A propos de ce que nous appelons les « particularismes « , ce que certains ont appelé, à l’origine, des « luttes spécifiques », mais qui sont aujourd’hui devenus des prises de position qui exigent des droits particuliers ou spécifiques dans le champ politique, nous avons reçus deux textes dont l’intérêt certain nous a conduit à intervenir et échanger quelques remarques critiques.
Le premier est issu d’un article du dernier numéro de la revue Lignes n°57 et cosigné par Guillaume Wagner et Marina Bodenan. G.Wagner est déjà intervenu sur le blog au cours d’échanges récents cet été que nous avons regroupé sous le titre Communauté humaine et communisme.
Le second est issu du site L’Herbe entre les pavés animé par Max Vincent.
Mais tout d’abord deux mots sur le contexte théorique de la question. L’individualisation/autonomisation de l’individu-démocratique met en avant une sphère « privée » qui contradictoirement est devenue publique (par le biais des médias et des NTIC) ou se veut publique quand on a affaire aux « particularismes radicaux » qui veulent abolir le privé puisque tout serait politique (néo-féministes, antispécistes, vegans, etc) comme si la vie privée caractérisait l’individu, en dehors de ses rapports sociaux.
Les sorts des particularismes
Guillaume Wagner & Marina Bodenan
in Lignes, n°57 (Michel Surya dir.), paru en octobre 2018
« On bloque le tour de parole. Là, j’ai douze personnes inscrites pour prendre la parole et ce ne sont que des mecs, alors on ne reprendra pas le débat tant qu’une fille n’aura pas pris la parole. » Tels sont les mots d’une fille de la tribune chargée du tour du parole et qui interrompt brutalement le débat au nom de « la déconstruction féministe ». S’ensuit un blanc, justifié moins par le sens de l’injonction que par la virulence et l’autoritarisme du ton. « On ne reprendra pas le débat tant qu’une fille ne prendra pas la parole. Quinze mecs d’affilée inscrits ça craint, faut au moins une prise de parole féminine », répète-t-elle. Au nom de qui ? Au nom de quoi ? La charte tacite des particularistes, auto-proclamés leaders de cette malheureuse tentative de mouvement étudiant à Strasbourg, en ce printemps 2018, s’impose dans toute sa verticalité formaliste et hors de propos. Qu’importe en effet ce dont il est question dans cette petite assemblée d’étudiants grévistes dont nombreux sont ceux qui découvrent leur « premier mouvement ». Il s’agit de « déconstruire » à tout-va toute velléité « dominatrice » provenant des « privilégiés ». À la troisième injonction, une fille finit par s’énerver vivement dans l’assemblée : « C’est quoi cette pression sur les meufs ? Je parle si j’ai envie de parler, et ce sera pas en-tant-que meuf. » Brouhaha à la tribune qui se sent perdre le contrôle, particulièrement déstabilisée que la critique émane d’une « première concernée ».
Voici un portrait de l’ambiance des « comités de lutte » à l’université de Strasbourg, épiphénomène qui semble être le reflet d’une réalité bien plus large. En effet, les champs de la déconstruction embrassent toutes les « minorités » ou « particularités » qui s’inscrivaient éventuellement jusque-là dans la lutte globale contre la société de classe, c’est-à-dire contre le capitalisme comme matrice de toutes les dominations particulières. Si l’anti-sexisme et l’anti-racisme sont les plus connus, les néologismes catégoriaux ne cessent de se multiplier : anti-spécisme, anti-validisme, anti-grossophobie, anti-psychophobie, LGBTIsme, anti-hétéronorme, anti-islamophobie, et jackpot pour le Privilège du « mâle blanc hétéro cis-genre ». C’est pourquoi nous proposons de parler de particularismes, compris comme toute revendication catégoriale qui homogénéise l’individu au sein d’une particularité comme fragment identitaire de soi. Si nous ironisons sur les (mauvais) sorts de l’essor des particularismes, nous prenons cet élan récent très au sérieux. D’où vient cet essor de la hiérarchisation des individus sociaux, eux-mêmes fragmentés en autant de catégories ? Peut-on parler d’un retour d’une sorte « d’ordre moral » par l’essentialisation de ces catégories ? Nous estimons que le concept de « particularisme » est à même de rendre compte de l’inscription historique et de la fonction politique de ce néo-puritanisme.
Notre exemple de départ évoque un maillon de ces nouveaux courants de la militance post-moderne qui veut inaugurer une nouvelle forme de radicalité de gauche, voire une nouvelle politique. De manière croissante depuis les années 2010, cela se caractérise par une rigidité formaliste qui s’exprime par le biais d’une police du langage se présentant comme nouvelle forme de morale puritaine entérinant toute problématisation politique des questions sociales au profit d’un souci de contrôle et de gestion. Dans cette période de restructuration profonde du compromis salarial, dénommée « ultra-libéralisme » ou même « ubérisation », qui va de pair avec la victoire idéologique de la domination, l’impuissance à penser et réaliser la transformation sociale entraîne un confusionnisme politique croissant. Du conspirationnisme aux « populismes » de gauche comme d’extrême-droite, des « Nouvelles droites » aux néo-fascistes défendant un « fascisme du XXI e siècle », de l’effondrement du bipartisme classique droite-gauche aux ruines du léninisme ouvriériste, sans compter les partis identitaires au pouvoir, l’époque est trouble. Dans la sphère « militante » vaguement gauchisante, la critique globale et radicale a laissé place à ce que nous proposons de nommer les particularismes. Il s’agit de l’un des symptômes de l’ère dite « post-moderne », dont le corpus référentiel remonte auxannées 1970. En effet, à la croisée de la défaite historique du mouvement ouvrier révolutionnaire des années 1960-1980 et de la contre-offensive idéologique incarnée par les « Nouveaux philosophes » en France suite au point d’orgue de Mai 68, les penseurs post-modernes se situent dans la perspective de surmonter l’effondrement des idéologies dont l’horizon de transformation de la société serait la caractéristique de la modernité propre à la première moitié du XX e siècle. S’inscrivant dans le prolongement du structuralisme et du déconstructivisme, mais également dans la critique de l’héritage du freudisme et du marxisme, les post-modernes revendiquent au bout du compte la décontextualisation et la déshistoricisation des réalités matérielles au profit de la modification des représentations. La French Theory rassemble ainsi de manière disparate Gilles Deleuze, Félix Guattari, Jacques Derrida, Jacques Lacan, Michel Foucault et voyage des chaires universitaires états-uniennes aux amphithéâtres européens d’où les nouvelles avant-gardes intellectuelles parviennent à gangrener les mouvements de contestation sociale. Théorie queer, post-féminisme, TAZ, luttes de genres s’attaquent ainsi aux formes de langage et de représentations culturelles tout en enterrant sciemment toute perspective révolutionnaire d’émancipation universelle. L’ère post-moderne se veut dépassement des passions collectives et des idéologies dites « totalitaires », pour en revenir à l’épanouissement de soi, et en cela se protège de toute critique en neutralisant d’avance toute prétention politique. Il n’est plus question de l’abolition révolutionnaire de la société de classe : les ébats conceptuels se substituent aux débats matériels, et l’ordre social dominant ne s’en porte pas plus mal. Les défenseurs de la domination et ses soi-disant critiques font alors mine de s’affronter sur le strict terrain médiatique et celui de la représentation culturelle, affrontement spectaculaire qui profite au développement de la société marchande. On pourrait même postuler que cette prolifération de la French Theory en France depuis les années 2000 s’inscrit harmonieusement dans la lignée des « Nouveaux philosophes » et de la contre-révolution post-68 qui avaient pour tâche d’écraser idéologiquement tout communisme révolutionnaire. En effet, pas d’horizon collectif pour les « intersectionnels » qui revendiquent la défense de libertés individuelles, renforçant ainsi les bulles monadiques et l’atomisation idéologique des individus, symptômes-clés du capitalisme. Il apparaît alors que la « militance post-moderne » n’est que le strict produit de la restructuration des dispositifs de domination, et même son principal défenseur contre toute tentative de reconstruction (au grand dam de la déconstruction) d’une intervention politique révolutionnaire contre les rouages réels de la domination capitaliste. Le refus de toute analyse matérielle des rapports sociaux et de toute stratégie collective d’émancipation universelle, fait des particularismes les nouveaux faux critiques mais vrais alliés objectifs de la restructuration capitaliste.
Prenons l’exemple de la « déconstruction » qui tient une place centrale dans le courant post-moderne. Derrida la revendiquait comme simple pratique à même d’étudier les relations qui liaient certains concepts et d’en déduire alors les postulats sous-jacents, évidemment non universels, résultantes de rapports de pouvoir. Aujourd’hui, la déconstruction, qui continue d’être présentée comme un moyen, parce qu’elle ne vise aucune fin, n’en constitue pas moins une, de fait. L’objectif : être déconstruit, le plus déconstruit possible. Cette pratique servant à l’origine un objectif défini, s’est aujourd’hui transformée en fil directeur d’une éthique personnelle qui charrie son lot de rituels au service d’un dogme nihiliste ne disant pas son nom. C’est là toute l’ironie : on ne peut pas décontextualiser notre pratique sans sacrifier sa vocation de transformation. La déconstruction, sans perspective d’émancipation universelle, n’a d’autre vocation que l’anéantissement au sens littéral du terme. Si l’on refuse l’incarnation, si l’on refuse notre propre et inévitable intrication « spatio-temporelle », si l’on cherche absolument à s’en émanciper, à se soustraire à toute « reproduction », en posant paradoxalement que nous sommes totalement déterminés, alors c’est notre anéantissement individuel que nous recherchons, en le faisant par ailleurs rimer avec notre unique chance de salut. Nihilisme et arrogance s’additionnent alors à la malhonnêteté intellectuelle qui consiste à ne pas l’assumer et, ce faisant, à se parer des atours de la bienveillance et de l’humilité. En cela, les particularismes désignent les nouvelles avant-gardes identitaires. De même, la relative influence du parti des indigènes de la République (PIR) dans certaines sphères militantes « gauchisantes » repose sur la « déconstruction décoloniale », s’inscrivant également dans l’intersectionnalité. Dès lors, plutôt que de parler de la précarisation des femmes ou de l’opportunisme du racisme d’Etat pour diviser les exploités à des moments politiques clés, on a droit à une islamophilie hors de propos et à la promotion de stratégies identitaires extrêmes. On pourrait se dire que ce ne sont là que des phénomènes d’ordre strictement idéologiques, qui n’empêchent pas la multiplication des conflits de classe au sein de la réalité sociale matérielle, bien qu’épars. Par ailleurs, les particularistes sont généralement des rejetons d’une certaine petite-bourgeoisie ou de la classe moyenne supérieure en voie de précarisation. Ces « bobos » s’inscrivent alors dans un nouveau business, ou simplement une nouvelle quête humanitaire et civilisatrice. Pourtant, si les discours nauséabonds du PIR ou des particularistes en général (dont les féministes 2.0) n’ont que peu voire pas d’impact dans la réalité matérielle des différents segments de la population exploitée, ils deviennent progressivement un frein pratique aux tentatives de luttes et mobilisations sociales contre la violente restructuration du capital. Au printemps 2016, un certain essor social a permis de mettre au ban ces particularistes, mais au printemps 2018, un boulevard leur était ouvert ; ils ont gangrené les tentatives de mouvements étudiants (principalement) et les ont neutralisés. La lutte des genres voire la « lutte des races » tentent de se substituer à la lutte des classes.
Ainsi, malgré les apparences, les particularistes ne remettent pas en cause les mécanismes d’intégration pour les abolir mais pour les « améliorer ». Ce au sein du cadre général de la domination marchande alors considérée comme indépassable. Moralisation, victimisation et culpabilisation sont à la base de ces logiques qui ne semblent permettre aucune émancipation collective. En effet, inscrit dans une perspective individualiste, l’égalitarisme à outrance entre les particularités-minorités revient à adopter en dernière instance la logique capitaliste de l’équivalence générale et indifférenciée, renforçant par là même l’auto-contrôle social. En outre, les variantes post-trotskystes et post-anarchistes du post-modernisme semblent combler l’incapacité de l’extrême-gauche à dépasser le marxisme dogmatique au profit d’un marxisme critique. Pourtant, elles ne font que troquer le projet révolutionnaire pour de la militance culturelle. Le volontarisme sécessionniste allié à l’impératif éthique d’un devoir-être qui se veut immuable fait alors partie intégrante de la dépolitisation des luttes. L’idéalisme du volontarisme radical, loin d’être une force de réappropriation, recycle les catégories de la domination capitaliste en autant de fractionnements identitaires. L’apologie néo-militante de la « déconstruction » se fonde sur la capacité individuelle à se « défaire » de ses pré-déterminations sociales sans chercher à ébranler les conditions de possibilité matérielles de ces pré-déterminations. La « radicalité » de la forme (à la fois strictement formelle et aux effets strictement formalistes) devient progressivement un business-plan tout à fait adapté au néo-libéralisme actuel. Car le capital, dans ses phases de restructuration majeure, cherche prioritairement à conquérir de nouveaux secteurs de marché : la fabrication marchande de catégorie sert la fabrication catégoriale de marchandise. Les particularismes créent ainsi des identités-valeurs qui s’intègrent totalement au dispositif du marché, et donc aux nouvelles injonctions de l’auto-valorisation capitaliste de soi. Si de nombreuses franges militantes défendent une stratégie sécessionniste qui revendique la séparation et l’identité pourtant imposées par le dispositif de la domination marchande, il n’est pourtant jamais d’autre perspective d’horizon que le renforcement de la séparation elle-même. On en vient à déplorer un certain « libertarisme » marchand, quand on constate que là où les post-anarchistes « vegan », entre autres exemples, se croient transgressifs et subversifs avec leurs soupes véganes à prix libres ; ils ne sont en fait que les promoteurs des futurs magasins bio et vegans qui s’implanteront dans les quartiers pauvres, collaborant ainsi à la gentrification. Du post-féminisme au veganisme, jusqu’à la sur-catégorisation des sexualités, tout cet univers post-moderne crée le marché lucratif de « l’alternatif ». Ainsi, l’alter-capitalisme et les nouveaux autoritarismes identitaires ne sont que les deux facettes du même phénomène ; et les particularistes prolifèrent sur la résignation et la défaite des projets révolutionnaires. L’enjeu est donc de raviver la stratégie de rupture révolutionnaire avec la société de classe pour annihiler tous les nouveaux monstres nés des entrailles du capitalisme.
Attention, il ne s’agit certainement pas de nier que les mécanismes d’intégration et les institutions de la domination n’excluent pas certaines particularités/spécificités. Au contraire, il y a dispositif de domination justement par l’exclusion, la stigmatisation et la discrimination de ces particularités – elles-mêmes fabriquées de toutes pièces par les besoins de la domination. Le capitalisme est intrinsèquement raciste et patriarcal, et il est vain de vouloir « moraliser » le capital – par exemple, sur le racisme alors qu’il s’est historiquement développé sur l’accumulation de travail gratuit, à savoir sur l’esclavage. Ainsi, paradoxalement, les particularistes et post-modernes cherchent avant tout l’intégration au système de domination en disant s’en défaire, à partir de la revendication identitaire des particularités catégoriales. Alors qu’il s’agit de s’organiser pour dépasser radicalement ces particularités catégoriales en dépassant l’organisation sociale même qui les suscitent. Car toute catégorie est oppressive en tant que telle. À l’inverse, il est plutôt à suggérer que c’est l’ordre marchand lui-même qui fait déjà sécession avec la société réelle, en excluant tout ce qui freine les processus de valorisation. L’ordre capitaliste scissionne avec la société depuis la société, renforçant à son paroxysme le processus d’abstraction réelle ; c’est cela qu’il faut localiser et inverser/renverser.
Par conséquent, loin d’inscrire son discours et son action dans l’objectif politique d’une transformation réelle des rapports de production et des rapports sociaux en général, les conséquences politiques d’un tel « militantisme » post-moderne sont la co-gestion pacificatrice, ou la pacification co-gestionnaire. Le précepte d’obéir aux lois morales au nom d’une communauté absolument et totalement éthique, forme vide et abstraite, rejoint la téléologie métaphysique la plus creuse. Cet idéal inconnaissable est cependant régulateur et législateur. Il pose en cela la volonté individuelle comme seul critère sociétal. Il n’y a ni action collective ni aucune force commune mais un agrégat d’atomismes individuels foncièrement séparés. Ne pas considérer l’exploitation animale, la domination sexiste ou raciste comme rouage d’oppression capitaliste qui divise les dépossédés au sein des rapports de production n’entraîne qu’un moralisme identitaire plutôt qu’une force de réappropriation collective qui abolit radicalement toute catégorie de séparation. Victimisation, culpabilisation et légitimation deviennent le Père, le Fils et le Saint-Esprit de la prière du « militant » post-moderne – moins révolté que radicalement indigné, voire organe intégré de répression.
Les particularismes déconstructivistes s’harmonisent de manière inquiétante avec la nouvelle donne de l’exploitation capitaliste, qui nous impose de participer plus activement et violemment au processus de vente de notre force de travail sur le « marché de l’emploi ». Si la novlangue néolibérale nous prêche l’auto-entrepreneuriat à tout va, visant à fusionner « temps de loisir » et « temps de travail » et ainsi à fabriquer et généraliser l’Individu-Entreprise, la novlangue déconstructiviste en devient un élément déterminant, promulguant la valorisation de soi par la marchandisation des « qualités » personnelles et la virtualisation des interactions humaines. Parce que l’individu s’objective et se réalise dans le monde par son activité productive, la logique totalitaire du capital a pu s’emparer de l’intégralité de nos vies dans ses parcelles les plus intimes. Désormais, l’auto-objectivation marchande de soi par le développement de la capacité de l’individu à l’auto-valorisation capitaliste de ses centres d’intérêt, de ses désirs, de ses « valeurs » et autres « qualités » ou « stigmates », annihile toute singularité vivante au profit d’un Soi-Marchandise anonyme et totalement soumis aux lois du Capital. Toutes les sphères de la société comme tous les aspects du social aujourd’hui alimentent l’atomisation individuelle, renforcée de manière inédite par la numérisation quasi systématique des interactions humaines, elle-même régie par le sacro-saint principe de valorisation de soi. Mais si la « société start-up » est une réalité, nous sommes moins « notre propre patron » que notre propre produit, notre propre marchandise. Car il ne s’agit plus de vendre strictement sa force de travail, mais la totalité de soi comme marchandise et/ou service ; au point que la force de travail désigne désormais l’intégrité de l’individu et en ce sens concerne notreintimité même. Plus aucun aspect de nos vies n’échappe au processus totalisant de l’auto-valorisation capitaliste. Si Facebook est gratuit, c’est parce que nous en sommes le produit. D’innombrables sites de services professionnels se développent ainsi, où l’on est simultanément employeur et employé, où l’on doit auto-évaluer notre valeur/horaire selon des « compétences » que nous avons préalablement extraites par nous-mêmes de notre intimité personnelle à partir de l’objectivation marchande de nos plaisirs et désirs. De la même manière, les particularistes promeuvent la décontextualisation et l’essentialisation de nos « spécificités individuelles » ; d’où de nouvelle(s) morale(s) identitaire(s) qui promeuvent l’idée que chaque spécificité-fragment de soi est une unité-valeur devant s’insérer comme telle dans la société de classe, c’est-à-dire dans le camp de la domination. Face à cela, l’enjeu reste le même : penser la pratique de
rupture révolutionnaire pour l’abolition de toute domination et exploitation de l’homme sur l’homme, moins individu masculin privilégié qu’être générique.
Quelques remarques sur votre texte.
– d’abord un point méthode ou de pratique théorique. Quand on tape « critique des particularismes » sur Google il apparaît onze références dont deux identifiées Temps critiques qui renseignent sur l’usage que nous faisons de cette notion depuis 1999 et l’article du n°11 de la revue intitulé : « L’aliénation ou le cours présent des particularismes », notion renforcée ensuite par celle de « particularismes radicaux » initiée dans mon livre Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût (L’Harmattan, 2002) puis, à un niveau plus général et théorique dans Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme (Acratie, 2014). Nous ne sommes pas un groupe politique et en tant que revue, nous n’avons aucune propriété sur ce que nous énonçons puisque nous nous concevons plutôt comme un « moteur de recherche » à la disposition de tous. Néanmoins je pense qu’il faut respecter une certaine histoire de la critique, qu’elle soit pratique ou théorique et ne pas faire comme si rien n’avait existé avant soi, une tendance assez courante dans le milieu « radical » qui aboutit à la prolifération des initiatives individuelles au détriment de pratiques collectives, à l’émiettement de la critique, etc. Bien sûr, si on admet, comme dans le projet originel de Temps critiques qu’il n’y a plus d’unité de la théorie communiste, entre autres parce qu’il n’y a plus de classe qui la porterait comme ce fut le cas, sans oublier ses dérives, de ce qui allait être progressivement réduit à une théorie du prolétariat, il n’empêche qu’un certain nombre de références sont portées par des textes qui existent et qui sont à la disposition de ceux qui veulent s’en emparer. Il n’est certes pas nécessaire de demander leur avis aux auteurs pour les utiliser, mais n’est-il pas au moins l’usage de les nommer pour reconnaître et indiquer qu’il y a quand même des cursus théoriques liés à des expériences, une histoire, que les idées ne tombent pas du ciel et qu’elles naissent pas de cerveaux surpuissants travaillant dans une bulle.
Sachant que nous étions en rapport depuis des échanges entre nous publiés sur notre blog et que vous ne pouviez en ignorer l’existence (ni de notre site), nous ne pouvons qu’être étonnés par deux passages de votre article : C’est pourquoi nous proposons de parler de particularismes, compris comme toute revendication catégoriale qui homogénéise l’individu au sein d’une particularité comme fragment identitaire de soi. […] Dans la sphère militante vaguement gauchisante, la critique globale et radicale a laissé place à ce que nous proposons de nommer les particularismes.
Comme je le disais, vous proposez ça comme une nouveauté à votre initiative1, alors que cela fait maintenant vingt ans que durent les affrontements sur l’universalisme, le multiculturalisme, le néo-féminisme, la libération animale, non pas entre universitaires et relais médiatiques comme aujourd’hui, mais entre différentes fractions d’un mouvement libertaire qui jusque là défendait des positions diverses, mais dans le cadre d’une perspective universaliste, avant que genre, homosexualité, race, animalisme, deviennent les nouveaux marqueurs d’une mouvance plus large incluant jusqu’aux communistes les plus classistes tels ceux du groupe Théorie communiste2. Renaud Garcia, dans son livre Le désert de la critique, L’Echappée, fait d’ailleurs le recensement de ces particularismes et de leurs critiques … avec moult références dont les nôtres3
Une fois dit cet assez long préambule je voudrais faire quelques remarques sur le contenu de votre article lui-même :
1) Si on en croît votre présentation, les luttes sur le genre et la race se substitueraient à la lutte de classes, un peu comme s’il y avait le choix et une compétition entre plusieurs types de luttes. Comme si finalement les luttes de genre et de race faisaient du tort aux luttes de classes parce qu’elles leur feraient concurrence. Or, comme vous le dites par ailleurs, il y a bien, aux moins dans les pays occidentaux, substitution plus que concurrence, mais une substitution des unes aux autres qui n’est pas due principalement à une mode venue d’outre atlantique ou à un nouvel air du temps, mais aux transformations des rapports sociaux capitalistes. Ce que nous avons appelé la « société capitalisée » n’est justement plus une société de classes, du moins au sens du Marx hégélien de la « classe pour soi ». Ainsi, faire entendre en petite musique de fond un discours de classe inchangé et inactuel, alors que vous traitez de la manifestation d’un phénomène actuel qui se situe à un tout autre niveau, ne peut avoir, à mon avis, qu’un effet de référence, de maintien d’un fil rouge, sans valeur autre qu’historique. Je ne pense pas que cela permette de comprendre ce qui s’est passé, notre défaite de la décade 1968-78, une défaite que par ailleurs vous reconnaissez au détour d’une phrase. Mais à quoi cela sert-il de reconnaître, d’un côté, cette défaite si, de l’autre, vous faites comme si elle n’avait pas eu lieu, comme si c’était un coup d’essai et qu’on pouvait espérer recommencer … sur les mêmes bases ? Qu’il y ait encore des crises, de l’exploitation et de la pauvreté, que les classes moyennes inférieures se sentent dévalorisées et insécurisées n’empêche pas que triomphent des idées et valeurs de ces classes moyennes qui, individualisme aidant, constituent les particularismes que ce soit dans leur forme institutionnalisée (féminisme historique officiel, mariage pour tous, lois antiphobes) ou sous leur forme radicalisée (LGBT, libération animale, racialisme). Classes moyennes qui ne sont pas forcément à l’origine de la production des idées, mais qui en assurent le mieux la circulation parce qu’elles se situent au carrefour des échanges de par leurs professions et leur niveau d’éducation.
2) Ce que vous décrivez bien comme une sorte de politique des identités est toutefois rabattu, par vous, sur l’économie à travers la référence centrale faite à la marchandise. Bien sûr, on sent ici l’influence de l’analyse situationniste et pourquoi pas, mais vous semblez la diluer dans une sorte de mercantilisme capitaliste appuyé sur l’intérêt et l’utilité, comme si la Commission européenne luttait contre l’homophobie pour imposer la dictature des promoteurs de la Gay pride ! Et pour la parité hommes/femmes pour vendre à ces dernières des pantalons plutôt que des jupes. De la même façon, on peut ne pas être pour la libération animale et avoir le souci de la souffrance des animaux. Cela ne conduit pas automatiquement à vouloir développer la production agro-biologique industrielle. Que faites-vous des petits agriculteurs de la filière bio, des AMAP et autres formes de culture alternatives ? Croire qu’ils participent d’un nouveau capitalisme constitue une hypothèse bien aventureuse.))qui déjà anticipe ce qui pourrait devenir un marché particulièrement juteux avec des ersatz de viande en proposant aux consommateurs des produits labellisés « viande végétale Le développement de ce secteur n’est qu’une conséquence d’une transformation du capitalisme et des nouveaux ressorts de sa dynamique qui dépasse largement la question du profit et de la forme marchande. En effet, la remise en cause de tout suprématisme et par exemple celui de l’espèce (spécisme) n’y est pas réductible. Des intérêts économiques peuvent effectivement entrer en congruence avec un certain nombre de principes et de valeurs qui sont des composantes de la communauté humaine au sens de la Gemeinwesen de Marx, mais il n’y a pas d’unilatéralité des relations (il n’y a pas de « plan du capital »), sauf à entériner toutes les bêtises historiques du marxisme orthodoxe jusque dans sa version ultragauche qui voyait dans Auschwitz un camp de travail puisqu’il y avait marqué à son fronton Arbeit macht frei.
Les milieux militants et les universitaires adeptes des nouvelles affirmations identitaires sont des avant-gardes culturelles de l’une des formes de la révolution anthropologique du capital qui s’attache à produire une « seconde nature ». Que vous trouviez une congruence entre ces avant-gardes et des marchés n’est donc pas une erreur, mais manque l’essentiel. C’estla place de ces avant-gardes culturelles qui doit être mieux comprise etleur rôle actuel mieux défini par rapport à ce qu’était par le passé une avant-garde (politique, artistique, etc.). Mais actuellement, la simple question de l’opérationnalité des particularismes et donc de la place de ces avant-gardes au sein de la dynamique du capital est complètement ou partiellement niée par ce qui se pose comme une nouvelle pensée plus affirmative que critique.
Il y a en fait un rapport dialectique entre une révolution anthropologique au sens pasolinien du terme et la révolution du capital qui donne faussement l’impression d’un sens unilatéral de l’un produisant l’autre. Pour les marxistes en général, mais aussi dans votre texte, on a l’impression que c’est la seconde qui produit la première et pour les post-modernes que c’est exactement l’inverse. On se retrouve alors dans l’impasse de la poule et de l’oeuf parce finalement le capital n’est pas perçu comme un rapport social d’où ensuite le fait que vous opposiez individu et société comme deux entités séparées (cf. infra).
Votre économisme sous-jacent transparai aussi dans votre affirmation selon laquelle « le capitalisme serait intrinsèquement raciste et patriarcal ». Votre critique reste ici au milieu du gué. On a un peu l’impression (mais là aussi peut être n’est-ce qu’une impression) qu’effrayés par votre propre audace anti-déconstructiviste vous ayez peur de vous retrouvez dans le camp des « ennemis », celui des racistes, des machistes et des « néo-réacs ». Cela vous amène à anticiper une ligne de défense, parfaitement vaine d’ailleurs comme le savent tous ceux qui se sont heurtés à ces questions depuis vingt ans, avant même que vous soyez précisément accusés. Pour cela vous croyez bon de ne vous distinguer des genristes, racialistes et autres post-modernes que dans le fait que ces approches ne seraient pas suffisantes pour asseoir un projet universel d’émancipation. Certes, mais là encore la critique s’arrête en chemin. Pour nous non seulement l’attaque anti-patriarcale est insuffisante, mais le patriarcat en tant que système juridique de domination n’existe plus dans de nombreux pays du capitalisme triomphant, ce qui ne veut bien sûr pas dire que les rapports hommes/femmes sont idylliques, mais laissez moi me distancier de celles (et parfois ceux) qui pensent quasiment que c’est pire aujourd’hui de la même façon que pour certains ultra-gauche la démocratie cela n’est pas mieux que le fascisme ».
Si le capital a une histoire, celle-ci n’est ni strictement déterministe ni unilatérale. Par exemple, elle ne passe pas nécessairement par l’esclavage qui sera beaucoup plus tardif dans les pays où il se développe que dans d’autres régions (ethnies africaines, traite arabo-musulmane). Comme pour ce qui est du rapport H/F et du patriarcat, je pense que vous confondez société bourgeoise et société capitaliste. C’est justement parce que cette dernière ne l’est pas intrinsèquement qu’existent les particularismes et leurs correspondants institutionnels au plus haut niveau des cercles de pouvoir. Chacun à leur place, Commissions, ONG, gouvernement, patrons éclairés faisant congeler les ovocytes de leurs cadres supérieurs de sexe féminin, lobbies particularistes essaient de se débarrasser des vieilles valeurs/barrières bourgeoises que les prétendus populistes chercheraient encore à défendre.
3) En disant que « l’ordre capitaliste scissionne avec la société la société, renforçant le processus d’abstraction réelle4 « , vous ne vous situez pas au niveau d’un rapport capitaliste spécifié, mais au niveau de la distinction traditionnelle, établie par la philosophie, entre individu et société dans laquelle celle-ci n’est pas vue comme historique, ce qui vous fait tomber vous même dans l’abstraction tout court que constituerait justement cette séparation entre individu et société. Mais en disant, à la suite, « qu’il faut inverser/renverser ce processus », vous laissez accroire la possibilité d’une sécession que vous avez pourtant critiquée précédemment ou alors la nécessité d’un retour au social comme concret (en l’occurrence chez vous, la lutte des classes) faisant face à la société du capital (l’abstraction). Ce serait peut être un point à préciser et éclaircir.
Votre dernière phrase sur l’être générique donne l’idée d’une ouverture vers autre chose, mais comme en sus, alors que pour nous elle est une prémisse de l’analyse. Cela s’explique par le fait que votre être générique se trouve comme « pollué » non seulement par les particularismes que vous critiquez, mais par votre conception classiste et finalement limitée de l’émancipation. Le problème que vous ne semblez pas percevoir à propos de cette émancipation que vous voulez universelle (et nous aussi à ce compte là), c’est que le fait que les mouvements des années 60-70 aient été finalement battus- fait que l’émancipation n’est plus aujourd’hui que l’émancipation dans les termes de la domination du capital. Comme le disait il y a déjà fort longtemps la revue Invariance, aujourd’hui c’est le capital qui émancipe.
En conséquence de quoi, les luttes ne peuvent se penser en termes de libération (des femmes, des animaux ; etc) ou de sécession (les différentes formes d’alternatives, y compris radicales, comme dans l’hypothèse « insurrectionniste ». Il faut trouver d’autres perspectives. L’initiative récente des rencontres d’Eymoutiers m’a semblé être une modeste contribution à une réflexion collective sur cette dernière question5.
J.Wajnsztejn
Le 2018-10-17
Chers amis,
Mise en ligne de L’idéologie animaliste, deux sur l’herbe entre les pavés.
Cordialement,
Max Vincent
Bonjour,
Lu avec attention et intérêt vos deux écrits sur l’animalisme et celui sur néo-féminisme et ordre moral. Juste une observation : il me semble que vous avez été débordé par la vitesse d’expansion des particularismes. En effet dans la première partie de votre critique de l’animalisme vous pensez plus dangereuse cette idéologie que celle qui préside au genrisme ou au racialisme parce que la première inclurait, comme l’écologisme,la tentation autoritariste. Or ce que vous dites, apparemment un an plus tard dans néo-féminisme et ordre moral vient infirmer cela en montrant la même tendance autoritariste (vous en donnez d’ailleurs des exemples), mais qui, elle, se trouve déjà à l’oeuvre, d’où à mon avis (1) le côté plutôt subordonné ou second de cette idéologie par rapport aux particularismes. Je crois d’ailleurs que la raison en réside dans un point que vous signalez à savoir que par rapport aux particularismes, l’animalisme (comme l’écologisme) est un point de vue global et je rajouterais que c’est pour cela qu’il a du mal à « gagner », alors que les particularismes connaissent des avancées parce qu’ils ne remettent pas en cause fondamentalement le capitalisme. Pour ne prendre qu’un exemple,si la société bourgeoise restait en grande partie patriarcale, ce que j’appelle la société du capital est neutre de ce point de vue là, ce qui évidemment ne veut pas dire qu’il n’existe pas des éléments anciens qui perdurent dans les rapports H/F, mais disons qu’une femme patron et noire est avant tout une femme patron, comme on a pu le voir à un autre niveau avec Obama qui a été avant tout un président et pas l’un des plus actifs. Par contre, si elle tend à accorder des droits aux animaux contre maltraitance et souffrance, elle n’est pas neutre en ce qui concerne « l’exploitation » ou la domination des H/F à la nature extérieure, les animaux étant inclus comme les plantes et l’ordre végétal en général, dans des « ressources » à exploiter en vue de la croissance, du progrès, etc.
(1)C’est ce que je développe dans un livre en préparation sur les particularismes qui a pour point de départ, la dernière partie de mon livre de 2002 : Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût (L’Harmattan) intitulée : les présupposés des particularismes et ce qu’ils impliquent.
Voilà pour le moment. Je vous signale aussi, à un niveau plus général d’analyse, mon livre Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme (Acratie, 2014).
Cordialement,
JW
Bonjour,
En regard de ce que vous appelez « la vitesse d’expansion des particularismes » je veux bien admettre que j’ai cru nécessaire d’écrire une seconde partie à l’idéologie animaliste puisque dans ce cas d’espèce le « débordement » paraissait patent. D’où le développement de certains points le nécessitant et la présence d’une « introduction générale » aux deux parties.En ce qui concerne Néoféminisme et ordre moral je me suis limité à commenter la séquence mee too et ses conséquences, non sans faire retour sur tout ce qui antérieurement me permettait d’associer ce féminisme-là à l’ordre moral. Je n’ai pas abordé la question du genre qui n’est pas réductible à mee too (et réciproquement), qui d’ailleurs pour ce que j’en sais agite davantage l’Université que la société. Pour le reste vous m’obligez à repréciser ce que j’ai écrit. La question sociale reste pour moi centrale, et j’y suis revenu dans les trois écrits que vous avez lu (en y ajoutant Mai 68 à l’épreuve du temps). Je laisse de côté ce qu’il faudrait entendre par « question sociale » en 2018 pour en venir à la thèse défendue dans L’idéologie animaliste Un, rapidement évoquée dans Néoféminisme et ordre moral, et reprise (depuis parfois d’autres développements) dans L’idéologue animaliste. Deux. Il est loisible de classer l’animalisme comme « particularisme » à côté du néoféminisme, du racialisme, des différentes expressions des minorités sexuelles, etc. D’ailleurs la condamnation du spécisme par les animalistes s’aligne sur celles du racisme et du sexisme. Nous sommes dans un registre connu, anti-ségrégationniste, où chacun défend son pré carré, voire plus : tout groupe se disant discriminé prétend être une solution globale (plus ou moins certes) à un problème relevant du particulier. Cependant, différence significative, l’animalisme lui, en regard de son caractère absolutiste, a plus de raison que les autres de se présenter comme une « solution globale » puisque, selon la doctrine, la « libération animale » et la fin de « l’exploitation animale » seraient la réponse aux maux dont souffre « l’humanité » depuis la domestication.
D’où ce paradoxe : l’animalisme se présente comme « critique unitaire » au même titre que la critique sociale. Ce qui peut autant fasciner que susciter le rejet. Je ne vais pas reprendre les exemples qui me font distinguer radicalement l’une et l’autre. Cela pour avancer que l’animalisme se révèle potentiellement dangereux (et porte en lui les germes d’un risque totalitaire). Mais pas plus l’animalisme bien compris que les autres « particularismes » ne remettent fondamentalement en cause le capitalisme. En même temps l’animalisme ne peut que prospérer dans le contexte actuel, de décomposition/recomposition, de confusion (sur lequel il faudra bien revenir).
Sinon j’ai du mal à suivre le raisonnement de votre dernière phrase : vous ne paraissez pas prendre en compte la spécificité de l’animalisme. Vous semblez prendre au pied de la lettre l’expression « exploitation animale ». D’abord, en dehors d’une minorité activiste, cette terminologie tend à minimiser, et plus encore occulter l’exploitation de l’homme par l’homme. Dans le même registre lorsque les féministes abolitionnistes affirment haut et fort « notre corps n’est pas une marchandise » (ou « non à la marchandisation des corps ») pour dénoncer la prostitution, cette critique, à quelques exceptions près, ne s’élargit pas à la force de travail des prolétaires. Ensuite, pour revenir à la fin de « l’exploitation animale », si l’on prend la peine d’analyser au plus prêt ce que cela signifie, d’un tirer toutes les conséquences, il en résulte que pareille « fin » entrainerait progressivement la disparition des animaux domestiques (ou de rente), voir celle des animaux domestiques. Donc plus de ressources animales à exploiter. Les « droits aux animaux » que vous évoquez ne peuvent arrachés à la « société du capital » que dans le cadre de rapports de force (comme c’est le cas avec les autres mouvement anti-ségrégation). Encore faut-il s’entendre là dessus. Les uns, ceux qui œuvrent pour le « bien être animal », veulent légiférer dans le sens d’un accroissement des devoirs des hommes envers les animaux, tandis que les animalistes purs et durs voudraient accorder des droits aux animaux. Ce qui est absurde. Pour finir il existe au sein de l’animalisme une tendance minoritaire qui élargit la notion d’anti-spécisme au règne végétal. Ce que la grande majorité des théoriciens animalistes récusent. On les comprend car cela consisterait à scier la branche de l’arbre sur laquelle ils sont installés.
J’avoue une réticence devant la terminologie « particularisme » (trop générale). Mais il faudrait lire ce que vous développez depuis cette notion pour avoir un avis plus autorisé. Ne manquez pas de m’informer de la parution du livre en préparation. J’ai constaté que Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût ne figurait pas dans le catalogues des bibliothèques municipales parisiennes (alors que sont présents les livres que vous avez publiés chez Acratie). Il y a un problème de ce point de vue là, par delà la question de la diffusion, avec l’Harmattan. Un ami de longue date (décédé l’année dernière à qui j’ai consacré un texte, Hommage à Jean-François Rode, sur l’herbe entre les pavés) avait publié sept romans à l’Harmattan dans l’indifférence la plus totale.
Cordialement,
Max Vincent
L e 24/11/18
Bonsoir,
Ma dernière phrase est effectivement peu explicite. Ce que je voulais dire, c’est que du point de vue des principes et des droits il est tout à fait possible que la société du capital fasse de la prévention de souffrance pour les animaux et accorde même des droits aux animaux familiers comme elle en accorde aux enfants. De ce point de vue là je voulais dire qu’elle était « neutre » par rapport à cela dans la mesure où ce n’est pas à son fondement et que, en fonction de l’évolution des idées, une ouverture en cette direction pouvait se faire puisqu’à la limite ça serait à ranger dans ce qui forment nos rapports à la « nature intérieure » si on veut garder cette conceptualisation d’Adorno. Par contre, dans les rapports à la nature extérieure, l’animal n’est plus un animal de compagnie ou une espèce rare dont notre nature intérieure ne veut pas se priver, mais le produit de l’élevage et donc une richesse produite pour la nourriture du groupe humain ou pour l’échange monétaire contre d’autres biens.
Pour ce qui concerne les féministes abolitionnistes, nous n’avons pas de position Temps critiques sur cette question ; simplement il se trouve que les abolitionnistes sont en général universalistes, laïques et contre la guerre des sexes dont a priori plus proches de nous, alors que les autres sont en général relativistes/multiculturalistes et à la pointe des mouvements pour l’intersectionalité, donc en opposition déclarée comme on a pu le voir avec leurs attaques contre le livre d’Escudero ou encore contre celui de M-Jo Bonnet, Adieu les rebelles.
Un dernier point là-dessus. Je ne suis pas d’accord sur l’assimilation entre vente de la force de travail et vente de son corps, ce dernier étant censé être mis au travail de la même façon que je n’ai jamais été d’accord avec la comparaison de Marx et Engels entre la femme mariée et la prostituée. Dans les deux cas s’exprime un raccourci polémique qui confond, par exemple dans le premier salariat et esclavage.
Si on veut aller au fond, c’est le concept même de force de travail qui est discutable. On sait que Marx le développa avec grande difficulté et peu à peu alors que pendant longtemps il s’est exprimé en termes de capacité de travail. C’est sa théorie de la valeur et la nécessité de donner un prix (salaire) au travail mais en se distinguant de Proudhon et d’autres qui l’amena à développer ce concept spécifique et sa nature de marchandise. Sinon, toute sa théorie de l’exploitation en termes de formules mathématiques ce serait écroulée.
Je ne vais pas remonter dans l’histoire de Temps critiques et la remise en cause de certains concepts marxiens, mais nous n’employons plus ce concept depuis que nous avons refusé de la concevoir comme une marchandise (à la suite des travaux de Polanyi, mais aussi à la suite des travaux des derniers numéros de Socialisme ou Barbarie et enfin de nos propres travaux sur la valeur.
Mais revenons à la prostitution. S’il y a bien un rapport contractuel qui s’établit, on ne peut quand même pas parler de salaire même si le rapport est tarifé ; et contrairement au salarié qui use son corps au travail, indirectement et à la longue (maladie professionnelle, accident du travail, accélération du processus de vieillissement), dans la prostitution (comme dans l’esclavage) , c’est le corps qui fait l’objet direct de l’échange. Un corps qui peut être aussi directement approprié au niveau des macs et autres gangs de la traite des blanches. Le droit de vie ou de mort sur les filles de l’Est ou les nigérianes que s’arrogent ces groupes n’a pas de rapport avec un droit patronal, au moins dans les pays occidentaux.
Si vous avez le temps vous pouvez aussi consulter le n°2 d’Interventions de janvier 2003 : « Lucy une prostituée? » qui concerne cette question et est disponible sur notre site.
- Vous l’ériger d’ailleurs en concept opératoire, alors que cela nous paraît plutôt être une notion descriptive qui justifie l’emploi du pluriel (les particularismes plutôt que le particularisme) et la possibilité de leur ajouter des qualifications où d’y dégager des sous-ensembles (les particularismes radicaux par exemple). [↩]
- Le premier grand affrontement, en France, s’est déroulé à Lyon à l’occasion du vingtième anniversaire de la librairie la Gryffe au printemps 1998) [↩]
- Par exemple, à Marseille, nos thèses sur la question sont connues et majoritairement rejetées par le milieu militant de cette ville et c’est d’ailleurs un combat complètement perdu en milieu militant (et universitaire), mais nous ne nous adressons pas prioritairement à eux. [↩]
- Il me semble que vous confondez ici la notion d’abstraction réelle chez Marx, mais aussi plus largement celle portée par l’idéalisme allemand et ses surgeons actuels chez Krisis, Postone et Jappe et que vous utilisez ici, sans le dire explicitement, à travers votre référence à un être générique qui présuppose l’existence du genre humanité ; avec la réalité de l’abstraïsation des rapports sociaux dans le processus de capitalisation.
Pour une critique de la notion d’abstraction réelle, cf. – « Logique et dialectique, Marx, le marxisme et la question de la méthode » [http://blog.tempscritiques.net/archives/1810] Cf. aussi le passage « travail abstrait et abstractions réelles » in « Le processus d’abstraïsation du travail. (Remarques sur un compte rendu de réunion de la liste « Soubis » : extraits) » in Correspondance[http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article214]. [↩]
- Un compte-rendu en est paru sur le site « Lundi matin » le 1er octobre 2018 et figure aussi sur notre blog. [↩]
Laisser un commentaire