Nous présentons ci-dessous, mis en forme, quelques commentaires de lecteurs au texte Grève et « besoin de grève » diffusé à l’occasion de la grève et des manifestations du 22 mars 2018 avec nos réponses, lorsqu’elles nous ont semblé nécessaires.
Mis à jour le 2 avril 2018
Retour d’un lecteur
« Effectivement c’est intéressant. Toutefois un point d’accord fondamental et un désaccord de même niveau : une des positions du texte me fait penser à l’ouvrage de Karl Polanyi « la grande transformation ». C’est parce que la société (et non la société civile) est encastrée dans l’économique que la crise s’amplifie (jusqu’où ?) aussi, Polanyi implorait-il au politique de reprendre sa place et d’encastrer l’économie dans la société pour éviter à nouveau les drames des années 20/30. N’en sommes-nous pas là ?
En revanche, croire que la question ne se joue plus pour l’accumulation du capital (reproduction/valorisation) dans le rapport travail/capital est une erreur d’analyse. C’est précisément parce que ça ne peut se jouer qu’à ce niveau et que les conditions de reproduction (d’accumulation) sont étouffées par les contradictions du système qu’a été « inventée » la financiarisation qui ne vit de ce rapport qu’en l’épuisant au fur et à mesure qu’elle s’en nourrit pour survivre. Mais tout cela demanderait de longs développements.
Deux commentaires sur le retour
1. Le rapprochement de notre analyse avec celle de Polanyi et sa thèse sur l’autonomisation de l’économie par rapport à la société n’est pas approprié. Dans ce que nous désignons comme la société capitalisée (cf. http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article206 ) il n’y a plus de séparation entre « l’économie » et le reste de la société. La dynamique du capital a englobé les anciennes contradictions entre capital et travail, entre travail mort et travail vivant, entre production et reproduction des rapports sociaux, entre classes sociales, etc. Depuis bientôt 20 ans, à la lumière des mouvements sociaux mais aussi des processus de mondialisation/globalisation, nous cherchons à montrer que les anciennes notions issues des marxismes (plus que Marx lui-même) ne sont plus à même de caractériser la société d’aujourd’hui. C’est notamment le cas pour la question de la valeur : la théorie de la « valeur-travail productif » est devenue caduque car aujourd’hui le capital domine la valeur. Cf. Notre livre : L’évanescence de la valeur.
2. Le « rapport capital-travail » n’est plus un opérateur de la dynamique du capital aujourd’hui. Le capital a « englobé » (et non pas « dépassé ») l’ancienne nécessité pour lui d’exporter la force de travail. C’est que ce nous appelons « l’inessentialisation du travail humain productif ».
L’exploitation n’a pas disparue mais elle est englobée dans les dominations ; elle n’est plus une contradiction de la production, elle est reportée dans la sphère de la reproduction (des rapports sociaux). Pour le capital globalisé à la recherche d’une (impossible) régulation, ce n’est plus l’accumulation/valorisation qui constitue sa nécessité, c’est davantage l’accroissement de sa puissance. Ce qu’on appelle la « financiarisation de l’économie » n’est en rien une « dérive » ou « une fuite en avant » c’est un opérateur majeur et central de la dynamique du capital. Marx l’avait entrevu lorsqu’il parlait de « capital fictif » comme d’une forme qui cherche à s’autonomiser de tout travail vivant. Lorsqu’il disait que le capital cherche à aller directement de A à A’ sans passer par le circuit A M A’. Nous avons développé tout cela dans : Crise financière et capital fictif
Le 22/03/2018
Bonjour,
Le texte m’a intéressée, et tout en étant en bonne part d’accord avec votre analyse, il n’en reste pas moins que les services publics, tels qu’ils ont été mis en place historiquement en France, permettaient un accès équitable à tous pour l’éducation, la santé, les transports, l’eau…, et que le processus de privatisation de nombre de ses services ne pourront qu’entraîner une dégradation tant de la qualité que dans la possibilité d’accès pour tous.
La protection des services publics et du statut des salariés de la dite fonction publique est donc bien un objectif fondamental afin de ne pas abandonner au seul profit capitaliste et à son extension financière la totalité des activités humaines. (A préciser, je ne suis pas fonctionnaire et fais partie de la nébuleuse des précaires de ce monde.)
Dans un tel contexte, la grève reste encore le seul moyen d’intervention pour empêcher cette dépossession collective, quitte à aller à l’encontre des volontés des directions syndicales.
Ce qui peut-être adviendra.
Quant au rôle de médiation des syndicats, déjà en 1968, il semble bien qu’ils aient appelé à une reprise du travail (accord de Grenelle) et à un retour au statut quo. On ne peut donc pas s’étonner aujourd’hui qu’à l’heure de la moyennisation généralisée (plus de classes sociales à ce qu’il paraît), leurs positions soient si peu offensives et que la CFDT se soit refondue en un syndicat qui accepte de signer quasiment tous les accords proposés par la patronat. Si des changements surviennent, à l’évidence ça ne pourra être qu’en les débordant à travers de nouvelles formes d’organisation.
Catherine C.
PS: quid de la date de fin de votre texte: 1968 ?
Catherine,
Avec un peu de retard,
Il ne s’agissait pas pour nous d’abandonner les services publics, mais de pointer la différence de situation par rapport au mouvement du « Tous ensemble » de 1995. Vous devez pouvoir trouver sur notre site le texte publié à l’époque et qui reprend ce titre dans le n°9 de la revue Temps critiques. Une différence qui explique en partie le succès médiatique mais l’échec politique (au sens fort) de l’appel des indignés de Hessel. Il ne s’agit en effet pas de revenir au programme du CNR que ce soit pour les services publics ou pour le rôle de l’État. Les jeunes générations ne se battent d’ailleurs jamais pour un retour à … et d’ailleurs il me paraît contradictoire d’envisager de déborder les syndicats pour rétablir un compromis dont ils ont été les promoteurs et qu’ils défendent toujours (au moins pour ce qui est de la CGT et FO, l’UNSA ou la FSU). Ou alors les déborder parce qu’ils seraient insuffisamment offensifs ?
Je n’y crois pas. Ils prennent la température et elle est tiède. Comme la plupart du temps ils sont en phase avec la température sans qu’on sache qui trempe son pied le premier pour en traduire le « ressenti ». Vous évoquez 68, mais justement la température ils n’ont pas eu le temps de la prendre et au mieux ils ont « chevauché le tigre » comme on disait en Italie à l’époque.
Dans les deux pays les syndicats ont bien été « débordés » effectivement, pas par rapport à des objectifs précis (à l’époque c’était la lutte contre les ordonnances, mais dès début mai on en a plus entendu parler …), mais par un ras le bol général de la jeunesse, dans ses fractions étudiantes comme ouvrières sur lequel venait se greffer des « revendications » négatives contre la sélection à l’université, le travail à la chaîne ou aux pièces, la lutte contre la productivité avec le « salaire politique » en Italie. Le débordement ne s’est pas fait sur quelque chose à défendre. D’ailleurs un débordement se produit-il sur autre chose qu’une exigence radicale, une conquête ?
Quand on se pose la question concrètement et pour moi elle s’est surtout posée dans la fonction publique, en tant qu’élève d’abord, puis en tant qu’enseignant de lycée, il y a eu certes des luttes à mener et j’y ai pris largement ma part, sans pour cela être syndiqué. L’école s’est certes démocratisée ou plus exactement massifiée, mais que peut-on y défendre aujourd’hui ? Le statut ? Un peu court quand il n’est pas vraiment attaqué alors que par comparaison, dans des pays comme le Brésil, c’est par dizaines de milliers qu’on a renvoyé des fonctionnaires.
L’école elle-même quand le collège ne fonctionne plus et dès la fin de la 6éme beaucoup d’élèves (« bons » ou « mauvais », là n’est pas le problème) sont dégoûtés de l’école, la classe de seconde qui est un foutoir au même titre que la première année d’université, la classe de terminale, une boîte à bachot ? Une boite à bachot que pourtant une majorité d’enseignants continue à défendre sous prétexte que le bac tel qu’il est (examen identique et de même valeur pour tous en théorie) serait justement le signe du maintien du service public. C’est d’ailleurs cette dérive quasi mécanique d’un système bureaucratique se mouvant comme par lui-même (le « mammouth » d’Allègre !), de par son propre poids et en dehors de tout projet d’éducation (cf. notre texte : « l’Etat-nation n’est plus éducateur » disponible sur le site au n°12) qui a conduit à cette absurdité d’un tirage au sort à l’entrée à l’université. Sur cette base il y a donc peu de chance de voir les étudiants où lycéens déborder qui que ce soit, sauf à déborder, les limites intrinsèques dans lesquelles tous les pouvoirs, y compris ceux des syndicats étudiants ou organisations lycéennes, cherchent à les maintenir.
Voilà pour le moment.
Pour ce qui est de la datation du tract, c’était un clin d’oeil par rapport au 22 mars 1968 et l’occupation de la fac de Nanterre, le début du mouvement de 68, mais nous avons pu remarquer qu’au-delà du lapsus plus ou moins conscient dont il résultait, qu’il trouvait son écho parmi un certain nombre de manifestants.
Bien à vous,
Pour Temps critiques,
Jacques W
Tiens, chapeau (un chapeau et aussi “chapeau” bas) pour votre article:
Grèves et manifestations n’ont pas pour objectif “de faire plier un gouvernement”.
Grèves et manifestations n’ont pas pour objectif “la défense des acquis”.
Grèves et manifestations ont historiquement toujours eu pour objectif l’avancée des droits humains, la poussée de la communauté humaine dans son émancipation, le projet d’une société nouvelle portée par un désir collectif et surtout une pensée philosophique: architecture de concepts, de possibles, de nécessités, de justice, de nouveaux interdits et d’invention d’autres institutions.
Ne pas se tromper de “besoin”.
L’urgent besoin est de désirer.
Désirer créer changer. Construire la pensée du désir avant de détruire l’oppression.
Sans pensée pas d’unité. Sans pensée pas de lutte vers l’avant. Sans pensée l’oppression va gagner.
Bon courage…
Anne P.
Anne,
Avec retard,
Pas d’accord, avec la fin de ton message. Comme je le dis dans mon livre sur Mai-68 à Lyon, « nous avions le désir de révolution et à la place nous avons eu la révolution des désirs ». Notre défaite en 68 a précipité la « victoire » des années 68 comme le disent malheureusement si bien quantité de livres qui paraissent aujourd’hui en jouant sur la similitude approximative des titres quand il en est sorti un gauchisme culturel qui a transformé tous les mouvements critiques d’émancipation en affirmations identitaires et particularistes. Comme Camatte et la revue Invariance l’ont dit très tôt (dès la fin des années soixante et dix), « aujourd’hui, c’est le capital qui émancipe ».
Bien à toi,
jacques W
Bonjour Jacques,
Je ne suis pas sûre que ce soit le capital qui émancipe (ou alors il faut s’interroger sur l’émancipation …) mais effectivement c’est bien là la conséquence de Grenelle – tout comme l’inversion du désir de révolution en révolution du désir…
Mais d’accord avec toi sur la fin hâtive et inexacte de mon message.
J’aurais dû plutôt écrire: “on ne recule pas lorsqu’on avance” – or les luttes actuelles (syndiquées) ne visent en rien des avancées. Celles-ci ont lieu sur des droits sociaux (ou culturels): antisexisme, antiracisme, égalité des salaires, avortement, écologie, droit de l’habitat, immigration (aide aux sans papiers), etc. luttes dans lesquelles les syndicats évitent soigneusement de s’investir. Car ces luttes-là appellent forcément “l’illégalisme” – une certaine forme de désobéissance civile. Et elles, oui, elles gagnent des avancées. Alors : question de stratégie ou simplement de vide conceptuel?
Et même pour les 35 heures, ç’aurait pu être une revendication portée par le syndicalisme (comme d’autres avancées le furent au XIXè, en 36 et à la Libération) – là non: les 35 heures ont-elles été jugées comme revendication “bourgeoise” (comme étaient jugées celles de 68 portant la liberté d’expression, l’abolition du paternalisme – déjà mort pour ce qui concernait le capital)? Aubry est allée au front toute seule, et s’est tout pris seule dans la tronche. Je n’ai pas souvenir de grandes manifestations et grèves en faveur des 35h. Elles auraient pu autrement légitimer cette avancée. Mais je peux être amnésique?
Oui, ma conclusion serait “on ne recule pas lorsqu’on avance”. Mais aujourd’hui, aucune avancée dans les luttes du travail porteuse d’une autre organisation sociale, aucun risque là-dessus pris par aucun syndicat, tous visant la cogestion (et la réalisant dans le conflit, autrement efforts pour pas grand chose).
Si 68 a été révolutionnaire en partie, elle a scellé la cogestion syndicale légaliste. Le plus stupide étant que les syndicats majoritaires persistent à la jouer révolutionnaire au coup par coup des intérêts sectoriels des “acquis” à préserver (exacte attitude, en miroir, du “vieux capitalisme”) au lieu d’être aussi sages que les syndicats allemands.
C’est pour cela je crois qu’on va dans le mur si le syndicalisme français se voit débordé, ce qui ne manquera pas d’arriver s’il continue à attiser des actions au symbolisme vidé de sens et que cette fois-ci il ne pourra pas enrayer. Personne ne sera là pour clamer “il ne faut pas désespérer Billancourt” ni “il faut savoir terminer une grève”. Et là le gauchisme (et l’extrême droite) sera là, pour reconduire un mode de trahison semblable ou plutôt pire encore. Surtout face à la dureté du pouvoir en place.
Faut arrêter de jouer avec des allumettes dans une maison pleine de gaz.
Bien à toi,
Anne P.
(Extraits)
Ce qui a historiquement été dévoilé par Grenelle en 68 c’est l’allégeance syndicale au pouvoir (en place ou visé à venir) et à la force (comme moyen d’opposition ou de conquête d’icelui) au détriment de toute lutte portant sur des avancées sociales dès ici et maintenant. Allégeance aussi à l’encadrement légal du droit de grève et à tous ses empêchements.
Quelques autres points de critique:
- Ce n’est plus l’outil “de travail” que le syndicalisme protège et défend, mais l’outil de rentabibilité (ou plus précisément le rapport travail/rentabilité): rien qu’en regard de cela les modalités d’action auraient dû être changées dès les années 80
- SNCF : jamais un syndicat ne s’est porté, à l’intérieur du service public, solidaire avec les intérêts répondant aux critères de service public des usagers, notamment l’égalité des conditions d’accès au service (les associations de défense des usagers sont au contraire considérées comme “contre- productives” (!!!).
- Petites lignes, exemple: sur tous les tortillards qui desservent villages et bourgades l’accès aux toilettes est bloqué (économie d’entretien etc.) => les gens évitent de les emprunter (par exemple Mantes/Montparnasse, 1h45) => pas rentables, of course, ainsi que des tarifs exorbitants sur les TGV assortis d’obligation de voyager à l’heure dite sauf à perdre son billet (inégalité du libre accès aux transports publics et, également, dans ce détail, de la permanence de ce libre accès). Alors faut arrêter les conneries: la SNCF est privatisée depuis longtemps par la gestion de fait (ce qui reste me semble-t-il un délit en matière d’infrastructures publiques) ce qui invalide la protestation actuelle. C’est bien avant qu’il fallait se battre, et avec les usagers.
Grève des profits oui, grèves à l’ancienne en en détournant l’objectif (sauver un statut au lieu de faire progresser le service) c’est inutile.
- 1995 : pas seulement mobilisation une syndicale contre les privatisations annconcées, mais le plus fort du mouvement populaire a été alors pour bloquer l’A.M.I. (et en Europe), ce que le Parlement européen a mis en acte par le rejet de l’accord. Du coup les attributions du Parlement européen on été modifiées (pas de mobilisation syndicale contre ça) et l’AGCS ourdi en secret, signé par des ministères, sans consultation démocratique ni la moindre information. Cela se savait pourtant, mais aucune mobilisation et le peu d’information est resté sans effet. Là le seul semblant de “lutte organisée” (hors seul syndicalisme), ce fut l’escroquerie ATTAC (taxe Tobin impliquant, pour qu’elle soit efficace, que les profits boursiers continuent à augmenter et d’autre part gestion de celle-ci par le FMI – au-dessus de l’OMS et de l’Unesco par exemple) et sa mise en place immédiate d’une hiérarchie contrôleuse de ses membres…
Bien à toi
Anne P.
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