Échanges sur capitalisation, accélérationnisme et technologies

Suite aux deux articles du numéro 21 de la revue Temps critiques sur l’économie de plateforme la discussion se prolonge ici sous forme d’échanges

Corentin, Jacques W, J-F, Larry

Jacques,

Concernant ce que tu me disais dans le dernier mail sur les grandes puissances (« dans nos deux dernières brochures dont une quinze jours avant le début de la guerre en Ukraine, je reviens sur la question des grandes puissances et de la souveraineté parce que depuis le Brexit je pense que nous avions sous-estimé cet aspect dans le cadre des développements sur le déclin de la forme nation des états des États et leur redéploiement en réseaux », JW)., je ne suis pas sûr qu’on puisse dire que vous vous étiez vraiment plantés. Vous aviez proposé une lecture du capitalisme en trois niveaux. C’est sûr que vous insistiez plus sur la mise en réseaux et le niveau 1 que sur les niveaux 2 et 3 mais on ne peut pas tout faire.

Est-ce que tu suis un peu les débats sur le (techno)féodalisme ?

J’ai l’impression que de plus en plus de monde questionne la légitimité de la dichotomie économie/politique et s’interroge sur la valeur.

Corentin, le 05/07/2022


Corentin,

Je ne suis pas ces débats donc je ne vois pas à quoi tu peux faire allusion. Je sais qu’il y a des choses autour de « l’accélérationnisme » et là je me tiens au courant, mais le terme de technoféodalisme ne me dit rien. Tu pourras peut-être m’aiguiller vers des références.

A priori je ne vois pas non plus de rapport direct entre remise en cause du rapport économie/politique et la question de la valeur, sauf effectivement dans l’abandon des théories de la valeur pour revenir aux prix ou aux théories de la rente ; ms cela ne semble pas effrayer ou disloquer tous les suivistes de Jappe et de « l’école critique de la valeur » et a fortiori des “communisateurs” qui nient, par hypothèse, tout facteur de puissance où de lutte politique entre fractions du capital (cf. mon article dans le numéro 21 sur ce sujet).

JW, le 16/07/22


Jacques,

Voici comment je résumerais la chose :

Peut-être je me plante, mais j’ai l’impression que cette histoire d’accélérationnisme, c’est juste une façon de remettre à la mode la veille idée marxiste du développement des forces productives qui mènerait inévitablement au communisme. De plus, le courant semble être un gloubi-boulga de réactionnaires et de néo-léninistes. Est-ce que toi, tu y vois quelque chose d’un tant soit peu intéressant ?

Concernant les débats sur le technoféodalisme, le point de départ est un peu le même que dans le bouquin de Nitzan & Bichler (2012) : eux prenaient l’exemple de General Motors vs. Microsoft et disaient : bon chez Microsoft, il y a très peu d’employés, très peu de production, très peu de capital fixe, comment expliquer que Microsoft fasse autant d’argent ? Sur base de la théorie de la valeur travail, c’est pas évident.

Si on regarde les plus grosses firmes aujourd’hui, ça n’a fait que s’accentuer : les Uber, Amazon, Google : quel est le business model ?

  • Il y a l’hypothèse du capitalisme de surveillance (Zuboff 2020) qui vaudrait surtout pour Google et Facebook : ils observent tout ce qu’on fait, collectent des informations, établissent des profils puis revendent au prix fort aux annonceurs publicitaires.
  • Il y a l’hypothèse du capitalisme de plateforme (Srnicek 2018, co-auteur du manifeste accélérationniste justement) : la firme ne possède rien en propre, elle ne fait que fournir une plateforme où d’autres peuvent venir acheter ou vendre. La plateforme a alors un contrôle important sur le marché en étant la médiation principale, à condition d’arriver à forger un monopole et de bénéficier d’effets de réseau.
  • Et enfin, le technoféodalisme (Durand 2020, notamment), qui suggère que « l’essor du numérique bouleverse les rapports concurrentiels au profit de relations de dépendance, ce qui dérègle la mécanique d’ensemble et tend à faire prévaloir la prédation sur la production ». Les firmes essaient de s’approprier un espace, un marché, un groupe d’utilisateur et de les coincer dans un genre de fief, où ils sont captifs et n’ont d’autre choix que de payer une forme de rente. Personnellement, quand je l’ai lu, j’ai surtout eu l’impression que Durand essayait de sauver les meubles marxistes au milieu de la tempête (Il explique tout en termes de rentes). Mais il faut bien lui reconnaître un certain talent dans l’exercice. Yanis Varoufakis s’est aussi converti à cette façon de qualifier la phase actuelle.1

Puis, tu as Evgeny Morozov, qui est un critique des technologies et de leur impact sur la société depuis longtemps. Il a popularisé le concept de techno-solutionnisme avec son livre Pour tout résoudre, cliquez ici (Morozov 2014).

Il s’est rendu compte que s’il voulait faire son job correctement, il allait devoir se pencher sérieusement sur des questions d’économie politique. Selon lui, on a besoin d’un nouveau cadre d’analyse, ceux proposés jusqu’ici ne sont pas assez solides. Voire ils obscurcissent plus qu’ils n’éclairent. Il a donc écrit une longue critique de Zuboff (Morozov 2019) et vient de publier une critique de l’approche « technoféodale » (Morozov 2022). La réponse qui a suivi est digne d’intérêt également (Ström 2022).

Morozov écrit en anglais, mais polyglotte, il est intervenu récemment en français2.

Moins connu, il y a aussi Kean Birch, proche de Nitzan & Bichler et inspiré par les études des sciences et techniques. Lui pense que les Big Tech s’appuient sur des formes de rentes émergentes, liées au pouvoir ou au contrôle que ces sociétés sont capables d’exercer sur les conditions de leur business ; sur leur capacité à faire croire aux investisseurs qu’elles seront en mesure de forger un monopole ; sur l’implication ou l’engagement des utilisateurs dans leur plate-forme ; ou sur l’influence qu’elles peuvent avoir sur les règles et normes qui entourent leur business (Birch, Cochrane 2022). Je ne sais pas comment Kean Birch conçoit les choses exactement, mais pour son coauteur au moins (DT Cochrane), la rente renvoie à toute forme de revenu issu de la propriété privée et n’est pas à considérer comme parasitique par rapport à un vrai revenu issu d’un vrai travail productif.

Je pense que tout ça est intéressant au sens où ces réflexions tendent de faire sens du monde dans lequel on vit, d’intégrer des questions de pouvoir dans des questions économiques et de sortir des cadres établis du marxisme, en partant de l’observation des situations ou dynamiques réelles plus que d’une ixième relecture des Grundrisse ou du Capital…

Corentin, le 18/07/2022

Bibliographie :

  • BIRCH, Kean et COCHRANE, D. T., 2022. Big Tech: Four Emerging Forms of Digital Rentiership. Science as Culture. 2 janvier 2022. Vol. 31, n° 1, pp. 44‑58. DOI 10.1080/09505431.2021.1932794.
  • MOROZOV, Evgeny, 2014. Pour tout résoudre, cliquez ici: l’aberration du solutionnisme technologique. Fyp éditions. ISBN 978-2-36405-115-7.
  • MOROZOV, Evgeny, 2022. Critique of Techno-Feudal Reason. New Left Review. 13 avril 2022. N° 133/134, pp. 89‑126.
  • NITZAN, Jonathan et BICHLER, Shimshon, 2012. Le capital comme pouvoir : Une étude de l’ordre et du créordre. Paris : Max Milo Éditions. ISBN 978-2-315-00350-1.
  • SRNICEK, Nick, 2018. Capitalisme de plateforme: l’hégémonie de l’économie numérique. Montréal : Lux. ISBN 978-2-89596-280-9.
  • STRÖM, Timothy Erik, 2022. Capital and Cybernetics. New Left Review. 23 juin 2022. N° 135, pp. 23‑41.
  • ZUBOFF, Shoshana, 2020. L’âge du capitalisme de surveillance: le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir. Paris : Zulma. ISBN 978-2-84304-926-2.

Bonjour Jacques,

Je viens de traduire un article paru ce matin dans le Financial Times (« Résolution du paradoxe de la productivité ») qui apporte un éclairage intéressant sur le paradoxe de la productivité. Cela rappelle étrangement le point de vue de Paul Mattick père… En tout cas, il me semble que cela nous donne des éléments pour réfléchir au rôle de l’État aujourd’hui, thème qui m’intéresse en ce moment.

Amitiés,
Larry, le 18/07/2022


Larry bonjour et merci

Je suis assez gêné pour discuter de l’article de Rushir Sharmar du Financial Times dans la mesure où premièrement il n’y a aucune référence à une quelconque notion de valorisation si bien qu’on ne voit pas pourquoi il faudrait augmenter la productivité si ce n’est parce qu’elle signifierait une augmentation de la richesse et du progrès « en général ». Or, par exemple une référence à l’augmentation de la composition organique du capital (La composition organique du capital est le rapport entre le capital constant et le capital variable investi dans le circuit du capital ou selon les notations de Marx : composition organique du capital = C / V avec : C le capital constant V Le capital variable) est à référer au taux de profit dépendant du procès de valorisation. Une hypothèse du marxisme… peu tenable ici à mon avis et malgré Mattick parce que si, premièrement, on reste en ces termes, la révolution du capital et les NTIC font plutôt baisser la composition organique du capital ; et que deuxièmement, la productivité n’étant référée à rien de précis, on ne sait pas s’il s’agit là d’une productivité du travail ou alors d’une productivité en général ou du capital ; troisièmement son argument sur le calcul de la productivité me paraît moins probant que mes propres remarques sur ce point.

À part cela son analyse sur le capitalisme de sauvetage et le rôle de l’État est compatible avec mon analyse d’une « reproduction rétrécie » dans laquelle le capitalisme du sommet essaie de tenir les deux bouts qui lui permettent d’éviter une éventuelle crise finale. C’est quand même la grosse différence avec les années 1930 et même 2008. C’est effectivement la restructuration de la forme État et son intégration en réseau dans la sphère de l’hypercapitalisme qui renforce la structuration en niveaux plus ou moins articulés de manière cohérente.

JW, le 18/07/2022


Jacques,

Merci pour ta réponse. Il faut dire que le mot valorisation ne fait certainement pas partie du vocabulaire de l’auteur. Mais il semble avoir en tête quelque chose comme la dévalorisation quand il parle de la destruction créatrice et l’effet bénéfique des crises – évitées, selon lui, grâce à l’intervention des États, qui maintiennent les canards boiteux à flot.

Pour ma part, je n’ai pas voulu réhabiliter le marxisme de Mattick ou de quiconque, n’ayant jamais été sur ces positions. L’intérêt de cet article de mon point de vue est qu’il cherche à nous sortir de cette réflexion sur le rapport entre nouvelles technologies et… productivité, telle que la définissent les économistes, soit le plus souvent en termes de productivité du travail.

Sinon, concernant les remarques de Corentin sur le technoféodalisme et l’accélérationnisme, cela recouvre beaucoup des questions abordées dans mon article sur les plateformes, et il a raison sur les accélérationnistes. Il ne faut pas oublier que le néo-marxisme des pays anglophones est en grande partie un phénomène hors sol, universitaire, dans une société où les contestataires en sont souvent réduits à rêver d’une solution miracle (en l’occurrence, technologique). Quand tu auras un moment, pourrais-tu m’expliquer ton intuition que les NTIC contribuent plutôt à une baisse de la composition organique du capital ? Srnicek a souligné pour sa part la facture salariale énorme que doivent payer certaines des boîtes à la pointe.

Larry


Larry,

Par rapport aux NTIC, les immobilisations sont beaucoup moins importantes ; Les GAFAM, par exemple sont les entreprises les plus capitalisées au sens que je donne au processus de capitalisation (à la suite de Bichler et Nitzan), c’est-à-à-dire la capacité du capitalisme à tout transformer en flux financiers si possible en accélérant le passage de A à A’ (ce qu’on appelait la “réalisation”) en semblant sauter les étapes de la production et de la circulation (A-M-A’), mais ce sont les moins capitalistiques. En effet, par nature, elles sont plus légères en capital comme le montre le modèle des start-ups, car elles contiennent une plus faible teneur en capital fixe ; et leur objectif est plus de l’ordre du contrôle des flux que de l’ordre de la puissance d’accumulation. C’est cette différence qui permet aussi d’opposer la capitalisation de Microsoft à celle de General Motors, l’industrie automobile restant aujourd’hui parmi les plus capitalistiques, hormis Tesla qui s’inscrit justement dans le nouveau modèle concurrent. Or, c’est ce niveau de capitalisation qui permet justement aux GAFAM de se projeter sur le long terme, dans la perspective dynamique de l’automobile sans conducteur par exemple ou du cyborg/transhumanisme ou encore d’une nouvelle conquête de l’espace. C’est ce que ne semble pas comprendre Mitchell dans son exemple sur Uber (cf. le troisième fichier joint). En effet, pour lui, les plateformes ne produisent rien et n’investissent pas ; il ne voit l’investissement que sous sa forme matérielle et il ne perçoit pas le rôle intégré du capital fictif ce qui fait qu’il différencie économie réelle et capitalisation, alors que le mouvement réel c’est celui de la capitalisation ! Sur cette base il n’interprète plus l’action des plateformes et par extension des GAFAM que comme captation, alors que cette dernière n’est qu’un aspect du procès d’ensemble dans lequel ces nouvelles entreprises organisées en réseau mêlent captation, innovations, rente, puissance et contrôle.

Sans entrer dans les détails, si on se fie aux statistiques officielles, avec toutes les réserves que j’ai développées ailleurs quant à leur inadéquation à l’évolution du capitalisme, on assisterait d’une manière générale, toute production confondue, à une baisse de l’intensité capitalistique ce qui, par rapport à la théorie marxiste standard, ferait logiquement décroître la composition organique du capital constituant ainsi une contre tendance à la baisse du taux de profit global comme facteur de crise du capital. Ce que dit Srnicek sur la facture salariale dans les secteurs de pointe mériterait d’être précisée, mais ne me paraît pas contradictoire avec la tendance plus générale à une baisse du coût du travail dans le prix total des produits due à la fois aux délocalisations de la mondialisation et au fait que la plupart des coûts sont aujourd’hui en amont et en aval de la production proprement dite.

Enfin, par rapport à Mattick, je ne dénigre pas son travail, mais son “retour” à Marx ; pour ma part je trouve plus intéressant d’essayer d’y voir plus clair en partant de Marx éventuellement… mais sans retour comme si le voyage n’avait servi à rien. C’est ce qu’ont tenté de faire, par exemple Baran et Sweezy (cf. ma note 38 page 150 de l’article : « La théorie de la communisation n’est pas un long fleuve tranquille », Temps critiques n° 17, printemps 2014), avec les limites de l’époque (les années 1970).

JW


Larry,

Bravo pour ton article (« L’économie de plateforme, une tendance irrésistible ? », in Temps critiques n°21, printemps 2022) ; il est super clair !

Es-tu familier avec les travaux de Nitzan & Bichler sur la capitalisation ?
Concernant l’apparent paradoxe des rentiers qui investissent, je crois que les deux hypothèses que tu avances méritent d’être creusées mais qu’il y a aussi cette troisième voie : si on se dégage de la loi de la valeur-travail, il n’y a plus vraiment de paradoxe. Les capitalistes tentent de dominer un marché « par tous les moyens nécessaires ». Selon N&B, le capital représente le pouvoir des capitalistes de façonner le monde de manière à s’assurer des revenus futurs. Les investissements peuvent alors être perçus comme des coûts dont les sociétés doivent s’acquitter pour mettre en place leurs stratégies de pouvoir. Ce point de vue est développé par Timothy Mitchell concernant Uber dans l’article en pièce jointe intitulé : « Uber Eats. Comment le capitalisme dévore l’avenir. »

Corentin, le 20/07/2022


Bonjour Corentin,

Merci pour ta réaction positive à mon article, ainsi que pour l’article de Mitchell.

En vérité, cela fait un moment que je me dis qu’il faut lire Nitzan et Bichler, d’autant que Jacques a fait plus d’une fois référence à leurs thèses. Je suis d’accord pour dire que ce n’est pas la loi de la valeur-travail qui puisse nous éclairer sur le cours des choses actuellement, et pour dire qu’il s’agit avant tout, pour les capitalistes, de l’emporter sur d’autres capitalistes, et cela par tous les moyens. Justement, l’avantage d’auteurs comme Morozov et Ström est de rappeler que cette tendance a toujours existé. D’ailleurs, il me semble (de mémoire) que pour Marx aussi, ce n’est pas la quantité de travail vivant que telle ou telle entreprise arrive à exploiter qui expliquerait son rang dans la hiérarchie des entreprises, mais je ne m’avancerais pas là-dessus.

Je n’ai reçu qu’avant-hier par la poste le dernier numéro de New Left Review, ce qui fait que je viens de lire le texte de Ström. Je le trouve original, pertinent et plus rigoureux que Morozov, auteur brillant certes, mais un peu bordélique (je compatis, puisqu’on pourrait me reprocher la même chose).

Sur le fond, je soupçonne que chez les marxistes comme chez les libéraux, il y a tendance à dénoncer des pratiques somme toute éprouvées (même si cela se passe aujourd’hui dans un contexte nouveau, comme le rappelle utilement Ström), soit parce qu’elles fausseraient la loi de la valeur ou la « bonne » accumulation, soit parce qu’elles empêcheraient la loi du marché de se déployer comme il faut. Bref, tu as eu raison en décrivant à Jacques que ces écrits récents ont le mérite d’essayer d’analyser la réalité. C’est ce que j’avais en tête quand j’ai écrit mon texte pour Temps critiques, en choisissant plutôt les auteurs qui avaient à mon sens le plus à nous apporter.

Larry, le 21/07/2022


Encore une fois, merci Larry

Gros travail. Chapeau !

Ce que j’avais pressenti depuis quelque temps sur ce vaste sujet, c’était :

– effectivement une tendance à la rentiérisation du capitalisme, ou du moins de ses segments les plus puissamment installés, découlant ou de la rareté (réelle ou organisée) ou de positions monopolistiques déjà acquises… mais qui est directement liée à la propriété (de brevets, de sources d’extraction de produits miniers ou énergétiques, d’infrastructures logistiques, etc.) de biens indispensables au bon fonctionnement de la chaîne productive de valeur. Comme la rente ne produit pas de valeur, elle agit effectivement comme capture d’une part variable mais grandissante de la valeur et de la plus-value globalement réalisées. Là où ça se complique, c’est que la source (matérielle ou immatérielle) d’une rente finit généralement par se déprécier voire s’épuiser (brevets, immobilier, puits de pétrole…), bref, il faut constamment réinvestir dans l’entretien de l’ancien et/ou l’acquisition de nouvelles sources, et donc procéder à des immobilisations, souvent gigantesques. J’y reviendrai.

Qui dans le capitalisme actuel est capable d’investir massivement dans l’innovation, les technologies, l’IA, les infrastructures énergétiques, etc. ? Les entreprises industrielles capitalistes classiques, mais le plus souvent grâce au soutien d’aides publiques d’État massives, au recours à l’endettement (financiarisation) et parfois suite à des opérations de fusions-acquisitions. Et aussi donc, distinctement, les grosses boîtes numériques du néo-capitalisme techno-rentier… Il faudrait creuser tout ça pour finalement mesurer le rapport (de dissemblance, de complémentarité, de forces) entre ces deux pôles du capitalisme et se demander jusqu’où la position rentiériste ne risque-t-elle pas d’accroître son emprise et de faire prévaloir ses entreprises de cannibalisation au point de tout déséquilibrer. Même si au final, le cycle d’accumulation/valorisation du capital global, très certainement altéré et redéfini par rapport à la phase d’expansion antérieure, n’est aucunement interrompu. Déjà, des tas de grandes entreprises ne possèdent plus rien, ni locaux, ni machines… Elles louent tout, les équipements, le hardware, les véhicules, les espaces de stockage de data dans le cloud… Elles n’achètent plus que des droits d’usage (licences d’exploitation), en plus de la matière première ou des biens semi-finis et bien sûr de la force de travail (ou de la prestation).

On peut constater qu’il y a encore de la coexistence entre le capitalisme industriel classique et le néo-capitalisme techno-numérique à tendance rentiériste. Il est possible que ce dernier soit en passe de l’emporter du fait de sa capacité à occuper les nœuds et espaces stratégiques dans la chaîne de fabrication de la valeur : contrôles des circuits mondiaux de l’information économique et des transactions financières, concentration et monopolisation des connaissances numériques et technologiques, place grandissante parmi les espaces commerciaux dédiés à la vente des marchandises (réalisation de la valeur), capacité (et volonté) de prendre en compte le temps long, de se projeter, d’élaborer des stratégies et d’investir dans les innovations (IA, robots, biotechnologies…).

– la spécificité de certaines plateformes numériques a été de se placer dans des lieux d’intermédiation et de transaction situées à des carrefours des circuits de l’information, quitte à les créer de toutes pièces, caractérisés par l’immédiateté (ou réduction à l’extrême) des temps de réponse entre offre et demande, achat et vente… Position située essentiellement dans l’espace « marchand », commercial, de l’économie, celui où la valeur, à l’état encore virtuel, doit se « réaliser », que ce soit le marché des particuliers (consommation courante de marchandises) ou celui des services aux entreprises (ou même des composants où, à un instant T, le « moins disant » des sous-traitants emporte la commande).

Je laisse de côté ici les plateformes publicitaires, qui me semblent appartenir à une sorte de sous-marché, très spécialisé, qui mériterait, comme le marketing en général, d’être analysé spécifiquement, avec des données qualitatives sur les comportements et conduites individuelles et les manières de les influer.

Le succès de services comme le cloud répond à une autre caractéristique du capitalisme actuel : l’incertitude, le manque de confiance dans l’avenir, le court-termisme. Les profits se portent plutôt bien mais les investissements dans le capital fixe restent faibles. Faire appel à des services de location permet de pallier cette crise de confiance : disposer de moyens pour produire sans immobiliser du capital ni emprunter.

Effectivement, la dynamique d’expansion de type monopoliste de cette économie de plateforme à moins à voir directement avec la financiarisation (même si le modèle de la start-up en est un dérivé) qu’avec la mondialisation et l’accélération toujours plus grande des échanges à cette échelle (si l’on pense à l’explosion du shipping et de la logistique par voie terrestre ces 2-3 dernières décennies), là encore essentiellement dans la sphère marchande, de l’achat compulsif sur Amazon (et le e-commerce en général) à la location d’un gîte sur Airbnb pour le soir même en passant par toutes sortes de livraisons à domicile de repas, de boissons ou autres de jour comme de nuit… Cette expansion a profité directement d’un environnement favorable (et l’a alimenté en retour), celui de la numérisation généralisée des activités et interactions humaines qui s’est mise en place à la fin du XXème siècle. Là aussi il faudrait relativiser et préciser : la révolution technologique et l’expansion considérable du numérique de la fin des années 1990 / début des années 2000 a largement tiré profit de la bulle financière de cette époque, où les détenteurs de liquidités gigantesques ont pu investir assez massivement dans cette « nouvelle économie », notamment dans le hardware des télécoms et de l’Internet, les câbles sous-marins, la fibre optique, les serveurs et leurs supports de stockage de données, les équipements vidéo et de climatisation, etc. Les politiques monétaires qui ont suivi la crise financière de 2008 (quantitative easing) ont fait exploser les recours à l’endettement pour effectuer ces investissements, sans que leurs acteurs touchent à leurs masses de liquidités planquées dans les paradis fiscaux.

Pour y voir plus clair, il est vraiment nécessaire de distinguer les « plateformes » rentables (et qui accumulent les profits en se consolidant) et celles qui sont encore dans les brumes de la valorisation boursière, sans fonds propres, aux chiffres d’affaires mirobolants mais criblées de dettes…

Pour y voir encore plus clair, il faudrait vérifier au moins deux choses :

– si se creusent les distances et différenciations entre ces deux pôles du capitalisme : un secteur industriel classique condamné plus ou moins à une faible productivité (même si quelques grosses boîtes comme General Electric ou Siemens tirent leur épingle du jeu) et à une relative stagnation des profits, placé dans une position relativement subalterne et avec peu de perspectives de sortir de cette ornière et ce pôle d’entreprises techno-rentières en position dominante prédatrices de valeur.

– évaluer le rapport entre la dynamique de la rente et le cycle production de valeur/reproduction élargie du capital. Non seulement la rente n’est pas déconnectée du cycle (puisqu’elle puise abondamment dedans), mais les entreprises rentières doivent elles-mêmes continuellement investir pour conserver leurs ressources en état de fonctionner et de rapporter, pour maintenir au minimum leur position et parts de marché et s’assurer que les investissements dans les innovations auxquels elles sont contraintes comportent le minimum de risques… Même si elles n’investissent pas toujours directement, elles le font néanmoins en finançant et rachetant des start-ups et des entreprises déjà profitables jugées à fort potentiel de croissance. Par ailleurs, certaines plateformes lorgnent de plus en plus vers la production d’objets, notamment liés à l’IA, et là dans tous les domaines profitables de l’économie. En ce cas, elles emprunteront certainement le modèle d’externalisation radical et systématique d’Apple (lui-même copié de celui de Nike et de tant d’autres).

Autrement dit, ces grandes plateformes numériques pourront-elles continuer à faire payer le « coût » des investissements les plus lourds au secteur industriel (qui peut compter sur la financiarisation et les aides publiques), récupérer une grande part de la valeur produite globalement et ainsi consolider et pérenniser en quelque sorte ce « modèle » vertueux pour elles ?

En gros, je ne pense pas à une incompatibilité entre rente et accumulation, mais à la fois une complémentarité dans une division stratégique des positions occupées, avec une forte dépendance mutuelle entre les pôles « productifs » et « prédateurs » de valeur. Cela n’exclut pas des formes d’antagonisme, mais d’une nature guère différente que la concurrence entre capitalistes ou encore que les oppositions récurrentes entre sous-traitants et donneurs d’ordre… Rien dans tout ceci qui menace en quoi que ce soit l’ordre capitaliste, ni qui autorise à proclamer l’arrivée d’une nouvelle ère post-capitaliste. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne se passe rien. Au contraire. De grands bouleversements sont à l’œuvre, c’est très clair. Mais qui sont à l’échelle de la puissance inégalée d’un capitalisme mondialisé où ses logiques inhérentes de concentration du capital et ses tendances à la monopolisation prennent dans ce contexte des dimensions planétaires extraordinaires, peu imaginables il y a encore une ou deux décennies. Un capitalisme qui a en outre connu des mutations « qualitatives » tout aussi extraordinaires (dans les process de production, dans la sophistication de l’ingénierie financière, dans les types d’objets produits, et même dans la matérialité des marchandises…).

Les effets de ces bouleversements sont imprévisibles, comme ils l’ont toujours été au cours de l’histoire de ce capitalisme qui a démontré depuis longtemps son extraordinaire flexibilité, sa capacité à capter les innovations et se renouveler sans cesse, à révolutionner ces modes de production et d’extraction de la plus-value, à se réinventer en permanence en réponse aux attentes, conflits qu’il suscite, à se relégitimer continuellement malgré les oppositions et rejets qu’il génère, à façonner des besoins et des modes, canaliser des désirs, modeler des conduites et fabriquer de nouvelles dépendances. 

Sinon, d’accord avec la critique : passer du temps sur Internet, écouter de la musique sur YouTube, échanger des mails avec des amis, ne sont pas un travail gratuit. Que des données personnelles soient prélevées, revendues et utilisées par des algorithmes n’y changent rien. Par contre, que des activités ludiques ou gratuites (langage open-source, Wikipédia…) aient été appropriées et mises à profit par l’économie capitaliste, quoi de plus logique puisqu’il n’y avait pas de propriété… A cette échelle et hors de tout contexte conflictuel, la gratuité ou les formes de coopération/partage n’ont jamais rien eu de subversif.

Après, les limites de cette économie sont celles du capitalisme en général (et de l’humanité du même coup) : limites « externes », matérielles, sur la garantie d’une pérennisation de la production de composants électroniques : raréfaction des métaux ou « terres » déjà rares, besoins grandissants en eau (pour la fabrication des semi-conducteurs mais aussi le fonctionnement courant des hubs de data centers) alors que les ressources hydriques diminuent… sans parler des questions énergétiques, logistiques, environnementales et bien d’autres. Mais c’est là une autre discussion.

Quant aux limites « internes » de ces pôles du capitalisme, qu’il soit plutôt techno-rentier ou plutôt industriel-productif, ce serait celles qu’il faudrait espérer du côté de la force de travail. Compte tenu des niveaux atteints par l’affrontement de classes au niveau mondial à ce jour, je ne suis pas sûr, même en le regrettant, qu’il soit très utile ou pertinent d’attendre véritablement quelque chose sur ce point.

Bon, j’arrête là.

Ton texte m’a fait plaisir, m’a stimulé et m’a obligé à reprendre le fil d’une réflexion que je n’aurais pas eu l’occasion de mener sans ça. Le sujet abordé et ta manière de procéder ont ouvert une porte, une perspective d’observation, d’enquête et d’analyse de ce secteur du point de vue du développement du capital, de ses caractéristiques et évolutions, de ses dynamiques et de leurs freins ou limites. Et pas en fonction des affects qu’il suscite (fascination ou répulsion) et des analyses surtout descriptives et superficielles qui en découlent comme c’est trop souvent le cas. C’est rare et donc précieux.

J’ai conscience que mes remarques restent très générales et j’ai un peu peur de partir dans des généralités, des abstractions, des vues de l’esprit, en outre pas forcément bien étayées par des données empiriques qu’il faudrait examiner de plus près.

J.F, le 27/08/2022


J-F,

Par rapport à l’analyse classique de Joseph Schumpeter sur le lien négatif entre concentration des entreprises et innovations puisque la tendance monopoliste conduirait à des rentes de situation des trusts, les technologies de l’information ont généralisé ce qui ne se pratiquait jusque-là que dans des secteurs particuliers marginaux comme le cinéma ou la musique. En effet, les start-ups de la nouvelle économie y jouent le rôle de ce qu’on appelait autrefois les « indépendants », un rôle d’avant-garde dans l’expérimentation réduit après coup à une division du travail au profit des « majors ». Mais à la différence près que si les start-ups sont parties d’un secteur limité, certaines d’entre elles sont aujourd’hui devenues des « majors » (les GAFAM pour ne citer que l’exemple le plus spectaculaire, mais aussi Tesla) qui diversifient leur activité en ne se reposant justement pas sur la rente effective qu’elles peuvent créer, mais en rachetant de nouvelles start-ups, en prospectant les « licornes », etc. En ce sens, la dynamique du capital est bien toujours là, même si dans les secteurs plus traditionnels, le processus de concentration par acquisitions/fusions relève plutôt pour moi d’une tendance à la « reproduction rétrécie » comme je l’ai mentionné dans ma lettre du 18/07.

Quant à la tendance à la rente, elle me semble beaucoup plus présente dans les anciennes industries de l’énergie que dans la l’économie du « net » et c’est elle qui est réellement un obstacle à la dynamique du capital comme on peut le voir avec le blocage russe de la circulation du gaz ou comme on avait pu le connaître, peut être pour la première fois avec la crise pétrolière de 1973-1974 et le problème du recyclage de cette manne pétrolière.

Peut-être que si, comme tu l’énonces, il n’y aurait pas forcément de contradiction entre rente et accumulation, c’est parce que, comme nous le disons depuis notre travail sur Bichler et Nitzan, ces deux termes sont subsumés sous celui de la capitalisation.

D’une manière plus générale, la critique que je fais au texte de Mitchell me semble aussi applicable à certains passages de ta lettre autour des notions de capital productif et de valeur, mais une discussion là-dessus nous emmènerait trop loin du cadre d’un simple échange de lettres.

Bien à toi,

JW, le 1er octobre 2022.

Manifestations de Gilets jaunes, Black bloc et antifas ; retour et précisions

Ces échanges entre des camarades américains et nous sont intervenus suite à la traduction de plusieurs de nos textes en langue anglaise (américain). Par delà ces textes qui portaient sur d’autres thèmes, ces camarades ont voulu clarifier le rapport que le mouvement des Gilets jaunes entretenait avec l’anticapitalisme d’une part,  des groupes extérieurs d’autre part ; extrême droite, Black bloc et antifas.

Le 01/01/2022

On viens de traduire un deuxième texte de Temps Critiques : https://illwill.com/labor-value

Amicalement,

Adrian, ill will 


Le 02/01/2022

merci. Je viens de commander le livre sur le GJ…j’aimerais bien le lire. J’ai écrit un texte sur cette événement est ici (malheureusement pas disponible en français) encore): https://www.metamute.org/editorial/articles/memes-force-%E2%80%93-lessons-yellow-vests

Bises,

Adrian


Le 02/01/2022

Adrian,

Oui notre éditeur l’a envoyé. Pour être complet voici quelques précisions :

Notre livre couvre la période novembre 2018-mars 2019. Nous pensions urgent de le livre et il ne fallait pas non plus que le livre soit trop gros. Résultat, nous avons continué à sortir des brochures à propos du mouvement et qui, évidemment, ne figurent pas dans le livre :

-« Gilets jaunes : une résistance à la révolution du capital » (avril 2019) qui est une petite synthèse que nous demandait la revue suédoise Subaltern

-« Du droit de pétition au référendum d’initiative citoyenne » (juillet 2019) : une mise en perspective historique et critique du RIC

-« Un analyseur de la crise de la reproduction des rapports sociaux capitalistes : les Gilets jaunes » (septembre 2019). C’est à ce moment que nous nous sommes retirés de ce qui, pour nous, n’avait plus qu’un lointain rapport avec le mouvement d’origine  alors qu’à Lyon au moins nous avions été fait groupe Gilet jaune par les Gilets jaunes eux-mêmes du fait de nos interventions (un groupe beaucoup plus large évidemment que les quelques lyonnais de Temps critiques). Nous étions en effet regroupés dans la structure informelle appelée le « Journal de bord ». Sur cette activité spécifique tu peux te reporter à l’article   » Activité critique et intervention politique » paru dans le n°20 de Temps critiques et disponible sur notre site. Il a été écrit par trois membres de ce « Journal de bord ».

-« Les Gilets jaunes et la crise de légitimité de l’Etat (janvier 2000).

Ces brochures complémentaires sont disponibles sur le site mais si tu nous en fait la demande expresse on peut te les envoyer gratuitement par la poste en tarif livre de vitesse lente (mais pas si lente que ça aujourd’hui que plus personne n’utilise le courrier postal !).

Nous allons jeter un œil à ton texte indiqué dans ta lettre.

Amicalement,

Pour Temps critiques,

JW


Le 02/01/2022

Merci bien pour tout cela. 

J’ai parle hier avec un ami de Marseille, qui m’a dit que les GJ (peut-être pas partout, mais quelque part) ont commencé un dérive vers la droite, particulièrement avec les manifs contre le passe sanitaire. Moi je suis curieux de ton avis de ça, et s’il importe quelque choses à propos du mouvement dans un sens plus large. Si tu lis notre texte, tu trouvera un argument / hypothèse concernant le question de quoi permettait les GJ de ne pas fais un dérive comme ça plus tôt, et peut-être c’est le manque des actions visant la propriété privée / capitaliste dans ce nouveau cycles des luttes qui permet une dérive au présent ? 

C’est juste une curiosité…

Bien à toi,

A


Le 02/01/2022

Bonjour,

Après concertation on t’envoie ça comme approche synthétique par rapport à ta question :

Le mouvement des GJ n’a pas véritablement « dérivé » parce qu’il n’a jamais eu une ligne déterminée ni même de revendications unifiées. On peut plutôt dire qu’il s’est étiolé pour deux raisons principales : son incapacité à réaliser le « Tous Gilets jaunes » d’une part (la reformation d’un peuple qui dépasserait à nouveau la question des classes dans l’exigence d’une nouvelle révolution fortement influencée par les idéaux de la révolution française, de 1848 ou même de la Commune plus que par la lutte contre le capital de la révolution prolétarienne ; la réalité de la répression d’autre part et nous ne parlons pas principalement de la violence policière dans les manifestations mais du traitement général contre le mouvement avec très rapidement l’impossibilité de continuer l’occupation des ronds points. Devant son isolement le mouvement, dans une forme déjà fortement réduite a toléré plus que cherché des convergences à gauche et par rapport aux militants climat qui s’offraient à lui, mais à aucun moment il n’y a eu alliage entre ces forces. Les heurts avec les militants climats étant parfois même assez durs dans l’attitude même s’il n’y a pas eu d’affrontement physique. De la même façon qu’aujourd’hui, les individus ex-Gilets jaunes ou portant encore le gilet et non pas un « mouvement » qui n’existe plus, cherchent des convergences à droite chez les anti-vax sous prétexte d’un refus du passe-sanitaire qui leur semble continuer leur combat d’origine contre la « tyrannie ». Mais cela est très confus puisque des ex-Gilets jaunes se sont « radicalisés » au point d’abandonner leur ouverture d’esprit d’origine pour des positions antifa qui les amène à refuser tout contact avec les manifestants appelés par Philippot d’une part, le docteur Foucher de Marseille d’autre part. Ce sont les termes de droite et de gauche qui sont inopérants pour saisir la situation comme ils l’étaient déjà en 2018 et c’est l’une des originalités du mouvement des GJ de les avoir mis de côté.

Ce que tu appelles des dérives nous paraît plutôt relever des limites intrinsèques du mouvement. Malgré les slogans des gauchisés, il n’était pas anticapitaliste et c’est ce qui le rapprochait de 1789 et 1793. L’attaque contre la propriété n’était pas centrale car aujourd’hui très peu de gens remettent en cause la propriété privée si elle est fondée sur le travail. Donc s’il y avait anticapitalisme, il était très superficiel et comme pour les « occupy Wall street, c’est la finance et l’oligarchie qui étaient attaqués en priorité d’où sur ce point une convergence entre ex-droite et ex-gauche pour « exploiter » le moment et le mouvement.

Par ailleurs, ce que tu appelles un « nouveau cycle de lutte » est très discutable. Le terme n’est pas aberrant si on prend le cas de la France où s’enchaînent des mouvements depuis 2016, mais c’est une exception. Aux EU par exemple il n’y a pas de fil conducteur entre « occupy » et BLM. Et même en France, la lutte sur les retraites suit le mouvement des GJ mais sans réelle continuité autre que celle d’une encore relative présence massive d’ex-GJ dans les cortèges. La présence de cortèges de tête dans les manifs en France ne peut suffire à qualifier le cycle ; d’ailleurs à ce compte ce cycle s’arrêterait avec les manifs antipass qui n’en comportent pas. Il nous semble même que le cortège de tête soit devenu une idéologie du cortège de tête (cf. déjà notre n°20) … et que la réalité de ce cortège soit battue en brèche aujourd’hui principalement par l’éclatement et même la désintégration interne des manifs et secondairement par la place disproportionnée qu’y prennent les antifa, le plus souvent sans aucun rapport avec la manif elle-même. C’était déjà le cas des BB pourrait-on dire, mais eux profitaient de la force politique de la manifestation et du mouvement, mais de sa seule faiblesse « militaire » pour en assurer un succédané, alors que les antifa et actuels participants des cortèges de tête nous semblent bien plus profiter de la faiblesse structurelle et politique des dernières manifestations comme celle appelée par les syndicats au mois de novembre.

Pour Temps critiques,

JW


Le 26/01/2022

Hi there

Thanks for this email, and apologies for the slow reply, it’s been a very busy month. 

Your arguments here are very challenging to our reading of the situation, but in ways that make things more complex not less, and we are very appreciative of that. 

As for your reading of property, my sense is that you must avoid many details in order to make the claim you make about property not being central. What I mean is, there’s a difference between a tactical repertoire and a broad framework that sets the ‘problem’ (problems, plural) of a struggle within which this repertoire is active. I think we emphasized the tactical repertoire, and the importance of property destruction within it as a way of blocking fascist hegemony, because we actually agree with you on another level that, as you say in the first sentence, there never was a determinate line or set of demands framing the struggle. For this reason, so long as the antagonism has a flexible frame and is able to continue mutating and growing (as we emphasize in our theory of the ‘meme with force’), the capacity to avoid fascist reterritorializations will depend to some extent on the tactics that become widespread. We should not confuse a willingness to use property destruction tactically to attack the rich or the ‘elites’ with a critique of all property. I think you’re right that the movement wasn’t properly speaking ’anti-capitalist’ (in fact: no mass movements today are, by our estimation…and this in spite of producing ethically communist phenomena in their midst with relative frequency), as it did not seek to abolish all social property. In other words, I think I agree with you about the general frame or lack thereof, but I would question the extent to which you wish to marginalize the violence by laying it at the doorstep of ‘outside agitators’ from the extreme left or right. This was not our perception, during several of the big days of action in Paris. Extreme leftists joined in the fun, but it was also GJs, suburban kids, and various others all at once. 

What you point to regarding the limits encountered by the movement seems correct to us and also to be of great importance. The disappearance of the roundabouts was a tremendous blow, and it’s not for nothing that the state expended so much energy attacking and crushing them. In an interview I did at the time, with friends from Rouen and Paris, they describe how the roundabout in Rouen had to be destroyed and reconstructed fifteen times. This indicates that the state is not so stupid, and clearly perceived the material basis of self organization of the movement. 

Lastly I appreciated your comments on the ‘cycle’ question, and that of the cortèges. I will think more about this, and try to reply more. I’m not sure, however, that I understand the significance, for your reading of our present moment, of this analysis you shared with me. Could you clarify why you feel the need to insist on the distinction between antifascists and BB from the rest of the movement in such stark ways? This seems like it risks falling prey, once more, to the idea of an “essential” movement that is then invaded by outsiders. That doesn’t seem like the basic situation we’re in today, globally: rather, it seems like whenever conflicts kick off, a plethora of different composing forces throw themselves in, and begin experimentally forming a composition. Why index tactics only to certain groups? What function does this play in your analysis? 

As a final note: our friends in Rome translated your text, that we published : https://www.archeologiafilosofica.it/valore-lavoro-e-il-lavoro-come-valore/

They asked us to tell you.

Best,

 Adrian 

and also I forgot to link to the interview I mentioned: https://communemag.com/the-counter-insurrection-is-failing/


Traduction : L.Cohen

Salut.

Merci pour ton e-mail, et toutes mes excuses pour la lenteur de ma réponse : le mois écoulé a été très chargé.

Les arguments avancés dans ton message posent des problèmes considérables pour notre lecture de la situation, mais de telle sorte que les choses paraissent plus complexes au lieu de moins complexes qu’auparavant. Ce que nous apprécions beaucoup.

Concernant tes remarques sur la propriété, j’ai l’impression que vous ne pouvez maintenir votre position sur le caractère non central de cette question qu’en faisant l’impasse sur pas mal de détails. J’entends par là qu’il y a une différence entre un répertoire tactique et le contexte plus général qui délimite le « problème » / les problèmes autour d’une lutte et à l’intérieur duquel ce répertoire est mis en œuvre. Je pense que si nous avons insisté sur le répertoire tactique et sur l’importance, dans ce cadre, de la destruction de propriété comme moyen d’empêcher l’hégémonie des fascistes, c’est parce que, à un autre niveau, nous sommes au fond d’accord avec ton affirmation dans la première phrase que le mouvement des GJ n’a jamais eu de ligne déterminée ni même de revendications unifiées. Donc, tant que l’antagonisme s’exprime dans un cadre mouvant et reste capable de transformation et de développement (aspect que nous soulignons dans notre théorie des « mèmes-avec-force »), la capacité à éviter des reterritorialisations fascistes dépendra dans une certaine mesure des choix de tactique qui se diffusent. Il ne faut pas prendre pour une critique de toute propriété une disposition tactique à détruire des biens comme moyen d’attaquer les riches ou les « élites ». Je pense que vous avez raison de dire que le mouvement n’était pas à proprement parler « anticapitaliste » (à notre avis d’ailleurs, cela vaut pour tous les mouvements de masse actuels, et ce malgré leur capacité à produire assez souvent des phénomènes communistes sur le plan éthique), étant donné qu’il n’a pas cherché à abolir toute propriété sociale. Pour le dire autrement, je pense être d’accord avec vous sur le contexte général ou son absence, mais je me demande si vous ne cherchez pas trop à marginaliser la violence qui a eu lieu en la mettant sur le compte d’« éléments extérieurs », qu’ils soient d’extrême gauche ou d’extrême droite. En effet, ce n’était pas l’impression que nous avions eue au cours de plusieurs journées de grande mobilisation à Paris. Des gens d’extrême gauche s’en sont certes donnés à cœur joie, mais il y avait aussi des GJ, des jeunes de banlieue et bien d’autres qui s’y sont mis.

Votre caractérisation des limites auxquelles s’est heurté ce mouvement nous semble non seulement bien vue, mais de la plus grande importance. La disparition des ronds-points aura été un coup terrible, et ce n’est pas un hasard que l’État se soit tant acharné à les attaquer et à les écraser. Dans un entretien que j’ai réalisé à l’époque, des copains de Rouen et de Paris m’ont raconté que le campement de Rouen a été démoli et reconstruit quinze fois. Cela laisse penser que l’État n’est pas si bête que ça et avait pris clairement conscience de cette base matérielle de l’auto-organisation du mouvement.

Pour finir, j’ai bien aimé tes remarques sur la question du « cycle » et sur celle des cortèges. Je vais y réfléchir encore et j’essaierai d’y répondre plus avant. Cela dit, je ne suis pas sûr de saisir la signification, pour votre interprétation de la conjoncture actuelle, de l’analyse que tu m’as fait parvenir. Pourrais-tu expliciter les raisons qui t’ont poussé à établir une distinction aussi tranchée entre les antifa et les BB d’un côté et le reste du mouvement de l’autre ? On voit poindre là le risque de retomber dans l’idée d’un mouvement « essentiel » qui subit ensuite l’invasion d’éléments extérieurs. Or, à l’heure actuelle, cela ne me semble pas correspondre à l’état des mouvements dans le monde. Je pense plutôt que dès qu’éclate un conflit, une pléthore de forces différentes s’y engouffrent et se mettent de façon expérimentale à constituer un ensemble. Pourquoi alors attribuer une tactique précise à tel groupe en particulier ? Et quelle place cette interprétation occupe-t-elle dans votre vision globale ?

Amitiés,

Adrian


Le 02/02/2022

Adrian,

C’est à 2 que nous te répondons car nous avons co-écrit dans le numéro 20 de Temps critiques : « Activité critique et intervention politique » qui parle des Gilets jaunes.

Nous ne savons pas si c’est un problème de traduction mais l’attaque symbolique des biens et la destruction de la propriété nous semblent deux perspectives différentes même si dans les deux cas, il s’agit bien d’une atteinte à la propriété. Par exemple, le premier terme peut recouvrir l’incendie du Third Precinct tandis que le second peut se comprendre de façon plus générale, telle une remise en cause de la propriété comme éléments du capital. Il faudrait nous dire précisément ce que tu entends par des « actions visant la propriété » ?

De manière générale, nous pensons que l’antienne marxiste de la « socialisation des biens » par le processus au cours duquel les travailleurs abolissent la propriété en s’appropriant et en socialisant les moyens de production détenus par une classe parasitaire n’a plus guère de sens dans une époque actuelle où les classes sont devenues introuvables. En effet, nous avons tenté d’expliquer cette dissolution/disparation dans ce que nous avons appelé « la révolution du capital » où, à la suite des échecs du dernier assaut prolétarien des années 60/70, le capital s’est restructuré ouvrant un nouveau cycle, sa dynamique ne se développant plus à partir des antagonisme historiques (ce qui sonne la fin du moteur qu’a pu être la lutte des classes) mais à partir de la part croissante du travail mort (les machines) au dépend du travail vivant par l’intégration de la technoscience dans le processus de production.

Pour revenir au mouvement des GJ, il illustra bien ce « pas de côté » et cette critique des conditions de vie dégradées dans le rapport social capitaliste en apportant de façon inédite la lutte sur des lieux liés au flux et la circulation des biens et des personnes. Cela nous a appris que la lutte ne peut plus guère être menée sur des lieux historiques que sont l’usine ou l’entreprise où le travail vivant à largement cessé d’être à la base du procès de production valorisation (restructuration, licenciement massif). Les lieux aujourd’hui qui nous paraissent déterminants sont ceux au centre de la reproduction des rapports sociaux et des flux (hôpitaux, écoles, transports, plateformes, entrées d’hypermarchés, nœuds routiers, artères commerçantes des hypercentres des villes) où la lutte se confronte directement à l’État comme interlocuteur garant de ces flux.

Quant à la place de la violence au sein du mouvement, il s’est trouvé que nous étions des rares à ne pas l’ignorer quand d’autres cherchaient purement et simplement à la minorer ou en ignorer la présence au cœur du mouvement. En ne respectant pas la règle du dépôt de manifestation, ou en occupant sans titre ni droit ces non lieux du développement urbain comme les ronds-points ils faisaient immédiatement violence à l’État. Et d’ailleurs, c’est ce sont ces occupations qui ont rendu matériellement possible l’éclosion d’une communauté de lutte active. Les Gilets jaunes dans leur grande majorité voyaient cela comme le simple exercice de leur droit fondamental à pouvoir manifester, se parler et mettre en place la fraternité présente au fronton de tous nos lieux publics.

Cela n’a pas empêché, dès les premiers temps, que de petits groupes déposent des parcours de manifestations et pas que sur Paris, mais il était impossible de s’y tenir vu le caractère hétéroclite que prenait les manifs GJ où se mêlaient pelle mêle des jeunes des banlieues, des ouvriers artisans, des handicapés, etc. et où la spontanéité et l’improvisation étaient souvent le maître mot pour s’engager exprimant cet engagement sur des voies encore jamais empruntées par des manifestants et surtout pas par les syndicats. Et ceci a perduré tant que les GJ ont conservé l’initiative sous la perplexité des forces de l’ordre qui avait toujours un temps de retard. Tandis qu’une fois passée la surprise du 1er décembre (et à la rigueur le 8) c’est au contraire le pouvoir et ces mêmes forces de l’ordre qui a déterminé le niveau de l’affrontement.

Pour ta question sur la distinction entre Blackbloc, Antifas et mouvement des GJ, nous pouvons répondre que si les minorités actives de BB se sont mises, un temps, au service du mouvement cela transcrit le fait que ce dernier n’arrivait pas à assumer par lui-même une violence diffuse et qu’il déléguait de fait la chose à des « spécialistes » où plutôt un groupe se présentant comme tel. Mais ce n’est pas simple car les BB ont aussi parfois desservi ce mouvement en provocant la confrontation sans la moindre stratégie collective donnant toute légitimité aux forces de l’ordre pour réprimer et tenter de disperser les manifs.

De plus il faudrait distinguer ville par ville leur action. Par exemple ce qui se passait à Paris relevait plus de l’exception que d’une règle. En effet les personnes qui « montaient » à Paris y allaient pour participer à ce qui leur semblait être une manifestation nationale où tout était possible parce qu’en dehors de chez eux et par exemple par des attaques contre des biens particuliers qui ne sont même pas des attaques contre la propriété mais des attaques contre des symboles de celle-ci ou du pouvoir, ou du luxe et de la richesse. Ces pratiques de BB relèvent pourtant, en partie, de personnes incapables de faire ces actions dans leur propre ville…

Avant d’en venir aux Antifas il faut signaler que notre livre L’événement Gilets jaunes ne reflète que partiellement notre activité durant le mouvement qui a eu lieu en participant aux manifestations et autour de l’assemblée générale (AG) lyonnaise des GJ. Celle-ci avec ces commissions (actions, revendications, etc.) nous a permis de bien distinguer les rôles et les lignes de force du mouvement. Même, si comme tu le dis et nous en conviendrons, lorsqu’un conflit social d’une certaine ampleur éclate, pléthore de forces différentes s’y engouffrent et se mettent à constituer un ensemble, il ne faut cependant pas être dupe de certains protagonistesqui comportent des positions de principe par exemple : les BB donnent la primauté à la violence contre les biens et les forces de l’ordre et inversement les chantres de la non-violence et de l’écologie radical qui veulent un mouvement pacifique.
Quant aux Antifas, ils venaient faire la leçon aux GJ en assemblée générale sur comment reconnaître un fasciste qu’il définisse comme l’ennemi de l’antifa, ce qui ne veut effectivement strictement rien dire pour un GJ qui ne pensent ni les « fascistes » ni les « antifa » comme des ennemis (ni d’ailleurs comme des amis). Ceci si bien que cela à fait fuir des GJ qui avait rejoint le mouvement pour son caractère au-delà des étiquettes politiques. Par ailleurs, si l’on s’en tient à l’exemple lyonnais sur les manifestations celui-ci est assez significatif des distinctions que nous faisons : au mois de février 2019, des fascistes ont attaqué les antifas présent en cortège dans la manifestation. Conséquence ? Ce jour-là un bon nombre de GJ sont partis écœurés ne voyant dans l’incident qu’une violence insupportable entre manifestants alors qu’ils venaient nouvellement rejoindre le mouvement à Lyon. L’action des Antifas au sein du cortège, avec leur guerre privée dont nous venons de donner l’exemple n’a pas constitué une réponse de fonds. Une fois les affrontements terminés les Antifas ne sont plus venus en AG. Pour ceux-ci tous les Gilets jaunes étaient suspects d’accointance avec des fascistes, c’était assez flagrant dans leurs interventions en AG.

Aujourd’hui tu cherches encore si les restes de GJ ont des sympathies fascistes ou non ce qui est un non-sens car pour nous il n’y a plus que des individus dans la rue et rien d’autres (Cf. l’article de Temps critiques : Les manifestations contre le pass sanitaire : un non-mouvement ?). De plus nous n’avons jamais eu l’intention de déterminer qui devait être exfiltré de la lutte ou non, ce sont aux mouvements de le décider et non des spécialistes de la bonne ou mauvaise idéologie. En ce sens, nous sommes maintes fois intervenus pour critiquer des positions (BB et antifa) à partir de notre insertion dans le mouvement comme « groupe non groupe » du Journal de bord.

Ju et Gzavier


Bonjour

Quelques précisions en complément de la lettre de Gzav et Ju

– Que voudrait dire s’emparer aujourd’hui de ces forces productives (et donc de la propriété des moyens de production) ? Dans quelle mesure ne sont-elles pas devenues aujourd’hui seulement « pour le capital » et non pas « progressistes » en général comme le concevait Marx dans son évaluation du MPC ?

-Par rapport à ce point fondamental les atteintes à la propriété que représentent les attaques ponctuelles contre leur représentation concrète (banques, pub des abribus), ne sont que des attaques contre des symboles de la propriété ou du pouvoir, ou du luxe et de la richesse, comme d’ailleurs celles contre des flics qu’on ne peut battre aujourd’hui militairement. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’opposer y compris physiquement aux forces de l’ordre, mais pas de la même façon que quand ce rapport de forces était moins déséquilibré (par exemple en 1968 et début des années 70).

-Alors que les BB pensent prendre l’initiative de l’affrontement eu donnant la primauté à la violence contre les biens et les forces de l’ordre, une fois passée la surprise du 1er décembre  (et à la rigueur le 8) c’est au contraire le pouvoir et ces mêmes forces de l’ordre qui ont déterminé le niveau de l’affrontement. Dans un premier temps le refus de l’Etat de procéder au corps à corps à travers l’action des CRS formés à cela mais où les risques de décès sont importants, a conduit à laisser faire les manifestants tant qu’ils ne pénétraient pas dans la « zone rouge », d’où les pillages du 1et et du 8 puis à un changement de stratégie des forces de l’ordre et l’arrivée du préfet Lallement, par tirs à longue distances et LBD pour faire mal (mutilations diverses), mais toujours en limitant les contacts physiques. Les BB comme d’ailleurs la BAC de son côté pouvaient donc opérer quelques raids sans que cela change le cours des choses. Le moment charnière a peut-être été celui correspondant à l’action avec le boxeur. A partir de là, les choses étaient réglées, chacun jouant sa partition sans surprise, d’autant que les fouilles préventives ôtaient toute spontanéité à un quelconque affrontement un peu moins asymétrique que celui entre manifestants désarmés et robocops. Pour résumer, et pour moi en tout cas, dès le 15 décembre, ce sont bien le pouvoir et les forces de l’ordre qui ont repris l’initiative et de fait, malgré de nombreuses actions moins visibles en semaine, le mouvement s’est mis à décliner de samedi en samedi si on juge cette évolution à la visibilité de ce qui se passait les samedis, puisque les ronds-points allaient être parallèlement démantelés sans véritable résistance. Pour se tenir les manifs ont commencé à être déclarées à Paris, même si en province la situation restait plus confuse, mais surtout la liberté de parcours était interdite, les flics coupant les ponts et sanctuarisant les hypercentres restreints des villes de province ce qui est très facie dans les villes de province et à fortiori pour celle traversées par un ou des fleuves délimitant les espaces.

-Si les BB étaient extérieurs au mouvement c’est surtout parce qu’ils se veulent tels en tant que « non groupe et surtout non groupe politique ; donc ils n’étaient pas plus extérieurs à ce mouvement-ci qu’ils ne l’avaient été au mouvement contre le projet de loi travail. En effet, ils négligent des différences théoriques et les préjugés éventuels contre le mouvement parce qu’ils privilégient toujours un commun possible qu’ils ressentent comme insurrectionniste, dimension qui ressort ou qu’il faut faire ressortir. D’une certaine façon, on peut dire qu’ils utilisent le mouvement, mais à l’inverse des « antifas », ils ne cherchent nullement à l’instrumentaliser. En effet, les premiers ne sont pas guidés exclusivement par leur idéologie (insurrectionniste) dans la mesure où celle-ci rencontre ou peut rencontrer la pratique d’un mouvement qui porte en son sein la possibilité de cette dimension quand il n’est pas étroitement encadré ; et c’est ce qui s’est passé avec les Gilets jaunes même si, comme disent Gzav et Ju cela a été aussi le produit d’une incapacité de ce même mouvement à penser sa propre violence … et, à Paris surtout, à s’en remettre à une nouvelle sorte « d’experts ».

-Les Gilets jaunes qui participent aujourd’hui aux manifestations antipass ne sont pas la frange fasciste des GJ qui rejoindrait les manifs Philippot de droite, mais comme nous le disons dans le dernier bulletin qu’on vient de t’envoyer ((« Un rééquilibrage … » dans la partie II), la queue de la comète Gilets jaunes, un noyau d’irréductibles y compris aux appels lancés par quelques GJ se croyant représentants du mouvement passé ou d’un mouvement qui perdure. Ils enfourchent les luttes au fur et à mesure, en toujours plus petit nombre. Ce sont des individus. Et nous en connaissons personnellement et sommes en rapport, au moins à Lyon, avec eux, mais nous ne sommes pas avec eux dans ces manifestations pour les raisons que nous avons exposé dans la brochure que vous avez traduite.

Bien à toi et à te lire

JW

Notes de bas de page :

    Lettre à Mikkel Bolt Rasmussen

    Quelques remarques sur tes deux livres 1.

    – Tu signales que la mondialisation voit l’émergence d’un « monde américain ». Je suis d’abord surpris parce que, dans un premier temps, on peut penser que tu critiques ce fait et je pense que c’est le cas … sauf que tout au long de tes deux livres on trouve une sorte d’empathie pour ce qui est devenu, de par tes propres termes, la culture de la mondialisation à travers, par exemple, l’extension planétaire des culturals studies et de leur champ. Que ce mouvement ait été ou non impulsé par la French theory n’empêche pas que sa prégnance actuelle au niveau mondial me semble manifester cette émergence d’un modèle américain plus que d’un « monde américain ». Le passage d’une théorie disons communiste historiquement issue de l’Europe et imprégnée d’universalisme, de dialectique et de désir de s’emparer de la totalité (hégélienne ou marxienne), à une théorie relativiste et particulariste dissolvant la totalité (le molaire) dans le moléculaire, l’unité dans l’intersectionnel, le temps dans l’espace, l’historicité dans les cultures, fait justement florès à partir de ce modèle américain et de ses thématiques 2. Si je résume, on pourrait dire que la modernité révolutionnaire a été européenne et que la post-modernité est l’émanation de la domination du monde américain. Ce « monde américain » est toutefois à relativiser dans la mesure où les USA ont eux aussi été altérés et bouleversés par la révolution du capital. Même si nous avons critiqué leur ouvrage 3, Hardt et Négri ont au moins tenté de tenir compte de cette transformation à l’œuvre avec leur notion d’Empire. La globalisation n’est pas « américaine » ; elle est englobante sur toute la planète (cf. le rôle de la Chine et de l’Inde dans ce processus). Dans cette mesure, la domination ne peut plus être hégémonique au sens où l’entend Giovanni Arrighi quand il pense les anciennes hégémonies anglaise puis américaine et celle de demain qui serait chinoise, sur le même modèle de l’impérialisme. À la limite, il s’agit donc plus de la persistance d’un modèle américain que d’un monde américain.

    -D’accord aussi pour dire que cette « postmodernité » court-circuite la temporalité (cf. tes références à F. Jameson et la prédominance croissante de l’espace sur le temps ; et à D. Harvey et la « compression de l’espace-temps ») et fait que « nous sommes piégés dans le présent ». Mais on peut en dire plus là-dessus. Voilà, par exemple, ce que J. Guigou de Temps critiques, avançait sur cette question dans un courrier extérieur : « J’ai à maintes reprises à propos de la virtualisation de la valeur et de la capitalisation des activités humaines, indiqué que les réseaux sous toutes leurs formes, engendrent une actualisation permanente… de l’actuel. J’ai pu le nommer parfois “actualisme”. L’utopie du capital aujourd’hui, via le virtuel, c’est de créer non pas un « présent éternel » comme dans les mythes paradisiaques ou sataniques, mais une actualisation continue qui tente d’échapper au temps (c’est le « temps réel » de l’informatique ; celui de la vitesse de la lumière) ; de telle sorte que la temporalité humaine est décomposée, altérée, détemporalisée et donc aussi bien sûr, déshistoricisée. Le présent ne peut pas être pérennisé : il passe nécessairement depuis un passé vers un futur. L’actuel est susceptible d’être totalisé dans une actualisation permanente ; une répétition sans histoire (à tous les sens de l’expression « sans histoire ») ; une « mise à jour » des individus… comme le sont les logiciels. C’est la temporalité anthropologique d’homo sapiens qui est altérée par la puissante tendance de la dynamique du capital à actualiser l’actuel ; à tenter de créer un monde de l’actualité et de l’actualisation continue.  Dans cette perspective, j’avance qu’il n’y a pas aujourd’hui une domination du « présentisme » (que cette domination soit répressive ou/et sublimation répressive (cf. Marcuse), car le présent n’échappe pas à la « flèche du temps » ; le virtuel et son actualisation continue cherchent à y échapper…et finalement, ils y parviennent assez, malgré tout ce qui s’y oppose ou y résiste ».

    -Comme tu le suggères à demi-mot, la floraison actuelle des théories conspirationnistes peut être lue comme une tentative de réintroduire de l’histoire et du récit de façon à se situer par rapport au triptyque passé-présent-devenir, « à visualiser sa propre place dans la totalité du mode de production capitaliste » comme le dit Jameson (Hegel après Occupy, p. 36).
    Dans cette mesure, ce complotisme « à la base » et via les réseaux sociaux n’est pas de même nature que le complotisme de l’époque du « Protocole des Sages de Sion » qui relevait de l’État et pour cet exemple précis, de la police secrète de l’Empire russe. Les médias et les pouvoirs politiques des « démocraties libérales » ne s’y trompent pas qui traitent toute contestation des discours de pouvoir, de populiste à tendance complotiste en provenance des bas fonds des réseaux sociaux, même s’ils s’accordent pour dire qu’elle peut être alimentée où instrumentalisée par les dirigeants des « démocraties illibérales » (appellation qui vient de sortir).

    -Il y a une idée à creuser dans le fait que la domination actuelle du présent ou de la « contemporanéité » pour Osborne, suppose l’absence d’avant-garde et je dirais même son impossibilité. Là vous partez de l’art, mais il en est de même au niveau de la théorie et de l’intervention politique. Depuis les années 60-70 et a fortiori aujourd’hui il n’y a plus d’avant-garde politiques ni même théoriques, tout juste parfois des avant-gardes de fait. C’est aussi pour ça, qu’à Temps critiques nous n’avons jamais cherché à reconstituer ou refonder une « théorie », malgré les critiques que nous portons maintenant à la théorie communiste. 

    -Mais le postmodernisme n’est pas le signe de la crise comme tu sembles le penser. Il est plutôt le moment du capital dans lequel sa dynamique n’est pas cassée par de grandes crises successives (les cycles longs de Kondratief ou les « crises finales » du marxisme orthodoxe), mais alimentée par une succession de ce qu’on continue à appeler « crise » comme si elles pouvaient être « finales » parce qu’elles seraient assimilables à la crise des années 1930, alors que les « crises » ne font que se répéter sous différentes formes tous les dix ans environ depuis le krach boursier de 1987. Ainsi, en 2008 avons-nous vu ressortir cette antienne de façon particulièrement abusive et avec elle toute la panoplie habituelle sur la mauvaise finance à opposer au bon capital productif (tu reprends cet argumentaire p. 34 d’Hegel après Occupy) sans chercher à dégager le rôle du capital fictif aujourd’hui 4. C’est sans doute parce que tu reprends cela que tu te réfères à Jameson et son affirmation de 40 années de long déclin et particulièrement des États-Unis, alors que P. Osborne voit 1991 et la chute du mur de Berlin (c’est 1989 !) comme le signe le plus puissant du renouvellement du capitalisme. Sans se fixer absolument et précisément sur cette date, c’est de cette époque aussi que je date ce que j’ai appelé « la révolution du capital ». Le reproche que tu fais à ce dernier (p. 49) d’adopter un point de vue « surplombant » retombe à mon avis dans le champ post-moderne qui considère toute position théorique unitaire et visant la totalité comme surplombante par définition. Je ne dis pas qu’Osborne ne l’adopte pas puisque je ne peux en juger avec le peu que tu nous en dit, mais opposer à ce type de position le simple fait qu’il existe des luttes chez les artistes et précaires comme le font Corsini et Lazzarato me paraît un peu léger comme base d’appui. Mais bien sûr ce n’est pas parce qu’on ne peut pas se contenter d’une position mouvementiste et immédiatiste qui cherche dans les mouvements la vérification de sa théorie (les post-opéraïstes pour faire bref) qu’il n’y a plus place que pour la politique comme idée, une position que tu critiques avec à propos chez Badiou et Rancière. Ce que nous avons vécu en France avec le mouvement des Gilets jaunes peut en témoigner et rétablit, à mon avis, la notion d’événement au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire un fait ou un court processus qui rompt, même partiellement, le bon ordonnancement des choses, qui rompt avec ce qui est attendu et qui fait peur parce que malgré les limites internes ou externes de l’événement, il porte un basculement possible. Ce que ne portent, à mon avis ni le « non mouvement » actuel sur le passe sanitaire ni un mouvement pourtant plus important comme Black lives matter. Mais franchement, quand tu opposes au subjectivisme sans contenu de Badiou et Rancière, la « détermination objective », « la nécessité historique » ou pire encore peut être, « l’économie politique marxiste », je ne peux te suivre. Je ne peux d’autant moins te suivre que, quelques lignes plus loin (p. 55) tu énonces « qu’il n’est sans doute plus possible de partir de la situation objective pour établir l’action subjective », l’idée « qu’il y aurait un sens de l’histoire » étant frappé « d’un profond soupçon pratique et théorique ». Page 56 tu reconnais aussi que « ces mouvements sont surgis de rien ». C’est un peu vite dit pour le mouvement des Gilets jaunes, même si personne ne l’a vu venir ; mais même en admettant qu’il soit parti de rien, alors il est vain de reprocher à Osborne une analyse qui ne part pas des contradictions du rapport social capitaliste, c’est-à-dire, d’après toi, des conditions objectives de l’exploitation. Cela te conduit à affirmer, à mon avis sans argumentation solide, que depuis 40 ans le prolétariat s’est reconstitué (nous pensons exactement le contraire), mais finalement qu’il manquerait un « parti du mouvement » (le « parti invisible » de l’IQV ?), alors que l’identité ouvrière n’est plus disponible (p. 59 et Théorie Communiste). Or, c’est bien parce qu’il n’est plus possible de l’affirmer que Théorie Communiste envoie la classe par dessus bord au profit de la communisation d’abord et de l’affirmation des autres identités ensuite, identités de genre et de race qu’il serait possible d’affirmer et que ce groupe vient de découvrir comme produit de remplacement.

    Quand pour conclure tu en arrives à dire que « nous arrivons après la révolution », on pourrait être d’accord parce que nous arrivons après l’ère des révolutions prolétariennes et leur défaite historique et après la « révolution du capital » que nous n’avons pu empêcher du fait, cette fois, de notre défaite à nous qui avons participé au dernier assaut des années 1966-78. Mais alors, en reconnaissant cela, tu es obligé d’en revenir aux conclusions « pessimistes » d’Osborne, le reste n’étant plus qu’écume sans force de vague, simple résistance « naturelle » à l’exploitation/domination. Sinon, on tombe dans la croyance sans religion.

    En conséquence de quoi, la phrase de Marx que tu cites en note 82 : Le communisme n’est pas une idée, mais « le mouvement réel qui abolit l’état des choses actuel » qui a servi de sésame à l’ultra gauche depuis la fin des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970, n’a plus de sens aujourd’hui pour nous. Elle n’avait de toute façon qu’une valeur heuristique et historique 5 par rapport à ce qui aurait été le mouvement ouvrier réformiste par rapport à la révolution prolétarienne en jouant sur l’illusion de ce que serait l’essence du prolétariat par rapport à ce que faisait la classe Il y avait le présupposé d’un hiatus entre mouvement (le réformisme ouvrier ) et but (le communisme) que le « mouvement réel » devait venir combler. Mais aujourd’hui, parler de « mouvement réel » n’a pas plus de sens que de parler « d’économie réelle » ou de « peuple réel » A la limite, le terme de « socialisme réel » sonne moins faux car il n’est pas purement idéologique puisqu’il correspond bien, lui, au devenu de l’idée  socialiste telle qu’elle a été écrite et mise en pratique par les Lénine, Staline, Mao, Castro et consorts, c’est-à-dire les « socialismes réellement existants ».

    -Le plus discutable (dans tous les sens du terme) de ton livre sur la contre révolution de Trump est justement de conforter une idée obsolète à savoir que la contre révolution succède à la révolution comme dans la périodisation de Marx telle qu’il l’a élaborée au XIXe siècle. Or pour qu’il y ait contre révolution, il faut qu’il y ait eu révolution ce qui n’est pas le cas, les mouvements des années 1960-70 n’ayant marqué qu’un dernier sursaut prolétarien d’insubordination et une révolte de la jeunesse. En référer à Korsch qui est effectivement une référence historique et théorique ne l’est, sur ce point en tout cas, que pour son époque où alors il eut fallu que les mouvements des années 1960-70 puissent être comparées aux révolutions allemandes et hongroise des années 1920. A mon avis, ce n’est pas le cas car il y a bien eu à l’époque des révolutions et non de simples révoltes, actes d’insubordination, émeutes, etc.

    -Si révolution il y a aujourd’hui, en tout cas depuis les années 1980, c’est de « révolution du capital 6 » dont il s’agit. Et si on veut bien admettre qu’à cet égard le mouvement des tea party puis l’orientation vers la défense des «valeurs » du parti républicain ont pu constituer un nouveau mouvement conservateur, il ne s’est pas transformé en mouvement contre révolutionnaire, d’abord parce que le mouvement des tea party n’a jamais été très loin de l’establishment en cultivant un aspect bien propre sur lui et pour tout dire bourgeois qui ne pouvait frayer avec les survivalistes ou suprématistes ; ensuite parce que Trump n’a pas correspondu à une tendance structurelle du capitalisme américain rompant avec l’évolution précédente qui aurait constitué une erreur ou une « décadence », mais a plus constitué un accident électoral provoqué par les vrais comptes d’apothicaires que constituent les résultats des élections américaines, qu’un accident de l’histoire. Or ton livre, écrit certes dans la précipitation immédiate, semble considérer sa victoire comme définitive parce qu’il représenterait les intérêts du « grand capital » (p. 11) ; mais de quel grand capital parles-tu ? Si c’est de la référence historique à Daniel Guérin et à son livre Fascisme et grand capital, cela relève de l’anachronisme. En tout cas, tu en déduis, avec peu de présomptions, que Trump est fasciste. Mais le plus important est que l’histoire du fascisme et l’actualité de Trump te donnent tort. En effet et en premier lieu du point de vue historique, le fascisme n’est jamais éliminé par les élections (et pour cause puisque arrivés au pouvoir ils les suppriment), mais par les guerres et les coups d’État ; en second lieu , du point de vue actuel qui est celui des élections, Trump est redevenu grenouille après avoir tenté vainement de faire le bœuf pendant sa mandature et en désespoir de cause en fin, avec la farce lamentable de la marche sur le Capitole singeant la marche mussolinienne sur Rome. On en connaît le résultat.

    Comme tu ne peux trouver de révolution à laquelle répondrait la contre révolution de Trump tu inverses le raisonnement en disant que le néo-fascisme peut intervenir de façon préventive (p. 78). Mais contre qui, on se le demande. Contre les Occupy ou les Gilets jaunes ? Tu y crois vraiment. Comme le dit Mario Tronti dans La politique au crépuscule, « nous avons été vaincu par la démocratie » (et donc sûrement pas par le fascisme) et le discours de Bordiga à Agamben pour dire que le fascisme n’est pas si différent de la démocratie, qui pouvait avoir une certaine valeur contre l’idéologie antifasciste et résistancialiste des années 1940, a perdu tout contenu aujourd’hui et est à l’origine de nombreuses errances d’interprétations quant à la crise sanitaire et sa gestion, les éventuelles positions et interventions possibles pour nous dans ce contexte.

    -Que Trump soit le représentant du « grand capital », une expression qui n’a plus de sens aujourd’hui où nous sommes loin des « Cent familles » de la propagande stalinienne des années 1930, les Gafam le montrent d’abondance, qui ont toujours été contre ce ringard de Trump, alors que Wall Street soutenait Hillary Clinton, représentante des fractions dominantes du capital. Dans le même ordre d’idée ton livre trace une victoire partout dans le monde des tendances anti-systémiques à la Trump alors que Biden fait du Keynes 7, que la sociale-démocratie relève partout la tête et que les partis écologistes s’apprêtent à participer aux gouvernements dans divers pays. Trump, Orban, Bolsonaro et Modi ou un polonais ne font pas et ne sont pas le monde. Mais comme tu crois que nous sommes dans une tendance générale de crise et de « dépression » (p. 126) tu cherches partout des éléments qui pourraient reproduire les années 1930, alors que le contexte de globalisation et d’interdépendance est totalement différent des politiques nationales protectionnistes menées alors. La typologie de la sortie de crise sanitaire est d’ailleurs parlante à ce propos. Il y a tendance à la surchauffe États-Unis et Chine) et non pas dépression ; il y a accentuation de la mondialisation et non pas relocalisations souverainistes. Et les investissements d’aujourd’hui se font dans les nouvelles technologies et pas dans la sidérurgie base de l’industrie de guerre. La sidérurgie était nationale, les batteries et puces sont globales/mondiales d’où les interdépendances des puissances.

    Tout cela sur la base d’une analyse économique qui voit de la « crise » partout sans jamais la définir Ainsi, tu parles d’une baisse du taux de profit, mais à partir de quel calcul ? La baisse tendancielle du taux de profit 8 est de toute façon un des plus gros bobard de la critique marxiste de l’économie politique s’étant faite science économique marxiste contre son projet originel. Bientôt deux cent ans de tendance à la baisse du taux de profit tu te rends comptes de la baisse de la baisse que ça représente …. toujours compensée par la tendance à la prolifération et à la pérennité des contre tendances ! Ce n’est plus une référence, c’est de la religion. De la même façon tu parles de la tendance profonde à l’inflation (où tu confonds crédit, dette et inflation) là où la tendance profonde et structurelle est à la déflation même si la réponse des États et des banques centrales à la crise sanitaire a des effets pervers.

    -Quand tu fais référence à la symbolique trumpienne de la communauté des américains, on peut y voir une résistance où le fruit d’une décomposition d’un État-nation qui n’a jamais vraiment été consolidé du fait du fédéralisme. De la même façon, tu ne peux rattacher les américains à une « communauté nationale » comme pouvait à la rigueur se l’imaginer les allemands sur la base de la théorie allemande de la nation chère à Fichte et Herder. Rien de tel aux États-Unis. Cela tire donc à hue et à dia parce qu’il n’y a pas véritablement d’histoire commune et de Volkgeist, par exemple entre le Nord et le Sud, entre la Californie postmoderne et le Texas prémoderne pour ne prendre que cet exemple (le capital progresse par englobement, mais ne dépasse rien). C’est peut être ce qui explique que Trump veuille revenir à une Amérique originelle comme tu le dis p. 88, mais cette communauté originelle si elle se veut certes blanche s’attaque surtout aux particularismes et identités minoritaires. Or là encore ton discours post-moderne sur les identités t’amène à faire se côtoyer comme ennemis de Trump tous ceux qu’ils désignent comme « anti-américains » et non comme non blancs. Les latino-américains qui votent contre l’avortement et contre les associations Lgbt sont-ils à ranger dans les « blancs » eux qui sont les grands oubliés des défenseurs des minorités ? Et ces mêmes associations Lgbt sont-elles essentiellement formées de « noirs » (ça se saurait !) ou bien de la fameuse classe moyenne blanche que tu dis fournir les troupes de Trump contre apparemment tous les sondages qui relativisent si ce n’est nient cette affirmation que tu énonces pourtant ? (p. 121).

    À vrai dire, si tu me dis dans ta lettre que tu tires profit de la lecture de nos textes, indépendamment que tu ne nous cites jamais, j’avoue ne guère en voir de traces … À toi de m’éclairer si j’ai mal lu…

    Pour Temps critiques, JW le 21 octobre 2021

    Notes de bas de page :
    1. Hegel après Occupy, Divergences, 2020 et La contre révolution de Trump, Divergences, 2019[]
    2. Pour avoir une idée de nos positions générales sur cette question tu peux te reporter à mon livre : Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme (Acratie, 2014). Mais pour serrer de plus près cette question on peut aussi se reporter à certains auteurs qui voient dans la mondialisation de la pensée critique leur américanisation et en fonction de cela, leur neutralisation politique (cf. par exemple, City of Quartz, Los Angelès ville du futur, La Découverte, 2000 et plus particulièrement le chapitre intitulé : « Les mercenaires », p. 70 et sq.[]
    3. JW, « De la souveraineté nationale à l’Empire, présentation et remarques critiques sur Empire » de Hardt et Negri, Exils, 2000 in Temps critiques n°13 (hiver 2003).[]
    4. Dans le monde anglo-saxon seul Loren Goldner, à ma connaissance, semble avoir cherché à dépasser la conception vulgaire du capital fictif comme « crédit à mort » (Jappe). Pour notre propre approche, cf : JG et JW : Capital fictif et crise financière (L’Harmattan, 2008) et la brochure de JW : Une énième diatribe contre la chrématistique (novembre 2011), disponible sur le site de la revue.[]
    5. Cf. notre brochure : « Pourquoi le communisme n’est-il plus qu’une référence historique pour les membres de Temps critiques » (mai 2019), disponible sur notre site.[]
    6. Cf. JW, Après la révolution du capital, L’Harmattan, 2007.[]
    7. J’avoue ne pas comprendre quelle mouche racialiste te pique quand tu parles du New Deal pour les « blancs » uniquement alors que les analyses de Keynes sur le circuit économique, le rapport investissement-consommation-épargne et le rôle de l’augmentation des bas salaires ne permet aucune analyse en ces termes. Tu oublies aussi complètement le mouvement d’accès à la propriété des noirs dans certains États du nord dans lesquels les noirs étaient déjà rentrés massivement dans les usines et villes industrielles, même si avant la guerre, c’était rarement à un poste à la production. Tu sembles réécrire l’histoire sur les bases d’une lecture rétrospective avec les lunettes postmodernes d’aujourd’hui. Je t’y oppose ce passage qui relativise le racisme structurel dont tu taxes le New Deal : « La population afro-américaine parut néanmoins peu réceptive aux arguments du candidat démocrate, et accorda plus de deux tiers de ses suffrages à Herbert Hoover, le président républicain sortant. Hoover ne devait toutefois ce soutien ni à son bilan, bien terne, à la tête du pays, ni à son intérêt, très limité, pour la cause noire, mais à une fidélité des électeurs noirs au Parti républicain qui remontait au Grand Émancipateur, Abraham Lincoln. Roosevelt pâtissait, a contrario, de la mauvaise image de son parti auprès de la population noire. Le Parti démocrate était en effet dominé par sa puissante faction sudiste, conservatrice et raciste, les dixiecrats, dont le candidat à la vice-présidence, John Nance Garner, était lui-même un représentant. La priorité de Roosevelt était de recouvrer la croissance économique, et parce qu’il avait pour cela besoin du soutien de son parti, il ne pouvait remettre en cause le statu quo racial en prenant des mesures en faveur des Noirs. Comment expliquer, dès lors, qu’à l’occasion du scrutin de mi-mandat de 1934, soit deux années seulement après l’élection de Roosevelt, l’électorat noir bascula de façon durable dans le camp démocrate ? Il convient de s’interroger sur les raisons qui amenèrent une majorité d’Afro-Américains à prendre parti pour le New Deal, en dépit du fait que la politique de Roosevelt n’était pas a priori destinée à leur venir en aide. En ces temps de crise économique, il semble que ce soient les aides apportées par le New Deal qui emportèrent l’adhésion de la population noire. Ainsi, si les Afro-Américains bénéficièrent du New Deal, c’est davantage en tant que catégorie socio-économique défavorisée qu’en tant que minorité raciale (Fabien Curie, Université de Strasbourg). Lors des élections de mi-mandat en 1934, la population noire des pôles industriels, qui était en mesure de voter, avait davantage bénéficié des mesures du New Deal, comme l’explique l’historienne Cheryl Lynn Greenberg, en prenant l’exemple de New York : Le New Deal contribua aussi à améliorer significativement la situation à Harlem. En dépit de ses limites, les Noirs profitèrent considérablement des programmes d’aides sociales. Les aides financières n’étaient peut-être pas aussi importantes qu’elles auraient pu l’être, ou aussi généreuses qu’elles l’étaient vis-à-vis des Blancs, mais elles empêchèrent néanmoins des milliers de personnes d’avoir faim ou d’être expulsées de chez elles. Dans le Sud, les Noirs américains purent s’appuyer sur une nouvelle entité créée en 1937, l’Agence de sécurité agricole (Farm Security Administration ou FSA). Il s’agissait pour le gouvernement d’acheter des terres, puis de les louer ou de les vendre à de petits exploitants agricoles. Grâce à des taux d’intérêt peu élevés, nombre de fermiers purent ainsi réhabiliter leurs terres, voire en acquérir de nouvelles. À la tête du FSA, Will Alexander, originaire du Sud, veilla à ne pas renouveler les erreurs de l’AAA en évitant toute discrimination à l’égard des fermiers noirs. L’Agence nationale pour la jeunesse (National Youth Administration ou NYA) avait pour objectif d’aider de jeunes Américains déscolarisés en leur offrant du travail. Il s’agissait, là encore, d’éviter les écueils passés en veillant à ce que les jeunes Afro-Américains soient aidés au même titre que les jeunes Blancs. Lors de l’élection présidentielle de 1936, Roosevelt remporta 70 % des votes dans certaines circonscriptions noires, et même 81 % à Harlem. À l’approche des élections présidentielles de 1940, la NAACP jugea son bilan « inégal » mais largement positif en comparaison avec d’autres : M. Roosevelt […] est parvenu à inclure les citoyens noirs dans presque toutes les phases du programme gouvernemental. À cet égard, peu importe qu’il soit loin d’atteindre l’idéal, car il devance de beaucoup n’importe quel autre président démocrate ainsi que les derniers présidents républicains. (The Crisis 47.11 : 343). Source : Fabien Curie, Roosevelt et les Afro-Américains :
      une nouvelle donne ?
      []
    8. Sur ces points, cf. JG et JW :  L’évanescence de la valeur, L’Harmattan, 2004.[]

    Échange à partir de la réponse à la lettre de J.-M. Royer à J. Rancière

    Échange à partir de la lettre de Jean-Marc Royer à Rancière qui a été publié dans le numéro 228 du site Lundi matin. En souligné le passage qui importe avec la remarque en gras de J-M Boyer et pour réponse en rouge l’apport de J. Wajnsztejn.

    Mis à jour le 9 mars 2020

     



     

    Jacques, bonjour.

    Ordinairement, je refuse toute « discussion » par mail car ce moyen de « communiquer » engendre inévitablement des embrouilles et des polémiques (j’en ai maintenant 26 ans d’expérience) qui sont généralement prises pour des échanges théoriques (misère de la théorie et désert de la critique).

    Rien ne peut remplacer l’humanité et la richesse d’une énonciation face à face, surtout pas le numérique.

    Je tente ici exceptionnellement l’expérience d’un échange de type volontairement épistolaire, nous verrons bien, mais si je sens s’installer des quiproquos et des malentendus inextricables, alors j’arrêterai sans pathos, tout simplement.

    J’ai pris comme base ton mail que j’ai retranscrit sous la forme d’un texte ou d’une lettre ; j’ai questionné les passages surlignés en jaune ou commenté certains autres en bleu. Voici ce que cela donne.

    Jean-Marc

     



     

    Jean-Marc,

    Quelques remarques

    – Bourdieu comme Rancière confondent méthode exemplaire du pouvoir et lutte exemplaire.
    On peut effectivement dire que la méthode de la réforme des retraites de Macron est « exemplaire » car premièrement elle n’attaque pas tout le système de front contrairement à la réforme Juppé qui s’attaquait à la Sécurité sociale dans son ensemble ; deuxièmement parce qu’elle ne s’attaque pas directement à la répartition qui, quoiqu’en dise Rancière, continuera à être le régime principal de retraite (mais par points) (cela fait partie des recommandations de l’OCDE, la BM et du FMI : ne pas supprimer la répartition, mais la minorer peu à peu); il faudrait vérifier : les recommandations sont d’assurer des régimes de retraite viables, mais leur organisation est toujours liée aux spécificités internes du pays. On n’est pas au Chili ! Ainsi, en France un pays où le pouvoir a pour le moment refusé la création de fonds de pension ne peut pas se poser sa réforme dans la perspective de la capitalisation. « Quant à minorer la répartition », il faudrait que tu en apportent la preuve alors que pas un seul expert est d’accord sur les effets de la réforme comme je le dis quelques lignes plus bas ; troisièmement parce qu’elle est présentée comme plus égalitaire car plus universaliste d’où l’adhésion de la CFDT ; enfin quatrièmement parce qu’elle sème le trouble dans les esprits puisqu’il n’y a pas deux experts qui soient d’accord entre eux (cf. aussi le récent avis du Conseil d’Etat) sur le sens principal de la réforme. Pour ne prendre qu’un exemple les discussions autour de : avantage ou désavantage pour les femmes du projet donnent lieu à des matchs qu’aucun arbitre ne peut démêler. Idem chez les statisticiens qui révèlent que la réforme doit très nettement profiter au plus pauvres (la mesure des 1000 euros), alors que les politiques doutent de la réalité de la mesure.
    Cela n’a pas empêché deux erreurs (de qui ?) l’une sur les éléments « paramétriques » de financement, l’autre sur l’âge pivot (peux-tu développer ?). Deux erreurs du pouvoir politique macroniste. L’une d’ordre budgétaire qui est devenu un élément extérieur venant troubler le concoctage technique de la réforme des retraites en introduisant un élément d’équilibre financier qui n’est pas interne au projet de réforme (d’où le terme de paramétrique) ; l’autre d’ordre à la fois d’équilibre du régime lui aussi avec la question de l’âge pivot, mais surtout d’ordre politique parce que cela correspondait à la demande expresse de LR (et derrière, plus implicite, du MEDEF)
    Si la méthode du pouvoir est « exemplaire », celle de ses opposants ne l’est pas car ils n’ont tenu aucun compte de ce qui s’est passé ces dernières années : aucun compte de la défaite de la grève précédente à la SNCF et aucun compte de ce que le mouvement des Gilets jaunes révélait. Alors que les mesures étaient annoncées et connues à l’avance par les syndicats, ceux-ci ont tout fait pour que les GJ restent dans l’isolement et qu’une lutte générale contre les inégalités et l’urgence sociale n’englobe pas une lutte partielle sur les retraites, mais que cela soit l’inverse.

    Il leur a donc fallu d’abord endiguer l’extérieur, ce qui leur était en partie étranger, puis reprendre la main dans le cadre d’un mouvement plus large, mais plus canalisé. La grève et les manifestations sur les retraites sont restées de l’ordre de ce qui était attendu par les syndicats comme par le pouvoir, à l’inverse de l’interruption (Rancière) produite par le mouvement des Gilets jaunes.

    En fait la grève, hors Paris avec la RATP, n’a, elle, rien interrompu du tout. Les médias se sont esbaudis sur « la base » qui s’auto-organiserait en dehors ou au-dessus des syndicats, mais s’auto-organiser pour quoi si c’est rester dans le légalisme syndical, les préavis, la défense de l’outil de travail, les manifs plan-plan ? Quoiqu’on entende, on peut dire qu’il n’y a pas eu « giletjaunisation » du mouvement de grève, tout juste y a t-il eu giletjaunisation du cortège de tête.

    – Bourdieu et Rancière sont des fidèles du mouvement ouvrier, de l’idéologie du travail et de son aristocratie ouvrière et de l’idéologie du service public type CNR. C’est ainsi qu’ils ne saluent pas par hasard les « soldats du travail » et du service public que sont les cheminots, de la même façon que Sartre ne saluait par hasard les ouvriers cégétistes staliniens de la Régie Renault.

    Cela n’a rien d’étonnant pour Bourdieu, ce l’est plus pour Rancière qui célèbre par ailleurs les « sans parts » en y incluant même les Gilets jaunes bien qu’avec une certaine réticence.

    De sa part, on ne peut que s’étonner du fait qu’il soit tant question de solidarité y compris dans le temps, alors que le régime de retraite issu du CNR et du gouvernement d’union de 1945 est plaqué sur et reproduit les inégalités inhérentes à la division capitaliste du travail. Certaines étaient certes reconnues comme celles liées aux conditions de travail et à l’espérance de vie (d’où les régimes spéciaux), mais d’autres non comme les inégalités de salaires, inégalités qui augmentent avec l’âge et donc au moment de la retraite à fortiori. La notion de solidarité n’est donc que générationnelle et est très éloignée de l’idée d’égalité qui semble pourtant être au cœur du projet de Rancière.
    – Rancière décrit rapidement la fin des collectifs de travail et les incidences sur les régimes de protection et ici de retraite.  Mais il y voit une sorte de « plan du capital », alors que c’est plutôt une mise en conformité avec les problèmes que pose la crise du travail. Or cette dernière, n’est ni mentionnée ni reconnue, ce qui exclut de fait les entrants sur le marché du travail et les chômeurs. « La retraite » est isolée du reste et n’apparaît nullement comme une urgence sociale nécessitant de descendre dans la rue avec une grande détermination, mais comme un droit des actifs bien méritants qui serait attaqué et qu’on devrait défendre.
    Bon, mais cela a tout de même rapidement progressé ces temps-ci… comme toujours lors de tous les mouvements d’ampleur. Non justement. Je pense que notre dernier texte est clair là-dessus. Les seuls qui ont fait le lien entre travail et retraites sont les salariés des derniers secteurs protégés par un métier particulier alors que le capital détruit tous les métiers. Comme nous le disons dans le tract : ils jettent leur vêtement ou outil de travail parce que c’est aussi le signe de leur statut (cheminots et enseignants) et de leur pouvoir (avocats, médecins, danseuses étoiles) et qu’en dehors même de la question des retraites ils ont peur de perdre ce statut, alors que les Gilets sont déjà déshabillés. Ils n’ont rien à jeter et s’habillent d’un GJ pour exister.
    Par ailleurs, les salariés du privé n’ont pas bronché, alors pourtant qu’ils mènent des luttes invisibles contre les licenciements et au niveau de leurs entreprises. Pour prendre un exemple concret, dans la grosse entreprise pharmaceutique Sanofi d’un quartier de Lyon ou plusieurs salariés ont été Gilets jaunes dès l’origine, dont certains syndiqués CGT, ils n’ont jamais été plus d’une dizaine sur 3000 salariés sur le site à faire grève pour les retraites … alors qu’une mesure répressive conduisant au licenciement d’un salarié précaire a entraîné une grève victorieuse de 350 personnes pendant une journée avec un coût financier énorme pour la direction. L’excuse du « le privé ne peut pas faire grève » répandu par les syndicats ne tient pas. Il n’y a même pas eu de grève par procuration comme en 1995, la procuration est restée au niveau d’un soutien par sondage : comme pour les GJ les français soutiennent le mouvement ou sont contre la réforme. La belle affaire !

    Pourtant, travail et retraite n’ont coïncidé que peu de temps du point de vue historique (coïncidé, que veux-tu dire ?) c’est-à-dire que le donnant-donnant du cotisation/prestation aussi bien intragénérationnel qu’intergénérationnel apparaisse à chaque pôle comme possible, « gagnant-gagnant » pour parler comme les politiciens, une vingtaine d’années entre 1975 et 2000, mais avant comme après la corrélation était tout sauf évidente ; avant les années 70 la retraite était trop tardive pour que les métiers manuels majoritaires à l’époque puissent en profiter (d’où la mise en place des « régimes spéciaux » compensatoires) et aujourd’hui elle est « trop » précoce par rapport à l’espérance de vie que l’on se place dans la perspective marxiste de la retraite comme « salaire différé » (en toute logique il faudrait augmenter beaucoup les salaires et baisser relativement les pensions, une situation envisagée pour les enseignants) ou dans la perspective capitaliste/fordiste d’un donnant-donnant de cotisations/prestations qui reposait sur l’hypothèse d’une population active très importante quantitativement par rapport à la population totale.
    – ton opposition entre travail et vie est salutaire par rapport à l’oubli qu’en font Bourdieu comme Rancière, mais dans ces termes elle me paraît souffrir des mêmes faiblesses que la critique du travail que nous portions (les petits groupes informels sortis de l’ultra-gauche ou de l’anarchisme historique) dans les années 70 (ou aujourd’hui, mais encore de façon bien plus abstraite par l’école critique de la valeur). Le résumé de tout ça se trouve dans L’évanescence de la valeur (J. Guigou et JW), l’Harmattan 2004, p. 37 à 69 : « Krisis et la critique du travail » (pas de version numérique) pour ce qui est des aspects plus théoriques. Je te mets néanmoins en fichier joint un texte plus actualisé réalisé pour la revue Variations : « Critique du travail et révolution du capital ».
    Peux-tu m’envoyer un texte illustrant ce point de vue des années 70 sur le travail STP ?
    Il n’y a pas le travail d’un côté au sens du tripalium (référence qui est la tarte à la crème des « radicaux » depuis les situationnistes des années 60) et l’activité libre de l’autre ou encore l’activité qui se cacherait sous le travail, autre énoncé à la mode radicale au début des années 80 (cf. les revues La banquise, puis le Brise glace), mais une activité générique contradictoire la référence (supra) explicite cela, mais on trouve des éléments proches dans le Marx des Manuscrits de 1844 1 qui, « pour revenir sur terre » permet de comprendre que pendant longtemps le fait d’aller « au chagrin » le lundi matin n’était pas contradictoire avec faire correctement son métier le mercredi, et tout ça dans l’aliénation et l’exploitation, attendre le vendredi avec impatience, attendre simultanément avec envie et angoisse la retraite, etc.

    Critique de la valeur et travail.
    J’ai assisté aux deux dernières années (2015-2017) du séminaire d’Anselm Jappe au Collège International de Philosophie et il n’y a pas une séance dans laquelle je ne sois intervenu sur divers points ; j’ai écouté les enregistrements de ses deux premières années à l’EHESS avec soin, crayon en main, et j’ai lu tout aussi soigneusement de nombreux articles ou livres de la CV. Si cela fait un moment que j’ai compris que la Critique de la Valeur s’arrête en chemin, qu’elle est « tronquée » (c’est l’adjectif fétiche de la CV), il n’empêche : j’ai pu constater que la jeune génération redécouvre Marx et la critique du capitalisme grâce, notamment, à la CV.

    C’est un fait que j’ai remarqué à plusieurs reprises dans la région parisienne : par exemple, le lundi 27 janvier 2018, plus de mille personnes sont venues à la journée « Tout le monde déteste le travail », organisée par Lundi matin et qui surfait sur la CV ou sur des courants proches de la CV : Jérôme Baschet par exemple, qui est souvent publié par Lundi matin, est très proche de la CV. Le 11 septembre dernier, à la librairie Michèle Firk de Montreuil, il y avait plus de cent personnes, en grande majorité jeunes, pour écouter assidument un inconnu, Alastair Hemmens qui est écossais, lire sur sa tablette et pendant plus d’une heure la longue présentation de son livre Ne travaillez jamais. Critique du travail en France, de Charles Fourier à Guy Debord, édité par la maison « Crise et critique » récemment fondée par ce courant et qui sort par ailleurs une revue s’intitulant « Jaggernaut ».

    Je vois qu’à peu près tout ce qui est dans « l’opposition révoltée », des décroissants aux communisateurs en passant par les municipalistes libertaires, connait ce courant qui bénéficie d’une large audience dans tous les milieux de la radicalité, une audience surtout due à Anselm Jappe qui est un orateur rôdé, susceptible de parler des heures sans notes, autour de sujets variés, mais dont je dois dire que, malgré des relances et même l’envoi d’un texte en vingt points, il n’a jamais accepté une rencontre sur des questions théoriques.

    La réception des textes ne fait pas leur vérité. Jappe et l’école critique de la valeur ne répondent jamais à leurs critiques (même quand ils les connaissent) pour plusieurs raisons :

    • Ils pensent toujours être les seuls et les premiers critiques donc à quoi bon polémiquer.
    • Ils sont bien une école au sens où ils ne veulent que des élèves. Il n’y a pas de « maîtres » autres qu’eux (voir point précédent).
    • Leurs connaissances historiques et politiques ne sont pas militantes mais universitaires et très limitées. Ils ne font jamais référence au communisme comme mouvement et rangent de ce fait logiquement le mouvement ouvrier au sein de leur catégorie de « marxisme traditionnel », mais ils ne sont pas plus capables d’accueillir le nouveau, puisque pour eux les mouvements de a fin des années 1960-début des années 70 ne sont que des « modernisations de rattrapage ».

    Leurs lectures, tu en donnes d’ailleurs un exemple, remplacent ce que leur clientèle ne lit pas, c-à-d leurs livres. Comme à la fac où ces faux étudiants qui leur servent de public ne vont plus, ils délivrent une pensée en kit dont quelques mots-clés sont saisis et reliés uniquement dans le ciel des idées de l’idéalisme allemand, lieu où on ne risque pas d’être contredit. « Le marxisme de la chaire » aurait dit Marx.
    Pour ma part, cela fait quelque temps déjà que je suis critique vis-à-vis de la CV, j’ai même de quoi en faire un livre un de ces jours (avec un peu de travail à la clé) car cela touche à des questions importantes.

    >Ce dont je viens de parler, c’est de la réception de la CV, mais pas de ses points aveugles, de ses limites.
    Pour en dire quelques mots sans aller à l’essentiel – ce qui demanderait de tous autres développements – les apports récents de l’archéologie et conséquemment de l’anthropologie politique depuis Clastres ou Sahlins sont ignorés, ceux de la psychanalyse sont mal digérés (un point de vue critique à cet endroit leur fait complètement défaut d’ailleurs), quant à l’Histoire ou à la critique du mode de connaissance scientifique moderne (sans parler de celle des techniques), elles sont absentes, ignorées ou réduites à la portion congrue (Cf. par ailleurs l’article de Daniel Cunha), alors que ce sont des éléments importants pour mener cette critique du « travail » à son terme. Car ce qu’on appelle « travail » a une histoire.

    Prenons un raccourci et venons-en à ce qui se passe à la fin du xviiie siècle en Angleterre (j’en connais les prolégomènes à Sao Tomé et ailleurs au début du xvie siècle).

    La prolétarisation, c’est encore à mon avis le meilleur concept pour rendre compte de ce que devient le « travail » dans le capitalisme thermo-industriel. Outre que c’est la source de l’accumulation capitalistique pour le dire très vite, cette prolétarisation a au moins trois aspects essentiels connus : les êtres humains deviennent des êtres hors-sol, c’est-à-dire coupés de tout moyen de subsistance autonome, avec toutes les conséquences physiologiques et psychiques que cela entraîne (cela est encore plus profond aujourd’hui qu’au xixe siècle) ; le travail en fabrique puis en usine les transforment en appendice de la machine (idem : bien que le travail à la chaîne ait été éloigné de nos regards – en Chine ou ailleurs – cela est encore plus profond aujourd’hui à cause de la prééminence du temps passé devant des écrans algorithmés par les gafam) ; le « travail en régime capitaliste » imprime son rythme et son abstraction aliénante sur tout le temps vécu depuis la naissance, il imprime sa marque indélébile sur les consciences et les inconscients. Là-aussi, l’aliénation s’est approfondie puisque les versants « socialisants » du travail (partage du même lieu et du même métier, coopération, amour du travail bien fait, perruque…) ne sont plus du tout de mise depuis la contre-révolution internationale, l’avènement de la micro-informatique, l’automation et autres joyeusetés.

    En somme et paradoxalement, personne à présent et encore moins qu’hier, ne voudrait se déclarer « prolétarisé ou prolétaire » (surtout dans la petite bourgeoisie, fut-elle anarchiste, marxisante, libertaire ou simplement radicalisée) alors que nous le sommes tous, différemment certes, mais au moins aussi profondément qu’au XIXe siècle, car, ce dont il s’agit, c’est du dessaisissement profond de l’être.

    D’une manière générale, toute analyse théorique ou politique qui négligerait les évolutions anthropologiques en cours serait gravement déficiente, de plusieurs points de vue. Malgré ses protestations, c’est pourtant le cas pour la CV.

    Par ailleurs, le capital a fait du travail le totem fétichisé autour duquel tout gravite, au point où « l’absence de travail » est souvent vécue comme une perte, une exclusion, ce dont certains ont tiré une conséquence logique et ultime qu’ils ont inscrite à leurs frontons : « Le travail rend libre ». Seulement, hypnotisés par le totem, nous n’avons pas encore compris ce qui nous fait tourner autour depuis deux siècles. LA CHOSE doit être d’importance et sacrément refoulée pour que cela perdure ainsi au profit d’un ordre aussi destructeur et aussi mortifère… Sinon, il se serait écroulé depuis longtemps, car l’Histoire nous apprend que lorsque l’imaginaire d’une civilisation vacille, alors ses « jours » sont comptés (je vais à l’os). D’ailleurs, pour être aussi forte, cette CHOSE a sûrement l’étendue, la force et la fonction d’une religion… Mais c’est une autre affaire.

    Cette critique du travail s’est effondrée du jour où ont été battus les mouvements de refus du travail (et particulièrement et en dernier lieu en Italie) et que c’est le capital qui s’est mis lui-même à la critique du travail par un mouvement de restructuration consistant en une massive substitution capital/travail. (Je le subodore, mais je ne suis pas sûr du sens de cette phrase). C’est le terme utilisé pour désigner le remplacement du travail vivant par le travail mort dans les différents processus de production (comme disait Marx déjà : « le mort saisit le vif »). Ce n’est néanmoins pas la fin du travail puisque celui-perdure aux marges de la production (l’agent de sécurité remplace le mineur de fond pour caricaturer). Un processus loin d’être terminé puisque les projections, par exemple pour les EU disent que les entreprises pourraient licencier environ 50% de leurs effectifs sans baisse notable de la productivité (il y a donc de la marge c’est le cas de le dire ; l’exemple de la mise en place vraiment au ralenti des caisses automatiques de supermarchés le montre aussi).

    Ce que veut dire Rancière, mais « à l’ancienne », donc en se situant dans le ton du mouvement ouvrier classique, c’est que tout ça formait un tout et que ce tout n’existe plus et qu’il le regrette ; le problème c’est qu’il positive ce processus qu’il aurait suffit de remettre sur ses pieds comme disait ce bon vieux Marx.

    Mais dans ce que nous appelons la société capitalisée le temps de la « vie » est aussi colonisé que le temps de travail, ce qui ne l’empêche pas de sans cesse augmenter quantitativement sans que pour cela il (le temps de la vie) se désaliène forcément. C’est effectivement, comme tu le dis à demi-mot le propre de mouvements comme celui qu’on vient de connaître avec les Gilets jaunes qui permet de penser massivement un temps qui ne soit plus à remplir ou à occuper à tout prix, mais un temps où on ne compte plus son temps et ou on ne perd plus son temps. A un niveau plus restreint, mais plus complet : l’expérience de NDDL, mais nous ne sommes pas au Chiapas.

    Dans nos pays dominants il n’y a plus de bases arrières depuis longtemps et les agriculteurs ne sont plus des paysans mais des individus en contact avec la terre, mais demandant un mode de vie urbain salarié (machines, vacances et retraites).

    En dehors des mouvements donc point de salut sauf à attendre la « crise » ou la catastrophe, mais de là à parler de « mouvement exemplaire » il y a un pas… qu’on peut refuser de franchir.

    Si l’on prend le mouvement des Gilets jaunes, ce que l’on peut dire, de son intérieur, comme à la réflexion, aujourd’hui, c’est que c’est déjà pas mal qu’il ait été un « analyseur » de la crise de reproduction du rapport social capitaliste. Cela relève de son initiative et il l’a rendu manifeste.

    « Analyseur » oui, mais avec toutes les limites que l’on traîne depuis un siècle du côté de l’analyse… « Révélateur », ou bien « épreuve du feu » pour les théories et les théoriciens, comme toujours évidemment dans ces moments-là.

    Rien de tout cela dans le mouvement sur les retraites où l’initiative revient en fait au pouvoir et aux fractions « éclairées » (?) dans la dernière version, sur suggestion des autres membres de la revue, on a mis « moderniste » à la place de « éclairé » dans la mesure où la CFDT est le seul syndicat à avoir à peu près compris la révolution du capital et la fin de la centralité du travail qui en découle, mais bien sûr pas d’un point de vue révolutionnaire du syndicalisme (CFDT surtout) de jouer les lanceurs d’alerte sur une situation de plus en plus irreproductible et explosive, que les opposants à la réforme, en toute logique politique, ne devrait pas vouloir continuer à reproduire… Le sens de cette phrase n’est pas immédiatement perceptible. (la position réactionnaire au sens premier du terme de FO et de la CGT qui défendent division et hiérarchie du travail et donc des retraites qui redoublent en les aggravant ces inégalités).

    Si on ne lit plus et qu’on n’entend pas aujourd’hui de grandes envolées sur « l’auto-négation du prolétariat », c’est que dans le contexte actuel, il apparaît déjà bien improbable, pour le plus grand nombre de scier la branche sur laquelle on est assis. Non on n’a pas que nos chaînes à perdre contrairement à ce que tu énonces plus haut ; je pense que tu confonds prolétarisation et paupérisation, alors que le mouvement des Gilets jaunes a « révélé » (j’emploie ce mot puisque tu sembles choqué par l’emploi du terme « analyseur » qui n’est d’ailleurs pas de moi, mais de Jacques Guigou) justement la nouveauté de la situation. C’est d’ailleurs parce que beaucoup « d’analystes » ressentaient ça confusément que le terme de plèbe a été assez souvent utilisé pour désigner les GJ. L’autre élément qui a joué est que les Gilets jaunes ne se sont jamais revendiqués et encore moins identifiés aux prolétaires de la lutte des classes. La référence révolutionnaire, si référence il y avait, c’est aux sans-culottes qu’elle s’adressait, mais comme dans un ordre inversé.

    Les sans-culottes n’étaient que des « bras-nus » (Daniel Guérin) et pas encore des prolétaires-ouvriers ; les Gilets jaunes ne peuvent plus le devenir ouvriers-prolétaires car il n’y a plus besoin d’une « armée industrielle de réserve ». C’est pour cela qu’ils ont partiellement remis en question les conditions de vie en général comme s’ils sautaient par-dessus la question du rapport au travail. Et même s’il y avait beaucoup de retraités sur les ronds-points et chez les Gilets jaunes et que si certains ont participé aux manifestations sur la retraite, c’est plus parce qu’ils ne voulaient pas lâcher le morceau (« On est là … ») que par motivation et détermination sur la réforme des retraites.

    Voilà pour le moment,

    Jacques W

    Notes de bas de page :
    1. A noter que cet ouvrage de Marx qui a été central en France pour la critique du travail dans l’immédiat après 68, n’est même pas cité dans le choix de textes de Marx que l’althussérien ex marxiste-léniniste Kurz présenta dans son livre Lire Marx en 2002 []

    Regarder le train passer

    Lettre aux camarades

    En croisant des camarades qui peuvent avoir participé de près ou de loin à des luttes (CPE, contre-sommet type G8, Loi travail, etc.), mon implication dans un mouvement comme celui des Gilets jaunes a alimenté de récentes discussions. Des questions sont apparues et méritent qu’on s’y attarde car cela fait 5 mois que le mouvement des Gilets jaunes a commencé et la plupart de ces camarades n’ont participé à aucune des dimensions du mouvement. Il y a certes la vie : travail, enfants, etc. qui joue mais je crois qu’il y a plus.

    Je vais donc aborder quelques-uns des points qui ont fait surface dans notre discussion à partir d’un premier argument :

    Au début le mouvement était contre l’augmentation de l’essence à la pompe et cela ne donnait pas envie de rejoindre le mouvement.

    Malgré le fait que nous avons tous des potes qui habitent hors grande agglomération, cette remarque se base sur une mécompréhension de ce qui fait la vie de bon nombre de foyers. Se déplacer dans les périphéries des villes et le rurbain, ce n’est pas prendre son vélo ou le métro pour aller dans tel ou tel endroit en un temps record, c’est prendre son véhicule à essence pour simplement vivre ou dirait un GJ, survivre. Pour la plupart des familles ce moyen de déplacement est indispensable. Que le prix de l’essence n’ait pas été compris comme un élément déclencheur pouvant amener plus loin, à ne pas circonscrire la lutte à ce point de départ, peut être compréhensible. Mais en creusant la discussion je me rends compte de tous les a priori qui se trouvent derrière ce discours : il ne fallait pas défendre ceux qui polluent et qui s’expriment dans un ras-le-bol pas très net, non structuré. Par exemple, là où l’exaspération envers les syndicats et la « gauche » était une des clés de l’élargissement du cortège de tête de la Loi travail, la défiance des Gilets jaunes envers ces organisations pose problème car justement ce n’est pas un marqueur idéologique, et donc c’est cela qui leur est reproché, alors pourtant qu’on trouve le même écart aux organisations… mais sans qu’il se voit décerner ses lettres de noblesse par les prétendus « radicaux ». En effet, les Gilets jaunes étant volontairement a-partisans cela rentre en conflit direct avec tout un héritage de luttes. Et comme le rapporte un copain par rapport aux Gilets jaunes, pendant des semaines tu entendais les militants parler de la « manif de beauf » du samedi.

    Quant à mes camarades ils me demandent si le risque politique n’est pas grand dans le contexte d’un pays de droite et d’une tendance mondiale au conservatisme. Je n’évalue pas la situation de cette manière et déjà cela marque une rupture. La France reste un pays très à gauche rien que par sa tradition syndicale bien différente que dans d’autres pays. Je me demande quand même si les gens que je connais sont un jour sortis de France ? D’un autre coté, les premières victimes de l’instrumentalisation du mouvement par l’extrême-droite semblent être mes camarades car ils sont en dehors de toute analyse de la société du capital. Certes, la tendance prédominante du mouvement des Gilets jaunes n’est pas à l’attaque du capitalisme mais globalement ce n’est pas un problème de positionnement politique. Macron est le fruit d’une alliance de tous les bords contre les extrêmes. Ceux de gauche qui ont voté pour lui, par dépit ou pas, et qui le soutiennent de fait aujourd’hui contre le mouvement des GJ, me paraissent bien plus inquiétants. Cela fait penser à la manière dont le mouvement italien des années 70 a été battu : par l’alliance démocratique de tous les bords dont le PCI (voir la ligne de fermeté au moment de l’enlèvement d’Aldo Moro contre les BR).

    Mais le risque politique semble d’autant plus grand à mes camarades qu’il n’y a pas de guide, pas de « plateforme » ou alors des listes de revendications qui parfois déroutent, voire rebutent. La nature première de cette révolte de fond est là, bien mal appréciée. Ceci surtout provenant de personnes qui peuvent avoir considéré par le passé que formuler des revendications, c’est déjà capituler.

    Qu’est-ce qui amène dans un tel mouvement alors ?

    D’abord je me rends sur un rond point à Feyzin, je vois que la parole est libre, non cloisonnée et je découvre des gens de tout type. Ni la curiosité, ni une volonté militante n’aura fait bouger mes camarades comme si aller sur un rond-point avait été prendre un risque pour soi-même.

    Tu ne rentres pas dans un mouvement sans tes bagages mais tu en abandonnes des aspects rapidement et particulièrement tous les présupposés idéologiques qui te permettent de « tenir » en temps de paix sociale. Or, ce mouvement, c’est un grand saut dans l’inconnu. C’est exactement ce que l’on a pu ressentir à l’approche des samedis, des « Actes » qui contenaient des potentialités que personne ne pouvait anticiper (le négatif à l’œuvre). Ainsi, les GJ ont trouvé rapidement dans le mouvement des certitudes politiques nouvelles. Plus de tracé déclaré aux manifs, une casse assumée collectivement, des moments de solidarité forts, etc.. Dans le fond une révolte non balisée est ce qui semble le plus démobilisateur pour nombre de mes camarades… Cela peut paraître contradictoire à une personne extérieure à tout cela, mais par exemple, la manière dont l’ultra-gauche aura condamné le mouvement a été, selon moi, un révélateur. Cette ultra gauche enfermée dans son discours tout « communisateur » qu’il puisse être, pensait avoir déterminé à l’avance les limites indépassables de ce mouvement « interclassite » (horreur !). Pour elle et pour beaucoup de libertaires, il n’y avait là rien à sauver sauf pour quelques individus isolés ou suffisamment détachés des positions de leurs organisations respectives (qui quelles que soient leurs positions officielles ne se mouillèrent guère en l’affaire, de peur d’un faux pas).

    Le mouvement des Gilets jaunes est un évènement au sens fort ; il y aura un avant et un après et ce pour tout le monde : politiques, syndicats, gauche radicale, etc. Je pense que mes camarades le perçoivent mais attendent ; ils ont observé ce mouvement de loin et verront bien : Allons boire un verre dans notre ghetto alternatif…

    Gzavier – 19 avril 2019