La double voie – partie 2

Seconde partie des échanges à partir de la préparation d’un débat sur l’ANI (Accord National Interprofessionnel) prenant appui sur le n°11 d’Interventions  : Flexisécurité à la française, l’improbable régulation du rapport social capitaliste. Le débat continue avec le questionnement « révolution et/ou alternatives ».

Le 15/05/2013

Salut,

Quelques précisions

Les camps anglais, pas plus ceux d’hier que ceux d’aujourd’hui, ne sont exemplaires. Le contexte historique, par contre, est assez différent de celui de la France et je tiens à souligner cela, par soucis d’éviter les amalgames faciles, aussi bien sous l’angle de l’absence de critiques que du dénigrement systématique. De plus, je pense réellement que ce qui se passe au val de Suze est plus intéressant que Notre-Dame-des-Landes, en particulier parce qu’il existe, dans la population locale du Val, des traditions de résistance (pas au sens nationaliste) qui sont, pour l’essentiel, aujourd’hui absentes en Loire-Atlantique par suite, justement, de la destruction bien plus avancée de l’ancien tissu industriel, urbain mais aussi rural. En ce sens, il n’y a rien de nihiliste à dire que, en effet, nous n’avons pas de « zone à défendre » puisque l’ancienne « zone » a déjà été détruite pour l’essentiel au cours des trente dernières années par la liquidation des anciens foyers de lutte, des anciens quartiers populaires de la ville et des anciens villages et bourgs des environs, y compris du côté de Notre-Dame des-Landes. Que des résistances soient encore susceptibles d’apparaître en Loire-Atlantique, c’est tant mieux, mais je le maintiens, il n’y a pas plus de « territoires à défendre » que « d’usines à défendre », etc. Ce genre de discours, avec celui sur la « réappropriation » et la « reterritorialisation » qui l’accompagne, je ne peux pas le partager. Il provient en droite ligne de l’écologie, surtout de la version décroissante, et nous avons déjà été, en particulier dans les oppositions aux OGM, quelques-uns à le refuser vu ce qu’il recouvre.

Pour le reste, concernant les tentatives de squatting, y compris à Notre-Dame-des-Landes, avec ce que cela implique en termes de recherche de savoir-faire, etc., je pense qu’elles sont souhaitables (je l’affirme depuis très longtemps, voir la fin de mon texte « Pour en finir avec l’énergie », ci-joint), là aussi à condition de ne pas les charger de plus de sens qu’elles ne peuvent en avoir. Or, c’est exactement ce qui se passe, majoritairement, à Notre-Dame-des-Landes, il est inutile de nier l’autovalorisation qui accompagne les projets en cours, autovalorisation qui tourne franchement à la pédagogie la plus débile quand des squatters locaux, et pas seulement des appellistes, affirment sans rire que, par la mise en oeuvre de leur savoir-faire, ils vont prouver à la population des environs qu’il est possible d’utiliser la terre de façon différente. Ecologie oblige, c’est du recyclage de la propagande par le fait, pas par la bombe mais par la bêche et le marteau.

Autre exemple, que je connais de très près celui là : l’histoire de l’opposition à Valognes, c’est-à-dire au transit de poubelles nucléaires sur rail et, ensuite, au tracé de la nouvelle THT Cotentin-Maire, lutte défaite et qui avait commencé à piétiner bien avant le coup de Valognes, sponsorisé et organisé pour l’essentiel par les appellistes sur des bases frontistes, au lendemain de Fukushima. Pour mobiliser les troupes venues d’ailleurs, dans les réunions de préparation à l’affaire de Valognes, les appellistes, nombreux dans l’Ouest (agissant comme parti, ils ont même concentré depuis trois ans des forces dans la région, y compris « leurs » Belges grillés à Bruxelles), les appelistes donc ont fait le tour des grandes villes d’Europe en « expliquant » aux gens que localement, en Normandie, il y avait des forces locales presque aussi importantes que dans la région de Gorlegen, site des poubelles nucléaires allemandes renvoyées de la Hague. Ce qui relevait de la mystification pure et simple. Au camp de Valognes, et ensuite, au camp du Chefresne, la plupart des occupants venaient d’ailleurs et, lorsque dans ce dernier cas, ils ont tenté quelques sorties, ils se sont fait gazés et matraqués dans l’indifférence générale des ruraux.

Pourquoi ? Parce que les faibles oppositions locales, à savoir celles qui étaient surtout apparues dans les villages et les fermes le long du futur tracé étaient, pour l’essentiel, en régression. Non pas sous le coup de la répression, faible, mais plutôt à cause de leur hésitation et du travail de sape du parti écologiste, secondé, bon gré, mal gré, par les associations écologistes locales, genre Stop THT, qui avait réellement des assises de masse dans les villages. Du côté d’Erné, en Mayenne, il y a eu des coins où presque tous les habitants, en général des agriculteurs, en faisaient partie, il y a encore trois ans. Par exemple, elles ont réellement organisé des manifestations importantes, des blocages de travaux, et même l’affiche ci-jointe avait été bien reçu et reproduite spontanément parfois par des habitants du cru sous forme de tract. Mais cela n’a pas suffi et, en fin de compte, EDF a distribué pas mal de fric, en premier lieu aux mairies, ce qui a pesé lourd dans la balance, dès que le parapluie des maires vint à se refermer.

Pour en revenir à Notre-Dame-des-Landes, je ne sais si la question est déjà tranchée et je serais plus nuancé que Gzav. Par contre, il est évident que la tactique à la fois subtile et hésitante du pouvoir d’Etat actuel est la conséquence de plusieurs facteurs, y compris des contradictions qui règnent parmi les « décideurs » au sujet de l’intérêt et de la viabilité du projet d’aéroport. C’est aussi pour cette raison que dure l’occupation de Notre-Dame-des-Landes. Si l’enjeu était aussi important que le lancement du programme électronucléaire Mesmer, l’Etat aurait sans doute fait comme à Malville, et plus facilement même car je pense que nous sommes tous d’accord pour dire que la situation globale en France, en termes de luttes, y compris à connotation « écologiste », n’est vraiment plus la même.

DD


Le 16/05/2013

Bonjour,

Je ne vois pas comment on peut nier que l’avenir des luttes passe par ces tentatives de reterritorialisation – dans le sens d’une réappropriation par des collectifs plus ou moins flous de portions de territoires et donc de séries de sécessions partielles ou temporaires, etc. – sans avoir recours à la vieille utopie révolutionnaire de type Grand Soir : conquête de l’État, passage de l’appareil productif dans les mains des travailleurs qui le font tourner à leur profit et assurent l’avenir de l’industrie (y compris de l’industrie alimentaire), cyber-internationalisme grâce à l’énergie fournie par les centrales électriques, programmatisme, planification, et toutim… Si l’on abandonne cet imaginaire quelque peu daté, comment envisager un changement fondamental de société ?

Même si rien de radical ne s’est produit pour le moment et si certaines luttes actuelles singent à l’évidence la réappropriation collective de territoires, comme Mai 68 singeait la révolution de type marxiste-prolétarienne, il n’en reste pas moins extrêmement probable que cette civilisation disparaîtra davantage par effritement et dislocation que par une « révolution » mondiale soudée par un programme global. Les événements à l’échelle globale renforceront la nécessité de développer le local (sauf si l’on croit au changement radical sans bouleversement du commerce international…) Le mouvement d’occupation collective des terres agricoles, bien qu’ultra embryonnaire pour le moment, fera nécessairement tâche d’huile (sauf si l’on croit à une seconde révolution verte propre à satisfaire les besoins alimentaires d’une population en pleine explosion démographique alors que le nombre de paysans diminue drastiquement).

Sans nécessairement les opposer, il y a donc bien à mon sens une différence qualitative entre les luttes syndicales visant le maintien du pouvoir d’achat et des avantages sociaux des salariés (et donc le maintien de l’appareil productif en état de fonctionner), et celles qui concernent les prémisses d’une rappropriation des terres comme en Andalousie par exemple, ou celles qui consistent à défendre l’existant contre davantage de dévastation technique (NDDL, TAV notamment). Il y a bien sûr des choses à sauvegarder si l’on veut rester en vie. Prétendre le contraire relève effectivement du nihilisme, même si c’est au nom d’une critique de l’écologisme.

Il n’est pas contradictoire de chercher à conserver ses acquis sociaux tout en luttant contre la dévastation technique. Mais je fais la différence entre l’action conservative (de plus en plus désespérée) et l’action projective. Je crois qu’insister plutôt sur l’ANI et la situation du travail est une façon de se montrer contre-dépendant des néo-marxistes ou du vieil anarcho syndicalisme, alors que la réflexion amorcée (ou reprise, car nous avons sans doute déjà eu des échanges à ce sujet lors de l’élaboration du texte : Le communisme, une médiation) dans ce débat présente davantage d’intérêt.

D’autant que, malgré tous les textes écrits et les mails échangés (et pas toujours lus avec beaucoup d’attention), il demeure entre nous un sentiment d’incompréhension et probablement de nombreux malentendus que j’attribue, en partie du moins, au manque de dialogue direct. Cela dit, je n’ai pas de solution à proposer pour déjouer l’effet néfaste de l’éloignement géographique.

B.


Le 16/05/2013

Salut,

Je ne reviendrai pas en détail sur l’histoire de la « territorialisation » et l’idéologie qui la sous-tend car cela demanderait de revenir sur la décroissance. J’ai pas mal de notes là-dessus et, quand j’aurai le temps, j’y reviendrai plus à fond. Par contre, BP cite en exemple les occupations de terre en Andalousie, je crois qu’il pense à la coopérative de Somonte où les squatters tendent de monter quelque chose d’assez approchant de Longo Maï, pour donner la référence que l’on connaît mieux en France. La coopérative de Somonte est d’ailleurs en relation étroite avec Longo Maï pour l’échange de semences traditionnelles, etc. Je pense que des activités de ce type sont effectivement souhaitables et je n’ai pas l’intention de cracher dessus au nom de je ne sais quel idéal de pureté révolutionnaire. Par contre, dans la façon dont il en parle, PB (dont je ne sais pas s’il connaît de visu les problèmes qui se posent dans la plaine du Guadalquivir, en particulier en matière de pollution énorme des terres) gomme les contradictions que contient l’expérience de Somonte. Au premier chef, le fait que l’organisateur de ce type d’occupations est le SOC. Or, le SOC, d’origine marxiste-léniniste, créé vers la fin du franquisme, bien qu’il regroupe encore pas mal d’ouvriers agricoles, est réformiste et partisan de l’économie de proximité, relocalisée, etc. Il suffit de regarder ses textes et d’avoir tenté de discuter avec ses responsables (ce qui a été mon cas dans les années 1990) pour s’en rendre compte immédiatement. Par exemple, la conception dominante dans le SOC est celle du coopérativisme, qui ne remet pas en cause les échanges de type marchand, et le municipalisme (sorte de recyclage modernisé de l’ancien « comarcalisme » andalou) qui oppose, là aussi, les communes, à savoir les mairies, comme point d’appuis potentiels, au pouvoir central de Madrid, etc… Par suite, les responsables du SOC, qui sont aussi bureaucratisés que ceux de n’importe quel autre syndicat, appellent à participer aux élections municipales dans la plaine du Guadalquivir et se présentent même parfois, dans les villages où ils ont de l’influence, comme conseillers municipaux, voire maires, etc. Il n’est donc guère étonnant qu le SOC reçoivent l’aval, en France, de la Confédération paysanne. La moindre des choses, lorsque l’on balance comme exemple ce genre d’expérience, est donc, sans nier l’importance de reprendre des terres, d’en pointer les limites et les contradictions, sous peine de se retrouver en position de « souteneur » acritique, au nom du rejet du prétendu « nihilisme ».

DD


Le 21/05/2013

Bonjour,

Le mail d’André montre bien que quelque soit notre sujet d’intervention nous restons dans une perspective politique de lutte globale. Ainsi, notre intervention sur l’ANI est tout le contraire d’une intervention sur la détérioration des conditions salariales ou statutaires des travailleurs. Elle se situe au niveau d’une analyse (critique et non pas sociologique, je maintiens) de la reproduction du rapport salarial à l’époque de la crise du travail et d’une globalisation des activités dans un sens fluidique pour reprendre l’expression de BP. Mais l’ANI, comme la construction de tel ou tel aéroport ou ligne à grande vitesse, ressort bien de la dimension stratégique du capital telle que nous la décrivons dans ce que nous appelons le niveau 1 ou le capitalisme du sommet. Un exemple comme celui du sort finalement réservé à la centrale de Fessenheim en fonction de compromis à passer entre différentes composantes du niveau 1 et donc avec les représentants du pôle travail aussi montre qu’il n’y a pas forcément tant de distance entre les différents « terrains ». Simplement, en l’état actuel des rapports de dépendance et donc de force dans la sphère du travail, les luttes y semblent plus dures ou parcellaires même si il y a eu (d’après ce que m’en a dit Oreste Scalzone) des choses intéressantes à l’Italsider de Tarente depuis un an avec un lien entre luttes anti-travail et lutte contre la pollution, mais avec un mouvement assez minoritaire quand même).

JW


Le 21/05/2013

A nouveau et à rattacher au précédent.

Ce n’est pas pour légitimer ad nauseam notre intervention sur l’ANI, mais par rapport à ce que dit BP quant à l’importance du facteur technologique, il me semble justement que notre intervention se situait bien dans ce cadre puisqu’elle liait fluidité de l’organisation de la production et du travail d’un côté et fluidité de la main d’oeuvre de l’autre par opposition à la position syndicale traditionnelle de rigidité comme expression des acquis sociaux. L’achoppement actuel c’est que l’on ne peut plus, au moins pour le moment, passer de la flexibilité patronale à l’anti-travail alors pourtant que les rapports de travail sont souvent plus fluides qu’avant les années 1980.

JW


Le 21/05/2013

Bonjour,

Je crois qu’il y a des malentendus au moins sur deux points importants :

1) Je ne prétends rien « soutenir », comme dit AD, comme on « soutenait » du temps de ma jeunesse la lutte des Vietnamiens ou des ouvriers de Lip, ou comme on « soutient » les sans-papiers, mais je donne simplement des exemples de luttes qui me semblent aller dans un sens nécessaire, même si c’est très embryonnaire et souvent naïvement réformiste

2) Je ne crois pas aux avant-gardes et donc aux luttes dirigées par des individus purs et clairvoyants, et je ne crois pas aux « révolutionnaires »…

De même que je ne crois pas à la Révolution. Si changement radical il y a (et il y en aura forcément dans la mesure où aucune civilisation n’est éternelle et que celle-ci paraît tout de même à bout de souffle, même si sa mort peut encore durer un siècle), il se fera en dépit des avant-gardes et probablement en dépit des acteurs de ce changement eux-mêmes ; car nous sommes tous rattachés au monde par nos liens institutionnels – imprégnés par l’ontologie héritée, comme disait CC – et redoutons plus ou moins consciemment le moment où ce cordon ombilical pourrait être coupé, tout en souhaitant sincèrement aussi que cela se produise et soulage notre souffrance… La démarcation n’est donc pas entre « vrais révolutionnaires » et réformistes, mais entre ceux qui peuvent maîtriser leur peur du changement et espèrent même tirer du plaisir d’une transformation des rapports sociaux, et ceux qui entreront alors dans une panique pouvant devenir dangereusement régressive (maladie contre laquelle ne sont pas immunisés, comme j’ai pu le constater en 68, les distributeurs de tracts et autres professionnels du militantisme des époques de paix sociale).

D’autre part, je ne crois pas à l’homogénéité des transformations sociales ; si le tissu institutionnel se déchire, si l’enveloppement réticulaire ne parvient plus à canaliser les pulsions, je pense plutôt qu’il y aura divers collectifs évoluant à leur manière, et possiblement de façon contradictoire (un peu à l’exemple de ce qui se passe dans les pays du printemps arabe).

Il n’y a donc pas à mon sens à opposer (je réponds au denier mail de JW) révolution et alternatives, puisqu’une révolution se traduirait forcément par l’appropriation de l’appareil d’État par une « avant-garde » plus ou moins putschiste, et donc le renforcement du dit appareil. D’autre part, une politique assembléiste comme celle de l’APPO est difficilement envisageable à grande échelle ( même à l’échelle d’une ville de 300 000 habitants comme Oaxaca, ce type d’Assemblée est vite auto-paralysante). Sans parler des formes pyramidales conseillistes et autres illusion autogestionnaires.

Je confirme donc que, dans notre petit groupe d’échanges, les visions, les idées et les imaginaires sont divers et la rupture avec le marxisme inégale (l’opposition militants/non militants me semble paradigmatique d’une vision partidaire, contradictoire avec l’idée de la totalisation). Je me situe pour ma part clairement dans une zone d’influence anti-productiviste (et non dans celle, abâtardie, de la « décroissance », ni dans une ligne « anti-industrialiste » comme semble le penser JW ) et, du point de vue philosophique, antirationaliste.

Je ne sais pas si ces quelques lignes clarifieront quoi que se soit… mais ce sont certainement des questions à discuter et à approfondir. Pour moi, elles sont au centre de la paralysie théorique à laquelle nous assistons depuis la (fausse) sortie de scène du marxisme.

B.


Le 24/05/2013

Bernard bonjour,

Dans la série « les malentendus », j’ai l’impression que ça continue puisque tu intitules ta lettre « Révolution ou alternatives » alors que ma lettre faisait référence au fait que depuis plusieurs années, la revue défend justement l’idée « Révolution et alternatives » (ma formule générale était toutefois malheureuse puisque je parle préalablement d’un choix clair entre révolution et alternative, sans préciser que ce choix représente l’option traditionnelle des pensées marxistes et libérales).

Le différend entre nous porte donc plutôt sur le maintien de l’idée de révolution ou non.

Jusqu’à là nous avons maintenu cette référence à la révolution d’abord comme lien avec notre propre passé et avec le passé historique, ensuite parce que nous avons aussi tenu compte des éléments de révolte générale contre certaines conditions qui conduisent à des processus globaux (des embrasements ou ce qu’on a pu appeler des orgasmes de l’histoire) qu’on ne peut appeler que révolution. Dans ce cas là il y a bien homogénéisation contre quelque chose, mais aussi pour une transformation sociale (cf. comme autre exemple, la révolution hongroise) Que cela s’accomplisse autrement que dans le cadre des modèles originels américain et français, puis russe et allemand, n’empêche pas qu’il y ait révolution, même immédiatement résorbée comme dans l’ex. de BP sur les « révolutions » arabes souvent euphémisées en « printemps arabe » (nous avions eu un échange avec JG à l’époque et ça a donné un petit texte pour le « réseaudiscussion » sur ces événements).

Par contre, effectivement, dans les pratiques alternatives qui se développent aussi bien dans les actions de survie face à une crise de reproduction des rapports sociaux (ex. en Argentine au moment des piqueteros) que dans des pratiques plus prospectives, il n’y a pas d’homogénéité immédiate. Mais tout cela peut très bien co-exister et même chaque élément constituer une prémisse de l’autre. Ainsi pendant la révolution espagnole, il y a bien eu révolution et non seulement guerre civile, mais cette révolution s’est inscrite concrètement dans les pratiques de collectivisation qui fascinaient les communautés agraires d’Andalousie. Et on peut même rajouter que cette révolution, prise du côté anarchiste qui est moteur de la révolution à l’origine, se fait sans aucune idée ni volonté de prise du pouvoir d’État. Et rajouter que cela finira par poser problème du moins dans le cadre de la résorption de la révolution en guerre civile et puis en guerre tout court (des ministres anarchistes pour finir). Qui ne pense pas l’État n’en voit pas moins l’État se rappeler à son bon souvenir. Penser l’État et la question du pouvoir ne signifie pas s’emparer de l’État et n’a pas de pouvoir magique, mais c’est une nécessité à laquelle on a accordé beaucoup d’importance dès le début de la revue aussi bien dans l’analyse de la crise de l’État-nation, que dans l’appréciation critique des phénomènes de lutte armée en Italie et en RFA.

De tout cela il me semble ressortir un différend entre nous. Comme les communisateurs, tu sembles liquider la question de l’État. Celui-ci est censé s’effondrer ou laisser faire. Donc non seulement on n’a pas à s’en occuper parce qu’on ne serait pas ou plus des marxistes, mais en plus ce ne serait plus un problème et que toutes sortes de sécessions seraient possibles ou à l’ordre du jour. Mais pourquoi ça ? Cela supposerait que l’État de la société capitalisée ne soit déjà plus véritablement un État, que la globalisation ou le connexionnisme, bref la révolution du capital l’ait déjà suffisamment ébranlé pour qu’il puisse être écarté d’un revers de manche. Or je ne le pense pas, en tout cas tous nos développements depuis les n°15 et 16 incluent le redéploiement de l’État au sein du capitalisme du sommet et non son évanescence. Nous ne confondons pas crise des institutions et perte de souveraineté.

Par ailleurs, notre référence persistante à l’idée de révolution n’induit pas que nous nous pensions comme « révolutionnaires ». La revue est une revue critique et non pas une revue révolutionnaire ; certains de ses « membres » ou proches peuvent se penser ou se croire révolutionnaires, mais c’est de leur fait et cela n’engage qu’eux. Pour ce qui est de mon avis personnel, n’est révolutionnaire que celui qui fait la révolution et à certains moments j’ai pu penser participer à son amorce, mais j’en ai vite abandonné l’idée et n’ai pas cherché à en faire un état ou un statut. Mais d’une certaine manière je pense que Temps critiques, après son travail de bilan des premières années a amorcé depuis ce qu’on peut appeler une tentative de révolution dans la théorie sociale (ou socialiste au sens générique du terme.), ce qui semble d’après toi, en limiter la portée

Autre chose : à la relecture de tes mails je me suis penché sur la question de la rationalité que tu évoques, parce qu’elle resurgit aussi, mais de façon plus concrète dans les discussions que j’ai pu avoir depuis la « crise financière » et depuis que nous luttons contre l’idée de déconnexion de la finance par rapport à l’économie. En effet, la finance serait folle, comme d’ailleurs la techno-science etc.

Par rapport à ce que tu dis de Castoriadis et de Weber, l’idée de Castoriadis me semble valable pour expliquer certains aspects du développement des sciences et particulièrement ce qui touche aux sciences du vivant, mais je ferais une réévaluation de ce que tu dis de Weber car, à mon avis, sa distinction entre rationalité formelle de long terme, systémique en quelque sorte (celle qui s’exprime dans l’action archétypale de l’homme protestant de l’esprit du capitalisme) et rationalité matérielle de l’action capitaliste ici et maintenant rend bien compte de ce qui se passe si on prend l’exemple de la finance. A l’opposé de ceux qui ne voient dans la finance que le fétiche de l’argent, il y a bien nécessité du capital-argent dès les débuts du capital et d’ailleurs la grande banque protestante chez Weber accompagne la figure de l’entrepreneur de la même façon que dans les années 1990, la globalisation financière et les nouveaux outils de prévention des risques ont accompagné et même déterminé le développement des NTIC. Nous sommes dans la rationalité formelle de Weber. Par contre avec la dérive qui va transformer la prise de risque et sa prévention en une spéculation sur des produits dérivés qui deviennent comme des patates chaudes que l’on se refile pour ne pas se brûler les doigts, nous passons à une rationalité matérielle micro-économique dans laquelle chaque activité rationnelle (au sens matériel) d’une particule de capital semble irrationnelle pour l’ensemble de la société capitalisée du point de vue de la rationalité formelle. Je ne rentre pas plus dans les détails « techniques » ici (je le fais dans un livre en préparation).

Weber envisage la co-existence possible des deux formes de rationalité en tant que tension, mais à terme le processus de rationalisation générale devrait faire triompher la rationalité formelle. Nous voyons aujourd’hui qu’il n’en est rien, mais pas parce que le processus de rationalisation aurait échoué. En fait, le raisonnement de Weber contient une sorte de vice de forme en ce qu’il occulte la question de la puissance ou plus exactement il l’a réduit à une question de pouvoir, un pouvoir qui existerait dans les différentes sphères de la société, les différents « champs » comme dira son disciple Bourdieu plus tard. Il n’envisage pas ce qu’on peut appeler une politique du capital développant sa propre logique de puissance par delà les deux principes de rationalité qu’il énonce. C’est cette politique du capital au sein du niveau I (le capitalisme du sommet) qui justement capitalise à partir de la quantification et de la détemporalisation dont tu parles (personnellement je rajoute bien sûr, dématérialisation quoique tu en dises).

Voilà pour le moment

JW


Le 24/05/2013

Jacques,

Je réponds au pied levé à ton message de ce matin, mais seulement sur la question de la révolution.

Si j’ai donné l’impression de balayer d’un revers de main la question de l’État, c’est que je me suis mal exprimé et que je n’ai pas été suffisamment clair.

J’ai écrit ceci :

« une révolution se traduirait forcément par l’appropriation de l’appareil d’État par une « avant-garde » plus ou moins putschiste, et donc le renforcement du dit appareil. »

Cela signifie qu’il y a une corrélation systématique et même inhérence entre révolution et conquête de l’État. L’association sémantique est indiscutable entre révolution et prise du pouvoir central par un groupe politique, que ce dernier ait agi de manière putschiste ou qu’il ait été « démocratiquement élu ». Il n’y a pas d’exemple à ma connaissance de révolution antiétatique qui ait dépassé le simple stade d’une résistance à la répression étatique (le cas des anarchistes espagnols est intéressant, car il pourrait illustrer la difficulté de ne pas se laisser engluer par la question de l’État durant un processus révolutionnaire comme la guerre civile espagnole, même si l’on admet, comme tu l’écris, que, du côté anarchiste, elle « se fait sans aucune idée ni volonté de prise du pouvoir d’État », ce qui serait à regarder de plus près.)

Donc, je ne voulais pas dire pas que la question de l’État ne se pose pas, mais exactement le contraire. Elle se pose tellement qu’elle devient l’âme, l’essence ou simplement apparaît comme le préalable à tout changement radical.

Il ne faut pas sous-estimer l’enracinement profond de la tradition révolutionnaire bourgeoise en Occident qui repose sur deux mythes, l’un ancien et l’autre plus moderne, version abâtardie du premier :

1) une révolution est un renversement d’une classe sociale par une autre, la classe victorieuse imposant ses représentants à la tête de l’État-nation (révolutions bourgeoises et révolutions communistes)

2) une révolution est le remplacement aux commandes de l’État d’un groupe politique illégitime par un autre plus légitime et plus en harmonie avec les aspirations d’une grande partie de la population (ex : toutes les révolutions depuis la dernière guerre : Hongrie, Tchécoslovaquie, Portugal, Afrique du sud, révolutions colorées, printemps arabes, etc.)

Mais il n’y a pas (ou presque pas) de cadre sémantique pour parler de la prise du pouvoir par le peuple, CAD de la prise en main directe de leur vie par des collectifs, quels qu’ils soient. L’un des blocages au développement de la pensée à ce sujet est justement l’argument : mais, attention, le pouvoir de l’État, vous en faites quoi ? (c’est le reproche que tu m’adresses en assimilant ma position à celle des communisateurs).

Or comme l’État est un organisme centralisé (même réticulaire, il a un centre de gravité qui lui donne son sens), sa conquête sera forcément centralisée et c’est là que joue l’autre versant de la tradition révolutionnaire bourgeoise : l’électoralisme représentationaliste.

L’électoralisme est un vecteur irremplaçable d’homogénéisation, CAD qu’il est susceptible de créer de fausses homogénéités là où il existe des multiplicités de situations et d’énormes disparités existentielles – quels points communs y aurait-il entre un paysan pauvre tunisien contraint de cultiver un bout de désert et un jeune étudiant d’une école de commerce à Tunis ? Or, par le jeu de la simplification électorale, on va créer des ensembles de forces faussement homogènes autour de conflits qui acquièrent leur spécificité « politique » du fait même qu’ils sont détachés de la vie réelle et du devenir concret des populations. Problèmes religieux ou identitaires, bioéthiques, technico-juridiques, de mœurs ou d’éducation, de gestion du chômage ou des horaires de travail, de code de la route, que sais-je encore ? voilà qui occupe une bonne partie des enjeux de l’électoralisme.

L’univers sémantique du « politique » est imprégné d’électoralisme, si bien que toute sécession ou insurrection est entachée dès le départ d’antidémocratisme, en tout cas dans nos contrées électoralistes (et d’ailleurs, par extension, également dans celles qui ne le sont pas ou qu’à moitié). Il y a donc là un vrai problème, un obstacle majeur au succès de ces initiatives qui sont vite écrasées par la force, une force justifiée par la légitimité que l’État tire de celle de son personnel politique.

Mais il est erroné d’en conclure qu’il faudrait d’abord s’emparer de l’appareil d’État avant de tenter de se réapproprier certains territoires, et qu’on est donc contraints de s’en remettre au schéma révolutionnaire classique.

On ne peut pas penser abstraitement ces tentatives de réappropriation (appelons-les ainsi provisoirement, le cadre sémantique est vraiment à réinventer) sans connaître leurs buts et leurs contextes.

Au niveau le plus élémentaire, des luttes comme celles de NDDL ou TAV, ou une lutte contre une vieille centrale nucléaire, bref des résistances à l’aggravation des dévastations techniques peuvent être victorieuses, d’autant qu’elles font jouer des contradictions au sein même des décideurs.

En revanche, des luttes comme celles de la collectivisation des terres et des ressources fondamentales ont des enjeux beaucoup plus cruciaux et ne pourront obtenir dans un premier temps que des victoires assez limitées et de courte durée.

Mais il est clair, en tout cas pour moi, qu’il n’y a pas d’autre issue que ces combats de « reterritorialisation » pour changer de société. Les stratégies révolutionnaires ne font que reproduire le schéma de la politique séparée, confisquée au profit des dominants, quels qu’il soient. Il faut dissoudre l’État, mais cette dissolution ne peut être que le résultat de longs et amples combats pour la réappropriation territoriale et contre l’électoralisme. Ce processus est à peine amorcé, mais il constituera la seule réponse au chaos urbain qui va aller en s’accroissant.

Dans le contexte à venir – violences urbaines et effervescence de divers groupes sociaux –, on aurait tort de surestimer le pouvoir répressif de l’État. Il ne peut pas être partout à la fois et ses forces répressives, on l’a vu, sont formées pour les combats urbains et sont moins à l’aise au milieu des champs, ne serait-ce qu’à cause de l’extension territoriale.

D’autre part, en raison même du manque d’homogénéité des expressions des différents groupes sociaux et du fait de la progression de différents types de banditisme, la répression aura tendance à se concentrer aux endroits où les violences menacent les biens et les personnes, la production de biens industriels et d’énergie, bref les rouages urbains, épargnant ainsi dans une certaine mesure les luttes qui se dérouleront sur des lieux moins stratégiques comme les communes rurales.

Je conclus provisoirement par ceci : notre imaginaire est imprégné par le schéma révolutionnaire bourgeois repris tel quel par le marxisme, puis par le marxisme-léninisme. Or, comme nous l’avons écrit à juste titre dans le texte sur le communisme, la révolution bourgeoise est le fruit de sept siècles de sape du pouvoir féodal et de développement économique, de mise en place du représentationalisme et de la modernisation de l’État. C’est cette réalité sous-jacente qu’il faut avoir à l’esprit lorsqu’on parle de révolution, concept faussement assimilé à une insurrection victorieuse. Force est de constater qu’il ne peut pas avoir de changement radical rapide par le seul fait d’une révolution au sens courant du terme. La réflexion politique actuelle se heurte à un vide car, au fond, il est plus commode de parler de révolution, d’utiliser ce concept un peu creux et galvaudé, que de savoir clairement ce que nous attendons de l’avenir, ce que nous pensons non seulement possible, mais souhaitable. Qui a les idées claires à ce sujet ?

B.


Le 26/05/2013

Salut,

Comme j’ai exprimé des réticences envers l’idée de reterritorialisation, en attendant des textes plus complets, je vous envoie déjà l’une des lettres envoyées il y a quelques années à l’une de mes connaissances.

André

Pièce jointe : Décroissance André


Le 27/05/2013

Le problème de la reterritorialisation vue par les écologistes radicaux et les décroissants n’est pas, à mon sens, qu’il veulent se réapproprier un territoire, s’ancrer après la phase de dépossession que Marx décrit très bien dans ses textes sur l’accumulation primitive.

Ce n’est pas non plus une quelconque nostalgie des âges révolus – seule une petite minorité pense qu’un retour en arrière est possible et même souhaitable.

Ce n’est pas cela car de deux choses l’une : soit l’on croit à l’avenir de l’industrie et l’on reprend à son compte le vieux mythe socialiste du détournement de l’appareil productif capitaliste au profit des travailleurs ou encore le mythe autogestionnaire (et, dans ce cas, tout continue comme avant), soit l’on conçoit que les futures générations n’auront pas d’autre choix que de retourner à la terre pour se nourrir (Castoriadis a beaucoup ironisé sur ceux qui voudraient conserver la technique capitaliste sans le capitalisme).

Ce n’est donc pas un choix de babas éleveurs de chèvres et fumeurs de pétard, ou de naïfs rêveurs cévenols (qui ne comprennent pas combien il est plus digne d’un vrai « révolutionnaire » de vivre dans son appartement en ville et, par exemple, de travailler au service de l’État, au lieu d’aller faire du bio dans les collines quand on sait combien tout est pollué…), c’est une nécessité historique qui commence déjà à se faire jour et qui, probablement, s’accélérera brutalement dans les prochaines décennies.

Ce qui est pernicieux, je crois, dans la vision éco-naturaliste décroissante, c’est son humanisme qui pose une rupture ontologique entre l’homme et le monde, qui établit une discontinuité entre l’humain et les collectifs d’objets qui l’entourent et le font exister. Or cela, c’est l’héritage de la vision essentialiste judaico-grecque, de la tradition chrétienne et du dualisme des rationalistes. (Cf. mon texte : Remarques sur le procès d’objectivation…)

B.

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