L’argent, les banques, le complot (« sioniste ») : un anti-capitalisme de façade à vertu fédératrice

Suite à l’article d’Yves Coleman sur Mondialisme.org intitulé Sur les sources de l’antisémitisme de gauche, anticapitaliste et/ou anti-impérialiste s’est mis en place une courte correspondance avec J.Wajnsztejn. En voici l’intégralité au cœur de l’actualité de ce mois de juillet 2014.


Le 21 juillet 2014

Yves,

Pour info :
Est-ce que tu aurais qq ch. d’important à me dire sur ce qui s’est passé dans la région parisienne ce W-E ? A Lyon rien de remarquable.

Un mot sur le texte que tu m’as fait passer même si c’est avec un gros retard. Je réponds sous forme de points pour ne pas avoir trop à rédiger.

1) quand tu dis qu’aucun groupe libertaire ou d’extrême gauche ne s’est penché sur la question de l’anti-sémitisme de gauche c’est à la fois vrai et faux; faux si tu ne prends pas groupe au sens politique car dès nos n°1 et 2 de  Temps critiques nous y avons accordé la plus grande attention (cf. par exemple mon article explicite du n°2 sur le révisionnisme).
J’ai ensuite, en tant qu’individu, certes, mais au sein du réseau ultra-gauche « réseau de discussion » signalé (donc publiquement) le fait qu’il fallait contrôler la provenance des textes que certains, peu scrupuleux, faisaient passer en « info » sur le site et j’ai par exemple dénoncé en 2008, au moment de la crise des subprimes, la publicité indirecte faite à un texte  anti-capitaliste  paru sur le site de discussion de Paul Jorion. Il faut dire que ce texte faisait une centaine de pages économiques et que, bien évidemment, il n’y a qu’un dinosaure comme moi pour se farcir ça et s’apercevoir qu’au milieu de ce fatras vaguement anti-impérialisme apparaissait clairement, au détour d’une page, des attaques contre la  banque juive.  Jorion n’a apparemment lui-même rien rétorqué sur ce point, mais je ne connais pas la suite de leurs discussions. Ensuite, je suis intervenu, toujours sur cette liste ultra-gauche pour signaler qu’il me semblait déplacer de faire des références au site de Colon, lui aussi clairement anti-sémite et complotiste sous couvert d’anti-impérialisme etc.
Dans le même ordre d’idée, ta critique de la méconnaissance des « anti-deutsch » et de leurs racines politiques par les différents groupes gauchistes ou anars est un peu rapide car ces anti-deutsch, au moins pour certains à l’origine de ce courants sont des anciens contributeurs de Temps critiques et ont participé à notre revue jusqu’au n°3. Bodo Schulz, l’un des fondateurs de Temps critiques a même défendu de telles positions dans la revue. Ce n’est qu’après le basculement du groupe de Freiburg auquel nous étions liés, dans un discours et des pratiques pro-israéliennes et pro-américaines que Bodo a rompu avec ce groupe. Pour résumer, cet aspect « anti-deutsch » s’expliquait par la crainte que la réunification de l’Allemagne ne produise un retour du nationalisme et de l’antisémitisme ; ensuite, un élément plus subjectif me semble susceptible d’avoir aussi joué son rôle : le fait que pas mal de ces individus aient été en fait des réfugiés de la RDA et donc élevés dans la haine de la grande Allemagne, situation que l’exil politique de leurs parents ou leur propre exil n’a pas levée.

2) La personnalisation et la diabolisation des individus exploiteurs est une tradition du mouvement anarchiste français du tournant fin XIXème-début XXème et le « juif » constituait un débouché facile pour cette imagerie. Je pourrais te fournir toute une batterie de citations anti-sémites de certains de ses membres, réunies justement par Bodo Schulze dans une revue éphémère des années 80 : Logues, regroupant des individus se posant la question de la critique de la marchandise. Mais il ne faut pas oublier non plus qu’en Allemagne même, dans les années 1920, les tableaux de Grosz ou autres caricaturistes donnaient à fond là-dedans avec les bourgeois caricaturés gros ventres, gros cigares, chapeaux haute forme et femmes faciles sur les genoux.
Mais revenons à aujourd’hui; si on laisse de côté l’imagerie anti-sémite, l’erreur de ces militants est de confondre la critique de l’argent et la critique du capital en pensant que la première est principale. J-P Voyer a été un des premiers à accentuer cette critique au détriment de l’autre et c’est aussi pour cette raison que B. Schulz a tenu à ce que nous traduisions et publiions l’article de Postone sur la logique de l’antisémitisme. La brochure « Un monde sans argent » a aussi connu un grand retentissement dans ce même milieu faisant de cette condition la pierre de touche de nouveaux rapports sociaux.
À noter que cette distinction entre capital et argent n’est pas facile à tenir quand le contexte paraît être celui d’une crise financière. Ainsi, je me suis senti obligé de critiquer Jappe (pourtant fortement influencé par Postone) pour certains de ses écrits contenus dans Crédit à mort (cf. mon article « Une enième diatribe contre la chrématistique » disponible sur notre site mais aussi je crois sur mondialisme.org), écrits qui autonomisaient complètement la sphère financière dite spéculative du reste de la dynamique du capital.
Pour être juste encore et malgré nos différends, la revue Théorie Communiste ne me semble pas du tout touchée par ce travers et ce n’est pas par refus de l’anti-sémitisme puisqu’ils soutiennent toujours Dauvé et ses positions de l’époque de La Guerre sociale, mais tout simplement parce que leur critique concerne prioritairement la critique du capital et que pour eux, les questions du travail, de l’argent et de la marchandises n’en sont que des dérivés.

3) Je suis entièrement d’accord avec ton point 9 sur les théories multiculturalistes et post-coloniales sauf qu’il paraît déjà presque démodé quand il aborde la question du néo-féminisme et des mouvements homosexuels qui sont maintenant eux aussi pénétrés par cette obsession de la blanchitude des dominants.

Pour conclure et élargir, beaucoup (j’exagère, mais je suis d’un naturel optimiste) de militants ou de critiques du capitalisme (et je te place parmi eux) avancent que tout cela (retour de l’anti-sémitisme de gauche, de l’anti-capitalisme primaire, des particularismes radicaux etc) est finalement le fruit du déclin de la théorie du prolétariat. Ceci est juste, mais là où il y a problème c’est que la plupart d’entre eux pensent qu’en fait il y a une erreur de centrage. Qu’il faut revenir au vieux combat classiste, revenir aux « fondamentaux », comme s’il n’y avait pas déclin objectif et subjectif des positions et des conflits de classes. Comme tu le dis, « il n’y a plus de garde-fous »… et il faut faire avec.  Le « sujet révolutionnaire » ne peut en être un car il n’existe plus en dehors de son contexte historique qui l’a vu naître et agir. C’est là que nous divergeons. Mais cela ne veut pas dire que nous pensons que ce sont les « 99% » d’indignés qui doivent agir à sa place. Tout notre éditorial du n°16 s’attache à critiquer cette vision qui exprime la moyennisation et l’individualisation paradoxale de la société capitalisée. C’est à partir de là que certains anti-capitalistes en viennent à vouloir construire une contre-société sur la base citoyenne (la « société civile » justement pour nous impossible puisque la société est capitalisée et que le rapport au capital devient de plus en plus immédiat et de moins en moins médié par ses institutions, le travail, l’école, la famille etc). Tout est alors dans la prise d’opinion et les pratiques d’occupation qui regroupent des individus de tendances très diverses (cf. la place Tahrir en Égypte) et l’idéologie occupy des 99%. On a effectivement l’impression que ces « indignés » entérinent le fonctionnement « normal » du capital. Les questions de la domination et de l’exploitation au travail sont occultées en dehors du discours contre les discriminations (à nouveau le genre) qui est lui-même interne au développement et à la dynamique du capital et qui ne risque donc pas de poser la question de sa remise en question. Il donnent l’impression de ne réagir qu’à ses dysfonctionnements les plus criants et sur des bases on ne peut moins claires. Je crois me rappeler qu’en France, au moment des rares occupations de place qui ont eu lieu, au moins à Paris il y a eu des affichettes contre la banque juive (Salomon Brother’s pour être précis).

Jacques Wajnsztejn


Le 22 juillet 2014

Cher Jacques,
merci de ces critiques et informations. Il faudrait que tu donnes un titre à ta lettre pour que je la mette sur le site. Effectivement Temps critiques ne fait pas vraiment partie pour moi des groupes d’extrême gauche et anarchistes. Quant à Théorie communiste je ne les ai pas mentionnés pas plus que bien d’autres revues dites ultragauches car ce n’est vraiment à eux que je m’adresse. Mais je ne les ai pas non plus accusés de quoi que ce soit, c’est pourquoi ta critique me semble un peu décalée. Cela dit, si j’avais voulu évoquer leur cas, j’aurais écrit que je ne crois pas que l’on puisse diffuser du Dauvé tout en fermant les yeux sur les écrits du personnage et ses contacts avec Faurisson. Cela me semble un opportunisme dangereux, ou pire un reflet des moeurs mondaines de la petite bourgeoisie intellectuelle. Et j’aimerais bien savoir ce qu’ils pensent vraiment de l’antisémitisme de gauche et comment ils le combattent même dans le beau domaine de la Théorie. Sur une nouvelle liste de communisateurs déguisés (le Réseau communiste antigestionnaire) un jeune mec avait pris comme pseudo von Ribbentrop. Personne n’a moufté et quand j’ai fait remarquer que cela ne me semblait pas du meilleur goût (mon mail faisait 2 lignes), non seulement il s’est plaint que je pose la question publiquement et non en privé, mais surtout aucun membre de la liste n’est intervenu. Cette apathie globale m’a incité à ne pas mettre les pieds à leurs réunions surtout quand j’ai vu qu’en fait c’était une énième tentative des communisateurs et non un truc large…

Sur le fond, je n’ai jamais cru qu’un retour aux sources du marxisme résoudrait tous les problèmes. Et comme je te l’ai déjà dit et écrit je ne crois pas que le marxisme était pur et sans tâches dès le départ et qu’il ait été dévoyé par des disciples incompétents ou avides de pouvoir ou ignorants ou… Le Capital n’est ni la Bible, ni le Coran, ni la Torah pour moi…
Les complexités que tu pointes et que vous pointez dans le fonctionnement des sociétés capitalistes actuelles existaient déjà au 19e siècle. Bernstein expliquait déjà que les choses étaient plus complexes qu’un simple combat entre des prolétaires en expansion permanente et des bourgeois cupides, et un Etat aux mains de mêmes bourgeois. Le débat sur les simplifications du marxisme ne date pas d’aujourd’hui.
Je crois qu’il faut différencier les idéologies révolutionnaires volontairement simplificatrices (mais malheureusement pas consciemment…) et les analyses matérialistes sophistiquées et forcément contradictoires de la réalité. Il n’existe pas d’idéologie révolutionnaire scientifique (au sens naïf de ayant raison sur tout, dévoilant la vérité de l’exploitation et proposant la solution unique).
Le point commun que j’ai avec les partisans de la « théorie du prolétariat » pour reprendre tes termes bien que je ne les partage pas est que je ne crois pas qu’une révolution sociale radicale puisse se faire au nom des 99% de l’humanité. Il me semble qu’une révolution sociale doit faire des choix, et parmi ses choix privilégier les intérêts, la mobilisation, le pouvoir de certains groupes sociaux au détriment d’autres. C’est en ce sens que la référence aux prolétaires, aux travailleurs, à la classe ouvrière, aux exploités a un sens pour moi.
Même si ce sens évolue avec le temps et selon le pays concerné (je ne pense pas qu’en Libye il ait le même sens qu’en France, en Bolivie le même sens qu’en Chine, etc.), il existe bien des groupes sociaux ou des classes (que par commodité et simplification on appelle prolétaires ou travailleurs) qui doivent diriger la révolution sociale. Et si ce ne sont pas eux qui prennent l’initiative, qui dirigent, eh bien ce seront d’autres groupes sociaux, ou castes, ou ex-éléments de l’appareil d’État ancien, ou mafias qui prendront la tête des mouvements révolutionnaires: intellectuels déclassés, militaires, religieux, bureaucrates des partis et des syndicats, etc.
En clair, il faut qu’il y ait un sujet révolutionnaire relativement précis et ce sujet ne peut pas rester indéfini, dans le flou artistique.
Alors bien sûr il y a toujours une marge, et même une sacrée marge !, entre les idéologies révolutionnaires qui se prétendent les plus matérialistes et scientifiques et la réalité, les réalités des luttes, des révolutions, etc.
C’est la raison pour laquelle je ne crois pas en la scientificité du marxisme contrairement à tous les partisans de la « théorie du prolétariat » . Cela n’empêche pas d’avancer des hypothèses, de proposer des concepts, d’avancer des programmes, des revendications, de soutenir des formes de lutte. Et surtout de chercher ce qu’il y a de commun entre les formes de lutte actuelles et d’autres qui ont précédé lors de périodes dites révolutionnaires et qui nous semblent « exemplaires », en tout cas dignes d’attention.
Là aussi je n’ai pas grand-chose en commun avec les partisans de la «  théorie du prolétariat »  car je me méfie comme de la peste des analyses type IIIe Internationale ou trotskistes (le capitalisme est en train de s’effondrer il ne manque que le bon parti) ou ultragauches (la base ouvrière peut renverser le capital aisément si elle lutte contre toutes les bureaucraties) pensant que TOUT était possible à partir de 1917, que le capitalisme aurait pu s’effondrer si…
Il s’agissait d’idéologies révolutionnaires simplificatrices et qui 70 ans plus tard sont devenues simplistes et même ridicules. Ce que ne pensent pas du tout les partisans de la « théorie du prolétariat » quels qu’ils soient….

Amitiés

Yves Coleman


Le 22 juillet 2014

En relisant ma lettre, je crois qu’il y a peut-être une ambiguïté à lever.
Je ne m’adresse pas aux revues « ultragauches » parce que le plus souvent leurs partisans n’ont aucune activité pratique à part l’édition de textes. Cela ne signifie pas que leurs textes n’ont pas d’importance, ni d’intérêt, simplement que des questions comme l’antisémitisme de gauche ne les intéressent pas. Ni même « l’islamophobie » ou le racisme. Ils ne sont certainement jamais intéressés à Soral et à Dieudonné. Ils ne s’intéressent pas aux slogans criés dans les manif non seulement parce qu’ils n’y vont pas mais aussi parce qu’ils méprisent les manifs sauf quand des jeunes cassent des vitrines ou brûlent des bagnoles – mais je ne suis pas sûr qu’ils aient été l’avant-garde pratique des émeutes de 2005.
Je ne connais bien que toi à Temps critiques mais d’après ce que tu me dis vous avez un fonctionnement différent des « commentateurs de la lutte des classes » que sont beaucoup de revues ultragauches. Vous intervenez tout en menant une réflexion théorique. Vous n’êtes pas vraiment un groupe politique et pas simplement une revue de théoriciens. Cela se reflète bien d’ailleurs dans nos conversations privées et dans vos bulletins genre Interventions où l’on voit que vous vous posez des questions très concrètes que les ultragauches ne daignent pas se poser.
Néanmoins je crains que ce que vous avez pu écrire sur les Anti-Deutsch ou même sur le négationnisme et Postone n’ait pas influencé grand-monde chez les militants anarchistes et d’extrême gauche d’abord parce qu’ils lisent peu, que votre revue est peu diffusée et surtout que ni les Anti-Deutsch ni Postone n’ont été à la mode (Postone cela pourrait changer dans la mesure où il est publié dans des maisons plus importantes et touche des sujets sensibles mais ce n’est pas encore le cas).
Or les militants d’extrême gauche et anarchistes sont des « fashion victims » en matière politique. Un seul exemple tout le monde du NPA au Monde libertaire a encensé le livre de Michel Dreyfus (alors qu’il est vraiment bâclé) sur l’antisémitisme à gauche. Ou les livres de Sand sur Israël (pourtant contestables et contestés). De même que personne n’a lu les livres récents (je parle depuis qu’il n’est plus trotskiste) de Nathan Weinstock catalogués comme sionistes, alors que ces livres ne ménagent personne et surtout pas les « sionistes ». Et qu’ils sont de vrais livres d’historien, pas des machins bâclés avec quelques convictions idéologiques, fussent-elles sionistes…
C’est à ces compagnons et camarades anarchistes et d’extrême gauche que généralement je m’adresse (enfin dans l’idéal car si j’en crois les 60 à 90 exemplaires vendus cela ne touche pas grand monde même si le site et Facebook touchent beaucoup plus de gens) et c’est eux que j’essaie de secouer. Pas les lecteurs de Temps critiques qui à mon avis, de par vos prises de position de base, sont moins confits dans leurs certitudes…
Du moins je l’espère.

Amitiés
Yves Coleman

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