Le texte qui suit est une réponse de B.Pasobrola au dernier texte de J.Wajnsztzejn et Laurent Partie IV de la critique du dépassement : « raison, totalité et universalité » publié sur ce blog dans la série de texte suivant :
Partie I – Puissance du capital et captation
Partie II – Dépassement, englobement et couple imaginaire/rationnel
Partie III – Temps et durée, rationalisation et autonomie
Partie IV – raison, totalité et universalité.
De cette série d’interventions autour de la notion de dépassement, B.Pasobrola note l’impossibilité qu’auraient JW et L. à se passer justement de cette conception hégélo-marxiste de l’Aufhebung. Il relève, dans leur derniére intervention : « Raison, totalité et universalité » (partie IV), un attachement à Hegel et sa raison dans l’Histoire alors qu’il propose pour sa part un détachement de cette lecture rationaliste à partir de C.Castoriadis et son approche en terme d’imaginaire social.
Jacques, Laurent,
Cet échange sur la rationalité et l’imaginaire qui dure maintenant depuis près de deux ans a permis de clarifier un certain nombre de désaccords, par exemple à propos d’Hegel ou d’Adorno, de Weber ou de Castoriadis, et de quelques concepts-clés. Si ces œuvres constituent, à des titres peut-être très divers, des références pour nous qui échangeons sur cette liste, il devient évident que nous en avons une compréhension différente, les interprétons d’une manière plus ou moins distanciée de l’hégéliano-marxisme et du rationalisme objectiviste auxquels, me semble-t-il, vos analyses restent très liées, bien que le texte auquel je réponds1 ici traduise parfois quelques hésitations.
1) Le « moteur » de l’histoire : imaginaire ou forces sociales
Tout en se défendant de renoncer à la perspective « révolutionnaire », mais en refusant également de céder au « déterminisme historique ossifié par le marxisme-léninisme », JW et L regrettent que mon texte sur Bergson2 fasse reposer les « minces espoirs » d’une perspective de changement social radical sur une « réalité indéterminée ».
Je pense qu’il y a un choix à faire entre création historique et nécessité historique, entre imprévisibilité de l’émergence du nouveau et téléologie, entre l’option d’une « réalité indéterminée » que me reprochent JW et L, et le déterminisme. On ne peut défendre l’un et l’autre à la fois, au gré des circonstances. On y reviendra par la suite.
Au sujet de ce que l’on pourrait nommer l’« élément moteur de l’histoire », JW et L contestent le rôle de l’imaginaire et privilégient ce qu’ils nomment « l’action des forces sociales3 ». L’imaginaire socio-historique n’est pas à leurs yeux un réseau de significations à la fois harmoniques et contradictoires, mêlant l’ancien et le nouveau, reliant les individus et constituant le ciment social, mais consiste, par exemple, en une vague psychologie d’intérêt (« des intérêts particuliers et divergents et des luttes entre forces et puissances »). Ils concluent que cet imaginaire n’étant ni « une pensée magique », ni « une idéologie » ou « un air du temps », seule l’« action de forces sociales » peut changer la réalité.
Or qu’appelle-t-on « forces sociales » ? La production d’énergie, l’industrie, les transports ou l’urbanisme, la recherche et toutes les institutions à commencer par l’État ne sont-ils pas des activités collectives de groupements humains et donc des « forces sociales » ? Affirmer que la dynamique socio-historique est sous la seule dépendance de l’action (dirigée ou aveugle ?) de ces « forces » ne revient-il pas à épouser la thèse marxiste du « développement des forces productives » désigné comme le facteur historique décisif ? et à procurer, ce faisant, une arme fatale à la logique économiciste ?
Comment expliquer, selon cette hypothèse, que les sociétés humaines ont évolué, qu’elles ont développé leur outillage et découvert les premières sources d’énergie, qu’elles ont instauré divers régimes de parenté, qu’elles se sont divisées en différents groupes sociaux bien avant d’avoir instauré l’État ou l’économie ? Quelles « forces » ont pu engendrer cette évolution dans des sociétés encore indivises si ce n’est celles de l’imaginaire et du langage ? Il faut une nouvelle fois choisir entre la thèse qui justifierait au nom d’une vague « nécessité objective » l’apparition de ces phénomènes – ou d’autres comme l’usage de la magie, l’invention des mythologies, l’agropastoralisme du néolithique, les monnaies rituelles, la construction de monuments funéraires ou n’importe quelle création historique –, et la thèse indéterministe selon laquelle l’imaginaire social motive l’activité humaine et imprime, en interagissant avec le réel, une direction à l’action des « forces sociales ». L’expérience humaine possède un pouvoir de création et d’invention du nouveau qui n’est pas réductible à des nécessités objectives (le nouveau comme un nouvel arrangement d’éléments préexistants) ou à des contraintes d’ordre téléologique. Mais l’imaginaire n’est pas pour autant assimilable à un subjectivisme débridé – indéterminité n’est pas synonyme d’arbitraire. L’expérience possible ou potentiellement réalisable des sociétés demeure limitée par la compréhension de leur relation au monde et par les moyens d’action dont elles disposent en fonction de leur héritage culturel et technique. Hannah Arendt écrivait que seule la parole donne sens à l’action, que « l’action muette ne serait pas action, parce qu’il n’y aurait plus d’acteur, et l’acteur, le faiseur d’actes, n’est possible que s’il est en même temps diseur de paroles » (Condition de l’homme moderne, p 235). Il me paraît impensable de considérer le processus historique comme une suite d’actes se justifiant eux-mêmes, car privés de la caution de l’imaginaire et de la parole qui les rendent compréhensibles aux yeux des acteurs eux-mêmes, toutes choses attribuant à l’action un réel pouvoir agissant.
JW et L se défendent d’être « progressistes » tout considérant que le « procès d’individualisation, même contradictoirement au sein de l’aliénation » est un « “progrès” qui continue à détacher l’individu de la communauté. » On retrouve ici le préjugé européocentriste selon lequel l’individuation est née avec la culture occidentale, alors que les « autres », les pré-civilisés, n’étaient que des parcelles de communauté sans autonomie4. On pourrait toutefois se demander si un chasseur-collecteur boschiman, bien qu’il interprète le monde à travers son univers mythique si « limité »5 et qu’il doive se soumettre à ses terribles contraintes, est moins « individué » qu’un employé de l’âge industriel dont le stock de connaissances confuses provient en grande partie du salmigondis immédiatiste que lui transmettent les médias jour après jour. Le « sauvage » en question a-t-il moins de libre arbitre – lui qui dispose de son temps et possède le savoir suffisant pour vivre seul en milieu hostile durant une période indéfinie en ne s’aidant de presque rien – que le salarié esclave d’horaires imposés pour se rendre au bureau et au supermarché et qui ne survivrait pas plus de 24 h sans sa carte de crédit, son téléphone et son GPS, et un attirail technique démesuré6 ? Il y a de quoi être surpris par cette inversion axiologique qui consiste à prendre pour de l’autonomie réelle – à la réserve près qu’elle se réaliserait « contradictoirement au sein de l’aliénation7 » –, ce qui n’est, au mieux, qu’idéel ou potentiel, un simple vœu pieu ou une rodomontade narcissique, et à faire passer l’obéissance aux croyances archaïques pour un asservissement total au groupe, en scotomisant la capacité pratique de l’individu à connaître son milieu et à survivre en situation d’autonomie. À l’image de la paranoïa hobbesienne, le rationalisme a toujours su brandir la menace du retour terrifiant à l’ « état de nature » pour justifier son totalitarisme. Poussée à l’extrême, cette logique voudrait que l’individu ait moins à perdre en se soumettant à ce que la civilisation a produit de plus horrible qu’en étant dépendant du pouvoir, plus redoutable encore, de l’esprit de ses Ancêtres !
J’ignore ce que signifie la « “réalisation” de l’humanité » lorsque JW et L écrivent qu’« elle est inséparable pour nous d’une définition de la généricité comme universalité. » Pourquoi réveiller cet universalisme8 et cet humanisme marqués du sceau de la croyance en une « nature humaine » ? L’ethnocentrisme commun à tous les groupes humains, civilisés ou non, n’a jamais empêché la reconnaissance de l’identité du genre humain (est-il arrivé qu’un primitif prenne un anthropologue qu’il voit pour la première fois pour un extraterrestre ou vice-versa ?) et l’universalisme n’a jamais empêché l’esclavagisme de type colonial ou autre. Les sociétés rationalistes ont commis les génocides les plus atroces que l’histoire ait connus, « réalisant » l’alliance féconde de la science et de l’industrie (Auschwitz, Hiroshima…) À quoi correspond concrètement la visée messianique d’une humanité « réalisée », proposition qui me paraît d’ailleurs difficilement conciliable avec la dialectique négative puisque la négation déterminée se veut seulement une ouverture de possibles et non une figure positive9 ? Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes de ce texte que de glorifier l’héritage humaniste et les Lumières tout en se réclamant d’Adorno.
Suffit-il d’écrire : « Nous parlons non pas d’un sens de l’Histoire mais du fait que l’Histoire a un sens » pour s’affranchir du matérialisme historique ? La question est de savoir si le sens du « développement historique général et plus particulièrement en Europe occidentale » peut être envisagé dans une optique finaliste telle que le « progrès de l’individualisation10 », la « “réalisation” de l’être humain/l’humanité comme genre » ou celle de « l’idée du XVIIIème siècle révolutionnaire selon laquelle tous les hommes aspirent à être libres », et autres reprises des idéaux rationalistes que l’histoire a pourtant cruellement démentis et qu’il est difficile d’évoquer aujourd’hui sans un sourire dubitatif11. Je distingue, pour ma part, l’évolutionnisme basé sur le constat du développement continu de la technique, du langage et de certaines institutions comme l’État12, et la téléologie ou l’eschatologie qui présupposent un sens de l’histoire, que ce soit vers une finalité sans fin ou une fin sans finalité. Remarquons à ce sujet la puissance de l’imaginaire religieux à l’œuvre dans la vision finaliste théologique de la philosophie de l’âge moderne si empreinte de « rationalisme », et chez les matérialistes qui, paradoxalement, nient le rôle de l’imaginaire socio-historique au nom de la raison. Un cas pur de double contrainte.
Si l’on ne considère que l’action en éliminant du champ de l’analyse l’impulsion qui est à la base du faire social, l’idée de la « force » perd son caractère métaphorique pour n’être qu’un élément de physique sociale, un objet obéissant à des lois indépendamment des croyances et des volontés humaines. Ou, plus exactement, ces dernières ne seraient – selon la thèse marxiste mécaniste bien connue13 – que le « reflet » des activités humaines ; elles seraient donc dépourvues d’histoire, d’autonomie, et ne feraient nullement partie du « réel ».
Rappelons que dans la perspective objectiviste : a) la perception et la représentation sont censées proposer un reflet fidèle de la réalité, en dépit de la déformation de l’imagination qui peut nuire à leur « objectivité ». L’imaginaire n’a pas de fonction cognitive, seule la raison établit une correspondance qui doit être aussi objective que possible entre les mots et les choses. La vérité conceptuelle naît de l’exactitude de cette correspondance et de l’élimination de l’écart entre la représentation et la signification objective du concept ; b) il y a séparation entre le dire et le faire, le langage n’a pas d’histoire, il ne crée pas un monde de significations, il n’est pas un outil social producteur de sens, ni ne constitue une « praxis »14 susceptible d’engendrer diverses orientations axiologiques. Il n’est qu’un code communicatif assujetti à l’action sociale – action qui serait une sorte de « main invisible » conduisant l’existence des individus passifs et désubjectivisés vers leur devenir comme le vent pousse des fétus de paille15. En période de crise, il y a conflit entre le libre arbitre de l’acteur et le déterminisme des conditions historiques ; c) il existe une scission entre l’apparence et la réalité et un rapport d’inversion entre eux (Marx). Les essences sont des causes (Ioniens, Platon). L’objectivité est une totalité à laquelle il convient d’opposer « dialectiquement » une négation tout aussi totale (Marx, Engels, théorie dialectique de la négation/révolution).
2) La question du quantitativisme
JW et L adhérent-ils sans réserve à la thèse objectiviste ? Leur texte cultive parfois l’ambiguïté. « Raison, progrès, liberté, écrit JW, trois armes anti-mythologiques… à manier avec précaution tant aujourd’hui leur fonction originelle émancipatrice s’estompe avec l’image terrifiante d’un devenir technologisé sans vérification d’un quelconque “progrès”, d’un excès de raison qui confine à la fatalité et une liberté réduite au libéralisme. » Si cette analyse renvoie à un simple « dévoiement » du progrès et de la liberté ou à un « excès » de raison, elle va à l’encontre de la pensée d’Adorno (de laquelle pourtant elle se réclame) et de la critique du concept d’Aufklärung dans la première partie de La dialectique de la Raison. C’est bien cela qui est dérangeant dans ce texte qui nous ballotte assez souvent d’une rive à l’autre, comme s’il renonçait avec peine et regret à son ambition progressiste (voir par ex la note 5) sans vouloir l’abandonner totalement.
Quelle est cette « fonction originelle », cette heure glorieuse et « émancipatrice16 » du rationalisme dont parle JW ? Pour Adorno, ce qui apparaît comme le triomphe de la rationalité subjective n’est que la soumission de l’existant au formalisme logique, la subordination à l’immédiat. Ainsi « la Raison rejoint la mythologie dont elle n’a jamais su se libérer17 ».
Loin de toute considération fonctionnaliste, le pari d’Adorno consiste plutôt à vouloir protéger la raison d’elle-même, à la libérer à la fois des méfaits de l’irrationalisme et du rationalisme totalitaire des Lumières. Il s’agit, certes, d’une démarche paradoxale et la théorie critique ressemble à une (ultime ?) tentative de sauver le rationalisme d’inspiration hégéliano-marxiste, tentative dont il faut saluer la lucidité et le radicalisme, mais qui se solde par un échec négativiste et un aveu d’impuissance historique (avant que l’histoire elle-même se charge de démantibuler avec fracas l’édifice en ruine à la fin des années 80).
Mais durant la période charnière 1944-1966, dates de parution de ses deux œuvres majeures, La dialectique de la Raison et Dialectique négative, Adorno attribue à la philosophie hégélienne une portée critique suffisamment importante pour qu’il vaille la peine de corriger ses défauts les plus criants, comme sa théorie de l’identité et son systémisme. Le fascisme et la guerre ayant dénoncé comme illusoire l’espoir de voir triompher la Raison dans l’histoire, Adorno assigne à la raison dialectique la tâche de démasquer la raison positive héritée de la tradition philosophique occidentale : « La grande philosophie était accompagnée de la frénésie paranoïaque de ne rien supporter qu’elle-même […] Les excès des systèmes, depuis la glande pinéale de Descartes et les axiomes et définitions de Spinoza dans lesquels tout le rationalisme est déjà contenu et qu’ensuite le concept ressort de façon déductive, témoignent à travers leur non-vérité, celle des systèmes eux-mêmes, de leur égarement18. »
JW et L citent un extrait de Modèles critiques où Adorno affirme que « ce qui se voit dans la mécanisation, l’atomisation, voire la massification comme un excès de rationalité » est en réalité « une insuffisance de rationalité » (notons que, plus haut, le mal semblait s’agir plutôt provenir d’un excès) ; qu’« une raison qui ne veut pas s’absolutiser outrageusement en stupide moyen de domination se doit de réfléchir sur elle-même, et c’est ce qu’exprime aujourd’hui quelque peu le besoin de religion19 ». Mais cette remarque qu’Adorno fait en passant dans un texte au demeurant assez pauvre sur la religion a peu de consistance en relation à ses autres textes.
Dans son œuvre maîtresse, Dialectique négative, il s’efforce au contraire de montrer que la raison n’est pas un tout homogène et qu’elle possède de multiples facettes. À la raison positive et quantificatrice, il oppose la raison négative et qualitative. À la fixité totalitaire du système qui est le non-vrai, la non-vérité, parce qu’il représente une totalité « qui n’est qu’elle-même que l’expression du faux », il oppose la dissolution des fixités, le « choc de l’ouvert ». Le penser est négation, rébellion, et non compensation du manque de rationalité du système par quelques touches correctives, comme semble le donner à penser le texte cité plus haut. Adorno reproche même à Bloch de vouloir rendre l’utopie attractive en mettant l’accent sur le positif, en se projetant vers un rêve futur. Adorno dit qu’il faut lui appliquer « l’interdit théologique des images », car « l’utopie se loge essentiellement dans la négation déterminée de ce qui se contente d’être et qui, finissant toujours par se concrétiser sous la forme de quelque chose de faux, fait toujours en même temps signe vers ce qui devrait être. »
L’obsession antipositiviste d’Adorno le conduit forcément à la critique acerbe du quantitativisme. La dialectique de la Raison n’est pas dissociable de l’influence de Weber, notamment l’idée du désenchantement et de la rationalisation. Il semble pourtant que cet aspect de l’œuvre d’Adorno dérange JW et L puisqu’ils poursuivent : « Pour reprendre ton terme de quantification, le fait d’en faire une sorte d’idéologie ou de pratique absolue est un choix que nous ne nous résolvons pas à faire. La comptabilité et la mesure apparaissent historiquement comme une promesse de liberté et d’égalité par rapport à la violence et l’appropriation immédiate. De la même façon que la raison n’est pas réductible à la rationalisation la mesure des choses n’est pas réductible à la quantification. La mesure ne détruit pas en soi la qualité (la mesure est une qualité quantitative disait Hegel).20 »
Étrange justification dans ces lignes de la prérogative comptable des États et des marchands. Pour ma part, je suis convaincu a) que la mesure quantitative floue existe depuis la nuit des temps, mais que la comptabilité, au sens moderne, est née dans un contexte de domination et d’exploitation à l’époque des premiers États et qu’elle a probablement servi à faciliter les échanges marchands et la levée des impôts ; b) qu’à une époque encore antérieure, bien avant l’apparition des premières civilisations, il existait vraisemblablement une sorte de comptabilité des échanges de partenaires sexuels entre clans21. Puis, à partir de la sédentarisation, la quantification de la dote et des compensations pour meurtre, la planification agricole et la gestion du surplus, l’institution du temps calendaire, l’aménagement de l’espace pour faciliter les flux de matériaux et les échanges (voies de circulation terrestres, fluviales et maritimes), la géométrisation/centration de l’espace social par le monumentalisme, tout cela et bien d’autres choses encore, par exemple la division sociale du travail, ont permis de développer l’imaginaire de la rationalité et son corollaire, le quantitativisme. On peut voir dans ces éléments de civilisation qui accompagnent le développement technique l’origine du processus de rationalisation qui s’est poursuivi sans discontinuité apparente jusqu’à aujourd’hui22. Même si « la raison n’est pas réductible à la rationalisation », aurait-elle pu exister sans elle ? N’est-elle pas son élément moteur ? Mais je n’approfondirai pas cette question ici.
Pour en revenir à Adorno et à son analyse du rapport entre raison et quantification, il remarque dans un autre article de l’ouvrage cité précédemment que : « Devant la pensée quantitative américaine, avec tous ses risques d’indifférenciation et d’absolutisation du juste milieu, il faut que l’Européen se demande dans quelle mesure les différences qualitatives ont encore une réalité et un sens dans le monde social d’aujourd’hui23. » Il dénonce ensuite l’uniformisation de l’espace et des modes de vie, la répression de la différence qualitative « par l’unité de la raison technologique. » (Ibid.) Avec le capitalisme, écrit-il dans Minima Moralia, « le qualitatif devient lui-même un cas particulier de la quantification, le non-fongible devient fongible » (p162), car l’évolution vers le quantitatif est hostile à la différence qualitative.
Il discerne bien dans l’évolution de la rationalité moderne une tendance irrépressible vers le quantitativisme et la mathématisation du monde, car « le nombre est devenu le canon de l’Aufklärung24 […] En identifiant d’avance à la vérité le monde mathématisé et entièrement organisé par le penser, la Raison se croit à l’abri du mythe. Elle assimile le penser aux mathématiques25 […] Or le formalisme mathématique dont l’instrument est le nombre, forme la plus abstraite des données immédiates, retient justement le penser sur la pure immédiateté26.[…] Avec l’extension de l’économie bourgeoise marchande, le sombre horizon du mythe est illuminé par le soleil de la raison calculatrice, dont la lumière glacée fait lever la semence de la barbarie27 ».
La tendance croissante à la quantification depuis Descartes tend à exclure les qualités à les transformer en déterminations mesurables. Curieuse résistance de la part de JW et L à l’analyse de cette tendance. On peut dire que « la mesure n’est pas réductible à la quantification » seulement dans le cas de la mesure purement qualitative – comme le plaisir que j’éprouve en écoutant un morceau de musique et que, bien que le jugeant non quantifiable, je trouve « plus grand » que lorsque j’écoute tel autre. Il est heureux que la mesure ne détruise pas la qualité, mais ce n’est pas cela qui est en cause. Le problème vient de « l’absolutisation de la tendance à quantifier de la ratio » (Dialectique négative, p 51) et, bien que cette tendance ne soit pas aussi prononcée à l’époque de Hegel, ce dernier affirmait « en accord avec la tradition scientifique » (Ibid.), que « la vérité de la qualité elle-même [est] la quantité » et que « la quantité est “elle-même une qualité” » (Ibid.).
Quoi de plus purement rationaliste ? Ce monde décomposable en unités de plus en plus petites et finement mesurables, c’est celui qu’a créé par la théorie de la connaissance objectiviste dont la pensée est paralysée par la recherche indéfinie d’éléments quantitatifs hypostasiés en concentrés de vérités28. Si l’on prend l’exemple de la médecine, on s’aperçoit que la vision actuelle de la « santé » corporelle n’est plus qu’un ensemble de critères quantitatifs qui éloignent ou rapprochent d’une situation de « normalité », laquelle est établie selon des normes d’occurrences statistiques la plupart du temps sujettes à des évolutions parfois divergentes entre pays voisins (la « normalité » du taux de cholestérol sera par exemple différente entre la France et la Belgique). Ce qui échappe encore à la mesure quantitative et demeure de l’ordre du qualitatif – par exemple le plaisir, la douleur, l’amour, le doute, la colère et autres états psychiques – n’échapperont plus longtemps à la quantification, faisons confiance pour cela aux neurosciences qui sont convaincues, elles aussi, que « la vérité de la qualité est la quantité ». Ajoutons que, de nos jours, introspection et connaissance de soi ont pris le sens du « self quantified », de la quantification de soi grâce à des appareils qui mesurent en permanence le métabolisme corporel et transforment l’individu en un bouillonnement physicochimique imparfait pour lequel l’industrie invente chaque jour de nouveaux correctifs.
Ces dangers ne semblent préoccuper JW et L que modestement. Adorno, quant à lui, était d’avis que « la connaissance ne possède complètement aucun de ses objets » (p 23) et que « ce qu’il y a de vrai dans le sujet se déploie dans la relation à ce qui n’est pas lui-même, en aucun cas à travers l’affirmation péremptoire de son être-ainsi » (p 129). Qu’écrirait-il aujourd’hui, lui qui voyait déjà dans les années 60 la raison réduite « à n’être qu’un instrument adapté à ses fonctionnaires dont tout l’appareil mental ne sert plus qu’à empêcher de penser » (Minima Moralia, p 166), lui qui considérait les scientifiques comme des gens dont l’activité « est sur le point de s’emparer des derniers résidus du monde, décombres incapables d’opposer la moindre résistance » (p 167) ? Quant à la philosophie, elle n’est pas immune et hérite de son ancienne alliance avec les administrateurs et les mathématiciens « la barbarie de la quantité immédiate » (p 170). La philosophie classique est incapable de s’extraire du principe de la vérité-correspondance et du monde des concepts purs (comme l’Être de Heidegger et toute l’ontologie trompeuse qui tente de masquer la signification historique des mots). Ce n’est donc pas une forme de pensée autonomisée « qui fonde la philosophie comme une spécialité de l’exercice de la raison », comme le pensent JW et L, mais, en tout cas pour ce qui concerne son courant principal, un magma de « vérités essentielles » qui a joué le rôle de relais entre la théologie et le quantitativisme et qui ne peut s’affranchir ni de l’une, ni de l’autre. L’autonomie de la raison est une illusion tenace.
La question de savoir s’il existe une parade au positivisme est plus que jamais d’actualité et n’a rien perdu de sa complexité. « Il faut simplement prouver par la critique de la connaissance que toute coïncidence entre un concept et ce qui le remplit est impossible » (p 172), a répondu Adorno. La dialectique négative est-elle capable de secouer les formes pétrifiées par l’objectivisme, de « rompre la contrainte identitaire au moyen de l’énergie accumulée en elle, figée dans ses objectivisations » (Ibid.) ? Même s’il semble s’illusionner à ce sujet et si la théorie critique est restée sans lendemain, le constat d’Adorno est juste et sans appel quand il se borne à décrire danger que l’objectivisme constitue pour la pensée : « Croire que la pensée puisse tirer profit du déclin des émotions grâce à l’objectivité qui la caractérise, ou qu’elle n’ait rien à craindre de ce déclin, fait déjà partie du processus d’abêtissement », écrit-il dans Minima Moralia (p 165).
On retrouve ici la question évoquée plus haut du rôle de l’imaginaire. Adorno était très conscient du fait que la raison (au sens psychologique et non plus seulement historique) n’est pas une faculté parmi d’autres, mais qu’elle est indissociable des impulsions (imaginaires, émotionnelles) qui la fondent et que « si l’on chasse l’imagination, le jugement, ce véritable acte de connaissance, sera lui aussi exorcisé » (p 166). L’imagination, souligne Adorno, est seule apte à établir entre les objets cette relation qui est la source inaliénable de tout jugement. Or l’objectivation du monde méprise l’impulsion cognitive que l’imagination imprime à la pensée, sépare la pensée du désir, considère la perception comme un décalque du monde dissocié de toute anticipation du désir, redoute les infidélités de la mémoire29 et perd la dimension historique de la conscience.
Adorno s’oppose au relativisme, « frère de l’absolutisme », et conserve une posture réaliste. Malheureusement, son réalisme et sa critique du rationalisme, dans la continuité du criticisme kantien, veulent sauver la rationalité tout en généralisant et approfondissant sans cesse la méfiance à son égard. La « dialectique négative » est demeurée dépendante du système hégélien et de ses catégories englobantes, en particulier de cette véritable plaie métaphysique qu’est la « totalité ».
3) Adorno sur Bergson : temps et intuition
Adorno s’irrite à juste titre de l’usage que fait Heidegger de la catégorie de l’« être ». Pour lui, « l’hypostase de la sphère ontologique, dont se nourrit toute la philosophie heideggérienne30 » correspond en fait à une vision anhistorique. L’étant est considéré à partir de l’être, alors qu’il faudrait adopter la démarche inverse. Comme Günter Anders avant lui, Adorno fustige le manque de concrétude de cette philosophie qui se résigne à justifier l’existant. « Le monde réifié, à cause de sa méprisable inauthenticité face à l’Être […] est tenu en quelque sorte pour indigne d’être transformé. » (Dialectique négative, p 95). L’être chez Heidegger exprime une régression à l’archaïque : « L’ambiguïté des expressions grecques pour être, qui remonte à l’indifférenciation ionienne entre éléments, principes et essence pure, n’est pas consignée comme insuffisance mais comme supériorité de l’originaire. » (p 76). La catégorie être est absolutisée parce qu’impensable, elle n’est qu’un principe formel vide dont la dignité archaïque aide à revêtir les contenus divers. Elle aboutit chez Heidegger à « la tautologie que l’être n’est pas l’étant parce qu’il est l’être » (p 118).
L’hypostase conceptuelle qui vise la globalité est en réalité vide de sens. Bergson l’a bien vu puisqu’il écrit : « Qu’on donne le nom qu’on voudra à la “chose en soi”, qu’on en fasse la Substance de Spinoza, le Moi de Fichte, l’Absolu de Schelling, l’Idée de Hegel, ou la Volonté de Schopenhauer, le mot aura beau se présenter avec sa signification bien définie : il la perdra, il se videra de toute signification dès qu’on l’appliquera à la totalité des choses.31 » Il ajoute que la métaphysique parle toujours de la divinité et se croit, pour cela, obligée de dogmatiser – la raison doit être au métaphysicien ce que la révélation est au théologien.
Tout autant que celle de l’être, la catégorie de la totalité chez Hegel est impensable et vide. C’est une signification héritée de la théologie contre laquelle Adorno s’est rebellé, mais dont il est resté contre-dépendant. Il est assez curieux de lire à ce sujet dans le texte de JW que « si Hegel donne la primauté à la totalité il ne semble pas l’hypostasier ». Je ne crois pas qu’Adorno soit de cet avis, lui qui n’a cessé de fulminer contre l’idée de la « réconciliation » dans la totalisation et qui compare, par exemple, le non-sens hégélien de « l’esprit qui doit être totalité » à ces nouveaux partis apparus au XXe siècle « qui n’en tolèrent plus aucun autre à côté d’eux et dont les noms dans les États totalitaires ricanent comme des allégories de la violence immédiate du particulier. » (DN, p 193) Il accuse « les spéculations de Hegel qui font s’équivaloir l’idée absolue de totalité et la ruine de ce qui est fini » (p 318) d’acquiescer à « ce que rien ne change jamais », ce qui revient à « discréditer, en la qualifiant d’éphémère, la pensée qui proteste contre l’état de fait » (Ibid.). Il lui reproche de tomber dans le piège de la mythologie en élevant au rang d’absolu le résultat du processus de la négation : la totalité systématique et historique (reproche qui vise aussi l’inversion marxiste tout aussi totalisante).
Il se montre sans pitié dans sa récusation du systémisme hégélien, le problème étant d’éviter que son anti-systémisme n’engendre un nouveau système. La tâche est difficile et il est contraint de trouver refuge dans le paradoxe. Contre la thèse de la rationalité du réel, cruellement démentie par la réalité, et contre la « pensée de l’identité [qui] fut, à travers l’histoire, quelque chose de mortifère, qui dévore tout32 », il s’agit de réhabiliter le non-identique. Les objets ne se réduisent pas à leur concept, et pourtant penser signifie identifier et l’apparence d’identité est inhérente au penser lui-même. Il tente de sortir de ce dilemme en affirmant que la « contradiction est le non-identique sous l’aspect de l’identité » (DN p 15) et qu’ « il faut faire opposition à la totalité en la convainquant de sa non-identité avec elle-même, non-identité qu’elle nie de par son propre concept » (p 146).
La dialectique négative ne peut éviter la contre-dépendance aux concepts auxquels elle s’oppose. Adorno le reconnaît puisqu’il écrit qu’elle « est liée comme à son point de départ, aux catégories suprêmes de la philosophie de l’identité. Dans cette mesure, elle-même reste fausse, participant de la logique de l’identité, elle-même ce contre quoi elle est pensée. » (p 146).
Or s’il faut récuser la positivité de la réconciliation, défendre la médiation sans synthèse ultime, sans « négation de la négation », et faire opposition à la totalité en la convainquant de sa non-identité avec elle-même, la dialectique négative doit sans cesse se remettre en question, « se rectifier » et refuser que le concept ne reste fidèle à sa propre signification, faire en sorte qu’il se meuve et devienne « non identique à soi ». Adorno oppose à la positivité de la réconciliation la proposition risquée d’une pensée qui se balance dans le vide sans n’avoir jamais rien où se raccrocher. Car, écrit-il, « seule une pensée qui, sans restriction mentale, dépourvue de toute illusion quant à son royaume intérieur, reconnaît son absence de fonction et son impuissance, entreverra peut-être un ordre du Possible, du Non-Étant, où les hommes et les choses seraient à leur vraie place33. » Noble projet, sans doute, mais socialement inopérant, car autobloquant à l’intérieur du système dialectique dont il ne veut pas s’extraire.
La critique est nécessaire – et même de plus en plus nécessaire – et je partage l’indignation de JW contre ceux qui, au nom des luttes concrètes, la trouvent superflue ou même gênante, voire démobilisatrice. Tout cela entre dans le carcan logique du « bougisme » social et de l’idéologie du faire qu’on enseigne dans les entreprises ou aux chômeurs à pôle emploi. Cela dit, aucune pensée ne peut se résigner au mouvement incessant de la négativité pour fuir la menace de réhabiliter l’identité « mortifère » et la totalité. Cet effort ressemble à celui d’un chien excité qui finit par tourner en rond de plus en plus vite en cherchant à se mordre la queue. Vouloir chasser le concept et le mettre en mouvement en lui déclarant que sa place n’est pas là, revient à prendre encore au sérieux l’hypothèse selon laquelle il est destiné à occuper une place précise qui est toujours fausse, qui n’est vraie que dans le faux absolu. C’est donc accepter une situation de contre-dépendance à l’objectivisme. Car, en réalité, le concept est structuré métaphoriquement et non objectivement. Il n’est ni objectif, ni subjectif, mais simplement expérientiel. À ce titre, son sens ne peut être fixe tant que l’imaginaire social est mouvant. Le sens du mot « mère » n’est plus celui qu’il était à l’époque de Platon. Il n’y a pas d’essence du concept de « mère » ni de sens défini une fois pour toutes de ce qu’est une « mère biologique » (cf. la GPA inimaginable un siècle en arrière). On ne combat pas l’imposture du sens « objectif » en ne lui assignant que des assises provisoires, on le fait en montrant que le sens est un acte imaginaire d’appropriation du réel. Cela suffit pour ne pas être dupe de la pétrification et de la fixité qui inquiétaient Adorno. Il n’y a en réalité aucun compte à rendre à l’objectivisme.
Or la dialectique hégélienne est un système identitaire qui perd toute substance dès que le réel cesse d’être rationnel. C’est le rapport identité/totalité qui procure sa dynamique au système. Sans identité, il n’y a pas de médiation et sans médiation, pas de contradiction. Toute la belle machinerie dialectique tombe en panne. Adorno s’est heurté à cette difficulté majeure. S’il abandonnait la catégorie de la rationalité identitaire comme critère de vérité, tout l’édifice dialectique s’écroulait. Lui qui a si brillamment démystifié les impasses et l’arrogance du rationalisme est resté prisonnier du binarisme rationalité/irrationalité, sans doute par peur du relativisme – qui constitue à ses yeux, on le conçoit, une sorte de défaite de la pensée en renonçant à l’analyse historique et en établissant un ordre de juxtaposition indifférencié des doctrines apparues au cours de l’histoire. La seule issue consistera alors à mettre en valeur la particularité, l’individuel, l’excentrique et les dissonances du réel. La « négation déterminée » qu’il oppose au positivisme, y compris à celui de Hegel, trouve son modèle le plus tangible dans l’art, la musique en particulier, et « dans le non-conceptuel, l’individuel et le particulier ; dans ce qui depuis Platon a été écarté comme éphémère et négligeable et sur quoi Hegel colla l’étiquette d’existence paresseuse. » (DN, p 18)
Pour sauver la dynamique du système, il faut retarder sans cesse le moment fatidique de la réconciliation34, ou même le rendre impossible en injectant en permanence du négatif. À défaut d’être curatif, le criticisme adornien devra se contenter d’être antiseptique, de ne pas chercher à guérir, mais à nettoyer la plaie. Ou, si l’on préfère, de trouver l’espoir dans le désespoir, d’extraire le positif du négatif. Mais n’est-ce pas un triste destin que de se contraindre à devenir une sorte de fonctionnaire de la critique négative, comme il existe des fonctionnaires de la raison positive ? Est-ce tenable à la longue puisque l’on sait que, même si une religion interdit le culte des images, l’esprit des fidèles se forge tout de même une représentation du divin ?
L’influence du nihilisme nietzschéen sur Adorno a souvent été évoquée, mais celle de Bergson semble plus ambiguë. La première réaction dogmatiquement binaire à ce sujet – et le texte de JW reprend la formule – est de rejeter Bergson dans « l’irrationalisme », notion sans doute à rapprocher, comme n’hésite pas à le faire Horkheimer35, de la croyance à aux tables tournantes et aux messages reçus de l’au-delà, ce qui participe d’une argumentation plutôt chétive. Il va de soi que Bergson propose une ontologie qui, malgré toutes ses qualités, est encore entachée de spiritualisme et que la métaphore de l’ « élan vital » n’épuise pas le mystère du dynamisme du vivant. Mais il ne s’agit pas de « jouer Bergson contre Hegel », selon l’expression de JW, même si, à mon avis, on respire bien mieux parmi les imperfections et les limites autodésignées du bergsonisme que dans l’étouffante camisole de force hégélienne.
Lorsque JW se plaint de l’absence de théorie socio-historique chez Bergson – alors qu’il se montre plus indulgent à l’égard de la totalisation qui va jusqu’à la déification de l’État chez Hegel – cela signifie-t-il que toutes les théories doivent être replacées dans leur contexte historique sauf celle de Bergson ? Ou lorsqu’il oppose « le flux ininterrompu » de la durée bergsonienne à la possibilité d’un « changement historique de grande ampleur », cela doit-il laisser supposer que le temps puisse s’interrompre au moment des révolutions, ou que, par exemple, la durée ait fait place à un éternel présent durant les siècles où s’est déroulée la sédentarisation, le changement le plus radical, intense et profond qu’a connu l’humanité ? On peut affirmer métaphoriquement qu’il existe des « coupures », des « ruptures » ou des « fossés », des « bonds », des « sauts » ou des « révolutions » dans le déroulement historique sans que cela n’implique la moindre discontinuité dans la durée vécue des acteurs de ces événements ni dans le temps socialement institué (les cœurs contribuent à battre et les horloges de fonctionner de la même manière). Il s’agit de plans différents et c’est encore un réflexe objectiviste que de croire que toute la réalité du monde doit être mise sur un même plan ; qu’un état de conscience existe de manière homogène avec la connaissance d’un continuum historique ; que l’intuition de la durée mobilise le même niveau de compréhension que la métaphore cognitive de la rupture historique ; ou que la couleur verte de l’herbe pour l’œil humain signifie qu’elle est vraiment verte « objectivement » pour la physique, alors que la couleur n’existe pas en dehors de l’œil qui perçoit de cette façon les radiations d’une certaine longueur d’onde. Il n’est pas dualiste de dire que la couleur verte n’est pas une propriété de l’objet, mais une propriété interactionnelle36 d’un capteur sensoriel et de son environnement (elle n’est donc pas non plus « subejctive »). Il n’est pas dualiste non plus de dire qu’entre la douleur que j’éprouve et la description que j’en fais, une même référence événementielle est considérée selon deux perspectives différentes : l’une est sensation, l’autre est un acte de communication qui utilise la technique du langage. Pourtant, il s’agit de la même personne et de la même douleur, mais le senti appartient au temporel et à l’indivisible, tandis que le langage est du domaine du spatial37. Ou si l’on tient à nommer cela dualisme, il s’agit d’un dualisme expérientiel et non ontologique. La douleur que j’ai ressentie et qui, maintenant, s’est évanouie est un événement unique qui se rattache au temps vécu, donc irréversible. La narration de cet événement peut être reproduite à l’infini de manière identique, car elle n’appartient pas à la même dimension temporelle que la sensation.
On peut dire que Bergson a oscillé entre ce dualisme expérientiel et le dualisme ontologique et qu’il a souvent opposé esprit et matière38. Mais alors que pour la philosophie classique comme pour la science, il est parfaitement justifié que l’on traite le vivant comme de l’inerte, la continuité temporelle du vécu comme une multiplicité spatiale, Bergson se différencie des objectivistes en ceci qu’il reconnaît que la langue ne peut pas faire autrement que de parler du temporel en termes spatiaux. « L’intuition nous donne la chose dont l’intelligence ne saisit que la transposition spatiale, la traduction métaphorique », écrit-il.
Ouvrons ici une parenthèse. Qu’est-ce qu’une métaphore ? C’est une relation que la langue établit entre un domaine source et un domaine cible. Les caractéristiques du domaine source sont projetées sur le domaine cible et aident à mieux le comprendre. L‘énoncé « L’amour est un voyage » a des implications différentes de l’énoncé « L’amour est une prison » ou « L’amour est une étoffe tissée par la nature et brodée par l’imagination. » Le « mouvement » ou le « changement » interne (domaine cible) s’exprime le plus souvent en termes de « mouvement » physique dans l’espace (domaine source) – on dira par exemple que quelqu’un « sort de ses gonds », est « hors de lui », ou « se replie sur lui-même ».
Ces métaphores sont si automatiques qu’on a tendance à ne pas les différencier des expressions littérales39. Si l’on a recourt au domaine du voyage pour exprimer ce qu’est l’amour, cela ne signifie pas que l’amour est réellement un déplacement spatial. Il s’agit simplement une métaphore parmi d’autres, parmi toutes celles qui structurent le concept d’amour et la signification que nous attribuons à ce terme. L’objectiviste récuse tout rôle cognitif à la métaphore. Il cherche depuis la nuit des temps la définition « objective » de l’amour. La métaphore est pour lui « irrationnelle ». Il croira trouver dans un vieux Littré la définition atemporelle de l’amour : « Sentiment d’affection d’un sexe pour l’autre », mais le sens que l’imaginaire social attribue au mot « amour » a évolué avec le temps. Ce qui était lexicalement évident hier ne l’est plus aujourd’hui40. Il est bien sûr nécessaire, comme le pensait Adorno, d’historiciser le concept. Mais cela ne peut se limiter à le faire évoluer lexicalement sans s’intéresser à sa structure métaphorique.
C’est à ce sujet que l’on mesure l’ampleur du malentendu entre Adorno et Bergson. Quand Adorno reproche à Bergson d’avoir établi une « dichotomie tranchée » entre « temps durée » et « temps espace » (DN, p 321, il conclut que Bergson « a absolutisé le moment dynamique » et l’a « réifié en une branche du savoir », qu’il en a fait « une forme de la conscience, un type particulier et privilégié de connaissance ». Donc Adorno, bien qu’il récuse l’ontologisation du temps de Hegel et sa « dichotomie simpliste du temporel et de l’éternel » (p 318), en bref sa « détemporalisation du temps 41 » (Ibid.), n’est pas satisfait par la solution de Bergson contre ce temps universel et immobile. Pour Adorno, la durée bergsonienne absolutisée souffre de la même atemporalité que celle que son auteur reproche au temps de la métaphysique. Bergson « esquisse ses deux modes de connaissance en les opposant de manière […] dualiste » (p 18), alors qu’en réalité « il n’y aurait pas le temps de l’horloge sans l’expérience subjective du temps, qui est objectivée par lui ». Le recours aux « données immédiates de la conscience » (p 21) plonge dans l’arbitraire « une démarche qui dès le départ n’est pas médiatisée avec celle de la connaissance » (p 19). La démarche de Bergson est donc vaine pour Adorno, car « le mode mécaniste de la connaissance reste, comme savoir pragmatique, […] peu touché par le mode intuitif » (p 18). On a besoin du mode de connaissance rationnelle pour échapper à l’ « immédiateté irrationnelle » (p 18) ou au « cercle vicieux de l’immanence subjective » (p 19). Finalement, Bergson a essayé « de reconstruire théoriquement l’expérience vivante du temps et donc son moment matériel » (p 321) nié par la science et la philosophie, mais son échec est dû au fait que « toute connaissance, même celle de Bergson, a besoin justement, quand elle veut se concrétiser, de la rationalité qu’il méprisait. » (p 18).
L’argumentation d’Adorno est basée sur la critique de l’intuitionnisme de Bergson qui serait un mode de connaissance tronqué. La « ruse » d’Adorno est de faire de l’intuition un mode de connaissance analogue à la raison, alors que Bergson refuse de la définir ainsi. Dans la perspective spiritualiste et réflexive de Bergson, l’intuition est une « vision » directe de l’esprit par l’esprit, connaissance purement intérieure et non pas analyse ou compréhension de type rationnel. Mais il est erroné de prétendre qu’il « méprisait » la science puisqu’il lui accordait au contraire énormément d’importance et que les découvertes scientifiques étaient souvent prises comme point de départ de ses théories. Mais à ses yeux, et c’est le nœud de la différence avec Adorno, il n’y a aucun moyen de reconstituer la mobilité du réel à partir de la fixité des concepts. Pour Adorno, au contraire, l’intuitif doit se mesurer à l’aune de l’objectivité ou être rejeté comme irrationnel. Il paye donc son tribut à la théorie de connaissance rationaliste. Pour Bergson, le qualitatif fonde le quantitatif, le temps vécu fonde la possibilité d’existence du temps objectivé et spatialisé ; à travers la métaphore, le sujet vivant comprend et décrit le temps objectif, celui de la parole et de la société. C’est la possibilité d’émergence du nouveau42, caractère propre du vivant, qui fonde l’histoire et non l’histoire qui fonde l’émergence du nouveau, comme le pensent les déterministes.
Au nom de l’objectivité du savoir qui l’irritait tant lorsqu’il parlait du positivisme, Adorno a récusé le spiritualisme bergsonien, mais sur la base de la prééminence de la critique rationnelle. Il souhaitait réhabiliter l’individuel et le particulier, mais a fini par admettre implicitement la possibilité d’existence du temps en l’absence de conscience du temps, à l’instar du temps hégélien spatialisé. Ce qu’il nomme le dualisme cartésien de Bergson désigne en fait la réflexivité de la conscience et l’expression linguistique de cette réflexivité. Mais il est vrai aussi que sa critique est en partie fondée, car l’opposition bergsonienne intériorité vécue/extériorité spatiale, expérience subjective/expérience du monde, traduit une forme de dualisme, certes plus subtile que celle de Descartes, par lequel les deux types d’expériences semblent condamnés à ne jamais retrouver leur unité43. Or le temps spatialisé n’est pas séparable de l’espace détemporalisé qui est l’œuvre de la rationalisation. L’espace n’est pas un univers neutre, mais un monde de significations. Adorno a entrevu le problème dans sa critique du quantitativisme, mais il a, comme Bergson, accepté l’espace comme une fatalité, une objectivité face à laquelle la conscience est à jamais impuissante.
Bernard Pasobrola
Août 2015
- Il s’agit du texte publié sur le blog de temps critiques en février 2015 : « Critique du “dépassement” » – Partie IV – raison, totalité et universalité ». http://blog.tempscritiques.net/archives/1178 [↩]
- Cf. « La discontinuité historique vue sous l’angle d’un procédé cinématographique », La revue des Ressources, novembre 2014. http://www.larevuedesressources.org/la-discontinuite-historique-vue-sous-l-angle-d-un-procede-cinematographique,2766.html [↩]
- Position qui me paraît proche, bien que la teneur du discours soit différente, de la conclusion ambiguë d’Alain Testart dans son ouvrage Avant l’histoire. Se reporter à mon article « Alain Testart : armes tranchantes et femmes désarmées » (La Revue des Ressources, avril 2014) dans lequel je regrettais que, se contentant d’ affirmer que « “l’action humaine (de l’homme en société, agissant sur la société) est une condition nécessaire et suffisante de l’évolution des sociétés.” », cet auteur « n’ait pas souhaité se confronter à la théorie du pouvoir des Makarius, comme si l’explication évolutionniste devait nécessairement priver l’imaginaire social de tout rôle moteur dans la transformation des sociétés, en particulier durant la phase de division sociale. […] Ne parvenant pas à statuer sur ce qui fonde en dernière instance la dynamique sociale – la réalité ou l’imaginaire, la structure ou les croyances – il s’en remet à une notion vague et générale, assez englobante pour ne pas créer de dissension : l’action des hommes (déniant à l’action des autres espèces sur leur société et leur milieu tout type d’efficience dans leur évolution, ce qui est curieux, car les animaux ne sont pas des rochers qui subissent passivement les forces naturelles). Or parler de l’action comme moteur de l’évolution revient à repousser d’un cran la question sans y répondre. Car on peut alors se demander ce qui motive l’action humaine sinon les croyances partagées par un groupe social et donc l’imaginaire social-historique. » http://www.larevuedesressources.org/alain-testart-armes-tranchantes-et-femmes-desarmees,2715.html [↩]
- « Dans les communautés primitives, chacune d’entre elles a tendance à se voir comme la totalité des être humains quitte à rejeter les autres comme non humains », écrivent JW et L. Le terme de « communauté » serait-il plus adéquat que celui de « société », stade auquel ces primitifs n’auraient pas encore accédé ? Mais surtout comment peut-on critiquer l’ethnocentrisme tout en défendant l’universalisme des Modernes, modèle d’arrogance et de sentiment de supériorité ? La seule raison vraiment universelle n’a-t-elle pas été la raison du plus fort ? [↩]
- Ne faut-il pas prendre au sérieux la pensée d’Adorno selon laquelle « le mythe est déjà raison » en ce sens que, même si ce n’est pas perceptible pour nous, il a déjà une fonction cognitive ? [↩]
- On sait que l’univers perceptif s’est, lui aussi, considérablement rétréci chez le civilisé. Son sens de l’espace est en train de faire de même avec les outils technologiques qui vont le déposséder du sens élémentaire de l’orientation. [↩]
- Si « aliénation » signifie dépossession de soi, on voit mal comment elle peut être conciliable avec l’autonomie. [↩]
- Quoi de plus terrible que l’universalisme actuel avec ses normes totalitaires qui détruisent peu à peu tout particularisme, le particularisme lui-même étant de plus en plus identifié, normé et quantifié. L’universalisme peut-il échapper à l’aliénation ? N’est-il pas lui-même source d’aliénation ? Sept milliards d’abonnements à la téléphonie mobile dans le monde, cinq milliards d’humains équipés de téléphones portables, voilà enfin le rêve des Lumières réalisé ! [↩]
- Cf. plus loin la critique qu’Adorno adresse à Bloch au sujet de l’utopie. [↩]
- Bien que l’article de JW et de Sfar du n° 4 reproduit en annexe tempère ce bel optimisme et reconnaisse qu’ » il s’agit encore peu de l’émergence souhaitée de l’individu singulier mais plutôt d’un individu ossifié par la matérialisation technique de sa puissance sociale. […] L’idéologie progressiste-techniciste donne aux individus l’illusion d’une facile appropriation individuelle de leur puissance sociale, par l’intermédiaire de l’utilisation des machines, surtout dans la vie quotidienne mais, en fait, les objets ou les moyens techniques fonctionnent essentiellement comme prothèse, pour gagner du temps (lave-vaisselle), pour maintenir les liens sociaux disloqués (minitel), pour se donner des impressions de liberté ou d’aventure (avion). » Ce désastre de la subjectivité est-il compatible avec l’opinion exprimée par JW et L selon laquelle « le développement historique général et plus particulièrement en Europe occidentale aboutit à la réunion de conditions nécessaires à la “réalisation” de l’être humain/l’humanité comme genre. » ? [↩]
- Qui parle aujourd’hui de « liberté » à part les propagandistes libéraux ? Qui se permet encore de se prétendre l’interprète de l’humanité ? Et surtout qui emploie encore ce genre de concepts sans savoir que la lourde charge connotative qu’ils contiennent en fait directement des instruments idéologiques ? D’ailleurs, JW écrit plus loin à propos de Marx : « Retour aussi au cœur de l’hégélianisme avec l’idée que l’homme devenant enfin humain après sa “pré-histoire”, son existence coïncidera avec son essence, son être effectif réalisera son concept (l’Homme total de Marx est le pendant du Savoir absolu de Hegel). Tout est déjà écrit sous la double action du déterminisme économique et du messianisme révolutionnaire. » [↩]
- Progression qui n’est pas inéluctablement irréversible, mais qui possède des caractéristiques cumulatives, même s’il n’est pas inconcevable qu’un peuple ait perdu certaines techniques au cours de son histoire, ou ait oublié l’écriture, détruit l’État ou autre institution importante, ce qui n’est évidemment pas taxable de « régression », mais d’un chemin d’évolution non linéaire en relation à certaines caractéristiques de l’évolution générale. [↩]
- Peut-être n’est-il pas inutile de citer l’expression canonique de cette profession de foi : « À l’encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c’est de la terre au ciel que l’on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s’imaginent, ni non plus de ce qu’ils sont dans les paroles, la pensée, l’imagination et la représentation d’autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os ; non, on part des hommes dans leur activité réelle ; c’est à partir de leur processus de vie réel que l’on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. […] De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d’autonomie. Elles n’ont pas d’histoire, elles n’ont pas de développement ; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. » Marx, Engels, L’idéologie allemande. [↩]
- La perspective du langage considéré non pas comme une technique engendrant une praxis, mais comme un outil purement idéel renvoie bien entendu au dualisme cartésien et à la scission entre pensée et étendue. [↩]
- Je ne nie pas pour autant que nous puissions ressentir subjectivement l’histoire comme un courant qui nous entraîne de manière irrépressible dans un sens que nous ne choisissons pas et qui nous semble obéir à une direction déterminée. Mais je crois nécessaire d‘établir une distinction entre cette pensée métaphorique et la réalité qui est que cette « force » contraignante qu’incarne le pouvoir des institutions est une création collective qui ne répond à aucune espèce de nécessité objective ni n’est l’application d’un projet préétabli. [↩]
- Émancipatrice de quoi ? Du dogmatisme religieux au nom du dogmatisme positiviste ? [↩]
- La dialectique de la Raison, « Le concept d’ “Aufklärung” », éd. Gallimard, 1974, p 43. [↩]
- Dialectique négative, éd. Payot, 2001, p 31. [↩]
- Modèles critiques, « Raison et révélation », éd. Payot, 1984, p 148-149. [↩]
- Curieusement, on lit plus loin sous la plume de JW à propos de Hegel : « Par ailleurs il critique la science bornée incapable de saisir le réel et particulièrement les mathématiques quand elles sont science de la quantité en dehors de toute attention au contenu réel des choses même si il le fait dans une forme idéaliste en introduisant le dualisme essence/apparence. Pour lui, la logique mathématique et on pourrait rajouter aujourd’hui encore bien plus la logique statistique et la logique informatique se soumettent entièrement aux faits et donc à l’apparence alors que c’est l’essence qui au-delà des transformations conjoncturelles saisit l’unité de l’être. » [↩]
- Cf. le chapitre intitulé « La monnaie sauvage et son usage » dans mon article du n° 15 de Temps critiques : « Remarques sur le procès d’objectivation marchand ». http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article209 [↩]
- S’il est vrai que « la raison est l’organe du calcul, de la planification » (La dialectique de la Raison, p 98) et que « l’affinité entre la connaissance et la planification, à laquelle Kant a donné un fondement transcendantal » domine tous les aspects de la vie bourgeoise, l’origine du processus est à chercher bien antérieurement à l’existence de cette classe dans les premières sociétés de stockage, c’est-à-dire dès le néolithique. [↩]
- Modèles critiques, « Recherches expérimentales aux États-Unis », p 259-260. [↩]
- La dialectique de la Raison, p. 25. [↩]
- Ibid., p 41. [↩]
- Ibid., p 43. [↩]
- Ibid., .p 48. [↩]
- Même s’il ne me paraît pas justifié de parler à ce propos de « pathologie sociale » – ce qui supposerait de définir ce qu’est une société « saine », chose évidemment impossible –, il n’est pas interdit de rapprocher cette forme d’imaginaire des troubles psychiques que Joseph Gabel a qualifiés de « rationalisme morbide » et d’excès de spatialisation dans La fausse conscience, éd. de Minuit, 1962. [↩]
- Au sujet de sa conception de la mémoire, voir l’influence de Bergson et de Proust. « Les souvenirs ne se laissent pas conserver dans les tiroirs et sur les étagères ; en eux le passé et le présent viennent s’entremêler indissolublement. », etc. Minima Moralia, p 222. [↩]
- Jargon de l’authenticité, p 155. [↩]
- La pensée et le mouvant, Essais et conférences, p 36. [↩]
- Jargon de l’authenticité, p 173. [↩]
- Modèles critiques, p 22. [↩]
- Marx s’est lui-même heurté au moment de la réconciliation chez Hegel. Se reporter à l’article Chez lui elle marche sur la tête… « La négativité dynamisante et dissolvante que Marx loue chez Hegel doit nécessairement conduire, de son point de vue, non à la conservation, mais à la suppression des formes aliénées, à “leur négation fatale”, “leur destruction nécessaire” – selon les termes qu’il emploie dans la postface du Capital citée plus haut – parce qu’elle est “essentiellement critique et révolutionnaire” ».
http://errata.eklablog.com/chez-lui-elle-marche-sur-la-tete-a117683272 [↩]
- Théorie traditionnelle et théorie critique, éd. Gallimard, 1974, p 131. [↩]
- On pourrait ajouter « dialectique », mais au sens originel du terme et non au sens de négation. [↩]
- L’importance des verbes d’action spatiale dans toutes les langues existantes montre que le langage n’a pas été inventé pour décrire et communiquer des états psychiques, mais l’action du corps dans l’espace. Il n’est donc pas du tout étonnant que les états psychiques soient décrits en termes d’action spatiale. [↩]
- La préface de Matière et mémoire est explicite en ce sens : « Ce livre affirme la réalité de l’esprit, la réalité de la matière, et essaie de déterminer le rapport de l’un à l’autre sur un exemple précis, celui de la mémoire. Il est donc nettement dualiste. Mais, d’autre part, il envisage corps et esprit de telle manière qu’il espère atténuer beaucoup, sinon supprimer, les difficultés théoriques que le dualisme a toujours soulevées et qui font que, suggéré par la conscience immédiate, adopté par le sens commun, il est fort peu en honneur parmi les philosophes. » Après avoir critiqué ce dualisme, Merleau-Ponty s’est corrigé en admettant que l’objectif de l’ouvrage « n’est plus d’opposer la conscience à la matière comme le temps à l’espace, mais de repenser la matière, c’est-à-dire aussi le corps, en termes de durée. La conscience y est décrite comme mémoire contractant la durée des choses, perception ayant lieu dans les choses et au moyen d’un corps. » [↩]
- Il s’agit là d’un genre d’ « agnosie cognitive » proche du syndrome de Monsieur Jourdain qui pensait pouvoir refuser à la fois la prose et les vers. À rapprocher aussi de l’affirmation du comité invisible selon qui le « pouvoir ne réside plus dans les institutions », mais dans la monnaie émise par l’Europe, dans l’urbanisme et les projets techniques du type TAV (A nos amis, éd. La Fabrique, 2014, p 82). On voit à quel point l’ignorance de ce qu’est l’imaginaire social peut conduire à des positions naïves sur les institutions. [↩]
- L’histoire façonne le sens avec une rapidité parfois surprenante. Dans son ouvrage LTI, la langue du IIIe Reich, Carnets d’un philologue, (éd. Albin Michel, 1996), Victor Klemperer explique par exemple comment, en l’espace de quelques semaines, le sens du verbe allemand « aufziehen » qui signifie « monter » un objet (assembler sa structure), et, plus péjorativement, « monter un bateau à quelqu’un », « monter quelque chose de toute pièce », a perdu toute connotation négative et pris un sens positif à partir d’un discours de Goebbels en 1933 où il se vantait d’avoir « monté une gigantesque organisation » de plusieurs millions de membres (op. cit., p 75). [↩]
- Il cite Hegel qui écrit : « Le moi est dans le temps », ce qui signifie que le temps préexiste, qu’il est une dimension objective en dehors de toute conscience. Chez Hegel, conclut-il, « le temps, lui, est déchargé du temps ». [↩]
- Le possible est, pour Bergson, plus que le réel puisqu’il l’implique, alors que pour le déterministe, le devenir réalise ce qui est contenu en germe dans le présent (temps spatialisé). [↩]
- La phénoménologie, en particulier celle de Merleau-Ponty, tentera de réconcilier intériorité et extériorité. Le courant de l’ « embodied mind » créé par Varela approfondira cette relation en comblant le fossé entre le corps et la conscience sur lequel a buté la philosophie de Bergson. [↩]
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