– Alors que les États-Unis sont souvent considérés comme un pays dans lequel la population se tient à l’écart de la politique par le biais redoutable des « valeurs », ils ont été le pays (avec le Brésil) dans lequel s’est produit une ligne de fracture politico-idéologique, à la base et sur le terrain, des manifestations entre pro et anti-confinement. Ce sont ces mêmes valeurs, et non des idées politiques « à l’européenne », qui ont produit une réaction de manifestations à la symbolique violente contre les autorités en charge de la crise sanitaire. Ainsi, le 30 avril, des manifestants, pour certains armés, sont rentrés dans le Capitole à Lansing, Michigan pour s’opposer au confinement. Bien sûr, des groupes comme American revolution 2.0 qui se définissent comme des citoyens en colère s’inscrivent dans la lignée du Tea Party (Le Figaro, le 25/05), mais la symbolique du masque et plus généralement le rapport au confinement concerne aussi l’américain moyen (d’après un sondage, 3 démocrates sur 4 le portent, 1 républicain sur 2, Les Échos, le 25/05). Certes, on ne peut que supputer que les manifestants anti-confinement sont plutôt républicains que démocrates, puisqu’ils agissent contre des gouverneurs démocrates, sans qu’on puisse en avoir la certitude. Néanmoins, les valeurs viriles qu’ils expriment en appellent aux pionniers1 et à accepter des risques même en temps de pandémie ; risques que beaucoup assument au quotidien dans la précarité de leurs conditions. Elles s’opposent radicalement aux valeurs civiques de respect de l’État et de la parole des scientifiques qui aux États-Unis comme partout, ont constitué la nouvelle norme, finalement peu contestée sur un terrain tout à coup abandonné ; même dans un pays comme la France où il avait pourtant été fortement « occupé » depuis plus de deux ans.
– La crise sanitaire a montré l’impréparation de l’État, dont la forme concentrée et centralisée, en France au moins, est encore caractéristique de l’ancienne forme de l’État-nation. Elle a montré ses limites, certes par la crise de cette forme nation dont la situation de l’hôpital public est une conséquence ; mais aussi l’incomplétude de sa restructuration en réseau pour être efficace sur le terrain. Thomas Cazenave, candidat LREM à Bordeaux le signale de façon simplifiée dans Les Échos du 20 mai : « l’État doit être redéployé sur le terrain ». Les conflits de compétence entre maires et pouvoirs publics, entre l’ARS et les CHU nous en donnent des exemples. Le journaliste Xavier Patier abonde dans le même sens (Le Figaro du même jour) en signalant que la région qui, a priori semblait mieux correspondre à un redéploiement [en réseau même s’il n’emploie pas le terme, NDLR] autour d’une ou deux grandes métropoles a buté contre la crise sanitaire plus qu’elle ne l’a géré ; alors que le département, tant déprécié depuis une vingtaine d’années, s’est vu confier une partie de la gestion de la crise en coopération avec les maires concernés et des préfets sur la réserve. On ne peut qu’être étonné de la résistance fonctionnelle manifestée par les réseaux qui sous-tendent les circuits de production et de circulation. Des réseaux qui reposent en partie, mais basiquement, sur l’énergie physique qui les alimentent ou y est injectée. Or, toute cette organisation très vulnérable puisque tout un chacun, à son niveau, vit déjà les bugs informatiques, a continué de fonctionner ! Des pâtes au papier-toilette en passant par les visioconférences et les commandes sur Amazon, tout a fonctionné (sauf les masques et les tests).
– Quelque avis qu’on ait sur les propositions du professeur Raoult, la polémique qui s’en est suivie à propos d’un possible traitement à la chloroquine éclaire les enjeux et les luttes au sein du secteur de la Santé publique. Une lutte certes exposée médiatiquement au fil des jours comme étant celle opposant « le Système » (l’État et Olivier Véran qui vient, ce 23 mai, de saisir le Haut conseil de la Santé publique suite aux révélations récentes de The Lancet sur la dangerosité supposée de la chloroquine) aux « anti-Système » (cf. encore Le Monde du 23-24 mai et la figure du professeur Raoult qui en serait le point de fixation ou de ralliement), mais qui existe à un niveau plus technico-politique à travers les nouvelles méthodes d’évaluation de la Santé publique. C’est en tout ce que Nicolas da Silva montre2 en analysant et décomposant un processus de quantification du soin qui se déroule suivant deux étapes. La première repose sur la « médecine fondée sur les preuves » mettant l’accent sur l’essai clinique randomisé et la procédure de « double aveugle » où ni le soignant ni le patient ne savent si on a administré le produit à tester ou un placebo [c’est d’ailleurs cette absence de « randomisation » qui a permis d’écarter les propositions de Raoult, NDLR]. La seconde étape est l’institutionnalisation de la quantification par la puissance publique. Avec l’édification de règles de bonnes pratiques, le médecin doit dispenser le traitement qui a « fait ses preuves » [et il en est de même du pharmacien, tous deux s’étant vu interdire la prescription de chloroquine par exemple, NDLR]. Nicolas da Silva souligne que ces innovations sont un progrès, mais elles peuvent aussi être dangereuses en voulant systématiquement séparer le malade de la maladie et faire du pathologique un phénomène séparable du patient, objectivement et scientifiquement mesurable. La quantification de la qualité des soins peut conduire à des effets pervers bien connus quand il s’agit davantage d’améliorer l’indicateur que la santé du patient. Enfin, les conditions de la production sociale du chiffre méritent un examen attentif quand la recherche médicale et son financement peuvent être soumis à l’influence de l’industrie pharmaceutique et aux conflits d’intérêts.
– Au-delà ou plutôt par delà toute chronologie de la crise sanitaire Giorgio Agamben s’entête dans son dernier articulet paru dans Lundi matin n°243 (18 mai) « Biosécurité et politique » à voir le traitement actuel de la crise sanitaire comme le résultat d’une « terreur sanitaire » pour gouverner sur la base du scénario du pire. Appuyant son argumentation sur le fait que ce scénario du pire ait déjà été présenté par l’OMS en 2005 à propos de la grippe aviaire — où il était question de 150 à 200 millions de morts comme ce qui nous attendait à l’avenir et qu’il fallait s’y préparer pour prévenir ce genre de situation —, il en vient à occulter complètement ce qui s’est déroulé, à savoir l’inverse, un déni de l’OMS quant à la gravité du Covid-19 en étroite relation avec les dissimulations de l’État chinois à propos de ce qui se passait à Wuhan.
Les États et les organisations internationales n’ont donc pas été très efficaces, contrairement à ce qu’affirme Agamben, excepté peut-être en Corée du Sud et Taïwan outre la Chine, des pays qui savent ce que contrôler veut dire ; mais sa démonstration ne vise pas ces États là. La masse de plaintes en justice qui est en train de s’amonceler contre les ministres et l’État, accessoirement contre des patrons, est là pour le montrer. Pourquoi cette tentative de pénalisation du politique qui rappelle la période du sang contaminé ? Parce que du point de vue des plaignants ils ont failli à leur tâche qui serait d’assurer la sécurité de tous par une politique de prévention (dont on nous rebat d’ailleurs les oreilles en temps ordinaire), plutôt que de « sécuriser » territoire et population comme on sécurise une scène de crime, ce à quoi finalement peut être assimilé le confinement « à la méditerranéenne ».
– Dans un entretien récemment publié dans Le Monde3, l’anthropologue Philippe Descola s’exprime sur la pandémie de Corona virus. Il y reprend les thèses de ses travaux scientifiques sur les rapports entre nature et culture, mais un rapport non plus considéré sous l’angle anthropocentrique, qui a été celui de la philosophie et des sciences depuis le XVIIe siècle, mais sous l’angle d’une reconnaissance du non-humain. Une telle reconnaissance est récente dans l’histoire de l’anthropologie, ce qu’il souligne en ces termes, « L’un des moyens pour ce faire fut d’introduire les non-humains comme des acteurs de plein droit sur la scène des analyses sociologiques en les faisant sortir de leur rôle habituel de poupées qu’un habile ventriloque manipule ».
Il rappelle que les pandémies ont accompagné l’hominisation puisque les groupes humains vivaient à proximité des animaux sauvages tous réservoirs de virus et d’autres éléments pathogènes. Pour Descola, au XVIIe et au XVIIIe siècle, le rapide développement des sciences expérimentales et les techniques qui leurs sont liées, ont constitué une rupture définitive avec les anciennes continuités entre nature et culture. Pour légitimer idéologiquement cette rupture, les pouvoirs scientifiques et politiques « inventent la nature4 » c’est-à-dire diffusent la représentation d’une réalité qui devient de plus en plus étrangère aux hommes. Pensée par les philosophes et grâce au développement des sciences des techniques, elle a établi une séparation entre les humains et les non-humains. Cette « révolution mentale » a permis, selon lui, le développement du capitalisme industriel. Mais les conséquences de ce développement ont été largement méconnues. Aujourd’hui, poursuit-il, nous connaissons désormais l’interdépendance des « chaînes de la vie » mais cela ne modifie pas la marche de la logique capitaliste.
Descola, comme bien d’autres commentateurs avides de filer la métaphore virale, en vient alors à cette conclusion : « Nous sommes devenus des virus pour la planète ».
Aux questions de son interlocuteur sur les moyens politiques susceptibles de contribuer à une sortie de système pathologique, l’anthropologue répond par… des mesures fiscales et juridiques : impôt écologique universel ; taxation des coûts écologiques de production et de transport ; attribution de la personnalité juridique à des milieux de vie ; promotion de conventions citoyennes tirées au sort ; instauration d’un revenu universel.
Ce qui frappe ici c’est l’écart entre l’ampleur planétaire des menaces à venir et l’étroitesse des réponses proposées. Après avoir dit que le capitalisme est globalement responsable de la catastrophe à venir — ce dont on peut convenir facilement — Descola incite les citoyens des États-nation [son cadre de référence] à engager ces derniers dans une « cosmopolitique » qui mette fin à la funeste séparation entre humains et non-humains. Comment, dès lors, allons-nous cesser d’être « des virus pour la planète » ? En adoptant les quelques mesures fiscales et juridiques que nous venons de voir ! Il y a vraiment loin de la coupe aux lèvres…
Interlude
– À HEC, 300 étudiants refusent de passer leur examen virtuel de fin d’année sous télésurveillance de leurs ordinateurs personnels. Le chroniqueur des Échos qui nous rapporte la nouvelle (Gaspard Koenig, le 20 mai) les félicite d’avoir déjà un embryon de conscience politique qu’on attendrait plutôt d’étudiants de philosophie (sic) parce qu’ils auraient compris que « La donnée n’est plus une matière à traiter, mais un capital à préserver ». Sans commentaire !
– On ne sait si c’est une façon de les remercier, mais alors que les mafias jouent leur rôle d’État social par défaut dans le Mezzogiorno, plusieurs chefs mafieux, pourtant à l’isolement de haute sécurité, viennent d’être renvoyés dans leurs foyers pour limiter les risques de contamination (Les Échos du 18 mai). Quant au Figaro du 21 mai, il révèle que les yakusas jouent actuellement un rôle très important au niveau social et sanitaire dans la crise actuelle, un rôle devenu très actif depuis la catastrophe de Fukushima où leurs hommes participèrent à une désinfection mortifère dont l’État japonais se défaussa.
– La loi Avia, si elle est votée, va remplacer le cadre actuel d’expression de la liberté de la presse. Celui-ci ne délimitait pas ce qui était tolérable de l’intolérable, mais procédait en deux temps : un premier d’expression libre, un second de responsabilité et donc d’éventuels droits de réponse ou mises en cause. Dorénavant, il suffirait, au moins pour les réseaux sociaux, d’un simple courriel à une plateforme pour contraindre cette dernière à supprimer ce qui est attaqué et ce sans intervention d’une autorité arbitrale autre que le modérateur. Le Canard enchaîné du 20 mai parle d’une véritable « privatisation de la censure » et sous-entend une démission de l’État puisque cela reviendrait à ce que « le délit de blasphème chassé par la porte revienne par la fenêtre. C’est que Le Canard enchaîné croît encore avoir affaire aux institutions de l’État telles qu’elles fonctionnaient dans sa forme nation, c’est-à-dire par émission de règlementations juridico-administratives et non dans une forme réseau où le contrôle des flux s’établit par des automates (courriels, conversations, etc.) qui lui fournissent une représentation actualisée du rapport de forces entre dominants et dominés et une vision radioscopique de l’état de rébellion de ces derniers. Les synthèses de ces flux permettent aux experts en sécurité de surveiller l’ensemble sans avoir à s’occuper des « détails » qu’ils laissent gérer par les différents groupes de pression particularistes qui confondent droit de regard et droit d’interdire.
– En Italie, dans le décret de relance qui vient d’être adopté, 1,5 milliard d’euros est dévolu au système éducatif, tandis que l’État déboursera plus de 3 milliards d’euros pour nationaliser Alitalia (Les Échos, le 22 mai). Tous les établissements scolaires sont fermés depuis début mars et la réouverture n’est prévue qu’en septembre. Pourtant, l’enseignement à distance aurait montré ses limites avec des instituteurs et des professeurs à la moyenne d’âge bien plus élevée que celle de leurs collègues européens. Par ailleurs, selon l’Institut national de la statistique italien, 34% des familles italiennes ne possèdent ni ordinateur ni tablette, mais ce chiffre monte à 46% pour le Mezzogiorno.
– Les Échos du 22 mai rappellent un cas historique peu connu de mutualisation de la dette qui peut constituer une référence pour l’UE. Quand après la guerre d’indépendance américaine des États se retrouvèrent entièrement ruinés et durent augmenter les impôts provoquant quelques émeutes, d’autres n’avaient aucun problème comme la Virginie, le plus riche d’où était issu Jefferson, futur président de la République à partir de 1800. Alors seulement gouverneur de Virginie, celui-ci s’opposait à toute mutualisation dans le cadre d’une vision confédérale de l’union, d’autant que la Constitution de 1777 interdisait l’endettement de l’État fédéral. Finalement la thèse fédérale l’emporta. Un impôt fédéral sécurisa la dette et l’argent d’Europe afflua pour se placer.
– Dans Le Monde daté 21-22 mai, Gaël Giraud confirme ce que disait Thomas Piquetty la veille dans Libération : la somme de 500 mds sur 3 ans annoncés par la France et l’Allemagne pour soutenir, plus ou moins sous forme de subvention, les économies les plus en difficulté, représente à la fois beaucoup en valeur absolue et très peu en valeur relative, puisque cela n’équivaut qu’à 1 % du PIB total de l’UE. Pour Piketty, la somme devrait être multipliée par 3 ou 4 pour être significative tout en ne posant pas plus de problèmes. Sans parler du fait que cette somme va sûrement être rediscutée étant donné la règle de l’unanimité des États qui prévaut. Pour sa part Giraud insiste sur le fait que vu la somme modeste en jeu ce qui va être déterminant c’est son affectation. Or, pour la France les premiers signes sont peu encourageants pour qui pensait propice (c’est le cas de nos deux économistes) le choc de la crise sanitaire pour ouvrir l’opportunité d’une autre politique que celle prévalant jusqu’à là. En effet, ce sont Air-France et Renault qui bénéficient des premières aides sans qu’on puisse y déceler une quelconque cohérence. Ainsi le gouvernement a déclaré vouloir limiter les lignes domestiques au profit du chemin de fer, or il vole au secours de ce « fleuron » de notre économie ou de notre standing international, on ne sait plus, on s’y perd, que représenterait Air-France5. Quant à Renault ses 5 mds de prêts ne sont assortis d’aucune condition autre que celle de n’ouvrir de nouvelles unités de production qu’en France6… alors qu’elle s’apprête justement à en fermer deux, en reconvertir une autre (Flins) et qu’elle prévoit de dégraisser son technocentre de Guyancourt (Yvelines), le plus gros centre européen pour l’automobile, mais qui d’après les spécialistes a un ratio investissement RD/Chiffre d’affaires disproportionné au profit du premier terme. Bref, Renault veut faire 2 mds d’économie au total. En fait et malgré son histoire particulière associée à l’État, Renault est devenue une entreprise comme une autre et ses dirigeants actuels revendiquent un sauvetage sans contrepartie (autre que celle de ne pas verser de dividende) du même type que celui dont avait bénéficié Peugeot en 2013. Mais au moins, contrairement à Air France qui encaisse 7 mds d’aide et veut licencier 6000 à 10 000 salariés, Renault n’envisage que des reclassements et départs mécaniques ou volontaires (meno male).
Renault est un bon exemple de la difficulté à relocaliser (on est passé avec Carlos Ghosn de 54 % de production en France en 2004 à 17 % en 2019) alors que les alliances entre groupes ont conduit à se partager les techniques et les marchés ; et de la difficulté à redémarrer puisque les mesures habituelles par gros temps, type Baladurettes, profitent aux acheteurs de petites voitures qui hormis la Micra ne sont plus fabriquées en France mais au Maroc, en Slovaquie et Turquie, les marges étant insuffisantes sur les petites cylindrées. Quant aux véhicules électriques comme la Zoé elles ne sont pas encore produites ni vendues en assez grand nombre. De toute façon, même en Allemagne où l’électrique à plus de succès, les stocks sont en thermiques (400 000 véhicules soit 96 % du total) ! Pour Giraud, les relocalisations ne peuvent concerner que les secteurs les plus mécanisés où le poids des salaires est négligeable et les plus qualifiés. Textile et cuirs par exemple ne peuvent revenir que sous forme de niche, dans le luxe. Comme par ailleurs la plupart des groupes automobiles, et particulièrement Renault avec Ghosn, s’étaient lancés ces dernières années dans une course à la taille, le moins qu’on puisse dire c’est que tout le secteur va se heurter à une réduction énorme des prédictions de production (de 14 millions à 10 millions/an pour l’ensemble du groupe Renault-Nissan-Mitsubishi, 10 millions représentant quand même le nombre record de 2018). Renault ne pourra pas non plus compter sur le transfert, devenu habituel, des bénéfices de Nissan dont elle est le premier actionnaire, puisque ce dernier enregistre également des pertes. Quant à la relocalisation des principes actifs pour les médicaments elle contredirait les objectifs anti-pollution des pays européens parce que cela reviendrait à développer la chimie (Les Échos, 26/05).
– Comme nous l’avions indiqué dans un de nos précédents relevés, si le secteur du bâtiment arrêté à 80 % peut maintenant rebondir, ce n’est pas le cas des travaux publics dont les commandes potentielles sont bloquées par le report du second tour des municipales. Or la demande publique correspond à 60 % de la demande totale de la branche. Cet obstacle est d’autant plus important qu’aucune grande ville, dont les commandes sont beaucoup plus importantes, n’a élu de nouveau maire à l’issue du premier tour (Figaro, 21 mai).
– S’inscrivant en faux contre les bruits d’augmentation de la durée du travail l’IUMM (patronat de la métallurgie) prépare avec les syndicats de la branche un accompagnement du chômage partiel reconduit dans un premier temps dans lequel l’État prendrait en charge la partie de la sous activité en dessous des 40 % que ne peut dépasser l’accord conventionnel de branche ; et un plan d’aide au développement des activités partielles de longue durée ou même de réduction du temps de travail (Les Échos, le 20 mai). La situation est tellement floue que suivant les branches des entreprises prévoient des limitations de durée de vacances d’été au-delà de la quinzaine et d’autres portent la quasi-obligation de prendre au moins trois semaines d’affilée, suivant des stratégies saisonnières ou non.
– En Espagne, un projet gouvernemental prévoit pour la fin du mois « un revenu minimum vital » (Le Monde du 21-22 mai). La crise de 2008 particulièrement forte dans ce pays a en effet jeté une masse de salariés dans l’économie souterraine (travail « à la sauvette », aide aux personnes dépendantes, travaux ménagers), en plus des 25 % de chômeurs comptabilisés officiellement. Une économie souterraine qui représenterait environ 20 % du PIB du pays. Or, ce sont ces travailleurs devenus invisibles qui sont les premières victimes économiques de la crise sanitaire car ils ne disposaient déjà d’aucune protection sociale et pécuniaire. De son côté, en France, la fondation Jean-Jaurès propose une mesure non transitoire de « revenu républicain » sans condition pour les plus de 18 ans sur le modèle de ce que Benoît Hamon avait proposé dans son programme présidentiel de 2017 (Libération, 22 mai). Toutefois Esther Duflot, la prix Nobel d’économie estime dans Le journal du Dimanche du 24 mai que ce revenu serait plus efficace dans les pays pauvres que dans les pays riches, car dans ces derniers son montant serait insuffisant pour vivre et surtout son principe ne tiendrait pas compte du fait que si on en croît les associations qui travaillent auprès des plus pauvres comme ATD Quart-monde, ce que veulent principalement ces personnes, c’est un travail, symbole d’une autre condition. En fait nul n’est pour un retour à une forme déguisée de loi sur les pauvres digne du XVIIIe siècle… et la critique anti-travail, quand elle resurgit, passe par le travail contrairement à ce que pensent beaucoup de « radicaux ».
À noter que l’Espagne fait preuve d’originalité dans ses propositions puisque c’est déjà elle qui avait proposé une « dette perpétuelle » pour sortir de la crise sanitaire et de ses effets économiques, une proposition saluée par le Financial Times d’après l’économiste marxiste Michel Husson dans « L’économie mondiale en plein chaos », posté sur le site À l’encontre le 22 mai : « Le seul véritable argument contre ce projet est très simple : il y en a qui préféreraient que chaque gouvernement reste seul en charge des besoins de ses propres citoyens. Mais ils devraient faire preuve d’honnêteté quant aux effets de ce qu’ils préconisent. Si la réponse à la crise reste avant tout nationale, l’Europe sera soumise à des divergences économiques encore plus marquées, et peut-être de façon permanente. Si cela se produit, ce sera par choix et non par accident ».
– Romaric Godin, dans son article : « Comment récompenser l’utilité sociale des métiers » (Mediapart le 20 mai) regrette que le « pouvoir de marché » s’exerce comme un rapport de force fixant les prix de la force de travail et il en appelle donc à une autre valeur « l’utilité » par rapport à la valeur d’échange. Il semble oublier qu’à ce pouvoir de marché s’est opposé historiquement le « pouvoir » de la lutte des classes qui explique en partie les acquis sociaux, mais aussi l’avènement d’une « aristocratie ouvrière » et plus globalement d’une hiérarchie interne au salariat qui s’est encore exprimée au cours de la réforme des retraites et se manifeste à nouveau sous une autre forme pendant la crise sanitaire. Sa critique reste par ailleurs une critique subjectiviste dans le cadre qui est finalement celui de la théorie libérale néo-classique des utilités à laquelle il adjoint seulement l’idée la qualité d’être commune (« l’utilité commune »), sous-entendant par exemple que l’utilité des « soignants » est plus grande que celle des financiers (un petit coup au passage asséné à la mauvaise finance, ça ne peut pas faire de mal), ce qui est de toute façon une lapalissade en temps de crise sanitaire ; mais qui a investi dans le matériel médical permettant de traiter les maladies restera un mystère que notre théoricien de l’utilité commune ne cherche apparemment pas à élucider. Utilité à court terme, utilité à long terme ? Utilité pour le capital ou pour le « système » ? À partir de là il se trouve empêtré dans la question sans fin des utilités, de qui décide des utilités et renvoie en contre exemple à ne pas suivre : la détermination des utilités chez le Trotsky de la militarisation du travail en URSS, pour finalement terminer en disant que ce qui est d’utilité commune pourrait être public et le reste privé ! Selon ce schéma conducteur, une réparation de chaudière à gaz n’aurait ainsi pas d’utilité commune, mais seulement une utilité privée que le plombier polonais viendrait satisfaire. C’est parce que cette question de l’utilité est sans fin (la plupart des personnes déclarent, en public, leur travail utile) que Castoriadis proposait dans des mesures de transition un salaire égal pour tous. Ainsi, dans « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » Socialisme ou Barbarie, n°33, hiver 62, p. 83, il écrit :
Le rapport d’exploitation dans la société contemporaine prend de plus en plus la forme du rapport hiérarchique ; et le respect de la valeur de la hiérarchie, soutenue par les organisations « ouvrières », devient le dernier appui idéologique du système. Le mouvement révolutionnaire doit organiser une lutte systématique contre l’idéologie de la hiérarchie sous toutes ses formes, et contre la hiérarchie des salaires et des emplois dans les entreprises.
Dans son tour d’horizon Godin fait bien un passage par Marx, mais sa théorie de la valeur ne le satisfait pas car dit-il elle reposerait sur le travail abstrait et non l’utilité, ce qui est en partie vrai si on s’en tient à la forme valeur, mais pas du tout, si, comme on l’a dit dans le relevé V, c’est à la valeur travail qu’on se réfère en attribuant à chaque travail concret une « valeur-marchandise » liée à son coût de reproduction plus ou moins élevé en fonction de la qualification productive de ce travail et donc de la hiérarchie qui en découle. C’est justement ce que les grilles Parodi déterminaient pour le secteur industriel (cf. Relevé V) et dans la fonction publique la séparation entre 4 cadres de A à D eux-mêmes séparés en grades et ces grades en échelons. La hiérarchie des « soignants » a certes été bousculée pendant le coronavirus, mais qui, après le corona déterminera la différence d’utilité commune entre l’aide-soignant et le chirurgien ? L’utilité commune ? Non, la responsabilité.
Un événement marquant peut provisoirement bousculer les hiérarchies dans un sens comme dans un autre. On a vu que dans les hôpitaux l’urgence avait imposé une certaine rotation des tâches et une moindre division hiérarchique, mais l’interchangeabilité des salariés est aussi une tendance du capital ; or, elle se fait rarement dans un sens ascendant, mais plutôt dans le cadre d’une déqualification des postes de travail. La crise sanitaire a aussi écarté les salariés en déficit de maîtrise de l’outil informatique qui sont devenus d’un coup des poids morts pour leur patron. Quand le télétravail a été jugé « normal », ceux qui auraient pu le pratiquer en théorie, mais ne le pouvaient pas dans les faits, se sont retrouvés déqualifiés immédiatement, indépendamment de ce qu’ils apportent en temps ordinaire. Mais la perversité de l’utilité apparaît bien dans le fait qu’à l’intérieur de la crise sanitaire, c’est finalement l’État qui a décidé de ce qui était utile (le supermarché, mais pas le marché, le bureau de tabac et les journaux, mais pas la librairie), fermant par ailleurs tout ce qui pouvait relever des bonheurs simples (les promenades sur les berges, dans les parcs), choisissant finalement de concentrer le confinement (se promener à moins d’un kilomètre de chez soi dans les hypercentres !) et non de le diluer. « Sécuriser » avons-nous dit plus haut.
Temps critiques, le 25 mai 2020
- – Ces valeurs ne sont pas strictement classables au niveau politique, il ne faut pas croire qu’elles regroupent un droite/gauche improbable aux États-Unis. Murray Bookchin, le théoricien d’un anarchisme écologiste faisait remarquer dans Une société à refaire (Lyon, Atelier de création libertaire) le rendez-vous manqué entre la contre-culture de la « nouvelle gauche » américaine de la fin des années 60 et les racines idéologiques profondes dérivées des puritains radicaux et autres communalistes chrétiens anti-hiérarchiques adeptes d’assemblées populaires plutôt que de l’État. Une autre part de « rêve américain » a été façonnée par la culture des cow-boys du sud-ouest, dans laquelle le foyer domestique de la Nouvelle-Angleterre a été remplacé par le feu de camp solitaire. Ses héros étaient des tireurs férocement individualistes qui sont célébrés dans les westerns spaghettis de Sergio Leone, comme le « Le bon, la brute et le truand ». La culture des armes en est un avatar. [↩]
- – « Quantifier la qualité des soins. Une critique de la rationalisation de la médecine libérale française », cité par Philippe Batifoulier dans la Revue française de socio-économie, no 19, 2017/2 consacré à « La casse de l’État social mise en lumière par la pandémie. Retour sur un lent processus de délitement ». [↩]
- – « Nous sommes devenus des virus pour la planète » entretien avec Philippe Descola, Le Monde, 22 mai 2020. [↩]
- – La périodisation qu’énonce Philippe Descola est de courte portée. Les processus de séparation des hommes avec la nature extérieure sont bien antérieurs à l’émergence et aux développements des sciences modernes. Ils ont pris forme dès l’établissement des États (États-empire mésopotamiens, États-cité de la Grèce antique, États-royaux médiévaux) accompagnés par la création des villes, par la division de la société en castes, classes, puissances supérieures, par l’institution des religions et d’autres déterminations dites « civilisationnelles » du même ordre. L’appropriation de la nature extérieure, son exploitation, sa domestication et souvent sa destruction sont liées à ces processus de domination. Les biotopes des espèces animales ont commencé à se réduire dès les temps protohistoriques ; comme les déforestations s’accroître. À ce sujet, il ne faudrait pas oublier les destructions écologiques intenses et massives perpétrées par les despotismes antiques : déforestation de l’Attique, exploitation des sous-sols, massacres systématiques des animaux dans les sacrifices et les jeux. Sans pour autant parler, comme le font certains historiens, d’un capitalisme antique. La lutte pour le pouvoir et la puissance des toutes premières formes d’État s’avérait bien suffisante. [↩]
- – Comme pour en rajouter, le président de la Région Nouvelle Aquitaine tambourine déjà à toutes les portes pour sauver « sa » ligne Bordeaux-Orly menacée par les nouvelles annonces gouvernementales. [↩]
- – Mais aux dernières informations en date du 23 mai (in Le Figaro-économie) Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, aurait obtenu de la firme au losange une participation à « L’alliance pour les batteries électriques » que pilotent PSA-Opel et Total dans le cadre de la stratégie gouvernementale d’indépendance économique à reconquérir dans un secteur jugé essentiel à l’avenir. De fait Renault va être poussé à abandonner son modèle ancien d’implantations locales décentralisées, qui remonte au début des années 1960, pour se concentrer sue quelques gros sites, sur le modèle de Nissan d’ailleurs qui va fermer ses trois sites espagnols et suspendre la production de la Micra à Flins pour se concentrer en Europe sur Sunderland, en Angleterre, malgré le risque occasionné par le Brexit. [↩]