Nous publions sur notre site une brochure in extenso et ici en lien (pdf de 2Mo) de S.Bichler et J.Nitzan Le capital comme pouvoir1. Cette brochure reprend les thèses du livre du même nom par ailleurs commentée par J.Wajnsztejn dans le numéro 17 de la revue. Vous trouverez ci-dessous l’introduction à la brochure suivi de l’échange de courriel qu’elle a engendré sur la question de la politique du capital, notion centrale dans le premier texte du n°17.
>Ajout du 11 juillet 2014 : réponse de S.Bichler et J.Nitzan aux remarques introductives de J.Wajnsztejn à leur brochure.
Notre présentation critique du livre de S.Bichler et J.Nitzan Le capital comme pouvoir a tenu une place importante dans le n°17 de Temps critiques (printemps 2014) non seulement à cause de l’intérêt intrinsèque du livre mais aussi parce qu’il s’insérait parfaitement et de façon complémentaire à notre propre soucis de mettre en avant cette « politique du capital » dont nous parlons abondamment depuis notre n°15 et le livre Après la révolution du capital mais sans que nous l’ayons encore vraiment conceptualisée.
Depuis, nous avons appris par un de nos lecteurs qu’il avait participé à la traduction de l’anglais au français d’un article de ces mêmes auteurs, traduction qu’il tenait à notre disposition pour une publication sur le net et en l’occurrence sur notre site. C’est cette traduction que nous vous proposons ici. Elle représente une résumé succinct d’une tentative théorique inédite et rare pour notre époque. En outre, cela permettra de donner une base plus concrète et précise à notre propre présentation.
Temps critiques
J.Wajnsztejn a joint deux remarques à l’article :
– la première concerne la présentation par les auteurs de ce qui leur apparaît être une illustration du capital comme pouvoir, à savoir les guerres au Moyen-Orient, en rapport avec la question du pétrole. Pour forcer leur thèse ils en arrivent à reprendre une vision impérialiste classique des conflits sans tenir compte premièrement de la question de l’existence de l’État d’Israël dans les conflits des années 1960-70 et ensuite, dans les guerres du golfe, de la tentative de « créordonner » (pour reprendre le langage de Bichler-Nitzan) une nouvelle gouvernance mondiale en essayant de structurer ce que nous avons appelé le niveau I du capital ou capitalisme du sommet (cf. le n°3 de Temps critiques sur la première guerre du golfe ainsi que les articles réunis dans le volume III de l’anthologie Violence et globalisation pour la période autour du « 11 septembre »). Réduire ces derniers conflits à une simple question « d’accumulation différentielle » me semble participer de la même erreur que dénoncent pourtant nos auteurs, celle de la réduction à l’économique, réduction qui serait justifiée par le fait que derrière ce qui est en apparence économique se tapirait ce qui est de l’ordre du pouvoir. Il s’ensuit que la question des rapports entre cette structuration du niveau I et la fluidité des marchés et plus précisément ici de la fluidité des matières premières et de l’accès libre aux sources de pétrole est ramené à un simple appétit de FMN qui joueraient entre elles les jeux de la puissance en dehors de toute marge d’intervention autonome des États réduits en la circonstance en de simples supplétifs. Quid hier de l’Irak de Saddam et de l’Iran de Khomeyni, quid aujourd’hui de la Syrie d’Assad et de la Russie de Poutine !
– la seconde concerne la note 9, page 12 sur le « postisme » qui ne figure pas dans le livre puisqu’elle correspond à une réponse des auteurs à une précision demandée par les traducteurs.
À tout lecteur attentif de nos textes il apparaîtra particulièrement clair que sur ce point nous sommes en parfait accord avec Bichler et Nitzan et cela le sera encore davantage pour ceux qui auront lu mon dernier livre : Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme. De plus, c’est quand même rassurant de savoir que cette critique du postisme provient du monde anglo-saxon !
Réponse du 11 juillet :
Cher Jacques Wajnsztejn,
Le premier de tes commentaires nous semble quelque peu mal informé. Dans cet article, nous mettons simplement en lumière le lien empirique entre les profits différentiels des compagnies pétrolières et l’ensemble des conflits énergétiques au Moyen-Orient depuis les années 1960, montrant comment la profitabilité différentielle constitue et représente les larges fluctuations du pouvoir. Cependant, si tu lis notre recherche sur l’économie politique mondiale du Moyen-Orient, ainsi que l’analyse théorique et historique plus large dans laquelle elle s’insère, tu verras que la relation entre profitabilité différentielle et conflits énergétiques n’a rien à voir avec « une vision impérialiste classique des conflits » (une vision, qu’en réalité, nous critiquons) et que nous n’adoptons pas l’approche réductionniste que tu sembles nous attribuer. En fait, ailleurs dans nos travaux, nous avons traité assez longuement la question de l’État-capital, en ce compris le développement de la notion d’« État du capital » [État « de » capital, dans la traduction de Vincent Guillin].
Voici nos principales publications concernant l’économie politique mondiale du Moyen-Orient :
1. Nitzan, Jonathan, and Shimshon Bichler. 1995. Bringing Capital Accumulation Back In: The Weapondollar-Petrodollar Coalition — Military Contractors, Oil Companies and Middle-East « Energy Conflicts ». Review of International Political Economy 2 (3): 446-515. http://bnarchives.yorku.ca/13/
2. Bichler, Shimshon, and Jonathan Nitzan. 1996. Putting the State In Its Place: US Foreign Policy and Differential Accumulation in Middle-East « Energy Conflicts ». Review of International Political Economy 3 (4): 608-661. http://bnarchives.yorku.ca/11/
3. Nitzan, Jonathan, and Shimshon Bichler. 2002. The Global Political Economy of Israel. London: Pluto Press, Ch. 5: « The Weapondollar-Petrollar Coalition. » http://bnarchives.yorku.ca/8/
4. Bichler, Shimshon, and Jonathan Nitzan. 2004. Dominant Capital and the New Wars. Journal of World-Systems Research 10 (2, August): 255-327. http://bnarchives.yorku.ca/1/
5. Nitzan, Jonathan, and Shimshon Bichler. 2006. New Imperialism or New Capitalism? Review XXIX (1, April): 1-86. http://bnarchives.yorku.ca/203/
Ce serait bien aimable si tu pouvais ajouter cette clarification ainsi que les références à tes propres commentaires, en anglais et/ou en français.
Encore merci! Nous te souhaitons le meilleur qui soit,
Shimshon et Jonathan
Le 24/06/2014
Bonjour,
Enfin des économistes qui s’intéressent aux métaphores, c’est digne d’être souligné.
Cela dit, sans contester l’intérêt du résumé et sans avoir connaissance du livre (ce qui limite évidemment la portée de mes critiques), je trouve a priori qu’il y a des manques importants dans leur raisonnement.
Quelques remarques qui me viennent intuitivement à l’esprit :
1/ La bourgeoisie n’est pas une création ex nihilo, mais elle est dans la filiation des sociétés antiques et de leurs formes politiques ; cela ne me semble pas souligné.
2/ S’il y a eu séparation économie/politique, le principe de rationalisation-quantification les a tous deux traversés et n’est pas réservé au seul domaine économique. Un exemple entre mille dans l’actualité : un président affirme qu’il joue son avenir sur l’inversion d’une courbe, ou sur la décélération de la croissance du chômage chiffrée au dixième de point près.
3/ Parmi les métaphores énoncées dans le § sur le modèle économique galiléen/cartésien/newtonien, il manque la composante héraclitéenne, la contradiction (antinomie, lutte, négation), axe tout aussi fondamental de la pensée bourgeoise : dialectique hégélienne, darwinisme (lutte pour la survie), théorie marxiste de la lutte des classes, et autres. Les auteurs ne soulignent que l’ « atomisme » de la doctrine libérale, mais ils oublient la règle sociodarwinienne de la survie du plus fort, l’antagonisme des classes, etc. La dialectique n’est qu’une variante subtile du mécanicisme et ne contredit pas le champ de force gravitationnel newtonien. Ils n’évoquent la « contradiction » que sous la forme minimaliste « action/réaction » et insistent surtout sur l’équilibre, alors que le fondement est bien plutôt la lutte qui remet en question en permanence le soi-disant équilibre.
Exemple : « Le deuxième principe est une conception mécaniste de l’économie elle-même – une conception fondée sur l’action et la réaction, des fonctions catégoriques et les forces autorégulatrices du mouvement et de l’équilibre, et dans laquelle le rôle de l’économiste politique se résume à mettre à jour ces lois mécaniques. »
4/ Il me semble que l’idée du « capital comme pouvoir » est réductrice, car elle réduit le problème à un processus au politico-social (le « pouvoir »), alors qu’il y a une cohérence plus profonde à chercher dans le double processus rationalisation-quantification et spatialisation du temps, cohérence à l’œuvre depuis le néolithique et dont la forme actuelle du capital est la manifestation achevée (ou tout au moins qui sera achevée lorsque tous les aspects de la vie seront entrés dans l’univers fluidique). Que fait le capital ? Il capitalise. Mais qu’est-ce cela signifie ? Qu’il entraîne tout dans la circulation, qu’il révolutionne (« révolution du capital »), qu’il dynamise, qu’il fluxise ? Quid de la solidification nécessaire à l’exercice du pouvoir ? Ce paradoxe n’est pas examiné.
5/ Certains raisonnements sont psychologisants. Ex : « …les capitalistes ne sont pas motivés par la maximisation du profit, ce qu’ils visent, c’est battre la moyenne et surpasser le rendement normal. Toute leur existence est conditionnée par le besoin d’être plus performants que les autres, par l’impératif de réaliser non pas seulement l’accumulation, mais l’accumulation différentielle. »
Je pense que la société dans son ensemble est soumise au mythe de la rationalisation, dominants comme dominés. Le rapport au temps ne se joue pas sur l’accumulation, mais sur la spatialisation qui peut être aussi bien désaccumulation. L’aspect psychologique intervient surtout au niveau du jeu, du ludisme que les auteurs n’évoquent pas.
En conclusion, leur thèse ne se libère pas assez de l’économicisme et, même si c’est nettement meilleur que les théories néo-marxistes habituelles, n’aide pas vraiment à comprendre l’essentiel du processus. C’est à mon sens beaucoup moins pertinent que Castoriadis.
Bernard P.
Le 25/06/2014
Bonjour,
Le fait de passer le texte de Bichler-Nitzan est dans la logique du numéro 17 mais n’implique pas une totale adhésion à l’ensemble de leurs thèses. Pour mémoire je rappelle que dans mon article consacré à la présentation de leur livre, je leur adresse quelques critiques et d’ailleurs celles de Bernard me semblent également justifiées. On pourrait aussi pointer chez eux une survalorisation du politique que nous cherchons à éviter en parlant le plus souvent en termes de puissance, même si notre éditorial reprend cette notion de « politique du capital ». En effet, la notion de puissance paraît plus à même de rendre compte de ce qui se passe au niveau I où il ne s’agit pas essentiellement d’une bataille pour la gouvernance mondiale mais de faire tenir ensemble diverses tendances qui ne sont pas immédiatement « cohérentes » comme BP le fait remarquer dans sa lettre. Pourtant, le terme de « créordonner », mot-valise forgé et utilisé par nos deux auteurs pourrait être mis à contribution pour clarifier le « paradoxe ».
À part ça et pour répondre à la fois à Bernard et à JG, je ne pense pas qu’il faille comparer Bichler et Nitzan à Castoriadis comme si il y avait des poids lourds et des poids légers de la théorie critique. Que Castoriadis ait une vison plus large ou plus de hauteur est certain mais en revanche beaucoup de ces analyses sont datées comme JG l’a maintes fois développé à propos du concept « d’autonomie » … et comme Castoriadis l’a lui-même parfois reconnu à la fin de sa vie quand il a remis en partie en question son analyse de la domination en termes de dirigeants/dirigés.
C’est ce côté daté qui pose particulièrement problème aujourd’hui. Pour prendre un autre exemple, fondamental pour moi, sa critique de la théorie de la valeur-travail est une bonne base de départ pour qui veut parler des transformations du capitalisme mais elle ne lui a pas servi à anticiper la révolution du capital. Elle lui a plutôt servi à abandonner le marxisme et à se tourner vers d’autres appréhensions du rapport au monde. À partir de son devenir de psychanalyste il se déconnecte des transformations du capital et c’est Souyri qui écrira La dynamique du capitalisme au XXème siècle et pas Castoriadis.
Même s’ils ne semblent pas le connaître (ils ne le citent pas dans leur bibliographie) je ne crois pas me tromper en disant que Bichler et Nitzan prolongent les analyses de Souyri sauf qu’ils donnent à cette dynamique la forme de la « capitalisation » ce qui est pour moi un progrès par rapport à la priorité accordée traditionnellement au profit et à l’accumulation. En tout cas cela recoupe notre idée de « totalisation » du capital. Toutefois un bémol : cela reste très réducteur, très « comptable » finalement, si on s’entend pour dire qu’il s’agit, depuis bientôt 50 ans, d’une véritable révolution du capital qui est à l’œuvre.
À suivre peut être,
Jacques W.
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