Crises, guerres, profit : les banalités de base du marxisme maintenu

1) L’entretien avec William Robinson1 , « Un keynésianisme de guerre est en cours pour soutenir les profits des entreprises. À propos de Gaza, les preuves de la répression de la dissidence sont flagrantes », est un exemple de ce que seuls encore aujourd’hui des marxistes américains peuvent asséner de version finalement orthodoxe du marxisme, tant ils ne semblent pas avoir été touchés par la critique de cette orthodoxie, critique essentiellement produite en Europe, il faut le dire. Le résultat en est une bouillie d’incohérences.


Quelques exemples :

– Comme on pouvait s’y attendre, l’auteur commence par le couplet de référence sur le taux de profit qui baisse. Marx parlant de cette tendance dès le milieu du XIXe siècle, on va bientôt atteindre deux siècles. À mon avis, cela doit pouvoir entrée au guide Guinness des records. La relecture du Cardan/Castoriadis des années 1960, pourtant l’une des références du cercle Soubis, aurait pu mettre en garde contre ce genre de rengaine. Comme d’habitude aussi, pas un mot sur le mode de calcul du profit aujourd’hui, alors qu’il y a de plus en plus de difficulté à trouver des indicateurs adéquats (les calculs de productivité sont par exemple de plus en plus soumis à caution, sans parler de taux de croissance eux-mêmes). Mais notre auteur ne se tient pas longtemps sur cette ligne de crête d’où il ne pourrait que tomber. Donc une fois mis ça en intro comme un clin d’œil de connivence entre marxologues, il en revient très vite à une multiple utilisation du terme de « profit », plus vague mais qui présente l’avantage, lui, de toujours augmenter.


– Le second couplet est sur l’accumulation, qui s’accroîtrait sans cesse et entraînerait l’existence d’un capital excédentaire qui pousserait à la guerre parce qu’il faudrait le détruire. C’est le même discours que celui des années 1930, sauf qu’aujourd’hui sa base matérielle n’est plus la même car l’industrie lourde ne représente plus « le capital » comme à l’époque. Quoiqu’en dise d’ailleurs Robinson, les budgets militaires des puissances occidentales n’ont fait que baisser depuis 50 ans (sur ce point aussi, voir Cardan/Castoriadis), avec le processus de globalisation des flux d’échange, à un point tel que la France, la GB et encore plus l’Allemagne sont démunies par rapport à l’attaque russe et que les Européens sont obligés de racler le fond de tiroir suédois ou autres pour venir en aide à l’Ukraine. Là aussi, notre auteur fait un effet d’annonce qui lui sert de preuve, le budget américain ; mais l’augmentation dont il parle ne concerne que dix années largement guidées par la lutte contre le terrorisme (mais peut-être pense-t-il comme bien d’autres que le 11-Septembre est une invention américaine ?). En outre, toujours fidèle à ses incohérences, il nous dit que la guerre qui serait due au capital excédentaire est aussi une formidable opportunité d’accumulation. Peut-être, mais pas dans le même temps, si on regarde des exemples historiques, qui n’ont guère l’air d’avoir de l’importance pour lui.


– Son centrage sur l’accumulation l’empêche de comprendre l’intégration de la financiarisation puisque pour tout bon marxiste celle-ci nuit à l’accumulation. C’est que son centrage sur l’accumulation le conduit logiquement à privilégier le capital productif et les entreprises transnationales traditionnelles comme à l’époque de l’impérialisme. Il ne mentionne même pas les GAFAM et la « révolution » que représente l’accent mis sur le procès d’ensemble du capital aujourd’hui, sur la capitalisation à travers les processus d’accélération et de virtualisation du capital. Cette perspective le ramène tout aussi logiquement vers le vieil anti-impérialisme anti-américain (la tasse de thé des marxistes est de haïr le propre capital national et État-nation comme preuve de leur internationalisme), alors même qu’il en signale la faiblesse actuelle. Poussant l’incohérence jusqu’au bout, il pense que les États-Unis provoquent la Chine et la Russie pour qu’ils se réarment et donc que leurs investissements soient mal orientés. Mais si l’argument est éventuellement recevable par rapport à la Chine, il ne l’est pas pour la Russie (on se demande bien en quoi et sur quoi elle concurrencerait les EU). Le texte apparaît d’autant plus à côté de la plaque que depuis Obama II au moins, on assiste à un isolationnisme américain qui succède aux « opérations de police » des années 1990 et 2000 et qui n’est pas assimilable à un simple protectionnisme douanier. L’America first, ce n’est pas la guerre militaire et ces « cons » d’électeurs ne s’y sont pas trompés. L’analyse que Robinson fait de la tendance à la fin de la domination américaine et de l’avènement d’un monde capitaliste bipolaire est sans doute juste et banale, mais contradictoire avec son affirmation d’une machination des EU contre la Chine et la Russie (ils auraient créé le « climat » qui a poussé la Russie a attaqué). Comme beaucoup de marxistes, il rejoint une position campiste (que Soubis semble critiquer dans l’ensemble) et de surcroît au prétexte de la vieille opposition entre capitalisme privé et capitalisme d’État, qui n’a plus trop de raison d’être. D’accord, il dit qu’il faut distinguer le fait et les opinions, mais comment fait-il pour faire tenir deux affirmations telles que 1) la Russie a attaqué l’Ukraine et 2) la Russie n’a pas intérêt à la guerre (puisque Robinson fait parfois appel au « climat » psychologique pour expliquer les faits sociaux et géopolitiques, peut-être que Poutine est-il homme à se laisser prendre au « climat » que les États-Unis auraient créé) ?


– Le quatrième couplet attendu (et HenriD., tu as pourtant l’habitude de le critiquer), c’est que le capital mènerait la guerre contre la classe ouvrière et les milieux populaires. Mais pour faire la guerre, il faut être au moins deux. W. Buffet l’a dit : sa classe l’a gagnée. On peut douter que cela n’ait été qu’une bataille d’une longue guerre au cours de laquelle il serait loisible de prendre sa revanche ;et même si cela était le cas, d’une défaite on ressort le plus souvent affaibli à court et moyen terme. En effet, on ne revient jamais à zéro. Pour ne prendre qu’un exemple, la défaite finale de combats de « forteresses ouvrières » dans les années 1970 n’a pas été remplacée par les luttes dans les plateformes. Pourtant, pour Robinson, « un soulèvement mondial est en cours à la suite de 2008 » (c’est vrai qu’on a tous envie de rigoler en ce moment et tout le monde pense aux lendemains qui chantent…, la preuve, les Américains votant Trump).


– Ensuite, c’est la grande dérive. Il mentionne, sans faire recours à la notion marxiste d’armée industrielle de réserve, la présence d’un fort réservoir de force de travail disponible pour le mode d’exploitation capitaliste avec l’immigration, tout en relevant« le surplus de main d’œuvre » que représentent ceux qui sont structurellement marginalisés. Et c’est là que ça dérape : le prolétariat palestinien est assimilé à ce surplus de population, un type de raisonnement identique à celui tenu par certains courants ultragauche sur les raisons de l’élimination des juifs par les nazis, la domination réelle du capital entraînant l’inutilité des classes moyennes et rentières (auxquelles les juifs, tous les juifs, étaient assimilés). Ce n’est donc pas par hasard qu’il reprend (« Soyons clairs ») sans précaution le terme de génocide sans dire un mot sur le 7-Octobre ! Mais notre auteur biaise : il n’attaque pas directement la banque juive mais cite quand même Goldman Sachs (à croire que c’est la seule banque influente aux États-Unis ; même procédé utilisé par d’autres pour le lien Macron-Rothschild, comme si cette dernière était une banque majeure en France). Il cite aussi le financement des universités américaines,en faisant passer pour un scoop les rapports étroits et pourtant très anciens entre ces universités et la recherche militaire (le pôle technologique de la Silicon Valley étant né en grande partie dans l’après-guerre des liens entre Stanford et le Pentagone). Là aussi, avec une seule référence précise, Alex Karp, PDG de Palantir (et de père juif). Mais encore pour se rattraper ou par extrême prudence, il annonce « sa » vérité invérifiable (et peu probable du reste), comme quoi « les juifs américains, jeunes et vieux, sont au premier rang de cette mobilisation pour la défense de la vie des Palestiniens ».


– Il faudrait se demander pourquoi, alors que les thèses « postmodernes » innovantes et d’ailleurs d’influence européenne (la French theory) nous proviennent des États-Unis une fois passée dans leur grande machine à laver idéologique, la vieille thèse « moderne » du marxisme nous arrive elle aussi de ce même pays. Pays où non seulement elle n’a eu aucune implantation véritable et surtout où finalement elle survit, la plupart du temps, sur les bases de l’orthodoxie marxiste (excepté Marcuse), orthodoxie mise à mal en Europe dès le début des années 1960 (Adorno, Sou B, opéraïsme italien, J.M. Vincent et théories critiques de la valeur, H. Lefebvre). Les apports réels de Baran et Sweezy hier et de R. Brenner, D. Harveyou encore Loren Goldner restent, eux, peu connus en Europe.


– Se demander aussi comment, pris entre les offensives woke et antiwoke de la bataille culturelle (Gramsci) en cours, nous pouvons arriver à autre chose qu’à la reprise de banalités de base du marxisme même dans sa variante gauchisante. Il ne s’agit pas ici principalement d’une question de positionnement politique puisque d’ailleurs, nous n’appartenons pas à des groupes politiques au sens strict, mais d’efforts à faire dans certains domaines théoriques et, pour mettre les pieds dans le plat, celui de l’économie et de sa critique bien évidemment. Tant qu’un effort, individuel ou collectif, ne sera pas fait en ce sens, l’économie, la finance, l’entreprise resteront des « boites noires » pour la plupart des militants et autres prétendus révolutionnaires. Et en conséquence, aucune véritable évaluation de textes en ces domaines qui circulent ne pourra être faite.


JW


Note complémentaire de Larry Cohen
J’ajouterais pour ma part que le trait que cet entretien avec Robinson a en commun avec la plupart des autres textes circulant sur la liste Soubis, voire au-delà (je pense notamment à acontretemps.org), est de souligner jusqu’à quel point le capitalisme est encore plus désastreux qu’on ne le croyait. D’où l’importance donnée aux questions d’environnement et de technologie. Il manque bien sûr, comme tu le dis, une analyse sérieuse de l’économie et de sa critique, mais, et c’est plus important, il manque ce qui avait fait toute l’originalité de S ou B à l’époque, à savoir le centrage sur les luttes autonomes, considérées comme préfiguration d’une transformation sociale. C’est une autre façon de dire la question du sujet révolutionnaire.
Cela s’explique en partie par le fait que les mouvements ont subi une défaite et ne s’en sont pas relevés, comme le rappelle ta référence aux forteresses ouvrières. Mais aussi et surtout par la réticence, bien compréhensible, à reconnaître que le système s’est transformé, non pas principalement en camp de concentration à ciel ouvert, mais plutôt en cauchemar climatisé, pour reprendre la formule d’Henry Miller, et que les individus, nous y compris dans une certaine mesure, trouvent finalement ce cauchemar assez supportable…


2) Échanges autour des réponses au texte de Robinson


Le 4 décembre 2024
Henri D pour André D, suite à la réaction de Jacques W à l’entretien de Robinson

Bonjour,

André, cette excellente analyse de Jacques W. est peut-être précise, complète et percutante, mais je n’y ai rien trouvé en fait de ce que, moi, j’ai trouvé intéressant dans les propos – très marxistes en effet ! – de l’apparemment très maladroit prof gauchiste américain William I. Robinson :

https://en.wikipedia.org/wiki/William_I._Robinson

http://revueperiode.net/author/william-i-robinson/

Comme je le disais ailleurs, c’est ce que j’ai lu de plus précis jusqu’à présent sur l’oligarchie mondialisée actuelle, sur le degré, la profondeur de son cynisme, de son irresponsabilité, sur les immenses moyens qu’elle a désormais pour exploiter et combattre tous les peuples de la planète tout en détruisant allègrement celle-ci, sur ce qu’elle est prête à faire pour continuer à faire d’astronomiques profits.

Henri


Le 4 décembre 2024, André pour Henri

Bonjour Henri,

Ayant eu connaissance de mes réactions à l’interview de Robinson, tu ne pouvais pas être surpris de mon jugement sur le texte de Jacques Wajnsztejn, nous en avons parlé : dans les échanges que nous avions eu à quelques-uns sur cette interview, j’avais ainsi noté, à propos de la Palestine, qu’appliquer le concept de surplus d’humanité aux palestiniens, comme s’il s’agissait d’un problème similaire à celui d’un surplus de population par rapport au capital ne vous surprend-il pas ? Faire des projets d’investissements dans la bande de Gaza un facteur déterminant du génocide en cours ne vous gêne-t-il pas ? »
Ce que dit JW sur ce sujet est nettement plus développé, argumenté, et me semble très juste.

Sur la critique qu’il fait des analyses économiques de Robinson, je suis également d’accord, et sans être aussi précis que lui, sans avoir de connaissances particulières concernant les marxistes américains, j’avais également fait part de ma défiance quant aux thèses défendues par Robinson.

Ainsi que je te l’ai dit, initialement je pensais ajouter quelques commentaires à cette réponse à JW. Mais j’avais, et j’ai encore, des difficultés à les formuler.

Dans le moment de transformations que nous vivons, les outils conceptuels des divers courants critiques du capitalisme sont en crise.

Dans le domaine économique, pour lequel l’analyse de Robinson te semble fondée, sans vouloir te froisser il me semble que ce qui domine c’est une certaine langue de bois qui ne laisse aucune place à la recherche de la vérité.

Je pense que plutôt que de s’opposer, il faudrait prendre le temps de réfléchir, de vérifier la véracité de telle ou telle information, de s’interroger sur les mots qu’on utilise, de revenir sur les critiques qui ont été faites de l’œuvre économique de Marx, de vérifier la pertinence ou non des analyses économiques des économistes de gauche ou non, …

Par exemple, le texte présentant les thèses de Braudel soulève plusieurs questions.
Est-il vrai qu’aujourd’hui la majeure partie de la population travaille dans des petites entreprises ? Quel poids pèsent les salariés des entreprises publiques dans l’ensemble du salariat ?
Quel poids pèsent les petites entreprises dans les recettes fiscales ? et les « capitalistes » ?
Quelle définition économique du capitalisme est ici utilisée, qui permette de dire que « le capitalisme n’est pas dans l’économie de marché » ?
Est-il vrai que les grandes entreprises sont préservées de la concurrence ?

Dans le domaine politique, c’est ce qui faisait la gauche qui a disparu, et on fait comme si de rien n’était : le peuple tel que le concevait la gauche correspondait à un état du monde qui n’est plus. Et aujourd’hui, il me semble qu’une bonne partie de ce peuple n’est plus du coté d’un idéal d’émancipation pour l’humanité. Être du peuple n’est plus un critère pour être « du bon côté ».
Si ce constat est vrai, il faudrait réfléchir à une recomposition des forces progressistes, et aux alliances prioritaires pour défendre ce qui peut l’être.

Dans le domaine géopolitique, la redistribution des cartes au moyen orient, la fragilisation des positions de tel ou tel bloc, rendent toujours plus crédible le déclenchement d’une nouvelle guerre mondiale : autre sujet de préoccupation. A quoi s’ajoutent ceux listés par Larry, l’environnement et la technologie.

André


Le 6 décembre 2024, JW pour Daniel, Henri et Larry

Bonsoir,

Je reprends l’échange à partir des questions posées par André à propos de Braudel.

Je vous envoie ça qu’à vous trois pour l’instant car je ne sais pas trop comment fonctionne le groupe dans ces cas-là et si tout le monde est destinataire ou seulement les directement concernés. Vous déciderez après.
[Ce qui est en caractère gras tente de répondre plus précisément aux questions d’André.]

Après les citations de Castoriadis par Henri, ce dernier conclut par : « Et Fernand Braudel dans les années 70 tirait les mêmes conclusions de ses impressionnants travaux historiques sur le capitalisme ». Cela reste très vague et surtout cela me semble complètement décalé par rapport au texte d’origine de Robinson. J’utilise moi même Braudel depuis 2008-2010 pour analyser ce qu’on appelle la révolution du capital et la structuration en trois niveaux, sans pour cela épouser la conclusion de Braudel et sa distinction hiérarchisée entre capitalisme d’un côté et économie de marché de l’autre.
Comme André D. pose quelques questions par rapport à Braudel, je vais essayer de donner quelques pistes plus précises ou concrètes.

1) Braudel estime que le capitalisme existe avant l’économie de marché, mais qu’il ne domine pas tout, puisqu’il ne s’impose que dans des sortes d’enclave (les cités italiennes, Bruges, Amsterdam, Anvers, la ligue hanséatique, le commerce au long cours des grands empires tel la Chine). S’il parle de capitalisme il n’y a pas encore ici de société capitaliste. Il existe comme moteur de la dynamique d’ensemble, par son poids financier, qui lui donne à la fois le pouvoir de captage des richesses produites ailleurs (par exemple dans le rapport direct d’exploitation) et en même temps le pouvoir d’investissement et de son orientation à l’intérieur d’un monde encore rural (puissance et domination). Le capitalisme n’est donc pas défini par lui comme lié à la révolution industrielle, mais au fait de la domination d’un niveau supérieur, qu’on pourrait appeler celui de « l’hyper-capitalisme » ou capitalisme du sommet, dans lequel se concentrent les forces et fractions les plus puissantes du capital qui dominent le marché. En cela, de par leur définition même, elles échappent tout ou partie aux lois du marché (rente, monopole privé, oligopole, secteur administré et monopoles propres des États, etc). Sans développer davantage l’histoire du capitalisme qui n’est pas le sujet de l’échange, ce qu’on peut retenir de fondamental de cette analyse historique de longue durée, c’est que le capital n’a pas de forme privilégiée. C’est visible dès ses débuts (Braudel) et cela l’est encore plus à l’arrivée aujourd’hui. Cette analyse empêche de façon, à mon avis bienvenue, tout raisonnement en termes « d’économie réelle » d’un côté et de finance de l’autre (théorie de la déconnexion commune à la fois à l’extrême droite, à la gauche morale et à l’extrême gauche et qu’on retrouve aussi dans les deux types de populismes plus ou moins souverainistes).

2) Braudel appelle « méta-capitalisme » le moment (théorique) où toutes les formes historiques du capitalisme se trouvent englobées dans la dynamique de « la longue durée », y compris donc l’économie de marché. C’est-à-dire que celle-ci est inclue dans l’ensemble capitaliste et non l’inverse comme cela apparaît dans la formulation de la question par André. Ce que veut dire Braudel, c’est que sans être dominant dans la société féodale ou surtout pendant la Renaissance, le capital est le moteur d’un développement propre qui ne transforme pas encore fondamentalement le rapports de production (le monde reste globalement rural et artisanal) ni les rapports sociaux qui restent le plus souvent des rapports de dépendance individuelle dans ou à travers l’organisation des corporations. Mais, bizarrement Braudel n’en tire pas la conclusion qu’on pourrait attendre, car il me semble faire une utilisation abusive du terme de capitalisme en parlant de « capitalisme antique » pour déboucher sur une conception a-historique du capital, ce qui est le comble pour un historien même s’il se réclame de l’analyse de la longue durée : « Impérialisme, colonialisme, sont aussi vieux que le monde est monde et toute domination accentuée secrète le capitalisme » ( Braudel : Civilisation matérielle, économie et capitalisme,A. Colin, 1979, vol. III, p. 251). Or, le terme de capitalisme lui-même est récent, Louis Blanc l’emploie en 1850, Proudhon à peu près au même moment et Marx ne l’utilise qu’après 1867, alors qu’il utilise déjà les mots capitaliste et classe capitalistedepuis longtemps. Sans doute Marx peine-t-il à théoriser, dès cette époque, l’existence d’un “système” (capitaliste). En définitive, le modèle amène Braudel à la conclusion moralisante, si ce n’est politique (influence de la théorie stalinienne du capitalisme monopolistique), d’une dichotomie entre le capitalisme (le « mauvais » le mauvais côté de l’échange) et l’économie de marché (le « bon » côté) ; comme s’ils étaient des constructions absolument séparées, alors qu’il les a décrites comme des niveaux hiérarchisés et d’intensité différente d’un même ensemble puisqu’il le nomme capitaliste (à tort). Le passage du marché de gros village au marché urbain (où il y a domination du market sur le trade), le passage d’une petite bourgeoisie d’artisans, commerçants et paysans enrichis aux dynasties bourgeoises, le développement des premières « économies-monde » (Wallerstein) et le “désencastrement” de l’économie des autres types d’activité (Polanyi).

La description de Braudel montre les liens essentiels entre trois niveaux, et c’est ce qui nous intéresse pour aujourd’hui, car ces liens se sont justement resserrés comme les mailles d’un réseau, alors que sa conclusion s’avère politiquement irrecevable : seul le niveau 2, celui de l’économie de marché où règne la concurrence et donc une certaine liberté, correspondrait à un ordre naturel de l’économie que l’on retrouve dans toutes les sociétés et particulièrement dans celles qui s’organisent dans le cadre de l’État-nation. Le reste ne constituerait que des scories (le niveau 3) constitué des zones où domine encore l’économie de subsistance ou l’économie informelle, zones du pillage des matières premières et des guerres ethnicisées) ou des dérives (le niveau 1 constitué du monde qui réalise l’unité des différentes formes de capital à travers les holdings financiers, les firmes multinationales, les monopoles et cela sous les auspices des grands États qui ont impulsé et intégré les nouveaux réseaux de la puissance et du pouvoir). Voir aussi cette autre citation : « Là commence une zone d’ombre, de contre-jour, d’activités d’initiés que je crois à la racine de ce que l’on peut comprendre sous le mot de capitalisme, celui-ci étant une accumulation de puissance (qui fonde l’échange sur un rapport de force autant et plus que sur la réciprocité des besoins), un parasitisme social, inévitable ou non, comme tant d’autres » (Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, A. Colin, 1979, vol. II, Les jeux de l’échange, p. 8).

3) C’est en cela que Braudel paie sa note au marxisme le plus orthodoxe. Sans la développer (ce n’est pas un économiste), il reprend implicitement la théorie de la valeur-travail de Ricardo et a version marxienne qui voit dans la circulation et l’activité des marchands quelque chose qui fausse l’échange à « sa valeur ». Si on supprimait les intermédiaires, il n’y aurait plus de profit mais une juste répartition des efforts du capital et du travail. On aboutit ainsi, chez Braudel, à un modèle idéal d’économie de marché sans marchands ! Incidemment cela renvoie aussi à la conception des classiques et des marxistes d’un échange comme système de troc élargi, ce qui n’est pas acceptable aujourd’hui (cf. les travaux du Mouvement anti-utilitaire dans le sciences sociales ou MAUSS). En effet, le troc met en rapport des évaluations subjectives qui restent solidaires d’un contexte de structures sociales stables et incommensurables entre elles. Il n’y a pas de mise en rapport avec un tiers neutre qui va prendre la figure du marchand et celle de la monnaie. À l’opposé des visions libérales et marxistes, ce n’est pas le marchand comme tel qui va créer la monnaie comme institution, même s’il peut créer de la monnaie concrète, du crédit, de la mobilisation de créances. Instituer la monnaie dans son statut, ce sera le rôle du Pouvoir (la pouvoir de « battre monnaie ») et ce que des économistes « éclairés » d’hier (et non pas « atterrés » d’aujourd’hui) comme Aglietta et Orléan vont appeler « la violence de la monnaie » ou encore la monnaie-violence en utilisant l’argumentation anthropologique plus large de René Girard.

Karl Polanyi de son côté, développera la théorie de l’institution du marché dans laquelle il s’inscrit en faux contre l’idée d’un marché libre ou naturel qui se passerait de l’intervention de la loi et donc de l’État Ce dernier non seulement garantit les conditions de l’échange et le respect des contrats, mais il en développe le cadre, passant progressivement du local au national. Ce nouveau cadre va être aussi celui d’un capital industriel qui a besoin d’un ancrage géographique pour l’accumulation. Il se structure autour de rapports de production fondés sur la propriété, sur l’exaltation de la croissance des forces productives et la croyance au Progrès, la division claire en deux grandes classes et une forme politique privilégiée, la démocratie parlementaire de la société bourgeoise.

4) Ce que nous avons appelé la révolution du capital, c’est ce processus de totalisation du capital qui, d’une part tend à l’unification de ses différentes formes (la finance n’est pas plus “déconnectée” que l’agriculture, que les starts up ne le sont de la grande entreprise, que l’artisanat ne l’est de l’industrie (cf. le Mittelstand allemand, le tissu industrieux de l’Emilie-Romagne ou de Bergame, le réseautage en toile d’araignée du Japon). Elle conduit à une domination du capital qui ne porte justement plus uniquement sur la « vie matérielle » et « l’exploitation », mais tend à transformer toutes les activités en activité capitalisée. Cette tendance vient contredire la forme nation de l’État et donc les institutions de l’époque bourgeoise servant de pilier à la démocratie et aussi les forces politiques et sociales qui “représentaient” les classe sociales de la société bourgeoise. Castoriadis est bien conscient de tout cela et de la nécessité quand même, de nommer les forces en présence car, comme nous, et malgré le côté impersonnel d’une domination quasi systémique, il ne croît pas à la théorie du « capital automate ». C’est pour cela qu’il va reprendre la vieille notion de « l’oligarchie » , que nous critiquons, mais c’est un autre sujet à débat.

5) Je reviens à certaines questions plus précises d’André en essayant d’y répondre à partir de statistiques récentes. Je mets en gras ce qui répond plus particulièrement

– Sur les entreprises


• Définition et généralités
Source : Statistiques n°11
La France compte 3,8 millions d’entreprises qui produisent plus de la moitié des richesses du pays avec une valeur ajoutée estimée par l’INSEE à 1090 milliards d’euros. Ces entreprises sont évidemment très diverses. En fonction du nombre de personnes employées et de leur chiffre d’affaires annuel, on parlera de PME, d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) ou de grandes entreprises (GE).
Grandes entreprises (GE) : entreprises ayant au moins 5 000 salariés. Une entreprise qui a moins de 5 000 salariés mais plus de 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires et plus de 2 milliards d’euros de total de bilan est aussi considérée comme une grande entreprise. 4,3 millions de microentreprises (MIC) emploient 2,6 millions de salariés (en ETP), soit 17 % du total et génèrent 19 % de la valeur. Les Grandes Entreprises (GE) représentent0,01% des entreprises et emploient 30% des salariés. Les Entreprises de Taille Intermédiaire (ETI) représentent 0,1% des entreprises et emploient 25% des salariés. Les Petites et Moyennes Entreprises (PME) représentent 4% des entreprises et emploient 25% des salariés. Sur ces 3,82 millions d’entreprises, 287 grandes entreprises (GE) emploient 3,9 millions de salariés en équivalent temps plein (EQTP), soit 29 % du total. À l’opposé, 3,67 millions, soit 96 %, sont des microentreprises ; elles emploient 2,4 millions de salariés en EQTP (18 % du total).

• Structure
Le tissu économique français est concentré, c’est-à-dire que l’essentiel de l’activité économique des entreprises est le fait d’un nombre très restreint d’entre elles. En effet, 3 000 entreprises (<0,1%) portent à elles seules 52 % de la valeur ajoutée des 3,8 millions d’entreprises, soit 509 milliards d’euros (1/4 du PIB). Elles concentrent également 83 % des exportations, 70 % de l’investissement et 58 % de l’excédent brut d’exploitation du champ. Elles emploient 5,1 millions de salariés en équivalent temps plein (ETP), soit 43 % des salariés de ces secteurs et près de 20 % de l’emploi total en France.

Les autres entreprises, et notamment celles de taille plus réduite, ne sont pour autant pas indépendantes des grands groupes et de ces 3 000 entreprises. Au contraire, elles sont souvent des filiales et/ou dépendantes des commandes des plus grosses entreprises. En 2015, 96 % des salariés des ETI, c’est-à-dire les entreprises entre 250 et 4 999 salariés, étaient sous le contrôle de groupes (67 % sous contrôle de groupes français ou 29 % de groupes étrangers). Quand on sait que les ETI emploient aujourd’hui 3,6 millions de salariés en équivalent temps plein et réalisent 26 % de la valeur ajoutée de l’ensemble des entreprises, on imagine le poids économique des grandes entreprises en France. D’autant que les ETI se distinguent des autres catégories d’entreprises par leur orientation vers l’industrie manufacturière (31 % des salariés des ETI dans ce secteur d’activité) et par leur poids dans les exportations (34 % du chiffre d’affaires français à l’export). Enfin, 61 % des salariés travaillant dans des PME sont sous le contrôle direct d’un groupe, soit 2,6 millions de personnes, bien loin de l’image de la petite entreprise indépendante.


Au total, 71 % des 14,9 millions de salariés travaillent dans une entreprise qui dépend directement d’un groupe (57 % sous contrôle de groupes français ou 14 % de groupes étrangers). Les autres salariés travaillent dans des entreprises qui sont aussi potentiellement dépendantes des commandes d’autres entreprises, souvent plus grandes. La définition restrictive des groupes de l’INSEE tend également à sous-estimer ce phénomène de concentration. Le tissu économique français est donc structuré autour d’un nombre restreint d’entreprises dont dépendent très souvent les autres de manière directe (via des filiales) ou indirectes (sous-traitance et commandes). On voit donc que, dans un système capitaliste tendant en plus à la concentration du capital, les prétendues « liberté d’entreprendre » du petit entrepreneur et « indépendance » du petit patron relèvent largement plus de la fable que d’une réalité objective.


Et encore : Si on analyse l’investissement et les exportations, deux composantes essentielles de la croissance économique, la concentration est encore plus forte : selon l’INSEE, les 50 entreprises ayant réalisé les investissements les plus importants concentraient 27 % des investissements (51 % pour les 500 premières)

Avec près de 300 groupes (274 y compris activités financières et de l’assurance, 248 sans ces activités), la catégorie des grandes entreprises est leader sur chacun des principaux indicateurs : 31 % de l’emploi (soit 4,3 millions de salariés), un tiers de la valeur ajoutée, la moitié du chiffre d’affaires à l’export.
Cette situation de leadership des grandes entreprises entraine une rémunération nette moyenne supérieure de 19 % à la moyenne nationale (31 440 €/an vs 26 400 €). Ceci est vrai quelle que soit la catégorie socioprofessionnelle étudiée.

Fortement internationalisées, les grandes entreprises tirent une part croissante de leurs résultats des activités exercées dans les différents lieux d’implantation. Loin d’être une menace, ceci est au contraire une condition nécessaire de réussite pour les entreprises et bénéficie pleinement à la France. Selon la Banque de France, sur le champ du CAC 40 « élargi », 44 groupes contribuaient de façon décisive au solde des revenus des transactions courantes de la France. Ainsi, à titre d’illustration, les 45 Md€ de recettes d’investissement direct provenant de l’étranger compensaient entièrement le déficit des échanges de biens en 2013. Ces revenus sont donc une ressource essentielle pour l’économie française. Pour les exportations, les 50 premières – pas nécessairement les mêmes que pour l’investissement – concentraient 34 % du total (60 % pour les 500 premières et 86 % pour les 5000 premières).

Sur les 3,14 millions d’entreprises, les 243 grandes entreprises emploient à elles seules 4,5 millions de salariés, soit 30 % des effectifs. À l’opposé, les 3 millions de microentreprises (95 % des entreprises) emploient 3 millions de salariés, soit 20 % des effectifs (sources : chiffres officiels du tableau de l’éco française : TEF).

Parmi les personnes en emploi, 13,3 % travaillent dans le secteur d’activité de l’industrie, 6,7 % dans la construction, 2,5 % dans l’agriculture et 76,1 % dans le secteur tertiaire. Près de la moitié, soit 13,6 millions, sont en emploi dans le secteur tertiaire marchand. Avec 8,6 millions d’emplois, le secteur tertiaire non marchand (qui comprend donc les fonctionnaires et assimilés) se situe devant l’industrie (3,3 millions), la construction (1,7 million) et l’agriculture (0,7 million).

En complément, il faut remarquer que par rapport aux autres pays d’Europe de l’Ouest et nord, la France est surdotée en grandes entreprises et petites, sous dotée en moyennes.
Quelques chiffres américains : En 2019, les États-Unis comptaient au total 132 989 428 employés. Alors que les grandes entreprises (500 employés et plus) représentent moins de 0,5 % des entités, elles emploient 23 % de la main-d’œuvre. 25 % travaillent dans des entreprises moyennes (100 à 499 employés). 52 % des employés travaillent dans des entreprises de moins de 100 employés.

• sur les recettes fiscales
La fiscalité directe assise sur les entreprises s’élève à 155,0 milliards d’euros en 2022. Elle représente 5,9 % du PIB, proportion en hausse de 0,5 point par rapport à 2021 du fait d’une augmentation du PIB de 5,5 % qui est moins forte que celle de la fiscalité directe assise sur les entreprises (+15,9 %).

Répartition de la fiscalité assise sur les entreprises en millions d’euros
Figure 1 – Répartition de la fiscalité assise sur les entreprises (en millions d’euros) – Lecture : En 2022, le capital des entreprises a été taxé à hauteur de 27,0 milliards d’euros, dont 6,3 milliards pour la CFE.

Fiscalité2018 2019202020212022
Taxation des résultats64 89270 41166 50072 50988 005
Impôt sur les sociétés (IS)54 36459 10955 71261 49375 031
Impôt sur le revenu (IR)9 40610 0629 6179 97411 384
Contribution sociale sur les bénéfices des sociétés (CSB)1 1181 2401 1711 0421 590
Taxe de 3 % sur les versements de dividendes40000
Taxation du capital27 28028 02528 48325 51226 953
Cotisation foncière des entreprises (CFE)6 8297 0817 1425 7486 293
Imposition forfaitaire sur les entreprises de réseaux (IFER) 1 3461 4081 4441 3951 528
Imposition forfaitaire sur les pylônes258272283290297
Taxe sur les surfaces commerciales9779921 0009911 054
Taxes perçues au profit des CCI720655642531501
Taxe perçue au profit des Chambres des métiers196200201190206
Taxe sur les véhicules de sociétés (TVS)751767801756693
Taxe sur les bureaux722813848934904
Taxation de la masse salariale15 82923 32222 99024 48926 732
Taxe sur les salaires (TS)13 89114 11114 53715 38016 217
Contribution unique à la formation professionnelle et à l’alternance (CUFPA)1 9389 2118 4539 10910 515
Taxation du chiffre d’affaires et de la valeur ajoutée18 03319 15019 13511 18313 276
Cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE)14 26415 25115 0287 5199 002
Contribution Sociale de Solidarité des Sociétés (C3S)3 7693 8994 1073 6644 274
Ensemble126 034140 908137 108133 693154 966


Cette fiscalité est composée à 57 % par la taxation du résultat des entreprises, qui comprend essentiellement l’impôt sur les sociétés (IS) et l’impôt sur le revenu (IR) pour les entreprises individuelles ou les sociétés de personnes. Viennent ensuite la taxation du capital foncier (17 % du total), celle de la masse salariale (17 %) et celle du chiffre d’affaires et de la valeur ajoutée (9 %).

Les recettes d’impôt issues de la taxation des résultats ont augmenté de 21,4 % entre 2021 et 2022. Ce rebond est lié à la hausse des recettes de l’IS brut de 13,5 milliards d’euros (+22,0 %) sur la même période. La progression des recettes de l’IS brut résulte de la hausse des bénéfices des entreprises, sous l’effet de la reprise d’activité après une année 2021 encore marquée par des mesures de restriction de l’activité économique liées à la crise sanitaire. L’augmentation des recettes de l’impôt sur le revenu des professionnels entre 2021 et 2022 a été, quant à elle, moins importante (+14,1 %).

Les recettes liées à la taxation du capital augmentent de 5,6 % entre 2021 et 2022. Cette hausse de 1,4 milliard d’euros repose essentiellement sur la hausse des recettes de la taxe sur le foncier bâti et non bâti de 0,8 milliard d’euros et de celles de la cotisation foncière des entreprises (CFE) de 0,5 milliard d’euros sur la même période.

Les recettes fiscales sur la masse salariale s’établissent à 26,7 milliards d’euros en 2022, en hausse de 9,2 % par rapport à 2021. Ce montant comprend les recettes de la taxe sur les salaires (TS) pour 16,2 milliards d’euros, en progression de 5,4 % par rapport à 2021, et les recettes de la contribution unique à la formation professionnelle et à l’alternance (CUFPA) pour 10,5 milliards d’euros en hausse de 15,4 %.
Par ailleurs, les recettes de la taxation du chiffre d’affaires et de la valeur ajoutée progressent de 18,7 % entre 2021 et 2022 ce qui représente une hausse de 2,1 milliards d’euros. Cette hausse est due à une augmentation de 1,5 milliard d’euros des recettes de la cotisation sur la valeur ajoutée (CVAE) et de 0,6 milliard d’euros des recettes de la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S) sur la même période.

Remarques sur les grandes entreprises et en particulier les FMN [c’est JW qui écrit]
Elles ne subissent que partiellement les lois du marché et ce pour plusieurs raisons

  • d’abord parce qu’elles ne se font concurrence qu’entre elles sur des marché oligopolistiques où à tendance monopolistique par exemple dans ce qu’on appelle la rente d’innovation qui assure un avantage temporel. La concurrence est reportée sur les petites entreprises ou aujourd’hui start up qui ont l’initiative et la taille pour l’innovation mais pas pour la diffusion (elles travaillent en fait à terme pour les « majors »). Il en est de même pour le rapport à la sous-traitance. Par rapport à la théorie de la concurrence parfaite des économistes néo-classiques où l’entreprise était dite « preneuse de prix » comme toutes les autres, c-à-d qu’elle était censée les subir, la firme (la grande entreprise contemporaine) est « faiseuse de prix » ; c’est elle qui les détermine à l’avance par des processus de concentration horizontale (fusion/acquisition) et d’intégration verticale (filiale et réseaux de sous-traitance). Cela conduit à des échanges qui ne se font plus essentiellement avec des entreprises extérieures, mais au sein du même groupe avec pour résultat des prix arbitraires ou de transfert d’une entreprise à une autre au sein du même groupe en fonction des opportunités de marché.
  • Une autre façon de faire, mais complémentaire, sur les marchés oligopolistiques, sera de passer de accords de cartel aboutissant à des prix contrôlés dans une certaine fourchette et par gamme de produits (cf. le marché de l’automobile).
  • La plupart des prix sont aujourd’hui mondiaux ou/et administrés. Le petites et moyennes entreprises en subissent bien plus les effets comme on a pu le voir ce dernières années pour le gaz. Donc la concurrence se déplace sur la qualité/fiabilité et non plus sur la compétitivité-prix (exemple des produits allemands alors que le coût total du travail y est plutôt un peu supérieur à celui de la France). Le salaire dont la part baisse d’ailleurs beaucoup dans le coût du travail reste le seul prix qui n’est pas mondial, d’où le maintien d’une concurrence à ce niveau plus on descend dans la gamme. C’est la solution de facilité qui fait que les petits modèles auto à faible marge bénéficiaires ne sont plus produits dans les grands pays industriels qui se réservent les SUV et autres véhicules haut de gamme à forte valeur ajoutée où la question du coût du travail est négligeable.

– Sur la question politique
Là, j’irai vite parce que c’est vaste. Le fait qu’André parle de peuple et non pas de classe ouvrière ou de prolétariat est déjà un signe de “l’air du temps”, qui n’est plus celui du fil rouge des luttes de classes, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a plus de lutte (cf. les Gilets jaunes, les ZAD, etc). Le « peuple » ne serait plus du côté de « l’émancipation » dit encore André ; mais de quoi parle-t-on au juste ? La bataille pour l’émancipation (droits de l’homme et du citoyen, droit du travail) a pris de l’importance à l’ère des révolutions, mais maintenant que cette ère semble s’être refermée dans les pays qui en ont été à l’origine, c’est le capitalisme qui la reprend à son compte, “à titre humain” pourrait-on dire, mais pour sa propre reproduction dynamique. Il tend ainsi à lever tous les vieux tabous bourgeois à travers les thèses postmodernes de l’inclusion. Et il ratisse large puisque son type d’émancipation concerne aussi bien les femmes, les homosexuels, les handicapés, les enfants, même parfois les pauvres avec le salaire minimum, le RSA et la CMU, que l’orthographe, les animaux, les arbres. Bref, tout le monde ou presque (pas les sans papier quand même), à condition que personne défini ici par ces particularisations volontaires ou subies, ne se pose en travailleur demandant son “émancipation”, lui aussi. On en est même plus à lutter pour la seconde partie du vieux slogan : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », mais à se demander si le premier terme à encore un sens pour la plupart des individus.

Voilà pour le moment
JW


Le 24 décembre 2024

Bonjour Jacques,

Désolé pour le retard mis à te répondre.
Tout d’abord, merci pour ce travail sur les statistiques que tu nous as transmises et qui répondent à certaines des questions que je posais.
Quant au point le plus important, les thèses économiques de Braudel, je dois dire que n’ayant rien lu de lui, je ne peux m’en faire une idée qu’au travers de ce que vous en rapportez, Henri et toi.

  • A quoi sert une théorie ? Pour répondre à quels types de questions a-t-elle été élaborée ?

Le premier domaine, de lourde portée politique, pour lequel j’aimerais disposé d’une théorie fiable, permettant de porter des jugements sûrs, c’est celui de l’analyse des politiques économiques : il me semble que la plupart des économistes de gauche appliquent dans ces analyses une grille de lecture idéologique et politicienne, flattant des lecteurs qui rêvent de prospérité pour les classes dominés sans grand chambardement dans le fondement matériel de leurs vies.


La deuxième question est celle de la forme que pourrait prendre ce fondement matériel dans une société idéale : et en particulier de la pérennité ou non d’une économie de marché.
Braudel, historien, ne cherche pas à répondre à ces questions, et je pense qu’effectivement il fait un usage abusif du terme de capitalisme : avant le plein développement de l’économie de marché, avant que « la forme marchandise des produits ne devienne la forme sociale dominante », caractéristique de l’époque moderne, la richesse n’est pas dans la classe de l’économie, elle est dans celles qui surplombent le reste de la société, dans notre moyen age la noblesse et le clergé. Dans ces classes non « économiques » (dans ces états), il n’y avait par définition pas concurrence économique, il y avait luttes de pouvoir, par tous les moyens.
Le vaste mouvement qui va animer à partir du Moyen Âge l’économie de marché trouve en elle-même ses propres ressorts ; la richesse des classes dominantes y trouve matière à investissements et à consommation, mais ce ne sont pas ces classes qui en créent les occasions.
Et la naissance des grandes entreprises industrielles à la fin du 18e siècle début du 19e est un produit de ce mouvement de l’économie de marché.
La distinction opérée entre capitalisme et économie de marché, quand bien même elle pourrait s’appliquer dans des périodes passées si on retient les définitions de Braudel, nie la réalité de cette naissance des entreprises industrielles du sein même de cette économie de marché.
Je m’étonne de l’affirmation selon laquelle l’économie de marché se distingue du capitalisme par la libre concurrence : malgré l’hyper concentration du capital, même aujourd’hui il suffit d’ouvrir un journal d’économie pour voir que la concurrence est partout.


Je trouve baroque l’idée que le concept de profit ne s’applique qu’au profit marchand. Et je n’ai pas compris si tu partages ou non l’idée que la valeur travail au sens de Ricardo et Marx est faussée par l’échange marchand : leur thèse étant que la valeur prend sa forme dans le processus productif, que selon Marx le profit est une partie de cette valeur, et que ce profit se répartit entre les divers intervenants, industriels, marchands, financiers, en théorie selon Marx la valeur n’est pas faussée par l’échange marchand.

Je trouve bien idyllique l’idée braudélienne selon laquelle sur le marché l’échange se ferait selon la réciprocité des besoins : ainsi que le soulignait une employée de coopératrice de production, « pour avoir des profits à partager, il faut les produire ». Ce sont la concurrence et les profits qui dictent l’activité, pas la réciprocité des besoins (à la différence de « la main invisible du marché » chère à Adam Smith, ce terme de réciprocité renvoie à l’idée d’une production selon un plan concerté, ce qui est loin d’être le cas). Et contrairement à ce qui est dit ailleurs, toutes les entreprises visent à supprimer la concurrence, c’est à dire la mort des concurrents (ça crève les yeux dans la concurrence que se font les petites boutiques dans nos quartiers), c’est le propre de la concurrence.


Je pense moi aussi que la critique de la thèse d’une déconnexion entre économie réelle et finance est bienvenue. Mais je nuancerais en disant que les besoins qui fondent les relations entre la finance, la production, le commerce, les particuliers, sont fluctuants. Lorsque la production est en panne (baisse de rentabilité du capital), l’argent qui ne s’investit pas en elle peut s’investir en spéculation financière.
Curieusement, les thèses de Braudel sur le parasitisme social, sur les activités d’initiés, font écho aux populismes de droites et de gauche. Encore un grand intellectuel ne se résignant pas à ce que la classe dominante dans nos sociétés ne soit pas celle de « l’intelligence », mais celle des grands entrepreneurs ?

André


3) À propos de la guerre, nous retrouvons chez Raoul Victor2, les mêmes antiennes anti-impérialistes et surtout anti-américaines que les « gauches communistes » avaient pourtant tenté d’éviter dans les années 1950 à 1970. Elles semblent s’alimenter à la fois à une perspective complotiste déjà bien présente dans le soutien au mouvement antivax et un anticapitalisme sans principe qui débouche sur un soutien à peine déguisé à la politique de Poutine depuis Maidan, l’annexion de la Crimée et l’agression contre l’Ukraine.

Le 18 août 2024
Jacques Guigou à Raoul Victor

Bonjour,

J’ai peu de commentaires à faire sur le détail de ton argumentation. Tu t’appuies sur une documentation certes pour l’essentiel vérifiable, que tu analyses et interprètes selon ta vision de la guerre à Gaza. Toutefois, ton texte est actualiste, alors qu’une brève mise en perspective sur l’histoire de l’État d’Israël aurait pu rappeler que la situation actuelle à Gaza et aux frontières d’Israël était la continuité tragique de ce que depuis 1948, on nomme « le conflit israélo-palestinien » ; c’est-à-dire la guerre permanente, de plus ou moins haute intensité. Cela t’aurait aussi permis de ne pas oublier les tragiques méfaits de l’antisémitisme en France comme dans le monde et d’en parler autrement qu’en termes sarcastiques comme tu le fais dans tes notes 16, 17,18.

Dans ta tentative de rendre compte des stratégies et des tactiques militaires des deux camps, une omission pourtant lourde de conséquences apparaît : la guerre souterraine. En effet, tu ne dis pas un mot de la puissante force d’attaque et de défense établie par le Hamas et ses soutiens dans plus de 500 kilomètres de tunnels.

Or, à Gaza, il y a une tragique interaction entre la guerre en surface et la guerre souterraine. Si les pertes humaines sont si importantes au sol, c’est que les soldats du Hamas se protègent sous des édifices supposés épargnés : écoles, hôpitaux, mosquées, etc. Lorsqu’elle est énoncée, cette réalité serait-elle pour toi, un « mensonge » de plus à la liste que tu établis ?
C’est l’organisation centrale de ton texte autour de la notion de mensonge qui m’a principalement interrogé.
En quoi, les « trois mensonges » que tu dénonces sont-ils des mensonges ? S’ils le sont, quelle serait alors la vérité qu’ils cachent ? Et plus généralement où se trouve la vérité dans cette guerre ?
Gardant ces questions à l’esprit, j’en suis venu à la fin de ton texte, plus précisément au chapitre IV sur les mouvements d’opposition à cette guerre. Et là, tout se passe comme si ces mouvements étaient porteurs de la vérité et de ta vérité puisque tu t’associes à eux.


Je ne dis pas, bien sûr, que ces activistes ne répandent que des mensonges ni que leurs manifestations sont négligeables ; je dis qu’ayant placé ton texte sous la coupe de la vérité, tu te retrouves quelque peu piégé par sa dialectique.


À commencer par la citation d’Eschyle que tu places en exergue. Si les tragédies de l’ancien Grec dénoncent l’hybris des hommes et des dieux et leur malédiction dans les guerres, la vérité n’y apparaît pourtant pas comme « la principale perte ». Sur la scène antique, c’est le chœur qui peut être porteur d’une vérité suggérée par les dieux. Bref, il faut replacer cette citation dans son contexte. On pourrait alors reformuler la réflexion d’Eschyle dans un langage contemporain : à la guerre les premières pertes sont les pertes d’êtres humains.


Ici, ce que tu donnes comme des mensonges est l’expression de la guerre elle-même, sur le versant de la communication. Ce sont les armes de la communication mises au service des intérêts de l’un ou l’autre des belligérants.


Bien sûr que la possibilité proche d’un assaut du Hamas sur Israël était connue de tous les protagonistes du conflit et de nombre d’individus souhaitant s’informer. Tu l’écris d’ailleurs : parler de « surprise » à propos du massacre des Israéliens relève de la stratégie de la guerre menée par le pouvoir israélien (et une grande majorité de la population d’ailleurs, lesquels ne sont pas tous des « ultras orthodoxes », comme tu sembles parfois le penser). Exposer volontairement une faiblesse dans sa défense pour mieux attaquer fait tragiquement partie de « l’art de la guerre ».


En bref, ce n’est pas un « mensonge » de parler de « surprise » ; c’est une stratégie de la guerre de la communication. Les deux autres exemples que tu avances relèvent de la même politique.
Si ton titre rend compte, hélas, de l’horreur de cette guerre, il n’est pas du tout probant concernant le mensonge.


Non pas que les faits que tu rapportes ou même la plupart des interprétations que tu en donnes soient tous faux, simplement en mettant en avant des faits de communication guerrière comme étant des contre-vérités absolues, implicitement tu présupposes, et tu t’autorises d’une vérité non moins absolue.
Or, en matière politique (et la guerre en est la tragique extrémité), comme en matière philosophique ou anthropologique, le rapport entre mensonge et vérité est disruptif ; il relève de la rupture. Cela ne signifie pas verser dans un relativisme, voire une mystification, selon laquelle mensonge et vérité sont équivalents. La vérité est une difficile découverte approchée après un cheminement sous tension.


Tout cela devrait t’inciter à manier le rapport du vrai et du faux avec circonspection, surtout en politique, car la vérité est un « ménage, endogamique et infernal (…) du vrai et du faux », ainsi que l’écrit le philosophe Medhi Belhaj Kacem dans Système du pléonectique, p.768 (Diaphane, 2020).

Salutations, Jacques Guigou

  1. A retrouver ici : https://www.ilfattoquotidiano.it/2024/05/24/il-sociologo-usa-w-robinson-in-atto-un-keynesismo-di-guerra-per-sostenere-i-profitti-aziendali-su-gaza-prove-generali-di-repressione-del-dissenso/7548176/ []
  2. Le texte en ligne : http://raoul.victor.free.fr/240810_GAZA_fra.pdf []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XVII)

Le modèle capitalist(ique) allemand en question

Non seulement la crise sanitaire a rompu la ligne politique d’austérité allemande et ouvert à un plus grand interventionnisme de l’État par rapport à « l’économie sociale de marché », jusque-là préconisée (aujourd’hui plutôt dénommée « pensée ordolibérale »), mais elle a dévoilé d’autres faiblesses ou anomalies de son fonctionnement macro-économique. Jusqu’à là, le modèle capitalistique préféré des Allemands restait l’entreprise de taille moyenne non cotée, ou le grand groupe dont le capital est détenu majoritairement par une famille, censée exercer un management stable. « Il y a dans l’économie allemande une méfiance traditionnelle vis-à-vis des marchés financiers », explique Jan Pieter Krahnen, expert des crises financières à l’université de Francfort. « Contrairement à ce qui se passe aux États-Unis, la Bourse allemande est peu développée, nos entreprises se financent le plus souvent par leurs banques. C’est ce qui explique pourquoi les autorités de contrôle des marchés sont relativement faibles. » L’affaire Wirecard sur le défaut de contrôle a en effet produit une césure. La frustration liée au scandale est d’autant plus grande que l’Allemagne produit bien des innovations de rupture, mais qui trouvent souvent un financement efficace… en dehors de la Bourse allemande. C’est le cas de BioNTech, un succès de la biotechnologie allemande, qui a réussi à sortir en quelques mois le premier vaccin contre le SARS-CoV2, à base d’une technologie révolutionnaire, l’ARN messager, procédé dont elle n’est pourtant pas à l’origine (cf. infra). Quant aux essais cliniques du vaccin, ils ont été menés par le groupe pharmaceutique américain Pfizer, avec qui les bénéfices sont partagés. « C’est une invention qui a profité des fonds publics dédiés à la recherche fondamentale allemande, mais dont les retombées financières profitent en grande partie aux Américains. Du point de vue macroéconomique, c’est absurde », déplore Siegfried Bialojan, spécialiste des biotechnologies au cabinet EY, en Allemagne (Le Monde, le 26 janvier). Si Berlin peut agir ainsi, à rebours de ses convictions traditionnelles, c’est aussi que la pression pour plus d’interventionnisme vient des milieux économiques eux-mêmes. Le BDI, la grande fédération industrielle allemande, a publié dès janvier 2019 une prise de position décisive sur la Chine. Il y qualifie pour la première fois le géant asiatique de « concurrent systémique » et appelle à renforcer la « souveraineté technologique » européenne face aux plates-formes américaines et chinoises (ibid.). « En Allemagne, si vous êtes une entreprise de taille moyenne, que vous réalisez un chiffre d’affaires entre 50 et 100 millions d’euros par an et que vous n’êtes pas coté en Bourse, il est très difficile de trouver des sources de financement privées », explique au journal Le Monde un porte-parole de la Deutsche Bank. « Si nous trouvons le moyen en Allemagne de transformer les conditions d’investissement de sorte que ces entreprises aient un meilleur accès au capital-risque privé, nous aurons fait un grand pas en avant. » La banque a constaté pendant la pandémie que le système adopté par l’État pour soutenir ses entreprises pouvait facilement être étendu au financement des technologies d’avenir. Bref, l’Allemagne découvre les vertus capitalistes du marché financier. [Une pierre dans le jardin de ceux qui ne parlent qu’en termes « d’économie réelle ». Avec cette nouvelle direction vers une politique industrielle, l’Allemagne démontre que la vieille distinction des années 1980-90 (cf. les thèses défendues par Albert puis Boyer) opposant le modèle capitaliste anglo-américain financiarisé et de court-terme d’un côté et le modèle allemand d’économie sociale de marché, industriel et de long-terme de l’autre est aujourd’hui remise en question par le procès de totalisation du capital, NDLR].

L’anti-modèle français. À partir d’un petit historique de l’industrie pharmaceutique.

En France, la souveraineté nationale en matière de médicaments s’est effritée dès les années 1950. Ce recul s’explique par les caractéristiques de l’industrie pharmaceutique dans l’Hexagone et par une politique publique réduite au contrôle des prix et à la surveillance sanitaire, sans réelle ambition industrielle. À la différence des firmes pharmaceutiques britanniques, allemandes et nord-américaines, les entreprises françaises étaient éloignées de la recherche académique1 et surtout, la relation avec les laboratoires universitaires dépendait plus de relations interpersonnelles que d’un modèle d’organisation. Dès 1945, l’État a bien tenté un rapprochement forcé entre Institut Pasteur, CNRS et entreprises pharmaceutiques pour organiser la production d’antibiotiques et se défaire de l’emprise américaine, mais sans succès. Dans les années 1950, les capacités de recherche et développement (R-D) des laboratoires français sont en situation d’infériorité. Des années 1950 jusqu’aux années 1980, les différents gouvernements privilégient le contrôle du prix des médicaments pour ne pas accroître davantage les charges de l’Assurance maladie. Faute de ressources propres, les entreprises françaises ne peuvent pas investir dans la R-D : elles préfèrent développer des copies et négocier des licences d’exploitation avec des laboratoires étrangers. Enfin, les procédures d’autorisation de mise sur le marché ne prennent guère en compte la dimension innovante des nouveaux produits puisqu’elles allongent le temps de mise sur le marché si on compare aux procédures des pays similaires. À partir des années 1980, l’industrie pharmaceutique s’internationalise pour répondre à la surenchère des moyens nécessaires à la R-D. La financiarisation du secteur et la création des premières sociétés de biotechnologie font émerger des firmes transnationales, et font disparaître, en deux décennies, les acteurs historiques français à l’occasion d’opérations de fusion/acquisition et d’alliances. Aujourd’hui, l’industrie pharmaceutique française est dominée par ces grands groupes transnationaux, auxquels il serait difficile d’imposer une ambition industrielle nationale. Certes, des incitations à localiser en France les activités de recherche, comme le crédit d’impôt recherche ou la volonté de promouvoir la filière des médicaments issus des biotechnologies, témoignent d’une volonté de renforcer l’attractivité du secteur pour les investisseurs. Mais à l’échelle des géants de la pharmacie, ce sont surtout des opportunités à saisir, sans impact majeur sur leurs stratégies de développement. (Sophie Chauveau a été enseignante en histoire des sciences et des techniques, in Le Monde, le 8 février).

À l’origine, le secteur pharmaceutique est inclus dans l’industrie chimique avant que la tendance en vienne à un recentrage sur le cœur de métier pour l’éclosion de champions nationaux. C’est ainsi que le chimiste français Rhône-Poulenc fusionne en 1999 sa branche pharmacie avec celle du chimiste allemand Hoechst (qui a auparavant racheté le français Roussel-UCLAF) pour créer Aventis et que Sanofi, branche pharmacie d’Elf créée en 1973 et entrée en Bourse en 1980, achète Synthélabo, filiale pharmaceutique de L’Oréal, en 1999, puis Aventis en 2004. Le modèle économique de l’industrie pharmaceutique s’est transformé, passant d’un objectif de santé publique — mettre au point des médicaments soignant le plus grand nombre possible de maladies et de gens contrôlé par la Sécurité sociale — à des objectifs de rentabilisation financière des investissements incluant de gros dividendes aux actionnaires2. De fait il s’est premièrement fait un tri entre les activités, des plus rémunératrices à celles qui le sont le moins – Sanofi est ainsi passé du diabète à l’oncologie et l’hématologie) et deuxièmement il s’agit d’axer le développement de la recherche là où la firme peut espérer les prix les plus élevés, à savoir aux États-Unis et en dehors d’un système tel celui de la Sécurité sociale à la française qui surveille à la fois le caractère innovant des produits et leur prix bas3. La finalité pour la grande entreprise devient la production des « blockbusters » (molécules dont le chiffre d’affaires dépasse le milliard d’euros). Ainsi, le principal actif du laboratoire pharmaceutique français, le Dupixent, a joué le rôle de locomotive dans les résultats financiers 2020 du groupe présentés vendredi. Les ventes de ce « blockbuster », un médicament utilisé dans le traitement de la dermatite et de l’asthme, sont en hausse de 74. Cette progression a largement contribué à l’essor du chiffre d’affaires, qui affiche un gain de 3,3 % à taux de changes constants. Les dépenses annuelles de R-D des firmes pharmaceutiques américaines ont augmenté de 7,4 % entre 2003 et 2007, puis de 8,9 % entre 2013 et 2017, alors qu’elles ont augmenté pour les firmes européennes que de 5,8 % et de 3 % respectivement sur les mêmes périodes. Les coûts en R-D sont par ailleurs grandissants parce qu’on est dans une période de transition technologique entre la chimie, la biologie et la génomique. Un médicament innovant sur deux est aujourd’hui issu des biotechnologies. C’est la qualité de la recherche fondamentale qui conditionne les chances de succès du processus d’innovation. Les grandes entreprises externalisent donc la recherche vers des start-ups spécialisées (car elles sont incapables de prendre des risques sur plusieurs projets à la fois), plus compétentes en biotechnologies (surtout que leur métier d’origine en était très éloigné) avant de les racheter. Le gros de leurs dépenses est donc plus axé sur le marketing et le lobbying que sur la recherche fondamentale qu’elles abandonnent aux start-ups. C’est d’ailleurs le cas de Sanofi. Une complémentarité plus qu’une concurrence donc. Ces dernières, pour innover doivent utiliser le capital-risque pour leur financement [d’où une financiarisation de la production aux deux bouts de la chaîne : en amont de la production avec le capital fictif et en aval avec la course à l’actionnaire et à sa satisfaction pécuniaire, NDLR]. Ce capital-risque étant beaucoup plus développé en Amérique qu’en Europe4, CQFD (cf. Nathalie Coutinet, enseignante en économie au Centre d’économie de l’Université Paris-Nord, in Le Monde, le 8 février).

Recherche et santé

 la France a été pionnière en génomique. De Jacques Monod, découvreur de l’ARN messager, à Emmanuelle Charpentier en passant par Jean Dausset, la France dispose des trois Prix Nobel qui ont charpenté la recherche génomique mondiale. [On pourrait dire qu’il n’y a donc pas de « retard » dans la recherche fondamentale sauf que certains de ces chercheurs sont amenés à s’exiler pour trouver de bonnes conditions (cf. Charpentier), NDLR]. Mais les difficultés apparaissent au niveau de la recherche appliquée où la France se situe à la 32e position du classement Collaboration Université-Industrie en R-D de la Banque mondiale en 2016 lorsque la Suisse, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne occupent respectivement les 1re, 4e, 6e et 8e positions5. Mais la situation serait en train d’évoluer avec la mise en place d’une politique publique (création d’une société d’accélération de transfert de technologie, SATT) qui permet de lier recherche universitaire et start-up. Ainsi, en 2019, l’INSERM était le premier déposant de brevets pharmaceutiques et le troisième en biotechnologie à l’Office européen des brevets. Le nombre de demandeurs de brevets français en biotechnologie a augmenté de 12 % entre 2018 et 2019. Mais cela n’empêche pas des manques flagrants liés à une désindustrialisation ; ainsi, l’entreprise française de biotech Yposkesi devrait être rachetée par un groupe coréen faute d’avoir trouvé un industriel français sur lequel s’appuyer.

– Toutefois, le Conseil d’analyse économique (CAE), une structure rattachée aux services du Premier ministre, a relevé qu’entre 2011 et 2018, les crédits publics alloués à la R-D en matière de médicament ont baissé de 28 %. Durant la même période, ils ont progressé de 11 % en Allemagne et de 16 % aux États-Unis et ceci dans un secteur où les coûts en R-D ont été multipliés par 3 depuis 2003. Aux États-Unis, 82 % du capital des biotechs viennent des fonds nationaux, contre 11 % en France.

– La stratégie du labo (Sanofi) en échec dans la lutte contre le Covid doit-elle être remise en question ? Les vaccins ne représentent que 16 % du chiffre d’affaires et 18 % des bénéfices réalisés par le labo français. Son activité s’exerce également dans les produits de santé grand public ou dans les traitements de maladies chroniques comme le cholestérol ou le diabète. Or Sanofi doit composer avec la concurrence des autres labos et la politique de santé des États. L’augmentation des dépenses de santé, due notamment au vieillissement de la population, conduit les systèmes d’assurance maladie à être de plus en plus restrictifs dans les remboursements des soins (Libération, le 30 janvier). Un nouveau plan d’économies, de 2 milliards d’euros voit le premier laboratoire français arrêter la recherche sur le diabète et les maladies cardiovasculaires. Le tout alors que le chiffre d’affaires 2019 était encore en hausse, à 36,1 milliards pour des profits de 7,5 milliards. D’après les responsables CGC et CFDT les suppressions de postes prévus dans la R-D ne concernent pas la branche vaccin et sont indépendantes de l’échec sur le Covid. La CGT a une vision plus globale et parle d’un manque de connexion dans les divers secteurs qui ne se résume pas à une guerre des chiffres sur les transferts de compétence entre sites avec vases communicants. Pour finir, le groupe vient de céder la firme américaine Regeneron spécialisée dans les maladies de peau au Suisse Roche afin de se refinancer.

– Cruelle vérité ? Alors que beaucoup rejettent sur Astra-Zeneca ou les négociateurs européens le retard des livraisons de vaccin, les retards de production sont surtout la marque du sous-investissement dans les industries de santé en Europe ces vingt dernières années. La faible productivité d’Astra-Zeneca sur le continent contraste avec ses capacités en Inde, notamment. Pfizer et Moderna sont confrontés à la difficulté de produire à très grande échelle des vaccins à ARN messager, une technologie pour laquelle les sites restent rares en Europe. Et qui en France souhaitait jusqu’alors accueillir de telles usines classées Seveso ? (Les Échos, le 3 février). « Le sujet est trop grave pour laisser les brevets aux mains d’intérêts privés », clament haut et fort plusieurs élus du Parti communiste, dont son secrétaire national, Fabien Roussel, qui réclame la « réquisition » des usines (Le Monde, le 9 février) (mais de quelles usines parle-t-il ? [NDLR]).

Une insuffisance dans la production donc, plus que dans la recherche où dans ce secteur ce sont plutôt les petites biotechs qui souffrent d’un soutien moins important qu’en Allemagne, par exemple, mais cela n’empêche pas une centaine de solutions contre le Covid d’être en cours actuellement en France, mais à partir d’une autre technique que celle de l’ARN pour des vaccins de seconde génération qui devraient être plus résistants aux variants (Les Échos, le 4 février). Le fonds d’investissement Bio Discovery a multiplié par 25 ses investissements en Europe dans un secteur pourtant très risqué où, d’après les spécialistes, seul un projet sur 10 est couronné de succès (ce qui justifierait, pour les investisseurs, le niveau élevé exigé de retour sur investissement (15 % au lieu des 5 % en moyenne dans d’autres secteurs).

Crise sanitaire, science et décision politique

Pour Antoine Vauchez6, in Le Monde, le 1er février), affectant l’ensemble des domaines de l’action publique et la totalité des administrations, la crise due à l’épidémie de Covid -19 met à l’épreuve la capacité de l’État à être le lieu où se construit une réponse unitaire, légitime et efficace au croisement d’enjeux sanitaires, économiques, scientifiques, logistiques, sociaux, culturels, éducatifs, etc. La tâche, difficile en soi, l’est plus encore dans un contexte où les services publics (santé, éducation, recherche) sont fortement affaiblis par des années de politiques de réduction des coûts. Mais elle est rendue plus ardue encore par le fait que l’État s’est considérablement complexifié sous l’effet d’un mouvement d’« agencification » de l’action publique, qui a conduit à multiplier les ilots bureaucratiques autonomes (Santé publique France, Haute Autorité de santé, Anses, ANSM…), augmentant d’autant les coûts de coordination de l’action publique. Dans un contexte où les gouvernements peinent à trouver une prise sur des États dont ils sont censés être les animateurs, la politique macroniste s’appuie sur le court-circuitage (ou la mise sous pression) des espaces de coordination, d’évaluation et de contrôle de l’État. Elle trouve sa source dans l’éthos anti-bureaucratique aujourd’hui propre aux fractions les plus néolibérales des grands corps de hauts fonctionnaires, qui voient dans les administrations elles-mêmes un frein et un problème potentiels pour la conduite de l’action publique. [ici Vauchez va plus vite que la musique car cet « éthos anti-bureaucratique » se heurte constamment… au bureaucratisme hérité de la forme nation et jacobine de l’État comme on peut le voir dans le pouvoir pris par les ARS ; un pouvoir dénoncé justement par des personnes classées parmi les « conservateurs » comme on peut le lire dans Le Monde du 9 janvier avec l’articledeChantal et Jean-Philippe Delsol, NDLR] et elle se développe dans une politique législative placée sous le sceau de l’efficacité « quoi qu’il en coûte » : le développement massif des ordonnances, le recours de plus en plus fréquent aux cabinets de conseil privés pour échafauder les projets gouvernementaux, l’usage quasi systématique de la procédure accélérée au Parlement et des réformes qui, au nom des « lenteurs » et des « immobilismes » de l’État, multiplient les procédures dérogatoires ou accélérées. Une voie qui fait porte-voix quand elle est répercutée à longueur de colonnes dans des journaux comme Le Figaro ou Les Échos.

Le pilotage gouvernemental de la crise du Covid -19 s’inscrit, au risque du tête-à-queue, dans ce sillage, qui voit toutes les agences et comités précisément créés au nom de l’efficacité de l’action publique aujourd’hui court-circuités par de nouvelles structures au service d’un gouvernement de crise : le conseil scientifique, créé le 11 mars 2020, le comité analyse, recherche et expertise (CARE), formé le 24 mars 2020, ou encore le conseil vaccinal des 35 citoyens tirés au sort, et le conseil de défense, désormais érigé en conseil des ministres bis. D’où, aussi, le déploiement des cabinets de conseil tout au long de la chaîne de la décision publique – depuis la cellule interministérielle de tests à la task force sur les vaccins et autres « unités Covid-19 » dont se sont dotés les ministères –, s’insérant ainsi au plus près de ce qui est traditionnellement compris comme le cœur de l’action de l’État et du travail gouvernemental : le pilotage stratégique, le benchmark (« comparaison ») international, la construction des systèmes d’information, la capacité logistique, le suivi de la qualité et de la rapidité d’exécution, etc.

Cette stratégie du court-circuit a cependant un coût, des biais et des effets pervers. D’abord, parce qu’au nom de la construction d’une capacité à gouverner à distance, c’est une nouvelle strate d’opérateurs publics et privés qui vient s’intercaler entre les ministères et les professionnels des services publics – générant chevauchements de compétence et incertitudes quant aux rôles et responsabilités de chacun dont les commissions d’enquête des deux assemblées ont pointé les effets déstabilisants tout au long de la chaîne de la décision publique. Elle contribue ensuite – et ce n’est pas le moindre des paradoxes – à faire advenir ce qu’elle critique, à savoir l’incapacité des structures et des agents de l’État à être le lieu de construction d’une stratégie, d’une expertise et d’une efficacité logistique. Ce qui n’est du reste pas propre à la France, puisque c’est l’ensemble des États occidentaux (États-Unis et Royaume-Uni en tête) qui sont semblablement marqués par une dépendance croissante à l’égard de multinationales du conseil qui, à l’image de McKinsey, ont acquis une expertise internationale et intersectorielle de la gestion de la crise du Covid -19 et se sont imposées dans un rôle de conseil aux dirigeants politiques qu’aurait pu jouer, en d’autres temps, une organisation publique internationale telle que l’Organisation mondiale de la santé.

Enfin, le face-à-face qui se construit avec les cabinets de conseil double la clôture des cercles dirigeants et leur coupure à l’égard des acteurs de terrain (personnels soignants, maires, enseignants, etc.). Ce n’est pas seulement que les dirigeants des cabinets de conseil sont eux-mêmes souvent issus des mêmes grands corps ou cabinets ministériels, mais c’est surtout qu’ils sont obnubilés par la vision technocratique et centralisée construite sur la valorisation de la tâche noble d’un « pilotage stratégique », à distance et vertical. Aux dépens de la concertation avec les usagers (réduits à la figure managériale de l’« acceptabilité sociale » comme on peut encore le voir avec aujourd’hui avec la gestion de la décision ou de la non-décision d’un possible troisième confinement), les professionnels des services publics et les élus locaux, dont on a pu voir le désarroi et le sentiment d’inutilité à chacune des différentes phases-clés de la gestion de crise (Antoine Vauchez, ibid.).

– La bataille des agences est aussi un signe de ce mille-feuille technocratique qui a fait polémique autour de la deuxième dose de vaccin : la Haute autorité de la santé (HAS), dans son avis du 23 janvier, dans le prolongement des avis de Santé publique France (SPF), préconise « le report de la deuxième dose à six semaines, pour les deux vaccins à ARN, afin d’accélérer l’administration de la première dose aux personnes les plus vulnérables, dans l’ordre de priorité préalablement établi par la HAS ». En effet, dans un contexte où le nombre de doses est limité, l’option de retarder de vingt et un à quarante-deux jours pourrait permettre en France, selon la HAS, la vaccination de 700 000 personnes supplémentaires de plus de 75 ans en un mois, au rythme de 100 000 doses/jour. Mais malgré ces avis, malgré le choix de nos voisins, le ministre de la Santé a annoncé, lors d’une conférence de presse le 26 janvier, la décision de ne pas suivre les recommandations de ces agences. Les positions du comité vaccin et du conseil scientifique semblent avoir pesé en ce sens. Alors que les arguments de la HAS en faveur de l’allongement du délai entre les doses sont exposés dans un avis public, les arguments contre cet allongement ne sont, eux, pas exposés. « Je fais le choix de la sécurité », a indiqué Olivier Véran. Est-ce à dire que nos trois agences sanitaires nationales sont exagérément portées à la témérité ? Les pouvoirs publics ont sans cesse appelé à la transparence, tout en donnant à chaque occasion les preuves de l’opacité croissante des processus de décision (cf. François Bourdillon ancien directeur général de SPF, in Le Monde, le 1er février).

– Dans le relevé précédent, nous avons parlé du rôle des 4 cabinets privés américains dans la logistique de gestion de crise et particulièrement de Mc Kinsey (« la firme ») et le Mag du journal Le Monde du 6 février présente une étude sur le sujet. Mais on retrouve les mêmes pratiques avec les partenariats entre Bpifrance et Amazon. Le thème de la souveraineté est au cœur des liens entre la structure publique et l’américain. Pour la sénatrice UDI de l’Orne Nathalie Goulet, « l’État est un peu schizophrène ; d’un côté, il aide massivement les entreprises françaises à surmonter la crise liée au Covid19 et de l’autre, il fait appel à Amazon pour stocker des données sensibles de sociétés et pour les former à la numérisation » (Le Monde, le 8 février). Le message envoyé par Bpifrance est doublement problématique : il sous-entend que la solution et la compétence numérique seraient celles d’Amazon, et que la numérisation des commerces et des TPE-PME passerait par les marketplaces américaines », avait déjà dénoncé, dans une tribune au Journal du dimanche, parue fin 2020, Pierre Bonis, le directeur général de l’association des noms de domaines Internet français Afnic (ibid.)

Interlude

– Just a joke : les choix de Trump enfin reconnus (sans trop de bruit toutefois) à leur juste valeur ! L’Allemagne va devenir le premier pays européen à utiliser le traitement expérimental à base d’anticorps monoclonaux administré début octobre à Donald Trump, a annoncé dimanche le ministre de la Santé, Jens Spahn. Le gouvernement a acheté 200 000 doses pour 400 millions d’euros de ce sérum, qui fonctionne comme une « vaccination passive », sans solliciter le système immunitaire, et bloque la pointe du virus lui permettant de s’attacher aux cellules humaines. Cela pourrait aider des malades à haut risque à éviter une évolution plus grave (Les Échos, le 25 janvier).

– Du Figaro (28 janvier), ce constat : « Les Français approuvent l’idée d’un troisième confinement, mais pas les restrictions qui vont avec. » Des deux nouvelles laquelle est fake ?

– Olivier Véran, le ministre de la Santé, déclare, à propos de l’éventualité d’un nouveau confinement (le Journal du dimanche 31 janvier) : « Le danger auquel nous faisons face est possible, voire probable ». C’est connu que gouverner c’est prévoir !

Les États-Unis et « L’argent hélicoptère »

2000 $ par américain en 2021 : avec Biden la manne dépasse largement les 600 $ sous Trump (Ioanna Marinescu, enseignante d’économie à l’université de Pennsylvanie, Libération le 26 janvier). Le choix d’urgence de la nouvelle administration a donc revêtu l’aspect d’une forme particulière d’argent « hélicoptère » pour… les 90 % des moins riches. [On a là une réponse du pouvoir aussi inconséquente que la position qui, au début des années 2000, énonçait que s’attaquer aux 10 % des plus riches constituait la voie de sortie du capitalisme. Dans les deux cas, nous sommes dans un anticapitalisme de pacotille ; mais si certains peuvent croire que s’attaquer aux 10 % les plus riches peut changer quelque chose qui croira qu’il y a 90 % de pauvres ? Biden a semble-t-il le sens de l’ouverture au risque de nous donner une nouvelle version inversée de la « Grande Société » de Johnson, tout le monde classes moyennes du haut devenant classes moyennes du bas. Eh bien non, il y a bien une accentuation des inégalités de salaires. Aujourd’hui les bas salaires sont considérés par le patronat ou l’administration comme tellement élevés en regard de leur productivité qu’ils sont perçus comme des coûts insurmontables économiquement au moins dans les pays où les charges sociales sont élevées, particulièrement pour les PME qui sont pourtant les premières pourvoyeuses d’emplois. Mais même dans ceux où ce n’est pas le cas comme aux États-Unis, la tendance n’est pas à cette augmentation, mais à la lutte contre le chômage par le développement des petits boulots. Si bien qu’on assiste à des transferts d’entreprises vers les États où les salaires sont les plus faibles parce que sans tradition industrielle ni syndicale. D’où une distorsion entre salaires suivant les régions qui vient se rajouter aux autres inégalités, une croissance générale de celles-ci et plusieurs niveaux de marché du travail suivant la plus ou moins grande régulation en place, NDLR].

 Biden et ses conseillers en sont quand même conscients puisque leur second projet vise à porter le salaire minimum fédéral à 15 euros (équivalent $) car à l’heure actuelle, il est tombé à un niveau si bas : 7,25, qu’il ne concerne plus réellement que 2 M de salariés alors que possiblement il pourrait concerner 20 M de personnes avec le nouveau taux horaire (en référence, il faut savoir que le salaire minimum moyen actuel est à 11,80). Il a pour ambition de protéger les nouveaux salariés des nouvelles régions sans tradition ouvrière ni syndicale, aujourd’hui grosses pourvoyeuses de « travailleurs pauvres »7 (Les Échos, le 26 janvier). Pour, l’économiste Larry Summers, ancien de l’administration Obama il a l’espoir d’une présentation, ces prochaines semaines, d’un grand plan d’investissement dans les infrastructures par la Maison-Blanche. « Je pourrais soutenir un montant plus élevé pour une relance. Mais une partie substantielle du programme devrait être consacrée à la promotion d’une croissance économique durable et inclusive pour la décennie et au-delà, et non simplement au soutien des revenus cette année et la prochaine » (Les Échos, le 9 février)

La dette encore

– Si la dette ne doit pas être remboursée à court terme et qu’actuellement les pays riches s’endettent à des taux qui n’alourdiront pas notre la d’intérêt, pourquoi se battre pour obtenir de la BCE qu’elle tire un trait sur les titres d’État qu’elle détient ? (cf. Anton Brender, in Les Échos, le 4 février et une tribune publiée dans Le Monde, le vendredi 5 février, par 150 économistes qui prône une solution radicale : l’annulation de 2 500 milliards d’euros de créances.). Pour lui, il vaudrait mieux profiter de la situation (la crise sanitaire qui a activé la « clause de sauvegarde ») pour ne plus retourner aux accords de Maastricht quant aux limites de politique budgétaire et d’endettement public qui sont des perspectives du passé et dépassées. Bien sûr cette position d’économiste ne peut être défendue par Christine Lagarde, la présidente de la Banque centrale européenne (BCE) pour qui l’annulation de la dette Covid -19 est « inenvisageable » et serait « une violation du traité européen qui interdit strictement le financement monétaire des États », a-t-elle souligné, dans le Journal du dimanche du 7 février où elle rappelle les principes du traité de Lisbonne sur l’indépendance de la BCE vis-à-vis des États membres. « Cette règle constitue l’un des piliers fondamentaux de l’euro, a expliqué Christine Lagarde dans l’hebdomadaire français. « Si l’énergie dépensée à réclamer une annulation de la dette par la BCE était consacrée à un débat sur l’utilisation de cette dette, ce serait beaucoup plus utile ! À quoi sera affectée la dépense publique ? Sur quels secteurs d’avenir investir ? Voilà le sujet essentiel aujourd’hui. » Une position reprise à son compte telle quelle par J. Quatremer le correspondant de Libération à Bruxelles, le 8 février où il parle de « débat lunaire » à propos de celui autour de la dette. Mais pour les économistes de la tribune du 5 février, « L’Europe ne peut plus se permettre d’être systématiquement bloquée par ses propres règles ».

– « Lunaire » ou pas le débat bat son plein y compris parmi les responsables ou ex-responsables des grands organismes internationaux. Ainsi, pour Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du FMI : « S’engager à arrêter inconditionnellement les déficits en 2022 serait une erreur. Le danger c’est que l’on refasse ce qu’on a fait en 2010-2011, à savoir essayer de réduire tout de suite la dette. Mais la plupart des gouvernements ont appris leur leçon, le ratio de dette publique rapporté au PIB n’a en tout cas aucun sens. Je le pensais déjà avant la crise, et le critère européen du seuil d’endettement de 60 % du PIB est parfaitement inopérant. Avoir une dette à 60 % avec un taux d’intérêt à 10 % est une politique dangereuse, avoir la même dette avec un taux de 0 % ne pose aucun problème. Ce qui compte c’est la charge d’intérêts, donc le produit du niveau de dette et des taux d’intérêt. Dans la situation actuelle, la dette a augmenté, mais les charges d’intérêts ont baissé. L’endettement est donc parfaitement soutenable. Historiquement, la diminution du poids de la dette publique est venue plus de l’inflation que de la croissance réelle. Mais il n’y a pas besoin de hausses d’impôts à partir du moment où le taux d’intérêt sur la dette reste inférieur au taux de croissance de l’économie. Le poids de la dette diminuera lentement certes, mais il baissera (Les Échos, le 27 janvier).

Pour entrer dans le mécanisme plus technique de la dette de l’État, il faut savoir que celui-ci pratique deux types d’emprunts : des emprunts à long terme sur une période de deux à cinquante ans : les obligations assimilables au Trésor (OAT)8. Et pour boucher les trous imprévus, ou encore faire face aux urgences, il est fait appel aux bons du Trésor à taux fixe (BTF). Des financements à court terme qui doivent être remboursés en un an maximum. Ce sont justement ces emprunts à court terme qui ont explosé depuis le début de la crise sanitaire9. Ils ont été multipliés par cinq. Pour le moment à l’agence France Trésor qui gère tout cela la solution privilégiée est celle du « cantonnement »  de la dette qui aboutit à isoler la dette spécifique due à ce choc « extérieur » conjoncturel, de la dette structurelle et donc de différencier aussi les modes de remboursement.

Pour les « économistes atterrés » la dette publique est soutenable contrairement aux arguments gouvernementaux ou du directeur de la Banque de France qui disent que c’est engager les générations futures et qu’il faut donc faire des réformes d’austérité et reprendre la réforme des retraites (cf. les déclarations récentes de Le Maire). En effet, pour l’économiste atterré Eric Berr, enseignant à l’université de Bordeaux(Libération le 1erfévrier) : « l’État français, hors périodes de récession sévère, enregistre un excédent budgétaire si l’on enlève les dépenses d’investissement. L’État s’endette donc pour investir, pour préparer l’avenir, pas pour faire n’importe quoi ! » De plus les taux zéro actuels permettent de cibler ces investissements d’abord dans les secteurs dont les manques ont été rendus visibles par la crise sanitaire (hôpitaux, secteur de la recherche) ensuite pour des politiques de transition énergétique et écologique. Berr remet en valeur les politiques de relance par la demande avec le rôle fondamental de l’investissement public et son effet « multiplicateur10 ». Mais même pour le directeur de l’observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Xavier Ragot : « Non, on ne s’endette pas auprès des générations futures », avance-t-il : « On s’endette auprès des générations actuelles, mais on rembourse aux générations futures à qui on paiera les taux d’intérêt. » Pour les générations futures, l’enjeu serait donc celui de la redistribution puisque certains recevront les intérêts de la dette et d’autres acquitteront des impôts pour les payer » (Les Échos, le 2 février).

« La vision des économistes néolibéraux est que la dette publique doit être gérée comme celle d’un ménage ou d’une entreprise. Or les deux n’ont rien à voir car l’État, lui, a une durée de vie infinie. S’il emprunte 100 euros à dix ans à 2 %, il va payer 2 euros d’intérêt tous les ans pendant dix ans. Et à la fin des dix ans, il doit rembourser 100. Mais s’il ne les a pas, il peut réemprunter 100 pour rembourser cette première somme, avec un nouveau taux d’intérêt. C’est cela, « faire rouler » sa dette. Jamais l’État ne remboursera l’intégralité de sa dette, alors qu’un ménage doit le faire. L’État doit seulement être en mesure de payer les intérêts de sa dette afin de garder la confiance de ses créanciers » Kerr, ibid.). Le problème est donc plutôt aujourd’hui, celui de la dette privée qui peut déboucher sur un multiplicateur, mais négatif cette fois.

Banque centrale et intervention macro-économique

Les banques centrales des pays de l’OCDE veulent de plus en plus sortir de leur rôle traditionnel (assurer la stabilité des prix) pour intervenir sur l’économie réelle [laissons dire ici l’économiste P. Artus, Les Échos, le 28 janvierqui pense qu’il y a une « économie irréelle, sous-entendu la finance par rapport à l’économie réelle11 », NDLR]. Il s’agit d’abord d’une influence macroéconomique : réduction du chômage et réduction de l’inflation. La Réserve fédérale américaine a clairement annoncé qu’elle voulait amener le taux de chômage à un niveau très bas pour réduire les inégalités, en particulier en réduisant le taux de chômage des minorités (noirs, hispaniques). Elle utilise pour cela ce qu’on a appelé la politique de la surchauffe : soutenir la demande alors que le taux de chômage est déjà très bas pour amener de nouvelles personnes sur le marché du travail, pour pousser les entreprises à devenir plus efficaces, puisqu’il faut qu’elles produisent davantage pour satisfaire la demande alors que le marché du travail est déjà tendu. Cette politique a clairement été mise en place, avec succès, aux États-Unis depuis 2016. Nous l’avons déjà souligné dans le relevé précédent tout ceci pose d’abord un problème institutionnel et politique dans un régime démocratique. Les choix d’investissement public, de soutien à certains secteurs d’activité ou à certains types d’investissements (comme ceux dans la transition énergétique) doivent être faits par le Parlement, pas par la banque centrale. Soit la banque centrale fait des choix qui ne sont pas validés par les Parlements, et il y a problème de démocratie, « dictature » de la banque centrale ; soit la banque centrale suit les injonctions du Parlement, et elle perd son indépendance. Il se pose ensuite la question de l’utilité de l’intervention de la banque centrale. Si des investissements publics ou privés sont rentables, efficaces, ils peuvent être sans danger financés par la dette publique, puisque la rentabilité des investissements est supérieure au coût de la dette. On ne voit pas alors pourquoi il faudrait un financement monétaire de ces investissements par la BCE, ni le maintien de taux d’intérêt anormalement bas. Le cas le plus intéressant est alors celui d’investissements générant de fortes externalités positives et dont la rentabilité économique est faible. Il s’agit par exemple d’investissements dans la transition énergétique. Il est alors légitime que la banque centrale contribue à l’intermédiation des externalités, par exemple, en refinançant à ces conditions privilégiées les créances (obligations, crédits) qui correspondent à ces investissements. Il faut ensuite regarder la question de la disponibilité de l’épargne pour financer les investissements nécessaires. Les États-Unis, par exemple, ont une insuffisance notoire d’épargne. Si la banque centrale met en place un programme d’« helicopter money » (création monétaire qui finance des dépenses des ménages ou des entreprises) pour financer des investissements supplémentaires, ce qui est parfois réclamé, il y aura hausse de l’investissement sans hausse correspondante de l’épargne. D’où déséquilibre extérieur, accumulation de dette extérieure, et risque de crise de balance des paiements, de l’endettement extérieur : la création monétaire allouée au financement d’un investissement ne résout pas le problème d’insuffisance d’épargne. [ce n’est pas le cas de pays à forte épargne comme l’Allemagne, ce qui explique d’ailleurs ses réserves sur l’intervention de la BCE en ce domaine, NDLR]

France, mondialisation et… désindustrialisation ?

– Un rapport à relativiser, car si les chiffres du commerce extérieur montrent un déficit grandissant, la France est parmi les grands pays européens celui dont les entreprises industrielles ont le niveau le plus élevé d’emplois à l’étranger rapporté aux emplois industriels domestiques », écrit le député Thierry Michels, dans un rapport sur la politique industrielle publié la semaine dernière. Les ventes des filiales étrangères des groupes industriels français pèsent deux fois plus que nos exportations industrielles, alors que ce ratio est de moins de 1 pour l’Allemagne et l’Italie.

– Dans le même ordre d’idée, en 2019, le flux des investissements directs français à l’extérieur des frontières était de 34,5 milliards d’euros, contre 30,2 milliards pour les capitaux étrangers arrivés dans notre pays, selon la Banque de France.

– Nous avons vu dans le relevé XVI que les investissements s’étaient plutôt maintenus à un niveau correct pendant la crise sanitaire (toutefois encore en cours) si on compare avec la crise financière de 2008. Il n’en est pas de même pour les investissements directs à l’étranger (IDE) qui ont chuté de plus de 40 % par rapport à 2019 (Les Échos, le 26 janvier). L’Inde (+13 %) surtout dans le numérique et la Chine (+4) restent positives.

– Quant aux mesures de protection de Carrefour par rapport à son possible acquéreur canadien Couche-tard elles ne sont pas une exception française. Ainsi, si ni le Royaume-Uni ni les Pays-Bas ne disposent à l’heure actuelle d’un tel régime de contrôle, de telles restrictions sont également présentes dans les réglementations de plusieurs grands pays européens, en Allemagne, en Italie et en Espagne où le cadre légal qui fait référence respectivement à l’approvisionnement alimentaire, la filière d’approvisionnement agroalimentaire et la sécurité alimentaire, est suffisamment large pour imposer une autorisation préalable (Les Échos, le 2 février).

Covid et pauvreté globale : un retournement historique

À l’horizon 2030, la visée, établie par l’ONU en tant que premier des objectifs du développement durable (ODD), consistait à mettre fin aux formes extrêmes de pauvreté dans le monde. L’optimisme prévalait depuis une vingtaine d’années. La pauvreté régressait (1,7 milliard d’individus en 1997, moins de 650 millions projetés en 2019). L’épidémie de coronavirus et ses conséquences économiques changent la donne. Selon les estimations de la Banque mondiale, plus de 100 millions de personnes seraient venues, en 2020, grossir les rangs de cette extrême pauvreté. Mais ce pourrait être jusqu’à un demi-milliard selon des approches alternatives de la pauvreté, mesurée en conditions de vie. Les observations sortent renforcées lorsque d’autres indicateurs, tels l’indice de développement humain (IDH), qui agrègent les trois dimensions du niveau de vie, de l’état de santé et de l’éducation sont mobilisés. Cet IDH, pour la première fois depuis son établissement en 1990, baisse significativement en 2020. Les progrès du passé récent s’effacent. La crise du Covid-19 a assurément marqué un coup d’arrêt. Selon le contenu et l’intensité de la reprise économique, il s’agira de voir si cette crise n’aura alimenté qu’un à-coup ponctuel ou si, au contraire, elle aura enclenché un revirement intégral. Quant aux prévisions d’une quasi-éradication de la pauvreté à l’horizon 2030, elles ne sont plus à l’ordre du jour (Les Échos, le 9 février).

  1.  – Alors qu’aujourd’hui, les start-ups sont créées dans la proximité des centres universitaires de recherche fondamentale. []
  2.  – Sanofi garantit un niveau moyen de versement de dividende stable sur plusieurs années indépendamment de l’exercice en cours [Cette décision prise ex ante est aujourd’hui assez courante pour les grandes firmes et on peut dire qu’elle intègre la stratégie plus générale de ces firmes dominantes qui tendent aussi à calculer ex ante leur niveau de profit. D’autre part, nous l’avons déjà mentionné dans un autre relevé, il ne faut pas confondre cause et effet : la forte rémunération en dividendes en France n’est pas le fruit du triomphe de la « finance », mais au contraire un signe de sous-capitalisation des entreprises françaises que, du point de vue de la logique capitaliste il faut compenser. Une sous-capitalisation due à de nombreuses caractéristiques du capitalisme à la française : absence ou presque de retraite par capitalisation, mauvaise allocation de la petite épargne à travers le système de l’assurance-vie, frilosité longtemps entretenue des entreprises familiales vis-à-vis d’introduction en Bourse conduisant à terme à une perte de contrôle, etc. NDLR].  []
  3.  – Pourtant la France a peu recours aux médicaments génériques puisqu’ils ne représentent en volume que 30 % du marché en France, tandis qu’ils représentent 81 % du marché allemand et 85 % du marché britannique. []
  4.  – Or la production française de médicaments correspond pour 80 % à des produits à base chimique et à moins haute valeur ajoutée qu’il est aisé d’externaliser (Frédéric Bizard, enseignant d’économie à l’ESCP, Le Monde, le 8 février). []
  5.  – Cf. Les notes du conseil d’analyse économique, no 62, janvier 2021 : Margaret Kylea et Anne Perrot « Innovation pharmaceutique : comment combler le retard français ? ». Ce retard est ancien car la tradition française est d’exceller dans la recherche pure, mais d’être restée longtemps sans contact avec l’industrie, au moins jusqu’en 1945 et le développement du secteur énergie atomique. Pour de plus amples développements sur ces points on peut se reporter à l’enquête sur la technopole de Grenoble in L’université désintégrée ; la recherche au service du complexe militaro-industriel du groupe Grothendick, Le Monde à l’envers, 2021. []
  6.  – Antoine Vauchez est directeur de recherche CNRS au Centre européen de sociologie et de science politique (université Paris-I-Sorbonne-EHESS). Il a notamment écrit, avec Pierre France, « Sphère publique, intérêts privés. Enquête sur un grand brouillage » (Presses de Sciences Po, 2017). []
  7.  – En 2021, plus de 20 États auront augmenté leur salaire minimum. Dernière à rejoindre le mouvement, la Floride a décidé par référendum en novembre 2020 de passer de 8,56 à 15 dollars d’ici à 2026. Les écarts territoriaux restent considérables : la rémunération minimale locale est au plus haut dans les riches régions démocrates San Francisco, 16,07 dollars, Seattle et New York (15 dollars), Californie (13 dollars) et au plus bas dans le Wyoming ou en Géorgie (5,15 dollars). Entre salaire minimal fédéral et local, c’est le plus élevé qui s’applique. Ainsi, une grande partie du chemin vers les 15 dollars a été de facto accomplie : au total, le salaire minimal « moyen » aux États-Unis était en 2019 de 11,80 dollars, selon l’économiste Ernie Tedeschi. Les entreprises ont bougé elles aussi : Amazon a augmenté sa rémunération à 15 dollars sous la pression politique et devant le manque de main-d’œuvre. La hausse toucherait 28 % des salariés d’Alabama, de Louisiane et d’Arkansas, 26 % en Floride ou dans le Montana, mais personne en Californie et 1,4 % seulement dans l’État de New York. Elle bénéficierait à 25 % des Noirs, 20 % des Hispaniques et 13 % des Blancs. Dans la restauration et l’hôtellerie, 40 % et 33 % des salariés en profiteraient, contre 3,7 % des employés du public et 10 % des salariés souvent syndiqués de l’industrie et de la construction. En termes réels, le salaire minimal fédéral n’a cessé de reculer : il fut d’abord laminé par l’inflation auquel s’ajouta la désyndicalisation des années 1980 qui réduisait le pouvoir de négociation des salariés. Ensuite, pour ne pas augmenter le coût du travail et lutter contre le chômage, les pouvoirs publics ont préféré instaurer des aides fiscales pour lutter contre la pauvreté. Tout cela dans le cadre de la remise en cause des politiques keynésiennes au profit des thèses monétaristes et libérales. []
  8.  – France Trésor, chargée de placer la dette de l’État sur les marchés, a levé la semaine dernière 7 milliards d’euros (record battu) pour une nouvelle obligation à 50 ans. []
  9.  – Et c’est là que se trouve le risque. En effet en période de taux bas il y a tout intérêt à emprunter sur le long terme s’il y a des acquéreurs ce qui semble le cas (on dira alors que la maturité de la dette est longue, car cela correspond à un allongement de la dette) or le Trésor public n’a pour le moment proposé cette opportunité qu’aux investisseurs institutionnels (grandes banques et assurances nationales). []
  10.  – Théorisé par Keynes et appliqué pour sortir de la crise des années 1930. Pour le résumer, c’est l’idée qu’une variation d’une grandeur macro-économique (ici l’investissement public qui se substitue au manque d’investissement privé vu les anticipations plutôt négatives de celui-ci en période de crise comme à l’époque ou de forte incertitude comme aujourd’hui) produit une variation amplifiée d’une autre grandeur macro-économique (par exemple de revenu). Dans l’exemple le plus couramment utilisé, le multiplicateur est fonction de la propension à consommer des agents économiques et sa mise en action produit des ondes successives de dépenses. Par exemple si la propension à consommer est de 0,8 (0,2 étant la propension à épargner, le revenu étant = à 1), le multiplicateur, en bout de course sera de 5 suivant une progression géométrique de 0,8. Dans la première étape investir 100 produit une consommation de 80 (100 x 0,8) qui pour d’autres agents sera un revenu ensuite dépensé pour 64 (80 x 0,8), ces 64 devenant un revenu dépensé pour 51,2 (64 x 0,8) etc. au fil des étapes jusqu’à ce que ce revenu supplémentaire devienne négligeable. La formule qui donne le multiplicateur est a (le premier terme de la progression, ici 100)  / par 1-0,8 soit 100 / 20, donc un coefficient multiplicateur de 5. []
  11.  – Le vocabulaire des économistes classiques et de Marx avait au moins l’avantage d’être matérialiste en parlant d’activité productive et d’activité improductive, même si cela ne nous sert pas à grand pour comprendre la révolution du capital aujourd’hui, [NDLR]. []

Biden la victoire du capital ?

Nous n’abordons pas souvent la question des États-Unis dans nos colonnes et le texte traduis un peu plus bas (Dylan Riley, Faultlines – Political Logics of the US Party System) nous permet de le faire avec un tour d’horizon des questions économiques et de leurs liens avec la façon dont les partis politiques interviennent sur ces questions. Certains thèmes développés ici par l’auteur recoupent certaines de nos analyses, même si cela s’effectue à partir d’un autre vocabulaire : ainsi, il ne parle pas de reproduction rétrécie mais d’absence de politique d’accumulation et il décrit bien comment s’exprime le principe identitaire à travers la confrontation entre Républicains et Démocrates.


Salut Jacques,

J’avais proposé il y a un moment de résumer ou traduire un article paru dans New Left Review sur l’arrière-plan social et économique des élections américaines, mais j’ai eu une surcharge de travail, ce qui fait que je n’ai pu m’y mettre que pendant ces derniers jours. C’est donc une traduction légèrement abrégée, et sans les notes de pied page, mais je pourrais envoyer l’original pour donner une idée plus complète de ce que l’auteur a en tête. Je pense en particulier que cela pourrait être un apport indirect mais utile à la discussion sur l’Etat-réseau ainsi que sur d’autres thèmes souvent abordés dans Temps critiques.

Amitiés,


Larry,
Merci je vais lire. là, ça fait trois semaines qu’on peine sur un texte autour de la religion comme particularisation de la communauté humaine, ce qui fait que ça a interrompu le travail commencé sur une réécriture de la première version d’un texte sur « capitalisation et reproduction rétrécie » que j’avais entamé, mais que JG voudrait revoir plus à fond car il ne trouve pas la notion de reproduction rétrécie très pertinente.

Bonne journée

Jacques Wajsztejn


Jacques,

Sur la reproduction rétrécie, tu as écrit : Mais elle n’est qu’une expression « intuitive » sur le modèle et en relation avec la notion de reproduction élargie qui, d’ailleurs, elle aussi, en dehors de sa formule A-A’ où A’>A, ne peut être délimitée empiriquement et cela encore moins aujourd’hui que la difficulté d’imputation est bien supérieure.

Si la question de la pertinence actuelle de ce concept se pose, serait-ce liée à ce côté intuitif, ce qui limiterait la possibilité de l’utiliser pour expliquer le cours des choses ? Quoi qu’il en soit, je te rappelle le point de vue de David Harvey (que j’ai déjà eu l’occasion de citer et qui vient de publier un nouveau texte) : l’accumulation mondiale du capital monétaire serait passé d’après la Réserve fédérale d’un peu plus de 2 000 milliards de dollars en 1960 à près de 16 000 milliards aujourd’hui (en dollars constants). Pour Harvey, le décrochage par rapport à l’or sous Nixon est un facteur non négligeable. Mais surtout, il ne peut y avoir de débouchés pour tout cet argent par le biais de l’accumulation classique (ou reproduction élargie). Nul besoin (si je le comprends bien) de faire intervenir des concepts comme la baisse du taux de profit… Enfin, c’est un autre éclairage.

Amitiés,

Larry


Résumé d’un article de Dylan Riley, paru dans le numéro 126 (novembre-décembre 2020) de New Left Review et intitulé : Faultlines – Political Logics of the US Party System

Pour comprendre l’issue des élections de novembre 2020, il peut être utile de préciser les quatre éléments fondamentaux de la politique américaine aujourd’hui :

  1. Les deux grands partis sont constitués chacun d’une coalition de groupes en quête de rentes, tant au sommet – gros donateurs, élus de haut niveau, responsables de parti – que, à un degré moindre, au niveau de masse. À une époque de stagnation structurelle des taux de croissance économique, la lutte entre partis a dégénéré en grande partie en conflit à somme nulle autour de la redistribution, d’où son caractère acharné.
  2. Corollaire : la personnalisation, ou inflexion charismatique, du rôle du dirigeant politique. Si cela remonte à Reagan, voire à Kennedy, cela n’a été consacré que par Obama avant d’être exacerbé par Trump.
  3. Le troisième élément, qui fonctionne en synthèse contradictoire avec le deuxième, est l’opposition entre deux logiques politiques – idéologies programmatiques conçues pour mobiliser un éventail de fractions de classe et d’intérêts particuliers – que l’on ne saurait réduire aux deux partis malgré un degré de coïncidence. On pourrait les désigner comme d’un côté le néolibéralisme multiculturel et de l’autre le néomercantilisme machiste-national.
  4. Enfin, le quatrième élément, très lié au troisième, est le contraste entre deux logiques géopolitiques rivales : libéralisme mondialiste contre l’Amérique d’abord.

Le système des partis américain repose historiquement sur des prétentions concurrentes à l’hégémonie. Des coalitions internes à la classe dominante construisaient une base de masse en prétendant que privilégier leurs intérêts particuliers permettrait de satisfaire en partie du moins les besoins matériels d’une partie des producteurs directs. Ainsi, de 1865 aux années 1920, les Républicains (RP) servaient les intérêts de l’industrie lourde, source d’emplois abondants et de hausses de salaires pour la classe ouvrière du Nord-Est du pays. Puis, des années 1930 jusqu’en 1980, les Démocrates (DP) ont pu jouer ce rôle sur la base d’une coalition de secteurs à forte intensité capitalistique capables de faire des concessions limitées mais réelles aux ouvriers, très combatifs à l’époque. Ces tendances ont pu perdurer pendant des cycles longs, l’un ou l’autre parti dictant les orientations générales même par-delà les changements de pouvoir à la Maison blanche.

Or, avec l’entrée dans la période actuelle de long downturn [soit la stagnation structurelle, théorie de R. Brenner], le système des partis subit à partir de 1980 environ des mutations profondes. Le pouvoir politique, à la place de l’investissement et de l’accumulation, commence à jouer un rôle de plus en plus direct dans le maintien de la rentabilité du capital. En s’appuyant sur la notion wébérienne de « capitalisme impérialiste » pour caractériser Rome, on pourrait parler ici de « capitalisme politique » : soit un mode d’activité de génération de profits dans lequel la rentabilité résulte pour l’essentiel de l’utilisation directe du pouvoir politique.

Au cours des décennies qui ont suivi (délocalisations, bulles financières et reprises économiques sans créations d’emplois des années 1990 et des premières années 2000), la politique américaine suit son cours sur le terrain consolidé du néolibéralisme : la conviction que la coordination assurée par le marché conduit mécaniquement à l’allocation souhaitable des flux d’investissement et donc à la croissance économique. Le néolibéralisme, ainsi défini, se trouve en crise profonde à partir de 2008. Les sauvetages d’entreprises opérés font apparaître au grand jour le rôle indispensable de l’État dans le transfert des surplus existants. Un gouffre s’est donc ouvert entre rentabilité et investissement : si les marges bénéficiaires remontent dès 2010, l’accumulation, elle, reste à la traîne. Selon A. Smithers, l’investissement productif (matériel) en pourcentage de la trésorerie d’exploitation a baissé de 20 points de pourcentage depuis 2000, cependant que les montants distribués aux actionnaires (dividendes et rachats d’actions) sont passés de 25 % à 45 % de la trésorerie d’exploitation.

Pour appréhender les effets de cette forte redistribution vers le haut sur le système politique, il convient d’examiner les coalitions de classe que les partis ont su mobiliser tant chez les élites (donateurs) que chez les électeurs. Si, au sommet, l’un et l’autre parti sont dépendants du secteur finance-assurances-immobilier, les deux coalitions se différencient aux niveaux inférieurs. Les Républicains sont solidement soutenus par les secteurs « polluants » de l’industrie manufacturière, les industries extractives, la grande distribution, la restauration et les grosses entreprises familiales. Les Démocrates, eux, peuvent compter sur l’appui des géants de la Silicon Valley, les secteurs de l’éducation, de l’information, de la culture et du spectacle, ainsi que de l’élite socioprofessionnelle : intellectuels médiatiques et universitaires, avocats, ingénieurs et autres partisans de l’utilisation de la science pour piloter la politique publique. Au niveau des classes dominantes, les Démocrates ont probablement une base plus large que les Républicains. Il semble ainsi que, au cours de la campagne, Biden a réussi à lever plus de fonds que Trump auprès de tous les secteurs majeurs de l’économie ou presque, hormis celui du pétrole et du gaz.

Les segments d’élite de ces deux coalitions ne recherchent pas tous les mêmes formes de redistribution. Le secteur financier a bien sûr bénéficié énormément de la politique monétaire appliquée depuis 2008, tout comme les entreprises ont bénéficié du crédit à bon marché. Quant aux mastodontes de la haute technologie et du divertissement qui soutiennent le DP, ils tiennent à la protection des droits de propriété intellectuelle, tandis que les industries extractives qui financent le RP cherchent plutôt à avoir accès aux terres du domaine public pour pouvoir les spolier à leur guise. Toutefois, seuls quelques sous-secteurs de niche – technologies de pointe, véhicules électriques, fracturation hydraulique – s’attachent à générer des bénéfices par le biais d’investissements dans des technologies permettant de comprimer les coûts et donc d’augmenter leur part du marché mondial. Ni l’une ni l’autre coalition capitaliste ne propose un projet de relance de l’accumulation.

Dans le même temps, cette recherche de rentes est devenue un phénomène de masse qui plonge ses racines dans la structure du marché du travail aux États-Unis, où les cadres et les professions intellectuelles supérieures représentent près de 40 % de la population active (les ouvriers représentant moins du quart). Quant aux secteurs d’activité les plus riches en emplois, c’est l’ensemble enseignement-santé-services sociaux : près du quart du total, alors que moins d’un emploi sur cinq se trouve dans l’industrie, le bâtiment et l’agriculture. Fait remarquable, le secteur finance-assurances-immobilier emploie à lui seul près de 10 millions de personnes, soit plus de 6 % de la population active.

Autrement dit, une part considérable de la population américaine – et pas seulement de l’élite – vit d’une façon ou d’une autre grâce à des « transferts sociaux », des assurances maladie aux droits d’inscription aux écoles, des impôts aux loyers… Et de même qu’au niveau des élites, à la base de la société les formes de redistribution réclamées diffèrent entre les deux coalitions. Cela se manifeste le plus nettement dans la polarisation en matière de niveau d’instruction. À l’issue d’un renversement dont on trouve des exemples ailleurs dans le monde, le RP est devenu le parti de ceux qui n’ont pas dépassé le secondaire, alors que le DP a une avance énorme parmi les diplômés du supérieur. En 2016, le RP a reçu 67 % des voix chez les blancs sans diplôme universitaire et cette influence est durable. Ce qui ne veut pas dire que les ouvriers constituent la base la plus importante du parti, qui serait plutôt à chercher dans les couches intermédiaires. Mais en tout cas, l’avance du DP chez ceux qui ont un master ou un doctorat est écrasante.

À rebours des théories courantes qui considèrent le niveau d’instruction comme un indicateur de classe sociale, il serait plus pertinent de souligner que les diplômés du supérieur peuvent prétendre à une sorte de rente qui serait hors de portée pour les non-diplômés. Les premiers ont donc de bonnes raisons de soutenir toute politique qui donne une prime à l’expertise et qui entraîne souvent des dépenses publiques. Les non-diplômés, eux, ont tendance à se méfier de l’expertise et des fonds publics qui la récompense. Bref, le conflit entre diplômés et non-diplômés revient en partie à un conflit autour de la redistribution.

Les types de redistribution qui plaisent à la base du RP ne sont pas les mêmes que ceux que réclament les Démocrates. Les Républicains privilégient des formes de générosité publique comme les subventions aux agriculteurs, les avantages accordés aux PME ou les mesures protectionnistes. À la place de la reconnaissance des qualifications, les électeurs du RP réclament un traitement préférentiel fondé sur les critères de race, d’ethnicité ou de citoyenneté. Ils demandent donc un meilleur contrôle de l’immigration et, plus généralement, une défense plus efficace des frontières et du statut de citoyen, qui auraient pour effet de réserver les mesures de redistribution aux seuls autochtones. En un mot : les deux partis sont des coalitions redistributives qui se livrent une lutte à somme nulle par le biais de mécanismes politiques permettant de transférer des revenus vers leurs soutiens en haut comme en bas de l’échelle. Dans un contexte de ralentissement de la croissance, le jeu politique s’est figé aux États-Unis dans une logique de forte polarisation qui laisse entrevoir peu d’espace pour une percée des uns ou des autres tant que le système électoral en place reste en vigueur.

Essor postmoderne de la politique charismatique

Compte tenu de la culture de l’image véhiculée par les mass media américains, la montée en puissance de la politique de la redistribution s’accompagne de l’émergence de rapports charismatiques entre élite et électorat, et cela depuis les quatre derniers cycles électoraux : l’admiration ou l’aversion viscérale pour des candidats-célébrités a surchargé les luttes politiques. Chez les deux grands partis, cette personnalisation extrême de la politique n’est que l’autre face de l’absence totale d’un programme de reconfiguration de l’économie en vue de faire redémarrer la croissance. Ces charismes rivaux n’ont toutefois pas le même contenu. Celui d’Obama faisait appel aux valeurs de la méritocratie ultra diplômée. Par comparaison avec Bill Clinton, Obama et sa famille ont scrupuleusement respecté les normes présidentielles américaines. Et pourtant, si Obama plaisait, c’était davantage en tant qu’individu qu’en raison de ses options politiques. À travers lui, les États-Unis étaient censés avoir vaincu leur héritage d’antagonisme racial et la simple vue de sa réussite devait suffire pour permettre au pays entier de se féliciter. En dépit de l’ampleur de la crise de 2008, aucun programme global de réformes (style New Deal, Fair Deal ou Grande Société) ne se manifestait au cours de ses mandats. Le sauvetage des banques et la « guerre contre le terrorisme » allaient se poursuivre subrepticement. La seule réforme d’envergure associée à sa présidence – l’Affordable Care Act (ou Obamacare) – n’était que le recyclage d’une proposition élaborée au départ par Mitt Romney, son adversaire républicain à l’élection de 2012.

Avec le charisme de Trump, on change radicalement de registre. Son mode de gouvernance « patrimonial » a fait un tabac auprès d’un électorat hostile au culte du diplôme. Trump fonctionnait pour l’essentiel par le biais d’ordres qu’il débitait en passant et considérait son équipe comme un groupe de compagnons de table plutôt que comme des responsables dont le rôle était défini par les institutions. Ce faisant, il a vite provoqué une levée de boucliers dans la haute fonction publique à laquelle Trump s’est employé à faire la guerre sans relâche. Il n’est que de voir les efforts de son gouvernement pour priver des milliers d’employés fédéraux de leur statut[les mettant à l’abri d’un renvoi sans motif valable] de fonctionnaires comme point culminant d’un projet d’épuration des « mauvais éléments », considérés comme les agents du deep state. On aurait tort pourtant de mettre cette hostilité entièrement sur le compte d’un désir libertarien de réduire la voilure du gouvernement fédéral. Si elle n’est pas incompatible avec une telle visée, elle découle bien plus de l’aversion de Trump pour le caractère impersonnel de l’esprit bureaucratique. D’un autre côté, dans les États-Unis du XXIe siècle, son style patrimonial souffrait d’un manque de légitimité traditionnelle, faute de quoi Trump a dû s’appuyer sur une forme très personnelle de charisme qui passait par Twitter et, vers la fin, des rassemblements électoraux. Rien ne démontre mieux l’instabilité de ce mode de gouvernance que le renouvellement constant du personnel et le manque de fidélité des anciens employés de la Maison blanche.

Mais en dépit de leurs différences, ces deux modes de gouvernance charismatiques ont pour effet d’élever le chef au rang de totem pour toute sa coalition redistributive : Obama pour les diplômés du supérieur, Trump pour les sans-diplôme. Pour l’un et l’autre parti, la cathexis a fini par remplacer les engagements programmatiques comme moyen de renforcer la base électorale. Quoique poussée à l’extrême par Trump, cette pratique traduit surtout le contexte général dans lequel doit s’inscrire l’activité des partis aux États-Unis. La campagne de Biden a au contraire mis en scène une sorte de cathexis à l’envers : au lieu de présenter des idées pour endiguer la pandémie et la crise économique, il a surtout souligné sa qualité de brave gars, d’homme honorable.

Logiques politiques

Autre différence importante entre les deux partis : leur logique politique dominante. Comme nous l’avons vu, le DP est actuellement le lieu d’une synthèse entre néolibéralisme et multiculturalisme. Il montre remarquablement peu d’intérêt pour les ravages économiques infligés au pays au cours des vingt dernières années. Les deux composantes de sa politique ont bien sûr des origines diverses. Le néolibéralisme, on le sait, a été développé comme doctrine économique par les théoriciens de la Société du Mont-Pèlerin, puis « naturalisé » aux États-Unis sous l’égide de Milton Friedman et ses collaborateurs au cours des années 1960 et 1970. Le multiculturalisme, en tant que mode d’action légaliste enraciné dans les mouvements des droits civiques et féministe, s’est développé à peu près dans la même période. Avec la marginalisation des éléments plus anticapitalistes de ces mouvements, une conception individualiste a pris le dessus : le « paradigme anti-discrimination », qui vise à favoriser l’ascension, dans le cadre du système existant, de membres des couches moyennes de ces groupes opprimés. Ce paradigme a connu une concrétion institutionnelle avec la création de bureaucraties, tant dans les universités que dans les entreprises, ayant pour mission de promouvoir la triade « équité, diversité et inclusion ». Des spécialistes des ressources humaines œuvraient pour l’adoption d’un ensemble de bonnes pratiques qui présentaient désormais les arguments contre les discriminations sous l’angle de la logique du marché : les entreprises ne resteraient compétitives que si elles trouvaient le moyen de tirer parti des talents que recelaient les salariés de tous les niveaux. C’était le début du lien étroit de ces bureaucraties de la diversité avec le néolibéralisme, qui persiste aujourd’hui.

L’idée centrale est l’«équité » : il s’agit de reproduire aux échelons supérieurs de cette société fortement inégalitaire la diversité raciale et sexuelle de la population. […] Supprimer l’« inéquité » – au sens d’augmenter la diversité – est clairement compatible avec le maintien, voire l’aggravation, des inégalités économiques. Le néolibéralisme multiculturel nous entraîne vers un capitalisme profondément inégalitaire mais rigoureusement équitable. Dans une telle société, la mobilité sociale pourrait être faible, mais pas pour des raisons de race ou de sexe. La Californie est à ce titre exemplaire. Ce territoire vaste et immensément riche est gouverné depuis des décennies par l’aile libérale-progressiste du DP. Et le bilan ? La Californie dépasse le Mexique pour les inégalités sociales et est en tête des États-Unis pour le pourcentage des habitants vivant au-dessous du seuil de pauvreté. À cela il faut ajouter une population vieillissante, un marché du logement qui est hors de prix pour la plupart des habitants ouvriers ou des couches moyennes, et des écoles publiques de mauvaise qualité. À mesure que l’activité industrielle se concentre de plus en plus dans le clinquant centre technologique de la Silicon Valley et de la région de San Francisco, la Californie a de moins en moins d’emplois ouvriers à proposer. Voilà en gros le modèle qu’offre le néolibéralisme multiculturel au reste du pays.

La logique politique dominante chez les Républicains a, elle, pour point de départ le constat que les perspectives d’emploi et les services publiques se sont détériorés, mais propose une analyse ultra-nationaliste et une stratégie néomercantiliste. L’analyse en question a été exposée par Jefferson Sessions dans les pages de la National Review, où il écrit : « Les quarante dernières années ont été marquées par une immigration massive et ininterrompue aux États-Unis qui coïncide avec la montée du chômage, la baisse des salaires, l’inefficacité croissante des écoles et un État-providence de plus en plus étendu. » Seule une forte réduction du niveau d’immigration légale et clandestine « permettrait une assimilation réussie et aiderait les millions de personnes qui luttent actuellement pour ne pas sombrer ».Le néomercantilisme machiste-nationaliste complète cette politique anti-immigrés par la notion de « souveraineté énergétique » – soit la libération du secteur des hydrocarbures pour jeter les bases d’une nouvelle phase de croissance économique – et des mesures protectionnistes.

Ce projet est obéré depuis le début par deux problèmes. D’une part, l’identification de l’immigration comme cause du déclin économique des États-Unis ne résiste même pas à une simple comparaison historique. Si on pourrait à la rigueur établir une corrélation entre la stagnation structurelle et le régime d’immigration existant depuis 1965, la mise en cause de l’immigration est démentie par la première vague gigantesque d’immigration, allant des années 1880 jusqu’aux années 1920, qui coïncidait avec la montée en puissance des États-Unis comme poids lourd industriel. D’autre part, des surcapacités pèsent sur le secteur de l’énergie, ainsi que sur les autres secteurs de l’économie mondiale. Une initiative en faveur de la souveraineté énergétique n’aurait donc guère la possibilité de générer un nouveau cycle d’accumulation. Le gouvernement de Trump avait beau mettre au rebut des pans entiers de la réglementation environnementale, il n’est pas parvenu à élaborer un modèle économique crédible qui puisse produire une croissance économique auto-entretenue ou des emplois bien rémunérés. Avant même la crise provoquée par la pandémie, son bilan économique était déjà bien médiocre.

Mais surtout, l’une et l’autre logique politique sont des projets de redistribution. Le néomercantilisme machiste-nationaliste prétend soutenir le prix de la force de travail grâce à des mesures anti-immigrés et protectionnistes, tandis que le néolibéralisme multiculturel plaide pour une distribution équitable des emplois et des revenus. Conformément à l’esprit du capitalisme politique, ni l’un ni l’autre ne propose un projet d’accumulation.

Ce serait une erreur de croire à une correspondance parfaite de l’une ou l’autre logique avec le DP ou le RP. Chaque parti a plutôt composé son propre mélange en puisant dans les deux logiques. Ainsi, le néomercantilisme machiste-nationaliste est certes devenu la tendance dominante du RP sous Trump, mais le parti a aussi eu, du moins jusqu’il y a peu, une aile de centre-droite d’orientation néolibérale-multiculturelle. N’était-ce pas Nixon à avoir donné ses lettres de noblesse au paradigme anti-discrimination, au même moment où il abandonnait les accords de Bretton Woods et l’ordre monétaire international de l’après-guerre ? De même, la diversité a occupé une place non négligeable sous le gouvernement de George W. Bush, qui a nommé Powell et Rice à des postes de premier plan et a consenti des efforts considérables pour s’attirer les sympathies des Latinos. Cet élément du camp républicain est aujourd’hui représenté surtout par le Lincoln Project.

Gènes dominants et récessifs

Les gènes dominants ou récessifs du DP sont l’inverse de ceux du RP. Si le néolibéralisme multiculturel y reste prédominant, le DP abrite également une version atténuée du néomercantilisme machiste-nationaliste. Dans un aveu partiel des limites de l’« équité » après les chocs de ces quatre dernières années, certains cherchent aujourd’hui à souder à leur projet une sorte de nationalisme économique néokeynésien. […]

Ruy Teixeira [l’un des théoriciens démocrates cités, qui plaide pour l’abandon de la politique identitaire, du catastrophisme sur le climat, de la phobie de la croissance et du technopessimisme au profit d’une économie qui crée de l’abondance pour tous] exprime bien sûr une réaction phobique contre l’une des évolutions les plus prometteuses de la politique américaine depuis une dizaine d’années : l’affirmation d’une logique sociale-démocrate au sein (et aussi en dehors) du DP. En tant que force politique, ce n’est pas négligeable : les Democratic Socialists of America (DSA) comptent 75 000 adhérents environ, et la campagne de Bernie Sanders pour l’investiture du parti en 2020 a totalisé environ 10 millions de voix. Les adhérents des DSA sont pour la plupart « des millennials menacés de déclassement » : 60 % d’entre eux ont un master, un doctorat ou un diplôme permettant d’exercer une profession réglementée, alors que les ouvriers ne représentent que 3 % du total. En 2016 Sanders avait affiché un score tout à fait honorable parmi les ouvriers blancs, puis en 2020 il a surtout séduit les électeurs latinos de Californie et du Nevada, surclassant Biden dans l’un et l’autre État.

Il n’empêche que le noyau dur de sa base électorale est constitué de CSP+ de rang inférieur ou en situation précaire du fait qu’ils n’auraient pas dépassé le premier cycle universitaire. En 2020, le groupe le plus important de donateurs à la campagne de Sanders était les ingénieurs en informatique. Quelle logique politique sous-tend donc le socialisme démocratique à la Sanders-DSA ? Parmi les idées clés, on peut citer la progressivité de l’impôt, les dépenses d’infrastructure, un système universel d’assurance maladie et l’expansion des services publics en général. Cela va certes au-delà de la simple « équité » puisqu’il s’agit de s’attaquer directement aux inégalités. Mais il est frappant de constater qu’on a ici aussi affaire à un projet de redistribution : Sanders n’a de cesse de réclamer « une redistribution matérielle massive financée par les bénéfices des grosses entreprises ». Or le principal inconvénient est que le socialisme démocratique en question repose sur les rapports sociaux qui accompagnent un capitalisme industriel fortement rentable, qui aujourd’hui ne représente au mieux qu’un lointain souvenir aux États-Unis. Ce qui fait défaut, c’est un socialisme qui correspond au régime du capitalisme politique qui gagne du terrain. Difficile à dire à ce stade quels contours aurait un tel socialisme.

Points de convergence

Les deux logiques politiques dominantes ont, en dépit de leurs divergences, des traits importants en commun qui reflètent les intérêts des grosses banques et des plus grosses entreprises non financières qui financent l’une et l’autre coalition politique. Cela se manifeste dans l’adhésion des deux partis à une orientation macroéconomique fondée sur des transferts politiquement médiatisés : lois fiscales et réglementaires, politique monétaire ultra-accommodante pour faciliter la tâche au secteur financier, sauvetages sans conditions de groupes importants et ainsi de suite. Et si ces deux logiques politiques n’ont pas tout à fait les mêmes conséquences sur le plan de la politique extérieure – le néolibéralisme multiculturel est favorable à une version de l’internationalisme à la Woodrow Wilson nimbé de promotion de la démocratie, tandis que le néomercantilisme machiste-nationaliste a lancé sous Trump une version cassante du « réalisme » (« l’Amérique d’abord ») –, les deux stratégies impériales ont dans la pratique pas mal en commun. Pour dresser un bilan détaillé de l’héritage national et international du gouvernement de Trump, il faudra laisser de côté l’hystérie l’entourant – alimentée non seulement par le Président lui-même mais aussi par les Démocrates au Congrès sous la direction de Nancy Pelosi – pour en examiner le contenu effectif.

Les premiers pas de Trump sur la scène internationale semblaient annoncer un retour à l’isolationnisme qui a fait hurler les acteurs établis de la politique impériale américaine, tant cela représente une rupture avec le dispositif fondamental d’alliances qui avait encadré l’hégémonie mondiale des États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Trump avait jeté aux orties l’Accord de partenariat transpacifique conçu pour isoler la Chine tout en montant une guerre commerciale contre celle-ci, donné l’accolade à Kim Jong-un et abandonné l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Il avait même envisagé un retrait américain de l’OTAN. Mais une ligne plus classique a progressivement repris le dessus et le consensus en matière de politique étrangère montre à l’heure actuelle une forte convergence avec l’attitude du gouvernement de Trump envers Pékin. (Il s’agit pour beaucoup de préserver l’objectif historique de la politique étrangère américaine, qui est de protéger les alliés contre les ingérences d’une puissance régionale despotique.)

Le non-dit dans ce cas est que la puissance hégémonique mondiale poursuivra ses ingérences à elle. Le nouveau gouvernement Biden ne sera pas en désaccord. Comme l’écrivent les nègres de Biden dans son manifeste publié en janvier 2020 dans Foreign Affairs : les priorités sont d’abord d’assurer que la Chine n’atteint pas le niveau de grande puissance mondiale, ensuite d’abandonner les tentatives peu judicieuses pour transformer le Moyen-Orient tout en sécurisant les intérêts géopolitiques clés des États-Unis dans la région et de profiter des pressions exercées par Trump sur l’Iran pour imposer un accord encore plus exigeant sur le nucléaire, et enfin de rétablir de bons rapports avec les alliés de l’OTAN, et cela pour pouvoir les amener à souscrire aux deux points précédents. La démocratie sera valorisée en principe – c’est « la source profonde de notre puissance », comme l’affirme Biden – mais appliquée sélectivement en pratique.

Sur le plan de la politique intérieure, on peut répartir en trois catégories les « réussites » des années Trump. D’abord, les mesures qui, comme la politique envers la Chine, sont en train d’être débarrassées de leurs aspects les plus trumpiens mais qui seront maintenues pour l’essentiel. Une réglementation plus stricte de l’immigration en fait partie : entre 2016 et 2019, l’immigration a baissé de moitié, du moins en partie sous l’effet d’une répression sévère le long de la frontière mexicaine. Si certaines des mesures machistes-nationalistes les plus agressives, comme la politique infiniment cruelle de séparation entre parents et enfants instituée sous Jefferson Sessions, ont été annulées par les tribunaux, les collaborateurs de Biden semblent prêts à garder nombre des restrictions récentes.

Ensuite, des mesures comme la baisse de l’impôt sur les sociétés ou les nominations à la Cour suprême, domaines où la ligne de Trump était en phase avec les priorités passées du RP. L’adoption de ces mesures doit beaucoup à Mitch McConnell, chef de file des Républicains au Sénat ; nulle trace de rupture radicale dans ce cas. Les magistrats nommés par Trump – plus de cinquante juges des cours d’appel et trois juges de la Cour suprême – sont certes très à droite, mais ils sont plutôt plus nombreux que ceux nommés par les présidents républicains précédents à être issus d’une des grandes écoles de droit du pays. Ce sont les rapports de force au Sénat qui détermineront si ces nominations apparaîtront finalement comme une victoire à la Pyrrhus, compte tenu de la réflexion actuelle chez les Démocrates sur la possibilité d’une réforme du système judiciaire pour pouvoir faire à leur tour les nominations qui leur conviennent.

Pour finir, la réponse de Trump à la pandémie du Covid-19 mérite d’être classée à part. La valse continue du personnel de la sécurité nationale a conduit à une situation où John Bolton a pu décider unilatéralement de démanteler la cellule de gestion des pandémies au sein du Conseil de sécurité nationale, qui aurait pu servir de système d’alerte face au virus. Puis, une fois que celui-ci avait commencé à se propager, la Maison blanche a réagi avec un mélange d’incompétence et d’inconscience. Certes, peu de pays ailleurs qu’en Asie de l’Est ont réussi à endiguer de façon durable le coronavirus, mais le fait à retenir sur les États-Unis est qu’aucun aplatissement de la courbe des contagions et des décès n’est à signaler, des pics ayant été atteints à partir de plateaux déjà étonnamment élevés. Le nombre de morts en bout de course sera vraisemblablement près d’un demi-million.

Dans ce contexte, la grande source de perplexité concernant les élections de 2020 est la mobilisation massive des Républicains. On a ainsi vu surgir deux vagues symétriques qui se sont brisées l’une contre l’autre. La meilleure grille de lecture face à cette mobilisation exceptionnelle de l’électorat est qu’elle découle de la fusion directe de l’économique et du politique qui caractérise la vie des États-Unis aujourd’hui. C’est précisément la nature de l’économie comme un jeu à somme nulle qui donne tant d’intensité au paysage politique. Et l’avenir du néomercantilisme machiste-nationaliste ? Celui-ci conservera vraisemblablement beaucoup de sa popularité auprès des élites comme de la population dans son ensemble. De toute évidence, le secteur extractif et des combustibles fossiles, tout comme les industries les plus polluantes, résistera bec et ongle à toute tentative sérieuse pour décarboniser l’économie. En outre, la diabolisation de la « classe ouvrière blanche » par les tenants du néolibéralisme multiculturel continuera d’inciter des couches significatives de celle-ci à soutenir les « combattants de la liberté » les plus divers. Ce ne serait pas étonnant de voir Tucker Carlson [animateur de télé très pro-Trump] comme candidat à la présidence en 2024.

Bon nombre des analyses faites depuis le scrutin reprochent à la campagne de Biden de ne pas avoir emporté le Congrès. À gauche, certains semblent penser qu’une orientation sociale-démocrate plus classiste aurait mieux marché. Or il est permis d’en douter. Biden a eu plus de suffrages que tout autre candidat présidentiel de l’histoire du pays, et cela sur fond d’un taux de participation impressionnant : 66 % des Américains ayant le droit de voter, soit plus de 6 points de plus qu’en 2016. Dans plusieurs États, le taux de participation a été supérieur à 70%. Aspect le plus frappant, Biden aura ouvert une nouvelle voie vers la Maison blanche qui passe par l’Arizona et la Géorgie, deux États situés dans la sunbelt. En somme, les Démocrates peuvent se targuer d’avoir obtenu un niveau de mobilisation historique chez leurs électeurs. Seuls quatre présidents sortants ont perdu la Maison blanche depuis 1932 : Hoover, Carter, George H. W. Bush et aujourd’hui Donald Trump. Certes, jugé à l’aune de ces revers, Biden a gagné de justesse, soit probablement de 4 points de pourcentage du vote populaire lorsque tous les scrutins auront été comptés, à rapprocher de l’avance de 17 points pour Roosevelt en 1932, de 10 points pour Reagan en 1980 et de 6 points pour Clinton en 1992.

Par ailleurs, Biden semble avoir fait nettement mieux que Trump dans la course aux contributions. Les dépenses de campagne pour la présidentielle et les élections à la Chambre des représentants ont dépassé au total les 10 milliards de dollars. À la mi-octobre, Biden avait déjà réuni une somme qui donne le tournis – 938 millions – dont 62 % avait été fourni par de gros contributeurs individuels donnant chacun plus de 200 dollars. Trump, quant à lui, n’a pu lever « que » 596 millions, dont 55 % était dû aux gros donateurs. Biden a également écrasé Trump en matière de fonds levés auprès des « comités d’action politique » et d’argent de l’ombre (dark money), avec un montant total de 696 millions de dollars, contre 353 millions seulement pour Trump. Quand tout est mis bout à bout, on voit que la campagne de Biden aura dépensé 22 dollars par électeur, alors que celle de Trump aura montré plus d’efficacité puisqu’elle s’en sera sortie avec une dépense de 14 dollars environ par électeur. À présent que la voie vers la Maison blanche est ouverte, les enjeux politiques sont très gros. On n’a pas encore touché le fond de la récession, ni aux États-Unis ni à l’échelle mondiale. Un gouvernement Biden faible qui serait incapable de maîtriser la pandémie et le chaos économique qu’elle a occasionné aura vite fait de rappeler aux électeurs les raisons qui avaient poussé beaucoup d’entre eux à préférer l’ancienne vedette de la téléréalité.

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XVI)

L’État et ses réseaux

– La direction générale de la santé (DGS) a indiqué au Monde, mercredi 6 janvier, que L’État a fait appel à plusieurs sociétés privées (les cabinets de conseil Accenture et McKinsey, et les sociétés Citwell et JLL), pour l’épauler dans la mise en œuvre logistique de sa stratégie vaccinale. Pour Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS, « cela prouve qu’au sommet de l’État, plus personne n’est capable de mettre en place un plan opérationnel ». Il fait appel désormais à des fournisseurs privés de stratégies clé en main alors même qu’il ne manque pas en interne d’experts, d’inspections, de cabinets et d’autorités en tout genre (Le Monde, le 8 janvier 2021). Rouban y voit une privatisation des politiques publiques alors que nous replaçons cela dans le cadre des formes réseau de l’État1. À cela s’ajoute, dans le domaine de la santé, un éclatement des entités. Dans les années 2010, on a importé les agences, une formule très à la mode dans les pays anglo-saxons, en créant des établissements publics (ARS, Santé publique France…) qui ont chacun leur direction et leur état-major protégeant leur pré-carré. Cela a engendré un éclatement des donneurs d’ordre, un enchevêtrement des compétences et une concurrence entre ces entités. Sans oublier une mauvaise coordination. Le chercheur du CNRS en déduit qu’il n’y a plus aucune ligne directrice ou doctrine de l’État. Pour le chercheur, c’est la constitution d’une économie de l’expertise gestionnaire associant le secteur public et le secteur privé et donc d’un marché professionnel nourrissant le pantouflage ou des espoirs de pantouflage ; il ne voit pas que dans le développement de ces formes réseau c’est la distinction même entre privé et public qui s’estompe.

– Dans le même ordre d’idées, selon D. Béhar de Terra nova (Libération, le 22 janvier 2021), l’État est devenu incapable de premièrement cadrer et deuxièmement coordonner l’action territoriale. La « reterritorialisation » idéologiquement plaquée comme conséquence d’une décentralisation conçue comme moins bureaucratique a conduit en fait à une spécialisation techniciste des compétences, une surenchère des collectivités locales par la multiplication des programmes catégoriels (l’exemple de « l’action cœur de ville »), alors que la crise sanitaire a au contraire démontré le lien entre les secteurs (santé, continuité du service public, transports et approvisionnement alimentaire). Cette « reterritorialisation » à qui l’État veut faire jouer le rôle de valeur refuge relève en fait d’une conception centralisatrice qui considère les espaces non métropolitains encore comme des campagnes d’il y a un siècle [alors que cela fait 50 ans qu’un sociologue des rapports ville/campagne comme H. Lefebvre a théorisé le concept de « rurbain ». NDLR]. Quoi d’étonnant alors à ce que le gouvernement s’étonne qu’un département « rural » comme la Haute-Loire soit l’un des plus touchés par la seconde vague de la pandémie, dans la mesure où il néglige son ancrage au sein de l’intense tissu d’échanges stéphano-lyonnais. 


Taux d’intérêt, dette, banques  

Il est faux de prétendre que les actuels taux d’intérêt quasi nuls et même négatifs sont sans aucun précédent dans l’histoire financière. Dans les années 1930 aux États-Unis, les obligations du Trésor étaient tombées après la crise de 1929 à un « taux plancher zéro ». Dans la Confédération helvétique, en 1979, la Banque Nationale avait enrayé ainsi l’appréciation du franc suisse. On peut, plus près de nous, citer l’État français qui en 2012 a placé près de 6 milliards d’obligations à trois mois à – 0,0005 % et à six mois à – 0,006 % (J.-M. Servet : « Taux d’intérêt bas et négatifs, nouveau paradigme de la finance ? », in The conversation, le 17 novembre 2020). Par ailleurs, pendant les Trente glorieuses les taux d’intérêts réels étaient eux aussi proches de zéro une fois soustrait du taux d’intérêt nominal le taux d’inflation. Mais, à  l’inverse la dette publique américaine en 1946 (108 % du PIB) est descendue à 57 % en 1957 grâce à une inflation dont la possibilité est aujourd’hui exclue par la « Théorie monétaire moderne2 » (Les Échos, le 7 janvier 2021). 

Ce qui change aujourd’hui c’est à la fois l’aspect massif, général et continu depuis 2008 de ce phénomène initié par les grandes banques centrales « indépendantes ». De ce fait, elles ont enclenché, non pas un « retour à une inflation modérée » comme elles l’espéraient, mais une spirale baissière des taux d’intérêt à effets déflationnistes3. Néanmoins, du point de vue strictement financier, même les États paraissant les plus sûrs en profitent parce qu’ils ont eux-mêmes emprunté à taux négatifs pour refinancer leur dette ; et les banques centrales aussi comme par exemple, la Banque centrale européenne qui prélève l’équivalent de 10 % des profits des banques commerciales par les taux négatifs qu’elle leur impose sur leurs réserves obligatoires et additionnelles (cf. les accords de Bâle III qui visaient à rendre les banques plus sûres suite à la crise financière de 2008 afin d’éviter les situations de Too big to fall). Toutefois, cela paraît a priori impossible de façon permanente, sauf à imaginer que cette activité soit devenue une sorte de produit d’appel, les profits étant réalisés grâce à d’autres services. Toutefois, les banques ont des revenus procurés par des services diversifiés et par leurs facturations. Ainsi, selon le cabinet Sémaphore Conseil, les frais de tenue de compte ont augmenté de 1 000 % en dix ans en France. Il existe aussi des frais de dossiers pour les prêts4. Contrairement à une croyance commune, de tels taux ne rendent pas les banques automatiquement déficitaires (même s’ils diminuent leur rentabilité) car un prêt bancaire, pour l’essentiel, ne se fait plus par transformation en prêt d’une épargne préalable, mais par création nette de monnaie dont elles ont le monopole via le crédit.

– Néanmoins, ces taux bas ne sont globalement pas favorables à l’investissement et depuis plusieurs années déjà l’investissement productif recule dans le secteur industriel. Au premier regard c’est étonnant, car pourquoi ne pas emprunter puisque l’on peut emprunter de l’argent pour rien ? D’abord, parce que les responsables de projets d’investissement sont découragés d’investir dans un environnement de taux zéro synonyme de faible anticipation de croissance ; ils ont alors tendance à se porter sur des actifs rémunérateurs et spéculatifs. De plus, en raison des taux zéro, l’épargne des ménages en Europe s’est déplacée vers des actifs liquides et non risqués, essentiellement les comptes en banque. C’est logique dès lors que les placements ne rapportent plus la moindre rémunération, pour cause de taux nuls. C’est ce que Keynes appelait la « trappe à liquidités ». Le risque de l’investisseur n’est plus rémunéré. Dès lors, les investisseurs se détournent des projets risqués à long terme (Les Échos, le 22 janvier 2021). Mais ces éléments théoriques sont à relativiser comme le montre l’article du journal Les Échos, le 4 janvier 2021. Confronté à l’arrêt soudain et violent de l’activité, ce poste de dépenses a reculé en 2020. Il n’a toutefois fait qu’accompagner la contraction du PIB sans l’amplifier, à l’inverse de ce qui s’est produit lors des précédentes récessions. L’Insee attend désormais un recul de 9 % de l’investissement productif en 2020, un rythme identique à celui du PIB. Lors des récessions de 2009, 1993 et 1975, sa contraction avait alors été en moyenne de 8,8 % déjà, mais pour des épisodes de recul du PIB « limité » à 1,5 %. Sur le champ de l’industrie manufacturière, la comparaison avec 2009 est plus frappante encore. Les industriels évoquaient en octobre dernier une baisse de 14 % de leurs dépenses d’investissement en valeur pour 2020, alors qu’ils attendaient en recul de la demande et à une incertitude pesante. Mais c’est bien la « faiblesse » de cet ajustement au regard de la chute du PIB qui interpelle. Plusieurs explications peuvent être avancées : les entreprises sont globalement entrées en relative bonne santé financière dans cette crise. Le canal du crédit leur a été maintenu ouvert et même élargi en 2020, contrairement à 2008-2009. La récession est moins industrielle qu’elle ne frappe plus violemment encore les activités de services ; elle touche ainsi moins les secteurs les plus intensifs en capital.

– – Dans une interview Laurence Boone5, cheffe économiste de l’OCDE au Financial Times (4 janvier 2021), défend une nouvelle approche des dettes publiques et des politiques des banques centrales. Cela marque apparemment une petite rupture avec la position pro-austérité de l’OCDE à l’époque de la crise de 2008. Boone met l’accent sur le risque d’explosion sociale en cas de réédition de ces mêmes politiques et souligne le caractère non démocratique des banques centrales, d’où sa proposition d’une politique budgétaire (puisqu’elle est appliquée par un gouvernement élu) qui aurait l’assentiment de la population et qui devrait prendre le relais de la politique monétaire qui relève des banques centrales. Elle rappelle que la politique monétaire a maintenant un effet redistributif, ce qui ne fait théoriquement pas partie de son rôle, alors que cela fait bien partie du rôle de la politique budgétaire.  Sinon, Boone cherche à orienter les politiques économiques vers la notion de soutenabilité à long terme de la dette, qui d’après elle doit tenir compte non seulement de la pérennisation vraisemblable des taux bas, mais aussi de la volonté assurée des investisseurs d’acheter les emprunts d’État [traduction et synthèse par nos soins, Larry C].


Investissement et concentrations

– Malgré le choc du Covid, les fusions-acquisitions mondiales ont bouclé une année solide. Plus de 3.600 milliards de dollars de transactions ont été annoncés en 2020, selon Refinitiv. C’est plus que les sept années qui ont suivi la dernière crise financière, le recul se limitant à 5 % sur un an. Pour pallier une croissance organique affaiblie [ce que nous définissons comme une « reproduction rétrécie », NDLR], les entreprises devront en effet trouver des relais de développement par acquisition. Si on prend l’exemple de la fusion en cours entre PSA et FCA, il est à remarque que c’est une fusion/acquisition entre deux groupes automobiles qui ont fait le moins d’effort en recherche et développement (Fiat offrant l’exemple d’un sous-investissement chronique) ces dernières années, PSA étant surtout redevenu « performant » en baissant ses coûts.  « La fusion permet de créer un effet de taille qui diluera de manière très conséquente nos efforts en matière d’investissement, de recherche et de développement [R&D] » (Le Monde, le 6 janvier 2021), a résumé M. Tavares, le PDG du futur groupe Stellantis qui a le mérite d’être clair. Par delà l’angoisse des salariés français et italiens sur le rééquilibrage possible des productions entre des usines Fiat tournant à 60 % de leur capacité et des usines PSA à bloc, le centre de gravité du groupe va se déplacer vers l’Italie et vers les États-­Unis, le siège se trouvant à Amsterdam (Pays-­Bas). Un exemple d’internationalisation où il y aura sans doute quelques difficultés à composer une image de marque sur une marque aux 14 marques ! On peut rester sceptique devant ce type traditionnel d’alliance alors que de nouvelles semblent plus dynamiques comme le projet qui associerait Apple et Hyundai motor sur la voiture autonome, la première ayant semble-t-il renoncé à son projet initial d’un développement propre qui l’aurait entraîné dans d’énormes investissements en capital fixe dont elle peut profiter directement auprès du constructeur coréen (Les Échos, le 11 janvier 2021). Un exemple indiscutable de synergie.   

– Dans un actionnariat de plus en plus intermédié à travers les gestionnaires de fortune, les fonds d’investissement, les investisseurs institutionnels, les fonds de pension, les normes de rentabilité minimales imposées aux entreprises sont beaucoup trop élevées : 10 à 15 % de rendement du capital sont le plus souvent exigés qui sont en moyenne effectivement atteints. Une norme aussi ambitieuse est contraire au bon sens macroéconomique qui détermine un niveau correct autour de 5 %. Comment expliquer ce maintien d’un taux de rendement élevé avec des taux d’intérêt voisins de zéro et un excédent d’épargne privée ? La doctrine voudrait que le marché s’équilibre par une augmentation de l’investissement et une diminution du taux de rendement du capital, qui devrait revenir, dans les conditions actuelles, aux alentours de 7 %. Comme les chiffres imposés sont impossibles à atteindre de manière étendue par les seuls progrès de productivité et d’innovation des entreprises, qui demeurent globalement faibles (autre contradiction), celles-ci tentent d’y parvenir par des moyens détournés : les entreprises américaines rachètent massivement leurs actions, les opérations de fusions-acquisitions, qui ne sont qu’une forme plus sophistiquée du même rachat d’actions, se multiplient et la main-d’œuvre devient une variable d’ajustement. On licencie non pas parce que l’entreprise est en difficulté, mais pour lui permettre d’atteindre une norme de rentabilité imposée par la Bourse. Les P-DG de Danone et Véolia-Engie justifient leurs politiques de licenciements pour le premier et de fusion/acquisitions (sur Suez) pour les seconds par le fait qu’il faut se prévenir de la concurrence éventuellement hostile (Nestlé pour le premier) de façon à éviter les OPA hostiles et pour cela avoir une bonne rentabilité. Pour J. Peyrelevade dans Les Échos, le 13 janvier 2021, il serait plus efficace d’adopter la même réglementation que les pays du Nord de l’Europe, à savoir l’interdiction des OPA hostiles et ce, d’autant plus que la relative faible capitalisation des grandes entreprises françaises les rend particulièrement vulnérables comme le montre encore le projet du québécois « Couche-tard » de se « rapprocher de Carrefour, deux fois moins valorisé, mais à la surface de vente nettement supérieure. L’offre (20 euros l’action soit 30 % au-dessus de sa cotation) a de quoi séduire les actionnaires de Carrefour. Mais, dans la soirée, Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie, invité sur France 5 et qui s’était entretenu avec tous les responsables du dossier, a déclaré qu’il n’était « a priori pas favorable à l’opération » car « la sécurité alimentaire des Français est en jeu ». L’État qui dispose d’un droit de veto sur les investissements étrangers dans des secteurs dits stratégiques envisage plus que sérieusement d’user de ce droit pour empêcher en pleine crise économique le rachat du premier employeur privé (105 000 collaborateurs) par un groupe étranger6. La crise sanitaire n’a pas vraiment affaibli le secteur, mais la concurrence d’un côté des spécialistes de l’e-commerce tels Amazon et autres Alibaba, et de l’autre des discounters comme E. Leclerc est de plus en plus menaçante7. « La crise est venue conforter nos choix stratégiques sur la transition alimentaire, l’achat local, le lien entre alimentation, santé et environnement, les prix bas, l’e-commerce. Toutes ces grandes tendances sur lesquelles on a bâti notre plan stratégique en janvier 2018 ont été accélérées », déclarait Alexandre Bompard, le PDG-Carrefour, fin décembre aux Échos Week-End. Il n’en demeure pas moins que l’enseigne est passée du deuxième rang mondial en 1999 derrière Waltmart au septième aujourd’hui avec une cotation diminuée de moitié. L’expansion internationale des années 2000 a en fait siphonné les résultats du groupe et les capitaux ont manqué pour rénover les hypermarchés dont la forme est devenue inadéquate aux nouvelles formes de consommation (Les Échos, le 14 janvier 2021). À l’inverse, cette opération avortée a réveillé le cours de Bourse du français, mis en lumière son redressement et peut déboucher sur des partenariats avec le canadien, plus faciles à mettre en œuvre, et c’est d’ailleurs ce qui est en train de se réaliser. Par ailleurs, cela envoie aussi un message direct à Amazon, après des années de rumeurs : la distribution française n’est plus à vendre. Ce qui ne veut pas dire que la concurrence interne ne va pas s’exacerber. En effet, le flot des consommateurs français se divise en deux fleuves : le premier, celui des citadins aisés, coule vers le bio et la qualité ; le second, celui des plus modestes, penche vers le discount. En tant que distributeur généraliste, Carrefour, comme Auchan, peinent à servir les deux populations. Ses coûts d’exploitation sont 3 % supérieurs à ceux des Leclerc (Les Échos le 22 janvier 2021). Pour certains, la surface financière apportée par le canadien aurait hâté cette concentration jugée nécessaire pour faire face aux échéances de demain qui sont celles de la concurrence ou de l’autonomie par rapport à l’e-commerce alimentaire en développement.

Cette situation n’est pas valable que pour Carrefour, en témoigne Renault dont l’internationalisation tous azimuts, chère à Carlos Ghosn, n’a pas vraiment porté ses fruits. « Le groupe n’a pas réussi à diversifier ses profits hors d’Europe », a ainsi constaté le nouveau directeur général. Le Vieux Continent, qui concentre 50 % des volumes, génère 75 % des bénéfices. De nombreuses implantations à l’internationale ont entraîné une véritable hémorragie financière (Les Échos, le 15 janvier 2021).

– Les recherches de synergie n’étant souvent pas évidentes dans le processus de fusion/acquisition les risques de doublons sont très présents, pour les « cols bleus » cela risque de conduire à un tri entre établissements du nouveau groupe pour la fabrication : mais les « cols blancs » sont aussi touchés par la concentration des centres de recherche (nous en avons parlé dans d’autres relevés) et aussi du fait de l’amaigrissement des sièges sociaux, un processus qui risque de s’accélérer avec l’expérience du télétravail expérimenté et développé pendant la crise sanitaire. La banalisation des réunions Zoom ou Teams a également ouvert les yeux du management sur deux réalités. La première est que, pour être efficace, une réunion ne doit pas réunir trop de monde. Et que si les réunions peuvent être productives alors qu’on n’y convie plus jamais certains… c’est peut-être que l’on peut se passer d’eux… « C’est la fin des bullshit jobs, déclare sans ambages un patron [reprenant la formule de l’anthropologue libertaire David Graeber à son compte, NDLR]. La seconde est que les compétences dont on a besoin ne sont pas forcément au siège. Un expert sur une question précise peut être un cadre de terrain dont la compétence sera juste ponctuellement utile en central. Conclusion ? Les sièges vont se réduire inéluctablement, par la taille et le nombre de cadres qu’ils accueillent (Les Échos, le 14 janvier 2021).

– La perspective d’une ample relance budgétaire aux États-Unis a été accueillie avec enthousiasme en Bourse, soutenant les valeurs de la « vieille économie » avec l’espoir d’un nouveau grand plan de relance. La menace d’un surcroît de régulation et d’une mise en place de taxation par les démocrates a en revanche pesé sur le secteur technologique (Les Échos, le 7 janvier 2021).


Question de méthode

– Pour qualifier les effets de la crise sanitaire, l’image d’un « grand bond en arrière » est parfois utilisée. Une chute de 9 %, cela met effectivement le PIB de 2020 au niveau de celui de 2011. Voilà qui vise à rendre les choses concrètes. Pour autant, il s’agit là d’un raccourci. Passons sur le fait que la France compte aujourd’hui davantage d’habitants (environ +3 %) qu’en 2011 : en rapportant le PIB au nombre d’habitants, le tableau se noircit encore plus. Mais, surtout, en sens inverse, il est difficile de prétendre qu’une décennie de croissance aurait été effacée. Car ce que mesure le PIB, c’est l’activité économique sur une période donnée, le trimestre ou l’année. C’est donc un flux plutôt qu’un stock. En 2020, globalement sur l’année, cette activité aura effectivement été au niveau de celle de 2011, mais ce qui a été réalisé entretemps n’a pas été effacé par la pandémie : les maisons construites en 2019 par exemple ne se sont pas soudainement écroulées ! C’est d’ailleurs ce qui différencie les pandémies des guerres ou des catastrophes naturelles (du type cyclones, séismes…), qui provoquent, quant à elles, directement des dommages matériels importants à côté des pertes humaines. D’ailleurs, loin d’être effacés, ce sont sur les progrès scientifiques et techniques des dernières années que nous comptons pour sortir de la crise sanitaire et en atténuer l’impact économique. Ce sont les développements récents de la recherche médicale qui ont permis la mise au point relativement rapide de vaccins, lesquels permettront, nous l’espérons, de sauver des vies. Et c’est le développement des technologies numériques qui aide nombre de secteurs à surmonter l’épreuve (J. Poujet, direction de la conjoncture à l’INSEE, in Les Échos, le 5 janvier 2021).


En marge de la crise sanitaire : le Brexit.

Le Monde diplomatique de janvier 2021 avec l’article : « L’ère de la finance autoritaire » (Benquet et Bourgeron) indique que le rôle de la finance dans la campagne pour ou contre n’a pas été uniforme d’où les difficultés d’interprétation. La plus courante étant que la City aurait été contre. En fait l’article distingue d’un côté, les représentants de la « première financiarisation » — banques, assurances, sociétés de conseil, de communication et d’information financière, de courtage, de change, d’investissement institutionnel (fonds de pension compris) —, dont le mode d’accumulation se caractérise par un appel public à l’épargne, laquelle est investie pour une courte durée dans des actions acquises sur des marchés boursiers. Ce mode d’enrichissement n’implique pas une prise de contrôle des entreprises par les financiers propriétaires de titres : ces derniers ont principalement un mode de gestion passif et délèguent aux manageurs le contrôle des sociétés. De l’autre, les membres de la « seconde financiarisation » : secteurs de la gestion alternative d’actifs, du capital-investissement et des hedge funds. Ceux-ci font appel à des placements privés qu’ils investissent pour une durée moyenne dans des actifs hors marchés dont ils prennent le contrôle. Leur mode de gestion est alternatif et actif au sens où il est relativement décorrélé des marchés financiers, soit que leurs investissements soient non cotés, soit qu’ils ne correspondent qu’à des secteurs très risqués des marchés boursiers. Les données de financement des deux campagnes montrent que celle en faveur du Remain a été largement alimentée par les acteurs de la première financiarisation, et celle en faveur du Leave par ceux de la seconde. En soutenant le Brexit ces derniers ont signalé que l’UE pourtant fort accommodante, était encore trop régulatrice et contraignante. Pour eux, il s’agit de transformer la City en une sorte de plate-forme offshore (la presse anglaise parle de « Singapour sur Tamise » à propos de ce projet)8. Ces contraintes ne touchent pas que le secteur de la finance comme on peut le voir avec l’automobile : Payer 10 % de droits de douane sur les véhicules ou les composants échangés entre l’Union européenne et le Royaume-Uni aurait lourdement pénalisé le secteur. « Il n’y a pas d’industrie aussi étroitement intégrée que l’automobile européenne, avec des chaînes logistiques complexes à travers toute la zone », a rappelé le directeur général de l’Acea (Association des constructeurs européens d’automobiles), Eric Mark Huitema, au lendemain de l’accord. Plusieurs constructeurs asiatiques, comme Nissan ou Toyota, ont ainsi choisi le Royaume-Uni comme base de production. De même, BMW (pour Mini) ou encore PSA (via Vauxhall) ont de grosses usines dans le pays. Des composants traversent plusieurs fois la Manche avant d’être assemblés au sein de véhicules dont 80 % sont ensuite exportés (chiffre 2019). À l’inverse, 88 % des voitures neuves achetées au Royaume-Uni en 2019 ont été importées, dont 78 % en provenance de l’Union européenne. Au total, 3 millions de véhicules franchissent ainsi chaque année la frontière. La question la plus critique sera en fait celle des « règles d’origine » : pour être effectivement exemptés de droits de douane, les véhicules traversant la Manche devront comprendre une part minimum de valeur ajoutée provenant de la zone Royaume-Uni-UE. Des seuils (aux alentours de 55 %) qui ne posaient pas problème pour les véhicules thermiques en posent pour les électriques, car les batteries sont presque toutes en provenance d’Asie. Les seuils ont donc été abaissés à 40 % et devront être alignés progressivement, mais la peur a été grande que le Royaume-Uni jour le cheval de Troie au sein de l’UE dans ce secteur (Les Échos, le 13 janvier 2021).

Alors que le Brexit était censé redonner de la souveraineté nationale au Royaume-Uni (Tack back control), la position géographique du Royaume-Uni est telle que ses relations internationales en termes de commerce de biens et de services seront toujours très étroitement dépendantes des normes et régulations en vigueur dans l’UE. Ce qui fait la force de l’UE face à la Chine et aux États-Unis, c’est la taille de son marché. C’est en conditionnant l’accès de son marché à certaines normes et valeurs que l’UE peut faire pression sur des pays tiers ou sur des entreprises multinationales ; par conséquent, plus la taille de son marché est importante, plus son pouvoir de négociation est grand.


Interlude

– Fort de son expérience sur la gestion des masques en mars 2020, l’ex-ministre Agnès Buzyn rejoint l’Organisation mondiale de la santé où elle sera chargée du suivi des questions multilatérales (Les Échos, le 6 janvier 2021).  [À défaut de recyclage de vieux masques périmés le recyclage des décrédibilisés au sein d’organismes ayant eux-mêmes perdus de leur crédibilité pendant la crise est à la mode, NDLR].

– La notion de résistance, qui suppose combat et communauté, tend à disparaître sous le mot de résilience qui implique individualité et passivité. Macron ne s’y est pas trompé en appelant « Résilience » son premier plan d’action contre le Covid-19. Un monde résilient ne veut pas remettre en cause un fonctionnement mais impose une sorte de devoir psychologique à bien aller quoi qu’il arrive (Olivier Steiner Libération ; le 6 janvier 2021).

– Martinez, secrétaire général de la CGT, critique les mesures d’aide nées de la pandémie (le JDD, 3 janvier 2021) : « On distribue beaucoup d’argent aux entreprises, mais rien aux salariés. ». L’État a pourtant consacré 31 milliards au financement du chômage partiel en 2020. Question : est-ce que la CGT ne considère pas les chômeurs comme des salariés ?

– « L’ultra gauche a infiltré les teufeurs ! Voilà l’argument avancé par l’Intérieur pour expliquer l’incapacité des forces de l’ordre à empêcher la rave-party du Nouvel An organisée près de Lieuron (Ille-et-Vilaine). Ils étaient plusieurs centaines de Black Blocs et de zadistes venus de Notre-Dame-des-Landes assure encore une huile de Beauvau. On aura mis 24 heures pour restaurer l’ordre public râle, pas convaincu, Florian Bachelier, député local et premier questeur de l’Assemblée. On avait six escadrons de gendarmerie et des compagnies de CRS prêts à intervenir à Rennes, tente de faire valoir un galonné. On a préféré les laisser en zone urbaine. D’autant que nous avons été prévenus trop tardivement du lieu précis de la rave. La faute, selon l’aveu de l’un de ses membres, au service de renseignement territorial : « On était à l’ouest ». Le procureur de la République Philippe Astruc a annoncé le 4 janvier, la mise en examen et le placement en détention provisoire d’un supposé organisateur de la rave. Né en 1999, sans antécédent judiciaire, le jeune homme vit dans un camion du côté de Rennes et se dit SDF. Un profil de Black Bloc ? (Le Canard enchaîné, le 6 janvier 2021).

– Fallait s’y attendre. Après un an de Covid et de télétravail, il y a du relâchement. Le maire d’Anvers, le 2 janvier, Bart De Wever, chef du parti nationaliste N-VA, a répondu à une interview télé en chemise… et en slip ! En « visio » à la maison, avec son téléphone ; il a juste oublié qu’un miroir, placé derrière sa chaise, laissait voir ses jambes peu vêtues. (ibid.)

– La faute au Congrès ! Presque partout aux États-Unis, les hôpitaux doivent faire le tri entre les patients infectés par le Covid-19, faute de médecins en nombre suffisant, surtout d’anesthésistes et d’urgentistes. Le Wall Street Journal accuse les parlementaires d’être responsables de cette pénurie. Selon le quotidien, ils avaient décidé il y a une vingtaine d’années de réduire le nombre de médecins hospitaliers. Aujourd’hui, le Congrès peine à corriger ses erreurs en prévoyant, sur les 900 milliards de dollars du nouveau plan d’urgence, le financement par le système fédéral d’assurances publiques (Medicare) de 1.000 nouvelles places de formation de médecins sur cinq ans. Depuis sa création en 1965, rappelle le quotidien, Medicare (assurance-santé pour les personnes de plus de soixante-cinq ans) a financé la grande majorité des formations pour les internes des hôpitaux. Mais, dans les années 1990, la crainte de certains économistes et médecins était de voir une inflation de soins inutiles prodigués par des praticiens en trop grand nombre. Une erreur du Congrès, selon le journal. Car les rémunérations des médecins financés par Medicare et Medicaid (pour les personnes à faible revenu) ont été plafonnées. Ce qui a entraîné une inflation des honoraires dans le secteur privé. Même phénomène observé dans les hôpitaux (Wall Street Journal, le 5 janvier 2021).

– Le pape post-moderne François a annoncé qu’il se ferait vacciner contre le Covid (AFP, 9 janvier 2021). À 84 ans, on peut être représentant du Bon Dieu et personne à risque (Le Canard enchaîné, le 13  janvier 2021).

Enfin une stratégie politique ! Le secrétaire général du parti macroniste, Stanislas Guerini, justifie (cf. BFMTV, 13/1) : « Lʼintérêt du couvre-feu à 18 heures, c’est de contrer l’“effet apéro”. Dans le même ordre d’idée, mais à gauche : Jean-Luc Mélenchon explique d’où vient son expertise en matière de vaccins (cf. LCI, 14 janvier) : « J’ai vécu suffisamment longtemps dans le Jura, dont est originaire Louis Pasteur » (Le Canard enchaîné, le 20 janvier 2021).


Automatisation, productivité et Covid-19

Nous avons déjà mentionné cette difficulté théorique des économistes à comprendre l’évolution inverse de ces deux données puisque l’augmentation de l’automation devrait conduire logiquement à une augmentation de la productivité qui n’est guère repérable statistiquement. Pour P. Artus (25 septembre et 1er octobre 2020, notes de Natixis) le taux d’investissement net (qui prend en compte l’amortissement du capital) a beaucoup reculé. Autrement dit, « les entreprises n’ont pas investi suffisamment pour compenser l’accélération de l’obsolescence de capital, d’où le recul des gains de productivité ». Malgré la baisse du prix relatif des biens d’investissement dans les nouvelles technologies9, le volume de capital nécessaire est élevé, d’autant plus qu’il est soumis à un cycle de vie relativement court. Autrement dit, il faut investir beaucoup et souvent, et le même volume d’investissement semble porteur de gains de productivité décroissants. Mais il faut coupler cette explication avec une autre, à savoir la discordance entre la demande sociale qui se déplace vers des secteurs à moindre productivité et les critères de rentabilité capitalistes. C’est peut-être la réponse de fond au paradoxe de Solow sur la productivité : le flux des innovations technologiques ne semble pas se tarir, mais c’est la capacité du capitalisme à les incorporer à sa logique qui est en train de s’épuiser (cf. les logiciels libres et plus globalement l’extension de la gratuité produite par les nouvelles technologies).

Pour Michel Husson (cf. site À l’encontre, le 3 janvier 2021) le problème du maintien d’emplois que l’automatisation menace se trouve aggravé par les effets de la crise sanitaire qui a crée un double choc d’offre et de demande, à savoir son hétérogénéité selon les secteurs (et les pays). Dès lors, même un redémarrage progressif de l’économie ne résorberait pas les désajustements entre offre et demande, comme le souligne l’étude de McKinsey sur l’emploi en Europe. À côté des 22 % d’emplois menacés par l’automatisation, elle identifie 26 % d’emplois menacés par la crise sanitaire. Ces deux catégories se recouvrent en partie : 10 % des emplois européens seraient ainsi menacés à la fois par l’automatisation et la Covid-19. Or ces emplois « doublement exposés » sont très inégalement répartis selon les secteurs. Ainsi 5,4 millions d’emplois du commerce (soit 2 sur 3) seraient exposés à ce double risque. Une argumentation toutefois peu convaincante si on regarde ce qui est en train de se passez chez Michelin qui va supprimer 2300 emplois en France pour des raisons de compétitivité et de recentrage sur des activités fortement productrices de valeur ajoutée (même argument que Bridgestone dans le même secteur). Les raisons invoquées ne sont donc pas liées à la crise sanitaire (la direction soutient que le plan de dégraissage a même été retardé par celle-ci) ni non plus à l’automatisation bien que la baisse des effectifs des activités tertiaires (1100 des 2300 chez Michelin puisse en être une conséquence), mais plutôt à des raisons stratégiques dans le cadre de la division internationale du travail (1200 des 2300 de suppression dans l’activité industrielle).  

– Afin de mieux saisir les répercussions économiques de l’épidémie de Covid-19, Nicholas Bloom, Philip Bunn, Paul Mizen, Pawel Smietanka et Gregory Thwaites ont analysé son impact sur la productivité au Royaume-Uni en utilisant les données tirées du Decision Maker Panel, une vaste enquête menée auprès de milliers d’entreprises. Leurs estimations suggèrent que l’épidémie de Covid-19 devrait réduire la productivité globale des facteurs dans le secteur privé d’environ 3 % en moyenne entre le deuxième trimestre 2020 et le deuxième trimestre 2021, relativement à ce qu’elle aurait été sinon, et d’environ 1 % en 2022. L’épidémie de Covid-19 alimente-t-elle un processus schumpetérien de destruction créatrice ? En l’occurrence, les firmes présentant la plus faible productivité disparaissent-elles en étant remplacées par des entreprises plus productives ? C’est en partie le cas, mais seulement en partie. En effet, l’économie connaît pour l’essentiel une simple destruction des secteurs présentant une faible productivité. Des secteurs comme ceux de l’hébergement, de la restauration, du voyage et des loisirs se sont fortement contractés, mais les autres secteurs n’ont connu qu’une expansion limitée, ce qui empêche une réallocation des facteurs, notamment des travailleurs, vers les secteurs en expansion. Finalement, la productivité moyenne a augmenté, mais la production totale a décliné. Bloom et ses coauteurs estiment que l’épidémie freinera la croissance de la productivité à plus long terme dans la mesure où les entreprises ont fortement réduit leurs dépenses en recherche-développement autrement dit, les effets de l’épidémie risquent de se conjuguer à ceux de tendances de plus long terme pour freiner le progrès technique (cf. blog D’un champ l’autre, 28/12/20).


Science, industrie pharmaceutique et virus

– Sur 93 milliards d’euros de fonds publics mobilisés pour éradiquer le virus, 63 milliards sont allés aux petites et moyennes entreprises et aux sociétés à capitalisation moyenne (MidCaps), le reste aux multinationales, a calculé la fondation maltaise KENUP. Ce n’est pas une surprise. L’industrie n’a jamais misé sur les vaccins. Sur un chiffre d’affaires de 670 milliards d’euros, ils ne pèsent que 3 %. Traiter des pathologies graves ou chroniques est plus rentable que faire de la prophylaxie. La pandémie a changé la donne : faute de thérapie contre le Covid­-19, le vaccin est redevenu intéressant. Aiguillonnées par des gouvernements de plus en plus inquiets, les firmes occidentales ne pouvaient abandonner ce marché colossal. Ni laisser le champ libre à des entreprises russes et chinoises poussées par Moscou et Pékin, prêts à tout pour gagner la course aux vaccins et prouver la supériorité de leur modèle politico-économique sur les démocraties occidentales. Risque financier supprimé les poids lourds ont fait cause commune avec les poids légers et signé des partenariats de recherche et de financement avec des biotechs très innovantes… qu’ils ont l’habitude de racheter à prix d’or grâce à leurs énormes cash flows. Astra-Zeneca s’est associé à l’université d’Oxford, Pfizer à Bio-NTech, Bayer à CureVac. Ils leur ont apporté leurs capacités de développement, leurs outils de production, leur puissance logistique. Et cinq Big Pharma (Johnson & Johnson, Pfizer, Merck, GSK et Sanofi) se partageaient déjà 80 % du marché avant la crise (Le Monde, le 19 janvier 2021). À noter que Ruffin de LFI réussit la performance, dans un entretien à Libération du 18 janvier 2021, de critiquer à la fois les Big pharma et le fait que Sanofi n’ait pas été capable de produire le vaccin français qui garantirait notre « souveraineté sanitaire » !

– À lire leurs déclarations, les dirigeants politiques réduisent la science à deux de ses dimensions, à savoir la considérer comme un corpus de connaissances et une marque d’autorité. Or, la science est avant tout une démarche, la fameuse méthode scientifique qui justement permet d’acquérir de la connaissance avec des règles, dont la rigueur contribue à établir la confiance et assure in fine l’autorité. En des temps d’incertitude comme aujourd’hui, cette dimension « dynamique » doit être privilégiée par rapport à celle, figée, d’une autorité qui détiendrait une vérité. Aucun comité scientifique, fût-­il de qualité, n’est à même de produire de nouvelles connaissances. Pour cela, il faut expérimenter, faire des hypothèses, les tester, débattre… et organiser un minimum cette stratégie ; une vision absente, à de rares exceptions près, dans le pays depuis le début de la pandémie (Le Monde, le 22 janvier 2021).


Un nouveau type d’entrepreneur capitaliste Elon Musk et Jack Ma

Jack Ma n’est plus apparu en public. La trajectoire de M. Ma ne se réduit pourtant pas à la lutte d’un entrepreneur génial contre un Goliath bureaucratique. Un parallèle avec Elon Musk, autre entrepreneur star, américain, peut s’avérer plus éclairant sur son destin. L’un et l’autre ont fondé leur réussite privée à l’abri de solides protections publiques. Alibaba a profité de l’interdiction faite aux concurrents étrangers d’opérer en Chine. De son côté, Elon Musk a sauvé sa société spatiale Space X fondée en 2002, en signant dès 2008 des contrats avec la NASA pour ravitailler la station spatiale internationale. Il a bénéficié, depuis, du programme civil et militaire visant à reconquérir la suprématie américaine dans la conquête de l’espace. Loin d’être des entrepreneurs solitaires luttant contre des administrations obtuses, leur force a consisté, au contraire, à exploiter des secteurs abrités incapables de se réformer. L’un comme l’autre sont d’ailleurs proches des pouvoirs politiques : Jack Ma est membre du Parti communiste chinois, Elon Musk fut, en 2016, un conseiller, puis en 2020, un soutien public de Donald Trump. La position de ces deux entrepreneurs leur a permis d’être créatifs aux limites des règles (P.-Y. Gomez, Le Monde, le 21 janvier 2021)


L’université au révélateur de la crise sanitaire

Alors que les universités sont fermées, mais pas les classes post-bac des lycées, qui profitent de la protection accordée à l’enseignement secondaire, à l’instar des établissements culturels, l’université se voit de fait rangée dans la catégorie du « non ­essentiel ». Pour résoudre ces problèmes, le gouvernement imagine des solutions spécifiques pour la population jeune qui ne serait ni en formation ni en emploi. C’est ne rien comprendre à la sociologie de la jeunesse, car ce sont les mêmes qui partagent leur vie entre temps de formation, petits boulots, engagements associatifs, etc. Il faut arrêter de penser qu’un jeune de 18 à 25 ans, parce qu’il a une carte d’étudiant, rentrerait dans une catégorie spécifique dont la gestion sociale incomberait aux universités. Elles sont là pour former intellectuellement ceux qui en ont le désir, pas pour assurer la protection sociale de tous les bacheliers. On se préoccupe actuellement de l’accès des plus « fragiles » aux campus, autrement dit de ceux dont on sait que les chances d’obtenir leur diplôme sont extrêmement faibles, épidémie ou pas. La nation ne doit pas négliger la prise en charge sociale de sa jeunesse, de toute sa jeunesse. Pour ce faire, elle doit arrêter de masquer le problème en confiant celle­-ci aux universités dès lors qu’elle est détentrice du baccalauréat (F. Vatin, professeur de sociologie, université de Nanterre, Le Monde, le 22 janvier 2021).

La pauvreté des jeunes n’est pas un phénomène nouveau ; avant la pandémie en France, 22 % des moins de 30 ans qui ne vivaient pas chez leurs parents étaient pauvres (moins de 885 euros par mois) et ils constituaient plus de la moitié des 5,3 millions de pauvres du pays ; parmi ceux de ces jeunes qui étudiaient, près de 20 % vivaient sous le seuil de pauvreté. C’est bien pire depuis la crise sanitaire. Pourtant et depuis longtemps, les pays capitalistes que sont la Finlande, Suède, Norvège, Danemark, Écosse, Autriche, Grèce, ne font payer aucun frais universitaire aux étudiants dans le premier cycle (parfois aussi dans le deuxième cycle) ; quatre d’entre eux (Danemark, Suède, Norvège et Finlande) vont beaucoup plus loin et attribuent des revenus décents à tous leurs étudiants sans condition de fortune. Ainsi, le Danemark délivre-t-il une allocation de 750 euros net par mois à chaque étudiant de plus de 20 ans ne justifiant d’un autre revenu supérieur à 1500 euros (soit 90 % des étudiants) ; il y ajoute des prêts très généreux et des aides complémentaires pour financer des frais de scolarité parfois très élevés pour faire des études à l’étranger ; il octroie cette aide aussi aux étudiants européens étudiant au Danemark, à condition qu’ils travaillent de 10 à 12 heures par semaine à côté de leurs études. (Les Échos, le 22 janvier 2021). On retrouve des mécanismes équivalents en Norvège et en Suède. Il faut donc aller bien au-delà d’un RSA étudiant que le gouvernement actuel n’est d’ailleurs pas près d’accorder. En France que fait-on pour eux ? À part les bourses, très limitées, rien. On applique la théorie du capital humain, qui irrigue depuis des décennies la théorie économique américaine et française, selon laquelle les études universitaires ne bénéficient qu’à celui qui étudie, et que, en conséquence, la collectivité n’a pas à les financer. Alors, on leur dit : les études, c’est votre affaire. C’est à vous de trouver comment financer vos frais universitaires, votre logement, votre nourriture. En travaillant s’il le faut. On ne vous apportera une aide supplémentaire que si vous renoncez à étudier pour entrer sur le marché du travail ; là, vous pourrez bénéficier d’un emploi subventionné dans le secteur privé (CIE jeunes), ou dans le secteur public et associatif (PEC jeunes), ou d’un accompagnement vers l’emploi ; et on versera même une prime aux entreprises qui voudront bien vous embaucher. Et avec, dans quelques cas très limités, une aide, plafonnée à 497 euros par mois.

Temps critiques, le 26 janvier 2021

  1. Cf. J. Guigou, « l’État sous ses deux formes : nation et réseau », in Temps critiques no 20, automne 2020.

    « Différents cabinets de conseil servent d’appui et de passerelles entre ces réseaux : « Ils sont partout, plus aucun secteur ne leur échappe. Ce sont eux qui ont rédigé le plan de relance de Bruno Le Maire », se plaint un inspecteur des Finances de Bercy, crème de la crème de la haute administration, fâchée de se voir ainsi dépossédée de l’essentiel. Dans le cadre du plan de relance, le ministère de l’Agriculture, par exemple, a sollicité le cabinet McKinsey afin, comme le dit la lettre de mission, de « bénéficier d’un accompagnement de courte durée pour structurer le pilotage stratégique du volet agricole et en assurer la qualité et la rapidité de l’exécution ». Les fonctionnaires du ministère ne connaissent-ils rien aux aides agricoles ? Dès lors qu’il s’agit de sortir de la gestion de routine, les cabinets sont appelés à la rescousse – c’est devenu un réflexe : le cabinet Roland Berger a encadré le grand débat de Macron post-gilets jaunes. Pour préparer la loi sur les mobilités d’Élisabeth Borne, des cadres d’Ernst and Young et de Boston Consulting Group ont souvent tenu la plume. Le rapport de la Cour des comptes pointe l’absurdité du processus, quand un ministère sollicite une boîte de conseil pour répondre à un autre qui l’interroge sur ses dépenses… » (Le Canard enchaîné, le 13 janvier 2021). []

  2. Selon la Théorie Monétaire Moderne, l’État ramène l’économie au plein emploi en mettant en place le déficit public qui est nécessaire, quelle que soit sa taille, et la Banque Centrale monétise les dettes publiques correspondantes pour éviter la hausse des taux d’intérêt à long terme qui réduirait l’investissement des entreprises et la dépense des ménages. Dans la crise du coronavirus, les pays de l’OCDE ont adopté la Théorie Monétaire Moderne : déficit public massif, achat par la Banque Centrale des obligations émises par les États (ce qu’on définit comme monétisation de la dette). []
  3. À cela s’ajoute le fait qu’auparavant, la création de la monnaie engendrait le plein emploi, donc la hausse des salaires qui se diffusait à toute l’économie et débouchait sur l’inflation. Aujourd’hui, les hausses de salaire se poursuivent parfois dans l’industrie traditionnelle, par exemple en Allemagne, mais elles ne se diffusent pas à l’ensemble de l’économie, et en particulier à l’économie de services et à l’économie ubérisée. Parce que la courroie de transmission syndicale ne fonctionne plus. Avant, les syndicats répercutaient dans tous les domaines de la vie sociale cette demande d’augmentation de salaire. Ce n’est plus le cas, même s’il existe un puissant syndicat du tertiaire en Allemagne (Verdi). Le salaire minimum est maintenant le seul critère d’homogénéisation (plancher) des différents secteurs d’activité. []
  4. Au niveau des techniques financières, on sait également que les banques prélèvent des pénalités importantes en cas de défaillances dans le remboursement des prêts. Remarquons que pour un établissement financier offrir un prêt à – 1 % est profitable si la ressource à nouveau prêtée a été obtenue à – 5 % (par exemple auprès de la Banque centrale). []
  5. https://www.ft.com/content/7c721361-37a4-4a44-9117-6043afee0f6b []
  6. Pourtant le risque sur l’emploi n’est pas flagrant. D’une part, la distribution alimentaire n’est pas délocalisable et, d’autre part, les deux entreprises ne sont présentes ni dans les mêmes pays, ni sur les mêmes activités : Couche-­tard réalise 70 % de son chiffre d’affaires dans la vente de carburant en Amérique du Nord, le reste dans l’épicerie. En revanche, la protection des filières agricoles françaises est une préoccupation plus légitime. Mais, plutôt que de rejeter en bloc l’opération, le gouvernement ferait mieux d’exiger des garde-fous pour les producteurs en faveur de la production locale (Le Monde, le 16 janvier 2021).

    L’État français n’en est pas à son coup d’essai puisqu’on peut rappeler que l’État a compromis — à tort ou à raison — plusieurs mariages entre fleurons français et investisseurs étrangers Danone-Pepsico en 2005 ; Daily motion-Yahoo en 2013 ; Renault-Fiat-Chrysler après beaucoup d’atermoiements en 2019 ; Photonis-Teledyne dans l’optronique de défense. []

  7. Auchan vient de se retirer de Chine et est par ailleurs trop dépendant de ses seuls hypermarchés ; Casino s’est fortement endetté pour répondre à la concurrence du e-commerce. En effet, la préparation des commandes, pour que celles-ci soient rentables, doit se faire dans des entrepôts spécifiques et automatisés. À titre d’exemple, Casino a construit en région parisienne un entrepôt automatique qui utilise la technologie de l’anglais Ocado. Il peut préparer 100.000 commandes par semaine en six minutes. []
  8. À noter dans le journal de la City, que le Financial Times, le 4 janvier 2021 tente un aggiornamento théorique ou plutôt pragmatique : « Au cours des quarante dernières années, le travail en est venu à ne plus assurer un revenu suffisant et stable pour un nombre croissant de personnes […] Franklin Roosevelt, John Maynard Keynes et plusieurs autres pères fondateurs de l’ordre mondial d’après-guerre avaient compris dès les années 1930 que le capitalisme, s’il voulait être recevable sur le plan politique, devait exiger de ses partisans qu’ils en gomment eux-mêmes les aspérités » et de citer des exemples « d’incroyables situations » [une litote, mais quand même, NDLR] liées à la peur des salariés de perdre leur travail pendant la crise sanitaire. []
  9. Soit en vocable marxiste une baisse de la croissance de la composition organique du capital dont la croissance représentait une donnée fondamentale de la tendance à la baisse du taux de profit. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XV)

Crise sanitaire et accélération capitaliste

C’est un de ces revirements inattendus opérés par l’Allemagne, un de ceux en préparation depuis plusieurs années, mais que l’épidémie de Covid-19 a accéléré : l’expression « politique industrielle » impliquant une économie plus ou moins dirigée n’y est plus taboue, évincée qu’elle avait été par « l’économie sociale de marché » promue par Ludwig Erhardt dès 1949. Et la perspective d’une réindustrialisation menée par des politiques européennes interventionnistes est bien acceptée. En témoignent les annonces cet automne de deux plans financés par l’Union européenne pour des « technologies-clés » : les batteries et les semi-conducteurs (et tout ce qui ressort de l’industrie 4.0). C’est un changement à 180° par rapport à 2018, où la « stratégie pour une politique industrielle européenne » du ministre de l’Économie, Peter Altmaier plaidant pour le renforcement et la protection de certains « champions européens », avait reçu un accueil glacial. Les fédérations d’entreprises familiales, notamment, lui avaient reproché de vouloir enterrer ce qui a fait le succès du made in Germany depuis l’après-guerre : le libre-échange et la neutralité de l’État, qui n’intervient dans aucun secteur industriel et ne favorise aucune entreprise (Le Monde, le 14 décembre). Il est vrai que l’Allemagne et les Pays-Bas ont été les plus grands bénéficiaires de l’idéologie libre-échangiste imposée par l’UE, leurs excédents commerciaux en faisant foi1. Le changement est donc le signe d’une prise de conscience que la phase actuelle de mondialisation doit tenir compte aussi des nouvelles politiques agressives ou/et protectionnistes de certains pays comme la Chine et les États-Unis. À noter quand même que l’UE a subventionné Bridgestone pour ses implantations en Pologne et en Hongrie… ce qui a amené indirectement la fermeture de l’usine de Béthune. L’UE continue donc, elle aussi, sa politique du « en même temps » et ce n’est pas étonnant que Macron soit en phase.

– Le président Xi Jinping a beau vouloir faire reposer davantage l’économie chinoise sur la demande intérieure, c’est le moteur traditionnel des exportations qui tire la croissance. Les ventes de produits chinois à l’étranger ont crû de 21,1 % en novembre sur un an ont indiqué lundi les douanes chinoises. Dans le même temps, les importations ont affiché un rythme bien moins dynamique (+4,5 %). Conséquence directe, la balance commerciale chinoise affiche un excédent record de 75,42 milliards de dollars. Des ventes dopées par le coronavirus : en effet, la hausse des exportations, la plus forte depuis février 2018 est largement liée à la recrudescence de la pandémie que connaissent de nombreux pays. Elle a entraîné une demande toujours très soutenue en équipements médicaux (+42 % sur les dix premiers mois de l’année), en masques anti-Covid, mais aussi en produits électroniques nécessaires au télétravail. « La montée en flèche des produits de haute technologie (+21 % en novembre) pourrait également être en partie due à un chargement précoce des cargaisons alors que les États-Unis envisagent d’élargir leur liste noire pour inclure davantage d’entreprises chinoises », avance aussi Betty Wang (Les Échos, le 8 décembre).

– Renault-Flins : de la production au recyclage de valeur. Les syndicats (et salariés) qui avaient espéré voir maintenue une activité d’assemblage sur le site, seront déçus. La CFDT (premier syndicat de l’usine) a monté tout un dossier pour proposer que l’usine abrite, en plus de ces activités d’économie circulaire (remise en état des véhicules d’occasion, des batteries, conversion des véhicules thermiques), l’assemblage d’un nouveau véhicule électrique de segment B (petites citadines), une fois la Zoé arrivée en fin de vie et étant entendu que la Micra ne se vend plus (Les Échos, le 26 novembre). Projet refusé contre promesse de non-licenciements. On ne peut pas parler de délocalisation puisque ces modèles sont en  fin de vie et que l’usine est réorganisée en fonction d’un recentrage du groupe sur ses unités les plus productives (Choisy qui était déjà dans l’économie circulaire sera relocalisé à Flins) qui se trouvent à Douai et Sandouville… et en Turquie (Bursa) pour le modèle qui se vend le mieux (la Clio). Une valeur toujours aussi évanescente quand on sait par ailleurs que Tesla, de son côté, espère vendre 500 000 voitures cette année et doit une large partie de ses bénéfices à la vente de crédits CO2 à ses concurrents. Mais la firme californienne séduit2, et elle incarne le futur : elle vaut 560 milliards de dollars en Bourse, soit six fois plus que VW et sa capitalisation de 93 milliards pour 10 millions d’automobiles/an !3 Installée près de Berlin et donc loin du creuset historique de l’industrie automobile allemande elle risque de rompre avec le modèle en vigueur puisque la firme a décidé de passer outre au syndicat IG-Metall en offrant directement un salaire brut de 2700 euros à l’entrée contre 2400 en moyenne dans la branche en échange d’une flexibilité maximale.

Pour ce qui est de la France et même si Douai peut devenir le Wolfsburg de la France, le passage à l’énergie électrique devrait coûter au moins 30 000 emplois et même jusqu’à 45 000 si les délocalisations continuent. Ces pertes concerneraient surtout les équipementiers (cf. B. Jullien, Les Échos, le 22 décembre) ; certains de ceux-ci lorgnent maintenant vers les moteurs à hydrogène (Faurécia, Plastic Omnium).

– Les nuggets cellulaires de poulet sont dans les assiettes à Singapour où on songe déjà aux prochaines crises sanitaires globales. Pour le Pr Chen, « il faut s’assurer que l’on peut survivre quelques mois en cas d’arrêt total de l’approvisionnement alimentaire ». Et pour un pays urbanisé plus petit que Londres, la viande artificielle est une solution toute trouvée : « Comme les fermes verticales, que nous cherchons également à développer, la viande produite en laboratoire ne prend pas beaucoup de place. En outre, à Singapour, personne ne sera perdant avec son développement car nous n’avons que deux entreprises d’élevage, donc cela ne risque pas de causer de dommages à ce secteur, et cela n’affectera pas non plus l’urbanisme puisqu’il n’y a pas besoin de pâturage. » Aucun perdant donc pour le scientifique, mais clairement plusieurs gagnants. À noter que la première entreprise autorisée à vendre de la viande de laboratoire est la start-up californienne Eat Just qui assure par ailleurs qu’elle veillera tout de même à ce que son poulet artificiel puisse être certifié halal, Libération, le 5 décembre/2020).

Crise sanitaire, pouvoir d’achat, inégalités, pauvreté

– Pouvoir d’achat : pas de coup de pouce pour le SMIC puisque le gouvernement privilégie l’augmentation du nombre d’heures travaillées. En conséquence il n’y aura qu’une revalorisation mécanique de 1 % en 2020 contre 1,2 en 2019 pour une proportion de salariés concernant 13 % de l’ensemble (1994 : 8 % ; 2006 : 16,5 %). Le rapport des experts livré au gouvernement reste d’optique libérale puisqu’il reconnaît que la question des salaires ne peut être réglée (sauf salaire minimum) au niveau de l’État, mais par des négociations de secteur et d’entreprise. La surexposition au chômage partiel de ces catégories ne leur aurait pas fait perdre de ce pouvoir d’achat puisque leur salaire était pris en charge à hauteur de 100 % (à la différence des autres salariés, indemnisés à 84 %). Par rapport à la chute du PIB de 11 %, ces salaires ont résisté à la pandémie avec une baisse de pouvoir d’achat autour de 0,5 %. Par ailleurs, dans le cadre du dispositif d’activité partielle mis en place par le gouvernement pendant le confinement, les salariés les plus modestes ont perçu une indemnité permettant de maintenir à l’identique leur pouvoir d’achat jusqu’à 1,13 SMIC.

Le gouvernement compte sans doute aussi sur la tendance à la baisse des prix qui s’est accentuée pendant la pandémie (baisse du prix du pétrole, part de l’épargne à la hausse par rapport à la consommation, augmentation du chômage et pression sur les salaires, appréciation de la monnaie euro due aux excédents budgétaires avec un euro à 1,21 $4) pour que le pouvoir d’achat résiste globalement en bout de course (Les Échos, le 2 décembre), mais avec les risques déflationnistes qui en découlent, sans parler de la pression que cela impose sur les entreprises exportatrices. Le fait que la BCE vienne d’allouer 500 milliards de plus au plan anti-pandémie risque de renforcer ce risque sauf à véritablement mettre en place une relance budgétaire au niveau européen pour l’instant retardée par la Hongrie et la Pologne. Par ailleurs, le pouvoir d’achat résiste ; qu’il s’agisse des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Espagne, de l’Italie et même de l’Allemagne, qui a pourtant baissé sa TVA, tous ces pays affichent des consommations en hausse, mais moindres qu’en France cet été. Bref, quand les restrictions sanitaires sont levées, les Français consomment et l’économie tourne à nouveau à un certain régime de croisière. Ainsi, début décembre, dès que les restrictions ont commencé à être levées, les ménages ont dépensé, selon les données de cartes bancaires. Il faut dire que le pouvoir d’achat a bien résisté, eu égard à l’ampleur de la crise, du moins en termes relatifs. Ainsi, l’Insee s’attend à ce qu’il baisse de seulement 0,3 % alors que l’activité devrait chuter de 9 % en 2020 (Les Échos, le 16 décembre). Même problématique en Espagne où Podemos par l’intermédiaire de sa ministre du Travail, essaie de faire augmenter un salaire minimum qui a presque rattrapé celui de ses voisins (805 euros en 2017, 1107 en 2020). « Le problème le plus urgent n’est pas le relèvement du salaire minimum, mais la reprise du marché du travail, particulièrement affecté par la pandémie avec plus de 30 % d’emplois précaires et 40 % des jeunes au chômage », selon l’économiste Marcel Jansen, professeur à l’Université Autonome de Madrid. Il serait plus efficace à ses yeux de se centrer sur « la façon dont les employeurs esquivent la contrainte que constitue le salaire minimum avec des abus d’emplois à temps partiel et des contrats très courts plus ou moins frauduleux qui précarisent les salariés ». Il rappelle que 40 % des CDD ont une durée de moins d’un mois et 27 % de moins d’une semaine (Les Échos, le 18 décembre). 

– La barre des 2 millions d’allocataires du revenu de solidarité active (RSA) vient d’être franchie à cause de la crise sanitaire. Jamais en onze ans d’existence cette prestation n’avait connu telle demande. C’est la crise du Covid qui est la cause de la hausse observée (+8,5 % à fin septembre). L’augmentation du nombre de bénéficiaires du RSA est due pour l’instant bien plus à la baisse des sorties du dispositif qu’à un afflux de nouveaux allocataires, qui ne fait que commencer (Les Échos, le 4 décembre). « Ça souligne le décalage entre les mesures publiques qui viennent au secours de gens qui vont bien — salariés à durée indéterminée et entreprises —, mais qui protègent mal les plus précaires, les non-salariés, les intérimaires obligés de recourir au RSA », déplore Louis Maurin, de l’Observatoire des inégalités (Le Monde, le 24 décembre). L’autre indicateur significatif qui se détériore est celui du nombre de bénéficiaires de l’allocation de solidarité spécifique (ASS) que perçoivent les chômeurs en fin de droits et qui a augmenté de 10,7 % entre mai et septembre (ibid.).

– Le constat initial de chercheurs de France stratégie auprès du premier ministre, se fondant sur les données Eurostat d’avant le Covid-19 en déduisent : « La France apparaît relativement égalitaire en comparaison des autres pays européens », écrivent Julien Rousselon et Mathilde Viennot, du département politiques sociales de France Stratégie. C’est notamment vrai pour les inégalités de revenus primaires, c’est-à-dire avant la redistribution par les impôts et les transferts sociaux — mais ici, les chercheurs ont choisi de prendre en compte les prestations de retraite dans les revenus, ce que ne font pas d’autres études. L’indice de Gini, mesurant le niveau de ces inégalités (1 représentant le seuil d’inégalité le plus extrême), est ainsi de 0,374, inférieur de 1,7 % à la médiane européenne. Cela signifie que les inégalités sont inférieures à celles de 19 des 29 pays européens étudiés. Motif : les écarts de revenus d’activité et de patrimoine restent modérés chez nous. En dépit d’un taux de chômage relativement élevé, la France compte en outre moins d’inactifs que certains pays du sud de l’Europe, où beaucoup de femmes au foyer et de chômeurs découragés sont sortis du marché du travail. Second constat : la redistribution française corrige relativement bien ces inégalités primaires : « La redistribution fait baisser de 24,8 % l’indice de Gini, contre 22,6 % en médiane européenne, ou 17 % en Italie. » Toute la question est de savoir à quoi tient l’efficacité de notre système : à la générosité des prestations, ou bien à leur ciblage ? À la progressivité des prélèvements obligatoires, ou à leur volume ? Progressivité « Contrairement aux idées reçues, la France n’est pas la championne européenne de la redistribution », soulignent d’abord les auteurs. Les prestations en espèces (hors retraite) et les prélèvements obligatoires y représentent en effet 43,7 points du revenu primaire : c’est plus que la médiane européenne (41 points), mais moins qu’aux Pays-Bas (48 points) ou au Danemark (57 points). Dans le détail, c’est davantage grâce aux prestations sociales que la France corrige les inégalités que grâce aux impôts et aux cotisations. En cela, elle se rapproche du modèle des pays nordiques, notamment du Danemark, dont les prestations sont également très correctrices. À l’opposé, le Sud, comme l’Italie et l’Espagne, corrige plutôt les écarts de revenus par les prélèvements. En France, les prestations allouées au chômage et à la lutte contre l’exclusion sont particulièrement importantes : elles réduisent de 7,9 % les inégalités, soit bien plus que les 3,1 % observés en médiane européenne, parce qu’elles représentent un volume deux fois supérieur. « De même, c’est du fait de leur volume très important que les allocations logement réduisent bien plus les inégalités en France », détaille la note. Les prestations familiales tricolores, elles, sont moins massives (1,6 point de revenu primaire, contre 1,9), mais elles corrigent mieux les inégalités (4 % contre 3,4 %), parce qu’elles sont nettement plus ciblées sur les ménages les moins aisés. Enfin, si nos prélèvements obligatoires aident à corriger les disparités de revenus par leur volume, ils gagneraient à être plus progressifs, c’est-à-dire à augmenter le taux de taxation à mesure que le revenu augmente. Par exemple si l’impôt sur le revenu est aujourd’hui progressif, ce n’est, en revanche, pas le cas de la CSG (Le Monde, le 4 décembre). Or, en France 50 % des ménages ne paient pas d’impôts sur le revenu alors que tous les salariés sont astreints à la CSG (NDLR).

– Ces années de progrès social et de réduction des inégalités risquent d’être annihilées. Plusieurs facteurs sont à l’œuvre pour l’expliquer. L’un concerne la récession économique mondiale qui résulte des multiples confinements observés de par le monde. Les pays pauvres sont directement touchés, en particulier ceux qui exportent des matières premières ou dépendent des recettes touristiques. Le prix du baril de pétrole, par exemple, s’est effondré de plus de 30 % par rapport à 2019. Pour l’île Maurice et les Seychelles, les revenus du tourisme se sont taris de près de 20 % sur un an. Pandémie et changement climatique conjuguent leurs effets néfastes (Les Échos, le 8 décembre).

– « Un projet politique de “retour à la croissance” est symptomatique d’une société — en tout cas d’un État — en panne d’imaginaires collectifs », conclut Florence Jany Catrice, spécialiste des indicateurs économiques (Libération, le 8 décembre) et c’est pourtant ce vers quoi se tournent la plupart des plans post-pandémiques dans le monde. Alors que la critique de l’instrument statistique est ancienne (cf. Baudrillard dans son livre de 1968 La société de consommation, Idées/Gallimard, p. 45-47 et la même année Robert Kennedy, alors candidat démocrate à la présidentielle américaine déclarant : « Le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue » ; puis Dominique Méda : Au-delà du PIB, pour une autre mesure de la richesse, Flammarion, 1999), elle semble toujours devoir être renouvelée alors que des procédés de calculs et des chiffres de plus en plus arbitraires sont utilisés. Ainsi, « En avril 2020, l’Insee a réduit arbitrairement de 25 % dans son calcul du PIB la part de la production des services rendus par les administrations publiques, explique la chercheuse. Or, l’Allemagne ne l’a pas fait ». Autre exemple : en 2015, le calcul du PIB irlandais est révisé, de telle sorte que le taux de croissance du pays n’est plus de +7 % mais de +26 %. « Peut-on vraiment croire que l’Irlande ait gagné un quart de richesse en plus en un an ? » (ibid.).

– La crise sanitaire attaque frontalement le modèle économique de la France qui repose sur une spécialisation à risque à l’exportation. Ainsi, l’industrie aéronautique française avait exporté pour près de 65 milliards d’euros de biens l’an passé, ce qui lui avait permis de dégager un excédent commercial de plus de 30 milliards d’euros. En octobre, sur les douze derniers mois, les exportations aéronautiques sont tombées à seulement 40 milliards et l’excédent s’est rétréci à 19 milliards d’euros. De même, les recettes touristiques avaient atteint 57 milliards d’euros l’an passé. Elles ont chuté à 22 milliards d’euros sur les dix premiers mois de 2020. Et l’excédent touristique est passé de 11 milliards en 2019 à 3,4 milliards entre janvier et octobre 2020 (Les Échos, le 16 décembre).

Interlude

– l’État jacobin français qui a réprimé tout au long de son histoire les langues régionales vient de décider que l’accent régional pouvait être l’objet de discrimination ! L’Assemblée nationale a largement adopté jeudi une proposition de loi qui vise à inscrire l’accent comme une des causes de discriminations réprimées par la loi, au même titre que la race, le sexe ou le handicap. Le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, s’est dit « archi-convaincu » par le texte, qui prévoit, contre ces discriminations, des peines de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. La proposition de loi a été déposée par l’élu (Agir) de l’Hérault, Christophe Euze. Encore une preuve, s’il en faut, du vacillement de l’État entre sa forme moderne nation et sa forme réseau post-moderne.

– Deux psychanalystes ont écrit à la revue The Lancet (www.thelancet.com, 19 octobre) pour proposer une solution originale au non-respect des recommandations sanitaires en période de pandémie : psychanalyser les récalcitrants. « Il est temps que les responsables de la santé publique ajoutent l’étude et le traitement du déni psychologique aux instruments de lutte contre la non-observance médicale. Pour ce faire, nous suggérons un nouveau partenariat entre les domaines de la psychologie expérimentale, de la santé publique et de la psychanalyse — la discipline qui, la première, a identifié les mécanismes de défense tels que le déni, et qui reste la seule à tenter de les traiter » (Le Monde Diplomatique, décembre 2020).

– Les élèves ont pu ne pas aller à l’école le jeudi et le vendredi avant les vacances de Noël pour faciliter un confinement… qui n’en est pas un puisqu’il est levé par ailleurs. Pourtant soit l’école n’est pas un lieu de contamination et dans ce cas-là on devrait plutôt supprimer les vacances scolaires surtout vu le prétendu retard scolaire accumulé, soit l’école est un transmetteur et il faudrait la fermer totalement, ce que demandent d’ailleurs implicitement des syndicats toujours prêts à « durcir » le mouvement, c’est bien connu, en parlant déjà de possible troisième vague. Quant à Arenas de la FCPE, toujours à la pointe du « branché » post-moderne, il dit que ce n’est pas au ministre de dire si les parents doivent envoyer enfants ou pas à l’école, mais aux médecins (Le Monde, le 17 décembre). Question : il a tout compris ou rien compris ?

– L’administration chinoise de l’aviation civile (CAAC) recommande aux compagnies aériennes du pays des précautions sanitaires inédites. Explications dans « Ouest France » (11 décembre) : « Elle suggère de faire porter des couches jetables au personnel navigant afin d’éviter aux hôtesses de l’air et aux stewards d’utiliser les toilettes des avions (…), considérées comme une des parties les plus porteuses de microbes. »

– Encore une intermédiation : pour tenter de surmonter la forte défiance de la population, l’exécutif s’est résolu, après de nombreuses demandes en ce sens, à se doter d’un nouvel outil. Un comité citoyen sera désormais associé « à la conception de notre stratégie vaccinale », a annoncé le premier ministre, Jean Castex, le 3 décembre (Le Monde, le 17 décembre). Donc, si on comprend bien, un Comité citoyen fait pour faire passer la pilule des décisions imposées par un Comité d’experts lui-même diligenté par un Comité politique… Mais attention, « Il serait regrettable qu’une telle structure [le comité citoyen, NDLR] conduise à contourner les acteurs existants », indique aussi le rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) chargé d’évaluer les évaluateurs.

– Auchan ne connaît pas des difficultés qu’en Chine face au « système capitaliste » russe. Ainsi comme à la bonne époque du plan stalinien, l’entreprise a sûrement voulu jouer les Mac Donald  avec l’idée « De la fourche à la fourchette » en construisant une usine de transformation de viande à Tombov, 500 km au sud de Moscou… dans une région sans vaches et sans production de viande. Mais « s’adapter » aux réalités locales ce n’est pas seulement copier les méthodes économiques, il faut y rajouter un peu d’expertise type GPU/KGB ; ainsi pour lutter contre la corruption des ses acheteurs et les commissions offertes aux fournisseurs, la Direction d’Auchan a décidé de passer les salariés suspects au détecteur de mensonges (Les Échos en style Canard déchaîné, le 23 décembre).

Entreprises

– Il y a eu en cumul de 23 milliards d’euros de reports de charges sociales, avec un pic mensuel fin juin, à plus de 16 milliards. Mais les dettes constituées par les employeurs à cet effet ont été en majeure partie remboursées, puisque fin novembre il ne reste plus que 10,25 milliards à recouvrer — tout de même dus par 70 % des entreprises. Le second confinement a provoqué un rebond des reports de cotisations, à hauteur de 1,73 milliard d’euros, concernant 17,4 % des employeurs. Rien à voir cependant avec le confinement « dur » du printemps : en avril, les reports avaient grimpé à 7,7 milliards en un mois et 46,4 % des employeurs (Les Échos, le 2 décembre). Comme les mesures sanitaires vont continuer à peser sur la productivité des entreprises dans certains secteurs et qu’une partie de celles-ci ne seront pas viables, en fonction de l’importance de leurs coûts fixes, l’État pourrait prendre une partie des salaires (donc une partie du coût variable, NDLR) à sa charge pendant quelques mois. L’économiste Jean Pisani-Ferry a émis plusieurs fois cette idée à Bercy. Les Allemands, eux, ont préféré faire une subvention directe aux coûts fixes des entreprises (Les Échos, le 9 décembre).

– Selon les économistes de la société de gestion Candriam, la perte des entreprises françaises atteindrait globalement 3 % du PIB cette année, contre 2 % « seulement » en Allemagne. D’ailleurs, d’une façon assez classique, les mesures d’urgence ont plus cherché à aider les entreprises que les ménages, de l’autre côté du Rhin. En France, c’est l’inverse, le revenu des ménages ayant été en grande partie préservé. D’où, aussi, le fait que le plan de relance fasse la part belle aux entreprises en France (puisque la politique de l’offre est toujours à l’honneur, NDLR). Pour Patrick Artus, « l’État a moins soutenu les entreprises en France que dans le reste de la zone euro ». Comme le recul des profits des entreprises en France sera plus important et l’endettement plus élevé, « la dégradation des bilans des entreprises due à la crise de la Covid va être plus grave en France que dans l’ensemble de la zone euro », alerte-t-il (Les Échos, le 15 décembre).

– Étonnement : alors que le marché du jouet est censé être de plus en plus dominé par la production en provenance de Chine, il s’avère que le made in France est passé de 8 % il y a 3 ans à 15 % du marché aujourd’hui avec des exemples de relocalisation industrielle par automatisation de la ligne de production. Par ailleurs, pendant la crise sanitaire, Amazon, souvent pointé du doigt, a donné un sérieux coup de pouce aux petites marques françaises. Le géant mondial leur a ouvert il y a plus d’un an une boutique dédiée, suivi par CDiscount. « De petites marques, avec un revenu entre 500 000 à 10 millions d’euros, ont du mal à entrer dans des magasins, note Alain Ingberg, présidant de l’association des fabricants de jouets. Cette vitrine les a sauvés pendant la pandémie. » En effet, pour certaines, Amazon représente 30 % de leurs ventes5. (Les Échos, le 3 décembre). Plus généralement le made in France continue à gagner du terrain dans l’esprit des Français, 64 % d’entre eux estiment ainsi avoir augmenté leur consommation de produits hexagonaux depuis le début de l’épidémie de Covid, selon la nouvelle étude d’OpinionWay pour l’agence Insign, confirmant la tendance d’une première étude menée sur le thème après le premier déconfinement. L’attrait du fabriqué en France n’est pas le même selon les profils. Chez les cadres et professions intellectuelles, la part monte à 70 % quand les personnes ayant des revenus faibles ne sont que 50 % à le faire. Un effet crise avec la crainte de débourser plus en période difficile. Parmi les marques représentatives du made in France citées en premier par les consommateurs, on trouve Le Slip Français, Saint James, Armor Lux, Petit Bateau, Chanel mais aussi Renault et Michelin (ibid.). En dehors d’un certain souci de protection de l’emploi national, « C’est également le moyen dans l’esprit du public de ne pas opposer le petit commerce et les “market places” », complète Éric Bonnet de l’agence Insign qui a initié l’enquête. CDiscount, qui se définit d’ailleurs comme « l’e-commerce made in France », consacre en outre un onglet de recherche aux produits hexagonaux (ibidem).

Dette et banques

– Techniquement au niveau comptable, l’abolition de la dette-Covid ne poserait pas trop de problème d’après la plupart des économistes dans la mesure où la dette détenue par la BCE est une dette publique dont l’annulation ne toucherait pas les créanciers privés. À l’inverse, une telle opération permettrait d’éviter l’effet boule de neige sur la dette publique à terme. Les États ne pourront refinancer leur dette actuelle que si, dans huit ou dix ans, les taux restent proches de zéro. Or, cela implique que la BCE poursuive ses achats d’actifs, ce qui a des conséquences préjudiciables sur l’économie, telle qu’une hausse des inégalités de patrimoine par exemple ». Le risque est toutefois que la monnaie créée ne soit pas consommée mais investie dans des actifs financiers. Dans ce cas-là le coût de cette politique monétaire accommodante serait la création de bulles, sur le marché des actions, mais aussi immobilier. L’article du Monde, le 24 décembre: « Annuler la dette, le ton monte entre les économistes » est une bonne synthèse des différentes positions des économistes en France. Il en ressort que leurs différences sont plus liées à des présupposés orthodoxes ou politiques qu’à une divergence profonde puisqu’ils sont tous d’accord sur ce qu’il faut éviter : « il est nécessaire d’éviter l’austérité et de revoir les règles budgétaires européennes, guère plus adaptées à la situation », regrette Grégory Claeys, économiste au sein du groupe de réflexion européen Bruegel. Dit autrement, sortir des politiques d’inspiration libérale.

– En contre-feu allumé face à des propositions radicalement dissonantes, telles que l’annulation de la dette-Covid détenue par la Banque centrale européenne (BCE), les pouvoirs en place réfléchissent à son cantonnement dans un véhicule spécial à destination conjoncturelle qui l’isolera ainsi de la dette générale à tendance structurelle qui lui pré-existait (cf. Benjamin Lemoine : « Cantonner la dette ou l’aveuglement budgétaire », Libération, le 15 juin). Un signe que pour eux, la crise n’est que conjoncturelle et non pas structurelle comme la définit pourtant, dans ce journal du même jour, Benjamin Coriat passé du maoïsme à l’anthropocène et à la décroissance.

Les supputations vont en tout cas bon train… et les procès d’intention aussi, puisque le « cantonnement », au-delà de son aspect psychologique (faire baisser l’endettement structurel « vrai » autour de 100 % du PIB) peut aussi bien dire qu’il n’y aura pas nécessité absolue de le rembourser (il a aidé à sauver les besoins « essentiels »), que dire, qu’il sera d’autant plus urgent de rembourser l’endettement structurel (dont une partie pourrait concerner des besoins « non essentiels » sous-entendus des dépenses publiques à réduire). Des supputations très aléatoires dans la mesure où nombre de mesures et par exemple celle des indemnisations d’activité « non essentielles » et le versement continu du chômage partiel, entretiennent parmi la population l’idée de l’argent gratuit et qu’il y a des réserves de richesse cachées ou détournées. Il sera donc peu aisé, pour le pouvoir post-crise sanitaire, de tout à coup demander à cette même population de passer à la caisse pour rembourser d’une manière ou d’une autre. Supputations qui sont aussi contredites par différents projets post crise sanitaire, par exemple sur la baisse, le maintien ou l’augmentation des allocations chômage aux États-Unis et en France (cf. en France le report ponctuel ou sine die de la réforme de l’assurance chômage). Pourquoi ce changement, surtout aux États-Unis où l’idéologie dominante décline le fait qu’une allocation chômage détourne de l’emploi ou même en France où les économistes libéraux dénoncent une « préférence pour le chômage » ? Tout bonnement parce que dans la crise sanitaire actuelle, globalement, il n’y a plus de réserve d’emplois dans laquelle piocher6. Sans effort pour favoriser la demande, pas de reprise sauf à tout attendre de l’investissement public. Toutefois, on a du mal à y voir clair dans la mesure où tout ne va pas dans le même sens ; ainsi, en France la prime Macron ne sera pas reconduite une troisième fois (la première suite aux manifestations de Gilets jaunes, la seconde pour les salariés de première ligne), « Nous privilégions des dispositifs pérennes de partage de la valeur. D’ailleurs les syndicats préfèrent eux aussi des mécanismes pérennes ou des hausses des salaires, tandis que les entreprises sont partagées », explique-t-on à Bercy (Les Échos, le 15 décembre).

– On a parlé dans le relevé précédent des fusions bancaires à l’intérieur de chaque pays européen. Le processus se renforce. Fondamentalement, ces mouvements visent d’abord à redresser la rentabilité d’établissements fragilisés par la crise dans des marchés encore peu concentrés. Mis sous pression par une avalanche de provisions pour pertes de crédit et la certitude que les taux vont rester bas à moyen terme et rogner durablement leurs marges, ils cherchent des moyens de réduire leurs coûts. Mais ces mouvements interviennent aussi dans un contexte particulier, à savoir le retour des banques comme bras armé du politique. En distribuant des prêts garantis par l’État (PGE) aux entreprises frappées par la crise, elles ont retrouvé la confiance des États qu’elles avaient perdue durant la crise financière de 2008 et sont devenues des courroies de transmission des politiques publiques. Chacun agit dans le cadre de son intérêt bien compris. Tout en apportant sa garantie, l’État peut se reposer sur un système bancaire qui, en Europe, assure encore le gros du financement de l’économie. Il en va de même pour la Banque centrale européenne (BCE), dont la politique repose aussi en partie sur les banques. De leurs côtés, ces dernières profitent indirectement de ces dispositifs, qui préservent (pour le moment) leurs propres clients de la faillite, aux frais du contribuable. Cette interdépendance rend les banques encore plus stratégiques pour les États. Comment imaginer dans ce contexte un fleuron bancaire italien ou français se faire avaler par un étranger, alors même que ce genre d’opérations était déjà ultrasensible avant ? (Les Échos, le 17 décembre).

L’ironie de l’histoire, c’est qu’après la crise financière, les autorités n’ont eu de cesse de desserrer le lien entre banques et États, pour s’assurer que l’un n’entraîne l’autre dans sa chute. La crise sanitaire est en train de le reconstituer (NDLR). Et bien évidemment il s’est resserré aussi au niveau du lien Banques centrales-États en contradiction avec l’objectif libéral d’indépendance des banques centrales. Plusieurs économistes7 ont souligné ce risque d’intervention des banques centrales qui signe la fin (provisoire ?) de la discipline budgétaire sur laquelle repose l’équilibre du financement global. Cet équilibre a par exemple été rompu partiellement pendant les quinze premiers jours de mars quand, suite à la crise sanitaire, les entreprises zombies américaines et même de grandes entreprises surendettées dans le secteur de l’énergie et par exemple du gaz de schistes ou Boeing, ont eu une énorme demande de cash qui a entraîné par ricochet une vente imprévue et hors de proportion de bons du Trésor américain pour faire face aux retraits de fonds à destination de ces entreprises8. Une course à la liquidité qui a produit un ébranlement de confiance par rapport au statut de réserve de valeur que représentent justement ces bons du Trésor. À partir du 16 mars, la FED a dû racheter massivement des bons pour calmer le jeu.

Mais le problème reste celui de la dette privée, devenue assez incontrôlable depuis que les règles de Bâle III post-crise financière de 2008 ont imposé des restrictions de prêt aux banques commerciales. Toute une part de crédit privé s’est alors développé auprès d’autres types de sociétés financières moins contrôlées que les banques traditionnelles.

– Le programme de prêts aux entreprises a permis de sauver l’équivalent d’environ 2 millions d’emplois à temps plein aux États-Unis. Mais il s’est montré impuissant face à la vague de faillites qui a touché les PME à travers le pays. Ce sont des centaines de milliers de commerces qui ont dû mettre la clé sous la porte. Et une nouvelle vague, touchant des entreprises plus importantes, pourrait frapper en 2021. Le programme est venu en aide à 5,2 millions d’entreprises. Mais, selon la Small Business Administration (SBA), l’agence fédérale qui a géré le programme, la moitié des 522 milliards de dollars distribués l’a été à 5 % des bénéficiaires seulement. Ce sont les grandes entreprises, disposant de services juridiques rodés, qui ont été les premières à en tirer profit (Les Échos, le 22 décembre).

Mondialisation/globalisation

– La crise sanitaire a permis aux Occidentaux de prendre conscience de l’interdépendance des économies et donc d’une certaine fragilité des chaînes de valeur avec la pénurie de masques, de respirateurs et les ruptures d’approvisionnement de certains médicaments. Pourtant, à y regarder de plus près, l’économie française est assez peu dépendante d’importations étrangères posant problème. C’est ce que montre une étude du Trésor publiée jeudi 17 décembre. Elle estime que « les vulnérabilités des importations de la France semblent limitées ». Le problème de la vulnérabilité de l’économie française se pose d’abord quand les importations d’un produit proviennent de pays qui n’appartiennent pas à l’Union européenne (UE). Et ensuite, la question est de savoir si l’approvisionnement de ces produits importés de pays extra-européens est concentré dans un seul pays. Enfin, il faut définir s’il existe une alternative au sein de l’UE à ces importations. Sur environ 5 000 types de produits importés étudiés, seuls 121 proviennent de pays hors UE et sont des biens dont l’approvisionnement est très concentré dans un pays étranger non-européen. Il s’agit de produits chimiques et pharmaceutiques tels que certains antibiotiques, des produits métallurgiques, dont certaines terres rares, et des biens d’équipement comme les accumulateurs et des machines-outils spécifiques, mais pour à peu près un tiers d’entre eux, la Chine est le plus souvent le premier fournisseur de ces produits. La dépendance est donc réelle mais elle n’est pas si importante puisque, souvent, il existe des alternatives à la production chinoise. Seulement 12 produits dont la fabrication au niveau mondial est concentrée sur un petit nombre de pays producteurs, souvent la Chine, présentent « un risque élevé de pénurie en cas de choc », selon le Trésor. Il s’agit de lampes LED, de couvertures en fibre synthétique ou de simulateurs de vol. Et « les importations de la France depuis les pays tiers sont moins vulnérables que celles de ses voisins européens », soulignent les économistes du Trésor. « Quand on regarde les consommations intermédiaires (c’est-à-dire les différentes composantes d’un produit fini, NDLR), on se rend compte que les importations chinoises ont été multipliées par dix depuis 1995. Mais dans l’absolu, notre dépendance reste très faible » (Les Échos, le 18 décembre). « Les entreprises ont compris qu’elles ne doivent pas dépendre d’un fournisseur. Et donc elles ont déjà commencé à diversifier leurs approvisionnements, explique Lionel Fontagné, professeur à l’université Paris-I. Les relocalisations ont lieu au niveau régional, dans les pays d’Europe de l’Est, par exemple. Il n’y a plus d’approfondissement des chaînes de valeur mondiales depuis 2008 mais une re-régionalisation du commerce international. » (ibid.). En fait, beaucoup d’économistes pensent qu’il n’y aura de relocalisation et de réindustrialisation que si la France redevient compétitive. Cela ne dépendra pas tant du coût du travail que de la productivité. Et pour cela, il faut que la production soit basée sur de nouvelles technologies et in fine sur une nouvelle manière de produire. C’est possible dans certains secteurs. Mais, comme le dit David Thesmar, professeur au Massachusetts Institute of Technology, à Boston, « dans ce cas, il y a fort à parier que la production passe par la robotisation. Donc les emplois industriels nouvellement créés seront peu nombreux » (ibidem). Pour P. Artus (Le Monde, le 20 décembre), la crise sanitaire a dévoilé un peu plus les impasses d’une croissance faible fondée sur la satisfaction des consommateurs par la baisse des prix, cette dernière elle-même permise par les délocalisations9, le développement des plateformes, l’augmentation des travailleurs pauvres et des inégalités, l’énergie à bas prix. Quitter ce modèle entraînerait une hausse des prix qui ne pourrait être supportée par ces mêmes travailleurs pauvres et précaires d’où la nécessité de passer d’un soutien aux consommateurs à un soutien aux bas salaires. Bref, le retour à une relance par la demande plus que par l’offre, ce qui n’a rien d’étonnant vu le contexte, sauf le fait que ce soit aujourd’hui un libéral comme Artus qui le préconise !

– Une seconde délocalisation interne aux États-Unis ? Après avoir connu le transfert de son centre industriel traditionnel du Nord-est vers la « ceinture dorée » du Sud-est, la crise sanitaire va-t-elle avoir raison de la Silicon Valley ? La généralisation du travail à distance et l’importance apportée au cadre de vie ont rendu la concurrence géographique plus aiguë entre les États américains. Cela fait des années que les experts brandissent la menace d’un déclin de la Californie ; or, en l’espace de quelques semaines, plusieurs entreprises ont déménagé leur siège et de nombreux grands patrons se sont installés ailleurs. À commencer par Elon Musk, le fondateur de Tesla qui a révélé qu’il résidait désormais au Texas, un État qui, comme la Floride, ne collecte pas d’impôt sur le revenu. En effet, la fiscalité est souvent mise en avant pour expliquer ces déménagements (Les Échos, le 23 décembre).

– Les politiques palabrent, le rouleau compresseur passe : alors que ces derniers mois, il est apparu clairement que le texte gouvernemental se traduisait par une exclusion de facto de Huawei du marché français de la 5G, la question était alors de savoir si le projet d’usine européenne entre Strasbourg et Haguenau ne déménagerait pas en Allemagne puisque Berlin s’est montré un peu plus ouvert que les autres capitales de l’UE sur la question Huawei. Le groupe chinois n’a finalement pas tenu compte de ces atermoiements politiques. Faisant le pari du long terme, il double la mise en France. Après avoir ouvert un sixième centre de recherche à Paris à l’automne, il a encore prévu d’inaugurer trois boutiques en région parisienne (Les Échos, le 18 décembre).

– Même cause effets contraires : alors que la crise sanitaire a accentué le poids des plateformes et donc aussi celui des plateformes chinoises, grande distribution et production de luxe en ont tiré des conclusions différentes. Nous avions parlé dans le « Relevé » précédent du départ d’Auchan de Chine (après celui antérieur de Carrefour) pour ne pas passer sous les fourches caudines d’Alibaba et bien Kering et l’une de ses marques, Gucci n’a finalement pas pu résister à la caverne mirifique d’Alibaba. Kering a annoncé avoir noué une alliance avec la plus grande plateforme d’e-commerce en Chine. Les portails d’e-commerce chinois ont pleinement participé à la hausse de 48 % des ventes du luxe en Chine — le seul marché à boucler l’année en croissance (Les Échos, le 21 décembre).

Anticipations post-Covid

– La victoire aux urnes pour le rival démocrate de Trump pourrait bien annoncer le retour à une mondialisation fondée sur des règles communes comme « mode par défaut » des rapports économiques internationaux. Mais là s’arrêtera sa ressemblance avec la mondialisation des années 1990. Car même si Washington renoue avec ses engagements précédents en faveur d’un ordre fondé sur des règles communes, les conflits autour de la définition de ces règles sont voués à se durcir. Tant la guerre commerciale de Trump que les réactions immédiates face à la pandémie du Covid -19 ont trait à la relocalisation de la production. Or, dans la période post-Trump, l’enjeu de la lutte ne sera plus le site de la production, mais la manière de la réaliser. Bienvenu dans le nouveau monde de la politique commerciale ! Il s’agira encore de doper les échanges, mais désormais au service d’un renforcement de la puissance réglementaire des trois blocs qui fixent les règles : États-Unis, Union européenne et Chine. Les signes de cette mutation sont déjà abondants. La nouvelle version de l’ALENA pose comme condition préalable à l’accès préférentiel du Mexique à la chaîne d’approvisionnement des constructeurs automobiles l’augmentation des salaires dans les usines mexicaines du secteur. Même chose en ce qui concerne l’accord commercial de l’UE avec les pays du Mercosur, qui impose des obligations dans des domaines allant du bien-être des animaux au respect de l’Accord de Paris sur le climat. Le Cambodge s’est aussi vu retirer une partie de son accès préférentiel au marché européen au motif de ses violations des droits de l’homme. Enfin, la nouvelle route de la soie développée par Pékin vise à enchâsser nombre de pays dans les réseaux commerciaux et financiers chinois. Comme le montrent ces exemples, ce sont les économies de taille modeste qui trinquent lorsque les grands blocs commerciaux insistent sur la conformité avec leurs normes à eux. Les pays émergents n’ont guère d’autre choix que de céder aux exigences des marchés les plus gros du monde. Même des économies nationales relativement importantes peuvent faire les frais de cette tendance. Il n’est que de penser aux illusions du Royaume-Uni sur sa capacité à entretenir des rapports commerciaux forts avec l’UE et les États-Unis en même temps… tout en ayant les mains libres pour fixer toutes les règles qui lui conviennent.

La nouveauté dans tout cela est que des pays se trouvent de plus en plus contraints de mettre des secteurs entiers en conformité avec les exigences d’un des grands blocs. Autrefois, lorsque les matières premières et les biens industriels finis constituaient l’essentiel des échanges, les exportateurs n’avaient pas de mal à moduler leur production selon le marché international visé. Mais aujourd’hui, et pour de multiples raisons, les règles s’appliquent de plus en plus à l’ensemble du procès de production. C’est le cas non seulement traditionnel des échanges industriels, mais aussi celui du commerce croissant de services qui se nichent même désormais dans des produits aussi matériels que la voiture bourrée d’informatique. Cela fait que les trois grands blocs ont bien intérêt à s’assurer que leurs règles à eux triompheront. Les pays du monde ont été sommés de choisir leur camp sous Trump, ils le seront tout autant après son départ. Même dans le domaine où le retour au bercail des États-Unis sera le plus chaleureusement accueilli, on assistera à une remontée des tensions. Certes, un gouvernement Biden souscrirait à nouveau à l’Accord de Paris et pourrait entamer à l’intérieur du pays une politique ambitieuse de lutte contre le changement climatique. Biden promet déjà une taxe carbone sur les importations en provenance de pays accusés de « tricher sur leurs engagements en matière de climat » et l’UE a l’intention de faire de même. Mais une politique consistant à faire la paix avec l’Europe risque de conduire à l’affrontement avec la Chine. Elle ouvrirait la voie à un Occident réunifié qui formerait dès lors un « club anti-carbone » qui sommerait Pékin de réduire ses émissions, sous peine de perdre son accès aux marchés occidentaux. On aurait d’ailleurs tort d’y voir du protectionnisme. Il s’agit plutôt d’une mondialisation plus profonde dans laquelle l’activité économique transnationale s’accompagnerait de règles non moins transnationales pour la régir. Cette re-réglementation des flux transnationaux est une réponse naturelle et, potentiellement saine à l’erreur précédente qui consistait à confondre mondialisation et déréglementation.

On peut imaginer plusieurs issues possibles aux batailles réglementaires qui se dessinent actuellement.

La première serait l’harmonisation des politiques commerciales : les pays se mettraient d’accord sur des règles à peu près semblables. C’est le modèle qui sous-tend l’intégration économique européenne, mais qui a peu de chances de s’instaurer à l’échelle mondiale. La question du climat pourrait toutefois faire figure d’exception, étant donné qu’un club anti-carbone occidental — englobant la moitié de l’économie mondiale — pourrait atteindre la puissance de feu économique requise pour contraindre les autres à s’y plier. Une possibilité, en tout cas à court terme, le projet de débloquer 500 milliards de dollars sous forme de DTS (droits de tirage spéciaux) par le FMI pour une aide mondiale ne devrait plus être bloqué puisque seuls Trump et Modi s’y opposaient. » (J. E. Stiglitz, prix Nobel d’économie, Les Échos, le 24 décembre).

Deuxième issue possible : chaque pays extérieur aux trois blocs finirait par s’intégrer plus fortement au bloc avec lequel il a déjà les liens économiques les plus serrés. Cela créerait un dilemme pour les pays liés à plus d’un bloc : imaginons l’Amérique latine obligée de choisir entre la Chine et les États-Unis, ou l’Afrique entre la Chine et l’Europe. Le dernier exemple en date est la semonce donnée par Washington au Brésil concernant Huawei, groupe chinois des télécommunications.

La troisième issue serait la fragmentation. Dans certains domaines, les normes des trois grands blocs commerciaux sont aujourd’hui irréconciliables et vont vraisemblablement le rester. Cela semble être le cas du traitement des données personnelles : l’Europe donne la priorité au consommateur plutôt qu’aux producteurs de contenu numérique, les États-Unis montrent une préférence pour le Big Tech et la Chine développe la surveillance étatique. Mais on pourrait aussi imaginer un dernier scénario plus optimiste qui verrait une large convergence sur les normes les plus exigeantes. Il existe un « effet Bruxelles » qui incite des pays à adopter des règles européennes du fait que, une fois que leurs entreprises seraient en conformité, d’autres marchés internationaux s’ouvriraient à elles. Comme l’a fait remarquer dans le New Yorker, Nate Persily, professeur de droit à l’université Stanford : « L’Europe est le seul régulateur effectif de la Silicon Valley. »

On a souvent dénoncé la mondialisation dans sa phase précédente pour avoir déclenché une course vers le bas. Dans la phase à venir, une lutte titanesque pour gagner la position dominante en matière de réglementation pourrait paradoxalement déboucher sur une course vers le haut (Martin Sandbu, Financial Times, le 21 août 2020, traduction de Larry C.).

– Aujourd’hui, on vit la troisième contraction du PIB la plus importante depuis 1900, selon la Deutsche Bank. Le gouvernement britannique envisage de prendre des participations dans des entreprises clés (et là, bonne chance à ceux qui espèrent encore toucher des dividendes) et de créer toute une série d’instruments financiers à faible rendement comme des obligations indexées à la croissance du PIB. De même, les taux d’intérêt resteront bas et les loyers pourraient baisser si des logements Airbnb étaient redéployés sur le marché à long terme et à des prix plus faibles. Pour finir, les impôts sur les revenus du capital vont sûrement augmenter. Selon un nouveau document de réflexion de la Réserve fédérale de San Francisco, l’analyse de quinze pandémies historiques en Europe (en remontant jusqu’au XIVe siècle) donne ceci : chute des taux d’intérêt au cours des vingt ans suivant la pandémie, et hausse des salaires réels pendant trente ans. D’après le document de la Fed (disponible en anglais) : « De fortes répercussions macroéconomiques [des pandémies étudiées] se prolongent pendant quarante ans environ, dont notamment une stagnation significative du retour réel sur investissement. En revanche, nous n’avons rien constaté de tel à la suite des conflits armés, bien au contraire. Cette différence s’explique vraisemblablement par la destruction de capitaux typique des guerres, mais pas des pandémies. Sur la base de données bien plus rares, nous avons par ailleurs noté une modeste augmentation des salaires à la suite des pandémies qui paraît logique, compte tenu des pénuries de main-d’œuvre et/ou de la tendance à épargner davantage qui sont parmi les conséquences de celles-ci. » (Financial Times, le 16 avril 2020).

 Et l’auteur de conclure que si, comme le laisse supposer le bilan historique, les taux d’intérêt réels restent durablement bas au lendemain de la pandémie actuelle, les gouvernements auront pas mal de marge de manœuvre budgétaire pour en atténuer les impacts. Une seule réserve cependant : la pyramide des âges aujourd’hui, qui n’est nullement comparable à celle observée au début de la Peste noire…

Temps critiques, le 28 décembre/2020

  1.  – C’est la preuve aussi que l’Allemagne a moins délocalisé que la France où l’exemple de l’automobile est caricatural. « Le déclin du secteur automobile a contribué à lui seul à plus de la moitié de la dégradation de 50 milliards d’euros du solde commercial français hors énergie entre 2003 et 2019 », rappelle un rapport publié par France Stratégie (Les Échos, le 15 décembre). Alors que Macron veut 1M de voitures électriques produites en France en 2025, sauf pour la Zoé de Flins, les deux entreprises françaises produisent celles-ci à l’étranger. D’autant qu’avec les généreuses primes à l’achat sur les véhicules électrifiés, le gouvernement subventionne les importations. » d’après B. Jullien, maître de conférences à l’université de Bordeaux et spécialiste des questions liées à l’automobile. []
  2.  – Une séduction durable ce qui n’est pas le cas de toutes les jeunes pousses industrielles comme le montre a contrario l’exemple des rapports entre Ford et Nikola Motor le fabriquant de camions électriques pourtant sur le modèle de Tesla. []
  3.  – Comme le marché de la voiture électrique a commencé à faire ses preuves cette année, pour les nouveaux venus, cela se traduira par de la croissance nette, alors que les constructeurs « old school » devront aussi gérer le poids du passé. []
  4.  – Ce n’est pas grand chose en comparaison des secousses brutales qui ont eu lieu après la crise financière de 2008, lorsque le taux de change du dollar a fluctué entre 0,63 et 0,93 par rapport à l’euro, et entre 90 et 123 par rapport au yen. La réaction modérée des taux de change face à la pandémie est l’une des grandes énigmes macroéconomiques du moment. Il y a une incohérence fondamentale sur le long terme entre la croissance continue de la dette des États-Unis sur les marchés mondiaux et la baisse continue de leur production dans l’économie mondiale. Un problème analogue a conduit à l’effondrement du système d’après-guerre (Bretton Woods) de taux de change fixes au début des années 70. Une explication possible de la relative stabilité malgré la crise sanitaire est que le fait que les taux d’intérêt soient gelés et sans doute pour longtemps encore diminue l’incertitude (Kenneth Rogoff, ex-économiste en chef du FMI, in Les Échos, le 3 décembre). []
  5.  – Toutefois, au niveau plus général, en dix ans, la vente en ligne a permis la création de 32 000 emplois dans le commerce de gros, mais a détruit 114 000 emplois dans le petit commerce (Le Monde, le 4 décembre). « En théorie, la vente en ligne détruirait des emplois dans les magasins physiques mais en créerait en amont et en aval de l’acte d’achat, par exemple dans le commerce de gros ou la livraison, expliquent les auteurs, citant le concept de “destruction créatrice” théorisée par l’économiste Joseph Schumpeter. Mais au total, il semblerait que le secteur arrive à opérer avec globalement moins de ressources. ». Aux États-Unis, l’assureur Euler Hermes pointait en juillet 670 000 destructions d’emplois dans le commerce physique depuis 2008 et en prévoyait 500 000 de plus d’ici à 2025. En avril 2019, une étude de la banque UBS anticipait, elle, 75 000 fermetures de commerces américains d’ici à 2026, si la part de l’e-commerce passait de 16 à 25 % (elle est de 10 % en France, ibid.). []
  6.  – Sur les États-Unis, cf. Ioanna Marinescu, université de Pennsylvanie : https://papers.ssrn.com/sol3/ papers.cfm?abstract_id=3664265 où il est montré que malgré la forte augmentation des allocations, les demandes étaient restées bien supérieures aux offres alors qu’elles auraient dû baisser si on avait constaté l’existence d’une « préférence pour le chômage ». Finalement, l’assurance chômage n’a plus que la vertu de lutter contre les inégalités. Aux États-Unis, pendant la crise sanitaire, ce sont les salariés à revenus modestes et dans des secteurs comme la restauration, qui ont perdu le plus d’emplois. L’augmentation des allocations chômage de 600 dollars par semaine pour tout le monde a bénéficié de manière plus que proportionnelle aux chômeurs à bas revenus, et a donc joué un rôle très important pour limiter la croissance des inégalités aux États-Unis pendant la crise du Covid -19 (cf. http://ftp.iza.org/dp13643.pdf, Marinescu, Libération, le 15 décembre). []
  7.  – Cf. Michel Aglietta et Sabrina Khanniche : « La vulnérabilité du capitalisme financiarisé face au coronavirus », La lettre du CEPII, no 407, avril 2020. []
  8.  – Il faut savoir qu’en temps de baisse des cours, les bons du Trésor correspondent à un choix de la « qualité » et normalement cela conduit à des achats de bons, alors que là s’est produit le processus inverse du fait de la préférence pour la liquidité (le choix de la quantité). []
  9.  – On estime que l’augmentation des importations en provenance de Chine entre 1995 et 2007 a détruit environ 100 000 emplois en France, des pertes concentrées géographiquement, tandis qu’elle a amélioré le pouvoir d’achat annuel de chaque ménage de 1 000 euros, des gains répartis sur toute la distribution des revenus, donc une diffusion certes, mais sûrement très inégalitaire et dont le sens est difficile à appréhender (Isabelle Méjean, professeure d’économie à l’école polytechnique, Le Monde, le 20 décembre). Si ces problèmes sont réels, on oublie parfois que, pour l’économie française, la mondialisation se joue avant tout à l’échelle européenne. Environ 60 % des échanges de la France avec le reste du monde se font à l’intérieur de l’Union européenne (UE), quand les biens en provenance d’Asie représentent 15 % des importations françaises. Les pénuries de masques ou de paracétamol ont focalisé l’attention, tandis que la prépondérance européenne sur le matériel médical ou d’autres types de médicaments était ignorée. L’UE est le premier exportateur mondial d’une cinquantaine des 90 produits identifiés comme stratégiques dans la gestion de la crise sanitaire par l’OMC. Cela ne signifie pas que l’UE est autosuffisante, mais que les investissements nécessaires pour atteindre la souveraineté dans des secteurs aujourd’hui jugés stratégiques ne concernent qu’un nombre limité de produits (ibid.). []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XIII)

– Courtepaille, Camaïeu, André, la Halle autant d’entreprises en assistance respiratoire sous LBO (Leveraged buy-out pour « opération à effet de levier »). C’est une technique financière de rachat d’une entreprise avec un apport minime d’argent propre, mais la constitution d’une dette dont le remboursement est engagé sur les bénéfices à venir. Une opération qui peut être utilisée par des fonds d’investissement en recherche de hauts rendements, et ce aussi bien en phase de forte croissance comme aux États-Unis pendant les Trente glorieuses ou en période de crise comme depuis 2008 où prédominent les faibles taux d’intérêt. Plus les taux sont bas plus les risques sont limités à financer des entreprises qui autrement ne seraient pas secourues. Les LBO détournent les investisseurs des obligations et actions à rendements alors rendus faibles. C’est l’effet pervers des accords dit de Bâle III qui, suite à la crise des subprimes, encadrent maintenant l’action des banques de façon à les rendre plus prudentes. Le résultat en est que les fonds privés se substituent progressivement aux traditionnels investisseurs institutionnels. Ainsi, l’enseigne de surgelés Picard, qui a multiplié les LBO pour financer son développement, a certes grossi, mais sa dette atteint 1,4 milliard d’euros. Une partie de l’endettement peut être sain dans la mesure où c’est un endettement volontaire d’acquisition pour grossir et prendre des parts de marché, mais une autre partie est plus risquée qui voit l’entreprise déjà endettée par cette acquisition s’endetter pour rémunérer les investisseurs à des taux bien supérieurs au prix de marché. À l’origine, cette technique était faite pour permettre la transformation d’entreprises familiales en sociétés sans passer par la Bourse. Par exemple dans le cadre du rachat de l’entreprise par les salariés, ces derniers bénéficiaient alors de déductions fiscales qui n’ont par contre pas lieu d’être, d’un point de vue de gauche, dans le cas d’opérations quasi spéculatives (Nicolas Bédu, « économiste atterré » dans Libération, le 27 juillet).

Or la Covid-19 semble avoir mis fin à cette assistance financière pour de nombreuses entreprises se situant dans les secteurs les plus touchés par la crise comme le textile et l’habillement ou la restauration parce que les investisseurs ne sont réactifs qu’à des signes de court terme et non à des politiques industrielles innovatrices permettant de prévenir les changements de comportement de consommation surtout dans des secteurs aussi liés à la mode (cf. le passage à la fast fashion [la mode éphémère]). La Covid-19 et le développement de la vente en ligne ont fait le reste. Ces marques seraient restées sur les critères des années 1980, alors que Zara et H&M utilisent la high-tech à plein ; chez Zara, les vendeuses ont un appareil pour informer le siège au jour le jour sur ce qui marche ou pas. L’offre est adaptée en permanence. Pourquoi Primark monte en flèche ? En raison du prix. C’est le Tati de la grande époque mais tendance, alors que Camaïeu est bien plus cher sans proposition particulière de style ou de qualité. Et nous pouvons rajouter que l’exploitation de la force de travail y atteint un niveau particulièrement élevé avec des grèves sporadiques pour faire respecter les règles minimales de droit du travail auprès du personnel intérimaire ou des sous-traitants ou encore du personnel de sécurité. Mais même Zara et H&M subissent le choc, rattrapés qu’ils sont par leur stratégie de réassort frénétique pour coller à la tendance. En effet, la fast fashion a fait assaut de soldes anticipées et autres prix cassés pour écouler la marchandise invendue, ce qui réduit d’autant les marges.

Le grand absent sur cette question des LBO demeure l’État ; pas question pour lui, pour le moment en tout cas, de réguler l’activité des fonds d’investissement. Sans doute une manière de ne pas insulter l’avenir, dans la mesure où par le passé, ce sont ces fonds qui ont été les seuls repreneurs d’entreprises en difficulté. Les pyromanes peuvent en effet se transformer momentanément en pompiers.

– Air-France, comme d’ailleurs d’autres entreprises de transport aérien, ne pourra rembourser avant longtemps les différentes formes de prêts qui lui ont été consentis ce qui équivaut à une nationalisation de fait. Une fois de plus l’adage de la privatisation des profits et de la socialisation des dettes semble vérifié. Toutefois, dans le cadre des réglementations européennes, une nationalisation de droit est peu probable, car elle contreviendrait aux règles de concurrence et serait attaquée par d’autres compagnies comme Ryan-Air qui ne bénéficient pas de ces mesures (Cf. Marc Ivaldi, économiste des transports, Libération, le 31 juillet). Ce serait passer d’une intervention conjoncturelle dans l’économie à une intervention structurelle pourtant nécessaire s’il s’agit de planifier une politique de transport qui ne fasse pas qu’un secteur, pour se sauver, détruise les autres. Ainsi, le patron d’Alsthom s’est montré plus que partisan de l’interdiction de l’avion sur les liaisons intérieures pouvant être assurées par rail : « À titre personnel, je suis favorable à ce que, pour tous les trajets de moins de quatre heures de train, l’avion soit interdit. Le modèle TGV participe énormément à la décarbonation du transport », a déclaré Henri Poupart-Lafarge, en plaidant pour une relance du rail face à l’avion, mais aussi de préférence à l’automobile1.

Autre bémol à cette socialisation des pertes : si on regarde les précédents d’Alsthom et de PSA, leur recapitalisation par l’État a permis ensuite des plus-values importantes à la revente quand la situation s’est améliorée (ibid.). Le problème ici est donc de savoir si le secteur du transport aérien est conjoncturellement ou structurellement touché.

– Dans divers textes de Temps critiques, nous avons souvent insisté sur le fait qu’avec la « révolution du capital », le capital dominait la valeur et donc en conséquence que les prix n’avaient plus qu’un rapport ténu à cette valeur ; soit parce que la plupart des prix sont maintenant des prix de cartels (monopolistiques ou oligopolistiques) soit parce que ce sont des prix administrés fixés par l’État. Or, avec le plan de relance européen, on en a un exemple concret aujourd’hui. En effet, les taux d’intérêt à long terme sur les dettes publiques ou sur les dettes des entreprises, les écarts de taux d’intérêt entre pays ou encore les primes de risque sur les dettes des entreprises en bonne ou mauvaise forme, de bonne ou de mauvaise qualité, seront maintenant déterminés par les achats de la BCE. Ce sont devenus, dans les faits, des prix administrés et non plus des prix de marché (Les Échos, le 27 juillet).

D’autres axes du plan de relance vont dans ce même sens de la sortie de l’économie de marché comme, par exemple, le désir de relocalisation des États qui ne peut se faire que par subventions aux entreprises puisque la plupart des raisons qui avaient amené ces dernières à délocaliser demeurent avec toutefois des évolutions non négligeables : un éventail de coût du travail qui se réduit, une compétitivité qui s’évalue plus sur le coût complet et la qualité que sur le prix, etc. Enfin, il en est de même pour l’émission de CO2. Un prix plancher d’émission élevé ne peut être à lui seul une arme décisive d’abaissement de ce niveau dans les proportions prévues. Les États vont donc être obligés de sortir de ces mécanismes de marché qui avaient pourtant la préférence des entreprises et des libéraux avec par exemple les droits à polluer pour entrer dans un système incitatif ou contraignant concernant les transports et l’isolation thermique des logements (en France on parle d’un passeport santé du logement que les propriétaires devront respecter, cf. Libération, le 28 juillet : « L’exécutif veut rendre son écologie concrète »).

– Des inconnues demeurent : la France a refusé une baisse de la TVA, mais aurait-elle été porteuse dans un pays où l’INSEE nous indique que la baisse des exportations a été plus forte que celle des importations, et ce au plus fort de la crise et que par expérience les entreprises ont tendance à ne pas répercuter cette baisse dans le prix, mais au niveau de leurs marges ? (Les Échos le 3 août). Par ailleurs, la diversité de situation des secteurs est telle qu’il est difficile de faire des projections. Le luxe, la pharmacie, l’eau, l’agroalimentaire, le BTP s’en sortent relativement bien avec un fort redémarrage, l’automobile, les transports et la métallurgie dans son entier, souffrent beaucoup plus or ce sont les secteurs qui nécessitent le plus gros effort d’investissements privés sans pour cela avoir de garantie d’une reprise de la consommation et les experts (Les Échos le 3 août) estiment un coût de frein de cet investissement à hauteur de 50 milliards correspondant grosso modo au « cash-crunch » (peut être résumé par un manque de liquidité de la part des entreprises) qui vient de se produire. Le risque n’est donc pas dans les services, mais dans l’accentuation de la désindustrialisation, une crainte énoncée par le président de l’UIMM, Ph. Darmayan dans ces mêmes colonnes, le 31 juillet). Depuis 1982 les ouvriers sont passés de 30 % des emplois à 19,6 (2019) et ils travaillent de moins en moins dans le secteur manufacturier (de 15 % ils ne sont plus que 7 %). Les ouvriers qualifiés dans l’industrie manufacturière, peu nombreux sur le total et en net recul numériquement, sont à 85 % en CDI contre 63 % pour les autres. Les autres salariés comptabilisés comme tels dans la nomenclature officielle des PCS (professions et catégories socioprofessionnelles) sont chauffeurs, ouvriers de type artisanal, ouvriers du BTP, ouvriers agricoles, ouvriers/employés des entrepôts de logistique ou de nettoyage, des secteurs qui résistent mieux à l’automatisation des tâches ou même qui sont le produit de son accroissement, mais fractions ouvrières qui ont du mal à coaguler, bref à faire forces par comparaison aux anciennes fractions ouvrières qui faisaient masse au sein des « forteresses ouvrières » .

– Bruxelles veut faciliter le financement des entreprises en simplifiant l’accès aux marchés financiers. Parmi les mesures notables, on peut retenir la promotion d’une technique qui a pourtant démontré ses potentialités spéculatives, celle de la titrisation qui permet aux banques de regrouper des prêts, de les convertir en titres et de les vendre sur les marchés. L’objectif est de les aider à prêter de manière plus ciblée en transférant sur les marchés financiers une partie du risque lié aux emprunts des petites et moyennes entreprises qui ont justement du mal à trouver des capitaux pour l’innovation, surtout en France si on compare la situation avec celle qui prévaut en Allemagne et est à la base du dynamisme de l’Hinterland.

Dans le même ordre d’idée, la Commission européenne a accepté le rachat du canadien Bombardier par Alsthom ce qui en fait le second groupe du ferroviaire derrière le chinois CRRC, alors qu’il avait refusé auparavant la rencontre entre le même Alsthom et Siemens. Force est de constater une prise en compte de la concurrence chinoise.

– Le gouvernement va satisfaire le patronat en s’attaquant à l’impôt sur la production. Un impôt de 20102 (Sarkozy) que beaucoup considèrent comme aberrant dans son fondement puisqu’il frappe les entreprises au niveau du chiffre d’affaires, des frais fixes (plus important dans l’industrie que dans les services) et de la valeur ajoutée et non du profit ; aberrant aussi dans sa destination puisqu’il comprend une cotisation foncière qui sert à financer les collectivités locales3, une cotisation qui pèse proportionnellement plus sur les PME/ETI que sur les grandes firmes ; et enfin aberrant par rapport à son poids : 77 milliards (on parle de le rabaisser de 10 milliards) contre 26 en moyenne dans l’UE, mais seulement 11 en Allemagne. Cette baisse pourrait toutefois être compensée par une hausse de l’impôt sur les sociétés ce qui apparaîtrait plus « juste » d’un point de vue industrialiste.

– Pour certains experts, la 5G, contrairement à ses devancières, serait d’un usage à 80 % professionnel et non de consommation/loisir. Ils en espèrent une croissance de la productivité (G. Babinet de l’Institut Montaigne, Les Échos, le 28 juillet) par optimisation des flux pour éviter les problèmes de stocks, quelque chose que le toyotisme n’a pas complètement réalisé même s’il en a fait un objectif en inversant la traditionnelle filière fordiste. Cela permettrait aussi des gains dans l’agriculture avec l’analyse de l’humidité permettant de ne pas gaspiller d’eau ou de l’énergie avec les chauffages connectés ou encore les GPS.

Les marchés financiers pourraient eux aussi en profiter dans la mesure où ils se fondent sur une actualisation4 de tous les profits futurs jusqu’à parfois les valoriser à l’excès comme le montre la cote actuelle de Tesla qui ne représente pourtant qu’une part de marché minuscule. Et alors même que les Gafam font l’objet d’une procédure d’abus de position dominante aux États-Unis, leur valorisation boursière n’a jamais été aussi haute5 (Le Monde, le 1er août) du fait de la haute valeur d’actifs intangibles que représentent leur savoir-faire, le capital humain ou le General intellect6.

– Un des effets indirects de la Covid-19 est la fin du projet de Google-City à Toronto qui devait fournir un exemple de ce que Richard Florida appelle les « entreprises urbantech » à la base de futures villes « intelligentes » (Cf. Carlo Ratti qui dirige le Senseable City Lab au Massachusetts Institute of Technology, Les Échos, le 3 août).

– La Covid-19 a en partie sapé la puissance du dollar. Celui-ci est engagé dans une tendance baissière, parce que corrélée à la mauvaise gestion de la crise sanitaire alors même qu’au début de la crise il avait encore fonctionné comme valeur refuge (il bénéficiait de ce qu’on appelle une prime de sécurité) ; mais la gestion Trump et le conflit avec la Chine ont miné la confiance. Par ailleurs les taux américains sont moins attirants et les flux de capitaux vers des fonds d’actions européens sont plus importants que vers les fonds spécialisés dans les actions américaines (la prime de risque tend à s’inverser). Anton Brender, in Les Échos, le 31 juillet-1er août estime que le rôle de l’euro va croître à long terme, mais qu’à court terme il n’y a pas d’alternative au dollar et au système financier qu’il domine.

– Nous l’avons suggéré dans les relevés précédents, les économistes distinguent volontiers les « chocs d’offre » et les « chocs de demande », mais cette distinction, qui n’a sans doute jamais eu grand sens, n’en a manifestement aucun dans le cas de cette crise. C’est l’ensemble des schémas de reproduction qui ont été désarticulés. Le rapport consommation-production-investissement d’abord, l’articulation des chaînes de valeur ensuite. Les stratégies de relocalisation, si elles ne restent pas lettre morte, ne feront qu’accentuer cette désarticulation (M. Husson : « L’économie mondiale en plein chaos », site À l’encontre).

– Le mini scandale de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), une référence mondiale de la régulation publique environnementale, autour de l’autorisation de l’utilisation du glyphosate, repose la question de l’indépendance des experts et la fiabilité de leurs expertises quand ils sont en fait juges et parties ; et au-delà, la question d’une agriculture productiviste. En effet, dans un article de Libération, le 25-26 juillet on apprend que la non-utilisation de ce produit conduirait à un labourage beaucoup plus intense des sols nécessitant, en l’état actuel, l’utilisation de nouvelles machines entraînant elle-même à terme une concentration du capital. Le piquant de ce processus c’est que c’est la FNSEA qui met en avant ce danger pour justifier le maintien de l’utilisation du produit dans des formes encadrées.

– D’après une enquête Le Progrès, le 28 juillet, la Covid-19 a eu un effet à la hausse sur les produits frais. La Confédération paysanne dénonce les culbutes de la grande distribution qui font passer des tomates bios achetées 1,50 euro aux producteurs à 5,80 en rayon. Derrière le mot d’ordre gouvernemental d’acheter en France réduit par la grande distribution à une bataille de communication, se livre une véritable guerre des prix alors que le coût de ramassage en France est 1,7 fois plus élevé qu’en Espagne et 1,5 fois… qu’en Allemagne. Le résultat en est que nos importations en ce domaine ont doublé en 10 ans pour atteindre 20 %, alors même que nos exportations baissent (cf. aussi le relevé de notes IV). Ce qui est vrai pour les légumes l’est encore plus pour les fruits où le coût de ramassage correspond à 40 à 60 % du coût total du produit.

Un panier de 8 types de légumes et fruits pour 4 personnes s’établit à 42,34 euros en magasins discount ; 51,33 en hypermarchés ; 52,45 sur le marché et enfin 90,79 en magasin bio. Il ne s’agit bien sûr pas des mêmes produits, mais cela traduit la tension entre producteurs et distributeurs dans ce secteur, une tension de fait arbitrée par l’État selon des choix qui sont tous sauf anodins. On a vu pendant la pandémie que les marchés des grandes villes ont été fermés autoritairement ce qui n’a pas été le cas des hypermarchés et magasins de proximité ; quant à la production bio elle reste une production de niche en dehors de la PAC.

– Une autre enquête, cette fois du Journal du dimanche, le 26 juillet, rend plus concret les dessous de la production agricole de type industrielle dans la mesure où là encore la Covid-19 a fait remonter à la surface des conditions, ignorées de beaucoup, des nouveaux « damnés de la terre ».

C’est ainsi qu’au camping des Noves dans les Bouches-du-Rhône, des ouvriers sans-papiers, pour la plupart venus d’Amérique du sud ou d’Amérique centrale et recrutés par l’entreprise espagnole Terra Fecundis7 de Murcie, se retrouvent dans une sorte de zone de regroupement au sein d’un camping où ils sont séparés des touristes par des hauts murs. Ce sont des « travailleurs détachés intérimaires » d’après la formule officielle. Une sorte d’actualisation de la pratique du « plombier polonais ». Derrière Terra Fecundis se retrouvent les quelques grandes exploitations, dont beaucoup sont sises en Provence, qui fournissent la grande distribution. C’est la Covid-19 qui a permis de soulever le voile puisqu’une forte contamination liée à la promiscuité, à l’absence de masques et aux mauvaises conditions est apparue au camping. On retrouve des situations identiques à Beaucaire avec une rue Nationale transformée en Little Ecuador. Il y aura donc eu une exception au confinement puisque ces travailleurs ont pu faire plus de mille kilomètres depuis le sud de l’Espagne jusqu’en Provence. Dès la mi-avril, gendarmerie, police et justice ont été alertées, mais beaucoup reconnaissent que le Ministère de l’Agriculture aurait mis la pression sur le Ministère de l’Intérieur pour épauler concrètement « nos » agriculteurs (clientélisme politique) tout en arguant de la peur du manque de nourriture pour justifier le silence sur ces manquements aux mesures officielles de confinement (démagogie).

Ancien directeur du travail au Ministère du même nom, Hervé Guichaoua y voit une autre raison plus juridique et européenne : « Le gouvernement ne pouvait pas, par simple instruction, bloquer à la frontière ces salariés détachés car cette décision aurait eu pour effet d’interdire aux entreprises étrangères d’exercer leur droit à la libre prestation de services reconnue par l’article 56 du traité sur le fonctionnement de l’UE ». Pourtant d’après le même haut fonctionnaire ces pratiques de Terra Fecundis sont connues de l’État depuis 2001 et ce n’est qu’en 2014 qu’une première action en justice est menée après la mort d’un saisonnier. Le Coronavirus aura là encore accéléré les choses.

– Un point complémentaire au relevé XII où nous abordions la question de la relance de la demande à partir des bas salaires (cf. l’analyse keynésienne). Pour dynamiser l’embauche, il serait préférable de cibler les emplois à bas salaires car c’est autour de la valeur du SMIC que les incitations gouvernementales en direction du patronat, s’avèrent opérantes ; et non comme dans le projet actuel en fixant une limite supérieure à 2,5 SMIC ce qui correspond en fait au niveau de 85 % de salariés ! (Les Échos, le 28 juillet, Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo). L’échec du CICE n’aura apparemment pas servi de leçon. À viser tout le monde, L’État ne touche personne car cela conduit au mieux au saupoudrage de la même somme sur un nombre plus grand de bénéficiaires. Le même défaut apparaît avec un chômage partiel maintenu à 4,5 SMIC en longue durée au lieu de l’abaisser à 2 ou 2,5 SMIC comme cela a été proposé plusieurs fois par des économistes. Le risque est double, car un chômage partiel de longue durée est un peu une contradiction dans les termes qui conduit premièrement, au niveau microéconomique, à subventionner indirectement des secteurs en déclin ; deuxièmement à mieux indemniser les heures non travaillées que le chômage.

Ces dispositions sont d’autant plus étonnantes que sur la question de l’âge c’est l’argumentation inverse qui prévaut en arrêtant la limite de bénéfice de la mesure à 25 ans, ce qui crée de fait une trappe à chômage pour la catégorie d’âge située juste au-dessus (Le Monde, le 29 juillet). Pour Stéphane Carillo de Sciences-Po, il aurait été plus habile de monter jusqu’à 30 ans en limite d’âge, mais dans les limites de deux fois le SMIC seulement plutôt que 2,5. Ces dispositions ne parlent d’ailleurs que d’emplois en général, or dans la mesure où elles autorisent les CDD (d’un minimum de trois mois) on ne peut exclure que certains patrons se laissent tenter par un turn-over des postes à leur initiative (augmentation de la précarité). Et cela, y compris dans une forme « inclusive » où ce seraient finalement toujours les mêmes destinataires auprès desquels on renouvellerait le contrat, alors que le but de la mesure est d’élargir les possibilités de « l’employabilité ».

L’évolution de l’automobile en France en est le fidèle reflet de l’évolution plus générale de l’industrie française. Nous avons vu supra la déperdition d’emplois industriels, elle est la conséquence de chiffres de production eux aussi globalement en baisse. Ainsi, en 2000, la France était deuxième producteur européen après l’Allemagne, aujourd’hui elle est quatrième et a perdu 36 % de ses emplois. Ce déclassement n’est pas dû à une déconfiture commerciale, car les parts de marché de Renault et de PSA restent stables, mais les choix industriels, surtout chez Renault avec Ghosn ont porté aux délocalisations et à la production de voitures low cost pendant que la production en France se désintéressait du design, pourtant essentiel, pour la fameuse « montée en gamme ». Pourtant, rien n’était impossible puisque Toyota a fait le choix inverse en choisissant la France pour sa Yaris près de Valenciennes, qui est la quatrième voiture produite en France en termes de quantité avec une usine ultramoderne et beaucoup plus automatisée (le coût du travail n’est pas entré en ligne de compte pour le constructeur japonais).

Le résultat c’est que depuis le pic de production de 2002, la production n’a fait que baisser se situant aujourd’hui autour de 1,67 million soit deux fois moins. Les économies d’échelle sont donc rendues difficiles et il n’est pas étonnant que les centres de recherche se retrouvent surdimensionnés comme à Guyancourt pour Renault et que les licenciements y sont à l’ordre du jour (Le Monde, le 29 juillet). Situation générale d’autant plus difficile qu’après avoir bénéficié de ce que certains observateurs appelaient « la rente Nissan », c’est aujourd’hui la marque japonaise qui traîne les deux tiers des pertes du groupe que les bons chiffres de Dacia ne peuvent compenser puisqu’ils sont hors bilan (Le Monde, le 31 juillet). La situation n’est par ailleurs guère réjouissante chez les équipementiers puisque l’un des plus puissants, Faurissia prévoit une baisse de ses investissements d’au moins 40 %.

– Barbara Pompili a reculé sur le moratoire des entrepôts de commerce et les limitations de nouvelles implantations ne concerneront que les zones commerciales. Est-ce un recul pour ne pas froisser les géants du numérique et des plateformes ? Ou alors le fruit d’un gros lobbyisme de la part de « France logistique » (cf. « Point de vue » dans Les Échos, le 29 juillet) où il est fait état de 30 000 créations d’emploi net/an soit 1,8 million de personnes représentant 10 % de l’emploi salarié en France répartis sur tout le territoire (le fameux « maillage » du territoire) et avec une forte chance d’ascenseur social interne dans un secteur neuf ? France logistique insiste aussi que ce secteur assure stockage, transport et livraison avec efficacité, y compris pendant la Covid-19, que l’Allemagne est le leader de la logistique mondiale et enfin que si on empêche les plateformes de s’installer en France cela ne changera rien puisque les installations nouvelles se feront à nos frontières, mais par nos concurrents.

Temps critiques, le 3 août 2020.

  1. – De fait, selon les chiffres de l’Agence européenne de l’environnement, les émissions de gaz carbonique du train plafonnent à 14 g de CO2 par passager et kilomètre, quand elles culminent à 285 g pour l’avion et représentent 55 g pour une voiture moyenne. En France, où les TGV roulent à l’électricité nucléaire, le train est encore plus « propre » qu’ailleurs sur le Vieux Continent : 1,14 g par passager au km par exemple pour un Paris-Avignon TGV (661 km) ou 1,37 g pour un Paris-Toulouse (793 km), si l’on en croit le calculateur open data de la SNCF… Ce qui est quand même incroyable, c’est qu’alors que les grandes villes ont voté écologiste (avec toutefois une abstention qui survalorise leur représentation), plus personne ne parle du traditionnel combat écologiste contre l’énergie nucléaire. Avec l’effacement de l’État-nation et de la pertinence de la question de l’indépendance nationale, le nucléaire est comme détaché de la puissance de l’État et devient une énergie comme une autre, plutôt plus propre finalement et un avantage comparatif dans la concurrence internationale ce qui ne gâte rien. []
  2. – Pendant longtemps les gouvernements lui ont préféré une baisse du coût du travail par exonération de charges sur les bas salaires. []
  3. – Le gouvernement prévoit de leur verser en compensation une fraction de la TVA (Les Échos, 31 juillet-1er août). []
  4. -L’incertitude est inscrite au cœur même de la formule d’actualisation qui nous indique ce qu’un capitaliste serait prêt à risquer (cf. l’importance prise par les primes de risque) et payer pour recevoir plus tard un flux d’argent. Mais ce taux d’actualisation peut être utilisé pour différents calculs prospectifs. Il peut l’être par exemple par rapport au coût de la lutte contre le réchauffement climatique quand on pense que depuis les années 2000 il existe des « obligations catastrophes » permettant aux investisseurs d’acheter aux assurances les « risques d’événements extrêmes » (ils « actualisent » sur les deux tableaux) ; et on peut même penser qu’il l’a été, mais de façon erronée, pour ce qui est des risques de pandémie. Les alertes n’ont en effet pas manqué, mais les calculs et l’évaluation se sont avérés erronés. []
  5. – À titre d’exemple Apple « vaut » plus que l’ensemble des entreprises du CAC40 et devance le pétrolier saoudien Aramco en capitalisation boursière. []
  6. – Terme utilisé par Marx et qui correspond à ce que l’on regroupe sous le nom d’actifs immatériels qui ne sont pas inclus dans les investissements productifs au niveau comptable, d’où la distorsion valeur « fictive »/valeur « réelle » en dehors de tout caractère spéculatif. []
  7. – Le carnet de clientèle en France de cette entreprise atteint le chiffre de 535 exploitations dans 35 départements. La paie est de 14-15 euros de l’heure contre 20 à 21 au tarif habituel. Les encargados (contremaîtres) viennent aussi d’Espagne. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XII)

– Dans Le Monde du 3 juillet, le philosophe Jean-Pierre Dupuy donne un entretien sous le titre, « Si nous sommes responsables des maux qui nous frappent, alors notre responsabilité devient démesurée ». Depuis Rousseau, avance-t-il, les causes des malheurs, des catastrophes, des fléaux, les épidémies qui frappent l’humanité ne sont plus attribuées à une ou des puissances extérieures à lui (Dieu, Satan, etc.) mais à lui-même et à lui seul. Cette responsabilité absolue conduit à une clôture du monde des hommes sur lui-même.

S’agissant du Corona virus on a invoqué toutes sortes de responsables (la Chine, la suppression de la bio-diversité, le commerce des animaux sauvages, les transports aériens à bas coûts, l’anthropocène, le néo-libéralisme, etc.) et ces raisons ne sont pas à écarter dit J-P.Dupuy, mais il manque une dimension dans toutes ces considérations scientifiques, techniques, économiques, politiques, religieuses, c’est celle de la contingence ; de l’événement contingent. L’épidémie de Covid serait un véritable événement en ce sens qu’il échappe à toutes déterminations de quelque ordre qu’elles soient. Le surgissement d’une réalité nouvelle engendrée par le pur hasard.

Sans les citer, il est probable que J-P.Dupuy se réfère aux philosophes du « réalisme spéculatif » (encore nommé « ontologie factuale ») dont les travaux font fureur dans le milieu et dont en France, Quentin Meillassoux est le principal représentant ; avec Medhi Belhaj Kacem mais ce dernier en tire des conséquences différentes.

Sans entrer davantage dans ces métaphysiques singulières, il faut ici remarquer qu’elles impliquent la réintroduction du mal dans l’interprétation de l’histoire d’aujourd’hui. Cela n’est pas étonnant puisque dans la présentation de J-P.Dupuy précédant l’entretien, on apprend qu’il a assuré un séminaire de recherche sur le problème du mal à l’université Standford. Il reste que cet écart par la contingence tranche avec les discours catastrophistes des commentateurs dominants. Mais on reste sur sa faim quant aux pistes qui pourraient être ouvertes par cet écart.

Tout le reste de l’entretien est dominé par une conception techno-scientifique de l’action politique ; notamment par un appel au développement de la formation scientifique et technique. J-P. Dupuy partage le présupposé rationaliste et progressiste selon lequel l’éducation, la formation, peuvent modifier le cours des choses ; qu’elles sont «  émancipatrices », etc. Contre l’épidémie, il convient donc de développer massivement la culture scientifique et technique dont « nos dirigeants » sont totalement dépourvus. La revoilà cette « République des savants » tant de fois invoquée depuis l’abbé Grégoire, le prêtre révolutionnaire, un des principaux promoteurs des grandes institutions scientifiques et techniques créées par la Convention.

-Si le dernier volet de la réforme de l’assurance chômage a été suspendu et une décision reportée au 1er septembre, la tendance générale de l’évolution des droits à ce propos est à une baisse continue depuis 1979 avec la contradiction suivante qui est que les CDD se multiplient y compris dans des formes potentiellement toujours plus précaires comme les CDD d’usage dans certaines professions, tout cela prétendument afin de garantir l’emploi plutôt que l’assistance. Or, au lieu de s’accorder à cette flexibilité accrue comme c’était structurellement le cas pour le régime particulier des intermittents du spectacle, les dernières réformes entraînent une difficulté à ouvrir des droits pour ces dernières catégories avec en plus un « effet de cliquet » qui fait que quand le chômage baisse les conditions d’ouverture de droit se durcissent et quand le chômage augmente à nouveau la tendance est de ne pas revenir à la situation antérieure plus avantageuse (cf. Mathieu Grégoire, enseignant de sociologie, U-Nanterre, Libération, le 17/07). Ce qui est nouveau c’est que de nombreux licenciements annoncés concernent les services de recherche-développement (R-D) et donc des emplois qualifiés (Renault, Nokia). La CGT Nokia parle de délocalisation de la recherche, mais est-ce si sûr alors que plusieurs sociétés d’ingénierie se retrouvent dans le même cas où il y a sureffectif par rapport au plan de charge. Cette position syndicale est d’autant plus sujette à caution que la délocalisation n’est plus en odeur de sainteté. Et ce qui est déjà en cours pour ce qui est du cœur de la production, à savoir l’automatisation croissante et donc la baisse de la part des salaires dans le coût de production risque de s’étendre en amont et en aval de la chaîne de production. Une automatisation qui concerne aussi la grande distribution avec les accords entre Carrefour et Google sur « les courses à la voix » sur smartphone ; les projets Amazon-Go (le just walk out par exemple), associé entre autres au système de « logiciel libre » Linux qui peuvent être vendus à n’importe quel commerce et pourraient supprimer à terme 22% du personnel. Le but d’Amazon est de se rendre indispensable et irremplaçable. Les très gros distributeurs comme Walmart ont senti le danger et cherchent à développer leur propre système. Carrefour hésite devant un processus qui ne s’est pas encore imposé en Europe.

-Floués les salariés de Daimler-Smart en Moselle : alors qu’en 2016 ils avaient accepté individuellement un plan de sauvegarde de la production en acceptant de travailler 39 h payées 37 et alors qu’ils devaient produire les nouvelles Mercédès, la Direction générale de Daimler est revenue sur sa stratégie. Le fait que l’Allemagne se recentre sur le marché européen (cf. relevé XI) n’est pas un gage de sécurité car contrairement à ce que semble penser l’opinion publique, opinion renforcée par la prétendue dépendance par rapport à la Chine apparue avec le Covid-19, ce n’est pas la Chine notre partenaire privilégié et ce ne sont pas ces échanges qui creusent le déficit courant où le chômage ; mais plutôt nos échanges internes à la zone euro dans le cadre d’une course à la compétitivité qui est largement hors coût sinon on ne comprendrait pas le différentiel de compétitivité avec l’Allemagne. Pour Isabelle Méjean (enseignante à l’École polytechnique, Les Échos, le 10/07), il ne s’agit pas tant de relocaliser (l’économie française ne sera pas sauver par le rapatriement du doliprane ou paracétamol, des molécules à faible valeur ajoutée ou encore par la fabrication de masques respiratoires demandant l’importation de latex) que de localiser à partir de nos points forts en multipliant les économies d’agglomération comme par exemple cela se fait dans le Sud-Ouest autour de l’aéronautique (proximité des fournisseurs et clients, compétences sectorielles de la main d’œuvre) ou comme cela pourrait se faire dans la plasturgie ou à un autre niveau, dans « l’économie de la mer » (14 % du PIB, 820000 emplois) où l’ambition stratégique portuaire affichée par le gouvernement ne s’est pour le moment concrétisée que dans le tout nouveau ministère de la mer dévolu à Annick Girardin.

La Moselle est un bon exemple de l’évolution industrielle : d’abord centrée sur les mines puis la sidérurgie mais sans contrôler les centres de pouvoir (British Steel, Arcelor-Mittal), elle semblait pouvoir devenir un nouveau centre de l’automobile avec Daewoo début 2000 et surtout la Smart électrique jusqu’à ce que ces espoirs de modernisation ne s’écroule. En effet, la dernière proposition en provenance de l’anglais Ineos de reprendre l’entreprise pour en faire le centre de production limité d’un 4×4 Grenadier thermique n’a plus rien à voir avec le grand projet électrique de Daimler. Ni le projet de reprise d’Inéis qui n’apparaît que comme une production de niche ni le laboratoire de recherche « Digital Lab » de Mittal à Uckange, ni le projet de chimie verte de la société Metabolic explorer à Carling St Avold pour remplacer les vapocraqueurs éteints en 2013, ne seront suffisamment créateurs d’emplois pour compenser les milliers de perte de ce qu’il faut bien voir comme une désindustrialisation. Des emplois plus qualifiés que ceux qui se développent aujourd’hui dans l’économe de plateforme avec un gigantesque Amazon sur la friche militaire et les installations logistiques d’Ikéa, Lidl, Chausséa (Le Monde, le 20-21/07).

Et pendant ce temps, le grand centre des congrès de Metz qui devait être le signe de l’élection de la ville au titre de capitale du tourisme d’affaires, reste désespérément surdimensionné, affecté qu’il est par les annulations de conférence pour cause de Covid.

Cette économie de plateformes en formation tente de s’affirmer comme la source de nouvelles forces géopolitiques (au niveau I du capitalisme du sommet) qui se confrontent en permanence aux institutions publiques (au niveau II des États dans leur fonction régalienne territoriale) que ce soit au niveau des contenus politiques (aux USA avec Trump), de la fiscalité (France, Italie, Royaume-Uni), de l’ouverture de certaines fonctionnalités (StopCovid), de l’accès aux données personnelles (la CIA contre Apple) jusqu’à atteindre une dimension de plateformisation des États (Les Échos, le 22/07).

-Alsthom-Bombardier devrait sacrifier son site de Reichshoffen en Alsace (750 salariés qui fabriquent en bout de chaîne les trains « Régiolis ) pour respecter les directives de la Commission européenne qui estime que le groupe va être en position de quasi monopole en France sur trois secteurs en tant que 2ème mondial, alors que globalement le géant chinois CRRC est à l’affut sur ces mêmes segments. La Commission européenne continue donc ici sa conception pré-crise sanitaire de la concurrence pure et parfaite telle qu’elle est définie par les canons libéraux, alors qu’elle en appelle à un changement pour la constitution de champion européens. Allez comprendre ! Par ailleurs et pour satisfaire à la demande de la Commission, la direction d’Alsthom se dit prête à sacrifier un site alsacien sans aucune logique économique puisque certes rentable (les carnets de commande sont pleins jusqu’à 2024), il n’est qu’un site de bout de chaîne qui aura peut être du mal à trouver un repreneur. Les experts du secteur attendaient plutôt une cession du site intégré de l’usine de Crespin dans le Nord (Le Monde, le 11/07).

-Toujours dans la rubrique « le monde d’après » … comme avant, la pandémie semble paradoxalement accroître la consommation automobile. Si on prend l’exemple de la Chine qui a redémarré plus tôt, avant la pandémie 56 % des déplacements s’y effectuaient en transports en commun publics pour seulement 24% en voiture ; après la pandémie les chiffres sont radicalement inversé avec 66% pour les voitures et 24% pour les transports collectifs. La crainte d’une contagion collective par rapport au cocon automobile ? Possible, mais le paiement électronique par smartphone avec le traçage qui en découle ne jouent-ils pas aussi un rôle dans cette désaffection qui constituerait une résistance passive ? (Le Monde, le 13-14/07). On n’en est pas encore à ce type de mesure en France malgré « Stopcovid », mais si les autorités parlent beaucoup de restriction sur les trajets en avion, de promotion des pistes cyclables, le soutien aux producteurs automobiles est important, alors que l’on parle très peu des transports publics dont la charge est pourtant censée être collective (les usagers paient en moyenne 19% du prix réel et même 12% pour les TER). Pour M. Crozet, enseignant à Sciences Po et spécialiste de l’économie des transports, le ferroviaire aurait été la victime de tous les arbitrages de Bercy depuis qu’Édouard Philippe est Premier ministre (ibid).

-À force de coller au sensationnel tout en utilisant les dernières tendances des sciences sociales pratiquant l’individualisme méthodologique et l’oubli des rapports sociaux, on apprend dans Le Monde, le 09/7, que (en gros titre) : « Les immigrés ont eu une mortalité deux fois plus élevée face à la pandémie ». Outre le fait que le terme « d’immigré » n’est pas défini et qu’il y a eu des doutes sur la fiabilité de la comptabilisation des décès et de leur imputation au virus, une autre information du même journal, mais le 22/07 nous annoncent que d’après une enquête de quatre économistes du travail proches de l’école d’économie de Paris : « Les communes pauvres sont les plus durement frappées par le Covid-19 » du fait des deux causes majeures que sont le surpeuplement du logement et la nature des emplois occupés. Eric Maurin le précise : les plus pauvres sont les plus en mauvaise santé, mais ils le sont aussi parce qu’ils sont les plus exposés à la surpopulation du logement et à des emplois à risque. Dans cette enquête approfondie, le fait d’être « un immigré » devient alors un élément comme un autre, mais on peut gager que les tenants de l’ethnicisation des statistiques feront ce qu’il faut pour faire coïncider les deux informations, au forceps si besoin est.

Interlude

-La cérémonie militaire du 14 juillet, prévue en format réduit, devait être un « hommage aux soignants et à la société civile » selon l’Élysée. Comme « la société civile » est pour nous une catégorie qui n’existe plus dans ce que nous appelons la « société capitalisée », on s’est demandé à quoi cela pouvait bien faire allusion concrètement. On n’a pas eu longtemps à attendre : il s’agit, selon l’AFP de 1400 soignants et « représentants de la société civile ». Ouf, on ne reste pas dans l’inconnu. Si on ne connaît pas la société civile, ses « représentants », on les connaît.
-Geoffroy Roux de Bézieux (Medef) déborde Macron-Castex : « L’économie reste très fragile, ce n’est pas le moment de remettre [le sujet des retraites] sur la table » (Le Monde, le 9/07).
-Macron, discours du 14 juillet : « Je crois à cette écologie du mieux pas à l’écologie du moins » ; « Je roule écolo et modeste » ; il a avec Darmarin « une relation d’homme à homme ». (Libération, le 15/07).
– Amélie de Montchalin vient d’être nommé « Ministre de la « transformation et des services publics ». Cherchez l’erreur de syntaxe…

-Pour ceux qui n’auraient pas trouvé l’erreur : dans un entretien à Acteurs publics accordé en mars 2018, Amélie de Montchalin considérait que le statut était une entrave : « Des maires ont des besoins d’agilité dans leurs recrutements, mais sont bloqués à cause du statut », affirmait-elle. Et elle réclamait une « transformation managériale » pour « redonner des marges de manoeuvre dans la gestion quotidienne, et donc une forme de liberté dans le recrutement des profils par exemple » (Romaric Godin, Mediapart, le 8/07). Le 7 juillet, à la passation de pouvoir elle déclarait : « Ma mission est d’autant plus immense que nous sortons d’une crise qui a montré à la fois les forces et les faiblesse de l’action publique. ». Une phrase en parfaite résonnance avec le bilan tenté par Macron dans son allocution du 14 juin : « Face à l’épidémie, les citoyens, les entreprises, les syndicats, les associations, les collectivités locales, les agents de l’État dans les territoires ont su faire preuve d’ingéniosité, d’efficacité, de solidarité […] Faisons leur davantage confiance. Libérons la créativité et l’énergie du terrain. ». Donc, si l’on comprend bien, dans cette « transformation » ce qui s’impose, c’est la suppression de toutes les barrières1… hors les « gestes barrières ».

Plus concrètement, dans les hôpitaux il s’agirait de rationaliser la pratique des doubles emplois et de l’intérim au coup par coup qui coûte cher, par une libéralisation des heures supplémentaires actuellement encadrées pour rester dans le respect des 35H ; et une annualisation du temps de travail (Les Échos, le 10/07). Pour ce qui est des augmentations de salaires, pas de surprise, on est loin des 300 euros pour tous et la compensation que représenterait la montée d’un échelon pour tous dans la grille reproduit strictement la division hiérarchique des métiers et statuts.

-Pour ce qui est des retraites le gouvernement tente le coup mais en limitant son ambition. Il ne s’agirait pas d’une reprise de la réforme systémique des retraites (le passage au système par points), mais de la limiter, pour le moment du moins, à son volant financier à travers l’allongement de la durée de cotisation. Le chiffon rouge des régimes spéciaux mis de côté les risques de nouveau blocage du pays seraient réduits (C. Cornudet : « La réforme qui revient par la face Nord », Les Échos, le 10/07).

-Pour Bertrand Badie, Le Progrès, le 22/07, la réussite finale de la réunion de l’UE sur le plan de relance signale le passage d’une Europe de conception associative, ce qui était son but d’origine dans un environnement qui s’internationalisait dans un nouveau contexte de paix, à une Europe solidariste dans un monde globalisé. Une UE qui va émettre des bons du Trésor ce qui correspond à la reconnaissance de l’existence d’une dette européenne. L’enjeu s’avérait donc plus important que la réussite du plan de relance ; il s’agissait de savoir si la Commission européenne peut désormais emprunter et investir comme elle le désire.

Contre les mauvais augures, surtout en provenance des USA, comme quoi la zone euro ne correspondrait pas à ce que les économistes appellent une « zone monétaire optimale », l’euro en est devenu crédible. Il va s’en suivre, d’après Sylvain Kahn, enseignant d’histoire et géopolitique à Sciences po (Le Monde, le 23/07), une mise en réseaux des parlements nationaux amenés à voter en lien avec le parlement européen et les parlements locaux des régions, les Länders allemands, les régions espagnoles ou belges.

La notion de conditionnalité qui a été au centre des débats de ces dernières semaines semble promise à une belle carrière dans la mesure où il s’avère qu’on peut la triturer dans tous les sens. Ainsi à l’intérieur de l’UE les « frugaux2 » désiraient-ils soumettre les aides financières à des conditions qui ne sont pas loin de celles imposées à la Grèce au moment de la crise de l’euro et en tout cas imposer un droit de véto qui s’est finalement réduit à un droit de regard. Mais la France qui s’oppose à cette conditionnalité en fait une position si étendue qu’elle l’applique aussi aux entreprises à qui elle vient d’accorder une baisse d’impôt sur la production3 sans condition qui fait bondir Laurent Berger dans Libération du 17/07. Ce dernier fait remarquer qu’il en est de même pour les mesures en faveur des jeunes : elles doivent être ciblées sur ceux en déficit de formation/qualification et prendre la forme de primes à l’embauche en une fois et non pas d’exonérations qui pèsent sur les comptes des régimes sociaux. Or, si on regarde ce qui se passe au niveau du Service civique où 100 000 places sont ouvertes le système est détourné de fait de son but, c’est-à-dire l’aide à la formation des personnes peu qualifiées, parce que les jeunes qui ont une bonne formation, dans l’impasse actuelle devant un marché du travail qui se referme, ont tendance à en faire leur banc d’essai et leur première expérience de travail effectif rémunéré, pour rester dans le coup disent nombre d’entre eux (Le Monde, le 19-20).

-Président et ministres font des efforts importants pour éviter de dire qu’ils pratiquent une relance par la demande contraire à leurs présupposés libéraux qui les portent à relancer par l’offre. Dans les faits, ils sont bien obligés de se (re)découvrir keynésiens dans la mesure où premièrement, ils savent que la consommation ne redémarrera, si elle redémarre, que sur la base d’une aide aux revenus les plus nombreux qui sont aussi les plus faibles, mais ont la plus forte propension marginale à consommer4 ; et deuxièmement parce qu’au-delà des mesures d’urgence prises pour la sauvegarde des entreprises en difficulté, il s’agit, pour les gouvernements, de s’attacher à des investissements d’infrastructure et de long terme qui ne peuvent être financés essentiellement par le secteur privé parce que les marchés financiers recherchent des rentabilités faciles et qu’ils ne se porteront pas spontanément sur les investissements « de transition » (Lorenzi in Les Échos, le 15/07).

-Certains parlent de déconnexion de la Bourse (la « finance » ou l’économie « irréelle » si on veut blaguer) dont la « résilience » est patente par rapport à ce qu’ils appellent « l’économie réelle ». La justification la plus souvent émise est que la Bourse aurait sa propre logique court-termiste (spéculation, bulle, etc) alors que l’économie productive serait long-termiste. Force est de reconnaître que ce qui se passe aujourd’hui s’inscrit en faux contre cette croyance comme le montrent A. Landier (enseignant HEC) et D. Thesmar, enseignant au MIT, in Les Échos, le 10/07). En effet, pour eux les actionnaires raisonnent en propriétaires du profit futur ; or quand les taux d’intérêt sont bas, les profits futurs pèsent lourds dans les cours de la Bourse d’autant que la prime de risque encourue est faible. Les actions sont attractives alors que les obligations garanties ne rapportent rien (la situation est inversée si les taux sont hauts). L’effet Corona se fait sentir en fonction des valeurs dominantes ; par exemple la Bourse américaine a quasiment retrouvé son niveau d’avant Corona car ses valeurs sont surtout technologiques ; alors que les valeurs européennes, plus manufacturières et à coût fixe plus élevé s’en sortent un peu moins bien.

L’action des banques centrales ayant rassuré tout le monde, les marchés sont devenus (provisoirement ?) long-termistes. Il n’y a pas « déconnexion » malgré des tendances contraires qui, comme en France, à travers des mesures fiscales uniformes, ne font pas de différences entre actionnaires et créanciers, entre dividendes et intérêts entre finance productive et spéculation (Peyrelevade, in Les Échos, le 15/07).

-Le 25 septembre 2018, Buzyn et Darmanin annonçaient officiellement dans un communiqué un excédent des comptes de la Sécurité sociale d’un montant de 700 millions pour 20195. Les salariés, chômeurs et retraités allaient enfin être libérés de la « dette sociale » (CRDS) à laquelle ils contribuaient bien malgré eux. Mais dès le 30 septembre 2019 le cri de victoire de 2018 se transforme en l’annonce d’un déficit de plus de 5 milliards dû à un ralentissement de l’activité et donc d’un retour à l’équilibre seulement pour 2023 (Les Échos, le 30/07/2019). Et puis le Covid-19 est arrivé et fait perdurer la « dette sociale6 ».

Temps critiques, le 23 /07/2020.

 



Correspondance suite au relevé de notes :

 

Le 27 juillet 2020

Je n’ai rien compris à ça dans votre billet (et je ne joue pas l’andouille !) :

« Cette économie de plateformes en formation tente de s’affirmer comme la source de nouvelles forces géopolitiques (au niveau I du capitalisme du sommet) qui se confrontent en permanence aux institutions publiques (au niveau II des États dans leur fonction régalienne territoriale) que ce soit au niveau des contenus politiques (aux USA avec Trump), de la fiscalité (France, Italie, Royaume-Uni), de l’ouverture de certaine fonctionnalités (StopCovid), de l’accès aux données personnelles (la CIA contre Apple) jusqu’à atteindre une dimension de plateformisation des États (Les Échos, le 22/07). »

Venant

 



 

Le 27 juillet 2020

Venant,

Cela fait référence à notre reprise/actualisation depuis le n°15 et la notion de « révolution du capital » de la théorie du développement en trois niveaux dans les premières formes de capital du XVème au XVIII ème siècle ; la différence de perspective venant qu’à l’époque le capital tenait ces niveaux comme séparés (par exemple la monnaie ne rentrait pas à l’intérieur des terres et se développait dans le pourtour maritime) alors qu’aujourd’hui la globalisation articule les niveaux même s’ils s’autonomisent parfois. Il me semblait justement avoir éclairé ça avec l’exemple des Gafam qui sontdes forces qui s’expriment au niveau du capitalisme du sommet même si elles essaiment en pratique dans les différents niveaux, mais comme support d’une puissance qui s’exerce au plus haut niveau. Or ces nouvelles puissances se heurtent et se combinent à d’autre puissances dans ce même capitalisme du sommet où les États, exemple de ces autres puissances ont tendance à jouer dans le sens de ces nouvelles forces parce qu’elles dynamisent le capital (la meilleure illustration en ayant été le rôle du capital fictif dans le développement de TIC à partir de années 2000) ; mais les Etats ont aussi leurs intérêts propres au niveau II plus national même si c’est plus une délimitation de champs d’action qu’une séparation (cf. le procès Microsoft-Commission européenne ou Trump contre Facebook).

Le projet de « start up nation » de Macron est un bon exemple de la complexité de ces rapports et une façon toute politique de penser le contrôle de la technologie ; mais ces forces technologiques ont aussi la capacité de se constituer en forces géopolitiques dans un processus qui peut être appelé de plateformisation de l’Etat, comme un parachèvement de la mise en réseau actuelle de l’Etat par opposition à la souveraineté de l’ancienne forme d’Etat-nation et sa capacité à contrôler les processus technologiques (à l’intérieur d’EDF-CEA) sans les laisser atteindre cette dimension géopolitique (cf. le contrôle exercé sur le nucléaire militaire mais aussi civil se fait par la haute technocratie d’Etat à travers l’arme redoutable que représente alors le Plan).

Là j’ai un ami qui vient discuter et je dois faire à manger. Je m’arrête là mais c’est mas forcément définitif, mais j’aime pas laisser traîner

Amitiés,

jacques W

 



 

Le 26 juillet 2020

Salut Jacques,

J’espère que tu vas bien.

Le tout dernier relevé, aussi pertinent que d’habitude, évoque le lieu commun sur la prétendue déconnexion entre la Bourse et l’économie réelle, et je voudrais apporter mon grain de sel.

Le poids croissant des valeurs technologiques dans les indices boursiers américains est en cours depuis plusieurs années, mais a reçu un coup de fouet depuis la crise sanitaire. Selon Didier Saint-Georges, analyste de chez Carmignac Gestion, les valeurs du secteur technologique, tout comme celles de la santé, ont ceci d’attirant que les entreprises sont très peu concernées par le cycle économique (en plus d’avoir un niveau d’endettement faible ou nul et beaucoup de liquidités). Et comme personne ne sait à l’heure actuelle quelles sont les perspectives économiques, le pari le moins risqué est d’acheter leurs actions plutôt que celles des secteurs plus cycliques (qui reflètent mieux en fin de compte le dynamisme de l’économie). Il ajoute que, à l’intérieur de ces secteurs, les investisseurs se sont surtout rués sur les entreprises qui ont le plus profité des changements de comportement accélérés par la pandémie (travail à distance, jeux vidéo, achats sur Internet…). Bref, ce sont les fameux actifs « antifragiles » imaginés par Nassim Taleb.

Et Saint-Georges de conclure : « C’est ainsi que depuis le début de l’année, les deux paris, qui n’en sont pas, les plus performants ont été l’indice Nasdaq des grandes valeurs technologiques, en progression de 25%, et l’indice boursier des Mines d’or en hausse de 35%. Les investisseurs ont défini eux-mêmes ce qu’est une allocation d’actifs optimale en période d’incertitude radicale, quand s’appuyer sur des prédictions économiques serait illusoire. »

Pour ma part, j’ajouterais que même les marxistes les plus orthodoxes seraient obligés de reconnaître qu’on peut difficilement classer une boîte comme Tesla dans l’« économie irréelle ».

Pour finir, je suis d’accord avec ce que tu as écrit sur le retour à une sorte de keynésianisme, sans lequel la consolidation de l’UE et de la zone euro risque de faire plouf. Raison de plus pour penser que les discours de la gauche sur le néolibéralisme sont terriblement datés.

Bien à toi,
Larry

  1. Montchalin prend ses références dans la théorie américaine du Public choice qui s’oppose à l’idée de neutralité de l’État. Celui-ci et son monopole sur certaines activités, l’action corporatiste de ses agents seraient des obstacles à la créativité et à la dynamique des organisations qui passent par une mise en concurrence des agences et agents et une gestion par objectifs. Rien de bien nouveau pour qui fréquente les administrations actuelles, mais pour le moment il a été plus facile pour les pouvoirs en place de faire s’effondrer l’hôpital public que le « mammouth » Éducation nationale pour ne prendre que ces deux exemples emblématiques. []
  2. Les Pays-Bas, chef de fil des « frugaux » ne peuvent pourtant prétendre à incarner un modèle. En effet, les avantages fiscaux qu’ils accordent ont tendance à siphoner les recettes des FMN européennes installées à Amsterdam, La Haie ou Utrecht []
  3. En France, les impôts de production qui pèsent sur la valeur ajoutée représentent 3,2 % du PIB, contre 1,2 en moyenne en Europe, or le « cadeau gouvernemental aux entreprises ne représenterait finalement que 10 à 20 milliards alors que pour s’aligner sur la moyenne de l’UE il faudrait atteindre le chiffre de 40 milliards. Il est à noter que cet impôt touche relativement plus les PME et ETI qui sont pourtant les plus fournisseurs d’emplois, que les membres du CAC 40 (Les Échos, le 20/07). []
  4. Par rapport à la propension moyenne à consommer (C/R), la propension marginale mesure les effets d’une croissance des revenus sur la croissance de la consommation (ΔC/ΔR) et elle est plus forte pour les petits revenus alors que les hauts revenus ont eux une plus forte propension à épargner (ΔE/ΔR). Ce qui faisait dire à Keynes pendant la crise des années 30 : seuls les petits salaires nous intéressent et il faut donc influer sur leur niveau dans le cadre d’une relance par la demande. []
  5. « Tous les signaux sont au vert. Initialement prévu à hauteur de 2,2 milliards d’euros cette année, le déficit de la Sécurité sociale devrait finalement se situer autour de 400 millions d’euros en 2018, d’après la Commission des comptes de la Sécurité sociale. Mieux, les comptes de la Sécurité sociale seront excédentaires de 700 millions en 2019. Une première depuis 2001 ! ». []
  6. Le gouvernement vient de procéder à la création d’une 5e branche de la sécurité sociale sur la « dépendance » et l’ajout de 136 milliards d’euros de dettes au «trou de la Sécu», que les salariés, retraités, chômeurs et allocations familiales vont devoir rembourser jusqu’en 2033, soit neuf années de plus que prévu. Pour une analyse plus complète sur la Sécurité sociale on pourra se reporter à l’article « CSG et CRDS, un racket permanent de l’Etat » (Echanges n° 110, Automne 2004). []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XI)

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XI)

– Les cas sévères de Coronavirus vont être reconnus par un décret mi-juillet en tant que maladie professionnelle comme cela avait été annoncé fin mars par le ministre de la Santé à la suite du décès par Covid-19 de plusieurs médecins. Néanmoins, syndicats et associations critiquent la distinction maintenue entre « premiers de cordée » : personnel soignant au sens large (les non-soignants travaillant à l’hôpital public étant finalement inclus après des hésitations et négociations) et « seconds de cordée » qui ont pourtant été à l’ouvrage pour assurer l’intendance dans différents secteurs (Le Monde, le 2 juillet).

– Alors que le développement du télétravail a fait porter l’attention des médias et dirigeants sur les formes d’organisation du travail, la crise sanitaire semble avoir déclenché un moment de « vérité » du travail au sens où plus ou moins confusément chacun a pu mettre le sien en rapport concret avec la marche du monde tel qu’il est et son modèle de croissance (Les Échos, le 29 juin). Cela ne constitue certes pas une critique radicale du travail puisqu’implicitement, ou explicitement, tout est ramené à une « utilité » dont on a déjà dit à quel point elle était subjective et ne remet en cause ni la division du travail ni la hiérarchie qui l’accompagne ; mais cela questionne son sens et les choix des différents pouvoirs dans la plus ou moins grande valorisation de ces tâches. L’étude Malakoff Humanis, publiée le 25 juin et réalisée du 6 au 20 mai auprès de 2970 salariés du secteur privé signale une réticence importante à la reprise du travail (Le Monde, le 2 juillet). Parmi les réticents, il y a les salariés en activité partielle et ceux dont le travail n’a pas été qualifié d’« essentiel ». Pendant des semaines, les manageurs étaient au four et au moulin, et leur priorité allait aux collaborateurs qui avaient une importante activité. Ceux qui n’avaient plus l’obligation de se rendre au bureau ont été isolés du collectif. « Il n’y a pas plus de décrocheurs que d’habitude, mais le confinement a zoomé sur des situations particulières qu’il a amplifiées, relativise Frédéric Guzy. Ainsi, la personne qui est en chômage partiel à 80 % de son temps quand son voisin l’est à 20 % sur une même activité révèle une différence de performance et d’implication », illustre-t-il ; et « Ces mesures sanitaires très restrictives qui accompagnent l’obligation de retour empêchent le collectif de fonctionner ». Enfin, les véritables salariés décrocheurs du Covid-19 sont tous ceux qui, pendant le confinement, se sont interrogés sur le sens de leur travail et ont réalisé soit qu’il ne leur plaisait pas, soit que leur contribution au collectif n’était pas valorisante. Ceux-là plus que tous les autres freinent des quatre fers pour revenir. Pourtant, on va les obliger à revenir disent plusieurs DRH, même si c’est en commençant par un ou deux jours par semaine jusqu’en septembre. C’est dire si loin d’un appel à une mobilisation générale les dirigeants marchent en fait sur des œufs.

– On peut étendre ce champ de questionnement au type de consommation et au tourisme. Ainsi, si on remarque une reprise aléatoire de la consommation, car si l’épargne a été forte pendant le confinement, et ce malgré les pertes de revenu, il s’agit de savoir ce qui sera consommé et s’il n’y aura pas de changement dans la structure des postes de consommation. Les effets n’en sont pas les mêmes. En effet, 85 % des services sont produits en France contre 36 % des produits manufacturés (Les Échos, le 29 juin). Dit autrement si le fait de ne pas aller au restaurant et au spectacle conduit à acheter un lave-vaisselle Bosch le compte n’y est pas ni du point de vue de l’emploi, ni du point de vue du maintien de commerces indépendants1 en centre-ville, ni du point de vue de l’équilibre des échanges commerciaux. Par exemple, la commercialisation de vêtements était un des rares domaines à ne pas être passé aux flux tendus. Le Covid-19 aura eu raison de cette exception. Le modèle de la profusion qui se termine en soldes (60 % de la production totale) de plus en plus fréquentes a montré son caractère inopérant pendant la crise. D’une manière générale il a stoppé la plupart des fuites en avant et la nécessité de flexibilité aux goûts versatiles et d’adaptation au climat (qui achète un manteau pour à peine deux mois d’hiver ?) devient essentielle.

– La bataille capitaliste pour les « valeurs » bat son plein : Le boycott commencé par le mouvement civique américain #StopHateForProfit, s’est amplifié en fin de semaine dernière visant, notamment, Facebook et Instagram de la part de grands annonceurs tels que Coca-Cola, Verizon, Unilever ou encore Starbucks, ce dernier spécialisé dans la défense de la « valeur » que représente le non-paiement d’impôts dans les pays où il s’installe. En conséquence, la société de Mark Zuckerberg a vu son action chuter de 8 % vendredi. Ce dernier a annoncé l’interdiction sur ses réseaux de toute publicité à caractère raciste ou discriminant (Les Échos, le 29 juin) ; et il va ajouter un avertissement sur les messages de personnalités politiques dont le contenu pose problème (en l’occurrence ceux de Trump que Twitter avait déjà sanctionnés), tout en les laissant en ligne, car ils ont une valeur informative, (Le Monde, le 30 juin)2. L’Europe ne sera pas en reste : sur le front de la censure, des convergences objectives entre extrême droite et extrême gauche3 marquent un recul historique des garanties en matière de liberté d’expression, même si la plupart du temps il ne s’agit que de pressions insidieuses.

Depuis les attentats de janvier 2015 à Paris, la lutte contre la propagande djihadiste et les « discours de haine » justifient des collaborations toujours plus étroites entre les forces de police et les plates-formes pour invisibiliser les expressions jugées illicites ou simplement « indésirables », selon le terme employé par M. Macron à l’UNESCO. Il s’agit à présent de massifier la censure en contournant les procédures judiciaires et en l’automatisant. Les États entendent en effet généraliser le recours aux techniques d’intelligence artificielle développées par les géants de la Silicon Valley pour identifier dans l’océan numérique les « contenus » jugés inappropriés et les bloquer. Et ce même si, pour l’heure, les plates-formes doivent encore faire appel aux milliers de « petites mains de la censure », ces travailleurs précaires chargés d’appliquer leurs politiques de modération. Dans un courrier conjoint envoyé à la Commission européenne en avril 2018, les ministres de l’Intérieur français et allemand évoquaient sans fard le but de ces textes : la généralisation à l’ensemble du Web des dispositifs de censure développés par Google ou Facebook (4). Ils expliquaient également que l’« apologie du terrorisme » — une notion extensible régulièrement instrumentalisée pour invisibiliser des expressions contestataires — ne constituait qu’un premier pas. À terme, écrivaient-ils, « il conviendra d’étendre les règles fixées aux contenus à caractère pédopornographique et à ceux relevant des discours de haine (incitation à la discrimination et à la haine raciale, atteinte à la dignité de la personne humaine) ».

– D’après Émilie Raoult, « la création des emplois aujourd’hui suivrait une logique d’agglomération, tandis que les migrations résidentielles se font au profit des zones périurbaines ». Le mouvement des « gilets jaunes4 », à l’automne 2018, a montré les tensions qui en résultaient. L’épidémie et le confinement risquent d’amplifier ce qu’Émilie Raoult appelle « le risque d’une inadéquation grandissante entre la localisation de l’offre et la demande de travail, risque contre lequel il appartient aux politiques publiques de lutter. » (Les Échos, le 30 juin). Or, jusqu’à là les politiques prenaient plutôt le chemin inverse en restreignant certains services publics de ces zones périphériques soit pour des raisons budgétaires (lignes de chemin de fer, postes, écoles rurales) soit pour des raisons dites technologiques (insuffisance d’équipement et de compétences dans les petits hôpitaux vétustes). Et si la dépense publique ne suffit pas à combler cet écart entre offre et demande d’emplois, il y a des demandes privées qui se bousculent au portillon profitant de la digitalisation de l’économie pour proposer leurs formations. C’est le cas de Microsoft qui veut, via Linkedin, accompagner le retour à l’emploi des 25 millions de personnes dans le monde à l’avoir perdu à cause de la crise sanitaire. Et les autres GAFAM ne sont pas en reste (Le Figaro, le 1er juillet). Mais pour nous les GAFAM ne font pas qu’accompagner le retour à l’emploi par le biais de formations, ils créent des emplois directement. Et contrairement à la doxa dominante qui sévit depuis les années 70, la formation n’a jamais créé d’emplois ; elle contribue bien plutôt à gérer les suppressions d’emploi, ce que J. Guigou a mis en avant dès 1973 avec l’exemple de Lip et de l’industrie de la chaussure à Romans5.

– Pensions et nivellement par le bas. Plusieurs experts (cf. Le Monde, le 1er juillet) font état d’une participation inégale au financement de la pandémie dans la mesure où les retraites indexées sur l’inflation (augmentation de 1,2 % en 2019) seraient mieux protégées que les salaires (baisse de 5,3 % dans le même temps). Avancer cela, c’est ne pas tenir compte du fait que le processus est inverse en période de croissance et surtout, ce que personne ne semble relever, que l’éventail des retraites est beaucoup plus resserrée que l’éventail des salaires avec sans aucun doute une baisse plus que proportionnelle des salaires les plus élevés.
Toujours à propos des retraites et alors qu’on reparle de la réforme ensablée dans la crise sanitaire, il est piquant de voir se confirmer, contre la volonté des États à allonger la durée de vie au travail, une volonté des dirigeants d’entreprises de mettre en avant comme solution provisoire aux dégâts de la crise sanitaire… la pyramide des âges comme c’est ouvertement le cas pour Airbus (d’ici 2027 où un tiers du personnel partira naturellement à la retraite dans les conditions actuelles (Les Échos, le 1er juillet). Mais 400 entreprises de la région toulousaine travaillent pour et seulement pour Airbus ce qui représente près de 100 000 salariés (Le Monde, le 2 juillet). Or, ces entreprises découvrent le concept de « l’entreprise étendue », qui a fait d’Airbus un groupe mondialisé, avec des usines d’assemblage jusqu’en Chine et outre-Atlantique. Les PME qui vivaient sous l’aile protectrice6 de l’ex-Aérospatiale à Toulouse ont découvert à l’occasion du dernier plan de restructuration qu’elles étaient désormais susceptibles d’être mises en concurrence avec des entreprises du monde entier. La présidente (PS) de la région Occitanie, Carole Delga, doit présenter vendredi une nouvelle mouture d’urgence du « plan Ader », destiné à sauver les meubles dans les PME en facilitant les regroupements d’entreprises. L’un des objectifs affichés est d’empêcher la prise de contrôle d’entreprises jugées stratégiques par des capitaux étrangers. Latécoère, l’entreprise pionnière de l’aéronautique à Toulouse, est ainsi passée récemment sous contrôle de fonds de pensions américains (Libération, le 2 juillet).

– Si on entend beaucoup parler des « accords de performance » qui feraient payer une partie de la crise sanitaire aux salariés, une nouvelle plus surprenante est venue du tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand qui a obligé la direction de Michelin à annuler sa proposition faite aux salariés de renoncer aux accords collectifs salariaux signés avant la crise sanitaire. Le côté croquignolesque de l’affaire réside dans le fait que la CGT et SUD n’ayant pas signé l’accord, ils ne pouvaient l’attaquer en justice et que la CFDT qui avait signé acceptant la proposition patronale, il ne restait que la vaillante CGC lutte de classes pour attaquer la proposition et remporter le morceau (Le Monde, le 7 juillet).

– Dans un document, publié mercredi 1er juillet, l’Association des administrateurs territoriaux de France (AATF) fournit des informations sur les rapports entre les différentes strates de l’État pendant la gestion de la crise. Les cadres territoriaux ayant contribué à cette enquête expriment un sentiment général d’insatisfaction et relèvent « un déficit de coordination ». Ils déplorent à la fois un « manque de concertation », « l’imprécision des informations et des directives », « le temps de latence entre les annonces gouvernementales et les conditions de mise en œuvre ». « Elles ont souvent dû anticiper les normes nationales et adopter des mesures dans un contexte d’incertitude quant à leur maintien dans le temps et leur sécurité juridique », note le rapport, rappelant les difficultés rencontrées à l’annonce de la fermeture des écoles ou dans la préparation du déconfinement. Pour le président de l’AATF, Fabien Tastet, ce retour d’expérience met en exergue, d’une part, la capacité d’adaptation et l’agilité des collectivités territoriales et, d’autre part, la nécessité d’« un État plus svelte et plus musclé ». « On a observé, pendant cette crise, un État effacé, désarticulé et englué, note-t-il (Le Monde, le 2 juillet). C’est qu’il est loin le temps ou la forme État-nation parlait encore dans un langage où s’opposaient « déconcentration » et « décentralisation7 » !

– Dans une certaine mesure la crise sanitaire enchaîne sur celle des Gilets jaunes dans la mise en cause de la représentation politique. Ceux qui se gaussaient de Macron élu par moins de 30 % des français crient pourtant victoire pour une victoire des « Verts » dans le cadre d’un taux d’abstention record qui marque décrochage par rapport aux institutions, indifférence politique, ressentiment car colère sans débouché (Libération, le 4 juillet). Pour Chloé Morin, directrice de l’Observatoire de l’opinion à la Fondation Jean-Jaurès, « Une majorité de français ont d’autres priorités que l’écologie ». L’autre point à retenir est celui de la désarticulation entre local et national. Les partis traditionnels droite/gauche continuent à dominer sur les valeurs idéologiques de l’ancien État-nation et ce même s’il y a une interprétation différente de ces valeurs (le RN est à ce niveau réintégré dans le champ politique). Ils résistent dans les petites et moyennes villes ; alors que LREM et les « Verts » épousent la fluidité des nouvelles formes réseau de l’État qui convergent dans les nœuds de pouvoir que forment les grandes agglomérations. Ces derniers s’échangent même ce qu’on ne peut plus appeler une « clientèle » fidèle, mais des individus-particules interconnectés et échangistes se portant sur LREM aux élections nationales, sur les « Verts » au niveau local (cf. aussi Rémy Lefebvre, enseignant de Sciences politiques à l’Université de Lille, Libération, le 4 juillet).

Interlude

– À la soirée électorale où il avait invité une vingtaine de personnalités proches, Macron a attendu le dessert pour annoncer le verdict final : « On a toujours tort de s’embourgeoiser » (Le Canard enchaîné, le 1er juillet).

– Dans son dernier essai, Dans la tempête virale, qui vient de paraître, le philosophe Slavoj Žižek pose son regard sur la pandémie de Covid-19 et souligne « la nécessité d’un communisme revisité, pragmatique. La survie nous l’impose. N’est-il pas déjà un tout petit peu à l’œuvre quand l’État réquisitionne des chambres d’hôtel pour gérer les malades et accueillir les personnels soignants ? Quand le président américain ordonne à General Motors de produire des respirateurs ? » (Libération, le 2 juillet). Après avoir soutenu avec Badiou que le communisme pouvait être sauvé en tant qu’idée, voilà qu’on apprend qu’il peut être sauvé par l’État et par Trump. Pas tant revisité que ça quand même puisque si Lénine et Trotsky nous ont présenté leur « communisme de caserne », Žižek propose un « communisme du désastre » avec un État plus puissant pour échapper au « capitalisme du désastre ». Et pour corser le tout un féminisme du désastre sans doute : « Plus que jamais, il nous faut des leaders forts. Le problème de Trump n’est pas son autoritarisme, c’est sa bêtise. Peut-être que les dirigeants doivent être des femmes, là où elles sont au pouvoir, en Allemagne, au Danemark, en Nouvelle-Zélande, en Finlande, la situation est souvent meilleure. Elles savent prendre des décisions fortes. Une petite provocation : peut-être que ce dont l’Angleterre a besoin, c’est d’une Margaret Thatcher ! ».

– Selon l’avocat au barreau de Paris Édouard Delattre (Libération, le 2 juillet), une dizaine de pays ont déjà inséré l’écocide dans leur droit pénal, parmi lesquels le Vietnam, la Russie et l’Ukraine. [Sans doute, pour un avocat parisien, trois grands modèles de lutte contre le crime contre les humains, NDLR].
Il propose par ailleurs des peines de réclusion criminelle proportionnelles à celles des trafics de drogue et d’être humains quand ils sont commis en bandes organisées. Il est vrai que les pays qui lui servent de référence ont des prisons bien pleines,

– La consigne vient d’une note publiée le 30 juin dans le New York Times : désormais, les journalistes du quotidien américain devront écrire « Black » avec une majuscule. La décision a été prise après avoir consulté « plus de 100 membres de la rédaction, et dans un contexte particulier : celui de la mort de George Floyd, tué par un policier blanc fin mai aux États-Unis. « Sur la base de ces discussions, nous avons décidé d’adopter ce changement et de commencer à “capitaliser” le mot “Black” pour décrire les personnes et les cultures d’origine africaine, aux États-Unis et ailleurs », écrit le New York Times qui visiblement pense que ce sont les journalistes qui font l’histoire au fil de l’actualité. Avant le Times, l’agence Associated Press (AP) avait pris la même décision. « Le noir en minuscule est une couleur, pas une personne ». Concernant une éventuelle capitalisation du mot « blanc », AP se pose toujours la question. Ce n’est pas le cas du New York Times, qui a de son côté tranché : « Nous conserverons le traitement en minuscule pour le mot “blanc”. Bien qu’il y ait une question évidente de parallélisme, il n’y a pas eu de mouvement comparable vers l’adoption généralisée d’un nouveau style de “blanc”, et il y a moins le sentiment que “blanc” décrit une culture et une histoire partagées. De plus, les groupes haineux et les suprémacistes blancs ont longtemps privilégié le style majuscule, ce qui en soi est une raison pour l’éviter. » En France, la grande majorité des médias met une majuscule à « Blanc » et à « Noir », principalement pour des raisons grammaticales. « A partir du moment où on l’utilise comme une ethnie, la règle des nationalités s’applique », explique Michel Becquembois, chef du service édition de Libé. La question qui se pose, c’est : combien de temps tiendra-t-elle encore ?

– À propos de l’intervention des banques centrales et particulièrement de la BCE sur les rachats de dette, il y a un point que nous n’avons pas abordé et qui est pourtant important parce que le comprendre permet d’éviter des confusions et déclarations plus ou moins militantes à l’emporte-pièce. En effet, ces banques centrales mènent déjà des politiques monétaires massives et non conventionnelles qui ont des effets redistributifs. Les achats d’actifs par les banques centrales réduisent les inégalités de revenus (salaires surtout) en soutenant l’emploi. Mais ils augmentent les inégalités de richesse (patrimoine surtout) en soutenant le prix des actifs (Benoît Cœuré, directeur à l’innovation de la Banque des règlements internationaux (BRI), in Les Échos, le 1er juillet) et par exemple les prix de l’immobilier ce qui avantage les propriétaires par rapport aux futurs accédants. Toutefois, c’est un effet pervers de l’intervention et non une volonté explicite. Les observateurs, pour la plupart, pensent que cela ne peut être compensé par « l’argent hélicoptère » que les banques centrales feraient pleuvoir au petit bonheur la chance, mais relève des politiques sociales et fiscales ; les banques centrales devant se contenter de surveiller que leur quantitative easing débouche sur une bonne allocation de l’épargne vers l’investissement et ne finisse pas en capture du marché financier (Le Monde, le 7 juillet). Macron semble avoir choisi, pour le moment en tout cas, le volet social des aides sans toucher à la question fiscale qui selon lui, tarirait l’investissement.

– La FED a décidé de limiter les versements de dividendes par les banques américaines ainsi que les rachats d’actions. Le but : préserver la disponibilité des capitaux en cas de faillites de débiteurs en freinant les tendances à la capitalisation (Les Échos, le 29 juin). Ce n’est en tout cas pas ce qui se passe au niveau des entreprises puisque 37 % des entreprises américaines cotées à l’indice SP500 ont versé en 2019 plus de dividendes qu’elles n’ont fait de bénéfices contre 29 % en Europe (Le Monde, le 7 juillet).

– La crise sanitaire a recentré l’Allemagne sur l’UE dans la mesure où sa politique du tout globalisation, axée autour de l’automobile et ses dérivés, qui l’amenait à s’en désintéresser, se heurte à une nouvelle situation où son marché intérieur et ses rapports aux voisins redeviennent importants (Les Échos, le 30 juin). Face à la Chine et aux USA, l’Allemagne semble envisager la question de la compétitivité à l’aune de l’Europe (digitalisation et Big Pharma). [Si on compare l’Allemagne et la France au terme à terme, l’État y est ordolibéral (colbertiste en France), la grande industrie nationale et exportatrice (internationale tout en étant centrée sur le marché intérieur8), la Bundesbank rigide sur les règles de Maastricht (la BDF plus accommodante), le Mittelstand pour l’économie sociale de marché (les PME plus petites) et à la recherche d’aides à l’investissement ou à l’exportation. Or, la crise sanitaire a mis à mal l’équilibre allemand et les trois premiers acteurs en ont tiré la leçon, seules les forces représentant le Mittelstand (et par ailleurs la Cour de Karlsruhe sur la dette) critiquant l’abandon de principes jugés intangibles, ceux de la propriété privée quand l’État entre au capital d’une entreprise de bio-tech comme il vient de le faire avec Curevac, (cf. relevé précédent) ; et du refus de toute tutelle quand l’actionnaire principal de Lufthansa menace de faire capoter le plan gouvernemental de redressement]. Mais Peter Altmaier le ministre de l’Économie défend sa nouvelle ligne stratégique industrielle avec l’argument qu’elle n’intervient pas pour soutenir des entreprises contre le marché, mais pour faire que les mêmes règles de marché s’appliquent à tous et donc aussi hors de l’UE, principalement en Chine et aux EU où les subventions vont bon train (Les Échos, le 30 juin). Dit autrement, nous sommes tellement éloignés des conditions de la concurrence libre et parfaite que les fervents soutiens d’une économe de marché régulé sont obligés de monter au créneau. Comme nous l’avons dit pour la France dans un relevé précédent, mais c’est aussi valable aujourd’hui pour l’Allemagne, dans ce nouveau contexte, le commerce extérieur ne peut plus se réduire aux chiffres de la balance commerciale. Il s’agit de rapatrier les productions à haute valeur ajoutée, raccourcir les chaînes de valeur, choisir ses interdépendances sur des critères aussi politiques qu’économiques. Deux exemples : le premier concerne le Nord de l’Italie qui est considéré comme vital par l’Allemagne. C’est ce qui a sans doute poussé les Allemands à faire pression sur les industriels de Lombardie pour qu’ils ne ferment pas les entreprises au début de la pandémie quand l’Allemagne n’était pas encore touchée et ce qui les pousse aujourd’hui à accepter de venir en aide à l’Italie parce qu’elle a besoin de ce Nord du Sud (Paolo Gentiloni, commissaire aux affaires économiques de l’UE dans Libération, le 1er juillet). Second exemple : pourquoi dépendre de la Chine, ce qui n’apparaît plus aux yeux de personne comme quelque chose de neutre, mais comme ayant été une solution de facilité qui s’est finalement révélée dangereuse, alors qu’il y a le Vietnam ou d’autres pays émergents ? Nous sommes donc loin d’un simple « moment hamiltonien » (cf. relevé VI) vers une sorte de fédéralisme comme en parle la presse. Les enjeux sont beaucoup plus globaux.

La politique industrielle n’est plus une incongruité française dans le monde occidental. L’affrontement entre grandes puissances et la violence de la crise économique provoquée partout par la pandémie conduisent les États à un interventionnisme de plus en plus assumé. Il ne s’agit plus seulement, pour les gouvernements, de prendre des mesures de soutien génériques ou sectorielles, mais de s’impliquer, y compris comme actionnaire, dans des situations particulières. Ainsi, l’administration Trump dans son souci d’avancer sur la 5G tout en s’opposant au chinois Huawei s’est renseignée sur la possibilité d’une prise de contrôle public sur Nokia le finlandais ou Eriksson le suédois. Outre-Manche aussi, les esprits ont beaucoup évolué. Même le Financial Times a basculé et appuie le « Project Birch » du gouvernement Boris Johnson, prêt à sauver avec l’argent des contribuables des entreprises en difficulté mais jugées stratégiques, comme le sidérurgiste Tata Steel ou le constructeur automobile Jaguar Land Rover ; et à se réclamer de Roosevelt plutôt que de Churchill pour lancer son New Deal9 de reconstruction par les infrastructures. Pour les Pays-Bas, cette évolution est encore plus contre-nature. Pourtant, le gouvernement de Mark Rutte s’y est essayé dès l’an dernier, en entrant par surprise au capital d’Air France–KLM. Objectif : faire contrepoids à l’influence française (Le Figaro, le 1er juillet).

Temps critiques, le 10 juillet 2020

  1. ؘ– Le gouvernement planche sur un nouveau plan de soutien au petit commerce qui dépasserait la simple suppression des charges pour cette année. Il parle de baisser les loyers par différents procédés telles que la création de sociétés foncières en lien avec les municipalités, alors que ce qui grève les marges relève plus de taxes importantes subies qui sont bien supérieures à celles de l’e-commerce (Libération, le 29 juin). []
  2. ؘ– Cf. aussi la tribune libre d’intellectuels américains contre la Cancel culture, Le Monde du 9 juillet et ses effets : licenciements immédiats sans médiations, enquêtes, autocensure. Salman Rushdie est un des signataires. Il doit quand même « halluciner ». []
  3. ؘ– On peut se rappeler l’exemple de censure des Suppliantes d’Eschyle le 25 mars 2019 à la Sorbonne. []
  4. ؘ– À noter que la taxe carbone n’a pas produit les mêmes effets partout. En Angleterre le pays le plus décarboné d’Europe, elle n’a produit aucune grève massive alors qu’elle a été imposée à un moment de pétrole cher. Elle a en partie été compensée par des soutiens aux ménages modestes. []
  5. ؘ– https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=396#Lip []
  6. ؘ– Airbus a signé une « charte de bonne conduite » avec les éléments de sa supplychain, comme on dit dans le jargon. « On connaît des boîtes qui travaillent à perte pour Airbus et qui sont sauvées chaque année pour ne pas les faire couler », glisse un militant CGT de la métallurgie. (Libération, le 2 juillet). []
  7. ؘ– Richard Ferrand (LREM et sur le perchoir de l’Assemblée nationale) croit avoir trouvé la porte de sortie en parlant d’une « décentralisation ascendante » (Les Échos, le 25 juin). []
  8. – Par exemple, l’Alpine-Renault de Dieppe qui tourne à moins de 50 % de ses capacités et qui est en sursis) est vendue à plus de 60 % en France, ce qui est trop limitatif pour un haut de gamme et par rapport aux « allemandes » qui ont une prime a priori à la qualité. L’automobile semble le secteur où la France a le plus de mal à vendre du haut de gamme et donc à maintenir l’emploi sur le territoire dans cette filière… qui est celle qui rapporte le plus de valeur ajoutée. Ainsi, la DS4 de PSA qui devait être produite à Sochaux le sera finalement sur un site allemand d’Opel. On s’aperçoit ici de la distance entre les stratégies industrielles des entreprises — ici la logique d’intégration d’Opel dans PSA —, qui n’ont rien de nationales et la politique industrielle que certains États veulent relancer. Mais au moins la stratégie s’avère-t-elle européenne avec en complément l’établissement d’un modus vivendi entre syndicats français et allemands de la métallurgie pour faciliter cette intégration en Allemagne sans trop de dommage en France (il s’agit là que d’une petite production en termes de quantité), Les Échos, le 1er juillet. []
  9. – Pour le Times toutefois « c’est peanuts » car les sommes engagées ne représentent que 0,2 % du PIB, contre plus de 5 % pour le New Deal américain (en Europe, l’enveloppe se situe un peu au-dessus de 1 %, ibidem). Cela apparaît d’autant plus insuffisant que l’intérêt de la dette est en net recul. Si on prend un pays comme la France, alors que la dette a presque doublé entre 2008 et 2020, l’intérêt de la dette a diminué de moitié (de 2,8 % du PIB à 1,4 %) et il n’y a pas de raison de penser qu’il en est différemment Outre-Manche. C’est donc particulièrement le moment, pour la société capitalisée, d’investir dans les écoles, logements sociaux et autres infrastructures d’autant que le chiffre de levée de dettes pour les nouvelles est encore nettement plus bas puisqu’il s’établit pour la France à -0,07.

    Ou comment s’enrichir en empruntant (Les Échos, le 7 juillet). Et ça n’a rien de fictif ! []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (X)

– À la rubrique gestion de L’État-réseau par ses intermédiaires qui supplantent les anciennes médiations institutionnelles en voie de résorption, la Convention-climat rend son diagnostic et ses préconisations. À noter que les 150 personnes tirées au sort ont été bien encadrées. En effet, l’organisation de la Convention a été confiée à un consortium d’entreprises : l’institut de sondage Harris Interactive pour le tirage au sort ; Eurogroup Consulting pour le socle d’informations à disposition des citoyens ; et, pour l’animation des débats, Res Publica et Missions publiques, deux cabinets de conseil en démocratie participative (Libération, le 19 juin). Mais on ne s’arrête pas à la « technique participative », il y a aussi une couverture idéologique : une trentaine d’universitaires surveillent le bon ordonnancement de la chose et que tout fonctionne suivant les règles post-modernes. Parmi eux, Maxime Gaborit, chargé de cours à Sciences-Po. Derrière l’activité des animateurs, il décèle « le rôle moteur des sciences sociales et leur réflexion autour des mécanismes qui permettent de produire une bonne décision » grâce à cette « ingénierie de la concertation ». Au sein des groupes, observe-t-il, les professionnels « veillent à distribuer la parole à tous et à éviter que ne se reproduisent des dominations de classe ou de genre ». Bref, une sorte de conjonction de « Nuit debout », d’Université Paris VIII et de « Grand débat ». Des tirés au sort donc, mais guidés par un bien petit « milieu » comme le reconnaît d’ailleurs Libération, dans lequel les startuppers de la communication et de l’information qui ont fait leurs armes dans les mouvements des années précédentes ont semble-t-il toute leur place dans une optique « d’open government ». « C’est un outil conçu par des technos, un affaiblissement du pouvoir représentatif », cingle un dirigeant de la majorité (Le Monde, le 20 juin). Mais rassurons-nous : tout cela est quand même dirigé par un « comité de gouvernance » de la Convention.

Et de quoi ont-ils accouché ? Sur les 150 mesures envisagées, toutes ont été acceptées sauf une (la baisse du temps de travail à 28 h) avec, comme dans les dictatures, des scores à plus de 90 %. Les sujets qui fâchent n’ont pas été abordés, telle la taxe carbone qui a été remisée à plus tard avec un moratoire de 5 ans peu engageant, mais très éclairant de la vive conscience de la part des « tirés au sort » qu’ils ne sont « représentatifs de rien » ou, si on veut être gentil, que d’eux-mêmes. Quant à l’énergie nucléaire, elle a quasiment été plébiscitée comme énergie décarbonée ! (Libération, le 22 juin). Par contre les déclarations de bonne intention sont légion et une nouvelle qualité de crime devrait être promue de par son inscription dans la Constitution : « l’écocide ».

– Marcus Rashford, l’attaquant international anglais de football et son réseau de followers ont fait plier le gouvernement britannique qui revient sur sa décision de suspendre les mesures de soutien alimentaire en direction des familles pauvres avec enfants (15 livres sterling soit 16,50 euros/semaines/enfant) prises pendant le confinement afin de compenser la fermeture des cantines scolaires. Où ne va pas se nicher la gestion par les intermédiaires aujourd’hui !

Pour éclairer maintenant l’aspect résorption des institutions au profit de la « gestion par les émotions », Sabine Prokhoris, dans sa tribune (Libération, le 19 juin) fait remarquer que le président de la République, garant de la séparation des pouvoirs, demande à la ministre de la Justice de se pencher sur cette affaire, puis que celle-ci propose de recevoir la famille du jeune homme alors que l’affaire judiciaire est en cours. Récoltant au passage le ridicule de se voir rappeler à l’ordre par l’avocat de la famille Traoré. Pain bénit pour Marine Le Pen, laquelle ne souffle mot, attendant d’empocher les dividendes d’une telle faillite politico-institutionnelle et pendant ce temps Virginie Despentes continue sa descente aux enfers en nous annonçant sur une radio du service public, qu’il n’y a jamais eu de « ministre noir » en France. Pauvre Taubira ; sans doute n’est-elle pas de la bonne couleur noire pour la « blanche » Despentes experte en couleur. La police de la pensée ne gagne toutefois pas à tous les coups, la loi Avia sur la haine en ligne vient d’être censurée par le Conseil constitutionnel. Quand on peut en venir à préférer un sursaut de ce type d’organisme de pouvoir par rapport à laisser la définition et la délimitation de la censure aux Gafam et aux groupes de pression de toutes sortes, c’est que l’heure est grave. Mais ladite Avia ne s’est pas démontée en répliquant : « Cette décision doit pouvoir constituer une feuille de route pour améliore un dispositif que nous savions inédit et donc perfectible » (Les Échos, le 18 juin).

– Au moins en ce qui concerne l’Europe, le Covid -19 aura accéléré les choix énergétiques vers une décarbonisation. De leur côté, les grandes compagnies pétrolières réorientent leurs investissements vers le gaz et l’électricité plutôt que vers les gaz de schistes et l’off shore profond, formes d’extraction à prix élevé. Mais cela s’accompagne de versements de hauts dividendes à leurs actionnaires qui pourraient avoir envie de se réorienter vers des secteurs plus porteurs à l’avenir que le pétrole parce que l’innovation technologique rend aujourd’hui la chose possible (cf. aussi la voiture électrique). Les collapsologues de l’épuisement de la dernière goutte de pétrole nous privant d’énergie sont donc devancées par de nouvelles anticipations capitalistes qui comptent compléter ces nouveaux investissements par l’exploitation actuelle des réserves de pétrole ordinaire sur la base d’un prix dorénavant structurellement bas (Ph. Escande, Le Monde, le 17 juin). Toutefois comme chaque tendance comprend des contre-tendances, la production de pétrole ordinaire, la moins onéreuse voit ses réserves entamées pendant que la demande potentielle va continuer à croître au niveau mondial. Le prix de ce pétrole devrait alors remonter à l’horizon 2027/2030 et à ses conditions, de nouveaux investissements dans l’exploration redeviendraient rentables (Le Monde, le 24 juin).

– Les déclarations de la Commission européenne et de sa commissaire à la concurrence Margrethe Vestager en faveur d’une réindustrialisation de l’Europe passant par des restrictions à l’entrée sur le marché européen d’entreprises subventionnées par des capitaux publics sont une première réponse à ce qui était apparu à beaucoup comme une anomalie, à savoir le rachat du port du Pirée à vil prix par le trust chinois Cosco. Mais là où la Commission avait laissé faire dans la période pré-Covid, sa décision est attendue en ce qui concerne le dossier de fusion entre Fiat-Chrysler et PSA. La tendance est au changement de stratégie avec une surveillance de la nature des IDE (par exemple le labo allemand Cure-vac en recherche de vaccin anti Covid, menacé par une offensive américaine a vu le gouvernement allemand y répondre par une entrée au capital), une taxation aux frontières (sur des produits textiles égyptiens… subventionnés par des chinois), mais par exemple, pour la taxe carbone, en toute logique elle ne pourra être imposée aux frontières que si son empreinte est d’abord réduite à l’intérieur de l’Europe (Le Monde le 28 juin). Dans la période antérieure, la Commission ne jugeait finalement que les atteintes à la concurrence au sein de l’Europe, alors que là, le projet est d’adopter une position globale et mondiale sur la concurrence d’abord pour donner une chance à des « champions européens » (cf. Relevé IX), ensuite pour s’opposer à des pratiques anti-concurrentielles d’entreprises non-européennes comme c’est le cas actuellement avec l’enquête en cours contre Apple.

Comme il était assez prévisible, la crise sanitaire renforce la tendance à la concentration et aux surprofits. Apple vient ainsi de décider de se passer (dans les deux ans) de son fournisseur de microprocesseurs, le leader mondial Intel (Le Monde, le 24 juin) pour produire ses propres puces pour Mac similaires à celles qui équipent déjà ses smartphones. Une internalisation de production qui renforce sa structure en écosystème et devrait lui faire économiser 1 à 2 Mds de dollars/an dans deux ans. Il faut dire qu’en pleine crise sanitaire et malgré la fermeture de 500 de ses magasins, sa capitalisation boursière a augmenté de 200 Mds de dollars depuis le début de l’année. Cette tendance à la concentration se retrouve dans beaucoup de secteurs ; par exemple le produit « bio » a fait une large percée hors de sa niche d’origine pendant la crise sanitaire et le confinement. Résultat : Monoprix avait racheté Naturalia ; Carrefour la pépite du web Greenweez, Picard1 rachète Bio C’Bon. Le but est que les discounters fassent ce que ne savent pas faire (lire : imposer) les pionniers du bio : faire pression sur les commissions pour assouplir le cahier des charges et faciliter l’augmentation de la production et la baisse les prix (Les Échos, le 24 juin). Mais même si la part du bio augmente, la production reste instable et la consommation incertaine en fonction de l’évolution du pouvoir d’achat. Toutefois, les « bios » résistent mieux que Fauchon !

– un exemple simple de défaut d’articulation entre niveau I et niveau II dans la société capitalisée, la décision des 27 de taxer les Gafam en 2018 avait reçu l’approbation de 26 pays sur 27 mais la règle de l’unanimité en matière fiscale a pu faire que l’Irlande fasse capoter le projet, ce pays étant le siège social de plusieurs de ces entreprises du numérique (Libération, le 19 juin). Comment financer le plan de soutien dans ces conditions ?

Interlude

– À propos de la campagne de dépistage conduite aux États-Unis, qualifiée d’« arme à double tranchant » par Trump : « Quand on fait ce volume de dépistages, on trouve plus de gens, on trouve plus de cas. Alors j’ai dit : ralentissez le dépistage », a assuré le président des États-Unis le 20 juin à Tulsa (Le Monde, le 23 juin). À noter aussi une forte augmentation de la contamination et des décès dans les États républicains qui ont refusé de confiner au début puis déconfiné plus vite. Le gouverneur républicain de Floride, farouche partisan de Trump a pris le contre pied de la déclaration du Président en déclarant que ces nouveaux chiffres ne pouvaient s’expliquer par un plus grand usage des tests.
– Castaner dans Le Parisien du 21 juin : « Quand on jette un pavé sur un policier on le jette sur un morceau de la République ».
Selon Le Figaro, le 19 juin : « Faute de débouchés sur les tables 5 % du vin français sera recyclé en gel hydroalcoolique ». Commentaire du Canard enchaîné du 24 juin : « Le Covid -19 sait à quoi s’en tenir ; grâce au pinard, les français auront de quoi lui faire barrière ».
–L’Oréal, une grande entreprise française marquée par ses rapports avec l’extrême droite dans les années 1930 puis par la collaboration vient de découvrir que noir lave plus blanc en supprimant sur tous ses produits les mots « blanc », « blanchissant », « white », « whitening », « fair », « fairness » (Le Progrès, le 28/06).

– Conséquence indirecte de la crise sanitaire la Lufthansa quitte le DAX (le CAC40 allemand), son déclassement étant dû à la situation difficile de l’aéronautique et du transport aérien. Elle y est remplacée par Deutsche Wohnen (Habitat allemand), un groupe propriétaire d’immeubles de location qui n’a rien fait, c’est le moins qu’on puisse dire, pour éviter la montée vertigineuse des loyers, surtout à Berlin, où le parc locatif représente 80 % du total à cause de l’histoire particulière de Berlin où la partie Est n’était pas sous le régime de la propriété privée. Devant la crise sanitaire, ce groupe immobilier s’est quand même engagé à créer un fonds de soutien pour les locataires ne pouvant temporairement payer leur loyer et à construire de nouveaux logements, problème particulièrement aigu dans cette ville où 50 000 nouveaux habitants sont comptabilisés chaque année depuis 2011(Le Monde, le 23 juin). Un DAX d’ailleurs affaibli par le trou béant découvert dans les comptes de la fintech Wirecard.

– À nouveau sur la dette et pour contredire les tenants de la tendance à la banqueroute, la dette française est détenue à 46 % par des investisseurs institutionnels résidents, dont 18 % par la banque de France ; les détenteurs non résidents représentent 54 % des détenteurs (en baisse puisque 60 % en 2015). Ceux-ci pourraient représenter un risque « extérieur » par rapport à la souveraineté nationale, mais on peut en douter dans la mesure où ces non-résidents sont de même nature que les résidents, à savoir eux aussi des investisseurs institutionnels et des banques centrales étrangères qui marquent ainsi leur confiance en la richesse potentielle du pays (par comparaison la dette italienne est presque totalement la propriété de résidents). Or dit P. Artus (Le Monde, le 24 juin) on n’a jamais vu une banque centrale provoquer volontairement une crise de la dette. Le fait que la dette soit largement possédée par des non-résidents permet aussi une meilleure « allocation des ressources » (orientation de l’épargne disponible) vers l’investissement productif par rapport aux seuls placements financiers sur la dette. Nous avons déjà parlé, dans de précédents « Relevés » du fait qu’il y avait eu depuis 2008 au moins, un découplage entre création monétaire et inflation la première n’entraînant plus la seconde. Pour être précis il faudrait rajouter que ce découplage ne concerne que le prix des biens et services qui restent stables et non le prix des actifs (actions et immobilier) qui augmentent fortement au risque de bulle si la création monétaire venait à perdurer après la reprise (P. Artus, Les Échos, le 24 juin).

– Les premiers signes d’une reprise plus rapide que prévue en juin pour l’ensemble de la zone euro et plus rapide en France que dans la zone semblent conforter le choix de l’État d’un remède de cheval pour soutenir les entreprises d’une part, le maintien d’un niveau de salaire par l’intermédiaire du chômage partiel d’autre part. Mais le gouvernement actuel va-t-il rester dans cette logique où bien faire du Fillon comme en 2010 où celui-ci étouffa la reprise d’après crise de 2008 en en revenant aux règles de l’orthodoxie budgétaire de compression des dépenses d’une part et d’augmentation des recettes par l’impôt d’autre part ? (Les Échos, le 24 juin) Pour le moment, Macron dit non, d’abord parce qu’il prolonge les mesures de chômage partiel à un haut niveau (l’équivalent d’une nationalisation des salaires) et ensuite parce qu’il adopte la perspective et le langage de la croissance quantitative (travailler plus, produire plus, recommencer à consommer). Or, dans l’automobile, si PSA réembauche 800 intérimaires parce que son PDG Tavarez tient bon la barre sous les auspices de Charles Darwin (Le Figaro, le 25 juin), un compétiteur né, la demande est au rendez-vous sur les modèles qui dégagent le plus de marges et permettent en outre l’embauche de personnel en France parce que ces modèles y sont encore produits… ce sont aussi les véhicules les plus polluants (les SUV 308 et 508) qui vont être produits par des salariés occasionnels auxquels, a priori, la Direction ne réserve aucune perspective de qualification par une formation quelconque. Vous avez dit croissance quantitative ? Il en est de même, de l’extension des mesures de chômage partiel jusqu’à octobre puis, dans une formule moins avantageuse du point de vue salaire pendant deux ans dans le cadre d’accords d’entreprise, mais où entend-on parler d’autre chose que « d’accords de performance » avec intensification du rythme du travail ? C’est-à-dire là encore une conception quantitative et cour-termiste de la performance que Dani Rodrick, professeur d’économie à la Kennedy School de l’université d’Harvard, dénonce dans Les Échos, le 25 juin ? En effet, la reconfiguration de la production post-Covid reste de l’ordre de ce qu’on appelait, dans les années 1975-1980 la restructuration capitaliste avec intégration de la technoscience dans le procès de production et ses conséquences : surqualification pour une minorité de salariés / déqualification pour la masse dans la mesure où les machines s’incorporent les anciens savoirs professionnels. Ce processus s’est depuis étendu au secteur des services produisant ce que Rodrick appelle la raréfaction des « emplois médians2 » qui, pour les américains, constituaient la base de leur « grande société » (cf. John Kennedy et Humbert Humphrey).

Les relocalisations, si elles sont effectives et qu’elles concernent bien, comme nous l’avons indiqué dans de précédents relevés, des emplois très mécanisés, pourraient peut-être s’inscrire dans la perspective tracée par Rodrick. Mais pour que cela soit significatif, il faudrait que leur nombre soit élevé et là les considérations spécifiques des différents pays interviennent. Si les allemands et les italiens produisent plus « national » que les français (respectivement 70 %, 75 et 64, source : Mickaël Valentin in Les Échos, le 25 juin) ce n’est pas parce qu’ils sont plus nationalistes, mais parce que les premiers ont conservé l’hinterland et les seconds les petites industries lombardes dynamiques et agressives (on a vu l’effet-Covid sur des villes moyennes comme Bergame et Brescia qui, malgré tout, ont refusé d’arrêter la production) qui forment un dense tissu industriel qu’on ne retrouve plus en France où domine un capitalisme de CAC40 et de FMN qui n’a pas d’intérêt particulier à produire sur le territoire français et a ainsi tendance à contrevenir à ce qui pourrait être éventuellement une politique industrielle et commerciale initiée ou orientée par l’État. Outre le problème que cela pose au niveau de l’articulation entre niveau national et niveau international, le résultat le plus visible se manifeste au niveau de la Comptabilité nationale aussi bien du point de vue de la mesure du PIB3 que du déficit de la balance commerciale.

– Sanofi fournit un bon exemple des restructurations actuelles dans l’industrie parce que ce n’est pas une entreprise sinistrée par la crise sanitaire, mais une entreprise qui tout en n’ayant jamais arrêté la production et finalement tiré son épingle du jeu dans la crise, n’en est pas moins obligée de se réorganiser. Quelle est la situation générale de l’industrie ? Depuis de nombreuses années la plupart des grandes entreprises sont en sureffectif et le restaient pour garder de la « ressource humaine » à disposition et ce, particulièrement dans le secteur de la recherche-développement (R-D), un secteur qui comme les autres dans une vision à court terme, doit être réorganisé pour se centrer sur ce qui est rentable immédiatement et donc pour Sanofi, ce sera sur les vaccins avec abandon d’autres activités. Nous avons vu dans d’autres relevés que le secteur R-D de Renault serait celui qui souffrira le plus de la restructuration à venir en termes d’emploi et pour les mêmes raisons. Par contre PSA qui s’est recentré plus vite arrive quand même en tête des innovations françaises cette année en les ayant ciblées.

Pour en revenir à Sanofi voilà donc un de nos principaux groupes du CAC40 qui vit à 80 % des remboursements de la Sécurité sociale, qui a touché 150 millions d’euros en crédit impôt-recherche et qui va maintenant recevoir une aide pour relocaliser la production de paracétamol (Neuville-sur-Saône, près de Lyon, environ 200 emplois d’après Le Monde, le 28-29 juin), mais prévoit par ailleurs d’en supprimer 1000 tout en versant 4 milliards de dividendes à ses actionnaires soit plus qu’en 2019. Que lui demande l’État en échange ? Premièrement, que ses vaccins soient immédiatement délivrés en France selon les besoins et non pas prioritairement aux États-Unis comme l’avait impudemment affirmé son PDG sous influence trumpienne sans doute ; deuxièmement ne procéder qu’à des départs volontaires en mesure d’âge ou en acceptation de changement de lieu de travail. Vous avez dit volontaire ?

  1. – Pour être plus précis la famille Zouari déjà plus gros franchisé du groupe Casino était devenue majoritaire chez Picard. Quant à Bio C’Bon elle a été fondée par le fonds d’investissement Marne et finance qui a eu l’originalité de faire appel directement aux particuliers pour la constitution de son capital. Leur part s’élevait à 25 % du total. []
  2. – Pour prendre un exemple en France, le secteur de la banque a perdu 130 000 salariés entre 2018 et 2019 même si, pour la plupart, ils ont bénéficié de mesures d’âge. []
  3. – Celui-ci ne prend en compte que ce qui est produit sur le territoire national, quelle que soit la nationalité de l’entreprise. C’est l’inverse pour le PNB. Mais ces indicateurs comme d’ailleurs celui de la balance commerciale perdent le sens qu’ils avaient, à l’origine, dans les premiers systèmes de Comptabilité nationale (1945-46) parce qu’ils ont été mis en place dans l’optique de mesurer des grandeurs cumulées (les « grands agrégats ») au niveau national. Ces systèmes de comptabilité nationale sont unifiés progressivement à la fin des années 70 (1976 pour la France) de façon à permettre les comparaisons internationales certes, mais sur la base des nations. Il est bien évident que la globalisation/mondialisation qui se développe dans le cours des années 1980 change complètement la donne en ce qui concerne la pertinence actuelle des anciens instruments de mesure. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (IX)

– On assiste à un début de dérive constitutionnelle à travers ou au prétexte d’une « urgence sanitaire » qui tend à fonctionner comme un véritable laissez-passer pour le pouvoir exécutif. Cela peut commencer par des choses assez peu spectaculaires comme la décision du Conseil constitutionnel du 28 mai 2020 où ce même Conseil saisi d’une « question prioritaire de constitutionalité » au sujet de l’installation d’éoliennes a décidé, en vertu de l’article 38 de la Constitution donnant force de loi aux ordonnances sous condition de ratification par une loi au Parlement dans la limite d’un certain délai, de faire comme s’il y avait eu ratification sous l’effet d’aubaine que représente la situation d’urgence sanitaire (en fait plusieurs dossiers traînaient effectivement). Une fois de plus se pose le problème constitutionnel de savoir si l’article 38 maintient l’équilibre entre ordonnances (l’exécutif) et ratification (le législatif), surtout dans une période où le gouvernement donne l’impression de ne gouverner que par ordonnances (Le Monde, le 6 juin). Le problème va à nouveau se poser sur un sujet majeur cette, fois, à savoir le prolongement ou non de l’état d’urgence sanitaire au-delà du 10 juillet sachant que les parlementaires ne pourront pas se réunir avant septembre. Le constitutionnaliste Dominique Rousseau s’est déjà élevé contre cette possibilité (Les Échos, le 8 juin). Conscient du danger le gouvernement prépare un projet de loi pour le 11 juillet où il serait possible de faire des restrictions similaires à celles du temps d’urgence, à l’exception d’un nouveau confinement, jusqu’au 10 novembre (Les Échos, le 11 juin).

– Les enquêtes judiciaires contre la police en France ont augmenté de plus de 23 % en un an. Il est vrai que plus les mouvements se développent — et cela a été le cas depuis plusieurs années — plus mathématiquement — dans le cadre où on est resté d’une répression accrue et de la criminalisation des luttes — ces chiffres ne peuvent qu’augmenter. Sur le même sujet, et en résonnance avec ce qui se passe aussi bien en France avec « Justice pour Adama » qu’avec la révolte après le meurtre de Georges Floyd, la ville-État de Berlin, pour lutter contre un type de discrimination, dite institutionnelle, a adopté jeudi dernier la « LADG », soit la loi anti-discrimination du Land qui vise à inverser la charge de la preuve en cas de conflit avec la police (Le Figaro, le 8 juin). Castaner encore un effort…

– Alors que les manifestations contre les violences policières ont montré que le droit de manifester ne se demande pas mais se prend, les syndicats continuent à chercher la marche à suivre pour la grande manifestation hospitalière du 16 mai. De la même façon qu’ils n’ont tiré aucune leçon du mouvement des Gilets jaunes, ils ne tirent aucune leçon du mouvement contre les violences policières. Ils restent comme leur statut le veut, attachés aux basques de l’État et à sa légalité censée être par définition légitime. Preuve en est, la CGT, avec la Ligue des droits de l’Homme, vient de demander au Conseil d’État la levée de l’interdiction de manifester (Libération, le 12 juin). Peu de chance qu’elle se rende compte que la légitimité de manifester se passe de sa légalité. « L’autorisation permettrait une concertation avec les autorités sur le choix du lieu, le parcours, l’encadrement par les forces de l’ordre », estime Patrice Spinosi, avocat de la LDH. Les syndicats l’affirment : ils sont aujourd’hui capables d’organiser des rassemblements dans le respect des gestes barrières en encourageant le port du masque et les distances entre participants. Ben voyons !

Le Conseil d’État semble mieux prendre en compte le rapport de forces quand, devant les manifestations répétées contre les violences policières, il vient de se prononcer, le 13 juin, pour une autorisation partielle jusqu’à 5000 participants au lieu des dix d’origine. Mais pourquoi le chiffre de 5000 plutôt qu’un autre, on ne le saura pas (Le Monde, le 16 juin).

– Dans l’entretien qu’il a donné aux Échos le 8 juin, le directeur général de Nissan insiste sur le fait que la priorité va être de baisser les coûts fixes. Plutôt rassurant pour l’emploi sauf que traditionnellement, dans les zaibatsu de l’industrie japonaise, les salariés titulaires avaient tendance à être considérés comme du capital fixe (« capital humain » et emploi à vie)… au coût fixe. On jugera donc sur pièce.

Mais dans les secteurs les plus touchés par la crise sanitaire (restauration-hôtellerie, aéronautique), c’est le capital variable qui devient surnuméraire. Trois économistes (Blanchard, Pisani-Ferry et Philippon) par ailleurs experts de Macron, bien que travaillant aux USA, proposent de subventionner les salaires de ces branches à hauteur de 30 % pour éviter que les entreprises ne ferment pour rouvrir plus tard. Le coût de l’opération ne serait pas très élevé, car il n’y aurait plus besoin de verser les allocations chômage et il y aurait, en compensation, une récupération des cotisations sociales sur les 70 % du salaire restant. Il s’agirait d’éviter un processus de destruction-création conjoncturel sur le temps court en aidant à la continuité de l’activité. L’autre volant de leur plan est que les banques se substituent à l’État pour l’aide aux PME dans la mesure où ce sont elles qui connaissent le mieux leurs clients et qu’elles pourraient donc faire le tri dans les défaillances d’entreprises qui ne vont pas manquer de survenir ; cela éviterait d’accorder des aides au hasard à des entreprises qui auraient fermé de toute façon.

– Ce type de subvention est aussi ce que préconise Patrick Artus économiste en chef chez Natixis (Le Monde, le 13 juin) quand se produisent des blocages comme dans le cas des « accords de performance » (voir relevés précédents) qui se font plus nombreux et dont certains semblent achopper sur la question des salaires comme chez Derichebourg dans l’aéronautique à Blagnac (Toulouse). L’idée c’est que soit la subvention doit aller à l’entreprise pour préserver l’emploi et la « ressource humaine, soit elle doit compenser la perte de salaire des salariés ; mais cela ne doit se faire que dans les secteurs qui le nécessitent vraiment parce qu’ils sont les plus touchés par la crise sanitaire et pour les entreprises qui ont un plan clair de reprise les rendant capables d’aller de l’avant quand la reprise sera amorcée. On peut avoir des doutes : Peugeot, Renault et Air-France, un plan clair ? Quant à des entreprises sous-traitantes comme Derichebourg (Airbus) elles ne sont effectivement pas prévues dans le plan d’extension du chômage partiel, pendant un an ou deux pour les salariés de l’aéronautique. En attendant et malgré la signature de l’accord par FO, la résistance s’organise chez les 1600 salariés avec la CGT et l’UNSA qui n’ont pas signé + un collectif de non-syndiqués déclarant représenter 400 salariés et qui appelle à une manifestation rejoignant celle des hospitaliers le 16 juin (Libération du 16 juin).

– Pour le Ségur de la Santé, la lutte sur les salaires des hospitaliers commence avec les propositions syndicales classiques comme celle de la CGT sur l’augmentation du point d’indice qui permet de maintenir et même d’accentuer la hiérarchie salariale ; ou celle plus égalitaire de Sud-santé qui demande un premier geste de 300 euros net pour les plus bas salaires avant toute discussion ultérieure (Le Monde, le 9 juin). Les pistes gouvernementales, outre un « premier geste », s’orientent plutôt vers une individualisation des rémunérations, au mérite ou suivant la technicité et la pénibilité, mais on voit mal comment cette dernière pourrait être détachée de la question d’ensemble des conditions de travail à l’hôpital et plus structurellement des interactions entre médecine de ville-urgences et hospitalisations. Le numerus clausus supprimé en 2020 et qui fonctionnait comme politique malthusienne ne résoudra pas les problèmes de lieu d’installation et de déserts médicaux comme la Seine-St-Denis en est apparue un, mais cela pourrait mieux servir de contention pour la masse de personnes qui se retrouvent aux urgences comme solution de facilité et dont une partie est déversée ensuite sur les hôpitaux en mal de lit. Le problème, c’est que comme dans le privé, tout le monde se sert au passage : la densité médicale permet de se payer à l’acte même quand on est conventionné, chaque passage aux urgences « rapporte » 161 euros à l’hôpital qui, de son côté, pratique maintenant la rétribution à l’acte. L’infirmière expérimentée passe dans le privé où comme le médecin elle double son salaire (Le Monde, le 16 juin). Le système entretient le système et les pharmaciens y jouent aussi leur rôle.

– Ceux que les médias ont appelés les « seconds de cordée » ont l’impression de retomber dans l’oubli. Leur relative héroïsation en temps de confinement se rapprocherait plutôt de l’esprit de sacrifice au regard des miettes qui leur sont promises ou accordées, il est vrai essentiellement dans le secteur privé où l’État ne peut se substituer à des directions qui arguent des difficultés de reprise (Le Monde, le 9 juin). On pourrait penser que les organisations syndicales… mais non puisque si les médias ont vilipendé la CGT pour avoir prétendument bloqué la reprise du travail à Renault-Sandouville, ils ont oublié de nous dire (excepté Le Canard enchaîné du 10 juin) que la CGT aux côtés de son supposé ennemi la CFDT avait signé avec la puissante DGB allemande une déclaration de soutien au plan de relance initié par Macron-Merkel. Néanmoins, les staliniens de la Fédération de la Chimie ont manifesté leur mécontentement contre la Direction de leur Centrale. La situation n’est pas sensiblement différente en Italie où les syndicats confédéraux, alors que les assemblées et les initiatives sur le lieu de travail sont interdites, relancent la concertation et, par la bouche de Maurizio Landini, un de leurs dirigeants, déclarent « en tant que syndicats, non pas seuls mais avec les associations et le gouvernement, nous avons fait des choses importantes et avons obtenu un plan de travail » (traduit du site carmillaonline qui y voit un exemple de retour des organisations ouvrières à la vieille stratégie togliattiste d’unité nationale de l’après seconde guerre mondiale).

– Les économistes Saez et Guzman qui ont déjà conseillé Elizabeth Warren la candidate démocrate aux primaires sur ce sujet, proposent une taxation provisoire des 1 % les plus riches pour rembourser les sommes prêtées, une solution pour eux plus plausible que celle d’un gommage de la dette par une inflation improbable dans les conditions actuelles (en France ces 1 % détiennent d’une manière ou d’une autre 20 à 25 % de la richesse nationale). Mais alors que le gouvernement n’entend pas céder, contrairement à 2008, des voix autorisées comme celle de Louis Maurin de l’Observatoire des inégalités, se sont penchées sur les seuils de richesse pour en tirer d’autres conclusions ; à savoir qu’il n’y a pas de raison que les ménages aisés échappent à la solidarité sous prétexte qu’ils ne sont pas dans les 1 % de plus riches.

Contre cette idéologie des 1 % de super-exploiteurs contre les 99 % d’exploités tous pareil qui s’est répandue depuis le mouvement Occupy Wall Street aux USA pour gagner ensuite l’Europe, Maurin propose un seuil de richesse qui pourrait concerner entre 8 et 10 % de la population au-dessus de deux fois le salaire médian (Le Monde, le 11 juin). Cela ne le conduit pas à négliger des mesures pouvant concerner les 1 %, puisqu’il montre que c’est en France qu’on trouve les plus gros revenus du travail en Europe (alors que c’est loin d’être le cas pour les revenus du patrimoine1 ), si l’on excepte la Suisse. Il n’y a donc pas eu, contrairement à ce que cherche à faire accroire un gouvernement qui crie au feu à la moindre occasion, de fuite des plus riches à l’étranger car ces derniers connaissent leur intérêt bien compris et de toute façon ont l’habitude de garder deux fers au feu. En valeur relative à l’augmentation de la population, il y a même eu un tassement du nombre de « riches », mais un approfondissement des écarts de richesse avec des classes dites moyennes qui ont vu s’accroître l’écart entre ses différentes composantes. C’est sans doute pour cela que Maurin cherche à définir, au moins fiscalement, un bloc « bourgeois » nettement plus important que celui des hypercapitalistes du sommet.

– Ce qui tranche dans ce que nous appelons le discours actuel du capital par rapport à ce qui a été jusqu’à la Première Guerre mondiale l’idéologie bourgeoise, c’est que, par exemple à propos des conséquences de la crise sanitaire, presque tous les articles parlent en terme de croissance ou de creusement des inégalités comme si cela était une surprise ou un effet pervers des restructurations et réformes amorcées dans le courant des années 1980, la période des « Trente Glorieuses » ayant produit un nouveau mode de régulation reposant sur la réduction des inégalités. Un processus effectif mais qui s’est dégradé puis inversé depuis la fin des années 1980 sauf en France où l’amortisseur social de l’État-providence a continué tant bien que mal à corriger en partie les inégalités en termes de revenu disponible.

Derrière ce discours s’entrecroisent des tentatives pour trouver des nouveaux modes de régulation et une plus grande flexibilité sous prétexte d’équité (Le Monde, le 11 juin et aussi notre relevé de notes (VII) mentionnant l’opposition entre insiders et outsiders).

Le dernier discours de Macron en date du 15 juin est typique d’un manque de ligne directrice. Il pose cette question comme s’il s’agissait de vases communicants où pour soutenir l’emploi des seconds il faudrait que les premiers fassent des sacrifices. C’est inepte parce que ce qui détermine le problème est ailleurs, c’est-à-dire que son « règlement », de toute façon problématique, dépend d’abord du niveau de la stratégie de relance : savoir si elle est essentiellement française ou européenne et nous l’avons déjà dit si elle est européenne ce que semblait laisser penser les derniers accords et les déclarations de Von der Leyen sur la nécessité d’une politique industrielle européenne avec des « champions » européens, la question de la compétitivité et de son rapport à la croissance qui détermine le taux d’emploi ne peut pas être première ou alors uniquement si on la rapporte au niveau mondial, mais c’est alors d’une compétitivité européenne dont il s’agirait, une compétitivité européenne en grande partie sabotée jusque-là par la volonté de la Commission européenne de lutter contre toute tendance monopolistique à l’intérieur du marché unique. Une politique qui l’a conduite à s’opposer à maintes fusions entre entreprises européennes.

Elle dépend ensuite de la qualité de la relance ; très clairement Macron ne semble pas s’orienter vers une relance des infrastructures publiques et dans une démarche écologique. En effet, les secteurs ciblés comme fondamentaux sont ceux qui sont au cœur du modèle capitaliste de croissance hérité des Trente Glorieuses et ils concernent des entreprises qui n’embauchent qu’à la marge, mais dont la production gonfle le PIB et entretient un semblant de tissu industriel traditionnel comme c’est encore le cas pour l’automobile. Aucune relance particulière du secteur du bâtiment (logements sociaux par exemple qui manquent cruellement pour les plus démunis et les plus jeunes) n’est pour le moment mise en avant. Dans le flou actuel la seule façon, pour le gouvernement, de faire tenir en l’état le couple salariés garantis/salariés précaires sans risquer des situations explosives est de suivre la voie scandinave en rajoutant de la « flexsécurité ». Certaines mesures vont dans ce sens avec les nouveaux contrats d’intérim (cf. Relevé VIII), la transformation des contrats de certains salariés ubérisés de contrats commerciaux en contrats de travail, des projets de formation professionnelle de conversion. Tout cela complété, à l’autre pôle par la continuation du déclin d’embauche de fonctionnaires aux conditions de leur régime particulier (on l’a vu avec le projet de réforme des régimes spéciaux) remplacés au mieux par des CDI et autrement par un développement de différentes formes de contrats d’auxiliaires qui donnent malgré tout du travail à des jeunes sans passer par les concours ; et pour le noyau dur des salariés dans les grandes entreprises du secteur privé, les « accords de performance collective2 ».

Les mêmes injonctions contradictoires se retrouvent dans ce que le gouvernement nous présentera comme l’opposition salaire/emploi comme si la solution idéale était forcément celle choisie par les allemands avec Schroeder ou pire celle des anglais, « d’incitation » forcée au travail et à la multiplication, de fait, des petits boulots3, c’est-à-dire une politique d’arbitrage qui ne change pas de paradigme. Maintien coûte que coûte de la croissance d’un PIB pourtant de plus en plus critiqué parce que détaché de la mesure de la richesse produite de par sa mesure purement quantitativiste qui ajoute les moins au plus comme si on avait que des plus (cf. les différents articles dans la presse de Dominique Méda sur ce sujet, certains de ses arguments ayant déjà été avancés dès 1968 par Jean Baudrillard dans son livre La société de consommation). Priorité accordée à une politique de l’offre, alors que de nombreuses entreprises sont en situation de surproduction contenue. Et nous ne parlons pas ici d’abolition du capitalisme, tant s’en faut. On guette juste un pas de côté.

Interlude

– Les syndicats les plus attachés au caractère national des examens sont le SNALC et le SNES. Les syndicats qui ont le plus poussé à la suppression de l’épreuve de français au bac de 1re sont… le SNES et le SNALC (Le Figaro, le 8 juin). Cherchez l’erreur. Le double langage des enseignants a encore frappé. A noter que deux mois après le confinement et deux mois de battage gouvernemental sur l’école en télétravail, qui à court terme accroîtrait les inégalités et à terme la fracture sociale, nos dirigeants et la presse continuent à employer la notion de « distanciation sociale » et non celle de distanciation physique (ibidem) sans y voir aucune contradiction et surtout aucune acceptation implicite de ce qu’ils font semblant de dénoncer par ailleurs.
« Pendant le confinement, j’ai travaillé comme un Romain ! » déclare de son côté le ministre Blanquer (ibidem). On ne sait pas de quel « Romain » il s’agit là. Est-ce le Romain des administrations romaines qui, il y a encore quelques dizaines d’années, venait pointer le matin et repartait immédiatement pour faire « un vrai boulot » dans le secteur privé ou le Romain de la Rome antique et ses travaux herculéens… effectués par ses esclaves ?

– « Si tu continues, je te renvoie à l’école » (parole de parents, Le Monde, le 15 juin). Tout un programme en effet (cf. à ce sujet sur notre blog le texte de J. Guigou : « École, déconfinement et autonomisation des apprentissages »).
– « Dans la situation exceptionnelle que nous vivons aujourd’hui, l’essentiel est de maintenir un lien pédagogique et éducatif avec tous les apprenants et notamment les plus fragiles, afin de maintenir leur encrochage » (note d’après confinement adressée par l’Inspection de l’enseignement agricole aux 220 établissements concernés). La même note invite aussi les professeurs « à préparer des temps d’échanges individuels et collectifs synchrones et asynchrones avec leurs apprenants » (Le Canard enchaîné, du 10 juin).

– Toujours dans la novlangue du capital, « la problématique » continue à faire fureur en remplaçant définitivement le trop vulgaire « problème » ; ainsi, pour le président de l’Adhrhess Mathieu Girier, une structure qui réunit les responsables RH des établissements de soins, « La vraie problématique, c’est qu’on manque d’agents ». Dit comme cela ça va être difficile de problématiser. Des exemples comme cela il y en a plusieurs par jours dans chaque article de presse et nous ne parlons pas de la radio et de la télévision.

– Alors que 87 % des interrogés (Le Monde, le 10 juin) pensent que « C’est aux scientifiques de dire quelles mesures doivent être prises pour lutter contre l’épidémie et le gouvernement doit les appliquer le plus strictement possible », 73 % des mêmes estiment que « les chercheurs servent trop souvent les intérêts de l’industrie, notamment pharmaceutique »… tout en affirmant à 86 % que « les chercheurs sont des gens dévoués, qui travaillent pour le bien de l’humanité ». Ah, comme les sondages sont réconfortants dans leur fabrication de l’équivalence des opinions. Ils réduisent la dialectique à son sens littéral de « contradiction ».

– Comme nous le disions dans nos relevés précédents à propos de la « reproduction rétrécie », la relance des entreprises va se faire sur des bases darwiniennes : les experts d’Alix Partners, par exemple, s’attendent à une rationalisation industrielle (moins de modèles, davantage de plates-formes communes) et à l’accélération des partenariats, voire des fusions/acquisitions. L’étude anticipe une baisse du point mort (nombre de véhicules produits en dessous duquel l’industriel perd de l’argent) à 65 millions, contre environ 80 millions l’an dernier, une nécessité sur un marché saturé et en reconversion du point de vue énergétique. « Ceux qui ont su abaisser leur point mort avant le Covid ont un avantage certain » (Le Monde, le 9 juin).

Quant à l’effort budgétaire et monétaire des États et de la BCE, le prix Nobel Joseph Stiglitz, dans Les Échos du 11 juin, estime que pour l’instant il ne semble pas avoir eu « d’effet multiplicateur » puisqu’il a renforcé l’épargne plus que la demande (consommation + investissement) ; et les liquidités bancaires en excédent, si elles ne sont pas dirigées vers des entreprises désirant investir, risquent d’alimenter encore des placements spéculatifs. Pour briser ce cercle vicieux, les pouvoirs publics devraient intervenir d’abord en donnant des bons d’achat en direction des ménages pour stimuler la consommation ; ensuite en garantissant aux entreprises des compensations si une durée trop importante de la crise entraînait des défauts de paiement de leurs clients. Bon, le « monde d’après » pour Stiglitz ressemble beaucoup au monde d’avant et sans grand nouveau projet capitaliste, ses remèdes ne rendront confiance ni aux ménages ni aux entreprises.

Les décisions de soutien à Renault vont dans le même sens ; elles entérinent la doxa de Renault (et Peugeot) comme quoi il est impossible de construire un petit modèle en France alors que la Yaris de Toyota triomphe à Valenciennes. Tout ça pour se projeter sur une voiture électrique dont on ne sait pas encore si elle se vendra en nombre suffisant pour équilibrer les investissements. Une fuite en avant donc… sans plan clair. Même dans les secteurs de pointe plus récents comme la pharmacie — et alors que les entreprises n’ont pas été touchées négativement par la crise sanitaire (elles n’ont jamais fermé) — et bien cela n’empêche pas de fermer des entreprises, comme s’apprête à le faire Sanofi qui abandonne son centre de recherche d’Alfortville (Val-de-Marne). C’est comme si la réindustrialisation repérée statistiquement depuis 2015 en France n’empêchait pas la désindustrialisation par transfert territorial de capital. Ce transfert est médiatisé dans le cadre de la mondialisation, mais il l’est moins quand il consacre des transferts interrégionaux. Ainsi le secteur industriel en Île-de-France n’a représenté que 5 % des créations d’emplois depuis 2018 au lieu de 19 % pour le reste de la France (Le Monde, le 16 juin). Terrain et immobilier y sont en effet devenus trop onéreux et les usines trop polluantes par rapport aux nouveaux critères environnementaux.

– Alors que les gamins et adolescents gambadent par grappes agglutinées, l’école continue à faire de la résistance avec des règles qui ne s’appliquent plus qu’à l’école. Comme si derrière tout ça se cachait la crainte d’actions en justice en cas de contamination. Pressé de toute part le ministre vient de déclarer à nouveau l’école obligatoire pour tous, sauf pour des lycéens qui, pour la plupart, sont en vacances depuis longtemps avec l’annonce de la suppression du bac de 1re et l’épreuve de Term’ sur dossier ne comptabilisant pas les notes du confinement. « Pour la première fois le rapport entre les lycées d’élite et les autres s’inverse » (Eléa, élève de Term’ à Henri IV, Libération, le 15 juin) avec des notes de contrôle annuel plus sévères dans les premiers qui vont nuire aux mentions sur-vitaminées des années précédentes.

– Un condensé de l’inessentialisation de la force de travail transparaît à travers l’historique des mesures prises « en faveur » de l’emploi des jeunes en France depuis plusieurs décennies. Pour l’ensemble des actifs se sont succédés les travaux d’utilité collective en 1984, puis, après un « plan d’urgence pour l’emploi des jeunes » en 1986, les contrats emplois-solidarité, puis les contrats initiative emplois, les emplois-jeunes, les contrats jeunes en entreprise, ceux dits « d’avenir », « d’initiative emploi », ou « d’accompagnement vers l’emploi ». Il y aura aussi les mort-nés contrats d’insertion professionnelle (CIP) de 1994 et contrat première embauche (CPE) que les mouvements lycéens-étudiants refuseront, le contrat unique d’insertion, les emplois d’avenir, le parcours emploi compétences et, enfin, la garantie jeunes, généralisée au 1er janvier 2017. Un enchaînement de dispositifs qui illustre la limite de ce type de politique. Parallèlement, des aides pour les entreprises embauchant des jeunes ont été prises le plus souvent sous forme d’allégements de charges. À ces mesures, il convient d’ajouter les derniers dispositifs en faveur de l’apprentissage et de l’alternance (Le Monde, le 15 juin).

– Pour ceux qui pensent encore que le « capital fictif » n’est que spéculation et n’aurait rien à voir avec « l’économie réelle », l’exemple de Nikola Corporation leur ouvrira peut-être les yeux. En effet, cette start-up américaine vient de se manifester sur le devant de la scène économique. Spécialisée dans le secteur du camion électrique à hydrogène, sa capitalisation boursière a bondi, atteignant les 34 milliards de dollars (31 milliards d’euros), soit autant que la valeur combinée de PSA, Fiat-Chrysler Automobiles et Renault. Une valorisation d’autant plus sidérante que Nikola n’a jamais vendu ni même vraiment produit un seul véhicule, qu’il prévoit un chiffre d’affaires nul pour 2020 et que sa propre usine d’assemblage en Arizona ne sera pas opérationnelle avant 2027 (Le Monde, le 15 juin).

– À nouveau sur la dette et contre ceux qui nous serinent qu’il ne faut pas se leurrer sur la possibilité d’un « tour de magie monétaire ». Mieux que la mutualisation de la dette dont on a déjà parlé dans des Relevés précédents se fait jour une solution capitaliste d’annulation pure et simple de la dette qui n’a rien d’utopique (cf. l’article du journal Le Monde, le 15 juin : « Pour une annulation des créances détenues par la Banque Centrale Européenne (BCE) »). Dans ce projet présenté par des chercheurs, dont le très sérieux Gaël Giraud, il s’agirait d’annuler uniquement les dettes rachetées par la BCE depuis 2015 et non celles détenues par les banques commerciales, les assurances ou les fonds de pension. En effet, annuler ces dernières conduirait à ruiner les épargnants y compris les petits épargnants (« l’euthanasie des rentiers » produite par la crise de 1930), alors que la BCE ne peut se ruiner elle-même parce que sa dette n’est exigible par personne. Les États endettés n’auraient donc ni à rembourser l’intérêt de la dette (ce qu’on exige d’eux en premier d’habitude) qui de toute façon aujourd’hui est proche de zéro, ni « le principal » et ils pourraient donc immédiatement s’endetter d’autant (2320 mds d’euros dont 457 pour la France) pour, par exemple, une reconversion verte des investissements au lieu de laisser rouler la dette jusqu’à des ratios dette/PIB (120 % pour la France) qui ne peuvent que conduire les « politiques » à des choix d’austérité sous-tendue par une morale sacrificielle (« il faut bien payer » ; « il ne faut pas sacrifier la génération future » et autres rengaines du même type).

L’annulation des dettes aurait aussi l’avantage d’éviter tout risque inflationniste. En effet, il n’y aurait pas création monétaire puisque l’annulation ne ferait qu’empêcher la destruction monétaire qui préside à tout remboursement. Par rapport à un endettement public qui continuerait à croître au mieux pour assoir des investissements publics nécessaires, L’État ou l’ensemble de ceux de l’UE fonctionnant alors comme assureurs en dernier ressort, l’annulation ne craindrait pas une remontée des taux, elle subirait juste une baisse de ses fonds propres qui ne l’empêcherait pas de continuer à fonctionner. Mais ce plan, le plus radical du point de vue capitaliste aussi bien dans sa conception que par l’effet de choc qu’il produirait, est pourtant celui qui risque de n’être essayé qu’en dernier recours, une fois épuisées les autres « solutions ».

Un exemple de ces solutions qui n’en sont pas : quand l’exécutif entend faire passer la dette Covid dans la dette sociale, cela revient à augmenter des prélèvements sociaux qui seront payés par les salariés et les retraités (une fraction de la CSG y serait consacrée et la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) serait prolongée de 9 ans) pour un gouvernement qui claironne à tous les vents que la France a déjà le plus haut taux de prélèvements obligatoires…. Julien Damon, enseignant associé à Sciences-Po (Le Monde, le 9 juin) pense qu’il aurait été plus juste que l’État garde la dette Covid dans son giron puisqu’il s’agit de « sa » dette et qu’en plus il peut actuellement la financer à long terme à des taux très faibles. Il s’agit bien là d’un choix politique.

Un autre plan semble plus probable (Le Monde, le 16 juin) qui verrait l’UE déléguer à la Commission européenne une autonomie budgétaire lui permettant d’emprunter à bon marché du fait de son évaluation AAA. En conséquence, un pan du budget ne dépendrait plus des États qui eux, sont tenus à l’équilibre, et le financement pourrait provenir de taxes communes dont nous avons déjà parlé.

– Après le discours autour du « plombier polonais », un des premiers cas de « travailleurs détachés », c’est aujourd’hui au tour de PSA de rapatrier d’urgence en France ses salariés polonais qui travaillent localement pour son groupe. Il s’agit de parer aux commandes en retard alors que les intérimaires du groupe travaillant dans les sites en France ont été écartés pendant la crise sanitaire. Devant cette situation, le gouvernement réagit comme s’il se trouvait surpris des incidences de la mondialisation parce que ce qui se fait parfois entre usines nationales d’un groupe (les ajustements temporels de personnel) devient tout à coup international et apparaît comme un mauvais coup contre les travailleurs français d’une entreprise française (Le Monde, le 15 juin). L’arroseur arrosé. Selon les dernières informations (Le Monde, le 16 juin), l’action du gouvernement aurait porté ses fruits. Toutefois cela ne concernera que le plus gros site d’Hordin (Nord), mais pas ceux de Metz et de Douvrain (Pas-de-Calais) où des salariés polonais sont à pied d’œuvre depuis le 15 juin.

« Je vais demander à Muriel Pénicaud d’aller travailler six mois en Pologne ! Ce n’est pas la société que je souhaite pour mes enfants » a déclaré avec aplomb le secrétaire national du PCF. Est-ce à dire qu’il exonère les 50 ans de stalinisme subit par la Pologne de toute responsabilité sur la situation actuelle ?

Temps critiques, le 17 juin 2020

 



 

Nous vous livrons un commentaire d’Harpo du 18 juin sur une partie de notre « Relevé (IX) », celle qui concerne les hospitaliers, (notre texte est retranscrit en italique) suivi d’un éclairage de la situation à Alès.

– Un premier niveau est celui des intérêts de classe qui sont sous-jacents à la tension, antécédente au confinement, générée parmi les personnels hospitaliers par la rentabilisation managériale capitaliste, et dont la gestion irrationnelle gouvernementale du confinement Covid-19 aura mis en évidence les aspects saillants : salaires (et non « primes »), effectifs, équipement et lits… Je reprends un passage de « Relevé de notes…IX » publié sur le blog de « Temps Critiques » pour « faire court »

C’est assez explicite en ce qui regarde la torsion dynamique, dans la lutte, entre revendications quantitatives et revendications qualitatives des personnels les plus exploités dont et le temps de travail et la qualité de vie continueront à se voir dégradés par les objectifs de rentabilité maintenus par « le retour à la normale »…

-Le second degré du regard porte sur la manif’ : manifestement, il y a eu « un cortège combatif » parti de l’hôpital avec les délégations motorisées parties dans d’autres établissements hospitaliers, présent dès 14h devant la Sous-préf’, et un cortège de l’intersyndicale parti lui aussi de l’hôpital et plus fourni, qui arrivera sur place une heure plus tard, alors que les premiers étaient « partis faire un tour » en ville…
Assis sur le muret attenant au terre-plain de la Sous-préf’, je me trouve face aux camarades qui s’époumonent en slogans et discours anti-capitalistes, lorsqu’à côté de moi, j’entends la conversation de trois infirmières cinquantenaires d’un établissement hospitalier voisin, « qui sont venues aux nouvelles », avec une plus jeune de l’hôpital d’Alès, visiblement au fait des décisions de l’UL-CGT d’Alès, mais pas de la Fédé-Santé-A.P. du Gard, de donner cette forme à la mobilisation nationale. De ce que j’en entends, la mobilisation a reposé sur les établissements (dont l’hôpital d’Alès) sur lesquels la surcharge du confinement a pesé. Les trois infirmières disent que c’est à peine si des consignes syndicales leur auront été communiquées, leur présence étant due à des coups de téléphone passés à des collègues. Sous la langue, j’entends aussi que l’une d’entre elles trois a plus d’ancienneté que les deux autres, ou un statut élevé dans la hiérarchie, comme « infirmière-chef », à la fréquence avec laquelle elle insiste sur « l’organisation de son service »…Puis, une camarade des G.J. (présente à « La G. » le lundi 1° Juin, et à « Là-Tes-Rives », le vendredi 5 vient leur parler à elles quatre, et je perds le fil…

-Enfin, le troisième degré du regard porte sur le contenu anti-capitaliste et anti-hiérarchique de notre présence dans cette lutte, par-delà les objectifs de cette lutte, qu’elle soit à même de « dépassement ou non ».

« Le problème, c’est que : comme dans le privé, tout le monde se sert au passage : la densité médicale permet de se payer à l’acte même quand on est conventionné, chaque passage aux urgences « rapporte » 161 euros à l’hôpital qui, de son côté, pratique maintenant la rétribution à l’acte. L’infirmière expérimentée passe dans le privé où comme le médecin elle double  son salaire (Le Monde, le 16 juin). Le système entretient le système et les pharmaciens y jouent aussi leur rôle ».

Ayant été « patient » à l’hôpital d’Alès pour une ablation de la vésicule biliaire, voici 3 ans, je ne puis pas dire que j’aie ressenti ou observé quoi que ce soit en 72 heures qui « écorne » la procédure à laquelle je me suis conformé. En tant que « patient », on est presque « rassuré de la division du travail », entre chirurgien-spécialiste, anesthésiste, radiologue, infirmières du bloc, infirmières d’étages, comme si, mentalement, l’ignorance des surprises que réserve son propre corps à l’intervention chirurgicale demandait à ce que « chacun son métier et les vaches seront bien gardées », jusqu’à ce que quelque chose « coince » et provoque « le dédouanement administratif », le « retranchement derrière la procédure » et la décharge que l’on a signée… Donc, on est « attentif » parce que c’est de sa propre couenne dont il s’agit, et pas spécialement contrariant pour ne pas risquer se voir fermée l’écoute…
C’est d’auparavant dont je parle de « 3° niveau de regard » qui porte sur à qui donne-t-on le droit de toucher ou d’intervenir sur son propre corps, par des gestes appropriés, codifiés selon une procédure qualifiée et ce qu’on y aperçoit, au détour d’un rapport de mise en confiance réciproque ?

Lors d’un internement en U.M.D. (Unité de Malades Difficiles) de plus d’un an, suite à mon évasion d’un C.H.S. où j’avais été placé en P.O. préfectoral découlant d’un art.64 prononcé sans jugement par une juge d’instruction en 1988, j’avais pu observer et écouter chez des infirmiers psychiatriques la dimension de « promotion sociale » que prenaient leurs qualifications lorsqu’ils provenaient de milieux agricoles ou ouvriers. Ils abondaient en empathie et en « pédagogie » dans leurs relations aux patients, ne manquant jamais de « valoriser l’acte » au moment où ils le pratiquaient, comme pour compenser la sécurité de l’emploi qu’ils avaient recherché (quelqu’un qui vous répète qu’il n’est pas fonctionnaire avant de vous faire la piqûre qui vous met H.S…). En fait, ils devaient être « dévots » face aux injonctions du tout-puissant médecin-psychiatre du pavillon, qui avait notre dossier en charge, et nous remettait entre leurs mains, surveillance de tous les instants, applications du traitement et consignes particulières de « sécurité » selon le degré de dangerosité individuelle signalée ou estimée en « équipe », du lever le matin à 07h00, au coucher à 20h00 en dortoirs de 20, en passant par la cantine, matin, midi et soir, dans un réfectoire de 100 places environ et les ateliers d’ergonomie (reliure, maçonnerie, métallerie…). Ainsi, « la valorisation des actes » faisait-elle écran au rapport coercitif pour l’insinuer et enjoindre au « consentement » du patient sur tout aspect de sa détention et de sa domestication, « pour son bien »…
Le comportement d’infirmiers-stagiaires de passage, en « formations plus qualifiées et qualifiantes » était plus distant et moins « familier »…

C’est évidemment cet aspect corollaire de l’aspiration au « retour au programme du C.N.R. » pour ce qui est de la Fonction Publique hospitalière, qui trimballe une raideur corporatiste devant les approches du corps alternatives, dans la mesure où elles fragiliseraient « les idées reçues hiérarchiquement admises » ayant cours, essentiellement vitalistes, voire parfois positivistes sans le savoir… et compliqueraient la segmentation des tâches de plus en plus précises et spécialisées incombant à un personnel en effectifs de plus en plus réduit, que je souligne là.
L’épisode Covid-19 a inhibé une part de la révolte hospitalière dans les faits, par l’astreinte, la pénibilité et l’absence criante de moyens, parce qu’il y a la relation aux patients, et ce sont les pires conditions pour faire avancer des approches du corps qui s’éloignent définitivement d’une chirurgie provenant de la chirurgie de guerre, tant par sa brutalité, que par son aspect hiérarchique.

Harpo

  1. – Il n’est donc pas étonnant que l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) ne touche plus que 133 000 contribuables déclarant un patrimoine immobilier supérieur à 1,3 million d’euros, bien moins que l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) qu’il a remplacé et qui touchait, jusqu’en 2018, 358 000 foyers. Pas touche à l’ISF du côté du pouvoir et de la droite est devenu un marqueur du même type que le pas touche aux 35 h du côté de la gauche et des syndicats. C’est pour cela que le gouvernement lui préfère une solution de taxe des Gafam et de taxe carbone aux frontières. []
  2. – Dans ces accords, le piège consiste à faire croire que le droit négocié dans le cadre de l’entreprise l’emporte sur le droit imposé par la loi et l’État (cf. Pascal Lokiec, Paris I, Libération du 16 juin). Cela a été souvent le cas pendant la période où dominait le compromis fordiste avec des accords d’entreprises et de branches souvent plus favorables, mais suite au renversement du rapport de force et osons le dire aussi, à la déclin de l’antagonisme de classe, la tendance s’inverse aujourd’hui. La décision du Conseil constitutionnel de ne valider que des accords qui seraient établis en la présence d’un délégué du personnel limite quand même le « laisser-faire laissez-passer » à la base de ce type d’accord dans la mesure où il concernait quand même un tiers d’entreprises de moins de 50 salariés. []
  3. – Des incitations plus douces comme l’augmentation de la prime d’activité (cf. l’article de Mathieu Plane, économiste, dans Libération du 16 juin) restent toujours dans l’idéologie de la « préférence pour le chômage ». []