charge par les cercles suivants de la toile qui évoluent dans le niveau II et à l’extrême, dans le niveau III (économie souterraine, usines délocalisées). Chaque cercle a tendance à durcir les conditions du cercle suivant de façon à se garantir quelques marges de manœuvre en perspective de situations à venir encore moins favorables. Le lien entre les différents niveaux apparaît bien dans la crise « financière » avec d’une part des banques du niveau I renflouées par les puissances dominantes et d’autre part le chômage qui touche le niveau II avec de nouvelles délocalisations ou fermetures définitives. Le niveau III ou inférieur est celui des producteurs de la périphérie et des États dominés qui subissent les prix mondiaux pour leurs exportations. C’est aussi à ce niveau qu’on retrouve les pays de la rente qui tirent profit de la raréfaction des ressources naturelles. Ce niveau III est celui qui subit le pillage de ses ressources naturelles et cela alimente les possibilités de fictivisation dans le niveau I non seulement parce qu’il produit ses richesses à bas prix (en dessous de leur valeur disent les métaphysiciens du marxisme) mais aussi parce qu’il alimente les flux de capitaux sur les marchés financiers. L’ancienne distinction entre le « bon » profit capitaliste et la « mauvaise » rente précapitaliste ne tient plus car les anciennes formes de rente, comme la rente pétrolière sont source, depuis longtemps déjà, de gigantesques transferts de capitaux, relayés aujourd’hui par les mafias des différentes républiques de l’ancienne URSS. Elles côtoient de nouvelles formes de rente qui se situent pleinement dans le niveau I et particulièrement au sein de « l’oligopole mondial12 »qui contrôle le capital cognitif et les innovations majeures.

Ces trois derniers points ne constituent pas tant une seconde phase ou un parachèvement de la domination réelle du capital qu’une nouvelle étape du processus de totalisation du capital.

 

Les contradictions n’ont pas disparu, mais elles sont portées au niveau de la reproduction d’ensemble

L’hypothèse de Marx d’un dépassement de la loi de la valeur dans le « Fragment sur les machines » grâce au développement du General Intellect s’est réalisée… en dehors de toute perspective d’émancipation des travailleurs. C’est finalement le programme socialiste de la phase de transition vers le communisme qui a été réalisé par le capital. Le capital domine la valeur qui devient évanescente13 quand c’est justement ce capital qui détermine ce qui est valeur ou ne l’est pas. La valeur devient représentation et elle n’est plus mesurable par une substance (temps de travail en baisse ou machine potentiellement obsolète) qui se dévalorise constamment alors que pourtant la richesse produite augmente. On touche ici un point fondamental de l’économie politique et même de sa critique qui est la confusion entre richesse et valeur. En toute logique de loi de la valeur, la valeur doit décroître quand augmente la richesse… mais la « création de valeur » actuelle montre que la valeur peut augmenter en dehors de toute augmentation de richesse. C’est sur cette base que se produit la capitalisation de la société qui fait, en tendance, de toute activité un objet de valorisation.

Mais attention, ces transformations ne sont pas interprétables en termes de plan préconçu, organisé par une classe capitaliste toute puissante, ni d’ailleurs en termes de processus inconscient sans sujet ni réflexivité, pure manifestation d’un capital devenu automate. Si on a parfois l’impression que la domination s’exerce à travers des processus objectivés non reconnus comme tel (c’est patent dans le rapport capital/travail), les processus de domination continuent à prendre des formes directes comme on peut le voir dans le recentrage de ce qui reste de l’État-nation, sur ses fonctions régaliennes. C’est pour cela qu’il donne l’impression de se raidir, de n’être plus qu’une sorte de ministère de l’intérieur chargé d’assurer la sécurité à un point tel que beaucoup en oublie son redéploiement en réseau14.

La difficulté à y voir clair provient du fait que la « révolution du capital » donne l’illusion d’un capital se désintéressant de la reproduction d’ensemble en ce qu’il semble se concentrer sur des objectifs de gestion à court terme plus que sur une stratégie de reproduction de long terme. La société capitalisée n’a pas de grand projet, ne fait pas « système ». Toutefois toute la réflexion sur le « développement durable » (ou plutôt « soutenable ») montre qu’il n’en est rien.

C’est pourquoi nous parlons d’une domination non systémique15 et que nous préférons parler de capital et de société capitalisée que de système capitaliste.

 

Le rôle de l’État-réseau dans la révolution du capital16

Il est celui d’une infrastructure du capital et non plus d’une superstructure au profit de la classe dominante. L’État n’est plus l’État de la classe dominante chargé d’occulter et endiguer « la question sociale »dans sa forme bourgeoise d’État-gendarme. Il ne peut plus non plus, comme dans sa forme proprement capitaliste d’État-providence, fonctionner comme médiation de médiations en réalisant un compromis entre les classes ou comme super médiation dans l’idéologie de l’État-nation et des valeurs républicaines.

En synthétisant et représentant la dépendance réciproque entre les deux classes du rapport social capitaliste, il a réalisé la prédiction de Saint-Simon reprise par Marx sur le dépérissement politique de l’État et le passage à une simple « administration des choses », mais en dehors de tout caractère émancipateur. À l’opposé de l’État-nation d’origine qui prenait des décisions politiques, l’État-réseau réduit la politique à la gestion et se contente d’effets d’annonce et de contrôler efficacement les rapports sociaux en les pénétrant dans les moindres détails. Avec la fin des classes en tant que sujets antagonistes, l’État n’a plus à représenter des forces ; il n’a même plus besoin de représenter l’intérêt général car il le matérialise directement face à ce qui n’apparaît plus que comme des intérêts particuliers à qui l’on concède des droits particuliers. D’où le paradoxe d’un droit général qui recule comme le montre l’exemple du droit du travail censé défendre les acquis sociaux, alors que les droits individuels progressent. Un phénomène qui s’accomplit à travers une inflation de règles et lois qui contrôlent17, sécurisent, gèrent alors que les grandes institutions liées au modèle de l’État-nation sont résorbées ou s’autonomisent et que l’universalité du Droit et de la Loi régresse. À l’inverse des droits-libertés qui étaient censés fonder l’autonomie de la société civile par rapport à l’État démocratique, les droits actuels sont des droits-créance que l’on peut « tirer » sur un État dont les prérogatives sont totales puisque les lois peuvent s’insérer dans le moindre recoin de ce qui constituait auparavant des « vies privées ». PACS, mariage homosexuel, projets de PMA ou GPA par exemple,illustrent cette cristallisation provisoire d’un intermédiaire sexualo-financier entre l’ancienne institution du mariage bourgeois démocratisé et la pure combinatoire sexuelle des petites annonces et du cybersexe18. Les potentialités de la société capitalisée s’expriment alors comme besoins sociaux des individus. On a affaire à une caricature de l’ancienne société civile dans la mesure où s’exprime seulement le choc des intérêts contre des intérêts.

La crise des médiations traditionnelles et l’institution résorbée19

Tout d’abord une crise du travail qui devient « en trop » même s’il n’y a pas fin du travail mais élargissement de l’employabilité… du chômage et de la précarité.

Ensuite, une crise de l’État-providence et de sa « démocratie sociale ». Ce qui est ici difficile à comprendre c’est que l’État se recentre sur ses fonctions régaliennes sans revenir à sa forme antérieure d’État-gendarme. Ce n’est donc pas « la police qui est partout et la justice nulle part » comme le clament les gauchistes modernes, mais l’État qui est partout sous de multiples formes. En effet, il étend ses fonctions de socialisation, autrefois sur le modèle d’une intervention centralisée, tout le long de réseaux de protection et de contrôle en liaison avec de multiples associations collaboratrices et des « forces de terrain (agents de sécurité des entreprises de transports municipaux, médiateurs de quartiers, animateurs sportifs etc.).

Enfin et cela découle du point précédent, les grandes institutions entrent en crise dans la mesure où elles constituaient les piliers de l’ancienne forme étatique. Ces institutions sont alors animées d’un double mouvement. D’une part, elles tendent à s’autonomiser du pouvoir central pour continuer à exister quand l’autorité de l’État semble affaiblie. Le meilleur exemple nous est fourni par l’Italie pendant la phase dite des années de plomb puis avec l’opération mani pulite. D’autre part, le pouvoir exécutif tend à résorber cette indépendance en essayant d’intégrer directement l’institution au sein du pouvoir exécutif (cf. en France et en Italie, les rapports conflictuels entre pouvoir politique et Justice). L’adoption des règles internationales et particulièrement européennes, de subsidiarité des pouvoirs font le reste dans la mesure où ces institutions nationales déjà en crise sur leur territoire national (exemple en France des « valeurs de la République ») doivent céder le pas aux institutions internationales et à des accords transnationaux (cf. les directives de Bologne pour un nouveau type d’école et d’enseignement ou les accords de Schengen pour les polices).

 

Une révolution anthropologique

La révolution du capital n’est pas seulement restructuration et globalisation dans le rapport à « la nature extérieure » (RNE), elle est aussi révolution de la « nature intérieure » (RNI). C’est ça la société capitalisée. Elle tend à supprimer toutes les figures anthropologiques qui avaient été nécessaires à la marche vers la maturité du capitalisme : l’entrepreneur prêt à prendre un risque, le fonctionnaire œuvrant pour une organisation rationnelle et impersonnelle, le bon ouvrier issu de l’enseignement professionnel, la famille et le couple stabilisateurs, etc. Toutes s’effacent devant les processus d’artificialisation de la vie (virtualisation qui forment dans le RNI, le pendant de la fictivisation dont nous avons parlé pour le RNE.

La société capitalisée, c’est la tendance du capital à devenir un milieu, une culture, une forme spécifique de société dans lequel il réalise une symbiose entre l’État sous sa forme réseau, les réseaux plus généraux de la puissance (grandes entreprises, secteur de l’information, de la communication, de la culture) et les réseaux de la socialité. La subjectivité des individus tend maintenant à être intérieurement déterminée. Les besoins sont aujourd’hui produits ce que le jeune Marx, dans sa vision émancipatrice, ne pouvait anticiper avec son idée de besoins potentiellement illimités, devenue idéologie de la « société de consommation » actuelle. Et la société capitalisée est incapable de penser ses besoins en dehors d’une activité techno-scientifique qui s’apparente à une fuite en avant. C’est comme cela qu’elle pense réaliser le lien entre RNI et RNE.

Aujourd’hui, on assiste à un effondrement de l’imaginaire qu’on déguisera selon les cas, en crise climatique, financière, énergétique, écologique, sociale. Cela ouvre le champ à de nouvelles significations sociales et à un nouveau faire collectif20. Mais il n’y a pas de société à refaire. C’est la tension individu/ communauté qui doit résoudre l’aporie d’une multiséculaire opposition entre individu et société21 et l’impasse que représente aujourd’hui l’opposition entre d’un côté une universalité abstraite rattachée aux Lumières et à la révolution française et de l’autre le développement des particularismes et du relativisme culturel présentés comme des universels concrets.

  1. Cf. J. Wajnsztejn, Après la révolution du capital, Paris, L’Harmattan, 2007. []
  2. Sur cette période, on peut se reporter à J. Guigou et J. Wajnsztejn, Mai 68 et le mai rampant italien, Paris, L’Harmattan, 2008. []
  3. Cf. l’article « Néo-luddisme et résistance ouvrière », page 249. []
  4. Cf. l’article « La révolte des banlieues et le moment CPE », page 258. []
  5. Cf. l’article « La Chine dans le procès de totalisation capitaliste », page 229. []
  6. Cf. l’article « Néo-luddisme et résistance ouvrière », page 249. []
  7.  – Cf. l’article « Le cours chaotique de la révolution du capital », page 59. []
  8. Cf. l’article « Une énième diatribe contre la chrématistique », page 125. []
  9. Cf. La valeur sans le travail, vol. 2 de l’anthologie de la revue Temps critiques, Paris, L’Harmattan, 1999. []
  10. Cf. l’article « Derrière la crise financière, l’unification problématique du capital », page 93. []
  11.  – Cf. l’article « Quelques précisions sur capitalisme, capital et société capitalisée », page 15. []
  12. Cf. l’article « Réseaux et/ou oligarchies : les voies impénétrables de la domination du capital », page 191. []
  13. Cf. notre L’évanescence de la valeur, Paris, L’Harmattan, 2004. []
  14. Cf. les différents articles sur l’État-réseau dans le chapitre II de cette anthologie. []
  15. Cf. l’article « Vers une domination non systémique », page 187. []
  16. Cf. l’article « État-réseau et genèse de l’État », page 150. []
  17. Le mouvement des particularités ne fait qu’épouser le mouvement du capital en le transférant de la sphère économique à son propre secteur, celui de la gestion des subjectivités. Là réside la source d’une tendance générale à la contractualisation des rapports sociaux. Si on considère la loi sur le harcèlement sexuel, on s’aperçoit qu’on n’a pas essentiellement affaire à une mesure de protection particulière en faveur des femmes, mais à l’édiction d’une règle qui doit mettre fin à des rapports humains « naturellement » inégaux, afin de les organiser selon la loi économique et juridique de la propriété privée, ici appliquée sur nos propres corps. []
  18.  – Pour de plus amples développements sur la question on se reportera à J. Wajnsztejn : Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût, L’Harmattan, 2002 et à son dernier livre à paraître au printemps 2014 : Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme (Acratie). []
  19. Cf. l’article « L’institution résorbée », page 135. []
  20. Cf. la partie IV « Luttes actuelles et communauté humaine », page 249. []
  21. Cf. l’article « Remarques sur le procès d’objectivation marchand », page 201. []

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *