Échange à partir de la réponse à la lettre de J.-M. Royer à J. Rancière

Échange à partir de la lettre de Jean-Marc Royer à Rancière qui a été publié dans le numéro 228 du site Lundi matin. En souligné le passage qui importe avec la remarque en gras de J-M Boyer et pour réponse en rouge l’apport de J. Wajnsztejn.

Mis à jour le 9 mars 2020

 



 

Jacques, bonjour.

Ordinairement, je refuse toute « discussion » par mail car ce moyen de « communiquer » engendre inévitablement des embrouilles et des polémiques (j’en ai maintenant 26 ans d’expérience) qui sont généralement prises pour des échanges théoriques (misère de la théorie et désert de la critique).

Rien ne peut remplacer l’humanité et la richesse d’une énonciation face à face, surtout pas le numérique.

Je tente ici exceptionnellement l’expérience d’un échange de type volontairement épistolaire, nous verrons bien, mais si je sens s’installer des quiproquos et des malentendus inextricables, alors j’arrêterai sans pathos, tout simplement.

J’ai pris comme base ton mail que j’ai retranscrit sous la forme d’un texte ou d’une lettre ; j’ai questionné les passages surlignés en jaune ou commenté certains autres en bleu. Voici ce que cela donne.

Jean-Marc

 



 

Jean-Marc,

Quelques remarques

– Bourdieu comme Rancière confondent méthode exemplaire du pouvoir et lutte exemplaire.
On peut effectivement dire que la méthode de la réforme des retraites de Macron est « exemplaire » car premièrement elle n’attaque pas tout le système de front contrairement à la réforme Juppé qui s’attaquait à la Sécurité sociale dans son ensemble ; deuxièmement parce qu’elle ne s’attaque pas directement à la répartition qui, quoiqu’en dise Rancière, continuera à être le régime principal de retraite (mais par points) (cela fait partie des recommandations de l’OCDE, la BM et du FMI : ne pas supprimer la répartition, mais la minorer peu à peu); il faudrait vérifier : les recommandations sont d’assurer des régimes de retraite viables, mais leur organisation est toujours liée aux spécificités internes du pays. On n’est pas au Chili ! Ainsi, en France un pays où le pouvoir a pour le moment refusé la création de fonds de pension ne peut pas se poser sa réforme dans la perspective de la capitalisation. « Quant à minorer la répartition », il faudrait que tu en apportent la preuve alors que pas un seul expert est d’accord sur les effets de la réforme comme je le dis quelques lignes plus bas ; troisièmement parce qu’elle est présentée comme plus égalitaire car plus universaliste d’où l’adhésion de la CFDT ; enfin quatrièmement parce qu’elle sème le trouble dans les esprits puisqu’il n’y a pas deux experts qui soient d’accord entre eux (cf. aussi le récent avis du Conseil d’Etat) sur le sens principal de la réforme. Pour ne prendre qu’un exemple les discussions autour de : avantage ou désavantage pour les femmes du projet donnent lieu à des matchs qu’aucun arbitre ne peut démêler. Idem chez les statisticiens qui révèlent que la réforme doit très nettement profiter au plus pauvres (la mesure des 1000 euros), alors que les politiques doutent de la réalité de la mesure.
Cela n’a pas empêché deux erreurs (de qui ?) l’une sur les éléments « paramétriques » de financement, l’autre sur l’âge pivot (peux-tu développer ?). Deux erreurs du pouvoir politique macroniste. L’une d’ordre budgétaire qui est devenu un élément extérieur venant troubler le concoctage technique de la réforme des retraites en introduisant un élément d’équilibre financier qui n’est pas interne au projet de réforme (d’où le terme de paramétrique) ; l’autre d’ordre à la fois d’équilibre du régime lui aussi avec la question de l’âge pivot, mais surtout d’ordre politique parce que cela correspondait à la demande expresse de LR (et derrière, plus implicite, du MEDEF)
Si la méthode du pouvoir est « exemplaire », celle de ses opposants ne l’est pas car ils n’ont tenu aucun compte de ce qui s’est passé ces dernières années : aucun compte de la défaite de la grève précédente à la SNCF et aucun compte de ce que le mouvement des Gilets jaunes révélait. Alors que les mesures étaient annoncées et connues à l’avance par les syndicats, ceux-ci ont tout fait pour que les GJ restent dans l’isolement et qu’une lutte générale contre les inégalités et l’urgence sociale n’englobe pas une lutte partielle sur les retraites, mais que cela soit l’inverse.

Il leur a donc fallu d’abord endiguer l’extérieur, ce qui leur était en partie étranger, puis reprendre la main dans le cadre d’un mouvement plus large, mais plus canalisé. La grève et les manifestations sur les retraites sont restées de l’ordre de ce qui était attendu par les syndicats comme par le pouvoir, à l’inverse de l’interruption (Rancière) produite par le mouvement des Gilets jaunes.

En fait la grève, hors Paris avec la RATP, n’a, elle, rien interrompu du tout. Les médias se sont esbaudis sur « la base » qui s’auto-organiserait en dehors ou au-dessus des syndicats, mais s’auto-organiser pour quoi si c’est rester dans le légalisme syndical, les préavis, la défense de l’outil de travail, les manifs plan-plan ? Quoiqu’on entende, on peut dire qu’il n’y a pas eu « giletjaunisation » du mouvement de grève, tout juste y a t-il eu giletjaunisation du cortège de tête.

– Bourdieu et Rancière sont des fidèles du mouvement ouvrier, de l’idéologie du travail et de son aristocratie ouvrière et de l’idéologie du service public type CNR. C’est ainsi qu’ils ne saluent pas par hasard les « soldats du travail » et du service public que sont les cheminots, de la même façon que Sartre ne saluait par hasard les ouvriers cégétistes staliniens de la Régie Renault.

Cela n’a rien d’étonnant pour Bourdieu, ce l’est plus pour Rancière qui célèbre par ailleurs les « sans parts » en y incluant même les Gilets jaunes bien qu’avec une certaine réticence.

De sa part, on ne peut que s’étonner du fait qu’il soit tant question de solidarité y compris dans le temps, alors que le régime de retraite issu du CNR et du gouvernement d’union de 1945 est plaqué sur et reproduit les inégalités inhérentes à la division capitaliste du travail. Certaines étaient certes reconnues comme celles liées aux conditions de travail et à l’espérance de vie (d’où les régimes spéciaux), mais d’autres non comme les inégalités de salaires, inégalités qui augmentent avec l’âge et donc au moment de la retraite à fortiori. La notion de solidarité n’est donc que générationnelle et est très éloignée de l’idée d’égalité qui semble pourtant être au cœur du projet de Rancière.
– Rancière décrit rapidement la fin des collectifs de travail et les incidences sur les régimes de protection et ici de retraite.  Mais il y voit une sorte de « plan du capital », alors que c’est plutôt une mise en conformité avec les problèmes que pose la crise du travail. Or cette dernière, n’est ni mentionnée ni reconnue, ce qui exclut de fait les entrants sur le marché du travail et les chômeurs. « La retraite » est isolée du reste et n’apparaît nullement comme une urgence sociale nécessitant de descendre dans la rue avec une grande détermination, mais comme un droit des actifs bien méritants qui serait attaqué et qu’on devrait défendre.
Bon, mais cela a tout de même rapidement progressé ces temps-ci… comme toujours lors de tous les mouvements d’ampleur. Non justement. Je pense que notre dernier texte est clair là-dessus. Les seuls qui ont fait le lien entre travail et retraites sont les salariés des derniers secteurs protégés par un métier particulier alors que le capital détruit tous les métiers. Comme nous le disons dans le tract : ils jettent leur vêtement ou outil de travail parce que c’est aussi le signe de leur statut (cheminots et enseignants) et de leur pouvoir (avocats, médecins, danseuses étoiles) et qu’en dehors même de la question des retraites ils ont peur de perdre ce statut, alors que les Gilets sont déjà déshabillés. Ils n’ont rien à jeter et s’habillent d’un GJ pour exister.
Par ailleurs, les salariés du privé n’ont pas bronché, alors pourtant qu’ils mènent des luttes invisibles contre les licenciements et au niveau de leurs entreprises. Pour prendre un exemple concret, dans la grosse entreprise pharmaceutique Sanofi d’un quartier de Lyon ou plusieurs salariés ont été Gilets jaunes dès l’origine, dont certains syndiqués CGT, ils n’ont jamais été plus d’une dizaine sur 3000 salariés sur le site à faire grève pour les retraites … alors qu’une mesure répressive conduisant au licenciement d’un salarié précaire a entraîné une grève victorieuse de 350 personnes pendant une journée avec un coût financier énorme pour la direction. L’excuse du « le privé ne peut pas faire grève » répandu par les syndicats ne tient pas. Il n’y a même pas eu de grève par procuration comme en 1995, la procuration est restée au niveau d’un soutien par sondage : comme pour les GJ les français soutiennent le mouvement ou sont contre la réforme. La belle affaire !

Pourtant, travail et retraite n’ont coïncidé que peu de temps du point de vue historique (coïncidé, que veux-tu dire ?) c’est-à-dire que le donnant-donnant du cotisation/prestation aussi bien intragénérationnel qu’intergénérationnel apparaisse à chaque pôle comme possible, « gagnant-gagnant » pour parler comme les politiciens, une vingtaine d’années entre 1975 et 2000, mais avant comme après la corrélation était tout sauf évidente ; avant les années 70 la retraite était trop tardive pour que les métiers manuels majoritaires à l’époque puissent en profiter (d’où la mise en place des « régimes spéciaux » compensatoires) et aujourd’hui elle est « trop » précoce par rapport à l’espérance de vie que l’on se place dans la perspective marxiste de la retraite comme « salaire différé » (en toute logique il faudrait augmenter beaucoup les salaires et baisser relativement les pensions, une situation envisagée pour les enseignants) ou dans la perspective capitaliste/fordiste d’un donnant-donnant de cotisations/prestations qui reposait sur l’hypothèse d’une population active très importante quantitativement par rapport à la population totale.
– ton opposition entre travail et vie est salutaire par rapport à l’oubli qu’en font Bourdieu comme Rancière, mais dans ces termes elle me paraît souffrir des mêmes faiblesses que la critique du travail que nous portions (les petits groupes informels sortis de l’ultra-gauche ou de l’anarchisme historique) dans les années 70 (ou aujourd’hui, mais encore de façon bien plus abstraite par l’école critique de la valeur). Le résumé de tout ça se trouve dans L’évanescence de la valeur (J. Guigou et JW), l’Harmattan 2004, p. 37 à 69 : « Krisis et la critique du travail » (pas de version numérique) pour ce qui est des aspects plus théoriques. Je te mets néanmoins en fichier joint un texte plus actualisé réalisé pour la revue Variations : « Critique du travail et révolution du capital ».
Peux-tu m’envoyer un texte illustrant ce point de vue des années 70 sur le travail STP ?
Il n’y a pas le travail d’un côté au sens du tripalium (référence qui est la tarte à la crème des « radicaux » depuis les situationnistes des années 60) et l’activité libre de l’autre ou encore l’activité qui se cacherait sous le travail, autre énoncé à la mode radicale au début des années 80 (cf. les revues La banquise, puis le Brise glace), mais une activité générique contradictoire la référence (supra) explicite cela, mais on trouve des éléments proches dans le Marx des Manuscrits de 18441 qui, « pour revenir sur terre » permet de comprendre que pendant longtemps le fait d’aller « au chagrin » le lundi matin n’était pas contradictoire avec faire correctement son métier le mercredi, et tout ça dans l’aliénation et l’exploitation, attendre le vendredi avec impatience, attendre simultanément avec envie et angoisse la retraite, etc.

Critique de la valeur et travail.
J’ai assisté aux deux dernières années (2015-2017) du séminaire d’Anselm Jappe au Collège International de Philosophie et il n’y a pas une séance dans laquelle je ne sois intervenu sur divers points ; j’ai écouté les enregistrements de ses deux premières années à l’EHESS avec soin, crayon en main, et j’ai lu tout aussi soigneusement de nombreux articles ou livres de la CV. Si cela fait un moment que j’ai compris que la Critique de la Valeur s’arrête en chemin, qu’elle est « tronquée » (c’est l’adjectif fétiche de la CV), il n’empêche : j’ai pu constater que la jeune génération redécouvre Marx et la critique du capitalisme grâce, notamment, à la CV.

C’est un fait que j’ai remarqué à plusieurs reprises dans la région parisienne : par exemple, le lundi 27 janvier 2018, plus de mille personnes sont venues à la journée « Tout le monde déteste le travail », organisée par Lundi matin et qui surfait sur la CV ou sur des courants proches de la CV : Jérôme Baschet par exemple, qui est souvent publié par Lundi matin, est très proche de la CV. Le 11 septembre dernier, à la librairie Michèle Firk de Montreuil, il y avait plus de cent personnes, en grande majorité jeunes, pour écouter assidument un inconnu, Alastair Hemmens qui est écossais, lire sur sa tablette et pendant plus d’une heure la longue présentation de son livre Ne travaillez jamais. Critique du travail en France, de Charles Fourier à Guy Debord, édité par la maison « Crise et critique » récemment fondée par ce courant et qui sort par ailleurs une revue s’intitulant « Jaggernaut ».

Je vois qu’à peu près tout ce qui est dans « l’opposition révoltée », des décroissants aux communisateurs en passant par les municipalistes libertaires, connait ce courant qui bénéficie d’une large audience dans tous les milieux de la radicalité, une audience surtout due à Anselm Jappe qui est un orateur rôdé, susceptible de parler des heures sans notes, autour de sujets variés, mais dont je dois dire que, malgré des relances et même l’envoi d’un texte en vingt points, il n’a jamais accepté une rencontre sur des questions théoriques.

La réception des textes ne fait pas leur vérité. Jappe et l’école critique de la valeur ne répondent jamais à leurs critiques (même quand ils les connaissent) pour plusieurs raisons :

  • Ils pensent toujours être les seuls et les premiers critiques donc à quoi bon polémiquer.
  • Ils sont bien une école au sens où ils ne veulent que des élèves. Il n’y a pas de « maîtres » autres qu’eux (voir point précédent).
  • Leurs connaissances historiques et politiques ne sont pas militantes mais universitaires et très limitées. Ils ne font jamais référence au communisme comme mouvement et rangent de ce fait logiquement le mouvement ouvrier au sein de leur catégorie de « marxisme traditionnel », mais ils ne sont pas plus capables d’accueillir le nouveau, puisque pour eux les mouvements de a fin des années 1960-début des années 70 ne sont que des « modernisations de rattrapage ».

Leurs lectures, tu en donnes d’ailleurs un exemple, remplacent ce que leur clientèle ne lit pas, c-à-d leurs livres. Comme à la fac où ces faux étudiants qui leur servent de public ne vont plus, ils délivrent une pensée en kit dont quelques mots-clés sont saisis et reliés uniquement dans le ciel des idées de l’idéalisme allemand, lieu où on ne risque pas d’être contredit. « Le marxisme de la chaire » aurait dit Marx.
Pour ma part, cela fait quelque temps déjà que je suis critique vis-à-vis de la CV, j’ai même de quoi en faire un livre un de ces jours (avec un peu de travail à la clé) car cela touche à des questions importantes.

>Ce dont je viens de parler, c’est de la réception de la CV, mais pas de ses points aveugles, de ses limites.
Pour en dire quelques mots sans aller à l’essentiel – ce qui demanderait de tous autres développements – les apports récents de l’archéologie et conséquemment de l’anthropologie politique depuis Clastres ou Sahlins sont ignorés, ceux de la psychanalyse sont mal digérés (un point de vue critique à cet endroit leur fait complètement défaut d’ailleurs), quant à l’Histoire ou à la critique du mode de connaissance scientifique moderne (sans parler de celle des techniques), elles sont absentes, ignorées ou réduites à la portion congrue (Cf. par ailleurs l’article de Daniel Cunha), alors que ce sont des éléments importants pour mener cette critique du « travail » à son terme. Car ce qu’on appelle « travail » a une histoire.

Prenons un raccourci et venons-en à ce qui se passe à la fin du xviiie siècle en Angleterre (j’en connais les prolégomènes à Sao Tomé et ailleurs au début du xvie siècle).

La prolétarisation, c’est encore à mon avis le meilleur concept pour rendre compte de ce que devient le « travail » dans le capitalisme thermo-industriel. Outre que c’est la source de l’accumulation capitalistique pour le dire très vite, cette prolétarisation a au moins trois aspects essentiels connus : les êtres humains deviennent des êtres hors-sol, c’est-à-dire coupés de tout moyen de subsistance autonome, avec toutes les conséquences physiologiques et psychiques que cela entraîne (cela est encore plus profond aujourd’hui qu’au xixe siècle) ; le travail en fabrique puis en usine les transforment en appendice de la machine (idem : bien que le travail à la chaîne ait été éloigné de nos regards – en Chine ou ailleurs – cela est encore plus profond aujourd’hui à cause de la prééminence du temps passé devant des écrans algorithmés par les gafam) ; le « travail en régime capitaliste » imprime son rythme et son abstraction aliénante sur tout le temps vécu depuis la naissance, il imprime sa marque indélébile sur les consciences et les inconscients. Là-aussi, l’aliénation s’est approfondie puisque les versants « socialisants » du travail (partage du même lieu et du même métier, coopération, amour du travail bien fait, perruque…) ne sont plus du tout de mise depuis la contre-révolution internationale, l’avènement de la micro-informatique, l’automation et autres joyeusetés.

En somme et paradoxalement, personne à présent et encore moins qu’hier, ne voudrait se déclarer « prolétarisé ou prolétaire » (surtout dans la petite bourgeoisie, fut-elle anarchiste, marxisante, libertaire ou simplement radicalisée) alors que nous le sommes tous, différemment certes, mais au moins aussi profondément qu’au XIXe siècle, car, ce dont il s’agit, c’est du dessaisissement profond de l’être.

D’une manière générale, toute analyse théorique ou politique qui négligerait les évolutions anthropologiques en cours serait gravement déficiente, de plusieurs points de vue. Malgré ses protestations, c’est pourtant le cas pour la CV.

Par ailleurs, le capital a fait du travail le totem fétichisé autour duquel tout gravite, au point où « l’absence de travail » est souvent vécue comme une perte, une exclusion, ce dont certains ont tiré une conséquence logique et ultime qu’ils ont inscrite à leurs frontons : « Le travail rend libre ». Seulement, hypnotisés par le totem, nous n’avons pas encore compris ce qui nous fait tourner autour depuis deux siècles. LA CHOSE doit être d’importance et sacrément refoulée pour que cela perdure ainsi au profit d’un ordre aussi destructeur et aussi mortifère… Sinon, il se serait écroulé depuis longtemps, car l’Histoire nous apprend que lorsque l’imaginaire d’une civilisation vacille, alors ses « jours » sont comptés (je vais à l’os). D’ailleurs, pour être aussi forte, cette CHOSE a sûrement l’étendue, la force et la fonction d’une religion… Mais c’est une autre affaire.

Cette critique du travail s’est effondrée du jour où ont été battus les mouvements de refus du travail (et particulièrement et en dernier lieu en Italie) et que c’est le capital qui s’est mis lui-même à la critique du travail par un mouvement de restructuration consistant en une massive substitution capital/travail. (Je le subodore, mais je ne suis pas sûr du sens de cette phrase). C’est le terme utilisé pour désigner le remplacement du travail vivant par le travail mort dans les différents processus de production (comme disait Marx déjà : « le mort saisit le vif »). Ce n’est néanmoins pas la fin du travail puisque celui-perdure aux marges de la production (l’agent de sécurité remplace le mineur de fond pour caricaturer). Un processus loin d’être terminé puisque les projections, par exemple pour les EU disent que les entreprises pourraient licencier environ 50% de leurs effectifs sans baisse notable de la productivité (il y a donc de la marge c’est le cas de le dire ; l’exemple de la mise en place vraiment au ralenti des caisses automatiques de supermarchés le montre aussi).

Ce que veut dire Rancière, mais « à l’ancienne », donc en se situant dans le ton du mouvement ouvrier classique, c’est que tout ça formait un tout et que ce tout n’existe plus et qu’il le regrette ; le problème c’est qu’il positive ce processus qu’il aurait suffit de remettre sur ses pieds comme disait ce bon vieux Marx.

Mais dans ce que nous appelons la société capitalisée le temps de la « vie » est aussi colonisé que le temps de travail, ce qui ne l’empêche pas de sans cesse augmenter quantitativement sans que pour cela il (le temps de la vie) se désaliène forcément. C’est effectivement, comme tu le dis à demi-mot le propre de mouvements comme celui qu’on vient de connaître avec les Gilets jaunes qui permet de penser massivement un temps qui ne soit plus à remplir ou à occuper à tout prix, mais un temps où on ne compte plus son temps et ou on ne perd plus son temps. A un niveau plus restreint, mais plus complet : l’expérience de NDDL, mais nous ne sommes pas au Chiapas.

Dans nos pays dominants il n’y a plus de bases arrières depuis longtemps et les agriculteurs ne sont plus des paysans mais des individus en contact avec la terre, mais demandant un mode de vie urbain salarié (machines, vacances et retraites).

En dehors des mouvements donc point de salut sauf à attendre la « crise » ou la catastrophe, mais de là à parler de « mouvement exemplaire » il y a un pas… qu’on peut refuser de franchir.

Si l’on prend le mouvement des Gilets jaunes, ce que l’on peut dire, de son intérieur, comme à la réflexion, aujourd’hui, c’est que c’est déjà pas mal qu’il ait été un « analyseur » de la crise de reproduction du rapport social capitaliste. Cela relève de son initiative et il l’a rendu manifeste.

« Analyseur » oui, mais avec toutes les limites que l’on traîne depuis un siècle du côté de l’analyse… « Révélateur », ou bien « épreuve du feu » pour les théories et les théoriciens, comme toujours évidemment dans ces moments-là.

Rien de tout cela dans le mouvement sur les retraites où l’initiative revient en fait au pouvoir et aux fractions « éclairées » (?) dans la dernière version, sur suggestion des autres membres de la revue, on a mis « moderniste » à la place de « éclairé » dans la mesure où la CFDT est le seul syndicat à avoir à peu près compris la révolution du capital et la fin de la centralité du travail qui en découle, mais bien sûr pas d’un point de vue révolutionnaire du syndicalisme (CFDT surtout) de jouer les lanceurs d’alerte sur une situation de plus en plus irreproductible et explosive, que les opposants à la réforme, en toute logique politique, ne devrait pas vouloir continuer à reproduire… Le sens de cette phrase n’est pas immédiatement perceptible. (la position réactionnaire au sens premier du terme de FO et de la CGT qui défendent division et hiérarchie du travail et donc des retraites qui redoublent en les aggravant ces inégalités).

Si on ne lit plus et qu’on n’entend pas aujourd’hui de grandes envolées sur « l’auto-négation du prolétariat », c’est que dans le contexte actuel, il apparaît déjà bien improbable, pour le plus grand nombre de scier la branche sur laquelle on est assis. Non on n’a pas que nos chaînes à perdre contrairement à ce que tu énonces plus haut ; je pense que tu confonds prolétarisation et paupérisation, alors que le mouvement des Gilets jaunes a « révélé » (j’emploie ce mot puisque tu sembles choqué par l’emploi du terme « analyseur » qui n’est d’ailleurs pas de moi, mais de Jacques Guigou) justement la nouveauté de la situation. C’est d’ailleurs parce que beaucoup « d’analystes » ressentaient ça confusément que le terme de plèbe a été assez souvent utilisé pour désigner les GJ. L’autre élément qui a joué est que les Gilets jaunes ne se sont jamais revendiqués et encore moins identifiés aux prolétaires de la lutte des classes. La référence révolutionnaire, si référence il y avait, c’est aux sans-culottes qu’elle s’adressait, mais comme dans un ordre inversé.

Les sans-culottes n’étaient que des « bras-nus » (Daniel Guérin) et pas encore des prolétaires-ouvriers ; les Gilets jaunes ne peuvent plus le devenir ouvriers-prolétaires car il n’y a plus besoin d’une « armée industrielle de réserve ». C’est pour cela qu’ils ont partiellement remis en question les conditions de vie en général comme s’ils sautaient par-dessus la question du rapport au travail. Et même s’il y avait beaucoup de retraités sur les ronds-points et chez les Gilets jaunes et que si certains ont participé aux manifestations sur la retraite, c’est plus parce qu’ils ne voulaient pas lâcher le morceau (« On est là … ») que par motivation et détermination sur la réforme des retraites.

Voilà pour le moment,

Jacques W

  1. A noter que cet ouvrage de Marx qui a été central en France pour la critique du travail dans l’immédiat après 68, n’est même pas cité dans le choix de textes de Marx que l’althussérien ex marxiste-léniniste Kurz présenta dans son livre Lire Marx en 2002 []

Comment les luttes actuelles ont finalement rejoint leur « canal historique »

Avec le recul que donnent plus de deux mois de lutte se font jour les limites d’une grève forte, du moins dans les deux secteurs qui l’ont initiée (RATP et SNCF), mais limitée par un cadre prédéterminé et restreint : celui des retraites. La différence est frappante entre un mouvement qui se veut radical dans son opposition à un projet de l’État, mais qui ne fait que réagir sans porter la contestation à un autre niveau ; et le mouvement des Gilets jaunes qui à l’occasion d’une mesure conjoncturelle, a priori anodine, d’augmentation du prix du carburant a saisi cette opportunité pour prendre l’initiative et lancer une révolte posant la question des conditions générales de vie et de leur supportabilité. Que les Gilets jaunes n’aient pas « gagné » ne change rien à l’affaire ; ils n’ont pas non plus été battus et tout le monde s’y réfère encore soit pour les louer soit pour les vomir. On peut dire que la question qu’ils ont posée hante encore tous les puissants et leurs affidés.

Le mouvement sur les retraites pose lui aussi des questions, mais c’est comme s’il ne se les posait pas aussi à lui-même. Du fait de cette autolimitation, il n’a pas d’autre choix que celui de s’enfoncer dans un bras de fer contre le gouvernement avec un rapport de forces plus qu’incertain puisqu’il laisse de côté des fractions de la population dont les conditions sont les plus précaires. Ces dernières, qui ont été ou auraient pu être des Gilets jaunes, sont seulement appelées à rejoindre les personnes « vraiment mobilisées », c’est-à-dire les grévistes, pour des actions ou manifestations qui retrouvent ou reproduisent la routine des pratiques syndicales et militantes. La prolifération de ce qui relève plus de l’effet d’annonce que de l’action proprement dite donne le tournis au point qu’on pourrait même se laisser aller à rêver qu’on est à la veille d’une révolution, alors que la plupart de ces rendez-vous ne concernent qu’une poignée d’individus et de militants, souvent les mêmes1. Ce qui demeure de l’évènement Gilets jaunes n’échappe pas à ce processus de délitement qui les voient « acter » chaque samedi leur survivance sans autre effet que de maintenir des forces de police en alerte.

La base de ces rendez-vous reste inchangée, c’est celle de l’agitation sur le retrait de la réforme et la défense des conditions existantes. Cela montre à quel point et contrairement à ce que disent des journalistes, sociologues ou politologues, il n’y a pas de « giletjaunisation » du mouvement, ni au niveau de la forme où l’organisationnite remplace la spontanéité de la révolte ; ni dans le contenu, car ce ne sont pas les conditions générales de vie qui sont posées et par conséquent mises en question. Chacun reste sur la base de son métier — quand celui-ci en mérite encore le terme dans une société capitalisée qui tend à transformer tout travail vivant en travail simple et auxiliaire de la puissance technologique. Vu les restructurations industrielles et l’automatisation de nombreux services, autant dire que ces situations professionnelles ne concernent guère plus que le secteur public ou certaines professions libérales au statut relativement dévalorisé (avocats, médecins hospitaliers) par leur augmentation en nombre et la concentration géographique de leurs membres.

Un impensé lourd de conséquences : la crise de la centralité du travail

Les luttes sur les retraites proprement dites n’ont véritablement commencé qu’en 2003 et à un moment où, parallèlement, ce qui émergeait, sans être explicitement posé, sauf par de petits groupes critiques, mais sans influence sur le terrain, c’était la perte de centralité du travail vivant dans la valorisation capitaliste, avec l’accélération du processus de substitution capital/travail et en conséquence l’inessentialisation de la force de travail. C’est approximativement aussi à cette époque que l’État a pris les premières mesures pour « compenser » la mise hors circuit de plus en plus d’individus qui ne cochaient plus les bonnes cases (création de la CMU, du RMI) sans pour cela céder sur un revenu d’existence garanti (cf. la réponse de Jospin au mouvement des chômeurs en 1998 et son refus d’une « société d’assistance »).

Cette crise de la centralité du travail s’est répercutée sur la conscience de ce que représente aujourd’hui la retraite. Comment les jeunes précarisés et les chômeurs pourraient-ils et surtout voudraient-ils rejoindre le mouvement actuel qui ne fait que défendre des catégories ou professions « garanties », alors qu’eux-mêmes sont des produits de la segmentation du marché du travail et de sa différenciation profondément inégalitaire ?

Jeter sa blouse et après  ?

Il semble extraordinaire et positif à certains que des « personnels » jettent tout à coup leur vêtement de travail (ou leurs instruments de travail pour les enseignants) à la figure de leurs ministres. Là encore, transparaît la différence entre cette geste actuelle et celle de l’année dernière où des individus n’avaient tellement rien de signifiant à jeter qu’ils ont au contraire enfilé une sorte de vêtement censé les faire exister ou au moins les rendre visibles. À l’inverse, dans le mouvement des retraites il ne s’agit que de montrer son mécontentement de l’offense faite à la profession et de se rhabiller ensuite si l’on obtient satisfaction. Ce qui pose problème à ces « personnels », c’est de ne plus être considérés que comme des travailleurs comme les autres. C’est leur perte de statut. En effet, il n’est pas question pour eux de jeter une bonne fois pour toutes ces vêtements ou instruments de travail en ce qu’ils ont de symboliques, puisqu’ils sont encore un peu le signe d’une position sociale reconnue. Ils restent dans la posture que procure la « position » et cela d’autant plus quand le fait de se mettre en lutte est tellement inhabituel dans leur secteur qu’ils en retirent un surcroît de prestige.

Combien sont prêts, parmi eux, à abandonner des différenciations de salaires à leur profit pour un même travail ? Pour ne prendre que l’exemple le plus extrême, combien d’enseignants agrégés au salaire plus élevé que les enseignants certifiés, tout en ayant 3 heures de cours en moins par semaine, sont prêts à accepter le passage à un horaire égal (donc en hausse pour eux et en baisse pour les autres)2 ? Et on ne parle même pas d’une réévaluation égalitaire des salaires dont l’écart ne va faire au contraire que croître avec l’ancienneté et a fortiori pendant le temps de retraite3!

Dans le cadre plus étroit de la réforme des retraites le « Tous ensemble », slogan repris de 1995, sonne faux car il recouvre, pour ne pas dire cache, des situations de plus en plus diverses et où l’unité ne peut, au mieux, que se réaliser dans la phase ascendante du mouvement, chaque catégorie pouvant espérer peu ou prou profiter d’une victoire ou au moins du recul du gouvernement. Mais dès sa retombée, la prétention du « Tous ensemble » laisse transparaître son artificialité où c’est le sauve-qui-peut et le chacun pour soi qui domine.

C’est ce à quoi on a assisté avec des négociations séparées qui ont été entamées dès le début des grèves, mais dans la plus grande discrétion puisque le gouvernement tenait publiquement la ligne d’un projet non négociable. Jusqu’à ce que soient rendus publics leurs résultats, à savoir la mise en place de toute une panoplie de régimes dérogatoires au projet de réforme concernant de nombreuses catégories ou professions. Les pompiers en sont pour le moment les derniers bénéficiaires après leur coup de sang contre les forces de l’ordre.

Mais on peut être aussi étonné par des déclarations pour le moins décalées comme celle du représentant CGT des éboueurs de Paris qui a annoncé à la presse que les éboueurs étaient prêts à prendre la relève des cheminots ou traminots, alors que jusque-là, conscients de sa responsabilité ce syndicat avait freiné des quatre fers pour que Paris ne se noie pas dans sa propre « merde » (sic…) et par des annonces syndicales et médiatiques selon lesquelles de nouveaux secteurs entreraient dans la grève. Voilà bien une drôle de conception de la grève générale !

C’est peut-être la seule surprise de ce mouvement de grève car, pour le reste, il n’a effectué, pour le moment, aucun véritable pas de côté. On est resté dans les clous de ce qui est attendu par le pouvoir et tolérable pour les syndicats. Aucun dépassement de « fonction », excepté de la part d’enseignants qui prennent la responsabilité de bloquer le passage des épreuves de contrôle continu (E3C) en lien plus ou moins étroit avec des lycéens. De fait, cette initiative bouleverse le « bon ordonnancement des choses » en ce qu’elle oblige tout le monde à se déterminer ; l’administration, bien sûr, qui doit décider si elle fait intervenir la police ; et les parents qui s’émeuvent d’une épreuve passée dans de telles conditions et de ce que cela signifie d’un point de vue politique plus général. Mais en l’état actuel de la situation, ces pratiques restent très minoritaires, aussi bien chez les enseignants que chez les élèves et la répression peut s’exercer comme du reste on a pu s’en apercevoir depuis mi-janvier.

Ce mouvement est prédéterminé par des présupposés de « l’ancien monde » qui l’inscrivent dans des négociations entre partenaires sociaux. Un paritarisme qui est, de fait, réduit comme peau de chagrin par les tenants du « nouveau monde » ; dès lors, le mouvement ne pouvait même plus représenter une force syndicale. Il ne pouvait agir que comme groupe de pression et de défense des « acquis sociaux » dont la retraite par répartition, les régimes spéciaux et les services publics. Cela n’impliquait pas forcément son échec, mais restant sourd aux transformations fondamentales du capital seulement considérées comme néo-libérales, il y a trouvé sa limite : l’incapacité à entraîner avec lui les fractions les plus prolétarisées de la force de travail. Par ailleurs, la masse des Gilets jaunes ne s’y est pas plus reconnue, même si sa fraction la plus résistante a essayé de jouer son rôle au sein des cortèges de tête.

Le mouvement sur les retraites a certes refusé le « dégagisme » des Gilets jaunes, par trop « populiste » pour lui, mais cela a été pour reproduire la vieille séparation entre ce qui est du domaine syndical et ce qui est du domaine des partis politiques : voilà les municipales et l’idée que tout cela : la grève et « l’opposition » majoritaire au projet, va se traduire dans les urnes.

Le résultat en a été de lui ôter toute force politique autonome.

Temps critiques, le 12 février 2020

PDF : Comment les luttes actuelles ont finalement rejoint leur « canal historique »

 


Des échanges ayant fait suite aux premiers envois du présent tract :


 

Je voulais juste revenir sur un point de ton article. Il est difficile d’affirmer que la contestation contre les E3C est minoritaire. Elle correspond à 40 % des personnels. Mais le rectorat avait mis en place un protocole permettant de faire passer les épreuves :sujets choisis par les inspecteurs, surveillance par du personnel extérieur et copies numérisées. Le rectorat était fort de son expérience du dernier bac.
Fait aussi marquant à Toulouse, l’appel des syndicats et l’appel des gilets jaunes se sont fait à des heures différentes les jours de manifestations. Il y a eu une véritable rupture à partir du 7 janvier.

Salut Jacques et à bientôt.

 



 

MERCI BEAUCOUP !

Bonne analyse de cette probable dernière grève du vingtième siècle qui s’est déroulée près de vingt ans après la fin de ce vingtième siècle !

Patrick

 



 

Oui et cela marque bien en quoi l’idée de « convergence » de 2018-19 était un leurre que les fractions de gauche des syndicats venaient vendre aux Gilets jaunes.

Comme nous le disons aujourd’hui dans notre dernier texte, la lutte est retourné à son canal historique. Or, si tu vas un peu plus fouiller dans nos textes sur notre site tu verras que nous y défendons l’idée d’une rupture définitive de ce qui a pu être appelé « le fil rouge des luttes de classes ».

Rejouer à renouer le lien comme l’a essayé ce mouvement de grève est de ce point de vue mortifère même si, pour beaucoup, tout cela se fait de bonne foi.

Bonne soirée,
Jacques W

 



 

Merci camarades (!) pour cet effort d’analyse et d’écriture.

Mon grain de sel :

Paradoxalement, c’est le gouvernement qui, peu à peu, dans la durée du mouvement de grève de la SNCF et de la RATP a réussi à apparaître comme le défenseur de l’intérêt général et les grévistes comme les empêcheurs de se déplacer librement car ils n’ont pas défendu le service public du transport…mais l’ordre social issu de la CNR.

Les grévistes n’ont pas imaginé le transport gratuit ne serait que le temps d’une journée de grève! mais dès lors les vélos, la marche à pied pour le folklore parisien se sont développés et surtout l’habitude du « covoiturage » -le chiffre d’affaire de blablacar a quadruplé sans redescendre significativement après la grève-, et des cars Macron qui d’après les rumeurs (à vérifier) en ont profité pour augmenter leur tarifs. Et la SNCF et la RATP auront perdus des « clients ».

…alors que la libéralisation, de tout, prônée par le gouvernement actuel en a profité pour faire un pas en avant.

Eric G.

 



 

Eric,

Nous avons beaucoup discuté avec des cheminots, ils sont incapables de se poser les questions en ces termes. J’ai côtoyé des cheminots gilets
jaunes pendant un an l’année dernière, plusieurs fois par semaine ; à part un ils étaient incapables de se présenter comme autre chose que cheminots, à l’AG Gilet jaune par exemple, alors que le propre du mouvement était, entre autres, de ne pas mettre en avant le travail et surtout le métier mais les conditions de vie en général. De fait ils cherchaient à impressionner une assemblée disparate, populaire mais peu ouvrière du haut de leur position d’aristocratie ouvrière. Le plus paradoxal étant que comme il y a proportionnellement de moins en moins de « roulants » à la SNCF on se demande un peu à partir de quoi ils peuvent bien se prévaloir de cette position, surtout quand ils ont moins de 40 ans …

Pour eux ce qui compte c’est 1° la « convergence » … sur leur base, c-à-d comme tu le dis celle du CNR (deux d’entre eux étaient présents
par exemple mardi soir à l’appel d’une coordination Croix-Rousse pour une sorte d’hommage qui ne disait pas son nom à Ambroise Croizat « l’inventeur de la Sécu » !) dont ils ne risquent pas de rencontrer des salariés du privé et encore moins des chômeurs ; la radicalisation de la forme de la lutte et non de son contenu (la grève reconductible comme panacée).

Voilà pour le moment,
Bien à toi,

JW

  1. Cf. par exemple une semaine d’agitation à Lyon telle que présentée (à la fin de l’article : https://rebellyon.info/Battre-le-pave-tant-qu-il-est-chaud-suivi-21801) sur les listes du groupe Lyon-centre des Gilets jaunes (dont personne ne sait plus qui l’anime) et où on trouve concentré tout ce que le mouvement des Gilets jaunes avait su éviter : appeler « en lutte » le simple fait de se réunir, affirmer de fait ses particularismes (non-mixité, écriture inclusive) alors qu’on a sans arrêt l’unité à la bouche, donner une ampleur étudiante à un mouvement quasi inexistant dans ce secteur et enfin faire passer ses intérêts corporatistes à l’intérieur d’un mouvement général (cf. blocage du siège patronal de la métallurgie, l’UIMM, pour « gagner une convention collective de haut niveau »). []
  2. Quand en 2000, Allègre, alors ministre de l’Éducation nationale du gouvernement Jospin, a proposé cette mesure, cela a été un tollé quasi général de la part des syndicats… []
  3. Même constatation avec les danseuses de l’Opéra de Paris qui ne sont pas prêtes à inscrire à leur régime de retraite spécial extra-large leurs collègues des sept opéras de région. Et pourtant là encore tout le monde de se congratuler au cours des manifestations parisiennes quand elles produisent leur spectacle, car de même que la lutte des Gilets jaunes étaient « négativée », celle-ci est positivée. D’un côté, elle ne fait pas peur au pouvoir ; de l’autre elle conforte l’idée fausse d’une opposition générale au pouvoir. C’est du « gagnant-gagnant » à la mode syndicale. []