Relevé de notes sur la crise sanitaire (XIV)

Relevé de notes sur la crise sanitaire (XIV)

État et pandémies

Le caractère exceptionnel de cette crise n’est pas l’épidémie elle-même : il y en a eu d’autres, de grande ampleur, comme la grippe asiatique de 1957-1958 ou la grippe de Hong Kong en 1968-1969. Tous les hôpitaux étaient saturés, plus de 1 million de personnes sont mortes dans le monde et pourtant les journaux en ont très peu parlé le plus souvent en minimisant la gravité de la maladie. Ce qui est exceptionnel, c’est que, cette fois, les pouvoirs en place ont considéré que le sanitaire devait l’emporter sur tout le reste et cela dans pratiquement tous les pays du monde. Le caractère extrêmement brutal de l’épidémie a pris tout le monde de cours et les gouvernements ont quasi tous fait le même choix, en confinant leur population pour sauver des hôpitaux eux-mêmes victimes des politiques budgétaires antérieures et permettre la prise en charge de tous les patients.

Cette pandémie représente un moment de vérité pour l’État : en testant sa capacité à instaurer l’état d’urgence sanitaire, elle révèle sa capacité à la souveraineté, alors même que sa légitimité a pu être fortement ébranlée dans certains pays comme en France avec le mouvement des Gilets jaunes puis les manifestations contre la réforme des retraites, en Espagne avec la crise indépendantiste en Catalogne et en Italie avec l’ébranlement de l’ensemble des institutions, à Hong Kong aussi.

La gestion du Covid marque une prédominance de l’intervention autoritaire de l’État, même si elle n’est pas automatiquement associée à la nation, bien que les premières déclarations de Macron sur « la guerre au virus » furent tenues sur un ton césarien et que le pouvoir est allé jusqu’à s’appuyer sur un « Conseil de défense ». On peut dire que derrière cette priorité (à retardement) donnée à la santé, il y a la nécessité d’une affirmation résolue des pouvoirs en place, mais qui doit conserver les apparences d’une politique éthique.

Inégalités

La crise sanitaire est l’occasion, pour la presse, de se replonger dans la question des inégalités créées par les nouvelles mesures prises par les pouvoirs en place, ce qui est plus simple que d’aller aux racines de la domination du capitalisme. Ainsi, pour ce qui est de la fiscalité verte et alors que le mouvement des Gilets jaunes avait déjà posé la question des taxations énergétiques, l’impact de la fiscalité dite verte semble renforcer les inégalités. En effet, en valeur relative, cela nécessite un effort budgétaire bien plus important pour les ménages modestes : la fiscalité énergétique représente 4,5 % du revenu total des 20 % des ménages les plus modestes, trois fois plus que pour les 20 % de ménages les plus riches (1,3 % de leurs revenus). Pour la classe moyenne (le troisième quintile1 ), le poids est encore deux fois supérieur (2,5 % des revenus) à l’effort demandé aux plus aisés.

Les revenus ne sont pas le seul facteur d’inégalités des taxes vertes. Ainsi, les ménages vivant dans une commune rurale doivent payer en moyenne 1.160 euros par an de fiscalité énergétique, alors que ceux habitant Paris et sa zone urbaine ont droit à une facture bien moins élevée, à 665 euros. Le rapport gouvernemental montre que cette fiscalité représente en moyenne 2,8 % des revenus des ménages habitant dans une commune rurale, contre 1,3 % pour ceux habitant la région parisienne (Les Échos, le 28 octobre 2020, d’après un rapport pour le projet de loi de finances de 2021). Plus généralement les ministres des Finances des 37 pays de l’OCDE doivent se réunir pour discuter des conditions d’une croissance plus « inclusive » rendue encore plus nécessaire par la crise sanitaire. Des phrases comme « Personne ne doit être laissé de côté. Les inégalités détruisent notre contrat social et, à terme, menacent nos démocraties » et « taxer les grandes industries technologiques », « nous avons besoin d’une base fiscale adéquate » ont été prononcées, ce qui marque une intention de changement de cap par rapport aux trente dernières années (ibid.).

En Angleterre, la carte de l’épidémie reproduit, en risquant de l’accentuer, une persistante division socio-économique entre le nord et le sud de l’Angleterre. Le nord, environ 15 millions d’habitants, de Blackpool à Newcastle en passant par Liverpool, Leeds ou Hull, vit encore avec les traumatismes de la désindustrialisation brutale des années Thatcher, notamment la grève des mineurs de 1984-1985, très suivie dans le Nottinghamshire (centre-nord) et le Yorkshire (nord-est), mais cassée par le pouvoir conservateur. Les mines et les filatures ont fermé sans plans de reconversion pour des dizaines de milliers d’Anglais mis brusquement au chômage. Ces régions ne s’en sont toujours pas vraiment remises, accumulant un retard d’investissements et de croissance, encore aggravé par une dizaine d’années d’austérité conservatrice, à partir de 2008. Moindre accès aux soins de santé, aux transports en commun, à des emplois de qualité, espérance de vie réduite (71,9 ans en 2018 pour un homme vivant à Richmond, au sud de Londres, contre 53,3 ans à Blackpool, au nord-est, selon l’Institut national des statistiques)… Londres, 9 millions d’habitants, génère presque un quart du produit intérieur brut national et continue de proposer les emplois les mieux rémunérés du pays. Ce déséquilibre est une des explications souvent avancées du vote massif en faveur du Brexit dans certaines localités du nord du pays et des Midlands lors du référendum de 2016. Et, sans surprise, ces régions sont les premières à souffrir des conséquences économiques de la pandémie (Le Monde, le 29 octobre 2020).

Néanmoins, dans les pays à fortes mesures de chômage partiel (Allemagne, France) la situation est plus contrastée. Ainsi, l’Institut d’étude des politiques publiques en France constate qu’avec le chômage partiel, principale mesure en montant (34 milliards d’euros en 2020), les pertes de revenus des actifs durant le premier confinement du printemps (mars à juillet précisément) dessinent une « courbe en U » selon le niveau de vie des ménages. Ceux qui ont le moins pâti de la crise sont les travailleurs modestes, qui ont été mis au chômage partiel car leur poste n’était pas télétravaillable — au niveau du SMIC, l’indemnité est de 100 % du salaire. Mais les plus aisés tirent aussi leur épingle du jeu : plus souvent en télétravail, ils ne sont pas passés par la case chômage. Au milieu de la distribution des niveaux de vie, la perte de revenu a été jusqu’à 0,4 % pour les actifs qui ne pouvaient télétravailler mais qui gagnant davantage, ne bénéficiaient que d’un remplacement incomplet de leur salaire lorsqu’ils étaient au chômage partiel (Le Monde, le 17 novembre).

Crise sanitaire, travail et capital

D’une manière générale le Covid est un accélérateur des tendances en cours. On l’a vu ailleurs pour le télétravail où celui-ci conduit à une destruction encore plus grande des collectifs de travail, à une individualisation des tâches et des salaires2. La réduction du travail complexe en travail simple qui était l’hypothèse de Marx pour rendre possible une théorie de la valeur-travail s’éloigne par les deux bouts ; d’un côté, le travail simple, le plus important en nombre est remplacé par des processus automatiques et de l’autre le travail complexe, plus rare, devient une sorte de travail créatif en petites séries organisé comme un travail sur mesure. On assiste à un paradoxe pour un gouvernement libéral comme celui de Macron de chercher à imposer aux entreprises des mesures d’organisation du travail telles celles concernant le télétravail. Ainsi Castex en appelle-t-il devant les députés, au « recours au télétravail (qui) doit être le plus massif possible », précisant que « dans le secteur privé, toutes les fonctions qui peuvent être télétravaillées doivent l’être cinq jours sur cinq. » Le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, a évoqué la possibilité de sanctions en cas de non-respect de cette nouvelle obligation. Au ministère du Travail, on précise que le protocole est « la traduction concrète » de l’obligation imposée par le Code du travail aux employeurs d’assurer la sécurité et de protéger la santé des salariés et que ne pas respecter cette obligation « expose l’employeur à une sanction civile ou pénale ». Ce document a été modifié le 16 octobre pour intégrer l’instauration d’un couvre-feu. Il demande aux entreprises des zones concernées de fixer « un nombre minimal de jours de télétravail par semaine pour les postes qui le permettent » dans le cadre d’un « dialogue social de proximité ». Ailleurs, les entreprises y sont seulement « invitées3 ». On croit rêver ! Une telle incompréhension de ce qu’est le monde de l’entreprise et du travail n’a jamais pareillement atteint un gouvernement ! On est dans le même délire que lorsque le ministre improbable Tapie voulait « interdire le chômage ».

La façon d’envisager le second confinement est un exemple du fait que du premier il n’a été tiré aucune leçon. Pour le gouvernement et l’État, le télétravail conçu comme une parenthèse lors du premier confinement devient une recette pour le second alors que salariés… et patrons en ont fait l’amère expérience (stress, isolement pour les premiers, constatation de l’écroulement de la productivité pour les seconds). Cela est surtout valable dans les secteurs où ce type de travail est complètement nouveau ; cela l’est moins dans les secteurs qui ont déjà modifié leur organisation générale du travail dans cette perspective indépendamment de la situation de pandémie, par exemple les multinationales de la traduction (mais aussi celles du conseil en management, des bureaux d’études, de l’audit financier et organisationnel, la recherche, les médias, etc. Dans ces cas il y a également plus de stress pour les salariés, car les flux de demandes s’accroissent sans embauches, et pour les employeurs, il y a une augmentation de la productivité parfois reconnue par le versement de primes.

Les tendances en cours sont souvent relativisées par des contre-tendances dont Marx parlait dès les débuts du capital et donc le télétravail n’y échappe pas. Ainsi, le patronat résiste aujourd’hui à la directive gouvernementale et semble freiner des quatre fers à ce sujet pour le second confinement. Le gouvernement est d’ailleurs dans la mauvaise foi la plus totale qui diligente des inspecteurs du travail pour faire respecter ses directives sur le télétravail alors que depuis plusieurs années ces mêmes inspecteurs du travail ont été brimés, voire sanctionnés, par leur administration centrale quand ils essayaient de faire respecter le droit du travail.

Il en est de même avec l’économie de plateforme. Sa croissance a été le moteur de l’expansion de la Bourse américaine ces dix dernières années. Pas de bulle en vue pourtant, rien que la logique très rationnelle de la puissance (s’approprier des niches d’innovation qui permettent de contrôler un public captif) et ensuite des profits (dans cette relation inversée par rapport au lien traditionnel de causalité). Le rapport entre le cours de l’action et les profits n’est pas exceptionnel, bien loin des excès de la bulle de 2000. À une exception près, Amazon. Quand Apple vaut autour de 30 fois ses bénéfices, Amazon est à 300 puisque cette plateforme est la grande gagnante de la crise sanitaire4.

Cette croissance s’est produite en parallèle d’une baisse des taux d’intérêt et d’une politique accommodante de la banque centrale qui a conduit les investisseurs à préférer acheter des actions dont le prix augmentait sans cesse plutôt que les traditionnels bons du Trésor américains de moins en moins rentables du fait de la baisse des taux. Aujourd’hui, ce ne sont pas les Chinois ou les Allemands qui achètent la dette américaine comme il y a dix ou vingt ans, mais la FED elle-même. L’écrasante majorité des investissements étrangers s’est reportée sur la Bourse, et donc sur les Gafam, au fur et à mesure que ceux-ci prenaient du poids. Ils représentent à eux seuls 25 % du S&P 500 (l’équivalent américain du CAC40). En effet, les États-Unis, qui épargnent peu et importent beaucoup, ont besoin de ces capitaux étrangers pour équilibrer leur balance des paiements. Or, ces capitaux étrangers ont tendance à ne plus financer le budget américain, mais l’expansion des Gafam. Fragiliser ces entreprises, en s’attaquant au monopole qui leur assure de si confortables revenus, c’est fragiliser toute la Bourse et par ricochet les portefeuilles des fonds de pension, l’afflux de capitaux étrangers et, in fine, le dollar. On comprend pourquoi les « régulateurs » américains ont quelques hésitations sur les mesures à prendre, alors qu’ils sont dans cet écheveau de contradictions. De fait, les Gafam sortent renforcées de la crise sanitaire qui rend leurs produits et services essentiels pour travailler. Ainsi, Amazon, Alphabet, Facebook et Apple ont publié de bons résultats trimestriels. Seul Apple pâtit d’un recul des ventes d’iPhone de 20 % en un an, à cause du décalage de la sortie de ses nouveaux modèles 5G au mois de novembre. Les bons résultats trimestriels publiés mercredi par les quatre géants de la côte Ouest montrent que la menace d’une régulation plus stricte n’a, pour le moment, pas d’impact sur leur puissance (Les Échos, le 2 novembre)

En France, le secrétaire d’État au numérique Cédric O a trouvé une « solution » qui est de « numériser les petits commerces », dont seuls 30 % auraient un site, contre 72 % en Allemagne (la France occupe le 10e rang dans l’utilisation des technologies numériques). Nul doute que le second confinement va accélérer sa perspective ! Dans le même ordre d’idées, Patrick Vignal, député LREM qui se rêvait un temps grand défenseur du petit commerce puisqu’il avait signé la proposition de loi pour un moratoire sur la taxe des les entrepôts d’e-commerce, plaide maintenant pour « créer localement des “Amazon made in France” et “made in quartiers” ». Pour cela, l’État doit offrir des moyens humains et techniques pour numériser les inventaires et, pourquoi pas, « battre Amazon à son propre jeu » (Le Monde, le 7 septembre). Le retour de la start-up nation ! Toutefois le principe d’une tendance est qu’elle ne reste qu’une tendance, alors que la plupart du temps il se produit un effet de loupe parce qu’on ne voit plus qu’elle et que chercher des boucs-émissaires représente toujours une facilité.

Or, l’e-commerce en France ne représente, pour l’instant, que 10 % du commerce de détail et Amazon n’y occupe que 20 % des ventes (Les Échos, le 10 novembre 2020). Mais il faut se méfier des chiffres bruts ; en effet, au-delà de ces ventes directes Bruxelles lui reproche d’exploiter à son avantage les données générées par ses vendeurs tiers, qui représentent près de 60 % du volume des ventes. En accumulant des informations sur les produits, les transactions, les prix… Amazon s’octroie un avantage concurrentiel pour « cibler la vente de ses propres produits », a dit la commissaire à la Concurrence, Margrethe Vestager (Les Échos, le 12 novembre 2020). Ces vendeurs tiers bénéficient certes de l’infrastructure de la plateforme, mais comme les agriculteurs travaillant avec OGM, ils en deviennent captifs pour leurs approvisionnements. La concentration qui résulte de tout cela entraîne des destructions d’emplois (2,2 supprimés pour 1 créé, selon le député LREM Mounir Mahjoubi, auteur de deux rapports sur l’entreprise de Jeff Bezos), une faible contribution fiscale, une artificialisation des sols via ses gigantesques entrepôts. « Amazon ne veut pas être un acteur dans le marché mais veut être le marché » (Libération, le 18 novembre).

Plus étonnante est l’évolution des pratiques de conventions collectives au cours de la crise sanitaire. En effet, les conventions collectives au niveau de l’entreprise, instaurées par la loi travail de 2016, se sont développées non principalement sur la base d’un accord entre partenaires sociaux (la CGT est globalement contre, même si elle signe des plans sociaux d’entreprise PSE), mais du fait de la crise sanitaire. Le dialogue social au plus près du terrain a pris une place croissante. Plus de 80 000 accords ont été signés en entreprise en 2019, soit une hausse annuelle de 30 %, et même de 38 % (27 140 accords) pour les sociétés de moins de cinquante salariés. Qu’il s’agisse de négocier sur la participation, les salaires ou le temps de travail. Depuis mars, la crise sanitaire occupe le devant de la scène, avec 8000 accords d’entreprises et cinquante-trois accords de branche, selon le ministère du Travail.

En 2016, les syndicats s’inquiétaient que des employeurs soient tentés de faire de la négociation d’entreprise sur la sauvegarde des emplois un élément de leur compétitivité commerciale et financière, en d’autres termes du « dumping social ». La crainte reste fondée en 2020. Mais force est de constater que la proximité au sein d’une même entreprise leur permet d’être très réactifs dans un contexte où le temps est compté (Le Monde, le 29 octobre).

Nous venons d’en avoir un exemple remarquable avec l’usine Firestone de Béthune où la CGT a refusé de signer l’accord. Revenons sur le contexte industriel. Poznan (Pologne) et Tatabanya (Hongrie) sont deux nouvelles usines du groupe ouvertes respectivement en 1998 et 2008 et agrandies régulièrement depuis. « La spécialisation des usines de Poznan et de Tatabanya dans le pneumatique HRD [c’est-à-dire haut de gamme, NDLR] en comparaison des trois usines d’Europe de l’Ouest s’explique par la stratégie industrielle déployée par le groupe Bridgestone dont Firestone fait partie sur les vingt-cinq dernières années », est-il écrit noir sur blanc dans ce document. Ce choix a permis au groupe japonais d’investir sur le segment de marché le plus porteur et de profiter d’une main-d’œuvre moins onéreuse. De quoi doublement accroître sa marge, tout en se rapprochant géographiquement des constructeurs automobiles ayant délocalisé leurs propres usines en Europe de l’Est. Au sein de Bridgestone, on mesure la « performance opérationnelle » des usines avec un indicateur très particulier : le nombre de « kilos de caoutchouc transformés par heure [et par] homme ». À ce jeu-là, les ouvriers français n’avaient aucune chance, eux qui ont vu leur « productivité » diminuer de 44 % entre 2010 et 2019. A contrario, celle de leurs collègues italiens s’est accrue depuis 2016 et celle des Espagnols s’est maintenue. Cette différence s’explique notamment par le fait que les sites de Burgos et Bari ont accepté de signer des « accords de compétitivité » passant par des baisses de rémunérations et des aménagements du temps de travail. Appelés à voter sur un plan similaire en 2019, les salariés de Béthune l’ont rejeté à 60 % (Libération, le 17 novembre). Mais là où l’on voit le changement de rapport de forces, c’est dans la différence entre les actions coups de poing de Goodyear et de Continental (pneus entassés et brûlés ; nombreuses manifestations, etc.) et la méthode de négociation de l’intersyndicale et surtout de la CGT chez Firestone.

Pour qui ne voudrait pas se rendre compte de la transformation des procès de travail et de production et en conséquence des caractères du salariat aujourd’hui, rappelons que la CGC est devenue le premier syndicat du groupe Renault et trois des quatre organisations syndicales du groupe (CFE-CGC, CFDT et FO) ont signé l’accord « transformation des compétences », qui donnera le coup d’envoi aux suppressions de 2 500 postes dans les fonctions tertiaires et l’ingénierie.

Consciente des excès de la libéralisation dans une période de crise sanitaire et d’incertitude qui fait remonter à la surface la reproduction problématique des rapports sociaux capitalistes, la commission européenne vient de se pencher sur la question des salaires minimum dans l’UE. Sans s’attacher à créer un SMIC unique qui ne tiendrait pas compte des différences entre pays, elle constate que la part de travailleurs pauvres progresse dans l’UE (de 8,3 % en 2007 à 9,4 % en 2018), que les salaires minimaux s’éloignent de plus en plus des salaires médians5 et que même rapportés aux niveaux de vie locaux, les écarts de SMIC entre États, surtout entre l’ouest et l’est de l’Europe, sont facteurs de dumping. Le principe du salaire minimal existe déjà dans les 27 États membres de l’UE. Dans vingt et un, il est fixé à l’échelle nationale, mais dans les six autres (Danemark, Italie, Chypre, Autriche, Finlande et Suède), il est procédé par conventions collectives. Les salaires minimaux varient grandement, allant de 312 euros/mois en Bulgarie à 2142 euros au Luxembourg. Bruxelles constate des minimaux plus élevés et une couverture plus large dans les pays où les partenaires sociaux sont pleinement associés via les conventions collectives. Dans ce contexte, la proposition vise à renforcer la négociation et la transparence dans les 21 pays avec un salaire minimum national afin d’y encourager leur augmentation. L’idée est que les salaires minimaux doivent rattraper les autres salaires, qui ont augmenté ces dernières décennies et les ont ainsi laissés à la traîne (Les Échos, le 29 octobre). Enfin, la Commission constate que les CDI représentent moins de 50 % des contrats occupés par les 10 % de ménages les moins aisés, contre plus de 70 % à l’autre bout de l’échelle de distribution. Face à cette situation, le dispositif prône une démarche plus « inclusive » surtout en direction des secteurs actuellement les plus en difficulté depuis mars — aéronautique, commerces jugés non essentiels, transports, loisirs, hôtellerie-restauration… — qui comptent pour environ 9 % du PIB, mais emploient 13 % des salariés du privé (Les Échos, le 17 novembre).

La crise sanitaire risque aussi de modifier le rapport stocks/flux qui faisait que la majorité des emplois restaient « garantis » et que la précarité concernait surtout les entrants (nouveaux ou répétés). En effet, l’équilibre du marché de l’emploi est souvent résumé par un chiffre : celui des créations nettes d’emplois salariés. Cette mesure résulte de la confrontation de flux de sens opposés dont l’amplitude peut pourtant être supérieure au stock d’emplois. Ainsi, en 2019, alors que le secteur privé occupe un tout petit peu moins de 20 millions de personnes, ce sont près de 24,6 millions d’embauches qui ont été enregistrées, dont 3,9 millions en CDI. Dans l’autre sens, il a été mis fin à 24,4 millions de contrats, dont 3,7 millions de CDI. Ces flux illustrent la puissance des réallocations permanentes de main-d’œuvre propres au processus de destruction-création. Une variation même minime de cette rotation dans l’emploi peut ainsi avoir très rapidement des conséquences majeures sur l’évolution du stock d’effectifs en poste. Au cours du confinement du printemps, l’emploi total a fortement diminué. Il l’a plus fait en raison de l’arrêt des embauches que d’une hausse des fins de contrats. Ces dernières ont au contraire chuté (-47 % sur un an), mais dans une moindre mesure que les premières (-51 % sur un an), dont la baisse a été particulièrement prononcée pour les CDD. Ce phénomène illustre par la caricature que le gel de la rotation dans l’emploi peut rapidement déboucher sur le recul des effectifs. Il le fait parce que ce gel n’est pas aussi vif selon qu’il touche les flux entrants ou les flux sortants. En période de récession, les positions se figent, les sorties pour cause de démission chutent contribuant au recul des embauches, déjà menacées par la frilosité des employeurs face à un environnement incertain (Les Échos, le 23 novembre).

La situation est néanmoins contrastée suivant les pays de l’UE et elle s’apprécie aussi différemment en fonction des outils statistiques utilisés. Ainsi, la pauvreté aurait reculé l’an passé en France. Selon les premières estimations de l’Insee publiées mercredi, le taux de pauvreté aurait baissé de 0,3 point et se serait établi à 14,5 % de la population en 2019. Concrètement, cela signifie qu’environ 210 000 personnes seraient sorties de la pauvreté l’année dernière. Environ 9,1 millions de personnes vivraient toutefois encore sous le seuil de pauvreté correspondant à 60 % du niveau de vie médian — c’est-à-dire le niveau de vie qui partage la population française en deux, l’une gagnant plus, l’autre moins. En fait, l’an passé, le niveau de vie médian a lui-même crû de 2 % environ. Mais le niveau de vie des personnes modestes aurait augmenté plus vite que le niveau de vie médian, principalement en raison de la forte hausse de la prime d’activité, avance l’Insee. L’an passé, pour répondre aux « Gilets jaunes », la prime d’activité a été réformée. Les montants ont été augmentés et des personnes aux revenus un peu plus élevés ont pu en bénéficier. En 2019, 4,35 millions de foyers, soit 1,3 million en plus qu’en 2018, ont perçu la prime d’activité pour un montant moyen de 185 euros. La revalorisation de la prime d’activité aurait profité d’abord aux 40 % de personnes au niveau de vie la plus faible. S’y est ajouté dans le même sens la baisse de la CSG pour les retraités modestes et la fin de la taxe d’habitation. « D’autres mesures contribueraient aussi à augmenter le niveau de vie des plus modestes et à diminuer les inégalités, comme les revalorisations exceptionnelles de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) et du minimum vieillesse (Aspa) », note l’Insee. Ainsi, les inégalités auraient légèrement baissé (coefficient de Gini6 ). Mais la crise engendrée par le Covid-19 devrait avoir des effets inverses cette année. Au ministère de la Solidarité et de la Santé, on juge « la progression des demandes de revenus de solidarité active (RSA) en septembre et octobre très inquiétante ; on évoque le chiffre de 3000 demandes supplémentaires de RSA par jour. Les destructions d’emplois occasionnées par la crise expliquent ce phénomène. Les nouveaux arrivants sur le marché du travail ne trouvent pas d’emploi et les indépendants, parfois des commerçants touchés par la crise, font des demandes de RSA. Le ministère assiste « à un afflux de nouveaux publics » (Les Échos, le 19 novembre).

Sur la question plus précise du rapport inégalités/pandémie, une recherche récente sur la Belgique, pays particulièrement touché par la pandémie, éclaire la question des inégalités face à la pandémie, tout en mettant en évidence le caractère nécessairement ambigu de toute réponse. Elle se base sur les données fiscales individuelles et examine la corrélation entre la mortalité excédentaire durant la première vague et le niveau de vie relatif des personnes décédées. À âge donné, au-delà de 65 ans, la mortalité excédentaire en 2020 se révèle être trois fois plus élevée chez les 10 % de personnes les plus pauvres par rapport aux 10 % les plus riches. Sur une base individuelle, la pandémie a donc été inégalitaire. Il se trouve cependant que ce ratio est à peu près identique lorsque l’on considère la mortalité des années précédentes. En d’autres termes, la probabilité de décès chez des personnes du même âge a augmenté à cause du virus dans des proportions similaires selon leur niveau relatif de revenu, ce qui correspond bien sûr à un accroissement absolu de cette probabilité plus élevé chez les plus pauvres. En termes absolus, la pandémie a donc exacerbé l’inégalité de la population belge devant la mort ; en termes relatifs, elle l’a laissée pratiquement inchangée (ibid.).

En Italie, le patronat estime que l’actuel demi-confinement aggravera le recul du PIB, qui sera de près de 12 % avec une perte de 216 milliards d’euros pour l’économie italienne. C’est plus que les 209 milliards d’euros promis par le plan de relance européen pour lui permettre de surmonter l’une des pires récessions de la zone euro. Quelque 50 000 bars et restaurants sont menacés de fermeture d’ici la fin de l’année et 350 000 emplois risquent d’être supprimés sur tout le territoire. « L’automne sera chaud », s’est inquiétée la ministre de l’Intérieur. « Le pays est fatigué, reconnaît Giuseppe Conte. La pandémie provoque la colère, la frustration, en créant aussi de nouvelles inégalités, qui s’ajoutent à celles qui existent déjà. Les manifestations, ce serait un comble qu’il n’y en ait pas. Si, aujourd’hui, j’étais de l’autre côté, moi aussi je ressentirais de la colère contre les mesures du gouvernement. » (Les Échos, le 30 octobre 2020). L’écrivain Roberto Saviano, spécialiste des mafias, évoque quant à lui « un désespoir grandissant qui naît des défaillances des institutions. C’est ce désespoir qu’il faut regarder en face pour comprendre l’insurrection napolitaine. Sinon, nous devons nous attendre à d’autres insurrections. Aujourd’hui à Naples, demain dans le reste de l’Europe. » À Naples et ailleurs ; ainsi, depuis des années, les Calabrais, comme des millions d’autres habitants du sud du pays, ont pris l’habitude, en cas de maladies graves, de prendre l’avion pour se faire soigner dans les structures ultramodernes de Lombardie, de Vénétie ou d’Émilie-Romagne. Ce tourisme médical interne, en constante augmentation, a un coût exorbitant pour les régions les plus pauvres du pays, et procure un surcroît de ressources aux plus riches — les indemnités versées par les régions du Sud à celles du Nord sont estimées à 5 milliards d’euros par an —, alimentant encore le déséquilibre. Mais, en temps de pandémie, les frontières intérieures du pays se referment, si bien que les habitants se trouvent livrés à eux-mêmes, conscients du fait que les hôpitaux locaux auront à peine les moyens de les soigner.

« Le seul acteur social qui était absent dans la crise la plus sensationnelle de la modernité est donc arrivé sur scène, à Naples : c’est la rébellion qui descend sur la place […] contre tout, la région, le gouvernement, les règles, la prudence, la peur, car elle est en dehors du système, dérivant en un seul endroit inconnu de la politique où même le contrat entre l’État et les citoyens ne semble plus avoir de valeur […] Comme Naples l’a anticipé, on fait les comptes de cette urgence sans fin, de cette précarité permanente, de cette instabilité constante, et on découvre que le coût est au moins aussi élevé que le risque de contagion, et on présente le bilan au pouvoir. Chacun a ses raisons de protester, il n’y a actuellement aucune échéance nationale dans la rue, il n’y a donc pas de plan unifié capable de recueillir les différentes plaintes, de les transformer en une cause générale, puis en une occasion politique. […] Ainsi, les jeunes qui font de la livraison à domicile en vélo se trouvent à côté des pizzaioli qui ont peur de la fermeture, des chômeurs, des soignants, des vendeurs de souvenirs qui ont replié leurs étalages : chacun avec une catégorie de colère distincte, avec une revendication professionnelle spécifique, avec un crédit de travail spécifique, dans un ensemble de ressentiments distincts unis seulement dans la rébellion. […] Un élément fédérateur existe en fait, et c’est la déception générale devant les trous que chacun découvre chaque jour dans la couverture des soins de santé de base […], en plus des transports publics surchargés porteurs d’infection. Le sentiment est celui de l’abandon pour le citoyen laissé seul, […] alors que la puissance publique — État et Régions — a gâché l’été en polémiques, apportant une nouvelle confirmation de l’effondrement du pays, à partir de la puissance publique ».

Qui écrit ces mots ? Un représentant extrémiste des centres sociaux ou de l’ultra-droite ? Un camorriste intéressé à étendre l’ordre criminel dans les territoires ? Non, c’est l’ancien directeur du journal La Repubblica, sur les pages de ce dernier, dans son article du lundi 26 octobre : « Le virus de la rébellion ».

Interlude

  • Dans les hôpitaux d’Orléans, comme dans tous les autres, les services sont débordés et les réanimations sont menacées de saturation. C’est pourtant le moment choisi par les magistrats de la chambre régionale des comptes pour rendre public un rapport qui reproche à cet établissement, inauguré en 2015, d’avoir été « surdimensionné » et d’afficher « une surcapacité de 133 lits » ! (Le Canard enchaîné, le 11 octobre).
  • Les hôpitaux ne manquent plus d’équipements de protection, à en croire le ministère de la Santé. En témoigne un avis placardé, le 27 octobre, dans l’hôpital parisien Georges-Pompidou avertissant le personnel d’« un approvisionnement en tension » sur les casaques de protection renforcée des chirurgiens et des infirmières. Ces surblouses sont désormais réservées pour les interventions « longues et/ou sanglantes ». Avec cet avertissement : « Pour pouvoir continuer à opérer, il est important de gérer la pénurie. » (ibid.).
  • Pour respecter le protocole sanitaire envoyé par le rectorat, les professeurs d’éducation physique et sportive de l’académie de Rennes auront fort à faire : « La distance physique entre les élèves devra être contrôlée, leur ordonne le document, avec les indicateurs suivants : la distance de 2 mètres est à respecter pour un effort inframodéré, les distances à respecter sont de 5 mètres pour une marche rapide ou pour une position statique avec un effort important et de 10 mètres pour la course (ibidem).
  • Monoprix et la publicité critique (à voir là) 23/11 :  : « Une commission venant de décider que l’eau ça mouille, nous avons finalement le droit de vous vendre des parapluies » (Votre équipe Monoprix).
  • Si Ricœur a fait l’éducation philosophique de Macron on se demande qui a fait l’éducation politique de la ministre de l’Enseignement supérieur qui a déclaré : « Veut-on préserver la capacité à débattre, à se mobiliser, à manifester dans une université ? La réponse est oui. Pour cela, il ne faut pas de conférences empêchées, ni d’affrontements entre blacks blocs et antifas dans des amphithéâtres » ! (Les Échos, le 20 novembre).

Comment fonctionne le couple pandémie/économie

— Les grandes entreprises ont réorganisé leurs activités et ont eu tendance à se débarrasser de certaines branches quand elles les estimaient peu valorisables, telles les transports, la logistique ou les services de gestion des installations appelés facility management (sécurité, nettoyage, restauration, entretien des infrastructures ou des espaces). Les services externalisés sont assurés par des entreprises souvent petites et soumises à l’hyper-concurrence ; même si elles sont parfois de taille importante, elles doivent sous-traiter elles-mêmes pour rester compétitives. Le rapport de force avec les puissants donneurs d’ordre est tel que les sous-traitants subissent une pression continue pour baisser leurs prix : se déploie alors un cercle vicieux puisque leurs marges étant faibles (autour de 3 %) elles limitent l’investissement, ce qui maintient la dépendance aux donneurs d’ordre. (Le Monde, le 29 octobre). C’est dans ce type de secteur qu’il risque d’y avoir le plus de défaillances d’entreprises qui sont pour le moment en partie retardées par les mesures de soutien aux entreprises (chômage partiel et baisse des charges7 ). Les journalistes économiques parlent à ce sujet d’entreprises « zombies » (il y a trente ans ils ne parlaient, eux et les économistes politiques à la Raymond Barre que de « canards boiteux »). Faut-il sauver tout le monde ? C’est évidemment la question que se posent les analystes et particulièrement les partisans de la théorie de la « destruction créatrice (Schumpeter). Pour l’instant, c’est quasiment le cas. Plus de 97 % des entreprises qui ont demandé un prêt garanti par l’État en ont obtenu un. Tant et si bien qu’à la fin septembre, le nombre de défaillances d’entreprises sur un an restait inférieur de 30 % à la même période de 2019. Même dans l’hôtellerie-restauration, le nombre de faillites sera cette année moins important que l’an passé, et peut-être même à un plus bas depuis de quinze ans. Avec la fermeture des tribunaux, Patrick Artus, chef économiste de Natixis, voit, lui, une autre raison de ne pas se presser. Aujourd’hui, « l’incertitude est telle qu’on ne sait pas quels secteurs vont retrouver un niveau d’activité normal à terme et ceux qui ne vont jamais le retrouver. Donc, la seule chose à faire en attendant, c’est de sauver tout le monde », selon lui. « Une fois qu’on aura un vaccin, on y verra plus clair. On pourra, dans un an, effectuer une sélection, via les banques, dont c’est le métier. L’État, lui, pourra alors choisir de soutenir les secteurs qu’il jugera stratégiques à terme pour le pays (Les Échos, le 17 novembre).

— On peut aujourd’hui émettre des doutes quant au processus de relocalisation annoncé à l’époque du premier confinement. Ainsi, à la fin octobre, 33 % des dirigeants internationaux interrogés n’envisagent pas de changement majeur de leurs chaînes de production et de leur approvisionnement alors qu’ils n’étaient que 2 % dans ce cas en avril dernier. De même, la relocalisation des activités industrielles ne séduit que 24 % des dirigeants, contre 37 % en avril. « Il n’y aura pas de grand soir de la supply chain des multinationales en 2020 ni en 2021, considère Marc Lhermitte, associé chez EY chargé des questions d’attractivité. D’abord, parce que les activités asiatiques de ces industriels sont en croissance, ce qui n’est pas le cas en Europe. Ensuite, parce que cela coûte cher de réorganiser les chaînes de valeur. Or, la priorité est aujourd’hui donnée à la réduction de la voilure, à la baisse des coûts fixes pour dégager du cash. Les dirigeants ont le pied sur le frein », ajoute-t-il. « En pleine crise sanitaire et économique, les entreprises internationales passent au crible de la rentabilité financière et commerciale leurs projets de développement de lignes de production, de centres de recherche », estiment les auteurs de l’étude. Ainsi les investissements étrangers en France pourraient chuter de 35 à 50 % cette année, selon EY. En résumé, « aujourd’hui, il faut déjà que les patrons de filiales de grands groupes étrangers protègent leurs sites en France », selon Marc Lhermitte. D’ailleurs, les plans de relance dans les différents pays sont importants, mais ne sont plus le facteur primordial dans les projets d’implantation des étrangers. Ces derniers mettent aujourd’hui l’accent sur la sécurité sanitaire, l’anticipation des crises futures et la dynamique des marchés domestiques. Bref, pour rassurer les investisseurs étrangers, « il faut d’abord gérer les six prochains mois avant de penser aux six prochaines années », selon l’expert d’EY. Et à plus long terme ? « Il n’y aura pas de grand mouvement de relocalisations », prévient Selin Ozyurt, économiste chez Euler Hermes. « Tout simplement parce que cela supposerait que les consommateurs soient prêts à payer un prix plus élevé. Or, ce n’est pas le cas », estime l’économiste. « Le mouvement se fera petit à petit, en fonction de la volonté des États de reprendre le contrôle de secteurs qu’ils jugent politiquement stratégiques ». « Il y aura des rapatriements de production pour des familles de produits critiques, comme dans la pharmacie, par exemple, ou qui sont très liées au plan de relance, comme dans l’énergie », juge Marc Lhermitte. L’ampleur des relocalisations pourrait donc être limitée. D’autant que « le mouvement naturel du capitalisme, après une crise, c’est de retrouver la rentabilité pour les actionnaires des entreprises qui ont souffert. Une façon d’y parvenir, c’est de délocaliser encore plus d’usines dans les pays à bas coûts. C’est ce que des multinationales auront le réflexe de faire dans les prochaines années », parie, pour sa part, Patrick Artus, chef économiste de la banque Natixis. Il craint donc une nouvelle vague de délocalisations8 et une concurrence fiscale exacerbée entre les pays européens pour attirer les étrangers, la baisse des impôts étant la manière la plus rapide pour améliorer l’attractivité d’un territoire. D’où la baisse des impôts de production de 10 milliards d’euros en France dès l’an prochain (Les Échos, le 19 novembre)

Un mouvement de délocalisation pourrait bien, par contre, advenir dans les activités de service. C’est en tout cas ce qu’affirme El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine, y compris pour des tâches élaborées. Les confinements liés à la pandémie de Covid-19 ont accéléré l’adoption et l’usage des technologies numériques dans de nombreux secteurs d’activité. En France, le nombre de téléconsultations de médecine a été multiplié par plus de 100 entre février et avril 2020. À l’université, les étudiants suivent désormais les cours depuis l’étranger, en visioconférence. « La distance n’est plus un obstacle à la fourniture d’un service », observe M. Mouhoud (Le Monde, le 27 octobre). En fait, la prochaine frontière de la mondialisation se trouve dans les services. C’est le secteur le plus protégé, avec de nombreuses barrières non tarifaires, les marges de progression sont donc les plus importantes.

L’emploi « principalement indépendant » pesait 12,1 % du total des emplois en 2019, contre 10,6 % en 2008, selon l’enquête emploi de l’Insee. Il faut y ajouter les centaines de milliers de salariés qui cumulent une activité secondaire non-salariée. Si le développement de plateformes numériques offrant des jobs rémunérés à la tâche a participé à cet essor, il est avant tout le résultat d’une politique initiée par Nicolas Sarkozy et poursuivie par ses successeurs : construire une France de petits entrepreneurs dont le fer de lance est le régime fiscalo-social simple et attractif d’auto-entrepreneurs (devenu micro-entrepreneurs). Face à des perspectives d’emploi dégradées par la crise de 2008-2009, le régime a connu un succès immédiat. S’y sont ensuite engouffrés des travailleurs voulant échapper au poids de la subordination ou qui souffrent de discriminations sur le marché du travail. D’après les chiffres de l’Acoss, on comptait, au dernier trimestre 2019, 1,7 million de micro-entrepreneurs « administrativement actifs », soit une hausse de 20 % en une année. Près d’un million d’entre eux avait déclaré un chiffre d’affaires positif. Cette nouvelle France entrepreneuriale a même gagné en maturité. Le revenu des micro-entrepreneurs s’est envolé, avec la constitution d’une clientèle : au quatrième trimestre 2019, les micro-entrepreneurs économiquement actifs ont ainsi déclaré en moyenne plus de 4 000 euros de chiffre d’affaires, soit le double du niveau observé cinq ans auparavant ! Malgré des tensions persistantes, les micro-entrepreneurs avaient fini par cohabiter avec les indépendants classiques, qui restent majoritaires, notamment dans l’artisanat. Mais cet équilibre est désormais fracassé par l’ampleur du choc de la crise sanitaire.

— Amazon arrive-t-il à concilier les consignes sanitaires avec la hausse de l’activité à l’approche des fêtes ? Mardi, les syndicats SUD et CGT d’Amazon France dénonçaient des conditions de travail « à risques » pour les employés ; des conditions accentuées à l’approche des fêtes. « Depuis le premier confinement, des mesures avaient été mises en place garantissant la sécurité des salariés. Mais ce, dans le cadre d’un effectif normal. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui alors que nous sommes en sureffectif à l’approche de la période de décembre. Le sureffectif empêche la bonne mise en place de la distanciation sociale dans certaines zones » (ce sont les syndicats qui s’expriment !). Et voilà ce qu’ils demandent : Qu’attendez-vous concrètement de votre entreprise ? « Nous demandons en contrepartie une augmentation de 2 euros bruts de l’heure, comme c’était le cas lors du premier confinement, ainsi qu’une prime de 1 000 euros. Sans compter le maintien à 100 % du salaire des personnes à risque qui sont en activité partielle durant la crise sanitaire ». Pour l’instant, la direction a refusé catégoriquement de négocier sur ce plan (Libération le 19 novembre). L’histoire ne nous dit pas si ceux qui représentent le « sureffectif » toucheront « la prime syndicale ».

— Les phases de récession endurées par l’économie française depuis cinquante ans ont toujours été propices à un rééquilibrage de la balance commerciale. D’un solde déficitaire, celle-ci est redevenue excédentaire après les récessions de 1975 et de 1992-1993. Le déficit a été fortement réduit après la récession de 2008-2009. Il n’en est pas de même avec la crise actuelle parce que comme nous l’avons dit dans un texte précédent, la crise n’étant pas économique, mais un effet de la crise sanitaire il est vain d’y chercher des points de comparaison. Si par exemple on a pu bénéficier d’une moindre charge pétrolière due à la baisse du prix du pétrole, la chute des exportations de l’industrie aéronautique (qui représentent 10 % de nos exportations de biens) et les échanges de produits industriels présenteront un déficit aggravé de plus de 30 milliards d’euros par rapport à 2019. A elle seule, la dégradation du solde des échanges de matériels de transport explique déjà les deux tiers de celle de la balance des échanges de produits industriels. Si l’on ajoute à cela la vive accélération des importations de dispositifs médicaux pendant le confinement d’un côté et de l’autre, la chute des recettes tirées des visites des voyageurs étrangers (-17 milliards en 2020), on comprend alors que le déficit de la balance courante, loin de se réduire, se creusera en 2020. Il serait de près de 60 milliards d’euros (2,6 % du PIB), contre 17 en 2019. Loin d’avoir atténué l’un des traits structurels de l’économie française, à savoir son déficit de compétitivité à l’exportation, l’épidémie l’a au contraire renforcé parce qu’elle mord sur certains de ses (rares) points forts sectoriels traditionnels (aéronautique, luxe, tourisme…) (Les Échos, le 26 octobre).

— Pour les économistes P. Artus et O. Pastré (ibid.) trois menaces au moins pèsent sur l’économie mondiale post-Covid : une succession de bulles prêtes à éclater du fait même de la surliquidité provoquée par la réaction des autorités ; une stagflation (situation paradoxale ou stagnation de la croissance et inflation cohabitent) qui a conduit au grand « décrochage » des années 1970 ; et une baisse des gains de productivité conduisant à une chute de la croissance potentielle donc de long terme (Les Échos, le 28 octobre). Et la façon dont ils envisagent d’y remédier reste très libérale et peu « inclusive » sauf sur l’extension du RSA aux jeunes.

Comme en mars, mais de façon moins brutale, Bercy a momentanément perdu le combat contre le ministère de la Santé dont le but principal est de limiter les déplacements. Sans que l’on puisse dire qu’il s’agisse d’une volonté politique, les commerces et marchés devaient être sacrifiés aux supermarchés et à l’e-commerce (les exemples du secteur du jouet touché de plein fouet par un reconfinement d’avant les fêtes et, par contraste, le Black Friday, sont emblématiques de ce qui se joue dans ces secteurs, même si des négociations de dernière minute ont retardé ce dernier d’une semaine).

On retrouve ici une constance de la technocratie française depuis Giscard contre le petit commerce et ce qui peut être considéré comme une culture de l’ancien monde, celui de la proximité, du local, du client-ami, du lien du quartier, toute chose jugée ringardes (déjà l’ancien monde et le nouveau monde) quand les hypermarchés poussaient comme des champignons à côté des ronds-points, mais qui ont retrouvé indirectement un peu de leurs lettres de noblesse du fait des excès du gigantisme, la critique du « progrès » en voie de disparition et que le Covid ne fait qu’accélérer. Les supérettes de centres-villes vont rester ouvertes, pour les personnes aisées, les hypermarchés pour les pauvres. Il ne restera plus rien de la ville où il n’existe déjà plus d’indépendants, mais que des franchisés. Comme toujours avec la dynamique du capital, on ne repart pas de zéro, mais d’une défaite supplémentaire, même si en l’occurrence, nous n’avons pas eu à livrer un combat puisqu’il était contre un Corona sur lequel nous n’avions aucune prise.

La stratégie du stop and go qui semble avoir été choisi par le gouvernement français (en fait un compromis entre Véran et Le Maire) risque d’être très coûteuse en termes de perte de croissance potentielle si on raisonne dans les termes dominants chez les économistes. En effet, elle crée de l’incertitude du côté des entreprises, qui ne savent jamais exactement quand la période courante de go va prendre fin, ni quelle sera l’ampleur des phases d’expansion et des phases de recul de l’activité. Prenons l’exemple de la France : la croissance (sur le trimestre) a été de -13,7 % au deuxième trimestre 2020, de +18,2 % au troisième trimestre, elle sera probablement comprise entre -8 % et -10 % au quatrième trimestre. Face à cette double incertitude, et surtout si celle-ci est appelée à se prolonger dans le futur, les entreprises vont faire le choix du court terme et la presse adopte déjà un langage quasi médical pour en rendre compte avec l’emploi hors d’usage économique de « résilience », désignant la capacité ou non de résister aux chutes périodiques de l’activité, en un mot de survivre, plutôt que celui de dégager des perspectives à long terme. Elles vont privilégier leur capacité à réagir rapidement aux pertes de production. Plutôt que de créer des emplois durables et qualifiants, qui favorisent à la fois la croissance et la mobilité sociale ascendante, elles vont recourir plus systématiquement aux emplois temporaires (contrats de travail courts, intérim plutôt que des emplois permanents, mobilité géographique pour sauvegarder des emplois à tout prix au risque d’une déqualification ou d’une dégradation des conditions de vie). Et donc, contrairement aux vœux effectués pendant le premier confinement en faveur de la relocalisation d’activités et « la reconquête de chaînes de valeur et des compétences industrielles », elles vont continuer à externaliser des fonctions dans de nouveaux secteurs (informatique, transports, comptabilité, gestion des données, sécurité, etc.) et s’appuyer plus que jamais sur la délocalisation et la diversification internationale de leur production, afin que tous les sites de production ne soient pas simultanément touchés par le confinement. Enfin, plutôt que d’investir dans la recherche et développement et les équipements innovants, les entreprises vont chercher à constituer des réserves en prévision des périodes de rechute de la production ; d’où une détention très importante de cash, de réserves monétaires, de façon à éviter la faillite. Autant de choix qui vont plomber la croissance potentielle des pays qui pratiquent le « stop and go » sanitaire : moins d’efforts de formation, moins d’investissements innovants, moins de prises de risque et moins de relocalisations (P. Aghion et P. Artus, tribune Le Monde (abonnés), le 8 novembre). Néanmoins, les entreprises françaises ont dans l’ensemble joué le jeu sur la question des dividendes. Près des deux tiers des grandes entreprises françaises ont réduit ou supprimé leurs dividendes. Appelées à la modération sur les dividendes et les rachats d’actions par le gouvernement, les grandes entreprises françaises ont en majorité joué le jeu. À lire le dernier rapport annuel du Haut Comité de gouvernement d’entreprise (HCGE), 32 entreprises adhérentes de l’Association française des entreprises privées (hors holdings familiaux et groupes étrangers) ont annulé leurs distributions de dividendes par rapport au montant initialement annoncé au titre de l’exercice 2019, et 31 d’entre elles les ont diminuées (soit les 2/3). Dans l’ensemble elles ont aussi suivi les recommandations sur la baisse de rémunération des dirigeants de 25 % pour alimenter les caisses en vue du chômage technique. Par contre 6 entreprises du CAC 40 ont versé l’intégralité des dividendes de l’année (Les Échos du 9 novembre).

— Les investissements directs à l’étranger (IDE) au niveau mondial ont plongé de 49 % sur un an au cours du premier semestre 2020, selon un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) publié mardi. Les pays industrialisés, qui représentent normalement 80 % des transactions mondiales, ont été les plus touchés, avec des flux tombant à 98 milliards de dollars, un niveau atteint pour la dernière fois en 1994. Pour la première fois, les IDE vers l’Europe ont été négatifs, à -7 milliards de dollars contre 202 milliards un an plus tôt. Ceux vers les États-Unis ont chuté de 61 %. Les IDE ont le plus fortement diminué en Italie, au Brésil et en Australie, qui avaient été les principaux bénéficiaires en 2019. En revanche, ceux en direction de la Chine ont résisté. Les flux d’investissement sont attendus en baisse de 30 % à 40 % cette année et devraient reculer « modérément », de 5 % à 10 % en 2021, a indiqué James Zhan, directeur de la division investissement et entreprise à la Cnuced ; Les Échos, le 28 octobre). En France, les prévisions sont une baisse de 14 % en 2020 pour une simple hausse de 4 % en 2021 variable suivant les secteurs : à cela trois raisons, la politique de stop and go sur la question sanitaire ne permet pas de définir une perspective ; les mesures du plan de relance ne sont pas des mesures de court terme (la fameuse relance « verte ») ; et enfin elle n’est pas axée sur une hausse de la demande (refus de baisser la TVA comme l’Allemagne l’a pourtant fait), mais sur le rétablissement des marges de l’offre (baisse des impôts de production).

Temps critiques, le 26 novembre 2020

  1. Un quintile représente 20 % d’une population donnée ; le premier quintile représente donc le premier cinquième des données (1 % à 20 %) ; le deuxième quintile représente le deuxième cinquième (21 % à 40 %) et ainsi de suite. Il y a donc 4 quintiles dans une distribution (20 %, 40 %, 60 % et 80 %). Le troisième quintile est donc celui compris entre 41 et 60 % de la distribution des revenus. []
  2. Il pourrait entraîner une modération salariale », estime Jawad Lemniaï, directeur chez EY consulting (Les Échos, le 23 novembre). Sans compter que « le travail à domicile aura des conséquences à terme sur les formes d’emploi, poursuit-il. En individualisant encore un peu plus le travail, ce sera un nouvel appel d’air pour le statut de micro-entrepreneur ». []
  3. Libération, qui a doublé Le Monde en tant que journal de tous les pouvoirs, essaie de se poser en défenseur des salariés et part en chasse pour traquer les patrons désobéisseurs dans son enquête du 6 octobre 2020. []
  4. Depuis le 20 février, le cours de Google a grimpé de 17 %, celui d’Apple de 47,5 %, celui de Facebook de 38 % et celui d’Amazon de 55 %. Le CAC40 a, lui, reculé de 17 % (Le Monde, le 7 octobre ). []
  5. Le salaire médian est plus utilisé que le salaire moyen quand l’éventail des salaires s’accroît car ce dernier « écrase » les extrêmes. []
  6. Il varie entre 0 (égalité parfaite) et 1 et se calcule à partir de la courbe de Lorenz qui mesure l’écart à l’égalité représentée par la diagonale du carré. Plus la courbe qui est en dessous est éloignée de la diagonale plus l’inégalité est grande. []
  7. D’après P. Cahuc, il y a en France 55 000 défaillances d’entreprises en France en moyenne et le « retard » estimé à cause du Covid s’élèverait déjà à 15 000 (Les Échos, le 6 octobre 2020). []
  8. -10 %, c’est, en points, le recul de la part de l’industrie dans le PIB français depuis 1980, selon le dernier rapport de France Stratégie consacré aux « politiques industrielles ». Elle était ainsi, en 2018, de 13,4 % contre 25,5 % en Allemagne et 19,7 % en Italie. Les délocalisations y ont été plus massives qu’ailleurs ; 62 % du personnel des entreprises françaises travaille hors de France, contre 38 % pour les entreprises allemandes. En quarante ans, 2,2 millions d’emplois ont été perdus. C’est « depuis 2000 la performance la plus médiocre des pays d’Europe de l’Ouest », renchérit France Stratégie, qui constate un léger mieux depuis le choc du rapport Gallois en 2012. Mais, à l’inverse de nombreux observateurs focalisés sur le prix de la main-d’œuvre, le rapport ne jette pas la faute sur les salaires, mais met en cause la fiscalité (Libération, le 20 novembre). Selon les données compilées par Trendeo, les annonces de fermetures ou les fermetures effectives dans l’industrie manufacturière, depuis mars 2020, représentent, en solde net, quelque 19 500 emplois détruits. En effet, si les suppressions atteignent le chiffre de 42 000 postes, elles sont en partie compensées par un peu plus de 22 000 créations d’emplois industriels enregistrées depuis le début de la pandémie. Et en fin d’année, la France devrait perdre bien moins de postes industriels qu’en 2009, lors de la crise financière, lorsque 39 000 emplois de ce type avaient disparu (Le Monde, le 21 novembre). []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XIII)

– Courtepaille, Camaïeu, André, la Halle autant d’entreprises en assistance respiratoire sous LBO (Leveraged buy-out pour « opération à effet de levier »). C’est une technique financière de rachat d’une entreprise avec un apport minime d’argent propre, mais la constitution d’une dette dont le remboursement est engagé sur les bénéfices à venir. Une opération qui peut être utilisée par des fonds d’investissement en recherche de hauts rendements, et ce aussi bien en phase de forte croissance comme aux États-Unis pendant les Trente glorieuses ou en période de crise comme depuis 2008 où prédominent les faibles taux d’intérêt. Plus les taux sont bas plus les risques sont limités à financer des entreprises qui autrement ne seraient pas secourues. Les LBO détournent les investisseurs des obligations et actions à rendements alors rendus faibles. C’est l’effet pervers des accords dit de Bâle III qui, suite à la crise des subprimes, encadrent maintenant l’action des banques de façon à les rendre plus prudentes. Le résultat en est que les fonds privés se substituent progressivement aux traditionnels investisseurs institutionnels. Ainsi, l’enseigne de surgelés Picard, qui a multiplié les LBO pour financer son développement, a certes grossi, mais sa dette atteint 1,4 milliard d’euros. Une partie de l’endettement peut être sain dans la mesure où c’est un endettement volontaire d’acquisition pour grossir et prendre des parts de marché, mais une autre partie est plus risquée qui voit l’entreprise déjà endettée par cette acquisition s’endetter pour rémunérer les investisseurs à des taux bien supérieurs au prix de marché. À l’origine, cette technique était faite pour permettre la transformation d’entreprises familiales en sociétés sans passer par la Bourse. Par exemple dans le cadre du rachat de l’entreprise par les salariés, ces derniers bénéficiaient alors de déductions fiscales qui n’ont par contre pas lieu d’être, d’un point de vue de gauche, dans le cas d’opérations quasi spéculatives (Nicolas Bédu, « économiste atterré » dans Libération, le 27 juillet).

Or la Covid-19 semble avoir mis fin à cette assistance financière pour de nombreuses entreprises se situant dans les secteurs les plus touchés par la crise comme le textile et l’habillement ou la restauration parce que les investisseurs ne sont réactifs qu’à des signes de court terme et non à des politiques industrielles innovatrices permettant de prévenir les changements de comportement de consommation surtout dans des secteurs aussi liés à la mode (cf. le passage à la fast fashion [la mode éphémère]). La Covid-19 et le développement de la vente en ligne ont fait le reste. Ces marques seraient restées sur les critères des années 1980, alors que Zara et H&M utilisent la high-tech à plein ; chez Zara, les vendeuses ont un appareil pour informer le siège au jour le jour sur ce qui marche ou pas. L’offre est adaptée en permanence. Pourquoi Primark monte en flèche ? En raison du prix. C’est le Tati de la grande époque mais tendance, alors que Camaïeu est bien plus cher sans proposition particulière de style ou de qualité. Et nous pouvons rajouter que l’exploitation de la force de travail y atteint un niveau particulièrement élevé avec des grèves sporadiques pour faire respecter les règles minimales de droit du travail auprès du personnel intérimaire ou des sous-traitants ou encore du personnel de sécurité. Mais même Zara et H&M subissent le choc, rattrapés qu’ils sont par leur stratégie de réassort frénétique pour coller à la tendance. En effet, la fast fashion a fait assaut de soldes anticipées et autres prix cassés pour écouler la marchandise invendue, ce qui réduit d’autant les marges.

Le grand absent sur cette question des LBO demeure l’État ; pas question pour lui, pour le moment en tout cas, de réguler l’activité des fonds d’investissement. Sans doute une manière de ne pas insulter l’avenir, dans la mesure où par le passé, ce sont ces fonds qui ont été les seuls repreneurs d’entreprises en difficulté. Les pyromanes peuvent en effet se transformer momentanément en pompiers.

– Air-France, comme d’ailleurs d’autres entreprises de transport aérien, ne pourra rembourser avant longtemps les différentes formes de prêts qui lui ont été consentis ce qui équivaut à une nationalisation de fait. Une fois de plus l’adage de la privatisation des profits et de la socialisation des dettes semble vérifié. Toutefois, dans le cadre des réglementations européennes, une nationalisation de droit est peu probable, car elle contreviendrait aux règles de concurrence et serait attaquée par d’autres compagnies comme Ryan-Air qui ne bénéficient pas de ces mesures (Cf. Marc Ivaldi, économiste des transports, Libération, le 31 juillet). Ce serait passer d’une intervention conjoncturelle dans l’économie à une intervention structurelle pourtant nécessaire s’il s’agit de planifier une politique de transport qui ne fasse pas qu’un secteur, pour se sauver, détruise les autres. Ainsi, le patron d’Alsthom s’est montré plus que partisan de l’interdiction de l’avion sur les liaisons intérieures pouvant être assurées par rail : « À titre personnel, je suis favorable à ce que, pour tous les trajets de moins de quatre heures de train, l’avion soit interdit. Le modèle TGV participe énormément à la décarbonation du transport », a déclaré Henri Poupart-Lafarge, en plaidant pour une relance du rail face à l’avion, mais aussi de préférence à l’automobile1.

Autre bémol à cette socialisation des pertes : si on regarde les précédents d’Alsthom et de PSA, leur recapitalisation par l’État a permis ensuite des plus-values importantes à la revente quand la situation s’est améliorée (ibid.). Le problème ici est donc de savoir si le secteur du transport aérien est conjoncturellement ou structurellement touché.

– Dans divers textes de Temps critiques, nous avons souvent insisté sur le fait qu’avec la « révolution du capital », le capital dominait la valeur et donc en conséquence que les prix n’avaient plus qu’un rapport ténu à cette valeur ; soit parce que la plupart des prix sont maintenant des prix de cartels (monopolistiques ou oligopolistiques) soit parce que ce sont des prix administrés fixés par l’État. Or, avec le plan de relance européen, on en a un exemple concret aujourd’hui. En effet, les taux d’intérêt à long terme sur les dettes publiques ou sur les dettes des entreprises, les écarts de taux d’intérêt entre pays ou encore les primes de risque sur les dettes des entreprises en bonne ou mauvaise forme, de bonne ou de mauvaise qualité, seront maintenant déterminés par les achats de la BCE. Ce sont devenus, dans les faits, des prix administrés et non plus des prix de marché (Les Échos, le 27 juillet).

D’autres axes du plan de relance vont dans ce même sens de la sortie de l’économie de marché comme, par exemple, le désir de relocalisation des États qui ne peut se faire que par subventions aux entreprises puisque la plupart des raisons qui avaient amené ces dernières à délocaliser demeurent avec toutefois des évolutions non négligeables : un éventail de coût du travail qui se réduit, une compétitivité qui s’évalue plus sur le coût complet et la qualité que sur le prix, etc. Enfin, il en est de même pour l’émission de CO2. Un prix plancher d’émission élevé ne peut être à lui seul une arme décisive d’abaissement de ce niveau dans les proportions prévues. Les États vont donc être obligés de sortir de ces mécanismes de marché qui avaient pourtant la préférence des entreprises et des libéraux avec par exemple les droits à polluer pour entrer dans un système incitatif ou contraignant concernant les transports et l’isolation thermique des logements (en France on parle d’un passeport santé du logement que les propriétaires devront respecter, cf. Libération, le 28 juillet : « L’exécutif veut rendre son écologie concrète »).

– Des inconnues demeurent : la France a refusé une baisse de la TVA, mais aurait-elle été porteuse dans un pays où l’INSEE nous indique que la baisse des exportations a été plus forte que celle des importations, et ce au plus fort de la crise et que par expérience les entreprises ont tendance à ne pas répercuter cette baisse dans le prix, mais au niveau de leurs marges ? (Les Échos le 3 août). Par ailleurs, la diversité de situation des secteurs est telle qu’il est difficile de faire des projections. Le luxe, la pharmacie, l’eau, l’agroalimentaire, le BTP s’en sortent relativement bien avec un fort redémarrage, l’automobile, les transports et la métallurgie dans son entier, souffrent beaucoup plus or ce sont les secteurs qui nécessitent le plus gros effort d’investissements privés sans pour cela avoir de garantie d’une reprise de la consommation et les experts (Les Échos le 3 août) estiment un coût de frein de cet investissement à hauteur de 50 milliards correspondant grosso modo au « cash-crunch » (peut être résumé par un manque de liquidité de la part des entreprises) qui vient de se produire. Le risque n’est donc pas dans les services, mais dans l’accentuation de la désindustrialisation, une crainte énoncée par le président de l’UIMM, Ph. Darmayan dans ces mêmes colonnes, le 31 juillet). Depuis 1982 les ouvriers sont passés de 30 % des emplois à 19,6 (2019) et ils travaillent de moins en moins dans le secteur manufacturier (de 15 % ils ne sont plus que 7 %). Les ouvriers qualifiés dans l’industrie manufacturière, peu nombreux sur le total et en net recul numériquement, sont à 85 % en CDI contre 63 % pour les autres. Les autres salariés comptabilisés comme tels dans la nomenclature officielle des PCS (professions et catégories socioprofessionnelles) sont chauffeurs, ouvriers de type artisanal, ouvriers du BTP, ouvriers agricoles, ouvriers/employés des entrepôts de logistique ou de nettoyage, des secteurs qui résistent mieux à l’automatisation des tâches ou même qui sont le produit de son accroissement, mais fractions ouvrières qui ont du mal à coaguler, bref à faire forces par comparaison aux anciennes fractions ouvrières qui faisaient masse au sein des « forteresses ouvrières » .

– Bruxelles veut faciliter le financement des entreprises en simplifiant l’accès aux marchés financiers. Parmi les mesures notables, on peut retenir la promotion d’une technique qui a pourtant démontré ses potentialités spéculatives, celle de la titrisation qui permet aux banques de regrouper des prêts, de les convertir en titres et de les vendre sur les marchés. L’objectif est de les aider à prêter de manière plus ciblée en transférant sur les marchés financiers une partie du risque lié aux emprunts des petites et moyennes entreprises qui ont justement du mal à trouver des capitaux pour l’innovation, surtout en France si on compare la situation avec celle qui prévaut en Allemagne et est à la base du dynamisme de l’Hinterland.

Dans le même ordre d’idée, la Commission européenne a accepté le rachat du canadien Bombardier par Alsthom ce qui en fait le second groupe du ferroviaire derrière le chinois CRRC, alors qu’il avait refusé auparavant la rencontre entre le même Alsthom et Siemens. Force est de constater une prise en compte de la concurrence chinoise.

– Le gouvernement va satisfaire le patronat en s’attaquant à l’impôt sur la production. Un impôt de 20102 (Sarkozy) que beaucoup considèrent comme aberrant dans son fondement puisqu’il frappe les entreprises au niveau du chiffre d’affaires, des frais fixes (plus important dans l’industrie que dans les services) et de la valeur ajoutée et non du profit ; aberrant aussi dans sa destination puisqu’il comprend une cotisation foncière qui sert à financer les collectivités locales3, une cotisation qui pèse proportionnellement plus sur les PME/ETI que sur les grandes firmes ; et enfin aberrant par rapport à son poids : 77 milliards (on parle de le rabaisser de 10 milliards) contre 26 en moyenne dans l’UE, mais seulement 11 en Allemagne. Cette baisse pourrait toutefois être compensée par une hausse de l’impôt sur les sociétés ce qui apparaîtrait plus « juste » d’un point de vue industrialiste.

– Pour certains experts, la 5G, contrairement à ses devancières, serait d’un usage à 80 % professionnel et non de consommation/loisir. Ils en espèrent une croissance de la productivité (G. Babinet de l’Institut Montaigne, Les Échos, le 28 juillet) par optimisation des flux pour éviter les problèmes de stocks, quelque chose que le toyotisme n’a pas complètement réalisé même s’il en a fait un objectif en inversant la traditionnelle filière fordiste. Cela permettrait aussi des gains dans l’agriculture avec l’analyse de l’humidité permettant de ne pas gaspiller d’eau ou de l’énergie avec les chauffages connectés ou encore les GPS.

Les marchés financiers pourraient eux aussi en profiter dans la mesure où ils se fondent sur une actualisation4 de tous les profits futurs jusqu’à parfois les valoriser à l’excès comme le montre la cote actuelle de Tesla qui ne représente pourtant qu’une part de marché minuscule. Et alors même que les Gafam font l’objet d’une procédure d’abus de position dominante aux États-Unis, leur valorisation boursière n’a jamais été aussi haute5 (Le Monde, le 1er août) du fait de la haute valeur d’actifs intangibles que représentent leur savoir-faire, le capital humain ou le General intellect6.

– Un des effets indirects de la Covid-19 est la fin du projet de Google-City à Toronto qui devait fournir un exemple de ce que Richard Florida appelle les « entreprises urbantech » à la base de futures villes « intelligentes » (Cf. Carlo Ratti qui dirige le Senseable City Lab au Massachusetts Institute of Technology, Les Échos, le 3 août).

– La Covid-19 a en partie sapé la puissance du dollar. Celui-ci est engagé dans une tendance baissière, parce que corrélée à la mauvaise gestion de la crise sanitaire alors même qu’au début de la crise il avait encore fonctionné comme valeur refuge (il bénéficiait de ce qu’on appelle une prime de sécurité) ; mais la gestion Trump et le conflit avec la Chine ont miné la confiance. Par ailleurs les taux américains sont moins attirants et les flux de capitaux vers des fonds d’actions européens sont plus importants que vers les fonds spécialisés dans les actions américaines (la prime de risque tend à s’inverser). Anton Brender, in Les Échos, le 31 juillet-1er août estime que le rôle de l’euro va croître à long terme, mais qu’à court terme il n’y a pas d’alternative au dollar et au système financier qu’il domine.

– Nous l’avons suggéré dans les relevés précédents, les économistes distinguent volontiers les « chocs d’offre » et les « chocs de demande », mais cette distinction, qui n’a sans doute jamais eu grand sens, n’en a manifestement aucun dans le cas de cette crise. C’est l’ensemble des schémas de reproduction qui ont été désarticulés. Le rapport consommation-production-investissement d’abord, l’articulation des chaînes de valeur ensuite. Les stratégies de relocalisation, si elles ne restent pas lettre morte, ne feront qu’accentuer cette désarticulation (M. Husson : « L’économie mondiale en plein chaos », site À l’encontre).

– Le mini scandale de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), une référence mondiale de la régulation publique environnementale, autour de l’autorisation de l’utilisation du glyphosate, repose la question de l’indépendance des experts et la fiabilité de leurs expertises quand ils sont en fait juges et parties ; et au-delà, la question d’une agriculture productiviste. En effet, dans un article de Libération, le 25-26 juillet on apprend que la non-utilisation de ce produit conduirait à un labourage beaucoup plus intense des sols nécessitant, en l’état actuel, l’utilisation de nouvelles machines entraînant elle-même à terme une concentration du capital. Le piquant de ce processus c’est que c’est la FNSEA qui met en avant ce danger pour justifier le maintien de l’utilisation du produit dans des formes encadrées.

– D’après une enquête Le Progrès, le 28 juillet, la Covid-19 a eu un effet à la hausse sur les produits frais. La Confédération paysanne dénonce les culbutes de la grande distribution qui font passer des tomates bios achetées 1,50 euro aux producteurs à 5,80 en rayon. Derrière le mot d’ordre gouvernemental d’acheter en France réduit par la grande distribution à une bataille de communication, se livre une véritable guerre des prix alors que le coût de ramassage en France est 1,7 fois plus élevé qu’en Espagne et 1,5 fois… qu’en Allemagne. Le résultat en est que nos importations en ce domaine ont doublé en 10 ans pour atteindre 20 %, alors même que nos exportations baissent (cf. aussi le relevé de notes IV). Ce qui est vrai pour les légumes l’est encore plus pour les fruits où le coût de ramassage correspond à 40 à 60 % du coût total du produit.

Un panier de 8 types de légumes et fruits pour 4 personnes s’établit à 42,34 euros en magasins discount ; 51,33 en hypermarchés ; 52,45 sur le marché et enfin 90,79 en magasin bio. Il ne s’agit bien sûr pas des mêmes produits, mais cela traduit la tension entre producteurs et distributeurs dans ce secteur, une tension de fait arbitrée par l’État selon des choix qui sont tous sauf anodins. On a vu pendant la pandémie que les marchés des grandes villes ont été fermés autoritairement ce qui n’a pas été le cas des hypermarchés et magasins de proximité ; quant à la production bio elle reste une production de niche en dehors de la PAC.

– Une autre enquête, cette fois du Journal du dimanche, le 26 juillet, rend plus concret les dessous de la production agricole de type industrielle dans la mesure où là encore la Covid-19 a fait remonter à la surface des conditions, ignorées de beaucoup, des nouveaux « damnés de la terre ».

C’est ainsi qu’au camping des Noves dans les Bouches-du-Rhône, des ouvriers sans-papiers, pour la plupart venus d’Amérique du sud ou d’Amérique centrale et recrutés par l’entreprise espagnole Terra Fecundis7 de Murcie, se retrouvent dans une sorte de zone de regroupement au sein d’un camping où ils sont séparés des touristes par des hauts murs. Ce sont des « travailleurs détachés intérimaires » d’après la formule officielle. Une sorte d’actualisation de la pratique du « plombier polonais ». Derrière Terra Fecundis se retrouvent les quelques grandes exploitations, dont beaucoup sont sises en Provence, qui fournissent la grande distribution. C’est la Covid-19 qui a permis de soulever le voile puisqu’une forte contamination liée à la promiscuité, à l’absence de masques et aux mauvaises conditions est apparue au camping. On retrouve des situations identiques à Beaucaire avec une rue Nationale transformée en Little Ecuador. Il y aura donc eu une exception au confinement puisque ces travailleurs ont pu faire plus de mille kilomètres depuis le sud de l’Espagne jusqu’en Provence. Dès la mi-avril, gendarmerie, police et justice ont été alertées, mais beaucoup reconnaissent que le Ministère de l’Agriculture aurait mis la pression sur le Ministère de l’Intérieur pour épauler concrètement « nos » agriculteurs (clientélisme politique) tout en arguant de la peur du manque de nourriture pour justifier le silence sur ces manquements aux mesures officielles de confinement (démagogie).

Ancien directeur du travail au Ministère du même nom, Hervé Guichaoua y voit une autre raison plus juridique et européenne : « Le gouvernement ne pouvait pas, par simple instruction, bloquer à la frontière ces salariés détachés car cette décision aurait eu pour effet d’interdire aux entreprises étrangères d’exercer leur droit à la libre prestation de services reconnue par l’article 56 du traité sur le fonctionnement de l’UE ». Pourtant d’après le même haut fonctionnaire ces pratiques de Terra Fecundis sont connues de l’État depuis 2001 et ce n’est qu’en 2014 qu’une première action en justice est menée après la mort d’un saisonnier. Le Coronavirus aura là encore accéléré les choses.

– Un point complémentaire au relevé XII où nous abordions la question de la relance de la demande à partir des bas salaires (cf. l’analyse keynésienne). Pour dynamiser l’embauche, il serait préférable de cibler les emplois à bas salaires car c’est autour de la valeur du SMIC que les incitations gouvernementales en direction du patronat, s’avèrent opérantes ; et non comme dans le projet actuel en fixant une limite supérieure à 2,5 SMIC ce qui correspond en fait au niveau de 85 % de salariés ! (Les Échos, le 28 juillet, Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo). L’échec du CICE n’aura apparemment pas servi de leçon. À viser tout le monde, L’État ne touche personne car cela conduit au mieux au saupoudrage de la même somme sur un nombre plus grand de bénéficiaires. Le même défaut apparaît avec un chômage partiel maintenu à 4,5 SMIC en longue durée au lieu de l’abaisser à 2 ou 2,5 SMIC comme cela a été proposé plusieurs fois par des économistes. Le risque est double, car un chômage partiel de longue durée est un peu une contradiction dans les termes qui conduit premièrement, au niveau microéconomique, à subventionner indirectement des secteurs en déclin ; deuxièmement à mieux indemniser les heures non travaillées que le chômage.

Ces dispositions sont d’autant plus étonnantes que sur la question de l’âge c’est l’argumentation inverse qui prévaut en arrêtant la limite de bénéfice de la mesure à 25 ans, ce qui crée de fait une trappe à chômage pour la catégorie d’âge située juste au-dessus (Le Monde, le 29 juillet). Pour Stéphane Carillo de Sciences-Po, il aurait été plus habile de monter jusqu’à 30 ans en limite d’âge, mais dans les limites de deux fois le SMIC seulement plutôt que 2,5. Ces dispositions ne parlent d’ailleurs que d’emplois en général, or dans la mesure où elles autorisent les CDD (d’un minimum de trois mois) on ne peut exclure que certains patrons se laissent tenter par un turn-over des postes à leur initiative (augmentation de la précarité). Et cela, y compris dans une forme « inclusive » où ce seraient finalement toujours les mêmes destinataires auprès desquels on renouvellerait le contrat, alors que le but de la mesure est d’élargir les possibilités de « l’employabilité ».

L’évolution de l’automobile en France en est le fidèle reflet de l’évolution plus générale de l’industrie française. Nous avons vu supra la déperdition d’emplois industriels, elle est la conséquence de chiffres de production eux aussi globalement en baisse. Ainsi, en 2000, la France était deuxième producteur européen après l’Allemagne, aujourd’hui elle est quatrième et a perdu 36 % de ses emplois. Ce déclassement n’est pas dû à une déconfiture commerciale, car les parts de marché de Renault et de PSA restent stables, mais les choix industriels, surtout chez Renault avec Ghosn ont porté aux délocalisations et à la production de voitures low cost pendant que la production en France se désintéressait du design, pourtant essentiel, pour la fameuse « montée en gamme ». Pourtant, rien n’était impossible puisque Toyota a fait le choix inverse en choisissant la France pour sa Yaris près de Valenciennes, qui est la quatrième voiture produite en France en termes de quantité avec une usine ultramoderne et beaucoup plus automatisée (le coût du travail n’est pas entré en ligne de compte pour le constructeur japonais).

Le résultat c’est que depuis le pic de production de 2002, la production n’a fait que baisser se situant aujourd’hui autour de 1,67 million soit deux fois moins. Les économies d’échelle sont donc rendues difficiles et il n’est pas étonnant que les centres de recherche se retrouvent surdimensionnés comme à Guyancourt pour Renault et que les licenciements y sont à l’ordre du jour (Le Monde, le 29 juillet). Situation générale d’autant plus difficile qu’après avoir bénéficié de ce que certains observateurs appelaient « la rente Nissan », c’est aujourd’hui la marque japonaise qui traîne les deux tiers des pertes du groupe que les bons chiffres de Dacia ne peuvent compenser puisqu’ils sont hors bilan (Le Monde, le 31 juillet). La situation n’est par ailleurs guère réjouissante chez les équipementiers puisque l’un des plus puissants, Faurissia prévoit une baisse de ses investissements d’au moins 40 %.

– Barbara Pompili a reculé sur le moratoire des entrepôts de commerce et les limitations de nouvelles implantations ne concerneront que les zones commerciales. Est-ce un recul pour ne pas froisser les géants du numérique et des plateformes ? Ou alors le fruit d’un gros lobbyisme de la part de « France logistique » (cf. « Point de vue » dans Les Échos, le 29 juillet) où il est fait état de 30 000 créations d’emploi net/an soit 1,8 million de personnes représentant 10 % de l’emploi salarié en France répartis sur tout le territoire (le fameux « maillage » du territoire) et avec une forte chance d’ascenseur social interne dans un secteur neuf ? France logistique insiste aussi que ce secteur assure stockage, transport et livraison avec efficacité, y compris pendant la Covid-19, que l’Allemagne est le leader de la logistique mondiale et enfin que si on empêche les plateformes de s’installer en France cela ne changera rien puisque les installations nouvelles se feront à nos frontières, mais par nos concurrents.

Temps critiques, le 3 août 2020.

  1. – De fait, selon les chiffres de l’Agence européenne de l’environnement, les émissions de gaz carbonique du train plafonnent à 14 g de CO2 par passager et kilomètre, quand elles culminent à 285 g pour l’avion et représentent 55 g pour une voiture moyenne. En France, où les TGV roulent à l’électricité nucléaire, le train est encore plus « propre » qu’ailleurs sur le Vieux Continent : 1,14 g par passager au km par exemple pour un Paris-Avignon TGV (661 km) ou 1,37 g pour un Paris-Toulouse (793 km), si l’on en croit le calculateur open data de la SNCF… Ce qui est quand même incroyable, c’est qu’alors que les grandes villes ont voté écologiste (avec toutefois une abstention qui survalorise leur représentation), plus personne ne parle du traditionnel combat écologiste contre l’énergie nucléaire. Avec l’effacement de l’État-nation et de la pertinence de la question de l’indépendance nationale, le nucléaire est comme détaché de la puissance de l’État et devient une énergie comme une autre, plutôt plus propre finalement et un avantage comparatif dans la concurrence internationale ce qui ne gâte rien. []
  2. – Pendant longtemps les gouvernements lui ont préféré une baisse du coût du travail par exonération de charges sur les bas salaires. []
  3. – Le gouvernement prévoit de leur verser en compensation une fraction de la TVA (Les Échos, 31 juillet-1er août). []
  4. -L’incertitude est inscrite au cœur même de la formule d’actualisation qui nous indique ce qu’un capitaliste serait prêt à risquer (cf. l’importance prise par les primes de risque) et payer pour recevoir plus tard un flux d’argent. Mais ce taux d’actualisation peut être utilisé pour différents calculs prospectifs. Il peut l’être par exemple par rapport au coût de la lutte contre le réchauffement climatique quand on pense que depuis les années 2000 il existe des « obligations catastrophes » permettant aux investisseurs d’acheter aux assurances les « risques d’événements extrêmes » (ils « actualisent » sur les deux tableaux) ; et on peut même penser qu’il l’a été, mais de façon erronée, pour ce qui est des risques de pandémie. Les alertes n’ont en effet pas manqué, mais les calculs et l’évaluation se sont avérés erronés. []
  5. – À titre d’exemple Apple « vaut » plus que l’ensemble des entreprises du CAC40 et devance le pétrolier saoudien Aramco en capitalisation boursière. []
  6. – Terme utilisé par Marx et qui correspond à ce que l’on regroupe sous le nom d’actifs immatériels qui ne sont pas inclus dans les investissements productifs au niveau comptable, d’où la distorsion valeur « fictive »/valeur « réelle » en dehors de tout caractère spéculatif. []
  7. – Le carnet de clientèle en France de cette entreprise atteint le chiffre de 535 exploitations dans 35 départements. La paie est de 14-15 euros de l’heure contre 20 à 21 au tarif habituel. Les encargados (contremaîtres) viennent aussi d’Espagne. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XII)

– Dans Le Monde du 3 juillet, le philosophe Jean-Pierre Dupuy donne un entretien sous le titre, « Si nous sommes responsables des maux qui nous frappent, alors notre responsabilité devient démesurée ». Depuis Rousseau, avance-t-il, les causes des malheurs, des catastrophes, des fléaux, les épidémies qui frappent l’humanité ne sont plus attribuées à une ou des puissances extérieures à lui (Dieu, Satan, etc.) mais à lui-même et à lui seul. Cette responsabilité absolue conduit à une clôture du monde des hommes sur lui-même.

S’agissant du Corona virus on a invoqué toutes sortes de responsables (la Chine, la suppression de la bio-diversité, le commerce des animaux sauvages, les transports aériens à bas coûts, l’anthropocène, le néo-libéralisme, etc.) et ces raisons ne sont pas à écarter dit J-P.Dupuy, mais il manque une dimension dans toutes ces considérations scientifiques, techniques, économiques, politiques, religieuses, c’est celle de la contingence ; de l’événement contingent. L’épidémie de Covid serait un véritable événement en ce sens qu’il échappe à toutes déterminations de quelque ordre qu’elles soient. Le surgissement d’une réalité nouvelle engendrée par le pur hasard.

Sans les citer, il est probable que J-P.Dupuy se réfère aux philosophes du « réalisme spéculatif » (encore nommé « ontologie factuale ») dont les travaux font fureur dans le milieu et dont en France, Quentin Meillassoux est le principal représentant ; avec Medhi Belhaj Kacem mais ce dernier en tire des conséquences différentes.

Sans entrer davantage dans ces métaphysiques singulières, il faut ici remarquer qu’elles impliquent la réintroduction du mal dans l’interprétation de l’histoire d’aujourd’hui. Cela n’est pas étonnant puisque dans la présentation de J-P.Dupuy précédant l’entretien, on apprend qu’il a assuré un séminaire de recherche sur le problème du mal à l’université Standford. Il reste que cet écart par la contingence tranche avec les discours catastrophistes des commentateurs dominants. Mais on reste sur sa faim quant aux pistes qui pourraient être ouvertes par cet écart.

Tout le reste de l’entretien est dominé par une conception techno-scientifique de l’action politique ; notamment par un appel au développement de la formation scientifique et technique. J-P. Dupuy partage le présupposé rationaliste et progressiste selon lequel l’éducation, la formation, peuvent modifier le cours des choses ; qu’elles sont «  émancipatrices », etc. Contre l’épidémie, il convient donc de développer massivement la culture scientifique et technique dont « nos dirigeants » sont totalement dépourvus. La revoilà cette « République des savants » tant de fois invoquée depuis l’abbé Grégoire, le prêtre révolutionnaire, un des principaux promoteurs des grandes institutions scientifiques et techniques créées par la Convention.

-Si le dernier volet de la réforme de l’assurance chômage a été suspendu et une décision reportée au 1er septembre, la tendance générale de l’évolution des droits à ce propos est à une baisse continue depuis 1979 avec la contradiction suivante qui est que les CDD se multiplient y compris dans des formes potentiellement toujours plus précaires comme les CDD d’usage dans certaines professions, tout cela prétendument afin de garantir l’emploi plutôt que l’assistance. Or, au lieu de s’accorder à cette flexibilité accrue comme c’était structurellement le cas pour le régime particulier des intermittents du spectacle, les dernières réformes entraînent une difficulté à ouvrir des droits pour ces dernières catégories avec en plus un « effet de cliquet » qui fait que quand le chômage baisse les conditions d’ouverture de droit se durcissent et quand le chômage augmente à nouveau la tendance est de ne pas revenir à la situation antérieure plus avantageuse (cf. Mathieu Grégoire, enseignant de sociologie, U-Nanterre, Libération, le 17/07). Ce qui est nouveau c’est que de nombreux licenciements annoncés concernent les services de recherche-développement (R-D) et donc des emplois qualifiés (Renault, Nokia). La CGT Nokia parle de délocalisation de la recherche, mais est-ce si sûr alors que plusieurs sociétés d’ingénierie se retrouvent dans le même cas où il y a sureffectif par rapport au plan de charge. Cette position syndicale est d’autant plus sujette à caution que la délocalisation n’est plus en odeur de sainteté. Et ce qui est déjà en cours pour ce qui est du cœur de la production, à savoir l’automatisation croissante et donc la baisse de la part des salaires dans le coût de production risque de s’étendre en amont et en aval de la chaîne de production. Une automatisation qui concerne aussi la grande distribution avec les accords entre Carrefour et Google sur « les courses à la voix » sur smartphone ; les projets Amazon-Go (le just walk out par exemple), associé entre autres au système de « logiciel libre » Linux qui peuvent être vendus à n’importe quel commerce et pourraient supprimer à terme 22% du personnel. Le but d’Amazon est de se rendre indispensable et irremplaçable. Les très gros distributeurs comme Walmart ont senti le danger et cherchent à développer leur propre système. Carrefour hésite devant un processus qui ne s’est pas encore imposé en Europe.

-Floués les salariés de Daimler-Smart en Moselle : alors qu’en 2016 ils avaient accepté individuellement un plan de sauvegarde de la production en acceptant de travailler 39 h payées 37 et alors qu’ils devaient produire les nouvelles Mercédès, la Direction générale de Daimler est revenue sur sa stratégie. Le fait que l’Allemagne se recentre sur le marché européen (cf. relevé XI) n’est pas un gage de sécurité car contrairement à ce que semble penser l’opinion publique, opinion renforcée par la prétendue dépendance par rapport à la Chine apparue avec le Covid-19, ce n’est pas la Chine notre partenaire privilégié et ce ne sont pas ces échanges qui creusent le déficit courant où le chômage ; mais plutôt nos échanges internes à la zone euro dans le cadre d’une course à la compétitivité qui est largement hors coût sinon on ne comprendrait pas le différentiel de compétitivité avec l’Allemagne. Pour Isabelle Méjean (enseignante à l’École polytechnique, Les Échos, le 10/07), il ne s’agit pas tant de relocaliser (l’économie française ne sera pas sauver par le rapatriement du doliprane ou paracétamol, des molécules à faible valeur ajoutée ou encore par la fabrication de masques respiratoires demandant l’importation de latex) que de localiser à partir de nos points forts en multipliant les économies d’agglomération comme par exemple cela se fait dans le Sud-Ouest autour de l’aéronautique (proximité des fournisseurs et clients, compétences sectorielles de la main d’œuvre) ou comme cela pourrait se faire dans la plasturgie ou à un autre niveau, dans « l’économie de la mer » (14 % du PIB, 820000 emplois) où l’ambition stratégique portuaire affichée par le gouvernement ne s’est pour le moment concrétisée que dans le tout nouveau ministère de la mer dévolu à Annick Girardin.

La Moselle est un bon exemple de l’évolution industrielle : d’abord centrée sur les mines puis la sidérurgie mais sans contrôler les centres de pouvoir (British Steel, Arcelor-Mittal), elle semblait pouvoir devenir un nouveau centre de l’automobile avec Daewoo début 2000 et surtout la Smart électrique jusqu’à ce que ces espoirs de modernisation ne s’écroule. En effet, la dernière proposition en provenance de l’anglais Ineos de reprendre l’entreprise pour en faire le centre de production limité d’un 4×4 Grenadier thermique n’a plus rien à voir avec le grand projet électrique de Daimler. Ni le projet de reprise d’Inéis qui n’apparaît que comme une production de niche ni le laboratoire de recherche « Digital Lab » de Mittal à Uckange, ni le projet de chimie verte de la société Metabolic explorer à Carling St Avold pour remplacer les vapocraqueurs éteints en 2013, ne seront suffisamment créateurs d’emplois pour compenser les milliers de perte de ce qu’il faut bien voir comme une désindustrialisation. Des emplois plus qualifiés que ceux qui se développent aujourd’hui dans l’économe de plateforme avec un gigantesque Amazon sur la friche militaire et les installations logistiques d’Ikéa, Lidl, Chausséa (Le Monde, le 20-21/07).

Et pendant ce temps, le grand centre des congrès de Metz qui devait être le signe de l’élection de la ville au titre de capitale du tourisme d’affaires, reste désespérément surdimensionné, affecté qu’il est par les annulations de conférence pour cause de Covid.

Cette économie de plateformes en formation tente de s’affirmer comme la source de nouvelles forces géopolitiques (au niveau I du capitalisme du sommet) qui se confrontent en permanence aux institutions publiques (au niveau II des États dans leur fonction régalienne territoriale) que ce soit au niveau des contenus politiques (aux USA avec Trump), de la fiscalité (France, Italie, Royaume-Uni), de l’ouverture de certaines fonctionnalités (StopCovid), de l’accès aux données personnelles (la CIA contre Apple) jusqu’à atteindre une dimension de plateformisation des États (Les Échos, le 22/07).

-Alsthom-Bombardier devrait sacrifier son site de Reichshoffen en Alsace (750 salariés qui fabriquent en bout de chaîne les trains « Régiolis ) pour respecter les directives de la Commission européenne qui estime que le groupe va être en position de quasi monopole en France sur trois secteurs en tant que 2ème mondial, alors que globalement le géant chinois CRRC est à l’affut sur ces mêmes segments. La Commission européenne continue donc ici sa conception pré-crise sanitaire de la concurrence pure et parfaite telle qu’elle est définie par les canons libéraux, alors qu’elle en appelle à un changement pour la constitution de champion européens. Allez comprendre ! Par ailleurs et pour satisfaire à la demande de la Commission, la direction d’Alsthom se dit prête à sacrifier un site alsacien sans aucune logique économique puisque certes rentable (les carnets de commande sont pleins jusqu’à 2024), il n’est qu’un site de bout de chaîne qui aura peut être du mal à trouver un repreneur. Les experts du secteur attendaient plutôt une cession du site intégré de l’usine de Crespin dans le Nord (Le Monde, le 11/07).

-Toujours dans la rubrique « le monde d’après » … comme avant, la pandémie semble paradoxalement accroître la consommation automobile. Si on prend l’exemple de la Chine qui a redémarré plus tôt, avant la pandémie 56 % des déplacements s’y effectuaient en transports en commun publics pour seulement 24% en voiture ; après la pandémie les chiffres sont radicalement inversé avec 66% pour les voitures et 24% pour les transports collectifs. La crainte d’une contagion collective par rapport au cocon automobile ? Possible, mais le paiement électronique par smartphone avec le traçage qui en découle ne jouent-ils pas aussi un rôle dans cette désaffection qui constituerait une résistance passive ? (Le Monde, le 13-14/07). On n’en est pas encore à ce type de mesure en France malgré « Stopcovid », mais si les autorités parlent beaucoup de restriction sur les trajets en avion, de promotion des pistes cyclables, le soutien aux producteurs automobiles est important, alors que l’on parle très peu des transports publics dont la charge est pourtant censée être collective (les usagers paient en moyenne 19% du prix réel et même 12% pour les TER). Pour M. Crozet, enseignant à Sciences Po et spécialiste de l’économie des transports, le ferroviaire aurait été la victime de tous les arbitrages de Bercy depuis qu’Édouard Philippe est Premier ministre (ibid).

-À force de coller au sensationnel tout en utilisant les dernières tendances des sciences sociales pratiquant l’individualisme méthodologique et l’oubli des rapports sociaux, on apprend dans Le Monde, le 09/7, que (en gros titre) : « Les immigrés ont eu une mortalité deux fois plus élevée face à la pandémie ». Outre le fait que le terme « d’immigré » n’est pas défini et qu’il y a eu des doutes sur la fiabilité de la comptabilisation des décès et de leur imputation au virus, une autre information du même journal, mais le 22/07 nous annoncent que d’après une enquête de quatre économistes du travail proches de l’école d’économie de Paris : « Les communes pauvres sont les plus durement frappées par le Covid-19 » du fait des deux causes majeures que sont le surpeuplement du logement et la nature des emplois occupés. Eric Maurin le précise : les plus pauvres sont les plus en mauvaise santé, mais ils le sont aussi parce qu’ils sont les plus exposés à la surpopulation du logement et à des emplois à risque. Dans cette enquête approfondie, le fait d’être « un immigré » devient alors un élément comme un autre, mais on peut gager que les tenants de l’ethnicisation des statistiques feront ce qu’il faut pour faire coïncider les deux informations, au forceps si besoin est.

Interlude

-La cérémonie militaire du 14 juillet, prévue en format réduit, devait être un « hommage aux soignants et à la société civile » selon l’Élysée. Comme « la société civile » est pour nous une catégorie qui n’existe plus dans ce que nous appelons la « société capitalisée », on s’est demandé à quoi cela pouvait bien faire allusion concrètement. On n’a pas eu longtemps à attendre : il s’agit, selon l’AFP de 1400 soignants et « représentants de la société civile ». Ouf, on ne reste pas dans l’inconnu. Si on ne connaît pas la société civile, ses « représentants », on les connaît.
-Geoffroy Roux de Bézieux (Medef) déborde Macron-Castex : « L’économie reste très fragile, ce n’est pas le moment de remettre [le sujet des retraites] sur la table » (Le Monde, le 9/07).
-Macron, discours du 14 juillet : « Je crois à cette écologie du mieux pas à l’écologie du moins » ; « Je roule écolo et modeste » ; il a avec Darmarin « une relation d’homme à homme ». (Libération, le 15/07).
– Amélie de Montchalin vient d’être nommé « Ministre de la « transformation et des services publics ». Cherchez l’erreur de syntaxe…

-Pour ceux qui n’auraient pas trouvé l’erreur : dans un entretien à Acteurs publics accordé en mars 2018, Amélie de Montchalin considérait que le statut était une entrave : « Des maires ont des besoins d’agilité dans leurs recrutements, mais sont bloqués à cause du statut », affirmait-elle. Et elle réclamait une « transformation managériale » pour « redonner des marges de manoeuvre dans la gestion quotidienne, et donc une forme de liberté dans le recrutement des profils par exemple » (Romaric Godin, Mediapart, le 8/07). Le 7 juillet, à la passation de pouvoir elle déclarait : « Ma mission est d’autant plus immense que nous sortons d’une crise qui a montré à la fois les forces et les faiblesse de l’action publique. ». Une phrase en parfaite résonnance avec le bilan tenté par Macron dans son allocution du 14 juin : « Face à l’épidémie, les citoyens, les entreprises, les syndicats, les associations, les collectivités locales, les agents de l’État dans les territoires ont su faire preuve d’ingéniosité, d’efficacité, de solidarité […] Faisons leur davantage confiance. Libérons la créativité et l’énergie du terrain. ». Donc, si l’on comprend bien, dans cette « transformation » ce qui s’impose, c’est la suppression de toutes les barrières1… hors les « gestes barrières ».

Plus concrètement, dans les hôpitaux il s’agirait de rationaliser la pratique des doubles emplois et de l’intérim au coup par coup qui coûte cher, par une libéralisation des heures supplémentaires actuellement encadrées pour rester dans le respect des 35H ; et une annualisation du temps de travail (Les Échos, le 10/07). Pour ce qui est des augmentations de salaires, pas de surprise, on est loin des 300 euros pour tous et la compensation que représenterait la montée d’un échelon pour tous dans la grille reproduit strictement la division hiérarchique des métiers et statuts.

-Pour ce qui est des retraites le gouvernement tente le coup mais en limitant son ambition. Il ne s’agirait pas d’une reprise de la réforme systémique des retraites (le passage au système par points), mais de la limiter, pour le moment du moins, à son volant financier à travers l’allongement de la durée de cotisation. Le chiffon rouge des régimes spéciaux mis de côté les risques de nouveau blocage du pays seraient réduits (C. Cornudet : « La réforme qui revient par la face Nord », Les Échos, le 10/07).

-Pour Bertrand Badie, Le Progrès, le 22/07, la réussite finale de la réunion de l’UE sur le plan de relance signale le passage d’une Europe de conception associative, ce qui était son but d’origine dans un environnement qui s’internationalisait dans un nouveau contexte de paix, à une Europe solidariste dans un monde globalisé. Une UE qui va émettre des bons du Trésor ce qui correspond à la reconnaissance de l’existence d’une dette européenne. L’enjeu s’avérait donc plus important que la réussite du plan de relance ; il s’agissait de savoir si la Commission européenne peut désormais emprunter et investir comme elle le désire.

Contre les mauvais augures, surtout en provenance des USA, comme quoi la zone euro ne correspondrait pas à ce que les économistes appellent une « zone monétaire optimale », l’euro en est devenu crédible. Il va s’en suivre, d’après Sylvain Kahn, enseignant d’histoire et géopolitique à Sciences po (Le Monde, le 23/07), une mise en réseaux des parlements nationaux amenés à voter en lien avec le parlement européen et les parlements locaux des régions, les Länders allemands, les régions espagnoles ou belges.

La notion de conditionnalité qui a été au centre des débats de ces dernières semaines semble promise à une belle carrière dans la mesure où il s’avère qu’on peut la triturer dans tous les sens. Ainsi à l’intérieur de l’UE les « frugaux2 » désiraient-ils soumettre les aides financières à des conditions qui ne sont pas loin de celles imposées à la Grèce au moment de la crise de l’euro et en tout cas imposer un droit de véto qui s’est finalement réduit à un droit de regard. Mais la France qui s’oppose à cette conditionnalité en fait une position si étendue qu’elle l’applique aussi aux entreprises à qui elle vient d’accorder une baisse d’impôt sur la production3 sans condition qui fait bondir Laurent Berger dans Libération du 17/07. Ce dernier fait remarquer qu’il en est de même pour les mesures en faveur des jeunes : elles doivent être ciblées sur ceux en déficit de formation/qualification et prendre la forme de primes à l’embauche en une fois et non pas d’exonérations qui pèsent sur les comptes des régimes sociaux. Or, si on regarde ce qui se passe au niveau du Service civique où 100 000 places sont ouvertes le système est détourné de fait de son but, c’est-à-dire l’aide à la formation des personnes peu qualifiées, parce que les jeunes qui ont une bonne formation, dans l’impasse actuelle devant un marché du travail qui se referme, ont tendance à en faire leur banc d’essai et leur première expérience de travail effectif rémunéré, pour rester dans le coup disent nombre d’entre eux (Le Monde, le 19-20).

-Président et ministres font des efforts importants pour éviter de dire qu’ils pratiquent une relance par la demande contraire à leurs présupposés libéraux qui les portent à relancer par l’offre. Dans les faits, ils sont bien obligés de se (re)découvrir keynésiens dans la mesure où premièrement, ils savent que la consommation ne redémarrera, si elle redémarre, que sur la base d’une aide aux revenus les plus nombreux qui sont aussi les plus faibles, mais ont la plus forte propension marginale à consommer4 ; et deuxièmement parce qu’au-delà des mesures d’urgence prises pour la sauvegarde des entreprises en difficulté, il s’agit, pour les gouvernements, de s’attacher à des investissements d’infrastructure et de long terme qui ne peuvent être financés essentiellement par le secteur privé parce que les marchés financiers recherchent des rentabilités faciles et qu’ils ne se porteront pas spontanément sur les investissements « de transition » (Lorenzi in Les Échos, le 15/07).

-Certains parlent de déconnexion de la Bourse (la « finance » ou l’économie « irréelle » si on veut blaguer) dont la « résilience » est patente par rapport à ce qu’ils appellent « l’économie réelle ». La justification la plus souvent émise est que la Bourse aurait sa propre logique court-termiste (spéculation, bulle, etc) alors que l’économie productive serait long-termiste. Force est de reconnaître que ce qui se passe aujourd’hui s’inscrit en faux contre cette croyance comme le montrent A. Landier (enseignant HEC) et D. Thesmar, enseignant au MIT, in Les Échos, le 10/07). En effet, pour eux les actionnaires raisonnent en propriétaires du profit futur ; or quand les taux d’intérêt sont bas, les profits futurs pèsent lourds dans les cours de la Bourse d’autant que la prime de risque encourue est faible. Les actions sont attractives alors que les obligations garanties ne rapportent rien (la situation est inversée si les taux sont hauts). L’effet Corona se fait sentir en fonction des valeurs dominantes ; par exemple la Bourse américaine a quasiment retrouvé son niveau d’avant Corona car ses valeurs sont surtout technologiques ; alors que les valeurs européennes, plus manufacturières et à coût fixe plus élevé s’en sortent un peu moins bien.

L’action des banques centrales ayant rassuré tout le monde, les marchés sont devenus (provisoirement ?) long-termistes. Il n’y a pas « déconnexion » malgré des tendances contraires qui, comme en France, à travers des mesures fiscales uniformes, ne font pas de différences entre actionnaires et créanciers, entre dividendes et intérêts entre finance productive et spéculation (Peyrelevade, in Les Échos, le 15/07).

-Le 25 septembre 2018, Buzyn et Darmanin annonçaient officiellement dans un communiqué un excédent des comptes de la Sécurité sociale d’un montant de 700 millions pour 20195. Les salariés, chômeurs et retraités allaient enfin être libérés de la « dette sociale » (CRDS) à laquelle ils contribuaient bien malgré eux. Mais dès le 30 septembre 2019 le cri de victoire de 2018 se transforme en l’annonce d’un déficit de plus de 5 milliards dû à un ralentissement de l’activité et donc d’un retour à l’équilibre seulement pour 2023 (Les Échos, le 30/07/2019). Et puis le Covid-19 est arrivé et fait perdurer la « dette sociale6 ».

Temps critiques, le 23 /07/2020.

 



Correspondance suite au relevé de notes :

 

Le 27 juillet 2020

Je n’ai rien compris à ça dans votre billet (et je ne joue pas l’andouille !) :

« Cette économie de plateformes en formation tente de s’affirmer comme la source de nouvelles forces géopolitiques (au niveau I du capitalisme du sommet) qui se confrontent en permanence aux institutions publiques (au niveau II des États dans leur fonction régalienne territoriale) que ce soit au niveau des contenus politiques (aux USA avec Trump), de la fiscalité (France, Italie, Royaume-Uni), de l’ouverture de certaine fonctionnalités (StopCovid), de l’accès aux données personnelles (la CIA contre Apple) jusqu’à atteindre une dimension de plateformisation des États (Les Échos, le 22/07). »

Venant

 



 

Le 27 juillet 2020

Venant,

Cela fait référence à notre reprise/actualisation depuis le n°15 et la notion de « révolution du capital » de la théorie du développement en trois niveaux dans les premières formes de capital du XVème au XVIII ème siècle ; la différence de perspective venant qu’à l’époque le capital tenait ces niveaux comme séparés (par exemple la monnaie ne rentrait pas à l’intérieur des terres et se développait dans le pourtour maritime) alors qu’aujourd’hui la globalisation articule les niveaux même s’ils s’autonomisent parfois. Il me semblait justement avoir éclairé ça avec l’exemple des Gafam qui sontdes forces qui s’expriment au niveau du capitalisme du sommet même si elles essaiment en pratique dans les différents niveaux, mais comme support d’une puissance qui s’exerce au plus haut niveau. Or ces nouvelles puissances se heurtent et se combinent à d’autre puissances dans ce même capitalisme du sommet où les États, exemple de ces autres puissances ont tendance à jouer dans le sens de ces nouvelles forces parce qu’elles dynamisent le capital (la meilleure illustration en ayant été le rôle du capital fictif dans le développement de TIC à partir de années 2000) ; mais les Etats ont aussi leurs intérêts propres au niveau II plus national même si c’est plus une délimitation de champs d’action qu’une séparation (cf. le procès Microsoft-Commission européenne ou Trump contre Facebook).

Le projet de « start up nation » de Macron est un bon exemple de la complexité de ces rapports et une façon toute politique de penser le contrôle de la technologie ; mais ces forces technologiques ont aussi la capacité de se constituer en forces géopolitiques dans un processus qui peut être appelé de plateformisation de l’Etat, comme un parachèvement de la mise en réseau actuelle de l’Etat par opposition à la souveraineté de l’ancienne forme d’Etat-nation et sa capacité à contrôler les processus technologiques (à l’intérieur d’EDF-CEA) sans les laisser atteindre cette dimension géopolitique (cf. le contrôle exercé sur le nucléaire militaire mais aussi civil se fait par la haute technocratie d’Etat à travers l’arme redoutable que représente alors le Plan).

Là j’ai un ami qui vient discuter et je dois faire à manger. Je m’arrête là mais c’est mas forcément définitif, mais j’aime pas laisser traîner

Amitiés,

jacques W

 



 

Le 26 juillet 2020

Salut Jacques,

J’espère que tu vas bien.

Le tout dernier relevé, aussi pertinent que d’habitude, évoque le lieu commun sur la prétendue déconnexion entre la Bourse et l’économie réelle, et je voudrais apporter mon grain de sel.

Le poids croissant des valeurs technologiques dans les indices boursiers américains est en cours depuis plusieurs années, mais a reçu un coup de fouet depuis la crise sanitaire. Selon Didier Saint-Georges, analyste de chez Carmignac Gestion, les valeurs du secteur technologique, tout comme celles de la santé, ont ceci d’attirant que les entreprises sont très peu concernées par le cycle économique (en plus d’avoir un niveau d’endettement faible ou nul et beaucoup de liquidités). Et comme personne ne sait à l’heure actuelle quelles sont les perspectives économiques, le pari le moins risqué est d’acheter leurs actions plutôt que celles des secteurs plus cycliques (qui reflètent mieux en fin de compte le dynamisme de l’économie). Il ajoute que, à l’intérieur de ces secteurs, les investisseurs se sont surtout rués sur les entreprises qui ont le plus profité des changements de comportement accélérés par la pandémie (travail à distance, jeux vidéo, achats sur Internet…). Bref, ce sont les fameux actifs « antifragiles » imaginés par Nassim Taleb.

Et Saint-Georges de conclure : « C’est ainsi que depuis le début de l’année, les deux paris, qui n’en sont pas, les plus performants ont été l’indice Nasdaq des grandes valeurs technologiques, en progression de 25%, et l’indice boursier des Mines d’or en hausse de 35%. Les investisseurs ont défini eux-mêmes ce qu’est une allocation d’actifs optimale en période d’incertitude radicale, quand s’appuyer sur des prédictions économiques serait illusoire. »

Pour ma part, j’ajouterais que même les marxistes les plus orthodoxes seraient obligés de reconnaître qu’on peut difficilement classer une boîte comme Tesla dans l’« économie irréelle ».

Pour finir, je suis d’accord avec ce que tu as écrit sur le retour à une sorte de keynésianisme, sans lequel la consolidation de l’UE et de la zone euro risque de faire plouf. Raison de plus pour penser que les discours de la gauche sur le néolibéralisme sont terriblement datés.

Bien à toi,
Larry

  1. Montchalin prend ses références dans la théorie américaine du Public choice qui s’oppose à l’idée de neutralité de l’État. Celui-ci et son monopole sur certaines activités, l’action corporatiste de ses agents seraient des obstacles à la créativité et à la dynamique des organisations qui passent par une mise en concurrence des agences et agents et une gestion par objectifs. Rien de bien nouveau pour qui fréquente les administrations actuelles, mais pour le moment il a été plus facile pour les pouvoirs en place de faire s’effondrer l’hôpital public que le « mammouth » Éducation nationale pour ne prendre que ces deux exemples emblématiques. []
  2. Les Pays-Bas, chef de fil des « frugaux » ne peuvent pourtant prétendre à incarner un modèle. En effet, les avantages fiscaux qu’ils accordent ont tendance à siphoner les recettes des FMN européennes installées à Amsterdam, La Haie ou Utrecht []
  3. En France, les impôts de production qui pèsent sur la valeur ajoutée représentent 3,2 % du PIB, contre 1,2 en moyenne en Europe, or le « cadeau gouvernemental aux entreprises ne représenterait finalement que 10 à 20 milliards alors que pour s’aligner sur la moyenne de l’UE il faudrait atteindre le chiffre de 40 milliards. Il est à noter que cet impôt touche relativement plus les PME et ETI qui sont pourtant les plus fournisseurs d’emplois, que les membres du CAC 40 (Les Échos, le 20/07). []
  4. Par rapport à la propension moyenne à consommer (C/R), la propension marginale mesure les effets d’une croissance des revenus sur la croissance de la consommation (ΔC/ΔR) et elle est plus forte pour les petits revenus alors que les hauts revenus ont eux une plus forte propension à épargner (ΔE/ΔR). Ce qui faisait dire à Keynes pendant la crise des années 30 : seuls les petits salaires nous intéressent et il faut donc influer sur leur niveau dans le cadre d’une relance par la demande. []
  5. « Tous les signaux sont au vert. Initialement prévu à hauteur de 2,2 milliards d’euros cette année, le déficit de la Sécurité sociale devrait finalement se situer autour de 400 millions d’euros en 2018, d’après la Commission des comptes de la Sécurité sociale. Mieux, les comptes de la Sécurité sociale seront excédentaires de 700 millions en 2019. Une première depuis 2001 ! ». []
  6. Le gouvernement vient de procéder à la création d’une 5e branche de la sécurité sociale sur la « dépendance » et l’ajout de 136 milliards d’euros de dettes au «trou de la Sécu», que les salariés, retraités, chômeurs et allocations familiales vont devoir rembourser jusqu’en 2033, soit neuf années de plus que prévu. Pour une analyse plus complète sur la Sécurité sociale on pourra se reporter à l’article « CSG et CRDS, un racket permanent de l’Etat » (Echanges n° 110, Automne 2004). []

La gestion de la crise sanitaire du COVID19. Un autre exemple de la délégation de l’état réseau ?

Mis à jour avec 2 échanges supplémentaires le 19/07/2020.

Alors que les _mesures totalitaires_ se sont appliquées très rapidement par le confinement généralisé de la population française, qui aurait permis, ce qui reste à prouver , d’éviter notamment la saturation des services hospitaliers, un autre confinement beaucoup plus draconien s’est effectué sur les établissements d’hébergement médico-sociaux : EHPADS surtout, maisons de retraites, résidences séniors, établissements de personnes handicapées, et là comme effet délétère la contamination exclusive par le personnel de ces établissements.

Très rapidement ces établissements ont été interdits d’accès, mais aussi de sorties sauf pour les résidents à ne plus pouvoir y retourner. Pour les personnes qui ont vécus et qui vivent toujours cette situation sous différentes formes, c’est comme le sentiment d’une main de fer qui s’est abattue sur eux.

Pour avoir été et être encore directement concerné par cette situation ayant une parente « résidente » d’un de ces établissements ,le sentiment qui domine et perdure c’est d’être confronté à un État fort, un pouvoir non régalien mais puissant, qui sous couvert factice d’un Conseil National d’Ethique qui avait exprimé « avec prudence » (je cite les médias) ses réserves quant aux risques de décompensation des personnes âgées ou handicapées , est capable d’imposer sous prétexte de protection, un véritable enfermement de personnes vulnérables pour des mois, et sans visite quasiment si ce n’est sous forme de parloir, pour peu que ces hébergés soient encore considérés comme faisant partie de la société, et tout cela sans presque aucune réaction des « défenseurs » traditionnels contre cette atteinte à la liberté.

Au contraire presque toute la « gauche », « l’extrême gauche », les ultras, communistes révolutionnaires …n’ont eu de cesse souvent que de se positionner pour la « protection », le droit de retrait des travailleurs…c’est certes bien légitime, mais c’est un autre sentiment d’abandon que des résidents et proches ont ressenti face à cette unanimité revendicatrice pour la protection de pauvres petites vies de survie.

Ce que l’on a pu constater au niveau de l’action sur ces établissements c’est un ministère de la santé donnant des directives strictes de confinement allant jusqu’à l’isolement en chambre, l’interdiction totale des visites et des sorties sous aucun prétexte. Du jamais vu pour des personnes ou des proches qui n’avaient même pas été consultés s’agissant d’une telle restriction à la liberté.

Ces mesures ministérielles étaient accompagnées d’un protocole technocratique mais très précis allant jusque dans l’énonciation de consentements nécessaires de la part des résidents où de leurs proches pour le confinement en chambre. La réalité c’est qu’aucun consentement n’a jamais été demandé la plupart du temps à notre connaissance.

Car au niveau de la structure territoriale des A.R.S, nous avons pu constater personnellement par contact, jusqu’au milieu de la période une grande voire même totale méconnaissance de la situation notamment épidémiologique dans leurs établissements ce qui revenait en fait à laisser la main libre aux établissements pour imposer les restrictions maximales dans un contexte anxiogène, et ce sans aucun contrôle ou presque.

Le premier assouplissement des conditions de visite annoncé par le ministre de la santé dans son communiqué de presse du 1^er juin 2020, est resté quasiment lettre morte. Nous en avons eu confirmation de proches de résidents d’Ehpads dans toutes les régions. Ces mesures devaient permettre des visites en distanciation et à plusieurs personnes, voire dans les chambres si cela s’avérait nécessaire. En réalité le protocole technocratique qui a accompagné ce communiqué a créé de telles restrictions et laissé des marges de manœuvre aux établissements qui à nouveau en sont resté à appliquer le confinement maximal. C’est à se demander si le ministère procède à une quelconque réflexion ou contrôle sur ces protocoles. Sans doute que non au vu du peu de considération pour la population des aînés en établissements.

L’énonciation le plus caractéristique dans ce protocole me semble t-il de cette délégation totale du pouvoir de l’État à l’échelon de l’établissement a été notamment la suivante :

*« /il revient aux directeurs d’établissement de décider des mesures applicables localement, après concertation avec l’équipe soignante/ *» Ce passage a été mis en avant régulièrement par les courriers des EHPADS aux proches pour justifier et maintenir l’enfermement, alors même qu’il était également précisé que les mesures d’assouplissement devaient réalisées et être « /définies en fonction de la situation sanitaire locale et de l’établissement » . Mais q/ue « /l’impératif de confinement pour les établissements ayant des cas de Covid, devait être concilié avec le respect du libre-choix des personnes désirant voir leurs proches ». /Aucune de ces recommandations suivantes, à notre connaissance » n’a été suivie par un établissement, qui en sont restés à l’application stricte de leur pouvoir de confinement. Répétons-le, s’agissant d’un réel enfermement, de restrictions de liberté, d’aller et venir et voir des personnes, c’est une importante délégation de pouvoir qui a été laissé à ces directions.

Le ministère s’est aperçu de cette distorsion entre ses communiqués et l’application sur le terrain suite à intervention, et peut-être parce que les élections approchaient.

Le Président de la République dans son allocution du 14 juin puis le ministre de la santé Olivier Véran dans son communiqué de Presse du 16 juin 2020, ont engagé une phase supplémentaire de déconfinement « rapide » de ces établissements avec des directives claires de possibilités de visites sans rendez-vous en chambre et une lettre de cadrage qui allait pour une fois dans le même sens avec toutefois toujours des possibilités de limiter des tranches horaires qui handicapent sérieusement ceux qui travaillent. Généralement mais peut-être pas encore dans la majorité des cas ces recommandations ( le terme figurait parfois en lieu et place de consignes dans les protocoles comme si là encore l’État laissait la main libre) sont suivies. De graves restrictions à la liberté subsistent parfois, comme la possibilité d’aller personnellement en soin sans être accompagné par le personnel soignant ou en ambulance ce qui est très dissuasif. Par ailleurs certains nous signalent que dans certaines Ehpad pourtant hors zone de confinement toute visites et sorties sont encore interdites ce qui en dit long sur le pouvoir exorbitant laissé à ces structures.

Un autre sujet pourrait être ouvert sur les effets néfastes du confinement sur des résidents.

* Perte de poids par dépression et décompensation (il faut rappeler ou révéler que de nombreux proches palliaient souvent à l’absence humaine dans tous les sens du terme et accompagnaient les résidents pendant la prise de repas, voire parfois participent à leur coucher du soir (repas- brossage de dents, petits-soins, sorties ).

* fréquentes grabatisations irréversibles, par manque de déplacement (les kinés étaient souvent interdits), plongée irréversible dans la démence.

* Soins importants non réalisés.

* L’absence des proches a révélé plus crucialement le caractère machinique des procédures de prise en compte de l’individu par le personnel soignant. L’une des missions principale des EHPAD par exemple est théoriquement de préserver un minimum d’autonomie.

Deux exemples proches ont révélé que les conditions minimales de maintien de l’autonomie pour des personnes ayant subit un AVC n’ont pas été respectées, et ce notamment de permettre lors des transferts fauteuil roulant un minimum d’appui podal. Ces personnes sont devenus irrémédiablement grabataires.

C’est une réalité qui n’étonne plus car c’est devenu un lieu commun évident que ces structures sont des lieux de grabatisation et l’augmentation légitime de la rémunération du personnel soignant, ni leur gentillesse envers les résidents n’y changeront rien.

Jean-Marc R.


 

 


Dans « De quelques rapports entre le coronavirus et l’État » nous avons essayé de saisir l’événement et ses implications d’une manière très générale et sans entrer dans une caractérisation précise de l’État. Nous avons ensuite abordé dans nos « relevés de notes en temps de crise sanitaire » (onze numéros à ce jour), le déroulé de la crise, les rôles d’intermédiations joué par certaines catégories et particulièrement ce qu’on s’est mis à appeler les soignants, en rapportant cela à la forme réseau actuelle de l’État. A ce propos, un de nos lecteurs nous a envoyé la lettre suivante qui pointe justement cette question de la mise en réseau à partir de l’expérience de la gestion de la maladie et de la mort dans les Ehpad. Toutefois nous ne pouvons que critiquer son emploi du terme de totalitarisme dans le cas de l’action de l’État en cette occasion. En effet, la crise sanitaire a tout d’abord posé la question du rapport entre liberté et nécessité ; on ne peut à la fois prôner une société où les individus sont totalement libres de leur décision et accuser l’État de ne rien faire pour les protéger… même contre leur gré. Ensuite, c’est la question de notre commune humanité qui a été posée (quelle que soit le sexe, l’âge, la condition sociale, l’origine « ethnique ») et donc du rapport à la vieillesse et à la mort qui a été rendue visible par l’impossibilité conjoncturelle des visites et d’accomplissement des rites funéraires. Plutôt que de parler de « totalitarisme », il vaudrait mieux parler simplement d’incapacité de la société à décider exactement que faire des personnes âgées… comme on a pu le voir avec la gestion des Ephad, mais aussi dans les hésitations à propos d’un possible surconfinement des plus de 70 ans dont le comité d’éthique recommence à parler en cas de retour du virus. Insister sur le « totalitarisme » de l’Etat nous paraît aussi quelque peu contradictoire avec le fait de mettre en avant sa tendance à l’organisation en réseau qui a des effets de contrôle (y compris d’auto-contrôle) plus que des effets disciplinaires.

Bien à toi
Temps critiques


 

 


Bonjour à vous

merci pour votre publication dans le blog !
Désolé pour l’imprécision de sens du terme « totalitaire » que j’aurai peut-être pu mettre en guillemet au lieu de le souligner. C’était plus pour faire ressortir le sentiment d’un pouvoir exorbitant sur les libertés d’aller et venir sur une partie de la population à « surprotéger », puis de sa délégation ou relégation plutôt, locale d’application à tous les établissements, des déconfinements, à l’heure actuelle encore parfois totalement non effectifs (et sans justification de cas covid) ou partiellement seulement avec des tranches horaires strictes par exemple. Une sorte d’abandon de son pouvoir de dé confinement, comme si l’application des libertés était ensuite laissé arbitrairement à l’initiative de chaque structure et souvent à minima.

Jean-Marc R.


 

 


Le 17 juillet 2020

Bonjour,

La discussion parue sur le blog de « Temps critiques » entre un lecteur et la rédaction de TC appelle un commentaire :

On comprend bien que la réfutation du concept de « totalitaire », employé par le lecteur pour décrire la situation sans échappatoire infligée aux personnes âgées dans les EHPAD, cherche surtout à se débarrasser d’un concept surdéterminé qui habillerait trop large : néanmoins, comme cette réfutation essaye de se défausser de l’usage admis jusque là qui fausse la compréhension de ce qui s’est passé maintenant, on peut, nous aussi, avancer ou reculer (c’est selon) la focale.

Un totalitarisme n’est pas forcément vertical, sauf si on entérine que c’est sa seule définition.

Un totalitarisme, ou supposé tel, a une dynamique compulsive propre à la surenchère, qui défie toute rationalité : on se rappelle la vraie-fausse erreur tactique des Alliés qui présumaient qu’en écrasant les villes allemandes sous les bombes, la population se détacherait des nazis : or, c’est l’inverse qui se produisit, tant la boussole démagnétisée n’oriente plus que vers ce qu’on connaît déjà.

Les différents échelons hiérarchiques nivellent l’emballement, en devançant ce que les autorités « supérieures » seraient sensées leur reprocher tôt ou tard (ça tient, mais à l’envers, un peu du naufrage soviétique où les échelons inférieurs truquaient les statistiques pour complaire aux supérieurs).

En revanche si est totalitaire une composition sociale qui soustrait toute échappatoire, ce conditionnement sanitaire (pour ne pas dire dictature) y ressemble beaucoup en privant par exemple les résidents des EHPAD de la liberté de choix de prendre le risque de mourir ou pas.

Ce n’est pas « viva la muerte ! », mais la survie obligatoire, à n’importe quel prix psychologique !

Je concède que totalitaire est trop empreint d’images politiques toutes faites pour être satisfaisant, néanmoins la situation élaborée au travers de cette crise sanitaire peut être éclairée à l’aide de cette lanterne.

Venant


 

 


Pour faire suite à la discussion sur « totalitaire » (cf. blog TC) :

Il me vient cette précision que l’adhésion/amplification d’un conditionnement totalitaire est largement « horizontal », par grégarité, conformisme, peur de d’apparaître différent et d’être contrôlé/sanctionné. Le civisme est en cela un excellent terreau.

La réfutation rédigée par le rédacteur du blog est un peu affligeante en s’appuyant sur le couple « philo-du-bac » nécéssité versus liberté.

Elle (la réfutation) passe à côté de ce que le lecteur pointait d’amplification/emballement par surenchère de certains échelons
hiérarchiques(moi-même j’en ai été le témoin dans l’EHPAD où est hébergé ma mère : le directeur m’intimant de mettre quand même le masque alors que nous étions dehors à 2m d’intervalle, il se justifie en disant « c’est le règlement, je n’y suis pour rien ! »).

Venant

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XI)

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XI)

– Les cas sévères de Coronavirus vont être reconnus par un décret mi-juillet en tant que maladie professionnelle comme cela avait été annoncé fin mars par le ministre de la Santé à la suite du décès par Covid-19 de plusieurs médecins. Néanmoins, syndicats et associations critiquent la distinction maintenue entre « premiers de cordée » : personnel soignant au sens large (les non-soignants travaillant à l’hôpital public étant finalement inclus après des hésitations et négociations) et « seconds de cordée » qui ont pourtant été à l’ouvrage pour assurer l’intendance dans différents secteurs (Le Monde, le 2 juillet).

– Alors que le développement du télétravail a fait porter l’attention des médias et dirigeants sur les formes d’organisation du travail, la crise sanitaire semble avoir déclenché un moment de « vérité » du travail au sens où plus ou moins confusément chacun a pu mettre le sien en rapport concret avec la marche du monde tel qu’il est et son modèle de croissance (Les Échos, le 29 juin). Cela ne constitue certes pas une critique radicale du travail puisqu’implicitement, ou explicitement, tout est ramené à une « utilité » dont on a déjà dit à quel point elle était subjective et ne remet en cause ni la division du travail ni la hiérarchie qui l’accompagne ; mais cela questionne son sens et les choix des différents pouvoirs dans la plus ou moins grande valorisation de ces tâches. L’étude Malakoff Humanis, publiée le 25 juin et réalisée du 6 au 20 mai auprès de 2970 salariés du secteur privé signale une réticence importante à la reprise du travail (Le Monde, le 2 juillet). Parmi les réticents, il y a les salariés en activité partielle et ceux dont le travail n’a pas été qualifié d’« essentiel ». Pendant des semaines, les manageurs étaient au four et au moulin, et leur priorité allait aux collaborateurs qui avaient une importante activité. Ceux qui n’avaient plus l’obligation de se rendre au bureau ont été isolés du collectif. « Il n’y a pas plus de décrocheurs que d’habitude, mais le confinement a zoomé sur des situations particulières qu’il a amplifiées, relativise Frédéric Guzy. Ainsi, la personne qui est en chômage partiel à 80 % de son temps quand son voisin l’est à 20 % sur une même activité révèle une différence de performance et d’implication », illustre-t-il ; et « Ces mesures sanitaires très restrictives qui accompagnent l’obligation de retour empêchent le collectif de fonctionner ». Enfin, les véritables salariés décrocheurs du Covid-19 sont tous ceux qui, pendant le confinement, se sont interrogés sur le sens de leur travail et ont réalisé soit qu’il ne leur plaisait pas, soit que leur contribution au collectif n’était pas valorisante. Ceux-là plus que tous les autres freinent des quatre fers pour revenir. Pourtant, on va les obliger à revenir disent plusieurs DRH, même si c’est en commençant par un ou deux jours par semaine jusqu’en septembre. C’est dire si loin d’un appel à une mobilisation générale les dirigeants marchent en fait sur des œufs.

– On peut étendre ce champ de questionnement au type de consommation et au tourisme. Ainsi, si on remarque une reprise aléatoire de la consommation, car si l’épargne a été forte pendant le confinement, et ce malgré les pertes de revenu, il s’agit de savoir ce qui sera consommé et s’il n’y aura pas de changement dans la structure des postes de consommation. Les effets n’en sont pas les mêmes. En effet, 85 % des services sont produits en France contre 36 % des produits manufacturés (Les Échos, le 29 juin). Dit autrement si le fait de ne pas aller au restaurant et au spectacle conduit à acheter un lave-vaisselle Bosch le compte n’y est pas ni du point de vue de l’emploi, ni du point de vue du maintien de commerces indépendants1 en centre-ville, ni du point de vue de l’équilibre des échanges commerciaux. Par exemple, la commercialisation de vêtements était un des rares domaines à ne pas être passé aux flux tendus. Le Covid-19 aura eu raison de cette exception. Le modèle de la profusion qui se termine en soldes (60 % de la production totale) de plus en plus fréquentes a montré son caractère inopérant pendant la crise. D’une manière générale il a stoppé la plupart des fuites en avant et la nécessité de flexibilité aux goûts versatiles et d’adaptation au climat (qui achète un manteau pour à peine deux mois d’hiver ?) devient essentielle.

– La bataille capitaliste pour les « valeurs » bat son plein : Le boycott commencé par le mouvement civique américain #StopHateForProfit, s’est amplifié en fin de semaine dernière visant, notamment, Facebook et Instagram de la part de grands annonceurs tels que Coca-Cola, Verizon, Unilever ou encore Starbucks, ce dernier spécialisé dans la défense de la « valeur » que représente le non-paiement d’impôts dans les pays où il s’installe. En conséquence, la société de Mark Zuckerberg a vu son action chuter de 8 % vendredi. Ce dernier a annoncé l’interdiction sur ses réseaux de toute publicité à caractère raciste ou discriminant (Les Échos, le 29 juin) ; et il va ajouter un avertissement sur les messages de personnalités politiques dont le contenu pose problème (en l’occurrence ceux de Trump que Twitter avait déjà sanctionnés), tout en les laissant en ligne, car ils ont une valeur informative, (Le Monde, le 30 juin)2. L’Europe ne sera pas en reste : sur le front de la censure, des convergences objectives entre extrême droite et extrême gauche3 marquent un recul historique des garanties en matière de liberté d’expression, même si la plupart du temps il ne s’agit que de pressions insidieuses.

Depuis les attentats de janvier 2015 à Paris, la lutte contre la propagande djihadiste et les « discours de haine » justifient des collaborations toujours plus étroites entre les forces de police et les plates-formes pour invisibiliser les expressions jugées illicites ou simplement « indésirables », selon le terme employé par M. Macron à l’UNESCO. Il s’agit à présent de massifier la censure en contournant les procédures judiciaires et en l’automatisant. Les États entendent en effet généraliser le recours aux techniques d’intelligence artificielle développées par les géants de la Silicon Valley pour identifier dans l’océan numérique les « contenus » jugés inappropriés et les bloquer. Et ce même si, pour l’heure, les plates-formes doivent encore faire appel aux milliers de « petites mains de la censure », ces travailleurs précaires chargés d’appliquer leurs politiques de modération. Dans un courrier conjoint envoyé à la Commission européenne en avril 2018, les ministres de l’Intérieur français et allemand évoquaient sans fard le but de ces textes : la généralisation à l’ensemble du Web des dispositifs de censure développés par Google ou Facebook (4). Ils expliquaient également que l’« apologie du terrorisme » — une notion extensible régulièrement instrumentalisée pour invisibiliser des expressions contestataires — ne constituait qu’un premier pas. À terme, écrivaient-ils, « il conviendra d’étendre les règles fixées aux contenus à caractère pédopornographique et à ceux relevant des discours de haine (incitation à la discrimination et à la haine raciale, atteinte à la dignité de la personne humaine) ».

– D’après Émilie Raoult, « la création des emplois aujourd’hui suivrait une logique d’agglomération, tandis que les migrations résidentielles se font au profit des zones périurbaines ». Le mouvement des « gilets jaunes4 », à l’automne 2018, a montré les tensions qui en résultaient. L’épidémie et le confinement risquent d’amplifier ce qu’Émilie Raoult appelle « le risque d’une inadéquation grandissante entre la localisation de l’offre et la demande de travail, risque contre lequel il appartient aux politiques publiques de lutter. » (Les Échos, le 30 juin). Or, jusqu’à là les politiques prenaient plutôt le chemin inverse en restreignant certains services publics de ces zones périphériques soit pour des raisons budgétaires (lignes de chemin de fer, postes, écoles rurales) soit pour des raisons dites technologiques (insuffisance d’équipement et de compétences dans les petits hôpitaux vétustes). Et si la dépense publique ne suffit pas à combler cet écart entre offre et demande d’emplois, il y a des demandes privées qui se bousculent au portillon profitant de la digitalisation de l’économie pour proposer leurs formations. C’est le cas de Microsoft qui veut, via Linkedin, accompagner le retour à l’emploi des 25 millions de personnes dans le monde à l’avoir perdu à cause de la crise sanitaire. Et les autres GAFAM ne sont pas en reste (Le Figaro, le 1er juillet). Mais pour nous les GAFAM ne font pas qu’accompagner le retour à l’emploi par le biais de formations, ils créent des emplois directement. Et contrairement à la doxa dominante qui sévit depuis les années 70, la formation n’a jamais créé d’emplois ; elle contribue bien plutôt à gérer les suppressions d’emploi, ce que J. Guigou a mis en avant dès 1973 avec l’exemple de Lip et de l’industrie de la chaussure à Romans5.

– Pensions et nivellement par le bas. Plusieurs experts (cf. Le Monde, le 1er juillet) font état d’une participation inégale au financement de la pandémie dans la mesure où les retraites indexées sur l’inflation (augmentation de 1,2 % en 2019) seraient mieux protégées que les salaires (baisse de 5,3 % dans le même temps). Avancer cela, c’est ne pas tenir compte du fait que le processus est inverse en période de croissance et surtout, ce que personne ne semble relever, que l’éventail des retraites est beaucoup plus resserrée que l’éventail des salaires avec sans aucun doute une baisse plus que proportionnelle des salaires les plus élevés.
Toujours à propos des retraites et alors qu’on reparle de la réforme ensablée dans la crise sanitaire, il est piquant de voir se confirmer, contre la volonté des États à allonger la durée de vie au travail, une volonté des dirigeants d’entreprises de mettre en avant comme solution provisoire aux dégâts de la crise sanitaire… la pyramide des âges comme c’est ouvertement le cas pour Airbus (d’ici 2027 où un tiers du personnel partira naturellement à la retraite dans les conditions actuelles (Les Échos, le 1er juillet). Mais 400 entreprises de la région toulousaine travaillent pour et seulement pour Airbus ce qui représente près de 100 000 salariés (Le Monde, le 2 juillet). Or, ces entreprises découvrent le concept de « l’entreprise étendue », qui a fait d’Airbus un groupe mondialisé, avec des usines d’assemblage jusqu’en Chine et outre-Atlantique. Les PME qui vivaient sous l’aile protectrice6 de l’ex-Aérospatiale à Toulouse ont découvert à l’occasion du dernier plan de restructuration qu’elles étaient désormais susceptibles d’être mises en concurrence avec des entreprises du monde entier. La présidente (PS) de la région Occitanie, Carole Delga, doit présenter vendredi une nouvelle mouture d’urgence du « plan Ader », destiné à sauver les meubles dans les PME en facilitant les regroupements d’entreprises. L’un des objectifs affichés est d’empêcher la prise de contrôle d’entreprises jugées stratégiques par des capitaux étrangers. Latécoère, l’entreprise pionnière de l’aéronautique à Toulouse, est ainsi passée récemment sous contrôle de fonds de pensions américains (Libération, le 2 juillet).

– Si on entend beaucoup parler des « accords de performance » qui feraient payer une partie de la crise sanitaire aux salariés, une nouvelle plus surprenante est venue du tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand qui a obligé la direction de Michelin à annuler sa proposition faite aux salariés de renoncer aux accords collectifs salariaux signés avant la crise sanitaire. Le côté croquignolesque de l’affaire réside dans le fait que la CGT et SUD n’ayant pas signé l’accord, ils ne pouvaient l’attaquer en justice et que la CFDT qui avait signé acceptant la proposition patronale, il ne restait que la vaillante CGC lutte de classes pour attaquer la proposition et remporter le morceau (Le Monde, le 7 juillet).

– Dans un document, publié mercredi 1er juillet, l’Association des administrateurs territoriaux de France (AATF) fournit des informations sur les rapports entre les différentes strates de l’État pendant la gestion de la crise. Les cadres territoriaux ayant contribué à cette enquête expriment un sentiment général d’insatisfaction et relèvent « un déficit de coordination ». Ils déplorent à la fois un « manque de concertation », « l’imprécision des informations et des directives », « le temps de latence entre les annonces gouvernementales et les conditions de mise en œuvre ». « Elles ont souvent dû anticiper les normes nationales et adopter des mesures dans un contexte d’incertitude quant à leur maintien dans le temps et leur sécurité juridique », note le rapport, rappelant les difficultés rencontrées à l’annonce de la fermeture des écoles ou dans la préparation du déconfinement. Pour le président de l’AATF, Fabien Tastet, ce retour d’expérience met en exergue, d’une part, la capacité d’adaptation et l’agilité des collectivités territoriales et, d’autre part, la nécessité d’« un État plus svelte et plus musclé ». « On a observé, pendant cette crise, un État effacé, désarticulé et englué, note-t-il (Le Monde, le 2 juillet). C’est qu’il est loin le temps ou la forme État-nation parlait encore dans un langage où s’opposaient « déconcentration » et « décentralisation7 » !

– Dans une certaine mesure la crise sanitaire enchaîne sur celle des Gilets jaunes dans la mise en cause de la représentation politique. Ceux qui se gaussaient de Macron élu par moins de 30 % des français crient pourtant victoire pour une victoire des « Verts » dans le cadre d’un taux d’abstention record qui marque décrochage par rapport aux institutions, indifférence politique, ressentiment car colère sans débouché (Libération, le 4 juillet). Pour Chloé Morin, directrice de l’Observatoire de l’opinion à la Fondation Jean-Jaurès, « Une majorité de français ont d’autres priorités que l’écologie ». L’autre point à retenir est celui de la désarticulation entre local et national. Les partis traditionnels droite/gauche continuent à dominer sur les valeurs idéologiques de l’ancien État-nation et ce même s’il y a une interprétation différente de ces valeurs (le RN est à ce niveau réintégré dans le champ politique). Ils résistent dans les petites et moyennes villes ; alors que LREM et les « Verts » épousent la fluidité des nouvelles formes réseau de l’État qui convergent dans les nœuds de pouvoir que forment les grandes agglomérations. Ces derniers s’échangent même ce qu’on ne peut plus appeler une « clientèle » fidèle, mais des individus-particules interconnectés et échangistes se portant sur LREM aux élections nationales, sur les « Verts » au niveau local (cf. aussi Rémy Lefebvre, enseignant de Sciences politiques à l’Université de Lille, Libération, le 4 juillet).

Interlude

– À la soirée électorale où il avait invité une vingtaine de personnalités proches, Macron a attendu le dessert pour annoncer le verdict final : « On a toujours tort de s’embourgeoiser » (Le Canard enchaîné, le 1er juillet).

– Dans son dernier essai, Dans la tempête virale, qui vient de paraître, le philosophe Slavoj Žižek pose son regard sur la pandémie de Covid-19 et souligne « la nécessité d’un communisme revisité, pragmatique. La survie nous l’impose. N’est-il pas déjà un tout petit peu à l’œuvre quand l’État réquisitionne des chambres d’hôtel pour gérer les malades et accueillir les personnels soignants ? Quand le président américain ordonne à General Motors de produire des respirateurs ? » (Libération, le 2 juillet). Après avoir soutenu avec Badiou que le communisme pouvait être sauvé en tant qu’idée, voilà qu’on apprend qu’il peut être sauvé par l’État et par Trump. Pas tant revisité que ça quand même puisque si Lénine et Trotsky nous ont présenté leur « communisme de caserne », Žižek propose un « communisme du désastre » avec un État plus puissant pour échapper au « capitalisme du désastre ». Et pour corser le tout un féminisme du désastre sans doute : « Plus que jamais, il nous faut des leaders forts. Le problème de Trump n’est pas son autoritarisme, c’est sa bêtise. Peut-être que les dirigeants doivent être des femmes, là où elles sont au pouvoir, en Allemagne, au Danemark, en Nouvelle-Zélande, en Finlande, la situation est souvent meilleure. Elles savent prendre des décisions fortes. Une petite provocation : peut-être que ce dont l’Angleterre a besoin, c’est d’une Margaret Thatcher ! ».

– Selon l’avocat au barreau de Paris Édouard Delattre (Libération, le 2 juillet), une dizaine de pays ont déjà inséré l’écocide dans leur droit pénal, parmi lesquels le Vietnam, la Russie et l’Ukraine. [Sans doute, pour un avocat parisien, trois grands modèles de lutte contre le crime contre les humains, NDLR].
Il propose par ailleurs des peines de réclusion criminelle proportionnelles à celles des trafics de drogue et d’être humains quand ils sont commis en bandes organisées. Il est vrai que les pays qui lui servent de référence ont des prisons bien pleines,

– La consigne vient d’une note publiée le 30 juin dans le New York Times : désormais, les journalistes du quotidien américain devront écrire « Black » avec une majuscule. La décision a été prise après avoir consulté « plus de 100 membres de la rédaction, et dans un contexte particulier : celui de la mort de George Floyd, tué par un policier blanc fin mai aux États-Unis. « Sur la base de ces discussions, nous avons décidé d’adopter ce changement et de commencer à “capitaliser” le mot “Black” pour décrire les personnes et les cultures d’origine africaine, aux États-Unis et ailleurs », écrit le New York Times qui visiblement pense que ce sont les journalistes qui font l’histoire au fil de l’actualité. Avant le Times, l’agence Associated Press (AP) avait pris la même décision. « Le noir en minuscule est une couleur, pas une personne ». Concernant une éventuelle capitalisation du mot « blanc », AP se pose toujours la question. Ce n’est pas le cas du New York Times, qui a de son côté tranché : « Nous conserverons le traitement en minuscule pour le mot “blanc”. Bien qu’il y ait une question évidente de parallélisme, il n’y a pas eu de mouvement comparable vers l’adoption généralisée d’un nouveau style de “blanc”, et il y a moins le sentiment que “blanc” décrit une culture et une histoire partagées. De plus, les groupes haineux et les suprémacistes blancs ont longtemps privilégié le style majuscule, ce qui en soi est une raison pour l’éviter. » En France, la grande majorité des médias met une majuscule à « Blanc » et à « Noir », principalement pour des raisons grammaticales. « A partir du moment où on l’utilise comme une ethnie, la règle des nationalités s’applique », explique Michel Becquembois, chef du service édition de Libé. La question qui se pose, c’est : combien de temps tiendra-t-elle encore ?

– À propos de l’intervention des banques centrales et particulièrement de la BCE sur les rachats de dette, il y a un point que nous n’avons pas abordé et qui est pourtant important parce que le comprendre permet d’éviter des confusions et déclarations plus ou moins militantes à l’emporte-pièce. En effet, ces banques centrales mènent déjà des politiques monétaires massives et non conventionnelles qui ont des effets redistributifs. Les achats d’actifs par les banques centrales réduisent les inégalités de revenus (salaires surtout) en soutenant l’emploi. Mais ils augmentent les inégalités de richesse (patrimoine surtout) en soutenant le prix des actifs (Benoît Cœuré, directeur à l’innovation de la Banque des règlements internationaux (BRI), in Les Échos, le 1er juillet) et par exemple les prix de l’immobilier ce qui avantage les propriétaires par rapport aux futurs accédants. Toutefois, c’est un effet pervers de l’intervention et non une volonté explicite. Les observateurs, pour la plupart, pensent que cela ne peut être compensé par « l’argent hélicoptère » que les banques centrales feraient pleuvoir au petit bonheur la chance, mais relève des politiques sociales et fiscales ; les banques centrales devant se contenter de surveiller que leur quantitative easing débouche sur une bonne allocation de l’épargne vers l’investissement et ne finisse pas en capture du marché financier (Le Monde, le 7 juillet). Macron semble avoir choisi, pour le moment en tout cas, le volet social des aides sans toucher à la question fiscale qui selon lui, tarirait l’investissement.

– La FED a décidé de limiter les versements de dividendes par les banques américaines ainsi que les rachats d’actions. Le but : préserver la disponibilité des capitaux en cas de faillites de débiteurs en freinant les tendances à la capitalisation (Les Échos, le 29 juin). Ce n’est en tout cas pas ce qui se passe au niveau des entreprises puisque 37 % des entreprises américaines cotées à l’indice SP500 ont versé en 2019 plus de dividendes qu’elles n’ont fait de bénéfices contre 29 % en Europe (Le Monde, le 7 juillet).

– La crise sanitaire a recentré l’Allemagne sur l’UE dans la mesure où sa politique du tout globalisation, axée autour de l’automobile et ses dérivés, qui l’amenait à s’en désintéresser, se heurte à une nouvelle situation où son marché intérieur et ses rapports aux voisins redeviennent importants (Les Échos, le 30 juin). Face à la Chine et aux USA, l’Allemagne semble envisager la question de la compétitivité à l’aune de l’Europe (digitalisation et Big Pharma). [Si on compare l’Allemagne et la France au terme à terme, l’État y est ordolibéral (colbertiste en France), la grande industrie nationale et exportatrice (internationale tout en étant centrée sur le marché intérieur8), la Bundesbank rigide sur les règles de Maastricht (la BDF plus accommodante), le Mittelstand pour l’économie sociale de marché (les PME plus petites) et à la recherche d’aides à l’investissement ou à l’exportation. Or, la crise sanitaire a mis à mal l’équilibre allemand et les trois premiers acteurs en ont tiré la leçon, seules les forces représentant le Mittelstand (et par ailleurs la Cour de Karlsruhe sur la dette) critiquant l’abandon de principes jugés intangibles, ceux de la propriété privée quand l’État entre au capital d’une entreprise de bio-tech comme il vient de le faire avec Curevac, (cf. relevé précédent) ; et du refus de toute tutelle quand l’actionnaire principal de Lufthansa menace de faire capoter le plan gouvernemental de redressement]. Mais Peter Altmaier le ministre de l’Économie défend sa nouvelle ligne stratégique industrielle avec l’argument qu’elle n’intervient pas pour soutenir des entreprises contre le marché, mais pour faire que les mêmes règles de marché s’appliquent à tous et donc aussi hors de l’UE, principalement en Chine et aux EU où les subventions vont bon train (Les Échos, le 30 juin). Dit autrement, nous sommes tellement éloignés des conditions de la concurrence libre et parfaite que les fervents soutiens d’une économe de marché régulé sont obligés de monter au créneau. Comme nous l’avons dit pour la France dans un relevé précédent, mais c’est aussi valable aujourd’hui pour l’Allemagne, dans ce nouveau contexte, le commerce extérieur ne peut plus se réduire aux chiffres de la balance commerciale. Il s’agit de rapatrier les productions à haute valeur ajoutée, raccourcir les chaînes de valeur, choisir ses interdépendances sur des critères aussi politiques qu’économiques. Deux exemples : le premier concerne le Nord de l’Italie qui est considéré comme vital par l’Allemagne. C’est ce qui a sans doute poussé les Allemands à faire pression sur les industriels de Lombardie pour qu’ils ne ferment pas les entreprises au début de la pandémie quand l’Allemagne n’était pas encore touchée et ce qui les pousse aujourd’hui à accepter de venir en aide à l’Italie parce qu’elle a besoin de ce Nord du Sud (Paolo Gentiloni, commissaire aux affaires économiques de l’UE dans Libération, le 1er juillet). Second exemple : pourquoi dépendre de la Chine, ce qui n’apparaît plus aux yeux de personne comme quelque chose de neutre, mais comme ayant été une solution de facilité qui s’est finalement révélée dangereuse, alors qu’il y a le Vietnam ou d’autres pays émergents ? Nous sommes donc loin d’un simple « moment hamiltonien » (cf. relevé VI) vers une sorte de fédéralisme comme en parle la presse. Les enjeux sont beaucoup plus globaux.

La politique industrielle n’est plus une incongruité française dans le monde occidental. L’affrontement entre grandes puissances et la violence de la crise économique provoquée partout par la pandémie conduisent les États à un interventionnisme de plus en plus assumé. Il ne s’agit plus seulement, pour les gouvernements, de prendre des mesures de soutien génériques ou sectorielles, mais de s’impliquer, y compris comme actionnaire, dans des situations particulières. Ainsi, l’administration Trump dans son souci d’avancer sur la 5G tout en s’opposant au chinois Huawei s’est renseignée sur la possibilité d’une prise de contrôle public sur Nokia le finlandais ou Eriksson le suédois. Outre-Manche aussi, les esprits ont beaucoup évolué. Même le Financial Times a basculé et appuie le « Project Birch » du gouvernement Boris Johnson, prêt à sauver avec l’argent des contribuables des entreprises en difficulté mais jugées stratégiques, comme le sidérurgiste Tata Steel ou le constructeur automobile Jaguar Land Rover ; et à se réclamer de Roosevelt plutôt que de Churchill pour lancer son New Deal9 de reconstruction par les infrastructures. Pour les Pays-Bas, cette évolution est encore plus contre-nature. Pourtant, le gouvernement de Mark Rutte s’y est essayé dès l’an dernier, en entrant par surprise au capital d’Air France–KLM. Objectif : faire contrepoids à l’influence française (Le Figaro, le 1er juillet).

Temps critiques, le 10 juillet 2020

  1. ؘ– Le gouvernement planche sur un nouveau plan de soutien au petit commerce qui dépasserait la simple suppression des charges pour cette année. Il parle de baisser les loyers par différents procédés telles que la création de sociétés foncières en lien avec les municipalités, alors que ce qui grève les marges relève plus de taxes importantes subies qui sont bien supérieures à celles de l’e-commerce (Libération, le 29 juin). []
  2. ؘ– Cf. aussi la tribune libre d’intellectuels américains contre la Cancel culture, Le Monde du 9 juillet et ses effets : licenciements immédiats sans médiations, enquêtes, autocensure. Salman Rushdie est un des signataires. Il doit quand même « halluciner ». []
  3. ؘ– On peut se rappeler l’exemple de censure des Suppliantes d’Eschyle le 25 mars 2019 à la Sorbonne. []
  4. ؘ– À noter que la taxe carbone n’a pas produit les mêmes effets partout. En Angleterre le pays le plus décarboné d’Europe, elle n’a produit aucune grève massive alors qu’elle a été imposée à un moment de pétrole cher. Elle a en partie été compensée par des soutiens aux ménages modestes. []
  5. ؘ– https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=396#Lip []
  6. ؘ– Airbus a signé une « charte de bonne conduite » avec les éléments de sa supplychain, comme on dit dans le jargon. « On connaît des boîtes qui travaillent à perte pour Airbus et qui sont sauvées chaque année pour ne pas les faire couler », glisse un militant CGT de la métallurgie. (Libération, le 2 juillet). []
  7. ؘ– Richard Ferrand (LREM et sur le perchoir de l’Assemblée nationale) croit avoir trouvé la porte de sortie en parlant d’une « décentralisation ascendante » (Les Échos, le 25 juin). []
  8. – Par exemple, l’Alpine-Renault de Dieppe qui tourne à moins de 50 % de ses capacités et qui est en sursis) est vendue à plus de 60 % en France, ce qui est trop limitatif pour un haut de gamme et par rapport aux « allemandes » qui ont une prime a priori à la qualité. L’automobile semble le secteur où la France a le plus de mal à vendre du haut de gamme et donc à maintenir l’emploi sur le territoire dans cette filière… qui est celle qui rapporte le plus de valeur ajoutée. Ainsi, la DS4 de PSA qui devait être produite à Sochaux le sera finalement sur un site allemand d’Opel. On s’aperçoit ici de la distance entre les stratégies industrielles des entreprises — ici la logique d’intégration d’Opel dans PSA —, qui n’ont rien de nationales et la politique industrielle que certains États veulent relancer. Mais au moins la stratégie s’avère-t-elle européenne avec en complément l’établissement d’un modus vivendi entre syndicats français et allemands de la métallurgie pour faciliter cette intégration en Allemagne sans trop de dommage en France (il s’agit là que d’une petite production en termes de quantité), Les Échos, le 1er juillet. []
  9. – Pour le Times toutefois « c’est peanuts » car les sommes engagées ne représentent que 0,2 % du PIB, contre plus de 5 % pour le New Deal américain (en Europe, l’enveloppe se situe un peu au-dessus de 1 %, ibidem). Cela apparaît d’autant plus insuffisant que l’intérêt de la dette est en net recul. Si on prend un pays comme la France, alors que la dette a presque doublé entre 2008 et 2020, l’intérêt de la dette a diminué de moitié (de 2,8 % du PIB à 1,4 %) et il n’y a pas de raison de penser qu’il en est différemment Outre-Manche. C’est donc particulièrement le moment, pour la société capitalisée, d’investir dans les écoles, logements sociaux et autres infrastructures d’autant que le chiffre de levée de dettes pour les nouvelles est encore nettement plus bas puisqu’il s’établit pour la France à -0,07.

    Ou comment s’enrichir en empruntant (Les Échos, le 7 juillet). Et ça n’a rien de fictif ! []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (X)

– À la rubrique gestion de L’État-réseau par ses intermédiaires qui supplantent les anciennes médiations institutionnelles en voie de résorption, la Convention-climat rend son diagnostic et ses préconisations. À noter que les 150 personnes tirées au sort ont été bien encadrées. En effet, l’organisation de la Convention a été confiée à un consortium d’entreprises : l’institut de sondage Harris Interactive pour le tirage au sort ; Eurogroup Consulting pour le socle d’informations à disposition des citoyens ; et, pour l’animation des débats, Res Publica et Missions publiques, deux cabinets de conseil en démocratie participative (Libération, le 19 juin). Mais on ne s’arrête pas à la « technique participative », il y a aussi une couverture idéologique : une trentaine d’universitaires surveillent le bon ordonnancement de la chose et que tout fonctionne suivant les règles post-modernes. Parmi eux, Maxime Gaborit, chargé de cours à Sciences-Po. Derrière l’activité des animateurs, il décèle « le rôle moteur des sciences sociales et leur réflexion autour des mécanismes qui permettent de produire une bonne décision » grâce à cette « ingénierie de la concertation ». Au sein des groupes, observe-t-il, les professionnels « veillent à distribuer la parole à tous et à éviter que ne se reproduisent des dominations de classe ou de genre ». Bref, une sorte de conjonction de « Nuit debout », d’Université Paris VIII et de « Grand débat ». Des tirés au sort donc, mais guidés par un bien petit « milieu » comme le reconnaît d’ailleurs Libération, dans lequel les startuppers de la communication et de l’information qui ont fait leurs armes dans les mouvements des années précédentes ont semble-t-il toute leur place dans une optique « d’open government ». « C’est un outil conçu par des technos, un affaiblissement du pouvoir représentatif », cingle un dirigeant de la majorité (Le Monde, le 20 juin). Mais rassurons-nous : tout cela est quand même dirigé par un « comité de gouvernance » de la Convention.

Et de quoi ont-ils accouché ? Sur les 150 mesures envisagées, toutes ont été acceptées sauf une (la baisse du temps de travail à 28 h) avec, comme dans les dictatures, des scores à plus de 90 %. Les sujets qui fâchent n’ont pas été abordés, telle la taxe carbone qui a été remisée à plus tard avec un moratoire de 5 ans peu engageant, mais très éclairant de la vive conscience de la part des « tirés au sort » qu’ils ne sont « représentatifs de rien » ou, si on veut être gentil, que d’eux-mêmes. Quant à l’énergie nucléaire, elle a quasiment été plébiscitée comme énergie décarbonée ! (Libération, le 22 juin). Par contre les déclarations de bonne intention sont légion et une nouvelle qualité de crime devrait être promue de par son inscription dans la Constitution : « l’écocide ».

– Marcus Rashford, l’attaquant international anglais de football et son réseau de followers ont fait plier le gouvernement britannique qui revient sur sa décision de suspendre les mesures de soutien alimentaire en direction des familles pauvres avec enfants (15 livres sterling soit 16,50 euros/semaines/enfant) prises pendant le confinement afin de compenser la fermeture des cantines scolaires. Où ne va pas se nicher la gestion par les intermédiaires aujourd’hui !

Pour éclairer maintenant l’aspect résorption des institutions au profit de la « gestion par les émotions », Sabine Prokhoris, dans sa tribune (Libération, le 19 juin) fait remarquer que le président de la République, garant de la séparation des pouvoirs, demande à la ministre de la Justice de se pencher sur cette affaire, puis que celle-ci propose de recevoir la famille du jeune homme alors que l’affaire judiciaire est en cours. Récoltant au passage le ridicule de se voir rappeler à l’ordre par l’avocat de la famille Traoré. Pain bénit pour Marine Le Pen, laquelle ne souffle mot, attendant d’empocher les dividendes d’une telle faillite politico-institutionnelle et pendant ce temps Virginie Despentes continue sa descente aux enfers en nous annonçant sur une radio du service public, qu’il n’y a jamais eu de « ministre noir » en France. Pauvre Taubira ; sans doute n’est-elle pas de la bonne couleur noire pour la « blanche » Despentes experte en couleur. La police de la pensée ne gagne toutefois pas à tous les coups, la loi Avia sur la haine en ligne vient d’être censurée par le Conseil constitutionnel. Quand on peut en venir à préférer un sursaut de ce type d’organisme de pouvoir par rapport à laisser la définition et la délimitation de la censure aux Gafam et aux groupes de pression de toutes sortes, c’est que l’heure est grave. Mais ladite Avia ne s’est pas démontée en répliquant : « Cette décision doit pouvoir constituer une feuille de route pour améliore un dispositif que nous savions inédit et donc perfectible » (Les Échos, le 18 juin).

– Au moins en ce qui concerne l’Europe, le Covid -19 aura accéléré les choix énergétiques vers une décarbonisation. De leur côté, les grandes compagnies pétrolières réorientent leurs investissements vers le gaz et l’électricité plutôt que vers les gaz de schistes et l’off shore profond, formes d’extraction à prix élevé. Mais cela s’accompagne de versements de hauts dividendes à leurs actionnaires qui pourraient avoir envie de se réorienter vers des secteurs plus porteurs à l’avenir que le pétrole parce que l’innovation technologique rend aujourd’hui la chose possible (cf. aussi la voiture électrique). Les collapsologues de l’épuisement de la dernière goutte de pétrole nous privant d’énergie sont donc devancées par de nouvelles anticipations capitalistes qui comptent compléter ces nouveaux investissements par l’exploitation actuelle des réserves de pétrole ordinaire sur la base d’un prix dorénavant structurellement bas (Ph. Escande, Le Monde, le 17 juin). Toutefois comme chaque tendance comprend des contre-tendances, la production de pétrole ordinaire, la moins onéreuse voit ses réserves entamées pendant que la demande potentielle va continuer à croître au niveau mondial. Le prix de ce pétrole devrait alors remonter à l’horizon 2027/2030 et à ses conditions, de nouveaux investissements dans l’exploration redeviendraient rentables (Le Monde, le 24 juin).

– Les déclarations de la Commission européenne et de sa commissaire à la concurrence Margrethe Vestager en faveur d’une réindustrialisation de l’Europe passant par des restrictions à l’entrée sur le marché européen d’entreprises subventionnées par des capitaux publics sont une première réponse à ce qui était apparu à beaucoup comme une anomalie, à savoir le rachat du port du Pirée à vil prix par le trust chinois Cosco. Mais là où la Commission avait laissé faire dans la période pré-Covid, sa décision est attendue en ce qui concerne le dossier de fusion entre Fiat-Chrysler et PSA. La tendance est au changement de stratégie avec une surveillance de la nature des IDE (par exemple le labo allemand Cure-vac en recherche de vaccin anti Covid, menacé par une offensive américaine a vu le gouvernement allemand y répondre par une entrée au capital), une taxation aux frontières (sur des produits textiles égyptiens… subventionnés par des chinois), mais par exemple, pour la taxe carbone, en toute logique elle ne pourra être imposée aux frontières que si son empreinte est d’abord réduite à l’intérieur de l’Europe (Le Monde le 28 juin). Dans la période antérieure, la Commission ne jugeait finalement que les atteintes à la concurrence au sein de l’Europe, alors que là, le projet est d’adopter une position globale et mondiale sur la concurrence d’abord pour donner une chance à des « champions européens » (cf. Relevé IX), ensuite pour s’opposer à des pratiques anti-concurrentielles d’entreprises non-européennes comme c’est le cas actuellement avec l’enquête en cours contre Apple.

Comme il était assez prévisible, la crise sanitaire renforce la tendance à la concentration et aux surprofits. Apple vient ainsi de décider de se passer (dans les deux ans) de son fournisseur de microprocesseurs, le leader mondial Intel (Le Monde, le 24 juin) pour produire ses propres puces pour Mac similaires à celles qui équipent déjà ses smartphones. Une internalisation de production qui renforce sa structure en écosystème et devrait lui faire économiser 1 à 2 Mds de dollars/an dans deux ans. Il faut dire qu’en pleine crise sanitaire et malgré la fermeture de 500 de ses magasins, sa capitalisation boursière a augmenté de 200 Mds de dollars depuis le début de l’année. Cette tendance à la concentration se retrouve dans beaucoup de secteurs ; par exemple le produit « bio » a fait une large percée hors de sa niche d’origine pendant la crise sanitaire et le confinement. Résultat : Monoprix avait racheté Naturalia ; Carrefour la pépite du web Greenweez, Picard1 rachète Bio C’Bon. Le but est que les discounters fassent ce que ne savent pas faire (lire : imposer) les pionniers du bio : faire pression sur les commissions pour assouplir le cahier des charges et faciliter l’augmentation de la production et la baisse les prix (Les Échos, le 24 juin). Mais même si la part du bio augmente, la production reste instable et la consommation incertaine en fonction de l’évolution du pouvoir d’achat. Toutefois, les « bios » résistent mieux que Fauchon !

– un exemple simple de défaut d’articulation entre niveau I et niveau II dans la société capitalisée, la décision des 27 de taxer les Gafam en 2018 avait reçu l’approbation de 26 pays sur 27 mais la règle de l’unanimité en matière fiscale a pu faire que l’Irlande fasse capoter le projet, ce pays étant le siège social de plusieurs de ces entreprises du numérique (Libération, le 19 juin). Comment financer le plan de soutien dans ces conditions ?

Interlude

– À propos de la campagne de dépistage conduite aux États-Unis, qualifiée d’« arme à double tranchant » par Trump : « Quand on fait ce volume de dépistages, on trouve plus de gens, on trouve plus de cas. Alors j’ai dit : ralentissez le dépistage », a assuré le président des États-Unis le 20 juin à Tulsa (Le Monde, le 23 juin). À noter aussi une forte augmentation de la contamination et des décès dans les États républicains qui ont refusé de confiner au début puis déconfiné plus vite. Le gouverneur républicain de Floride, farouche partisan de Trump a pris le contre pied de la déclaration du Président en déclarant que ces nouveaux chiffres ne pouvaient s’expliquer par un plus grand usage des tests.
– Castaner dans Le Parisien du 21 juin : « Quand on jette un pavé sur un policier on le jette sur un morceau de la République ».
Selon Le Figaro, le 19 juin : « Faute de débouchés sur les tables 5 % du vin français sera recyclé en gel hydroalcoolique ». Commentaire du Canard enchaîné du 24 juin : « Le Covid -19 sait à quoi s’en tenir ; grâce au pinard, les français auront de quoi lui faire barrière ».
–L’Oréal, une grande entreprise française marquée par ses rapports avec l’extrême droite dans les années 1930 puis par la collaboration vient de découvrir que noir lave plus blanc en supprimant sur tous ses produits les mots « blanc », « blanchissant », « white », « whitening », « fair », « fairness » (Le Progrès, le 28/06).

– Conséquence indirecte de la crise sanitaire la Lufthansa quitte le DAX (le CAC40 allemand), son déclassement étant dû à la situation difficile de l’aéronautique et du transport aérien. Elle y est remplacée par Deutsche Wohnen (Habitat allemand), un groupe propriétaire d’immeubles de location qui n’a rien fait, c’est le moins qu’on puisse dire, pour éviter la montée vertigineuse des loyers, surtout à Berlin, où le parc locatif représente 80 % du total à cause de l’histoire particulière de Berlin où la partie Est n’était pas sous le régime de la propriété privée. Devant la crise sanitaire, ce groupe immobilier s’est quand même engagé à créer un fonds de soutien pour les locataires ne pouvant temporairement payer leur loyer et à construire de nouveaux logements, problème particulièrement aigu dans cette ville où 50 000 nouveaux habitants sont comptabilisés chaque année depuis 2011(Le Monde, le 23 juin). Un DAX d’ailleurs affaibli par le trou béant découvert dans les comptes de la fintech Wirecard.

– À nouveau sur la dette et pour contredire les tenants de la tendance à la banqueroute, la dette française est détenue à 46 % par des investisseurs institutionnels résidents, dont 18 % par la banque de France ; les détenteurs non résidents représentent 54 % des détenteurs (en baisse puisque 60 % en 2015). Ceux-ci pourraient représenter un risque « extérieur » par rapport à la souveraineté nationale, mais on peut en douter dans la mesure où ces non-résidents sont de même nature que les résidents, à savoir eux aussi des investisseurs institutionnels et des banques centrales étrangères qui marquent ainsi leur confiance en la richesse potentielle du pays (par comparaison la dette italienne est presque totalement la propriété de résidents). Or dit P. Artus (Le Monde, le 24 juin) on n’a jamais vu une banque centrale provoquer volontairement une crise de la dette. Le fait que la dette soit largement possédée par des non-résidents permet aussi une meilleure « allocation des ressources » (orientation de l’épargne disponible) vers l’investissement productif par rapport aux seuls placements financiers sur la dette. Nous avons déjà parlé, dans de précédents « Relevés » du fait qu’il y avait eu depuis 2008 au moins, un découplage entre création monétaire et inflation la première n’entraînant plus la seconde. Pour être précis il faudrait rajouter que ce découplage ne concerne que le prix des biens et services qui restent stables et non le prix des actifs (actions et immobilier) qui augmentent fortement au risque de bulle si la création monétaire venait à perdurer après la reprise (P. Artus, Les Échos, le 24 juin).

– Les premiers signes d’une reprise plus rapide que prévue en juin pour l’ensemble de la zone euro et plus rapide en France que dans la zone semblent conforter le choix de l’État d’un remède de cheval pour soutenir les entreprises d’une part, le maintien d’un niveau de salaire par l’intermédiaire du chômage partiel d’autre part. Mais le gouvernement actuel va-t-il rester dans cette logique où bien faire du Fillon comme en 2010 où celui-ci étouffa la reprise d’après crise de 2008 en en revenant aux règles de l’orthodoxie budgétaire de compression des dépenses d’une part et d’augmentation des recettes par l’impôt d’autre part ? (Les Échos, le 24 juin) Pour le moment, Macron dit non, d’abord parce qu’il prolonge les mesures de chômage partiel à un haut niveau (l’équivalent d’une nationalisation des salaires) et ensuite parce qu’il adopte la perspective et le langage de la croissance quantitative (travailler plus, produire plus, recommencer à consommer). Or, dans l’automobile, si PSA réembauche 800 intérimaires parce que son PDG Tavarez tient bon la barre sous les auspices de Charles Darwin (Le Figaro, le 25 juin), un compétiteur né, la demande est au rendez-vous sur les modèles qui dégagent le plus de marges et permettent en outre l’embauche de personnel en France parce que ces modèles y sont encore produits… ce sont aussi les véhicules les plus polluants (les SUV 308 et 508) qui vont être produits par des salariés occasionnels auxquels, a priori, la Direction ne réserve aucune perspective de qualification par une formation quelconque. Vous avez dit croissance quantitative ? Il en est de même, de l’extension des mesures de chômage partiel jusqu’à octobre puis, dans une formule moins avantageuse du point de vue salaire pendant deux ans dans le cadre d’accords d’entreprise, mais où entend-on parler d’autre chose que « d’accords de performance » avec intensification du rythme du travail ? C’est-à-dire là encore une conception quantitative et cour-termiste de la performance que Dani Rodrick, professeur d’économie à la Kennedy School de l’université d’Harvard, dénonce dans Les Échos, le 25 juin ? En effet, la reconfiguration de la production post-Covid reste de l’ordre de ce qu’on appelait, dans les années 1975-1980 la restructuration capitaliste avec intégration de la technoscience dans le procès de production et ses conséquences : surqualification pour une minorité de salariés / déqualification pour la masse dans la mesure où les machines s’incorporent les anciens savoirs professionnels. Ce processus s’est depuis étendu au secteur des services produisant ce que Rodrick appelle la raréfaction des « emplois médians2 » qui, pour les américains, constituaient la base de leur « grande société » (cf. John Kennedy et Humbert Humphrey).

Les relocalisations, si elles sont effectives et qu’elles concernent bien, comme nous l’avons indiqué dans de précédents relevés, des emplois très mécanisés, pourraient peut-être s’inscrire dans la perspective tracée par Rodrick. Mais pour que cela soit significatif, il faudrait que leur nombre soit élevé et là les considérations spécifiques des différents pays interviennent. Si les allemands et les italiens produisent plus « national » que les français (respectivement 70 %, 75 et 64, source : Mickaël Valentin in Les Échos, le 25 juin) ce n’est pas parce qu’ils sont plus nationalistes, mais parce que les premiers ont conservé l’hinterland et les seconds les petites industries lombardes dynamiques et agressives (on a vu l’effet-Covid sur des villes moyennes comme Bergame et Brescia qui, malgré tout, ont refusé d’arrêter la production) qui forment un dense tissu industriel qu’on ne retrouve plus en France où domine un capitalisme de CAC40 et de FMN qui n’a pas d’intérêt particulier à produire sur le territoire français et a ainsi tendance à contrevenir à ce qui pourrait être éventuellement une politique industrielle et commerciale initiée ou orientée par l’État. Outre le problème que cela pose au niveau de l’articulation entre niveau national et niveau international, le résultat le plus visible se manifeste au niveau de la Comptabilité nationale aussi bien du point de vue de la mesure du PIB3 que du déficit de la balance commerciale.

– Sanofi fournit un bon exemple des restructurations actuelles dans l’industrie parce que ce n’est pas une entreprise sinistrée par la crise sanitaire, mais une entreprise qui tout en n’ayant jamais arrêté la production et finalement tiré son épingle du jeu dans la crise, n’en est pas moins obligée de se réorganiser. Quelle est la situation générale de l’industrie ? Depuis de nombreuses années la plupart des grandes entreprises sont en sureffectif et le restaient pour garder de la « ressource humaine » à disposition et ce, particulièrement dans le secteur de la recherche-développement (R-D), un secteur qui comme les autres dans une vision à court terme, doit être réorganisé pour se centrer sur ce qui est rentable immédiatement et donc pour Sanofi, ce sera sur les vaccins avec abandon d’autres activités. Nous avons vu dans d’autres relevés que le secteur R-D de Renault serait celui qui souffrira le plus de la restructuration à venir en termes d’emploi et pour les mêmes raisons. Par contre PSA qui s’est recentré plus vite arrive quand même en tête des innovations françaises cette année en les ayant ciblées.

Pour en revenir à Sanofi voilà donc un de nos principaux groupes du CAC40 qui vit à 80 % des remboursements de la Sécurité sociale, qui a touché 150 millions d’euros en crédit impôt-recherche et qui va maintenant recevoir une aide pour relocaliser la production de paracétamol (Neuville-sur-Saône, près de Lyon, environ 200 emplois d’après Le Monde, le 28-29 juin), mais prévoit par ailleurs d’en supprimer 1000 tout en versant 4 milliards de dividendes à ses actionnaires soit plus qu’en 2019. Que lui demande l’État en échange ? Premièrement, que ses vaccins soient immédiatement délivrés en France selon les besoins et non pas prioritairement aux États-Unis comme l’avait impudemment affirmé son PDG sous influence trumpienne sans doute ; deuxièmement ne procéder qu’à des départs volontaires en mesure d’âge ou en acceptation de changement de lieu de travail. Vous avez dit volontaire ?

  1. – Pour être plus précis la famille Zouari déjà plus gros franchisé du groupe Casino était devenue majoritaire chez Picard. Quant à Bio C’Bon elle a été fondée par le fonds d’investissement Marne et finance qui a eu l’originalité de faire appel directement aux particuliers pour la constitution de son capital. Leur part s’élevait à 25 % du total. []
  2. – Pour prendre un exemple en France, le secteur de la banque a perdu 130 000 salariés entre 2018 et 2019 même si, pour la plupart, ils ont bénéficié de mesures d’âge. []
  3. – Celui-ci ne prend en compte que ce qui est produit sur le territoire national, quelle que soit la nationalité de l’entreprise. C’est l’inverse pour le PNB. Mais ces indicateurs comme d’ailleurs celui de la balance commerciale perdent le sens qu’ils avaient, à l’origine, dans les premiers systèmes de Comptabilité nationale (1945-46) parce qu’ils ont été mis en place dans l’optique de mesurer des grandeurs cumulées (les « grands agrégats ») au niveau national. Ces systèmes de comptabilité nationale sont unifiés progressivement à la fin des années 70 (1976 pour la France) de façon à permettre les comparaisons internationales certes, mais sur la base des nations. Il est bien évident que la globalisation/mondialisation qui se développe dans le cours des années 1980 change complètement la donne en ce qui concerne la pertinence actuelle des anciens instruments de mesure. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (IX)

– On assiste à un début de dérive constitutionnelle à travers ou au prétexte d’une « urgence sanitaire » qui tend à fonctionner comme un véritable laissez-passer pour le pouvoir exécutif. Cela peut commencer par des choses assez peu spectaculaires comme la décision du Conseil constitutionnel du 28 mai 2020 où ce même Conseil saisi d’une « question prioritaire de constitutionalité » au sujet de l’installation d’éoliennes a décidé, en vertu de l’article 38 de la Constitution donnant force de loi aux ordonnances sous condition de ratification par une loi au Parlement dans la limite d’un certain délai, de faire comme s’il y avait eu ratification sous l’effet d’aubaine que représente la situation d’urgence sanitaire (en fait plusieurs dossiers traînaient effectivement). Une fois de plus se pose le problème constitutionnel de savoir si l’article 38 maintient l’équilibre entre ordonnances (l’exécutif) et ratification (le législatif), surtout dans une période où le gouvernement donne l’impression de ne gouverner que par ordonnances (Le Monde, le 6 juin). Le problème va à nouveau se poser sur un sujet majeur cette, fois, à savoir le prolongement ou non de l’état d’urgence sanitaire au-delà du 10 juillet sachant que les parlementaires ne pourront pas se réunir avant septembre. Le constitutionnaliste Dominique Rousseau s’est déjà élevé contre cette possibilité (Les Échos, le 8 juin). Conscient du danger le gouvernement prépare un projet de loi pour le 11 juillet où il serait possible de faire des restrictions similaires à celles du temps d’urgence, à l’exception d’un nouveau confinement, jusqu’au 10 novembre (Les Échos, le 11 juin).

– Les enquêtes judiciaires contre la police en France ont augmenté de plus de 23 % en un an. Il est vrai que plus les mouvements se développent — et cela a été le cas depuis plusieurs années — plus mathématiquement — dans le cadre où on est resté d’une répression accrue et de la criminalisation des luttes — ces chiffres ne peuvent qu’augmenter. Sur le même sujet, et en résonnance avec ce qui se passe aussi bien en France avec « Justice pour Adama » qu’avec la révolte après le meurtre de Georges Floyd, la ville-État de Berlin, pour lutter contre un type de discrimination, dite institutionnelle, a adopté jeudi dernier la « LADG », soit la loi anti-discrimination du Land qui vise à inverser la charge de la preuve en cas de conflit avec la police (Le Figaro, le 8 juin). Castaner encore un effort…

– Alors que les manifestations contre les violences policières ont montré que le droit de manifester ne se demande pas mais se prend, les syndicats continuent à chercher la marche à suivre pour la grande manifestation hospitalière du 16 mai. De la même façon qu’ils n’ont tiré aucune leçon du mouvement des Gilets jaunes, ils ne tirent aucune leçon du mouvement contre les violences policières. Ils restent comme leur statut le veut, attachés aux basques de l’État et à sa légalité censée être par définition légitime. Preuve en est, la CGT, avec la Ligue des droits de l’Homme, vient de demander au Conseil d’État la levée de l’interdiction de manifester (Libération, le 12 juin). Peu de chance qu’elle se rende compte que la légitimité de manifester se passe de sa légalité. « L’autorisation permettrait une concertation avec les autorités sur le choix du lieu, le parcours, l’encadrement par les forces de l’ordre », estime Patrice Spinosi, avocat de la LDH. Les syndicats l’affirment : ils sont aujourd’hui capables d’organiser des rassemblements dans le respect des gestes barrières en encourageant le port du masque et les distances entre participants. Ben voyons !

Le Conseil d’État semble mieux prendre en compte le rapport de forces quand, devant les manifestations répétées contre les violences policières, il vient de se prononcer, le 13 juin, pour une autorisation partielle jusqu’à 5000 participants au lieu des dix d’origine. Mais pourquoi le chiffre de 5000 plutôt qu’un autre, on ne le saura pas (Le Monde, le 16 juin).

– Dans l’entretien qu’il a donné aux Échos le 8 juin, le directeur général de Nissan insiste sur le fait que la priorité va être de baisser les coûts fixes. Plutôt rassurant pour l’emploi sauf que traditionnellement, dans les zaibatsu de l’industrie japonaise, les salariés titulaires avaient tendance à être considérés comme du capital fixe (« capital humain » et emploi à vie)… au coût fixe. On jugera donc sur pièce.

Mais dans les secteurs les plus touchés par la crise sanitaire (restauration-hôtellerie, aéronautique), c’est le capital variable qui devient surnuméraire. Trois économistes (Blanchard, Pisani-Ferry et Philippon) par ailleurs experts de Macron, bien que travaillant aux USA, proposent de subventionner les salaires de ces branches à hauteur de 30 % pour éviter que les entreprises ne ferment pour rouvrir plus tard. Le coût de l’opération ne serait pas très élevé, car il n’y aurait plus besoin de verser les allocations chômage et il y aurait, en compensation, une récupération des cotisations sociales sur les 70 % du salaire restant. Il s’agirait d’éviter un processus de destruction-création conjoncturel sur le temps court en aidant à la continuité de l’activité. L’autre volant de leur plan est que les banques se substituent à l’État pour l’aide aux PME dans la mesure où ce sont elles qui connaissent le mieux leurs clients et qu’elles pourraient donc faire le tri dans les défaillances d’entreprises qui ne vont pas manquer de survenir ; cela éviterait d’accorder des aides au hasard à des entreprises qui auraient fermé de toute façon.

– Ce type de subvention est aussi ce que préconise Patrick Artus économiste en chef chez Natixis (Le Monde, le 13 juin) quand se produisent des blocages comme dans le cas des « accords de performance » (voir relevés précédents) qui se font plus nombreux et dont certains semblent achopper sur la question des salaires comme chez Derichebourg dans l’aéronautique à Blagnac (Toulouse). L’idée c’est que soit la subvention doit aller à l’entreprise pour préserver l’emploi et la « ressource humaine, soit elle doit compenser la perte de salaire des salariés ; mais cela ne doit se faire que dans les secteurs qui le nécessitent vraiment parce qu’ils sont les plus touchés par la crise sanitaire et pour les entreprises qui ont un plan clair de reprise les rendant capables d’aller de l’avant quand la reprise sera amorcée. On peut avoir des doutes : Peugeot, Renault et Air-France, un plan clair ? Quant à des entreprises sous-traitantes comme Derichebourg (Airbus) elles ne sont effectivement pas prévues dans le plan d’extension du chômage partiel, pendant un an ou deux pour les salariés de l’aéronautique. En attendant et malgré la signature de l’accord par FO, la résistance s’organise chez les 1600 salariés avec la CGT et l’UNSA qui n’ont pas signé + un collectif de non-syndiqués déclarant représenter 400 salariés et qui appelle à une manifestation rejoignant celle des hospitaliers le 16 juin (Libération du 16 juin).

– Pour le Ségur de la Santé, la lutte sur les salaires des hospitaliers commence avec les propositions syndicales classiques comme celle de la CGT sur l’augmentation du point d’indice qui permet de maintenir et même d’accentuer la hiérarchie salariale ; ou celle plus égalitaire de Sud-santé qui demande un premier geste de 300 euros net pour les plus bas salaires avant toute discussion ultérieure (Le Monde, le 9 juin). Les pistes gouvernementales, outre un « premier geste », s’orientent plutôt vers une individualisation des rémunérations, au mérite ou suivant la technicité et la pénibilité, mais on voit mal comment cette dernière pourrait être détachée de la question d’ensemble des conditions de travail à l’hôpital et plus structurellement des interactions entre médecine de ville-urgences et hospitalisations. Le numerus clausus supprimé en 2020 et qui fonctionnait comme politique malthusienne ne résoudra pas les problèmes de lieu d’installation et de déserts médicaux comme la Seine-St-Denis en est apparue un, mais cela pourrait mieux servir de contention pour la masse de personnes qui se retrouvent aux urgences comme solution de facilité et dont une partie est déversée ensuite sur les hôpitaux en mal de lit. Le problème, c’est que comme dans le privé, tout le monde se sert au passage : la densité médicale permet de se payer à l’acte même quand on est conventionné, chaque passage aux urgences « rapporte » 161 euros à l’hôpital qui, de son côté, pratique maintenant la rétribution à l’acte. L’infirmière expérimentée passe dans le privé où comme le médecin elle double son salaire (Le Monde, le 16 juin). Le système entretient le système et les pharmaciens y jouent aussi leur rôle.

– Ceux que les médias ont appelés les « seconds de cordée » ont l’impression de retomber dans l’oubli. Leur relative héroïsation en temps de confinement se rapprocherait plutôt de l’esprit de sacrifice au regard des miettes qui leur sont promises ou accordées, il est vrai essentiellement dans le secteur privé où l’État ne peut se substituer à des directions qui arguent des difficultés de reprise (Le Monde, le 9 juin). On pourrait penser que les organisations syndicales… mais non puisque si les médias ont vilipendé la CGT pour avoir prétendument bloqué la reprise du travail à Renault-Sandouville, ils ont oublié de nous dire (excepté Le Canard enchaîné du 10 juin) que la CGT aux côtés de son supposé ennemi la CFDT avait signé avec la puissante DGB allemande une déclaration de soutien au plan de relance initié par Macron-Merkel. Néanmoins, les staliniens de la Fédération de la Chimie ont manifesté leur mécontentement contre la Direction de leur Centrale. La situation n’est pas sensiblement différente en Italie où les syndicats confédéraux, alors que les assemblées et les initiatives sur le lieu de travail sont interdites, relancent la concertation et, par la bouche de Maurizio Landini, un de leurs dirigeants, déclarent « en tant que syndicats, non pas seuls mais avec les associations et le gouvernement, nous avons fait des choses importantes et avons obtenu un plan de travail » (traduit du site carmillaonline qui y voit un exemple de retour des organisations ouvrières à la vieille stratégie togliattiste d’unité nationale de l’après seconde guerre mondiale).

– Les économistes Saez et Guzman qui ont déjà conseillé Elizabeth Warren la candidate démocrate aux primaires sur ce sujet, proposent une taxation provisoire des 1 % les plus riches pour rembourser les sommes prêtées, une solution pour eux plus plausible que celle d’un gommage de la dette par une inflation improbable dans les conditions actuelles (en France ces 1 % détiennent d’une manière ou d’une autre 20 à 25 % de la richesse nationale). Mais alors que le gouvernement n’entend pas céder, contrairement à 2008, des voix autorisées comme celle de Louis Maurin de l’Observatoire des inégalités, se sont penchées sur les seuils de richesse pour en tirer d’autres conclusions ; à savoir qu’il n’y a pas de raison que les ménages aisés échappent à la solidarité sous prétexte qu’ils ne sont pas dans les 1 % de plus riches.

Contre cette idéologie des 1 % de super-exploiteurs contre les 99 % d’exploités tous pareil qui s’est répandue depuis le mouvement Occupy Wall Street aux USA pour gagner ensuite l’Europe, Maurin propose un seuil de richesse qui pourrait concerner entre 8 et 10 % de la population au-dessus de deux fois le salaire médian (Le Monde, le 11 juin). Cela ne le conduit pas à négliger des mesures pouvant concerner les 1 %, puisqu’il montre que c’est en France qu’on trouve les plus gros revenus du travail en Europe (alors que c’est loin d’être le cas pour les revenus du patrimoine1 ), si l’on excepte la Suisse. Il n’y a donc pas eu, contrairement à ce que cherche à faire accroire un gouvernement qui crie au feu à la moindre occasion, de fuite des plus riches à l’étranger car ces derniers connaissent leur intérêt bien compris et de toute façon ont l’habitude de garder deux fers au feu. En valeur relative à l’augmentation de la population, il y a même eu un tassement du nombre de « riches », mais un approfondissement des écarts de richesse avec des classes dites moyennes qui ont vu s’accroître l’écart entre ses différentes composantes. C’est sans doute pour cela que Maurin cherche à définir, au moins fiscalement, un bloc « bourgeois » nettement plus important que celui des hypercapitalistes du sommet.

– Ce qui tranche dans ce que nous appelons le discours actuel du capital par rapport à ce qui a été jusqu’à la Première Guerre mondiale l’idéologie bourgeoise, c’est que, par exemple à propos des conséquences de la crise sanitaire, presque tous les articles parlent en terme de croissance ou de creusement des inégalités comme si cela était une surprise ou un effet pervers des restructurations et réformes amorcées dans le courant des années 1980, la période des « Trente Glorieuses » ayant produit un nouveau mode de régulation reposant sur la réduction des inégalités. Un processus effectif mais qui s’est dégradé puis inversé depuis la fin des années 1980 sauf en France où l’amortisseur social de l’État-providence a continué tant bien que mal à corriger en partie les inégalités en termes de revenu disponible.

Derrière ce discours s’entrecroisent des tentatives pour trouver des nouveaux modes de régulation et une plus grande flexibilité sous prétexte d’équité (Le Monde, le 11 juin et aussi notre relevé de notes (VII) mentionnant l’opposition entre insiders et outsiders).

Le dernier discours de Macron en date du 15 juin est typique d’un manque de ligne directrice. Il pose cette question comme s’il s’agissait de vases communicants où pour soutenir l’emploi des seconds il faudrait que les premiers fassent des sacrifices. C’est inepte parce que ce qui détermine le problème est ailleurs, c’est-à-dire que son « règlement », de toute façon problématique, dépend d’abord du niveau de la stratégie de relance : savoir si elle est essentiellement française ou européenne et nous l’avons déjà dit si elle est européenne ce que semblait laisser penser les derniers accords et les déclarations de Von der Leyen sur la nécessité d’une politique industrielle européenne avec des « champions » européens, la question de la compétitivité et de son rapport à la croissance qui détermine le taux d’emploi ne peut pas être première ou alors uniquement si on la rapporte au niveau mondial, mais c’est alors d’une compétitivité européenne dont il s’agirait, une compétitivité européenne en grande partie sabotée jusque-là par la volonté de la Commission européenne de lutter contre toute tendance monopolistique à l’intérieur du marché unique. Une politique qui l’a conduite à s’opposer à maintes fusions entre entreprises européennes.

Elle dépend ensuite de la qualité de la relance ; très clairement Macron ne semble pas s’orienter vers une relance des infrastructures publiques et dans une démarche écologique. En effet, les secteurs ciblés comme fondamentaux sont ceux qui sont au cœur du modèle capitaliste de croissance hérité des Trente Glorieuses et ils concernent des entreprises qui n’embauchent qu’à la marge, mais dont la production gonfle le PIB et entretient un semblant de tissu industriel traditionnel comme c’est encore le cas pour l’automobile. Aucune relance particulière du secteur du bâtiment (logements sociaux par exemple qui manquent cruellement pour les plus démunis et les plus jeunes) n’est pour le moment mise en avant. Dans le flou actuel la seule façon, pour le gouvernement, de faire tenir en l’état le couple salariés garantis/salariés précaires sans risquer des situations explosives est de suivre la voie scandinave en rajoutant de la « flexsécurité ». Certaines mesures vont dans ce sens avec les nouveaux contrats d’intérim (cf. Relevé VIII), la transformation des contrats de certains salariés ubérisés de contrats commerciaux en contrats de travail, des projets de formation professionnelle de conversion. Tout cela complété, à l’autre pôle par la continuation du déclin d’embauche de fonctionnaires aux conditions de leur régime particulier (on l’a vu avec le projet de réforme des régimes spéciaux) remplacés au mieux par des CDI et autrement par un développement de différentes formes de contrats d’auxiliaires qui donnent malgré tout du travail à des jeunes sans passer par les concours ; et pour le noyau dur des salariés dans les grandes entreprises du secteur privé, les « accords de performance collective2 ».

Les mêmes injonctions contradictoires se retrouvent dans ce que le gouvernement nous présentera comme l’opposition salaire/emploi comme si la solution idéale était forcément celle choisie par les allemands avec Schroeder ou pire celle des anglais, « d’incitation » forcée au travail et à la multiplication, de fait, des petits boulots3, c’est-à-dire une politique d’arbitrage qui ne change pas de paradigme. Maintien coûte que coûte de la croissance d’un PIB pourtant de plus en plus critiqué parce que détaché de la mesure de la richesse produite de par sa mesure purement quantitativiste qui ajoute les moins au plus comme si on avait que des plus (cf. les différents articles dans la presse de Dominique Méda sur ce sujet, certains de ses arguments ayant déjà été avancés dès 1968 par Jean Baudrillard dans son livre La société de consommation). Priorité accordée à une politique de l’offre, alors que de nombreuses entreprises sont en situation de surproduction contenue. Et nous ne parlons pas ici d’abolition du capitalisme, tant s’en faut. On guette juste un pas de côté.

Interlude

– Les syndicats les plus attachés au caractère national des examens sont le SNALC et le SNES. Les syndicats qui ont le plus poussé à la suppression de l’épreuve de français au bac de 1re sont… le SNES et le SNALC (Le Figaro, le 8 juin). Cherchez l’erreur. Le double langage des enseignants a encore frappé. A noter que deux mois après le confinement et deux mois de battage gouvernemental sur l’école en télétravail, qui à court terme accroîtrait les inégalités et à terme la fracture sociale, nos dirigeants et la presse continuent à employer la notion de « distanciation sociale » et non celle de distanciation physique (ibidem) sans y voir aucune contradiction et surtout aucune acceptation implicite de ce qu’ils font semblant de dénoncer par ailleurs.
« Pendant le confinement, j’ai travaillé comme un Romain ! » déclare de son côté le ministre Blanquer (ibidem). On ne sait pas de quel « Romain » il s’agit là. Est-ce le Romain des administrations romaines qui, il y a encore quelques dizaines d’années, venait pointer le matin et repartait immédiatement pour faire « un vrai boulot » dans le secteur privé ou le Romain de la Rome antique et ses travaux herculéens… effectués par ses esclaves ?

– « Si tu continues, je te renvoie à l’école » (parole de parents, Le Monde, le 15 juin). Tout un programme en effet (cf. à ce sujet sur notre blog le texte de J. Guigou : « École, déconfinement et autonomisation des apprentissages »).
– « Dans la situation exceptionnelle que nous vivons aujourd’hui, l’essentiel est de maintenir un lien pédagogique et éducatif avec tous les apprenants et notamment les plus fragiles, afin de maintenir leur encrochage » (note d’après confinement adressée par l’Inspection de l’enseignement agricole aux 220 établissements concernés). La même note invite aussi les professeurs « à préparer des temps d’échanges individuels et collectifs synchrones et asynchrones avec leurs apprenants » (Le Canard enchaîné, du 10 juin).

– Toujours dans la novlangue du capital, « la problématique » continue à faire fureur en remplaçant définitivement le trop vulgaire « problème » ; ainsi, pour le président de l’Adhrhess Mathieu Girier, une structure qui réunit les responsables RH des établissements de soins, « La vraie problématique, c’est qu’on manque d’agents ». Dit comme cela ça va être difficile de problématiser. Des exemples comme cela il y en a plusieurs par jours dans chaque article de presse et nous ne parlons pas de la radio et de la télévision.

– Alors que 87 % des interrogés (Le Monde, le 10 juin) pensent que « C’est aux scientifiques de dire quelles mesures doivent être prises pour lutter contre l’épidémie et le gouvernement doit les appliquer le plus strictement possible », 73 % des mêmes estiment que « les chercheurs servent trop souvent les intérêts de l’industrie, notamment pharmaceutique »… tout en affirmant à 86 % que « les chercheurs sont des gens dévoués, qui travaillent pour le bien de l’humanité ». Ah, comme les sondages sont réconfortants dans leur fabrication de l’équivalence des opinions. Ils réduisent la dialectique à son sens littéral de « contradiction ».

– Comme nous le disions dans nos relevés précédents à propos de la « reproduction rétrécie », la relance des entreprises va se faire sur des bases darwiniennes : les experts d’Alix Partners, par exemple, s’attendent à une rationalisation industrielle (moins de modèles, davantage de plates-formes communes) et à l’accélération des partenariats, voire des fusions/acquisitions. L’étude anticipe une baisse du point mort (nombre de véhicules produits en dessous duquel l’industriel perd de l’argent) à 65 millions, contre environ 80 millions l’an dernier, une nécessité sur un marché saturé et en reconversion du point de vue énergétique. « Ceux qui ont su abaisser leur point mort avant le Covid ont un avantage certain » (Le Monde, le 9 juin).

Quant à l’effort budgétaire et monétaire des États et de la BCE, le prix Nobel Joseph Stiglitz, dans Les Échos du 11 juin, estime que pour l’instant il ne semble pas avoir eu « d’effet multiplicateur » puisqu’il a renforcé l’épargne plus que la demande (consommation + investissement) ; et les liquidités bancaires en excédent, si elles ne sont pas dirigées vers des entreprises désirant investir, risquent d’alimenter encore des placements spéculatifs. Pour briser ce cercle vicieux, les pouvoirs publics devraient intervenir d’abord en donnant des bons d’achat en direction des ménages pour stimuler la consommation ; ensuite en garantissant aux entreprises des compensations si une durée trop importante de la crise entraînait des défauts de paiement de leurs clients. Bon, le « monde d’après » pour Stiglitz ressemble beaucoup au monde d’avant et sans grand nouveau projet capitaliste, ses remèdes ne rendront confiance ni aux ménages ni aux entreprises.

Les décisions de soutien à Renault vont dans le même sens ; elles entérinent la doxa de Renault (et Peugeot) comme quoi il est impossible de construire un petit modèle en France alors que la Yaris de Toyota triomphe à Valenciennes. Tout ça pour se projeter sur une voiture électrique dont on ne sait pas encore si elle se vendra en nombre suffisant pour équilibrer les investissements. Une fuite en avant donc… sans plan clair. Même dans les secteurs de pointe plus récents comme la pharmacie — et alors que les entreprises n’ont pas été touchées négativement par la crise sanitaire (elles n’ont jamais fermé) — et bien cela n’empêche pas de fermer des entreprises, comme s’apprête à le faire Sanofi qui abandonne son centre de recherche d’Alfortville (Val-de-Marne). C’est comme si la réindustrialisation repérée statistiquement depuis 2015 en France n’empêchait pas la désindustrialisation par transfert territorial de capital. Ce transfert est médiatisé dans le cadre de la mondialisation, mais il l’est moins quand il consacre des transferts interrégionaux. Ainsi le secteur industriel en Île-de-France n’a représenté que 5 % des créations d’emplois depuis 2018 au lieu de 19 % pour le reste de la France (Le Monde, le 16 juin). Terrain et immobilier y sont en effet devenus trop onéreux et les usines trop polluantes par rapport aux nouveaux critères environnementaux.

– Alors que les gamins et adolescents gambadent par grappes agglutinées, l’école continue à faire de la résistance avec des règles qui ne s’appliquent plus qu’à l’école. Comme si derrière tout ça se cachait la crainte d’actions en justice en cas de contamination. Pressé de toute part le ministre vient de déclarer à nouveau l’école obligatoire pour tous, sauf pour des lycéens qui, pour la plupart, sont en vacances depuis longtemps avec l’annonce de la suppression du bac de 1re et l’épreuve de Term’ sur dossier ne comptabilisant pas les notes du confinement. « Pour la première fois le rapport entre les lycées d’élite et les autres s’inverse » (Eléa, élève de Term’ à Henri IV, Libération, le 15 juin) avec des notes de contrôle annuel plus sévères dans les premiers qui vont nuire aux mentions sur-vitaminées des années précédentes.

– Un condensé de l’inessentialisation de la force de travail transparaît à travers l’historique des mesures prises « en faveur » de l’emploi des jeunes en France depuis plusieurs décennies. Pour l’ensemble des actifs se sont succédés les travaux d’utilité collective en 1984, puis, après un « plan d’urgence pour l’emploi des jeunes » en 1986, les contrats emplois-solidarité, puis les contrats initiative emplois, les emplois-jeunes, les contrats jeunes en entreprise, ceux dits « d’avenir », « d’initiative emploi », ou « d’accompagnement vers l’emploi ». Il y aura aussi les mort-nés contrats d’insertion professionnelle (CIP) de 1994 et contrat première embauche (CPE) que les mouvements lycéens-étudiants refuseront, le contrat unique d’insertion, les emplois d’avenir, le parcours emploi compétences et, enfin, la garantie jeunes, généralisée au 1er janvier 2017. Un enchaînement de dispositifs qui illustre la limite de ce type de politique. Parallèlement, des aides pour les entreprises embauchant des jeunes ont été prises le plus souvent sous forme d’allégements de charges. À ces mesures, il convient d’ajouter les derniers dispositifs en faveur de l’apprentissage et de l’alternance (Le Monde, le 15 juin).

– Pour ceux qui pensent encore que le « capital fictif » n’est que spéculation et n’aurait rien à voir avec « l’économie réelle », l’exemple de Nikola Corporation leur ouvrira peut-être les yeux. En effet, cette start-up américaine vient de se manifester sur le devant de la scène économique. Spécialisée dans le secteur du camion électrique à hydrogène, sa capitalisation boursière a bondi, atteignant les 34 milliards de dollars (31 milliards d’euros), soit autant que la valeur combinée de PSA, Fiat-Chrysler Automobiles et Renault. Une valorisation d’autant plus sidérante que Nikola n’a jamais vendu ni même vraiment produit un seul véhicule, qu’il prévoit un chiffre d’affaires nul pour 2020 et que sa propre usine d’assemblage en Arizona ne sera pas opérationnelle avant 2027 (Le Monde, le 15 juin).

– À nouveau sur la dette et contre ceux qui nous serinent qu’il ne faut pas se leurrer sur la possibilité d’un « tour de magie monétaire ». Mieux que la mutualisation de la dette dont on a déjà parlé dans des Relevés précédents se fait jour une solution capitaliste d’annulation pure et simple de la dette qui n’a rien d’utopique (cf. l’article du journal Le Monde, le 15 juin : « Pour une annulation des créances détenues par la Banque Centrale Européenne (BCE) »). Dans ce projet présenté par des chercheurs, dont le très sérieux Gaël Giraud, il s’agirait d’annuler uniquement les dettes rachetées par la BCE depuis 2015 et non celles détenues par les banques commerciales, les assurances ou les fonds de pension. En effet, annuler ces dernières conduirait à ruiner les épargnants y compris les petits épargnants (« l’euthanasie des rentiers » produite par la crise de 1930), alors que la BCE ne peut se ruiner elle-même parce que sa dette n’est exigible par personne. Les États endettés n’auraient donc ni à rembourser l’intérêt de la dette (ce qu’on exige d’eux en premier d’habitude) qui de toute façon aujourd’hui est proche de zéro, ni « le principal » et ils pourraient donc immédiatement s’endetter d’autant (2320 mds d’euros dont 457 pour la France) pour, par exemple, une reconversion verte des investissements au lieu de laisser rouler la dette jusqu’à des ratios dette/PIB (120 % pour la France) qui ne peuvent que conduire les « politiques » à des choix d’austérité sous-tendue par une morale sacrificielle (« il faut bien payer » ; « il ne faut pas sacrifier la génération future » et autres rengaines du même type).

L’annulation des dettes aurait aussi l’avantage d’éviter tout risque inflationniste. En effet, il n’y aurait pas création monétaire puisque l’annulation ne ferait qu’empêcher la destruction monétaire qui préside à tout remboursement. Par rapport à un endettement public qui continuerait à croître au mieux pour assoir des investissements publics nécessaires, L’État ou l’ensemble de ceux de l’UE fonctionnant alors comme assureurs en dernier ressort, l’annulation ne craindrait pas une remontée des taux, elle subirait juste une baisse de ses fonds propres qui ne l’empêcherait pas de continuer à fonctionner. Mais ce plan, le plus radical du point de vue capitaliste aussi bien dans sa conception que par l’effet de choc qu’il produirait, est pourtant celui qui risque de n’être essayé qu’en dernier recours, une fois épuisées les autres « solutions ».

Un exemple de ces solutions qui n’en sont pas : quand l’exécutif entend faire passer la dette Covid dans la dette sociale, cela revient à augmenter des prélèvements sociaux qui seront payés par les salariés et les retraités (une fraction de la CSG y serait consacrée et la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) serait prolongée de 9 ans) pour un gouvernement qui claironne à tous les vents que la France a déjà le plus haut taux de prélèvements obligatoires…. Julien Damon, enseignant associé à Sciences-Po (Le Monde, le 9 juin) pense qu’il aurait été plus juste que l’État garde la dette Covid dans son giron puisqu’il s’agit de « sa » dette et qu’en plus il peut actuellement la financer à long terme à des taux très faibles. Il s’agit bien là d’un choix politique.

Un autre plan semble plus probable (Le Monde, le 16 juin) qui verrait l’UE déléguer à la Commission européenne une autonomie budgétaire lui permettant d’emprunter à bon marché du fait de son évaluation AAA. En conséquence, un pan du budget ne dépendrait plus des États qui eux, sont tenus à l’équilibre, et le financement pourrait provenir de taxes communes dont nous avons déjà parlé.

– Après le discours autour du « plombier polonais », un des premiers cas de « travailleurs détachés », c’est aujourd’hui au tour de PSA de rapatrier d’urgence en France ses salariés polonais qui travaillent localement pour son groupe. Il s’agit de parer aux commandes en retard alors que les intérimaires du groupe travaillant dans les sites en France ont été écartés pendant la crise sanitaire. Devant cette situation, le gouvernement réagit comme s’il se trouvait surpris des incidences de la mondialisation parce que ce qui se fait parfois entre usines nationales d’un groupe (les ajustements temporels de personnel) devient tout à coup international et apparaît comme un mauvais coup contre les travailleurs français d’une entreprise française (Le Monde, le 15 juin). L’arroseur arrosé. Selon les dernières informations (Le Monde, le 16 juin), l’action du gouvernement aurait porté ses fruits. Toutefois cela ne concernera que le plus gros site d’Hordin (Nord), mais pas ceux de Metz et de Douvrain (Pas-de-Calais) où des salariés polonais sont à pied d’œuvre depuis le 15 juin.

« Je vais demander à Muriel Pénicaud d’aller travailler six mois en Pologne ! Ce n’est pas la société que je souhaite pour mes enfants » a déclaré avec aplomb le secrétaire national du PCF. Est-ce à dire qu’il exonère les 50 ans de stalinisme subit par la Pologne de toute responsabilité sur la situation actuelle ?

Temps critiques, le 17 juin 2020

 



 

Nous vous livrons un commentaire d’Harpo du 18 juin sur une partie de notre « Relevé (IX) », celle qui concerne les hospitaliers, (notre texte est retranscrit en italique) suivi d’un éclairage de la situation à Alès.

– Un premier niveau est celui des intérêts de classe qui sont sous-jacents à la tension, antécédente au confinement, générée parmi les personnels hospitaliers par la rentabilisation managériale capitaliste, et dont la gestion irrationnelle gouvernementale du confinement Covid-19 aura mis en évidence les aspects saillants : salaires (et non « primes »), effectifs, équipement et lits… Je reprends un passage de « Relevé de notes…IX » publié sur le blog de « Temps Critiques » pour « faire court »

C’est assez explicite en ce qui regarde la torsion dynamique, dans la lutte, entre revendications quantitatives et revendications qualitatives des personnels les plus exploités dont et le temps de travail et la qualité de vie continueront à se voir dégradés par les objectifs de rentabilité maintenus par « le retour à la normale »…

-Le second degré du regard porte sur la manif’ : manifestement, il y a eu « un cortège combatif » parti de l’hôpital avec les délégations motorisées parties dans d’autres établissements hospitaliers, présent dès 14h devant la Sous-préf’, et un cortège de l’intersyndicale parti lui aussi de l’hôpital et plus fourni, qui arrivera sur place une heure plus tard, alors que les premiers étaient « partis faire un tour » en ville…
Assis sur le muret attenant au terre-plain de la Sous-préf’, je me trouve face aux camarades qui s’époumonent en slogans et discours anti-capitalistes, lorsqu’à côté de moi, j’entends la conversation de trois infirmières cinquantenaires d’un établissement hospitalier voisin, « qui sont venues aux nouvelles », avec une plus jeune de l’hôpital d’Alès, visiblement au fait des décisions de l’UL-CGT d’Alès, mais pas de la Fédé-Santé-A.P. du Gard, de donner cette forme à la mobilisation nationale. De ce que j’en entends, la mobilisation a reposé sur les établissements (dont l’hôpital d’Alès) sur lesquels la surcharge du confinement a pesé. Les trois infirmières disent que c’est à peine si des consignes syndicales leur auront été communiquées, leur présence étant due à des coups de téléphone passés à des collègues. Sous la langue, j’entends aussi que l’une d’entre elles trois a plus d’ancienneté que les deux autres, ou un statut élevé dans la hiérarchie, comme « infirmière-chef », à la fréquence avec laquelle elle insiste sur « l’organisation de son service »…Puis, une camarade des G.J. (présente à « La G. » le lundi 1° Juin, et à « Là-Tes-Rives », le vendredi 5 vient leur parler à elles quatre, et je perds le fil…

-Enfin, le troisième degré du regard porte sur le contenu anti-capitaliste et anti-hiérarchique de notre présence dans cette lutte, par-delà les objectifs de cette lutte, qu’elle soit à même de « dépassement ou non ».

« Le problème, c’est que : comme dans le privé, tout le monde se sert au passage : la densité médicale permet de se payer à l’acte même quand on est conventionné, chaque passage aux urgences « rapporte » 161 euros à l’hôpital qui, de son côté, pratique maintenant la rétribution à l’acte. L’infirmière expérimentée passe dans le privé où comme le médecin elle double  son salaire (Le Monde, le 16 juin). Le système entretient le système et les pharmaciens y jouent aussi leur rôle ».

Ayant été « patient » à l’hôpital d’Alès pour une ablation de la vésicule biliaire, voici 3 ans, je ne puis pas dire que j’aie ressenti ou observé quoi que ce soit en 72 heures qui « écorne » la procédure à laquelle je me suis conformé. En tant que « patient », on est presque « rassuré de la division du travail », entre chirurgien-spécialiste, anesthésiste, radiologue, infirmières du bloc, infirmières d’étages, comme si, mentalement, l’ignorance des surprises que réserve son propre corps à l’intervention chirurgicale demandait à ce que « chacun son métier et les vaches seront bien gardées », jusqu’à ce que quelque chose « coince » et provoque « le dédouanement administratif », le « retranchement derrière la procédure » et la décharge que l’on a signée… Donc, on est « attentif » parce que c’est de sa propre couenne dont il s’agit, et pas spécialement contrariant pour ne pas risquer se voir fermée l’écoute…
C’est d’auparavant dont je parle de « 3° niveau de regard » qui porte sur à qui donne-t-on le droit de toucher ou d’intervenir sur son propre corps, par des gestes appropriés, codifiés selon une procédure qualifiée et ce qu’on y aperçoit, au détour d’un rapport de mise en confiance réciproque ?

Lors d’un internement en U.M.D. (Unité de Malades Difficiles) de plus d’un an, suite à mon évasion d’un C.H.S. où j’avais été placé en P.O. préfectoral découlant d’un art.64 prononcé sans jugement par une juge d’instruction en 1988, j’avais pu observer et écouter chez des infirmiers psychiatriques la dimension de « promotion sociale » que prenaient leurs qualifications lorsqu’ils provenaient de milieux agricoles ou ouvriers. Ils abondaient en empathie et en « pédagogie » dans leurs relations aux patients, ne manquant jamais de « valoriser l’acte » au moment où ils le pratiquaient, comme pour compenser la sécurité de l’emploi qu’ils avaient recherché (quelqu’un qui vous répète qu’il n’est pas fonctionnaire avant de vous faire la piqûre qui vous met H.S…). En fait, ils devaient être « dévots » face aux injonctions du tout-puissant médecin-psychiatre du pavillon, qui avait notre dossier en charge, et nous remettait entre leurs mains, surveillance de tous les instants, applications du traitement et consignes particulières de « sécurité » selon le degré de dangerosité individuelle signalée ou estimée en « équipe », du lever le matin à 07h00, au coucher à 20h00 en dortoirs de 20, en passant par la cantine, matin, midi et soir, dans un réfectoire de 100 places environ et les ateliers d’ergonomie (reliure, maçonnerie, métallerie…). Ainsi, « la valorisation des actes » faisait-elle écran au rapport coercitif pour l’insinuer et enjoindre au « consentement » du patient sur tout aspect de sa détention et de sa domestication, « pour son bien »…
Le comportement d’infirmiers-stagiaires de passage, en « formations plus qualifiées et qualifiantes » était plus distant et moins « familier »…

C’est évidemment cet aspect corollaire de l’aspiration au « retour au programme du C.N.R. » pour ce qui est de la Fonction Publique hospitalière, qui trimballe une raideur corporatiste devant les approches du corps alternatives, dans la mesure où elles fragiliseraient « les idées reçues hiérarchiquement admises » ayant cours, essentiellement vitalistes, voire parfois positivistes sans le savoir… et compliqueraient la segmentation des tâches de plus en plus précises et spécialisées incombant à un personnel en effectifs de plus en plus réduit, que je souligne là.
L’épisode Covid-19 a inhibé une part de la révolte hospitalière dans les faits, par l’astreinte, la pénibilité et l’absence criante de moyens, parce qu’il y a la relation aux patients, et ce sont les pires conditions pour faire avancer des approches du corps qui s’éloignent définitivement d’une chirurgie provenant de la chirurgie de guerre, tant par sa brutalité, que par son aspect hiérarchique.

Harpo

  1. – Il n’est donc pas étonnant que l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) ne touche plus que 133 000 contribuables déclarant un patrimoine immobilier supérieur à 1,3 million d’euros, bien moins que l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) qu’il a remplacé et qui touchait, jusqu’en 2018, 358 000 foyers. Pas touche à l’ISF du côté du pouvoir et de la droite est devenu un marqueur du même type que le pas touche aux 35 h du côté de la gauche et des syndicats. C’est pour cela que le gouvernement lui préfère une solution de taxe des Gafam et de taxe carbone aux frontières. []
  2. – Dans ces accords, le piège consiste à faire croire que le droit négocié dans le cadre de l’entreprise l’emporte sur le droit imposé par la loi et l’État (cf. Pascal Lokiec, Paris I, Libération du 16 juin). Cela a été souvent le cas pendant la période où dominait le compromis fordiste avec des accords d’entreprises et de branches souvent plus favorables, mais suite au renversement du rapport de force et osons le dire aussi, à la déclin de l’antagonisme de classe, la tendance s’inverse aujourd’hui. La décision du Conseil constitutionnel de ne valider que des accords qui seraient établis en la présence d’un délégué du personnel limite quand même le « laisser-faire laissez-passer » à la base de ce type d’accord dans la mesure où il concernait quand même un tiers d’entreprises de moins de 50 salariés. []
  3. – Des incitations plus douces comme l’augmentation de la prime d’activité (cf. l’article de Mathieu Plane, économiste, dans Libération du 16 juin) restent toujours dans l’idéologie de la « préférence pour le chômage ». []

École, déconfinement et autonomisation des apprentissages

Les tensions sociales et les conflits politiques engendrés par le déconfinement progressif des établissements scolaires manifestent-ils seulement une intensification des problèmes de l’éducation produite par la crise sanitaire ou bien sont-ils le signe avant-coureur d’une avancée dans la « déscolarisation de la société » pour reprendre le titre du livre d’Ivan Illich diffusé en France dans les années 1970 ?

Mais, une déscolarisation de la société (Deschooling society a été mal traduit par une « Une société sans école ») qui ne se ferait pas au profit de cette « convivialité » universelle portée par l’utopie d’Illich. Au contraire, il s’agirait davantage d’un processus de remplacement des fonctions d’aide aux apprentissages : le pédagogue « en présenciel » cédant la place au tuteur numérique « à distance ». Un au-delà de la distanciation sociale exigée par les protocoles sanitaires en quelque sorte. Une dissolution en acte du « pacte scolaire républicain ».

Une telle hypothèse n’est pas fictive, ni ahistorique. Le processus est déjà largement entamé depuis des décennies. Au fil des diverses « réformes » du système éducatif et de leurs avatars politico-pédago-syndicaux, ce sont les médiations traditionnelles de l’école de l’État-nation qui ont été altérées, résorbées, délitées, désubstantialisées. La loi sur l’urgence sanitaire accélère ces processus puisque l’obligation scolaire est levée. Ne pas envoyer ses enfants à l’école n’est plus un délit. La scolarité obligatoire, ce principe fondamental de l’État-nation républicain, est abolie. Avec l’effet de loupe porté par les politiques de lutte contre la pandémie, la tendance à la déscolarisation, déjà effective depuis des décennies, devient une réalité sociale, politique et juridique.

Ces processus à la fois techniques et politiques ont accompagné et souvent même anticipé la montée en puissance de l’État sous sa forme réseau1.

Autonomisation des apprentissages, pédagogies par objectifs, auto-évaluation, contrôle continu des compétences, dispositifs de formation, etc. autant de méthodes et de procédures d’abord appliquées dans la formation professionnelle des adultes qui ont été transposées dans le système éducatif. Ce déplacement/remplacement a accéléré la particularisation des rapports sociaux d’éducation. On peut résumer ces transformations en disant qu’en quelques dizaines de décennies on est passé du paradigme étatico-républicain de l’éducation à celui, globalisé, de formation continue. L’institution nationale de l’éducation est devenue réseau mondial de formation des compétences. Depuis plus de vingt ans, nous tentons de caractériser et d’interpréter ces processus politiques comme une tendance forte à la particularisation de l’éducation, un affaiblissement de la fonction éducative de l’État-nation au profit d’un traitement « au cas par cas » propre à l’État-réseau2.

Certes des contre-tendances ralentissent ces processus de déscolarisation dans la société capitalisée d’aujourd’hui. Elles s’expriment et s’affirment, par exemple, dans les pressions des parents d’élèves pour une accélération du déconfinement et pour l’abandon des règles qui limitent l’accès de tous les enfants à l’école. Dans ces rapports de force, les enseignants y occupent une place ambivalente. Ils sont loués par le pouvoir et les syndicats pour avoir assuré avec courage « la continuité pédagogique » via le télétravail scolaire ; mais ils sont critiqués par d’autres, car un certain nombre d’entre eux sont des « décrocheurs » qui n’ont jamais contacté un seul de leurs élèves (5 % annonce le Ministère, donc environ 40 000 « enseignants décrocheurs3 »).

Relevons ici que c’est la fonction socialisatrice de l’école qui est en jeu davantage que ses fonctions cognitives. Tout se passerait-il alors comme si, les apprentissages étant autonomisés par les technologies de la cognition et donc réalisables et évaluables à distance, resterait à l’école cette fonction de dressage des jeunes individus pour les rendre aptes à consentir aux exigences de la dynamique du capital ?

On sait que la critique de la fonction répressive de l’école et sa contribution à la « reproduction » avaient été le fer de lance des contestations de l’école et de l’université dans les années post-68. Or elles ne se faisaient pas au nom d’une autonomisation généralisée des apprentissages4 mais d’une démocratisation, d’une libération de l’emprise de l’école de classe ; autant d’objectifs, de fait, réalisés par ce que nous avons appelé « la révolution du capital ».

La question serait-elle déjà réglée pour les universités ? Autrement dit, malgré le confinement, les examens, les concours s’étant déroulés sans dommages majeurs et les diplômes ayant été délivrés eux aussi à distance, rien ne semblerait s’opposer en septembre, à une rentrée virtuelle des universités. Pour l’instant les seules oppositions sont d’ordre… philosophique.

Ainsi, Giorgio Agamben, dans un texte récent : « Requiem pour les étudiants » publié dans le no 246 de lundimatin, s’élève contre une telle éventualité à ses yeux pure barbarie. Il y prophétise la fin du dialogue professeur/étudiant et l’enfermement dans « l’écran spectral ». Selon ce philosophe ce sont près de dix siècles de vie collective étudiante qui disparaissent définitivement. Une socialité étudiante qui a été à l’origine même des universités : les Collèges (collegium). L’actuel règne de « la barbarie télématique » accomplirait la fin de ce qu’étaient les formes de vie étudiante depuis les débuts des universités européennes.

À la fois lieu d’hébergement et d’étude, les Collèges ont certes contribué à fonder la dimension universaliste des savoirs (et des dogmes d’ailleurs aussi) enseignés dans les universités médiévales, mais ce qu’oublie de dire Agamben c’est qu’ils étaient placés sous le contrôle de l’église et que c’est l’église et ses docteurs, soutenus par l’État royal, qui organisaient les études et délivraient les diplômes. En ne présentant que la face « démocratique » de l’histoire des universités, celle du partage des connaissances et de la confrontation des thèses (disputatio), Agamben omet son autre face, despotique. Une fois de plus c’est la dialectique de la contradiction qui est mise à la porte et toute l’histoire récente de l’université et du mouvement étudiant (contestation de l’institution en 68, institutionnalisation de la contestation à Vincennes et réforme Edgar Faure dans l’après-68, résorption de l’institution dès les années 1990 qui devient incompréhensible).

De plus, emporté par sa verve antifasciste il en vient à condamner par anticipation les enseignants qui accepteraient de donner leur cours en ligne et ainsi se soumettre « à la dictature télématique ». Il les compare aux universitaires italiens qui, en 1931, ont juré fidélité au régime fasciste. Quant aux étudiants, ils devraient eux aussi refuser de s’inscrire dans cette université barbare et plutôt s’associer pour créer « une nouvelle culture ». Un gramscisme mâtiné d’assembléisme libéral-libertaire… qui semble ignorer les modes contemporains de création et de diffusion des connaissances. Lorsqu’après sept années d’isolement, Grigori Perelman a résolu la conjecture de Poincaré, il a placé son résultat sur un site internet accessible à tous…

Temps critiques, 14 juin 2020

  1. – Cf. J.Guigou État-réseau et genèse de l’État : notes préliminaires []
  2. – Cf. Ni éducation, ni formation.  Temps critiques, 1996. Et aussi, L’État-nation n’est plus éducateur. L’État réseau particularise l’école. Un traitement au cas par cas. Temps critiques, 2001. []
  3. – Un éditorialiste de France Inter rapporte les propos tenus en privé par « un ministre en première ligne : «Si les salariés de la grande distribution avaient été aussi courageux que l’Éducation nationale, les Français n’auraient rien eu à manger ». []
  4. – Cf. J. Guigou, L’autonomisation des apprentissages dans la société capitalisée (1999). []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (VIII)

Assa Traoré dans Libération, le 4 juin : « Peu importe notre origine sociale, notre religion ou orientation sexuelle. La période du coronavirus a poussé les gens à évoluer sur leur manière de voir les choses, de consommer, de ne plus être passif ». Cela n’enlève évidemment rien au fait que des dizaines de milliers de personnes ont manifesté en France le 2 et le 6 juin, mais on ne peut s’empêcher de penser que le « peu importe » ne se justifie pas en l’occasion, puisqu’il « importe » justement à qui l’énonce1. Pendant ce temps (le même mardi 2 juin), Donald Trump a signé dans la matinée un décret réaffirmant le principe de la liberté religieuse [« peu importe », NDLR] en politique étrangère. Puis, il s’est rendu en compagnie de la First Lady au sanctuaire dédié au pape Jean Paul II [« peu importe », NDLR] dans la capitale fédérale (Le Monde du 4 juin).

La génuflexion, expurgée ou non de sa connotation religieuse, est emblématique des protestations pacifiques contre les violences policières et le racisme institutionnel, depuis qu’en 2016 le joueur de football américain Colin Kaepernick l’a popularisée, posant le genou à terre en début de match, lors de l’hymne national. Joe Biden l’a bien compris qui, à l’issue d’une discussion qui s’est tenue lundi dans une église avec des responsables noirs d’associations a posé le genou sur le sol, invitant, en outre, à la prière (« peu importe », NDLR].

Alors que les observateurs se sont immédiatement posé la question du rapport spécifique qu’entretiendraient coronavirus et Africains-Américains2 (morbidité supérieure, licenciements, manque d’accès aux soins dans les quartiers les plus déshérités) pouvant être un des éléments susceptibles d’expliquer le caractère massif des émeutes de ces derniers jours, par delà le crime commis par des policiers, les conclusions d’une enquête Ipsos commandée par le Washington Post iraient plutôt dans le sens d’un rapport ténu (Le Monde du 4 juin). En effet, les latinos-américains plutôt plus exposés aux emplois les plus précaires et ne bénéficiant parfois pas de papiers et travaillant dans les secteurs de la restauration et du BTP, auraient été plus touchés par les pertes d’emplois que les Africains-Américains dont certains travaillent dans la fonction publique ou dans des usines où ils ont pu bénéficier du filet social (aide fiscale + chômage partiel accordé par les autorités fédérales). Il faut dire que les latinos-américains sont les grands oubliés de l’antiracisme de gauche. Ils n’ont pas de Martin Luther King ou de Blacks Panthers pour faire oublier aux gauchistes américains à quel point leur « communauté » comme celles des Africains-Américains est conservatrice politiquement, la différence étant que lorsqu’elle vote (et elle vote moins) elle ne se porte pas sur le même parti. En effet, si les Africains-Américains votent démocrates, ils soutiennent la plupart du temps dans les primaires le candidat le plus à droite. Bernie Sanders vient encore de s’en apercevoir lui le candidat de la gauche « blanche » branchée sur les « sujets de société » qui a été obligé de se retirer au profit de Joe Biden qui ne porte absolument aucun projet autre que de battre Trump.

Le 2 juin, dans son éditorial Le Monde donnait son avis : « Cela ne suffit pas. Un autre facteur, sous-jacent, explique la colère : la disproportion dans la répartition ethnique des quelque 100 000 victimes de l’épidémie de Covid-19 aux États-Unis. Les Afro-Américains ont été deux fois et demie à trois fois plus nombreux à mourir du virus que les membres des communautés blanche, latino et asiatique. Les Noirs américains concentrent plus de facteurs de comorbidité, comme le diabète et l’obésité, que les autres, parce qu’ils concentrent aussi plus de pauvreté3 ».

Au-delà de ce fait indéniable, on s’aperçoit que le journal, gagné par son empathie avec la révolte des Africains-Américains en vient à adopter l’hypothèse d’une « communauté blanche » dans un pays qui a déjà du mal, malgré sa volonté identitariste, à classer les latinos-américains qui ne sont pas considérés officiellement par l’administration américaine comme une « race4 ».

Pour Jason Furman, professeur à Harvard et ancien conseiller économique de Barack Obama : « En février encore, le taux de chômage des Afro-Américains était à son plus bas historique. De plus, la réponse du gouvernement à la crise du Covid-19 a très certainement conduit à une hausse du revenu net disponible. Le désavantage économique [dont souffrent les Afro-Américains] fait donc partie de l’explication des émeutes, mais il est peu probable qu’il s’agisse de changements économiques récents et certainement pas de disparités raciales dans les changements économiques récents. » (Le Monde, le 4 juin).

Là où il y eut une dégradation importante c’est par rapport à la propriété du logement : Afro-Américains 41 %, blancs 71 %, une situation plus défavorable qu’en 1968 où il existait pourtant une discrimination légale au logement (Libération, le 30 mai).

– Dans son éditorial Libération du 30 mai, Laurent Joffrin tire la sonnette d’alarme devant les conséquences que pourraient produire les failles du discours scientifique. Il conclut par un « Ce n’est pas la science qui trompe l’opinion. C’est sa politisation ou sa déification ». Le jour même des dizaines de scientifiques ont écrit pour dénoncer les conditions de l’enquête publiée dans The Lancet lui apportant indirectement leur réponse. Depuis, la revue a fait amende honorable par rapport à son coupable laisser-aller.

– Jusqu’en 2004, M. Fortunak, chimiste ayant travaillé 20 ans dans l’industrie pharmaceutique supervisait la production de midazolam pour le compte du laboratoire américain Abbott. « À l’époque, le principe actif était fabriqué aux États-Unis. Par la suite, le laboratoire a préféré s’approvisionner en Inde, car c’était moins cher. Vendre des principes actifs est bien moins rentable que vendre des produits finis » (Le Monde, le 4 juin) et El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine d’expliquer les raisons qui augurent mal d’une relocalisation « En dépit des possibilités d’automatisation, les groupes préfèrent délocaliser dans des pays à bas salaire, de façon à dégager des marges importantes, grâce auxquelles ils pourront verser des dividendes élevés à leurs actionnaires et/ou compenser les investissements réalisés pour le marketing et la recherche et développement » (ibid.). Pour les mêmes raisons, la fabrication des « génériques » a été délaissée. E.M. Mouhoud poursuit : « Les normes européennes n’autorisent pas les États à mener des politiques ciblées sur tel ou tel secteur. Il faudrait changer les règles, de façon à mieux orienter les aides publiques, notamment le crédit d’impôt-recherche, en le concentrant sur les chaînons manquants des filières de production. Ainsi que sur les secteurs stratégiques, comme la santé : aujourd’hui, le crédit d’impôt recherche est aussi bien alloué à l’industrie pharmaceutique qu’à la grande distribution » (ibidem).

Plutôt que d’une relocalisation problématique plusieurs observateurs dont Penny Goldberg, enseignante à Yale (Le Monde, le 7 juin) pensent plus efficient une rupture avec les pratiques du juste à temps et du zéro stock qui s’avèrent incapables de répondre à des chocs conjoncturels. Elle présenterait en outre l’avantage de ne pas rompre les liens avec les pays pauvres mais industrieux (par exemple le Bengladesh) qui se sont accrochés au cycle mondial. Problème : si les chaînes de valeur restent mondiales, la rupture n’a de sens que si elle est mondiale.

– Après avoir nommé un Conseil scientifique pour lutter contre la pandémie Macron vient de créer une sorte de brain-trust économique, en s’entourant d’une équipe « d’économistes conventionnels » pour garantir l’homogénéité de son travail (Libération du 30 mai). Ni Thomas Piketty pourtant une coqueluche étasunienne et sa réforme de la fiscalité ni Esther Duflot prix Nobel et son ISF ne font partie du convoi. Sans doute étaient-ils trop « monde d’après » pour LREM et Macron. Les experts « élus », emmenés par Jean Tirole, autre prix Nobel issu de la libérale École d’économie de Toulouse ont pour but de construire « une boîte à idées » (eux aussi décidément, cf. relevé VII). Sur quels sujets ? Ils sont restés dans le vague : climat, inégalités, vieillissement. Mathiew Crawford chercheur à l’Université de Virginie parle à propos de la santé et du climat, d’une symbiose entre une morale précautionniste (safetyism) et l’autorité de l’expertise. Le PDG de Youtube déclare ainsi : « Tout ce qui irait à l’encontre des recommandations de l’OMS constituerait un viol de notre politique » (Le Figaro, le 27 mai). Dit autrement les experts s’appuient sur les réseaux et réciproquement.

– On apprend (Le Monde, le 6 juin) que la plus grosse société française de conseils, Capgemini, qui avait été chargée par l’ARS d’instaurer les principes de lean management dans les hôpitaux publics, dans le but d’un retour à l’équilibre budgétaire et de limiter les dépenses publiques de santé, vient d’être chargé, par les mêmes, d’apporter aide et secours à l’hôpital post-crise sanitaire. « On appelle les mêmes pour faire une chose et ensuite faire son contraire, c’est la stratégie de Pénélope, on tricote puis on détricote », s’amuse le sociologue des organisations François Dupuy. D’une manière générale les grands consultants ont maintenant une fonction d’expertise qui fonctionne comme légitimation préventive de la future décision de l’institution concernée. Dit autrement, les consultants tendent à définir les politiques publiques en l’absence de stratégie. Toujours la gestion par les intermédiaires qui caractérise la nouvelle forme réseau de l’État dans son action au niveau II.

– Depuis deux jours, la presse écrite consacre des articles au fait que la crise sanitaire marque le déclassement de la France et que ce qui était accepté jusque-là dans l’opinion, à savoir le décalage de puissance économique par rapport à l’Allemagne, ne l’était pas pour des domaines comme la santé et l’éducation. En fait, c’est la crise de l’État dans sa forme d’État-nation5 qui se manifeste ouvertement avec le décalage entre la place permanente de la France au conseil de sécurité d’un côté (la marque de sa puissance historique) et le manque de lits, de masques, de tests, d’appareils respiratoires de l’autre. De cette forme, il ne lui reste plus que son autoritarisme, sa police, ses autorisations dérogatoires de sortie, ses contraventions qui ne peuvent cacher l’absence de ligne directrice dont les tergiversations autour de la fermeture et de l’ouverture des établissements scolaires, du caractère obligatoire ou non de la présence des enseignants et des élèves auront fourni l’exemple le plus frappant.

– Toujours du côté des experts et des réseaux, Pierre Moscovici vient d’être nommé à la tête de la Cour des comptes (Les Échos du 2 juin) qui, d’après lui, doit jouer un rôle d’interface entre les administrations nationales et la Commission européenne. Si nous reprenons nos catégories d’analyse, c’est un exemple du rôle de l’État, dans sa forme réseau, pour articuler niveau II, celui qui lui revient en propre de gérer et le niveau I du capitalisme du sommet où ne représente qu’une instance parmi d’autres et pas forcément la plus déterminante.

Interlude :
– Dans la série novlangue du capital « l’agenda » a remplacé le programme puisque les politiques ne classent pas leurs idées, mais leurs rendez-vous. Nous avons eu droit aussi à une multiplication des « cides ». Après le féminicide qui apparemment n’est plus un homicide puisque ce dernier ne concernerait plus que les « victimes » masculines et non les humains en général6, nous avons eu droit au « climaticide ». Mais les deux nouvelles perles de la semaine sont : « être allant » ou pas, tel ce : « Macron est plutôt allant dès qu’il est question de restreindre les libertés » livre un député de la majorité au journal Le Monde du 28 mai ; ainsi que « tangenter avec » : cette « idée tangente avec », ce qui à l’usage doit être très pratique pour faire passer n’importe quoi puisque personne ne s’accorde sur le sens de l’expression.

– Muriel Pénicaud : « Il faut, en tant que français (sic), qu’on ose consommer, qu’on ose ressortir, maintenant qu’il y a les conditions nécessaires » (Le Figaro, le 2 juin). Sans commentaire.

– « Frichti » entreprise plateforme de plateaux-repas s’autodésigne « livreur de bonheur » vantant un modèle alter-écologique derrière lequel se cache un sous-traitant employant des travailleurs sans-papiers et sans contrat (Libération du 2 juin).

– Depuis le Covid-19 « la résilience » s’est répandue à grande vitesse. Exemple parmi tant d’autres, dans Les Échos du 4 juin nous trouvons « le coronavirus est un test pour la résilience du dollar ». De la même façon, on apprend par la porte-parole de la Maison-Blanche que Trump en se rendant à l’église St John pour brandir une Bible a voulu montrer « un message de résilience et de détermination » (Le Monde, le 5 juin).

– Si certains salariés « invisibles » ont été mis en lumière par la nécessité d’assurer la logistique du confinement, ce dernier aura eu aussi quelques effets positifs sur des personnes parfois jugées trop visibles par les autorités municipales, c’est-à-dire les sans-abris. L’État a ainsi mobilisé des moyens pour loger 178 000 d’entre eux dans différentes structures et 90 000 personnes ont pu bénéficier de chèques alimentaires. Maud Bigot à Lyon déclare au Monde du 4 juin : « Entre associations, collectivités territoriales et services de l’État, nous nous sommes fixés pour objectif “zéro retour à la rue après le 10 juillet”. Les bailleurs sociaux jouent le jeu et ont déjà identifié 500 logements disponibles tandis que la métropole cherche des locaux en attente de transformation…» Ces mesures seront-elles pérennes ? À l’inquiétude des associations, le ministre du Logement a répondu qu’il réunissait les « acteurs » (sic) deux fois par semaine.

Comme pour la crise sanitaire, comme pour l’arrêt de l’activité économique, il y a donc bien eu une réaction et une réponse de l’État, mais dans sa forme réseau et la gestion des situations par les intermédiaires. Mais ces mesures seront-elles pérennes ? Cela reviendrait à réinstiller de l’institution là où il n’y en a plus. A priori, ce n’était pas à « l’agenda », mais qui sait, le virus est passé par là.

– Benjamin Lemoine, chercheur au CNRS (Paris-Dauphine) dans une tribune à Libération du 2 juin explique que la BCE (Banque Centrale européenne) reste spectatrice du fonctionnement économique parce que son plan d’aide n’est conçu que pour garantir et non orienter les prêts. Pour lui, là réside la grosse différence avec ce que faisaient les États nationaux au moment de la reconstruction de l’après Seconde Guerre mondiale. En France l’État-nation articulait budget, politique monétaire, orientait le crédit avec la nationalisation des banques de dépôt et leur séparation des banques d’affaires, promouvait le rôle du Trésor public (les Bons du Trésor) et la culture du service public. Alors qu’aujourd’hui, toujours pour lui, ce sont les marchés qui décident ? C’est effectivement l’impression que l’on pourrait avoir quand on constate que les marchés de taux d’emprunt viennent de demander à la BCE d’augmenter l’aide jusqu’à 1250 Mds parce qu’au train amorcé les premières centaines de milliards seront entièrement absorbées à la fin septembre et que risquerait de se produire une fragmentation des taux d’emprunt (les trop fameux spreads) mettant en danger des pays comme l’Italie et l’Espagne. Mais on peut aussi avoir l’idée inverse qui est que les marchés suivent aussi toute décision politique qui leur apparaît comme ferme. Ils sont tendanciellement pro-cycliques mais ils ne décident pas du cycle7. En tout cas la BCE exauçait largement leurs vœux deux jours plus tard avec un total porté à 1350 Mds.

À l’heure de la globalisation, de la forme réseau des États et de la finance directe sur le marché financier, Lemoine regrette la période de l’État-nation et de sa finance intermédiée par le système bancaire. Hélène Rey de la London Business School lui répond indirectement dans Le Monde du 4 juin, que ce n’est pas à la politique monétaire (technocratique) de faire des choix qui relèvent eux-mêmes des politiques budgétaires (démocratiques) privilégiant tel ou tel agent, tel ou tel secteur.
Dans les mesures particulières d’accompagnement pour une sortie de crise, l’Allemagne a décidé de baisser de 3 points ses deux taux de TVA pour relancer plus rapidement la consommation ; une mesure que le gouvernement Macron refuse parce que la France devenue plus importatrice qu’exportatrice, la baisse profiterait aux produits chinois. Ce n’est pas l’avis du secteur de la restauration, on s’en doute !

– Comme nous le disions dans un de nos précédents relevés (VI), c’est la négociation dans la métallurgie qui semble donner le ton des débats sur l’accompagnement des salariés dans la période de crise actuelle. D’après Les Échos du 2 juin, c’est sur cette base que le gouvernement bâtit son projet de « régime spécifique d’activité partielle » prévu pour succéder aux mesures actuelles de chômage partiel. Sa programmation court sur le moyen terme puisque les entreprises peuvent en faire la demande jusqu’en juin 2022. L’idée (idéal) est que cela se fasse par accord d’entreprise même si l’accord métallurgie est un pré-accord concernant toute la branche. En cas d’échec cela peut être une mesure prise unilatéralement par les patrons dans le cadre d’une demande « d’activité réduite pour maintien dans l’emploi » qui avait déjà été initiée en 2017 sous la présidence de François Hollande. Dans ce cas, la validité de la demande serait contrôlée, théoriquement, par l’Inspection du travail.

Des mesures allant dans le même sens ont d’ailleurs été prises pour ce qui est du travail intérimaire où la chute d’activité pendant la crise sanitaire a atteint 61,1 % (Les Échos, le 4 juin), mais où les salariés ont globalement bénéficié du chômage partiel. Par ailleurs, s’il existait déjà un CDI de l’intérim (CDII) d’une durée maximum de 36 mois, Proman, la 4e agence européenne a décidé de développer un nouveau « CDI aux fins d’employabilité » qui existe en théorie depuis la loi Avenir de 2008 réformant le Code du travail, mais qui est resté peu utilisé sans doute parce que le chômage avait lentement décliné. Il ciblerait aujourd’hui les salariés de l’intérim les plus en difficulté pour retrouver un emploi dans la nouvelle situation, c’est-à-dire les moins qualifiés ou les salariés handicapés ou encore les plus de 50 ans à condition que tous soit au chômage depuis plus de six mois et qu’ils touchent les minima sociaux. Les syndicats y étaient jusqu’à maintenant opposés parce qu’ils y voyaient une méthode d’externalisation de la force de travail.

Pour l’instant les sirènes de mauvais augure sur l’augmentation du temps de travail8 semblent plus dans l’idéologie que dans l’analyse des mesures spécifiques qui posent plutôt le problème de l’emploi que du temps de travail.

– Cette préoccupation prioritaire semble confortée par un article du Monde en date du 3 juin à propos des relocalisations qui, là aussi comme nous le disions dans un relevé précédent (VI) ne peuvent guère concerner que les tâches déjà très mécanisées et donc robotisables. L’OCDE prévoit ainsi une perte possible de 16,4 % des emplois pour la France dans un pays peu robotisé (154 robots/10000 salariés contre 168 pour l’Espagne, 174 Slovénie, 200 Italie, 338 Allemagne9). Il est à remarquer que le pays européen qui reste le plus industrialisé (en production de valeur ajoutée/PIB) est aussi le plus robotisé et celui où le secteur industriel a continué à embaucher (100’000 salariés supplémentaires en 20 ans). La relocalisation pourrait aussi être simplement est-européenne, des pays comme la Roumanie et la Bulgarie offrant une structure industrielle avec des salaires qui sont concurrentiels avec ceux de Chine si on inclut la différence de prix de transport (Le Monde, le 5 juin). Mais d’autres comme la Tchéquie et la Pologne ont envie de monter en gamme dans la production de valeur ajoutée et de ne pas devenir simplement l’atelier de l’Europe.

Mais en dehors de l’Allemagne qui demeure un contre-exemple, cette substitution capital/travail produit de la robotisation risque de conduire à une inessentialisation encore plus grande du travail vivant (force de travail) dans le procès de valorisation avec son double processus contradictoire de surqualification pour une minorité de salariés et déqualification pour une majorité, avec en prime, si l’on peut dire une tendance globale à la baisse du salaire médian. C’est ce que des économistes de Harvard assez conservateurs comme Anna Stansbury et Larry Summers observent pour les États-Unis même s’ils relient cette baisse du pouvoir ouvrier de négocier à la désyndicalisation plus qu’aux transformations de la structure de production (cf. l’article de Iana Marinescu, professeur d’économie à l’université de Pennsylvanie, Libération du 3 juin).

C’est pourtant l’objectif vers lequel se dirige Bruno Le Maire quand il vise à faire de la France le leader de la voiture électrique avec son « alliance » pour la fabrication de batteries10 pour le moment fabriquées en Pologne pour Renault, en Chine pour Peugeot. Mais pour des raisons de rentabilité cela ne pourrait se faire que par plus de protectionnisme en instaurant une taxe sur l’énergie carbonée qui domine dans ces deux pays. Et cela ne résoudrait pas la question de la cherté des véhicules électriques par rapport à leurs concurrents. La CGT propose en ce sens une petite voiture populaire électrique produite en France sans doute en souvenir de la légendaire 4 CV Renault, voiture des « travailleurs français » produite à des millions d’exemplaires dès 1946. Une époque mythique pour la CGT…

– Pour Macron, l’agriculture française est stratégique : « Il nous faut rebâtir une indépendance agricole, sanitaire, industrielle et technologique française et plus d’autonomie stratégique pour notre Europe. » Le beurre et l’argent du beurre si on comprend bien puisqu’il passe de « ma » France à « mon » Europe sans aucun problème pensant sans doute que la France est restée cette grande puissance agricole que pourtant elle n’est plus (cf. relevé IV).

La FNSEA est évidemment d’accord avec cette stratégie industrialiste qui seule peut faire que « ma » et « mon » correspondent ; la Confédération paysanne (et la Coordination rurale) l’est moins qui parle d’agriculture sans paysans et d’une compréhension concurrentielle de la « souveraineté alimentaire » (produire toujours plus pour moins cher) alors qu’elle a été définie par Via Campesina dans une optique coopérative de garantie des prix des petits producteurs (Le Monde, le 4 juin).

Temps critiques, le 9 juin 2020

  1. – Par rapport au mouvement des Gilets jaunes pour qui finalement un tel énoncé aurait pu convenir (« peu importe, tous Gilets jaunes »), la différence réside justement dans le fait d’en faire ici une sorte de pré-requis qui est un signe de plus de l’américanisation des politiques militantes. Ce mimétisme des activismes US est une dimension qui bouleverse nos conceptions et pratiques en Europe et surtout en France : moralisme politico-religieux, racialisme, communautarisme, victimisme, dichotomisme entre Le Bien et Le Mal. Bref, tous ces éléments montrent une emprise religieuse inédite sur les luttes menées surtout par des jeunes.

    Dans son langage empreint directement de références à Dieu certes, Terrence Floyd, le frère de Georges assassiné, a pourtant un langage plus clair : « le pouvoir au peuple ». « Pas seulement mon peuple, pas seulement votre peuple, mais à tout le peuple, chacun de nous. » []

  2. – 1988 est l’année où l’expression Afro-Américain a été lancée dans le débat public par Jesse Jackson et un groupe d’universitaires noirs qui ont appelé les gens à abandonner Negro (Nègre ou Noir suivant les acceptions puisque les afro-américains sont eux-mêmes divisés sur le signifiant des termes), Black et colored. Les esclaves s’appelaient eux-mêmes Africains au départ. Cependant les propriétaires d’esclaves américains les ont appelés « Negroes » (Nègres) qui avaient une tonalité péjorative puisque les Africains libres vivant en Afrique étaient appelés « Africains ». Certains Américains ont ensuite inventé le terme colored (plus respectueux) mais ce n’était pas majoritaire. La National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) a pris à son compte dans son sigle le terme colored (donc jugé par les Noirs moins péjoratif que « Negro »). Marcus Garvey panafricaniste lui utilisait le terme « Negro » dans le sigle de son organisation, l’Universal Negro Improvement Association (UNIA).

    Au milieu des années 1960 « colored » et « negro » ont été jugés dépassés et racistes, grâce au mouvement des droits civiques et on a adopté le terme « Black » (d’où le slogan Black is beautiful, le Black Power et les Black Panthers), et Black a gardé cette tonalité militante encore aujourd’hui aux USA, les autres termes étant progressivement abandonnés et définitivement considérés comme racistes. À la fin des années 1980 Jesse Jackson et un certain nombre d’universitaires ont décidé qu’il fallait choisir African American plutôt qu’afro-american que reprend pourtant encore, majoritairement, la presse française dans sa traduction (source : Yves Coleman, NPNF, article à paraître : « Du nègre à l’afro-descendant »). []

  3. – Pourtant, si les Noirs ont deux fois plus de probabilités de ne pas avoir d’assurance médicale que les Blancs, pour les Hispaniques c’est trois fois plus (Le Monde, le 4 juin). []
  4. – La question de l’origine hispanique ou latino est distincte de la question de la race. Les hispano-américains et les latino-américains ont des origines ethniques dans les pays d’Amérique latine et de la péninsule ibérique. Par conséquent, il n’existe pas de catégorie raciale distincte pour les Hispano-Américains et les Latino-Américains, car ils ne constituent pas une race, ni un groupe national. Lorsqu’ils répondent à la question sur la race sur le formulaire de recensement aux États-Unis, chaque personne est invitée à choisir parmi les mêmes catégories raciales que tous les Américains et est incluse dans les chiffres indiqués pour ces races. Chaque catégorie raciale peut contenir des non-hispaniques ou des latinos et des hispaniques ou des latino-américains.
    Par exemple : la catégorie raciale des Blancs ou des Euro-Américains contient des Blancs non hispaniques et des Blancs hispaniques (de même qu’il y a des Blancs hispaniques et des Blancs latino-américains); La catégorie des Noirs ou des Afro-Américains contient les Noirs non hispaniques et les Noirs hispaniques (de même qu’il y a des Noirs hispaniques et des Noirs latino-américains). La catégorie des Asiatiques-Américains contient les Asiatiques non hispaniques et les Hispano-Américains (voir Asiatiques hispaniques et latino-américains) ; et de même pour toutes les autres catégories (source Wikipedia en anglais, traduction : Yves Coleman). []
  5. – Nous l’analysions dès 1990 dans l’article « Crise de l’État-nation » du no 2 de Temps critiques, automne 1990, sans en développer toutes les déterminations et conséquences. []
  6. – Ce découplage est en rupture avec la progressivité historique du droit qui a consisté à développer une conception universaliste détachant la particularité des individus, qu’elle soit physique, de race, de sexe, d’origine sociale, du contenu de l’acte criminel lui-même pour donner à ce dernier une importance intrinsèque. Qu’il y ait eu des difficultés à faire correspondre droit progressiste et décisions de justice comme dans le cas du prétendu « crime passionnel » ne doit pas amener à tordre le bâton dans l’autre sens et en légalisant la chose qui plus est. Mais l’extrême gauche d’aujourd’hui a perdu toute ligne de conduite. Alors qu’elle s’est toujours opposée à ce que le meurtre d’un policier soit plus gravement puni, qu’elle s’oppose aussi, en général à la loi sur les repentis comme elle a été utilisée en Italie contre le mouvement de d’insubordination des années 70, elle applaudit maintenant à ce que ce soit le cas pour un « féminicide ». Bon, c’est vrai que l’extrême gauche et le droit c’est presque pire que l’extrême gauche et l’économie. []
  7. – Ce ne sont pas les marchés qui ont décidé, par exemple, de la globalisation financière, mais gouvernements et dirigeants d’entreprise qui ont privilégié des politiques de finance directe coïncidant davantage à l’intensification des échanges internationaux. []
  8. – Les menaces qui pourraient advenir via les Accords de performance collective crées par la réforme du Code du travail sont très hypothétiques ; d’abord parce que jusqu’à maintenant ils ont été peu nombreux (environ 200 sur trois ans et surtout pour des entreprises de moins de 20 salariés) ; ensuite parce que les problèmes principaux des entreprises en sortie de crise sanitaire sont de l’ordre de la reprise de la demande et de besoin de trésorerie, non de productivité et de compétitivité (Les Échos, le 4 juin). Muriel Pénicaud est d’ailleurs intervenue contre les menaces contre l’emploi chez Ryanair, une situation qui, d’après elle, ne rentre pas du tout dans le cadre des Accords de performance, n’en déplaise à Romaric Godin dans Mediapart du 28 mai. []
  9. – La différence avec nos pays voisins s’expliquerait d’abord par le fait que leur tissu industriel de PME est plus dynamique et a plus investi dans les procédures automatiques en ouvrant aussi son capital de façon à pouvoir augmenter surface financière et productive, alors qu’en France, de fait, la priorité a été donnée à la préservation de la nature patrimoniale du capital.

    Il y a par ailleurs des marges importantes de robotisation possible dans les services. On pense évidemment à l’automatisation des caisses d’hypermarchés, mais d’après une enquête des Échos du 3 juin, 4000 petits robots viennent aussi d’être installés dans la plus grande plateforme d’Amazon-France, à Brétigny-sur-Orge. []

  10. – Elles représentent 35 % de la valeur ajoutée du produit fini. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (VII)

Que cette « crise sanitaire » engendre un surcroît de débats et d’écrits sur les rapports des hommes à leur condition d’être vivants ne saurait surprendre. Parmi les innombrables théoriciens et les analystes actuels du système médical, de ses contradictions, de ses avantages et de ses menaces, il en est un, plus ancien et dont on ne parle plus : Ivan Illich. Ayant été proche de l’auteur de Némésis médicale, l’expropriation de la santé, David Cayley, dans un article récent1 cherche à montrer l’actualité des thèses d’Illich sur les aspects funestes et mystificateurs des technosciences médicales contemporaines. Il rappelle les dimensions religieuses qu’Illich attribuait à la science, conduisant à des individus dépossédés de leur jugement et à une société « prise d’hallucinations au sujet de la science » ; de la science et donc des scientifiques qui imposent leur savoir aux populations à travers des « institutions » aux mains des corps professionnels.

Comme il l’avait fait pour sa critique de la scolarisation de la société (cf. Deschooling society, mal traduit en français par Une société sans école) où il désignait « l’institution scolaire » et ses professionnels comme des obstacles aux apprentissages authentiques, Illich dénonce l’appropriation par les professionnels de la santé des capacités naturelles de tous à trouver les voies de la guérison.

Partisan de la décroissance, de l’utilisation des technologies douces et des ressources locales, il se disait proche de Charbonneau et d’Ellul. En matière de politique de santé non soumise au monopole des savoirs professionnels et de leur « système », il admirait la campagne des « médecins aux pieds nus », pendant la révolution culturelle chinoise ; ces paysans formés en quelques mois qui pratiquaient la médecine traditionnelle et quelques bases de médecine « occidentale ». De la même manière, dans les montagnes d’Amérique latine, il a favorisé la conception d’un « mulet mécanique », moteur très simple monté sur roues, outil polyvalent et non dépendant des monopoles industriels du machinisme agricole.

Aussi novatrices qu’elles aient pu être dans leur époque, les thèses d’Illich étaient déjà oblitérées par deux présupposés d’ordre, si ce n’est métaphysique, du moins spéculatif : l’un théologique qui fait de l’homme une créature de Dieu et l’autre économique qui laisse au marché la libre circulation des capitaux. David Cayley reconnait le premier présupposé, mais il semble ne pas percevoir son influence sur la conception illichienne de la Vie. L’homme être de finitude, certes, mais face au Covid-19 conviendrait-il se suivre le précepte d’Illich : celui de faire avec, d’accompagner la pandémie quelles qu’en soient les conséquences… comme il a accompagné la tumeur qui l’a emporté en s’abstenant de toute intervention thérapeutique ?

Il y a là un point aveugle de la démonstration que développe Cayley sous nos yeux, trop enclin à voir en Illich un guide pour le temps présent ; comme si les « institutions » que dénonçaient Illich étaient encore ce qu’elles étaient dans l’Europe et le monde des années soixante.

Aujourd’hui l’utopie d’Illich devient dystopie. Ainsi, dans les actuelles discutailleries sur l’hydroxychloroquine et sur Raoult, tout semble se passer comme si la vision d’Illich sur l’appropriation des savoirs par tous et chacun, se réalisait… mais se réalisait comme funeste farce. Pas un commentateur, pas un internaute qui ne fasse valoir sa science sur les virus et ne la distribue au monde entier, là une critique d’une publication de chercheur en virologie, ici un avis tranché sur les propos méthodologiques du Professeur Raoult…

Il faut dire que « la science » donne parfois le bâton pour se faire battre comme l’admet, contrit, Laurent Joffrin dans son éditorial du 30 mai de Libération et comme le sociologue Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS le développe dans un article pour Mediapart2.

Après avoir critiqué la méthode de l’article du Lancet, Mucchielli cite Richard Hurton qui a été son rédacteur en chef pendant 25 ans. Voilà ce qu’il a écrit dans le Lancet d’avril 2015 : « une grande partie de la littérature scientifique, peut-être la moitié, est peut-être tout simplement fausse. Affligée par des études portant sur des échantillons de petite taille, des effets minuscules, des analyses exploratoires non valables et des conflits d’intérêts flagrants, ainsi que par une obsession à poursuivre des tendances à la mode d’importance douteuse, la science a pris un virage vers l’obscurité. (…) L’endémicité apparente des mauvais comportements en matière de recherche est alarmante. Dans leur quête d’une histoire convaincante, les scientifiques sculptent trop souvent les données pour qu’elles correspondent à leur théorie du monde préférée. Ou bien ils modifient leurs hypothèses pour les adapter à leurs données. Les rédacteurs en chef des revues scientifiques méritent eux aussi leur part de critiques. Nous aidons et encourageons les pires comportements. Notre acceptation du facteur d’impact alimente une compétition malsaine pour gagner une place dans quelques revues sélectionnées. Notre amour de la “signification” pollue la littérature avec de nombreuses fables statistiques. Nous rejetons les confirmations importantes. Les revues ne sont pas les seuls mécréants. Les universités sont dans une lutte perpétuelle pour l’argent et le talent, des points d’arrivée qui favorisent des mesures réductrices, comme la publication à fort impact. Les procédures d’évaluation nationales, telles que le cadre d’excellence pour la recherche, encouragent les mauvaises pratiques. Et les scientifiques, y compris leurs plus hauts responsables, ne font pas grand-chose pour modifier une culture de la recherche qui frôle parfois l’inconduite ».

Au demeurant, l’histoire de la production éditoriale du Lancet a été marquée par plusieurs graves controverses et scandales ces dernières années (ainsi que le rappelle Patrick Champagnac, ancien de France 3, sur sa page Facebook3).

Six ans plus tôt, c’était la rédactrice en chef historique du New England Journal of Medicine (l’autre revue médicale la plus prestigieuse du monde), Marcia Angell (professeur de médecine à la Harvard Medical School de Boston) qui, dans un article du New York Review of Books4 intitulé « Drug Companies & Doctors: A Story of Corruption », passait en revue une série d’affaires de compromission de médecins avec les industries pharmaceutiques, conduisant parfois à d’énormes scandales sanitaires. Elle concluait son article en écrivant : « Des conflits d’intérêts et des préjugés similaires existent dans pratiquement tous les domaines de la médecine, en particulier ceux qui dépendent fortement de médicaments ou de dispositifs. Il n’est tout simplement plus possible de croire une grande partie de la recherche clinique publiée ou de s’appuyer sur le jugement de médecins de confiance ou sur des directives médicales faisant autorité. Je ne prends aucun plaisir à cette conclusion, que j’atteins lentement et à contrecœur au cours de mes deux décennies en tant qu’éditeur au New England Journal of Medicine ».

– Pour Barbara Stiegler dans Libération du 29 mai, l’accentuation du télétravail qui s’annonce après l’expérience que constitue son extension pendant la crise sanitaire, ainsi que la décision de faire redémarrer les universités à la rentrée sans présence en cours, confirment une tendance lourde entamée avec la pratique de l’hospitalisation en ambulatoire. Sa critique est toutefois limitée par deux présupposés. Le premier est d’ordre méthodologique puisqu’il consiste à poser l’État en dehors des rapports sociaux (de la société) comme si il leur (lui) était extérieur et les réformes qu’il initie comme produisant un face à face antagonique et inégal entre le pouvoir et les dominés. Or la crainte de l’hospitalisation de la part des patients est souvent réelle et le développement de la pratique ambulatoire remplit les deux objectifs attendus par les deux parties : réduction des dépenses publiques et angoisse diminuée du patient ; il en est de même pour le travail où ne comprenant pas la dépendance réciproque entre capital et travail Stiegler ne la voit que dans l’antagonisme. Or, le télétravail qui certes tend à faire disparaître le temps de travail objectif et ses limites, de l’avis de nombreux télétravailleurs, fournit aussi sa dose « d’autonomie » s’il n’est pas exclusif, mais complémentaire. Son second présupposé est plus d’ordre subjectif. En effet, quand elle dit très justement qu’il ne faut pas penser abstraitement « l’après » sans référence aux luttes qui ont précédé la crise sanitaire, elle ne peut s’empêcher de faire comme si le mouvement des retraites, par exemple, avait permis de se poser la question d’une autre façon de travailler, d’enseigner, de soigner et qu’il suffirait de s’approprier cela en passant à l’acte à travers l’opportunité du coronavirus. Sur ce présupposé, elle ne peut que s’étonner de la passivité des anciens protagonistes des luttes de ces deux dernières années, alors que comme elle le fait remarquer, « à Hong-Kong la lutte a déjà repris ». Elle en reporte donc la faute sur la gauche, les syndicats et les intellectuels qui n’auraient pas joué leur rôle en ne prenant pas parti contre la « distanciation sociale ». Elle ne perçoit pas le rapport entre le manque d’autonomie de la lutte sur les réformes (par rapport à l’État, par rapport aux syndicats) et l’acceptation sans broncher des mesures de confinement et du maintien de la « distanciation sociale » même après le confinement qui amène les enseignants à repousser le plus possible l’ouverture des écoles, les libraires l’ouverture des librairies5, la CGT la réouverture des usines, etc.

– Dans leur article de Mediapart du 28 mai : « La folle histoire du laboratoire P4 de Wuhan », Karl Laske et Jacques Massey reviennent sur le laboratoire de haute sécurité (P4) de l’institut de virologie de Wuhan conçu par la France sur le modèle du P4 de Lyon de Mérieux, en dépit des objections de l’administration dès 2004 au moment de la signature de l’accord6. Depuis son inauguration en 2017, Paris ne disposait plus d’aucun contrôle sur la gestion de l’installation, et la coopération prévue a été stoppée. Pourtant le premier ministre de l’époque, Bernard Cazeneuve déclarait alors à Wuhan, le 23 février 2017 : « Mesdames, Messieurs, ce laboratoire que nous avons bâti ensemble sera un fer de lance de notre lutte contre les maladies émergentes. Il accroîtra considérablement la capacité de la Chine à conduire des recherches de pointe et à réagir efficacement à l’apparition de maladies infectieuses qui menacent les populations de l’ensemble du globe ». Du résultat de cette enquête Mediapart, il ressort que la course aux armements biologiques se poursuit dans les laboratoires y compris dans les pays où il n’y a pas de séparation entre civil et militaire. Mais cela ne veut pas dire que des laboratoires purement civils ne puissent aussi s’échapper des virus ou bactéries manipulés sans précaution et stockés sans protocoles stricts de sécurité.

– Durant cette crise sanitaire, la question du rapport croissance économique/sécurité sanitaire a pesé lourd dans la décision des gouvernements de suivre une politique de confinement ou une politique dite « d’immunité de groupe ». En réaction au faible taux de mortalité supposé du Coronavirus parmi la population des actifs, certains pays comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas, et dans un premier temps la France, ont pu penser qu’il était plus rentable de laisser poursuivre l’activité économique si on pouvait maîtriser la gestion hospitalière. Mais la réalité de l’épidémie et ses conséquences aussi bien sociales, que politiques et économiques ont fini de les faire changer d’avis et les ont contraints à opter pour le confinement.

Il n’empêche que cette question de la rentabilité des systèmes de santé se pose pour tous les pouvoirs en place. Pour l’évaluer, des indices ont été jugés opérationnels, comme aujourd’hui l’indice QALY (Quality Adjusted Life Year ou année de vie pondérée par la qualité) qui est un des plus utilisés à travers le monde. Il vise à évaluer si appliquer un traitement sur un patient est « rentable » au vu du nombre d’années de vie en bonne santé qu’il pourrait lui faire gagner. Cette variable statistique est appréciée par les gestionnaires de santé publique, car elle permet d’intégrer la notion d’utilité, c’est-à-dire une année de vie en parfaite santé, plutôt que celle seulement de la productivité que l’on fait gagner au patient. La nuance reste ténue, au moins pour les actifs, car une année de vie en bonne santé implique implicitement une meilleure productivité. Mais au-delà de cette question, le QALY est surtout utilisé pour déterminer le prix que la collectivité est prête à payer pour tel ou tel traitement. Par exemple au Royaume-Uni, le service de santé national (NHS) a limité ses dépenses de santé à 30 000 £/QALY maximum. C’est-à-dire qu’on estime qu’il n’est pas rentable de dépenser plus de 30 000 £ pour une intervention thérapeutique et ses à-côtés (hospitalisation, traitement, opération, soin, etc.) puisqu’elle ne permettrait pas d’espérer plus que le gain d’une année de vie en parfaite santé pour le patient. Si l’exemple du Royaume-Uni est souvent cité, c’est que depuis 1990 le NHS a adopté le système QALY pour évaluer son système de santé et qu’il communique officiellement sur le sujet. En France, le système d’évaluation reste plus opaque et les décideurs publics ne communiquent pas sur le prix qu’ils sont prêts à payer par QALY. Il n’empêche que les critères d’évaluation restent les mêmes et que la Haute Autorité de Santé (HAS) désigne le QALY comme le critère à privilégier pour déterminer le rapport « coût-utilité » d’un traitement7. Dans la continuité du QALY, un second indice a été développé à partir des années 1990 par les économistes de la santé pour affiner leurs calculs de rentabilité : Le DALY (Disability Adjusted Life Years ou « année de vie ajustée sur l’incapacité »). Il mesure les années de vie en bonne santé perdues en cas de maladie ou d’accident. C’est une échelle qui a pour but de déterminer l’impact négatif sur la santé en termes de perte d’année de pleine capacité. Elle fonctionne à l’inverse du QALY, c’est-à-dire qu’une année de vie en parfaite santé équivaut à 0, tandis que l’année où l’on meurt correspond à un DALY de 1. Suite à une maladie, cet indice fait la synthèse entre les années de vie perdues liées à une mort précoce et les années de vie passée avec un handicap. Le DALY est un système largement utilisé par l’OMS pour définir la gravité que peut représenter une maladie pour une population. Cet indice est surtout utilisé sous forme d’agrégat à l’échelle d’une population. Par exemple, les maladies cardiovasculaires ont fait « perdre » (coûté) 858 000 DALY à la population française en 2004. Il permet surtout de déterminer si les mesures de santé publique ou le traitement d’une maladie sont considérés comme efficaces au vu de leur prix. Selon les critères de l’OMS, si une mesure de santé publique (vaccin, confinement, campagne d’information, de prévention, achat de masques) ou un traitement (chirurgical ou médicamenteux) coûte moins cher que le PIB par habitant du pays par DALY qu’il permet de « gagner » (soustraire), alors il est considéré comme efficace. S’il coute plus de trois fois le PIB par habitant, il est considéré comme inefficace, indépendamment de son efficacité réelle. En 2019, le PIB par habitant en France était de 32 900 €. Dépenser 10 milliards d’€ pour diviser par deux les conséquences des maladies cardiovasculaires serait donc considéré comme rentable. Avant tout, cette méthode de calcul permet de déterminer quelles dépenses le fonctionnaire public chargé d’appliquer une politique d’austérité va rogner en premier : celle qui diminue le moins le nombre de DALY.

Prenons l’exemple du dépistage de l’ensemble d’une population à l’aide de tests PCR. Il a été annoncé que le test coutait 135 €. S’il était utilisé pour dépister l’ensemble de la population française, cela couterait 8,7 milliards d’€. Pour que ce choix s’avère « rentable » en termes d’évaluation de santé publique, il faudrait donc qu’il permette de gagner presque 264 500 DALY (soit 4 DALY pour 1000 habitants). Or, c’est loin d’être le cas. À titre de comparaison, l’ensemble des maladies infectieuses génère « seulement » 194 000 DALY (soit 2,9 DALY pour 1000 habitants). Pour comparaison, et selon la Cour des comptes, s’il n’y avait plus aucun accident de la route en France, cela permettrait de gagner 184 000 DALY (2,8 DALY/1 000 habitants). De plus, la généralisation du dépistage du COVID en elle-même n’aurait aucun impact sur le DALY. Elle permettrait en revanche la prise en charge des patients infectés et donc la limitation de la propagation de la maladie. Alors que l’utilisation massive de tests serait utile pour endiguer la pandémie, les critères d’évaluation actuels des politiques de santé publique ne permettent pas de l’envisager, le test étant jugé non rentable. C’est ce qui expliquerait, au-delà du manque de matériel médical, la non-mise en place d’une stratégie de dépistage massif. D’une manière générale cette extrême quantification est liée au développement/généralisation de la « médecine industrielle » théorisée par des économistes comme Claude Le Pen, pour laquelle toute procédure de soin se voit standardisée et rationalisée. Elle est ensuite appliquée scrupuleusement par le personnel soignant réduit au rôle d’exécutant, la réflexion devenant le domaine réservé de l’expert se basant sur les indices et les modèles préalablement établis pour établir les protocoles à suivre. Avec la généralisation de ce modèle, le but principal n’est plus de soigner un patient, mais de produire un protocole de soin pour traiter une maladie en général8. La quantification statistique de la santé permettant sa rationalisation économique ne modélise absolument pas la réalité, mais cela n’a aucune importance. L’important c’est que le modèle soit suffisamment crédible pour permette d’affirmer publiquement que la rentabilité a été améliorée et permette ainsi aux financements de continuer à arriver. Qu’importe que ce soit vrai ou non tant que l’indice statistique démontre que la rentabilité s’améliore, même si dans les faits ce n’est pas le cas. En effet, malgré toutes ces réformes visant à l’améliorer, 40 % des hôpitaux et 30 % des cliniques privées restent en déficit (ibid.).

Rose-Marie van Lerberghe, ancienne directrice de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris (2002-2006) estime pour sa part, mais cela n’infirme pas ce qui précède, que c’est l’opacité générale des dépenses qui est en cause. Ainsi, le plus souvent c’est la tarification à la tâche (T2A) qui est clouée au pilori comme signe de la marchandisation de la santé alors que, d’après elle, cela masque l’obsession de contenir les dépenses de santé à l’intérieur de l’objectif national de dépense d’assurance maladie (Ondam), alors que le vieillissement et les maladies chroniques vont croissants. Le T2A ne ferait que tenter de réguler le rapport prix/volume dans un cadre ou le premier terme baisse parce que l’assurance maladie rembourse moins et le second augmente pour rééquilibrer l’ensemble. C’est l’approche médico-économique qui est mise en échec sans que, jusqu’à maintenant, une enveloppe budgétaire comprimée pour des raisons de dépense publique générale en baisse ne puisse s’y substituer. Clairement, la santé n’était plus depuis longtemps une priorité.

 

Interlude

– Effet pervers du politiquement correct ou l’arroseur arrosé : depuis une semaine, une quinzaine de militants LGBT et activistes de la lutte contre le sida ont vu leurs comptes Twitter et Facebook suspendus à cause de l’emploi du mot « pédé » dans leurs publications (Libération, le 28 mai).

– Libération (25 mai) dévoile un projet de transformation de l’Hôtel-Dieu de Paris en galerie marchande. Sur le modèle de ce qui s’est fait à Lyon ? Les décideurs parisiens n’ont-ils pas entendu parler du sort réservé à ce nouveau « temple du capitalisme », appellation incontrôlée qui lui a été décernée par les manifestants lyonnais depuis un an et conduisant la Préfecture à détourner depuis toute manifestation pour éviter les jets d’objets divers et variés à son encontre ?

– Trump fait taxer les produits chinois importés… or ce ne sont pas les chinois qui paient les droits de douane, mais les entreprises américaines qui importent des produits semi-finis qui leur sont nécessaires (Libération, le 26 mai).

– Pour les élèves retoqués de l’école, parce que « non prioritaires », Blanquer invente un nouveau sigle magique : les 2S2C (sport/santé et civisme/culture). Pour filer la métaphore, la coexistence du deuxième couple risque d’être « sportive ».

– Pedro Sanchez a osé négocier avec le petit groupe de 5 députés d’extrême gauche basque un donnant-donnant : abstention de ce groupe pour le vote sur la continuation de l’état d’alerte contre abrogation de la loi sur la flexibilité du travail. Réaction : un patronat et des syndicats ouvriers furieux d’avoir été court-circuités, alors qu’ils étaient en négociation et qu’en plus cette initiative risque d’incommoder l’UE pour le plan de mutualisation de la dette (Libération, le 26 mai).

– En début de semaine, le maire PCF de Grigny (Essonne) a porté plainte suite à un match de football ayant réuni 300 personnes au stade local. Ainsi, des villes qui, en temps normal, voient leurs bandes aller à la baston, ont dû apprécier le match de l’amitié Corbeil-Grigny à cette occasion. Aujourd’hui en France (28 mai) qui a mené une enquête sur le sujet fait état de nombreux matchs « sauvages » en Île-de-France, surtout depuis le 11 mai, La police aurait reçu l’ordre de ne pas intervenir à partir du moment où ne lui étaient pas signalés d’incidents.

– Magdalena Anderson, ministre des Finances de Suède déclare dans un entretien au journal Le Monde du 29 mai : « Je trouve très provoquant que des pays qui, de différentes manières depuis le début de la crise sanitaire, ont violé le marché intérieur en bloquant par exemple l’exportation d’équipements médicaux [en mars, la France avait saisi 4 millions de masques à Lyon, appartenant à une multinationale suédoise, dont la moitié était destinée à l’Espagne et l’Italie, ce qui avait failli déclencher un incident diplomatique entre Stockholm et Paris], nous parlent de solidarité.

– Édouard Philippe, au cours de son intervention jeudi soir 28 mai sur la seconde phase du déconfinement, s’est réfugié derrière les « décisions des ligues et fédérations » qui ont décidé, seules parmi les grandes fédérations européennes de football, d’arrêter précipitamment la saison indépendamment de l’évolution du virus ; quant à la Ligue 1, elle s’est abritée derrière l’interdit gouvernemental pour justifier sa décision (éditorial de Vincent Duluc, L’Équipe, le 29 mai). Match nul dirons-nous !

 

– On entend souvent dire que la politique économique de l’Allemagne est dictée par la peur historique d’une inflation qui aurait conduit indirectement Hitler au pouvoir. Or si cette inflation fut réelle au début des années 1920 et la tentative de putsch de la Brasserie de Munich de 1923 en fut en partie la conséquence, la période qui précéda l’arrivée d’Hitler au pouvoir fut au contraire celle d’une grande dépression avec une sévère déflation. On parle moins du fait que l’Allemagne a été marquée par un fait plus récent, la réunification qui l’a amené à assumer presque seule l’intégration de la partie Est de son territoire, l’UE intervenant surtout pour l’intégration de l’ex-bloc de l’Est de l’Europe.

S’il y a dans l’attitude allemande par rapport à la monnaie une part de rationalité : les ménages y sont moins endettés qu’en France 54,5 % du PIB contre 61,1 et moins propriétaires de leur logement 45 contre 62, ils sont plus épargnants 11,6 contre 8,4 (Italie : 2,5) ; elle contient aussi une part d’irrationalité car les actifs des ménages allemands ont augmenté de 4, 3 % pendant la période récente de rachat de la dette par la BCE (politique anti-conventionnelle dénoncée par la Cour de Karlsruhe, cf. Relevé V), alors qu’ils n’ont augmenté que de 3,7 entre 2004 et 2008 (Les Échos, le 26 mai).

– Le gouvernement prolonge le chômage partiel, mais en le rendant plus incitatif pour les patrons qui se voient mis à contribution à hauteur de 14 % des 84 % du salaire net versé par l’UNEDIC. Par contre il ne va pas jusqu’à remettre en cause la hiérarchie des salaires à travers sa prise en charge maintenue jusqu’à 4,5 fois le SMIC alors que tous les observateurs attendaient une baisse à 3,5 ou même à 2 (Les Échos, le 26 mai). Les mesures sont proches de ce que proposaient l’union patronale de la métallurgie et l’ensemble des syndicats de la branche, excepté la CGT.

Pourtant, dans l’ensemble le gouvernement continue sa politique de « distanciation sociale » envers les syndicats par une nouvelle ordonnance du 27 mai qui vise à raccourcir les prises de décision en période de crise sanitaire et éviter donc de les consulter pour chacune (Le Monde, le 29 mai). Les pratiques dérogatoires au droit du travail prises par ordonnances vont dans le même sens d’une urgence décrétée, comme celle qui vient d’être prise pour l’extension conjoncturelle du travail le dimanche au personnel administratif de l’assurance maladie.

– L’Espagne innove pour éviter la répétition de 2008. Nous avions parlé antérieurement de la proposition gouvernementale de « dette perpétuelle », puis du « revenu minimum vital » qui concernerait finalement 2,3 millions de personnes (800 000 familles en fait, proportionnellement à leur taille) et voici maintenant que suite à une menace de grève des loyers le 30 mars, Pablo Iglesias lance un moratoire sur les loyers ou une réduction de 50 % de son montant pour les personnes en difficulté, auprès des grands propriétaires immobiliers (plus de dix biens) dont seuls 30 % auraient déjà signés ; et il invite aussi les petits propriétaires à négocier avec leurs locataires (Le Monde, 27 mai). Pendant ce temps, les salariés de Nissan-Barcelone et leurs soutiens ont manifesté devant l’usine contre la fermeture annoncée et brulé des pneus (Le Figaro du 29 mai).

– En France, pour le mois d’avril, le nombre de personnes inscrites en catégorie A, c’est-à-dire n’ayant pas du tout travaillé le mois précédent, a enregistré une hausse historique de 843 000 personnes, soit + 22,6 % en un seul mois. En mars, la hausse en catégorie A, avait atteint 246 000 personnes (+7,1) « Sur trois mois, 1 065 200 demandeurs d’emploi supplémentaires sont enregistrés dans cette catégorie », note la Dares, l’institut statistique du ministère. Cette hausse brutale et inédite s’explique en partie par l’effondrement du nombre de personnes inscrites en catégorie B et C (qui ont travaillé respectivement moins de 78 heures, et plus de 78 heures durant le mois précédent) : ils sont 633 600 de moins en avril qu’en mars. « Ainsi, trois quarts de la hausse du nombre de demandeurs d’emploi en catégorie A observée ce mois-ci est alimentée par des personnes inscrites en catégories B et C en mars », explique la Dares. Dit autrement : les petits boulots ont massivement disparu au mois d’avril (R. Godin et D. Israël, Mediapart, 28 mai).

Plus concrètement encore, des travailleurs de l’événementiel (maître d’hôtel, cuisiniers, serveurs, conducteurs) à l’arrêt complet depuis le confinement, ont manifesté à Cannes le 26 mai (Aujourd’hui en France, le 28 mai). De plus, ils sont menacés par le nouveau calcul des droits qui concerne aussi les intermittents du spectacle, autres « invisibles » du confinement.

– Il y a certes un début de reprise de la consommation, mais cela semble plus être le fait d’un rattrapage que dû à une frénésie compensatrice. L’incertitude sur l’emploi, mais aussi sur les vacances ne pousse pas à « manger » immédiatement les économies qui auraient pu être faites pendant le confinement. En effet, les embauches sont encore rares et concernent beaucoup plus que d’ordinaire un travail précaire là aussi de rattrapage et qui n’a donc pas vocation à se pérenniser.

Fort de ces constatations, le Medef compte proposer un mixage de relance par l’offre (baisse des impôts sur la production, report de charges ou même exonération pour l’embauche au premier CDI) et de relance par la demande (écochèques, aide à l’emploi même en sous-activité) avec l’accent mis sur l’embauche des jeunes. À noter que personne ne parle de réaliser ce dernier objectif sous la forme des brulots que constituèrent le contrat d’insertion professionnelle (CIP) en 1994 et le contrat premier emploi (CPE) en 2006. C’est l’apprentissage en alternance qui sera privilégié avec une prime à l’embauche pour l’employeur (entretien de Muriel Pénicaud, ministre du Travail au Figaro du 29 mai). Cela n’empêche toutefois pas des économistes orthodoxes comme Cahuc et Zylberberg (Les Échos, le 29 mai) de reposer la question de l’inégalité de situation entre insiders (favorisés d’après eux par leur position acquise et leur statut) et outsiders (entrants sur le marché du travail) dans la mesure où ni les patrons ni l’administration ne veulent que les seconds n’entrent sur le marché du travail dans les conditions des premiers.

Mais pour le moment, l’essentiel pour le patronat, semble être de recréer la confiance à chaque bout de la chaîne (capital et travail ; production et consommation) avec une croix tirée sur l’orthodoxie budgétaire (Les Échos du 29 mai). Du Keynes libéral où il faut que l’épargne accumulée9 se transforme en investissement et consommation sans toucher aux salaires.

Les planètes peuvent s’aligner temporairement pour les gouvernements si on pense que l’austérité ne sera pas acceptable par les opinions publiques et qu’elle n’est pas efficace pour relancer l’économie… sauf si un forcing d’une fraction du patronat sur la productivité/compétitivité avant tout venait à s’imposer.

– En contrepartie du plan d’aide à Renault10 le gouvernement a obtenu que la fabrication des futurs moteurs électriques de l’alliance entre les trois constructeurs du groupe, revienne à l’usine de Cléon alors que c’est une localisation en Chine qui était prévue. La stratégie du groupe passe par un découplage des territoires de marché (Renault a l’Europe, l’Amérique du Sud et le Maghreb), mais avec une tendance à la normalisation/unification de la RD et des plateformes communes (de 8 elles ne seront plus que 4) sur le modèle leader-follower. Renault l’est par exemple sur le Kangoo et le sera sur la voiture connectée, sauf pour la Chine, et l’électronique (Le Monde, le 28 mai), Nissan sur la voiture autonome, Mitsubishi sur les hybrides. Il ne s’agit plus de faire du volume, mais de réduire les coûts fixes avec comme objectif d’abaisser le « point mort11 » et de voir venir en étant capable de répondre à une nouvelle hausse de la demande si elle se produit

« C’est une méthode différente de ce qui se faisait sous Carlos Ghosn où tout était imposé pour tous d’en haut. Il n’y a plus de Gosplan mais la mise en commun d’une grande boîte à outils [le petit Deleuze et Guattari illustré pour dirigeants, ndlr] explique l’un des cadres de l’Alliance. À cet aune l’usine de Choisy-le-Roi (Val-de-Marne) doit apparaître comme un bien petit outil alors pourtant que le site a reçu en 2014 le trophée de l’économie circulaire pour son activité de remanufactoring  réduisant l’impact environnemental (Le Monde, le 29 mai). Un transfert à Flins (à 50 kms) serait toutefois prévu.

Renault est à l’image de l’évolution du pays, laboratoire industriel et social pendant les années de la reconstruction puis la première phase de la société de consommation ; laboratoire des restructurations à partir de la fin des années 1980 avec la liquidation de la « forteresse ouvrière » de Boulogne-Billancourt et les délocalisations. En bout de piste, Renault n’est plus définie en France par ses unités de production — même là où il en existe encore, comme à Douai où l’usine tourne à 20 % de ses capacités, 50 % à Maubeuge et Sandouville —, mais par son technocentre de Guyancourt où se trouvent le plus grand nombre de salariés. L’ingénierie et la conception, c’est ce qui reste de l’identité Renault liée à son histoire particulière depuis 1945 ; mais là aussi il est prévu le départ de 10 % du personnel.

Dans cette situation certains ont tendance à comprendre cette surcapacité comme étant une surproduction. Nous ne le pensons pas. La plupart des entreprises automobiles sont en surcapacité (la mondialisation a poussé à la course à la taille), mais en sous production pour maintenir des prix élevés en situation d’entente oligopolistique sur un marché déprimé. La concurrence ne s’y exerce pas par la compétitivité-prix puisque ces derniers sont à peu près fixes par gammes, mais par les marges bénéficiaires d’où les délocalisations, par la capacité à monter en gamme où les marges sont croissantes et par l’image de marque équivalente à une compétitivité-qualité.

– Le plan de relance européen de 750 milliards se fait théoriquement sur la base : « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins » (Libération du 28 mai) même si on peut douter de l’esprit par rapport à la lettre (le journal ne va pas jusqu’à citer Marx comme référence de citation) puisqu’il faudra en rembourser une partie, certes à très long terme. Il faudra attendre 2021 pour bénéficier de l’ensemble du prêt qui en valeur absolue bénéficie surtout à l’Espagne (170 milliards) et l’Italie (140) puis la France (39) dans l’ordre d’après Le Figaro du 28 mai. Mais en valeur relative par rapport au PIB, ces chiffres se dégonflent puisque sur les 27 pays l’Espagne n’est que huitième, l’Italie douzième et la France dix-huitième. Ce sont les Peco (pays de l’Est de l’Europe faisant partie de l’UE) qui arrivent dans le peloton de tête avec le Portugal. Ils ont pourtant moins été touchés par le virus, mais il s’agit d’un savant calcul politique de la part des pays à l’initiative du plan, de façon à s’attacher leurs voix pour contrer les quatre « frugaux » (G. Duval, Alternatives économiques n°402, juin 2020).

Mais dans tous les cas, il s’agit d’un plan de relance pour la croissance. Point. L’urgence est de compenser en termes de croissance ce qui est financé et non pas d’initier/impulser un autre modèle de croissance. Nous l’avons vu pour l’automobile où comme le disent ministre de l’Économie et journalistes, « il ne faut pas envoyer Renault dans le mur12 » et pour ceux qui ont des Lettres politiques et historiques : « il ne faut pas désespérer Flins » (la plus « grosse » usine restante) ; il en va de même pour les compagnies aériennes où toutefois Air-France s’engagerait à fermer certaines lignes domestiques à moins de 2 h 30 de Paris en train, ce qui est le cas pour Bordeaux, Lyon, Nantes, mais pas pour Aix-Marseille, Nice et Toulouse (Aujourd’hui en France ; le 28 mai). Réseau Action Climat de Bordeaux a calculé que la suppression des trois liaisons avec Orly aurait un impact « insignifiant » sur les émissions de CO2. Il réclame la suppression pure et simple de tous les vols court-courriers et leur remplacement par le train, jugé « plus propre ». Même s’il roule grâce à une électricité d’origine nucléaire honnie des écologistes… (Le Monde, le 29 mai).

L’Allemagne nous suit avec le sauvetage de Lufthansa.

Les réaménagements pourraient bien n’être qu’à la marge. Dans le plan de relance européen la part prévue en direction des entreprises stratégiques évitera sans doute la mortifère concurrence intra-europénne qui régnait jusqu’à-là, mais il ne dit pas un mot sur la nature et l’intérêt de ces entreprises stratégiques. Tout juste a-t-on des premiers éclaircissements sur le financement, le plan prévoyant de recourir au maximum à des fonds propres tels ceux pouvant être obtenus par une taxation des GAFA, la taxe carbone aux frontières, la taxe sur le plastique à usage unique et une taxe sur les transactions financières (Les Échos, le 28 mai).

L’Espresso, pour sa part, suggère un dénouement en deux phases, « dans la première, celle que nous sommes en train de vivre, la priorité sera d’aider les entreprises en difficulté pour éviter des pertes d’emplois immédiates. Mais dans une seconde phase, celle de la reconstruction proprement dite, il est probable que les prêts et les aides européennes seront soumis à des conditions précises liées à la transition écologique. » (Courrier International, 28 mai).

Un exemple de ces tendances contradictoires en provenance des États-Unis : « l’électricité produite à partir de sources d’énergies renouvelables pourrait dépasser cette année celle produite par les centrales à charbon », souligne le New York Times. Selon le dernier rapport de l’Energy Information Administration, les centrales à charbon ne devraient produire « que 19 % de l’électricité du pays, devancées pour la première fois par la production d’électricité nucléaire ainsi que celle issue des énergies renouvelables » (éolien, solaire, barrages hydroélectriques, énergie géothermique et biomasse). Le quotidien y voit une mini révolution « liée en partie à la pandémie de Covid-19 » et qui intervient alors même que, depuis trois ans, le gouvernement Trump « tente de raviver l’industrie du charbon ». Le New York Times souligne également que « depuis 2010, le coût de construction des grandes fermes éoliennes a baissé de 40 %, tandis que celui des installations solaires a chuté de 80 % ». Mais l’après-pandémie pourrait être porteuse de moins bonnes nouvelles : ces dernières semaines, le gouvernement Trump a poursuivi son entreprise de démantèlement des mesures de protection de l’environnement, rapporte le Guardian. Les agences fédérales américaines ont notamment assoupli les normes de consommation de carburant pour les voitures neuves (Courrier International, le 28 mai).

– Le paradoxe est qu’au moment où le plan de relance européen s’affiche comme solidaire, on discute beaucoup de l’attractivité des différents pays de l’UE par rapport aux investissements directs à l’étranger (IDE) et d’autant plus en France qui, juste avant la pandémie arrivait en tête du classement annuel en 2019 avec + 17 % d’IDE, l’Angleterre suivant de près, les autres étant très en arrière. Comme les observateurs estiment que cette attractivité post Covid-19 sera tributaire de la qualité des plans de relance nationaux on voit mal comment la solidarité affirmée ne pourrait pas se transformer en compétition sur le modèle du « monde d’avant ». D’un autre côté l’attractivité ne doit pas non plus conduire les entreprises à faire leur marché sur des entreprises affaiblies par la crise sanitaire. C’est dans cette optique que le gouvernement a prévu un contrôle accru sur l’entrée au capital d’entreprises françaises en délimitant des secteurs stratégiques où la part étrangère ne pourrait pas dépasser 10 % du capital total.

Par contre dans le domaine de la santé, l’UE semble décidée à sortir du traitement régalien État par État qui a prévalu dans l’impréparation de ces derniers mois. Un fonds spécial de 9,5 milliards serait prévu (Les Échos, le 29 mai) contre 400 millions actuels afin que les errements nationalistes ne se reproduisent pas (cf. Interlude). Il s’agirait de « muscler la réserve stratégique » car la santé publique est devenue elle-même une « arme géostratégique », d’assurer les approvisionnements en produisant plus en Europe, mais apparemment on est encore loin du BARDA américain ni même de la loi américaine de 1983 qui visaient à orienter la R-D pharmaceutique pour ne pas laisser le champ libre à la main visible du marché que représente le Big Pharma qui ne s’oriente ni vers le traitement des maladies rares (non rentables) ni vers la production de médicaments bon marché pour les mêmes raisons.

Temps critiques, le 31 mai 2020

 



 

Le 1er juin 2020

Bonjour Jacques,

Un article paru ce matin dans le Financial Times complète utilement ce que tu as écrit sur le plan de relance européen : « L’Europe ne pourra pas construire un avenir fédéral à coups de tours de passe-passe ». L’auteur, Wolfgang Münchau (journaliste allemand très critique de l’orthodoxie économique de son pays), commence par dénoncer les annonces spectaculaires qui masquent la modestie de l’effort réel. Le volet prêts, par exemple, n’a aucune espèce d’importance puisqu’il y a aujourd’hui une offre abondante de prêts à faible taux dans le secteur privé. D’après les calculs de WM, la partie qui compte (subventions) s’élèverait à un peu plus de 400 milliards d’euros, dont 310 milliards sur quatre ans par le bais du fonds de relance, plus 11,5 milliards cette année. Si on divise 310 milliards d’euros par quatre, on obtient un effort budgétaire annuel d’environ 0,6 % du PIB de l’UE en 2019. C’est loin d’être négligeable, mais ceux qui pensent à un « moment hamiltonien » devront chercher ailleurs.

Par ailleurs, le plan comporte des mesures de c. 100 milliards d’euros pour financer les fonds structurels, le changement climatique, l’agriculture, la protection civile et la santé, ce qui permet d’affecter une partie des fonds à l’Europe central et de l’Est. Donc, encore 0,4 % du PIB européen par an en 2021 puis en 2022.

Bref, on est loin du bazooka budgétaire. En plus, on n’en est qu’au stade de la proposition qui suppose l’accord des 27. Les chiffres en fin de parcours risquent d’être plus faibles. Le fonds de relance comporte également des conditions (priorités d’investissement de la Commission). Puis il y a les « frugaux » nordiques. Il est peu probable qu’ils y opposent leur veto, mais ils trouveront le moyen de réduire la facture globale, ou d’obtenir des remises pour eux. Or, dans ce cas, cela voudrait dire que les pays comme l’Italie ou l’Espagne devront verser davantage pour rembourser les avances, et cela réduira d’autant le bénéfice net qu’ils auraient pu tirer du plan.
Enfin, la hausse de la dépense européenne risque d’être compensée par une baisse des dépenses au niveau national. Il n’y aura pas de réédition des programmes d’austérité, mais les règles budgétaires européennes sont toujours en place, ce qui fait qu’on attendra un jour de la part des pays bénéficiaires qu’ils rééquilibrent leurs comptes.

Bien à toi,
Larry

  1.  – https://lundi.am/Sur-la-pandemie-actuelle-d-apres-le-point-de-vue-d-Ivan-Illich []
  2.  – https://blogs.mediapart.fr/laurent-mucchielli/blog/260520/fin-de-partie-pour-l-hydroxychloroquine-une-escroquerie-intellectuelle. []
  3.  – https://www.facebook.com/patrick.champagnac.7 []
  4.  – https://www.nybooks.com/articles/2009/01/15/drug-companies-doctorsa-story-of-corruption/ []
  5.  – https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/confinement/coronavirus-les-libraires-ne-veulent-pas-rouvrir-6786538 ; et https://www.livreshebdo.fr/article/bruno-le-maire-reclame-un-accompagnement-specifique-pour-les-libraires Dans son journal du confinement, la libraire rappelait : « Bruno Le Maire a allumé une mèche folle. Jeudi matin, sur France Inter, le ministre de l’Économie a dit qu’il réfléchissait à une réouverture des librairies. Aussitôt, on s’est échangé des centaines de mails : une levée de boucliers générale (disons à 99,9 % !) des libraires. Nous demandions qu’il n’y ait pas de concurrence déloyale des vendeurs en ligne, et donc que le livre ne soit pas considéré comme un produit de première nécessité. Nous ne demandions pas la réouverture de nos librairies. Nous ne voulons pas être des vecteurs de propagation du virus. ».

    De bonne foi, de nombreuses personnes ont ainsi pu se tromper complètement en pensant que le gouvernement jugeaient prioritaires les bureaux de tabac plutôt que les librairies. Il est vrai que la plupart vendant les journaux il pouvait y avoir ambiguïté. []

  6.  – « Sur le plan intérieur, quelques légitimes réserves, ont, comme toujours, été émises dans la phase d’instruction, souligne Jean-Pierre Raffarin, mais la communauté scientifique — l’Inserm, l’Institut Pasteur, le P4 de Lyon et Alain Mérieux — avait les arguments pour les lever et convaincre le président et les six ministres concernés, je ne me souviens pas de problème lors des réunions interministérielles. » Alain Mérieux a fait campagne en faveur de la demande chinoise d’un laboratoire P4 dès le milieu des années 1990. « Le monde de la défense était extrêmement réservé, rapporte à Mediapart un haut cadre de sécurité nationale. Les risques liés à des projets biologiques secrets de la Russie et de la Chine étaient constamment dénoncés par les services de renseignement. Mais un rouleau compresseur pro-chinois essayait de faire croire qu’il s’agissait d’un grand projet. Durant la période de cohabitation [1997-2002, NDLR] nous avons bâti une stratégie pour mettre un feu rouge, en opposant des demandes de garanties aux projets d’accords qui se sont succédé. » « Le pouvoir politique ne voulait pas faire obstacle à cette demande de la Chine », et l’administration étant divisée, le clan Mérieux a fini « par avoir gain de cause », poursuit le haut fonctionnaire. « On savait tous qu’il y avait un risque. La question était : est-ce que cette prise de risque en vaut la peine ? Et aussi est-ce que l’on pourra contrôler l’installation ou pas ? La plupart des experts jugeaient à juste titre qu’on ne contrôlerait rien du tout. » []
  7.  – HAS : Choix méthodologique pour l’évaluation économique à la HAS, 82 p., octobre 2011. []
  8.  – https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2013-1-page-25.htm. Et pour tout ce passage, cf. l’article de Benjamin Lalbat aka Ben Malacki pour L’orage.org : « Restructuration et rentabilité statistique à travers la gestion pandémique. Chapitre 1 » https://lorage.org/2020/05/22/restructuration-et-rentabilite-statistique-a-travers-la-gestion-pandemique-chapitre-1-criteres-de-rentabilite-covid-19-et-reification-de-la-maladie/ []
  9.  – Nous ne faisons pas référence ici à l’épargne des riches, car sur les 48 milliards de flux nets outre ce qui a rejoint les dépôts à vue des comptes courants, la grande majorité des dépôts rémunérés a été placée sur un livret A. Par ailleurs, les ménages se sont désendettés au niveau de 4,5 milliards, soit une épargne totale de presque 55 milliards. Cela représente deux à trois fois plus qu’à l’habitude. []
  10.  – Le nouveau PDG, J.-D. Sénard tient à préciser dans un entretien au journal Le Monde du 29 mai, suite à une question que tout le monde se pose sur un prêt qui aboutirait à des licenciements même s’ils ne sont pas « secs » : « le prêt à Renault n’est pas un prêt de l’État, mais un prêt des banques garanti par l’État et donc à rembourser. » []
  11.  – Cf. Relevé de notes II, note 2. Quant au coût fixe, il devrait en théorie être rapporté à des coûts unitaires calculés sur 1,1 million de véhicules produits/an alors que l’entreprise n’en produit plus que 650 000. Ghosn a représenté l’archétype du mondialisateur poussant au gigantisme dans une période traversée par le scandale du dieselgate, la demande décroissante de véhicules thermiques par une population plus sensible aux questions climatiques et de plus en plus persuadée que les incitations vont porter sur l’acquisition de voitures électriques, la demande faiblissante depuis de longs mois en Chine avant même le coronavirus…D’où le problème des stocks. []
  12.  – À Édouard Philippe qui a promis de sauver les sites Bruno Le Maire répond en fustigeant « la politique qui a échoué, celle qui consiste à faire de grandes déclarations sur les micros en disant : “j’exige de Renault qu’il ne fasse aucune fermeture de site et qu’il ne se sépare d’aucun salarié”. Tout ça ce sont les vieilles déclarations du XXe siècle, pas la politique du XXIe » (entretien sur BFM-TV, le 25 mai). []