A partir du n°16 de Temps Critiques – Discussion avec le groupe « soubis »

Réunion du groupe autour de la liste « Soubis » (Socialisme ou barbarie) . Invité : J. Wajnsztejn à l'occasion de la sortie du n°16 de la revue Temps critiques

JW: Je pourrais commencer en répondant à certaines questions que Nicole m’avait, il y a quelque temps, formulées par écrit, et notamment celle-ci: comment, à Temps critiques, expliquez-vous l’offensive visant à faire baisser la part de la plus-value cédée en salaires si le rôle du travail est devenu si insignifiant dans la formation de la valeur ?[Je n’ai pas répondu à la question pendant le débat, mais la réponse est on ne peut plus simple et pas théorique ni marxiste pour deux sous : dans le coût total des produits, la plupart des coûts sont fixes (machines, immobilisations) ou ont aujourd’hui des prix mondiaux (prix des matières premières et de l’énergie). Alors que le salaire reste un coût variable d’ajustement déterminé nationalement ou même au niveau d’une entreprise. A ce niveau là, les patrons ne cherchent pas à mener une guerre de classe stratégique contre leurs salariés, mais seulement une guerre des prix qui leur apparaît comme une contrainte extérieure incontournable. Elle les empêche d’envisager justement les choses d’un point de vue plus large qui est celui que les salaires s’ils sont des coûts au niveau micro-économique, sont des revenus et donc de la demande potentielle au niveau macro-économique. D’où la contradiction].
Souvent les milieux libertaires ou ultragauche se fourvoient dans des questionnements liés aux situations passées et à une théorie marxiste réduite à sa forme la plus élémentaire qui me semble justement devoir être mise en question. Castoriadis a quand même déconstruit le marxisme, mais ce qui passe dans vos comptes rendus ou sur d’autres forums constitue une régression par rapport à ses idées. Le milieu libertaire, dans son vide théorique, a tendance à se saisir sans distance des termes marxistes au lieu d’affirmer une certaine autonomie critique, et sans tenir compte de ce qui a été dit et écrit (ne serait-ce que chez les chercheurs en sciences humaines) sur un certain nombre de transformations sociales. Par exemple, beaucoup se rattachent à l’idée que le capitalisme creuserait sa propre tombe. Ils affirment que Castoriadis avait tort, puisque la crise a ressurgi. Ils célèbrent les classes, les intérêts, la mission du prolétariat qui, par une « nécessité » historique, réagirait automatiquement face à la crise (« le prolétariat devra…comme disent les communistes radicaux). Or on sait très bien qu’il n’y a jamais eu de mouvement prolétarien ou révolutionnaire qui soit sorti d’une crise économique. Les mouvements révolutionnaires sont sortis de la guerre comme en Russie (1917) puis en Allemagne (1919-1921. En Espagne aussi. De la crise économique elle-même, il n’est sorti que la contre-révolution ou le fascisme. Je m’étonne donc de ce qu’on peut lire dans certains milieux et de la façon dont fonctionne la pensée critique aujourd’hui. Un dernier exemple : il y a pas mal de gens qui font des analyses intéressantes parce qu’elles sortent des sentiers battus1, mais depuis la crise financière de 2008, on dirait qu’ils ont oublié ce qu’on pouvait considérer comme un pas en avant critique et semblent faire un retour en arrière parce que la crise les a ramenés vers des discours déterministes, et qu’il y a là un point d’ancrage et une certaine sécurité. Ils retrouvent des terrains connus.

Eduardo : J’ai du mal à comprendre le diagnostic que tu fais de la situation. Je ne vois pas dans la mouvance libertaire l’analyse marxiste économiciste dont tu parles. Dès les années 1950, les anarchistes ont au contraire soutenu que les problèmes économiques pouvaient être résolus dans le cadre du capitalisme.

JW : A la CNT-Vignoles, on tient ce discours, comme chez les gens que j’ai pu rencontrer dans certaines luttes, qui reprennent des idées très basiques sur la prolétarisation des classes moyennes. C’est ça, le discours dominant dans ces milieux (je ne parle pas de la revue Réfractions). Dès qu’on sort de réunions très spécialisées comme celle d’aujourd’hui, on entend le même discours sur la détérioration des conditions matérielles, sur la paupérisation. Certes, les gens liés à l’Encyclopédie des nuisances, au milieu pro-« situ », à la décroissance aussi disent que les contradictions sont aujourd’hui externes  mais…

Gianni : En même temps, la détérioration matérielle, c’est une réalité palpable.

JW : Sur la place des Terreaux à Lyon, en oct-nov 2010, j’ai eu des discussions avec des jeunes ouvriers ou « étudiants-ouvriers. A les en croire, les conditions de vie se sont « détériorées ». Or, statistiquement, c’est faux sauf à ne considérer que des franges extrêmes ! Que des gens aient des difficultés à trouver du travail, d’accord, mais quand je raconte aux jeunes que je n’ai pas connu de WC intérieurs avant d’être adulte, ils me regardent comme si j’étais un martien. Des jeunes espagnols sont certes bien malheureux aujourd’hui, mais ils voulaient être propriétaires de leur logement – même si en réalité c’est la banque qui en est propriétaire…avant même d’avoir travaillé ! Quand on dit que le capital est un rapport social, c’est bien parce qu’on le reproduit aussi. On ne fait pas que le subir.
Dire que tout s’est dégradé, c’est faire du misérabilisme, réhabiliter la notion stalinienne de paupérisation absolue.
Pesons nos mots : qu’est-ce qui se dégrade ? Prenons un exemple qui montre bien la difficulté qu’on a à parler de cette question. Un sociologue, Eric Maurin, a fait sa spécialité de l’analyse des « classes moyennes » – acceptons ce terme, faute de mieux. Selon lui, elles ont un sentiment de déclassement. Les milieux militants ont aussitôt repris cette idée de déclassement en faisant dire à Maurin que c’était une réalité et non un sentiment. Si bien qu’il a dû intervenir dans la presse pour expliquer que ce n’était pas ce qu’il disait. Voilà un exemple de comment on peut déformer les idées dans le sens qui arrange les militants.

Gianni : A partir de quelle perception juge-t-on qu’il y a ou pas dégradation ? Certes, sur plusieurs décennies, le capitalisme a amélioré les conditions de vie des gens, mais ce n’est pas à cette échelle-là qu’ils perçoivent les choses, les personnes âgées mises à part. Pour ceux qui ont une trentaine d’années et ceux qui ont connu les trente glorieuses, il y a effectivement une dégradation des conditions de logement, des possibilités d’avoir du boulot – et je ne parle pas de ce qui se passe en Grèce par exemple. La France reste un pays relativement protégé, mais le sentiment de dégradation y est pourtant fort dans les jeunes générations.

Larry : Je pense que Jacques soulève des aspects qui m’intéressent particulièrement, et on peut citer toutes sortes de cas, mais ce qui m’importe, c’est quel sens on donne à ces phénomènes. Je pense qu’il est intéressant de savoir pourquoi aujourd’hui tant de gens se disent que la crise va dé-ciller les yeux du peuple et permettre à la révolution d’advenir. J’aimerais revenir à la question de la crise financière. J’aimerais plutôt compléter ce texte2 que le démolir.

JW : Nous nous concevons plus, pour parler moderne, comme un moteur de recherche. Il m’arrive par exemple de ne plus être complètement d’accord avec ce que j’ai écrit pourtant peu de temps auparavant. Le problème n’est pas de trouver la théorie explicative, mais de ne pas prendre trop de retard à analyser ce qui se passe. Il ne s’agit pas de faire de la théorie mais de l’analyse critique, c’est donc limité.

Larry : Il y a un aspect qui pour moi court comme un fil rouge, c’est l’idée que contrairement à ce qu’affirment certains, les phénomènes auxquels on assiste ont leur explication rationnelle, une rationalité relative.

JW : (…) La « rationalité » se trouve, par exemple, dans le rapport entre financiarisation et nouvelles technologies, où une entreprise démarre avec une valeur quasi égale à zéro alors qu’elle a des recherches coûteuses à financer, donc aucune banque ne veut s’engager sur des actifs immatériels ou potentiels. Or le marché financier a eu cette capacité de virtualiser la valeur par l’intermédiaire de produits financiers spécifiques (les produits dérivés). Sur le marché bancaire tel qu’il était organisé avant la déréglementation il y avait des contreparties au crédit. Les banques devaient avoir l’équivalent de 33% de leur montant en or ou devises. Avec la déréglementation et le passage par la finance directe, c-à-d le marché financier, ces contreparties ont été largement laissées de côté, ceci facilitée par la déréglementation. Les contreparties étaient des obstacles à une expansion supérieure du crédit sans se soucier de la solvabilité. Cela a permis le financement de nombreuses start up. Mais comme le risque augmentait des produits financiers nouveaux ont été crées pour sous-louer le risque à d’autres. En termes technique, on dira que la dette reste liquide. Dit plus vulgairement on se passe la patate chaude, mais il y en a qui ont pris des gants pour pas se brûler !

Larry : Si l’idée me paraît attrayante, il me semble cependant qu’il y a un aspect historique qui n’est pas souligné, à savoir qu’il y a différents capitalismes, pas un capitalisme unique. Que les Danois aient des particularités, on s’en fout, mais ce n’est pas pareil pour le capitalisme américain. Les Anglais ont connu une perte d’influence et se sont ressaisis. Il y a eu une période de panique aux USA et des théoriciens ont dit : la productivité, ce n’est plus notre atout maître, vu que les Japonais et les Allemands sont en train de nous surclasser ; il faut donc exploiter les forces qui nous restent, dont la puissance financière. Cela ne s’est donc pas fait entièrement comme tu l’as dit. Les pays qui devaient regagner du terrain l’ont fait…

JW : Il y a, bien sûr, des rapports de force et de puissance, c’est un peu la question de la poule et de l’œuf. Il y a des reprises en main, mais elles vont de pair avec la dynamique du capital. Où en est le Japon aujourd’hui ? C’est un pays qui vit depuis une vingtaine d’années dans la stagnation et les mêmes qui prédisaient le remplacement des États-Unis par le Japon nous prédisent aujourd’hui le remplacement par la Chine ! Mais soyons sérieux, la croissance du capital fictif a permis la restructuration des entreprises américaines et le développement des NTIC et ce n’est ni l’Allemagne ni la Chine qui ont la plus forte productivité du travail…mais la France.

Claude : Remarque un peu philosophique : pourquoi parler de rationalité ?

JW : Entièrement d’accord pour dire que le terme est impropre. Je l’utilise simplement dans le cadre de discussions polémiques, où des gens affirment que le système est fou. Il vaudrait mieux parler de logique interne.

Georges : Il suffit de dire de quelle rationalité on parle.

JW : Quand les pêcheurs de Saint-Tropez font grève et qu’ils avouent qu’ils font leurs courses au supermarché car c’est moins cher, voilà un exemple de rationalité au sens de « leur » rationalité, une nouvelle rationalité de consommateur qui remplace l’ancienne rationalité de producteur. Les micro-comportements, que ce soient ceux des patrons ou les nôtres, sont parfaitement rationnels au sens néo-classique du terme et c’est bien pour cela que cette idéologie néo-classique colle parfaitement avec ce qu’on appelle la « société de consommation ». Je connais un village de pêcheur en Espagne où j’achète la pêche locale sur le marché, alors que les habitants, eux, vont au supermarché où arrive le poisson du Pacifique et de l’Atlantique-nord, via Barcelone . En ce sens le capital creuse bien sa tombe, mais le capital en tant que rapport social qui ne nous est pas étranger. Nous creusons notre propre tombe.

Eduardo : Le capitalisme a une rationalité interne, certes. Machiavel n’a-t-il pas dit que le nerf de la guerre, ce n’est pas l’argent, mais le fer (les hommes en armes) ? Effectivement, la révolution n’éclate pas parce que les gens sont pauvres, mais parce qu’il y a la guerre. On ne peut pas expliquer l’évolution sociale par le seul développement des forces productives. Quand nous critiquons la rationalité du système, nous utilisons la même rationalité. N’y a-t-il pas du coup un aspect qui nous échappe ?

JW : Les questions du pouvoir et de l’État, dans leurs formes modernes (je ne parle pas de l’État de Bakounine occupant la mairie de Lyon quelques heures pendant la Commune), sont largement occultées par les marxistes et les anarchistes. Prenons l’exemple du choix du nucléaire : cela n’a  que peu à voir avec l’extraction de la plus-value, mais tout à voir avec une recherche de puissance qui s’organise à un niveau mondial. (il existe ainsi un centre mondial de développement de nouvelles technologies nucléaires à Bordeaux auquel participent les Japonais). Ce sont des questions de contrôle et de pouvoir.

Eduardo : Il nous manque une théorie pour relier ces éléments. L’État, c’est une simplification. Derrière, il y a le pouvoir politique. Le capitalisme n’est pas extérieur, il y a quelque chose d’autre. C’est à l’intérieur de ce système.

Henri S. : Tu as parlé à plusieurs reprises de rupture à propos des années 1970. Peux-tu préciser ta pensée ?

JW : La fin des années 1970 marque une rupture souvent oubliée. Subjectivement et objectivement, nous avons subi une défaite terrible. Celle du dernier assaut prolétarien (j’estime qu’il n’y en aura plus), mais également des autres mouvements, en France, en Italie. On ne s’en est toujours pas relevé. C’est une défaite politique, mais aussi théorique, car beaucoup d’idées que nous avions alors et qu’on pensait essentielles se sont révélées fausses, comme le rôle historique du prolétariat ou notre position de refus du travail. La « révolution du capital » qui n’a pas été une contre-révolution du type historique de celle de 1848 par exemple, a produit une rupture avec ce que nous appelons le fil rouge des luttes de classes. Nous en prenons acte, mais contrairement à d’autres qui en concluent que tout cela est à rejeter parce que finalement le prolétariat n’a jamais été révolutionnaire (Krisis) ou parce que la classe ouvrière a toujours été industrialiste et progressiste (EDN, « primitivistes » comme Zerzan), nous nous y rattachons encore (Temps critiques).
Le passage de l’usine productive concentrant production et ouvriers dans des « forteresses ouvrières » à l’entreprise éclatée en de multiples centres reliés par une stratégie globale et non pas seulement productive a matérialisé et structuré notre défaite. Ce n’est pas seulement qu’on a perdu une bataille, c’est que ce n’est plus le même champ de bataille. Quand, par exemple, des profs d’histoire-géo emmènent des élèves voir les mines du Creusot pour leur faire connaître la condition ouvrière et que les élèves – surtout ceux de milieu populaire – ressortent en disant : c’était un « boulot de bâtards ! », c’est qu’il n’y a plus d’affirmation de l’ancienne identité et fierté ouvrière. Autrefois, quand on demandait aux élèves la profession de leurs parents, ils répondaient : « Mon père est mineur » ; aujourd’hui, certains disent : « Mon père est fonctionnaire. » Aucune référence au métier, tout juste à un statut. Des élèves estiment aussi qu’être agent de sécurité, c’est mieux que d’être ouvrier, car tu as un uniforme et un boulot peu salissant. Il n’y a pas de transmission,  c’est le flou absolu. On est dans un autre monde, celui de la société capitalisée qui n’est plus une société du travail, même si elle est encore organisée autour du travail à travers le système du salariat.
Autre élément de rupture : la production n’est plus organisée de la même façon. Remise en cause – en partie – de l’OST et surtout du collectif de travail. L’autonomie accrue des taches nouvelles repose plus sur les individualités que sur le collectif. La compétence remplace la qualification.
Et même si c’est toujours le salariat qui organise les rapports sociaux, il y a l’arrêt d’un mouvement historique. En effet, on pouvait jusqu’à maintenant parler d’une tendance séculaire à la salarisation de toute la population. Or aujourd’hui, on assiste à une sortie du salariat par le haut et par le bas. Par le haut : les cadres ne sont plus véritablement des salariés, ce ne sont plus essentiellement des techniciens de la production, mais des gestionnaires. ils sont payés en bonus et en stock-options. Par le bas : les gens sans qualification sont tenus en lisière du travail dans des situations floues de stages, périodes d’emploi précaire, aide à la création d’entreprise à destination précaire qui définissent la nouvelle situation de « l’employabilité ». Toutes ces transformations remettent en question les outils statistiques du pouvoir et par exemple la définition de la population active établie par l’INSEE, en période de plein emploi.
Dans les années 1950, l’INSEE classifiait les chômeurs comme des actifs car le chômage était une parenthèse entre deux périodes de travail. Aujourd’hui, pour certains, le travail apparaît comme une parenthèse entre deux périodes de chômage. On a des surnuméraires permanents. Même quand la croissance redémarre, le chômage ne régresse pas car le système repose sur l’intensification du travail (augmentation de la productivité et bataille pour les gains de parts de marché) et non pas son extensivité (augmentation de la production et de la taille du marché). Or aujourd’hui l’accent est uniquement mis sur la compétitivité dans le cadre de marchés globalement saturés. C’est déjà l’assurance d’une hausse continue du chômage car le redémarrage de la croissance, si démarrage il y a, ne sera pas, sur cette base, riche en emplois. En effet, trois variables entrent en jeu : le taux de croissance du PIB, le taux de croissance de la productivité du travail, le taux de croissance de l’emploi. Pour que l’emploi augmente il faut que la croissance du PIB soit supérieure à l’augmentation de la productivité3. C’est ce qui s’est passé pendant les trente glorieuses durant lesquelles la croissance était à la fois extensive et intensive. La position de l’Allemagne va dans un tout autre sens puisque son adoption à l’échelle de l’Europe conduirait à creuser les inégalités de compétitivité entre pays de la zone euro à son profit, l’accent n’étant mis que sur les gains de productivité (et la baisse des dépenses publiques).

Claude O. : Qu’est-ce que cela veut dire que les marchés sont saturés globalement ?

JW : Ils ne le sont pas dans l’absolu, mais de manière relative. Dans l’automobile, par exemple, saturation ne veut pas dire qu’on ne peut plus vendre de voitures, mais qu’on ne peut les vendre qu’en passant par une hausse de la compétitivité capable de réduire les coûts : chaque constructeur cherche à grignoter des parts de marché plutôt qu’à augmenter sa production en abaissant son « point mort », c-à-d le nombre de voiture minimum à partir duquel il commence à gagner de l’argent4. L’Europe s’organise sur la base d’une croissance sur des marchés saturés car elle intervient plus sur des marchés traditionnels que sur ceux liés à des innovations récentes et qui sont encore en expansion. La conséquence en est que les excédents des uns sont les déficits des autres puisque la zone euro commerce surtout avec elle-même.  L’Allemagne a enfoncé la Grèce, l’Espagne, l’Italie et le Portugal qui ne peuvent compenser cette inégalité de compétitivité par une dévaluation monétaire qui était la norme dans ce cas avant la création de l’euro.

Larry : Les excès de crédit, les folies de la Grèce ont permis à l’Allemagne d’exporter.

JW : Oui, cela à créer de la demande pour des produits d’importation ou comme en Espagne pour des grands travaux d’infrastructure financés en partie par la communauté européenne.
Il y a des ruptures aussi au niveau financier : à partir du moment où les Américains décident que les monnaies flottent, une différenciation s’instaure entre les pays anglo-saxons (taux flottants) et l’Europe et la Chine qui décident de ne pas suivre cette injonction (taux fixes). Une des armes traditionnelles de gestion des crises disparaît. Une monnaie souveraine permettait d’avoir une politique contra-cyclique (balancer ou retirer de l’argent en fonction du cycle pour en corriger les effets trop marqués). Avec la monnaie unique, l’indépendance des banques centrales et une banque centrale européenne régit par les critères de convergence de Maastricht, on ne peut plus procéder ainsi.
La politique allemande (hantée par le spectre de la crise de 1923) est certes critiquable, mais elle représente pourtant une tentative de limiter la fictivisation et la financiarisation des économies. L’Allemagne tente de rétablir la situation, mais à son avantage. L’indépendance de la Banque centrale européenne doit permettre d’éviter les abus des pays du sud de l’Europe. Dans la position allemande, il y a une certaine rationalité. Ce qui est irrationnel, c’est l’adhésion de la France à cette politique.

Claude H. : On n’a pas parlé de l’irrationalité profonde de l’ensemble du système par rapport à l’écologie. Si les Chinois achètent des millions de voitures, où cela va-t-il nous mener ?

JW : Les sociétés modernes ont développé une vision bourgeoise du progrès qui a reçu le soutien de la théorie marxiste, y compris radicale, et des organisations ouvrières, mais aujourd’hui il n’y a plus de théorie ni de vision équivalente, ni chez les contestataires (la notion de « communisation » reprise par certains ne rend pas compte des nouveaux problèmes de la révolution comme si on pouvait et devait tout communiser) ni du côté du pouvoir (les droits à polluer sont un exemple de gestion de court terme au coup par coup et la notion de « développement durable » n’est qu’un effet d’annonce). Mais dire qu’on va dans le mur comme le dit Claude, ne me paraît pas aider à comprendre ce qui se passe, encore moins à intervenir. Si on va dans le mur, comme tu le dis, alors cultiver son jardin est une bonne activité.

Eduardo : Ce n’est pas ça, le problème. Est-ce que la rupture dont tu parles n’est pas liée à un bouleversement des représentations ? Dans les années 1960-1970, il s’est produit une rupture avec une restructuration de l’imaginaire social, qui dépossède les humains de toute possibilité d’intervention (cf. Lyotard et tous les post-ceci ou –cela). En 1973, il y a cinq éditions de L’Anthropologie structurale de Lévi-Strauss (écrite en 1957), qui généralise ce qui est commun à l’ensemble de l’humanité. Cette rupture apparaît aussi sur la question des droits de l’homme.

Henri S. : Pour revenir sur l’idée d’irrationalité : il y a en soubassement la recherche du profit. Même avec l’effet de serre… Grâce à la fonte des glaces, un projet de fibre optique passant par la Russie voit le jour, qui va permettre aux spéculateurs de gagner des nano-secondes.

Claude O. : Je propose qu’on extermine la question de la rationalité – car peut-être que la meilleure chose que puisse faire l’humanité, c’est de s’autodétruire … Dans ton regard sur les années 1970, les termes qui me gênent sont rupture et défaite. Je n’ai pas vécu cette période comme ça. Tu as très bien décrit les transformations du champ social qui se sont faites progressivement. Il y a des phénomènes qu’on n’a pas vus apparaître, comme les CDD, les agences de notation, etc. Personne n’en parlait alors. Cela correspond à une mutation. Mais moi, je vois tout ça comme une évolution ou une accélération, pas comme une rupture. En outre, pour qu’il y ait eu défaite, terme qui apparaît souvent dans vos écrits, il faut qu’il y ait eu bataille. Des théories, il y en a eu, mais un affrontement entre deux forces ? J’ai plutôt l’impression qu’il s’est produit dans les années 1970 une réorganisation, dans les esprits comme dans l’économie, qui a fait s’éloigner la perspective d’une transformation sociale. Je ne conteste pas la description qui en est faite dans vos écrits, mais je n’arrive pas à y voir une défaite.
Par ailleurs, il y a effectivement beaucoup de gens qui se réjouissent de la crise. L’engouement pour les théories simplistes s’explique par le fait que les théories plus élaborées, comme la vôtre, sont moins « portatives » – un peu comme si, dans un bureau, il fallait, pour faire marcher et coordonner les ordinateurs et tout le reste, que toutes les personnes sur place maîtrisent les connaissances en informatique.
Nous ne sommes pas là pour savoir si Castoriadis avait raison ou tort, mais pour savoir si des perspectives d’émancipation vont s’ouvrir. Mais si pour cela il faut assimiler les arcanes bancaires, on n’y arrivera pas.

JW :  Quand on voit le désespoir de la femme de l’usine Wonder au retour du travail en 1968, les milliers de militants emprisonnés en Italie à la fin des années 1970, sur quoi ont débouché les luttes aux chantiers de Gdansk, la révolution portugaise… la défaite est bien là.

Claude O. : Ce sont des choses très différentes.

Henri S. : C’est une vision très limitée, très européenne… pas une vision mondiale.

JW : Je ne suis pas un économiste de formation et encore moins un spécialiste de la finance, mais j’ai été amené à m’y plonger. Je suis étonné qu’on accepte de faire de la psycho ou qu’on lise de l’ethno puisque Eduardo parle de Levi-Strauss et qu’on rechigne à se coltiner les questions de finance. Pourquoi ? Parce que c’est caca la finance ? Les bouquins de philo que tu as lus sont-ils plus difficiles à assimiler que ceux sur la finance ? Les étudiants font bien des maths, de la psycho, alors pourquoi ne pas se taper de la finance ? Moi, cela ne m’amuse pas spécialement non plus. Mais  il s’agit de se donner les moyens de lutter contre ces trucs-là en en comprenant les mécanismes.
A propos de la théorie critique : les numéros de S ou B étaient mangés par les rats au fond des caves des librairies militantes dans les années 1960, puis ils sont sortis comme d’une boîte magique en 1967-68. La réflexion théorique s’inscrit toujours dans son époque, elle n’est jamais indépendante et déconnectée même si elle semble ne toucher que peu de monde sur le moment et elle ne nous dit rien sur l’usage qui pourrait en être fait par la suite. Il faut donc rester à la fois modeste sur ce qu’on peut faire, mais très ferme sur la nécessité de le faire.
Reprenons la question de la crise. Si une crise terrible doit nous tomber dessus, on a intérêt à être armé au noveau théorique. Est-ce qu’il faut aller gueuler avec les autres : « C’est la faute des banques » ? (Theodorakis vient de faire allusion aux  « banques juives », Paul Jorion dialogue avec des anti-sémites sur son site.) Va-t-on laisser dire aux Occupy   que nous sommes les 99% et qu’ils sont les 1 % contre nous sans évoquer le problème de la hiérarchie ? Il faut le dire, que ce n’est pas le « 1 % » qui nous domine ; il est essentiel de montrer que les mécanismes de domination sont tout autour de nous, à tous les échelons. Les discours sur la souffrance au travail et sur le harcèlement moral expliquent mieux la participation de tous à la reproduction des rapports sociaux de domination que les slogans simplificateurs qui désigne des boucs-émissaires ou des cibles faciles et rassurantes (traders, banquiers à gros cigares, patrons à parachutes dorés, politiciens achetés). Nous n’avons pas d’ennemi clairement identifié parce que la société capitalisée est compacte et n’est plus délimitée par une ligne de classe. L’Etat non plus n’ a plus d’ennemi intérieur déclaré et c’est pour ça qu’il a tendance à criminaliser toute lutte, qu’il édicte des lois anti-terroristes  disproportionnées, bref qu’il tend à instaurer l’état d’exception.
Henri, je sais que tu crains toujours de voir se constituer une avant-garde, mais ce n’est pas le problème. Nous sommes tous ici contre les avant-gardes autoproclamées, mais dans les luttes, il y a toujours des personnes qui portent les choses et les idées, qui se font entendre et qui sont entendues. Il ne faut pas se cacher par rapport à nos capacités d’intervention. Être capables de dire qu’on n’est pas d’accord avec quelque chose et savoir expliquer pourquoi, c’est aussi notre tâche.

Claude O. : Un autre point pas facile à saisir dans vos écrits, c’est l’idée d’inessentialisation de la force de travail. Je ne sais pas jusqu’à quel point il faut l’admettre. Si le travail est devenu inessentiel, qu’est-ce qui est essentiel ?

JW : Je vois à l’œuvre un processus d’artificialisation. Pour les enfants d’aujourd’hui, le lait vient de la brique en carton, plus de la vache. Comment comprendre dans notre société que c’est la vache qui fait le lait ? La production semble tomber du ciel car il n’y a plus d’agriculteurs et l’individu de la société capitalisée ne s’aperçoit qu’il y a des ouvriers ou des salariés que lorsqu’ils font grève et que la machine s’arrête, bref, quand ils font « chier » d’autres ouvriers ou salariés. Le travail n’est plus un passeport suffisant de légitimation même s’il reste nécessaire pour ne pas être ostracisé. L’élaboration théorique de S ou B a correspondu dans un sens à la phase finale de l’idée d’une gestion de la production par les producteurs.

Henri : Que fais-tu des centaines de millions de Chinois et d’Indiens qui font tourner les usines ? Ton raisonnement est géographiquement trop limité.

Georges : Non, c’est le même processus qui est à l’œuvre.

JW : La Chine connaît déjà des délocalisations et la substitution des hommes par les machines dans des entreprises hyper-modernes et non plus dans de simples ateliers. Des dizaines de millions de Chinois vont être jetés hors de la production quelques années à peine après y être entrés. Il n’y aura sans doute pas de stabilisation comme dans notre modèle de révolution industrielle européenne, mais de gigantesque révoltes paysannes et ouvrières sur le modèle des jacqueries.
Deux phénomènes sont en cours qui se complètent : automatisation (substitution capital/travail) et délocalisation dans des pays à moindre coût de main-d’œuvre, comme au Vietnam. Il y a une accélération de l’industrialisation et des surnuméraires. En Inde aussi : le cas de Bangalore, la Silicon Valley indienne où l’on voit beaucoup d’étudiants étrangers, ne peut pas être multiplié à l’infini dans des pays qui n’ont toujours pas réalisé leur révolution agricole !

Claude O. : Quand un pôle technologique de pointe s’installe à Bangalore, c’est bien avec des machines déjà construites ailleurs.

Henri S. : Tu sembles oublier le phénomène de la sous-traitance.

JW : Non, cela dépend des régions. Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a plus de production. On ne peut nier que le capital se développe en Chine, mais le développement de la Chine est un phénomène bien particulier qui reste à notre échelle une énigme, y compris pour ceux qui y vivent depuis longtemps. Il peut y avoir développement du capital sans qu’il y ait société capitaliste et là j’en reviens à l’utilité d’une relecture de Braudel…et de Castoriadis5.
Marx disait que l’idéal, ce serait que tous les ouvriers soient déjà dans la situation des ouvriers américains, qu’ils ne soient pas d’anciens artisans ou paysans, qu’ils soient pure force de travail… C’est la situation qu’on a aujourd’hui. L’impression de transformer le monde, d’aller dans le sens du progrès, toutes ces choses-là allaient dans le sens de la valorisation capitaliste, mais aussi de la valorisation ouvrière. C’était une fierté d’être mineur ; or aujourd’hui cette identité ouvrière qui reposait sur un mélange de valeurs tirées de l’ancienne communauté paysanne avec ses  révoltes sporadiques et de valeurs urbaines nouvelles faites à la fois d’individualisation, de solidarité et de discipline6 n’existe plus. Le travail, c’est surtout un revenu – mis à part son rôle disciplinaire.
Les deux tiers des salariés « ouvriers » ne travaillent pas en usine ; aujourd’hui le travailleur type c’est l’ouvrier du bâtiment ou des travaux publics, et ce sont des gens qui pour x raisons ont une mentalité de petit patron, pas une mentalité ouvrière et encore moins cette « expérience prolétarienne » dont parlait Cl.Lefort dans SoB.

Nicole : Je peux admettre cette idée d’inessentialisation de la force du travail, mais c’est votre idée que cela a entraîné une disparition de ce que vous appelez la « valeur travail » (en établissant une sorte de correspondance entre valeur dans son sens capitaliste et valeur morale) qui ne me convainc pas. La valeur du travail reste à mon avis quelque chose de structurant dans nos sociétés.

JW : La structuration dont tu parles résiste à travers le salariat qui d’une part organise encore la force de travail, y compris en lisière du travail (extension des stages à l’infini, simulation de situations de travail, apprentissage, RMI, RSA etc) et d’autre part contrôle cette force de travail sur une base plus large que celle du travail concret (ex : le contrôle par pôle-emploi).

Nicole : Non, c’est le travail. Le processus d’inessentialisation que tu as décris se traduit chez les salariés par de la souffrance (voir toute la littérature récente sur le sujet), et cette souffrance témoigne d’une certaine manière du fait que les salariés restent attachés au fait de travailler. Pour beaucoup, aujourd’hui encore, le travail structure la vie, socialise, donne du sens, consacre une place dans la société… D’une manière plus générale, j’ai le sentiment que vous établissez une sorte d’équivalence automatique entre position dans l’organisation économique, dans la division du travail, et mentalité, ce qui me paraît très réducteur, car il y a bien d’autres éléments qui entrent en jeu, et notamment le poids de l’histoire, de l’histoire des luttes notamment. Cela se ressent aussi dans votre analyse des mouvements sociaux : vous semblez considérer que c’est exclusivement la place dans la chaîne de production qui décide de la disposition à lutter pour des objectifs corporatistes ou au contraire plus radicaux. Je cite : « Si le secteur de la raffinerie a été en pointe [à l’automne 2010], c’est qu’il participe de la reproduction du capital »  – à mon avis, l’histoire syndicale du secteur, et les tensions internes à la CGT, expliquent au moins autant leur entrée en lutte… et leur sortie soudaine. A l’inverse, tu dis des coordinations de 1986 qu’elles « exprimaient déjà la fin de l’unité de classe comme projet et le repli sur ce qu’on pourrait appeler un ‘basisme corporatiste’ ». Or on pourrait tout aussi bien y voir la redécouverte d’une forme de solidarité de classe par des catégories de salariés qui y étaient jusque-là assez étrangères.
Pour dire deux mots sur ton texte sur la crise : il y a beaucoup de choses qui sont séduisantes dans ton analyse, mais au bout du compte, où est passée la lutte de classes ? Considères-tu qu’elle a fait long feu ? Dans la dynamique que tu décris, on ne voit que la dynamique du capital. La souffrance au travail n’est-elle pas elle aussi, au bout du compte, un produit de la lutte de classes ?

JW : De la lutte, pas de la lutte de classes. En France en 1986, il y a les coordinations qui apparaissent, mais qu’est-ce qui se passe ? Les roulants roulent pour eux-mêmes.

Nicole : Tu ne retiens que l’aspect revendicatif des choses, en oubliant toute la dynamique interne qui a permis d’aborder beaucoup d’autres questions, la remise en cause du rôle d’infirmières bonnes sœurs, par exemple.

JW : Mais la dynamique interne, elle disparaît quand la lutte s’arrête. Globalement, tout l’intérêt du mouvement n’existe que dans le mouvement ; après, c’est mort. Ce qui m’intéresse, c’est comment comprendre ces mouvements répétitifs depuis 1995 dans le cadre de l’épuisement du mouvement social, thématique abordée également par Lieux communs.

Gianni : Ce que tu dis sur la mémoire de la lutte et la lutte était déjà vrai autrefois, dans d’autres conditions sociales. Et ce qui structure le mouvement, ce sont parfois aussi des luttes catégorielles. Les cheminots ont été un élément déterminant et porteur de la lutte de classes dès le XIXe siècle. S’il y a une rupture intéressante, c’est justement la réapparition de la forme coordination ou conseil au moment où personne n’y pense, dans un contexte où le syndicat n’est plus une forme capable de servir la lutte. On a plutôt là, il me semble, un contre-exemple de l’idée d’absence de lutte de classes.

JW : Je ne le donnais pas comme exemple de l’absence de lutte de classes, mais comme une des dernières formes d’expression de la lutte des classes au sens où les gens peuvent encore s’affirmer comme étant ce qu’ils sont, mais dans un cadre très corporatiste. Aujourd’hui, on le voit bien, il y a une dissociation. Quand les gens disent : on va jeter les produits toxiques dans la rivière si vous continuez à nous faire chier, ils expriment  l’irreproductibilité de leur force de travail.

Nicole : Mais pourquoi en tirer la conclusion de la fin d’une identité collective ?

JW : Dans toute lutte, il y a des rapports de force, mais être acculé à faire sauter la boîte, ou polluer sciemment l’environnement comme moyen de pression ce n’est pas la même chose que de balancer le patron par la fenêtre ou de faire une grève dure, ce n’est pas la même situation.
La difficulté à mener les luttes sur la base de ce que tu es, parce que ce que tu es s’est transformé, c’est une tendance assez générale. Quand tu perds la finalité, tu ne peux plus l’affirmer dans la lutte. C’est l’ancrage qui t’était reconnu par l’ennemi qui légitimait ta lutte. Aujourd’hui tout le monde parle en termes de prise d’otages, la grève est remise en cause au nom du fait que ça gêne les autres. Si les grèves des fonctionnaires sont mal vécues, c’est souvent que leur grève gêne les « vrais » travailleurs.

Gianni : C’était déjà vrai dans les années 1970, lors des grèves italiennes en lien avec  l’échelle mobile, par exemple. Tout cela nous ramène à l’évolution défavorable du rapport de forces. Je pense qu’on peut parler de la défaite des classes exploitées par rapport aux exploiteurs.

JW : Oui, mais ces arguments sur la défaite, sur le capitalisme comme le moins mauvais des systèmes avec l’écroulement du bloc soviétique, ont été intériorisés alors qu’avant c’était plus extérieur. Aujourd’hui, la légitimité de faire grève est déniée y compris aux salariés du privé. « Avec le nombre de chômeurs qu’il y a, comment peuvent-ils se permettre de faire grève ? », voilà ce qu’on entend.

Gianni : Pas d’accord. Quand les gens avaient mis les bonbonnes de gaz sur le toit de l’usine, par exemple, cela avait été compris. J’ai l’impression que tu prends au sérieux le discours syndical, qui serait le seul discours légitime…

Nicole : Il faut aussi tenir compte de ce qui ne se dit pas. Chez les travailleurs qui se tapent tous les jours des longs trajets dans des conditions souvent éprouvantes et qui, les jours de grève des transports, souffrent et ne bronchent pas, j’ai tendance à voir plutôt une sorte de solidarité silencieuse. Le problème, dans la situation actuelle, c’est qu’on n’entend que le bruit du discours des dominants.

JW : Ce n’est pas incompatible avec ce que je viens de dire.

François : Mais sur quoi construis-tu un discours d’émancipation ? Sur quelles forces sociales ?

JW : Même si je considère que la lutte de classes n’existe plus au sens strict où Marx l’entendait, il y a sur les lieux de travail une combativité latente, que certains appellent une lutte de classes quotidienne (cf. la feuille du même nom publiée par Echanges et mouvement).
Je ne l’appelle pas comme cela, mais, lorsqu’il y a de l’affrontement, nous nous interrogeons sur le point de savoir s’il s’agit d’une protestation éthique ou d’une résistance à ce qui apparaît comme un dysfonctionnement du « système » ou bien encore, et c’est ce qui nous paraît justement porteur d’autre chose, l’amorce d’une pratique d’écart avec ce qui est attendu aussi bien de la part du pouvoir que de la part des organisations ouvrières traditionnelles. Pour le moment du moins, quand ces mouvements sont connectés au travail, ils débouchent le plus souvent sur un isolement et sur une normalisation. Par exemple, les instituteurs, lorsqu’ils se sont opposés au fichier base élèves et à la réforme de l’enseignement du premier degré, ils ont écrit une lettre  individuelle nominative pour faire savoir qu’ils désobéissaient et ne « fonctionneraient » pas. Ils ont été environ 3’000 à le faire et à l’envoyer, mais autour d’eux des milliers et des milliers discutaient et luttaient avec eux en refusant d’obéir et d’appliquer la réforme. Cela a fait très peur car les fonctionnaires sont faits pour fonctionner pas pour contester et les médias ont amplifié la chose, mais comme ce mouvement restait connecté au travail, il y avait un risque de sanction professionnelle et la majorité des enseignants du primaire n’a pas signé la lettre de désobéissance et finalement a appliqué la réforme avec un an de retard une fois le soufflet retombé. Tout s’est normalisé sauf pour les 3000 qui se retrouvent isolés. A notre époque, la force collective apparaît dans des mouvements qui reposent sur une prise de risque individuelle préalable à des combats collectifs justement parce que « le collectif » n’est plus donnée directement par le travail . C’est un aspect très important qui est complètement à rebours de toute culture syndicale7

Larry : Sur la question de la démocratie, vous dites que les indignés espagnols visent à mettre au goût du jour la démocratie directe et que cela semble désuet.
Je ne suis pas sûr que la question de la démocratie ne reste plus une idée vivante dans notre société, ne serait-ce que pour nous prouver à nous-mêmes quelque chose. Car quand on agit, il faut se doter de formes d’auto-activité.

JW : D’un côté, nous disons que les formes démocratiques des AG restent très formelles. La CGT maintenant s’est recyclée, elle fait mieux parfois que les coordinations dans l’assembléisme démocratique. Elle s’est rendue compte que c’était nécessaire pour survivre. C’est un peu ce qu’André Dréan appelle « la forme d’abord » qui semble primer sur le contenu, mais du point de vue de la lutte, il n’y a rien qui change. Personne ne remet en cause la revendication syndicale ou politique de base. Par exemple en 2003 et en 2010 on est contre la réforme des retraites, mais personne n’énonce le simple fait que si on veut la retraite c’est parce qu’il y en a marre du travail ou du moins de ce travail. Il n’y a pas besoin de prendre des positions extrêmes pour créer un écart. Il suffit de prendre conscience que la centralité prise par les luttes sur la retraite depuis quinze ans exprime une dévalorisation de fait du travail. Après si on veut être plus radical, on peut toujours dire que le problème de la retraite n’existe que parce qu’il y a travail au sens capitaliste du terme du moins.

Eduardo : Je ne suis pas d’accord, vous oubliez quelque chose de fondamental. En Argentine, en 2001, dans le mouvement des indignés… la question de la démocratie s’est posée. C’est un élément constant de ce type de mouvement.

JW : Pour moi, cela ne change pas les choses fondamentalement. Si une AG laisse s’exprimer une forme démocratique, c’est que ce n’est pas déterminant pour le contrôle du mouvement.  On a vu chez les indignés en France que la parole était très verrouillée à l’intérieur même des AG.

Jacques : Un camarade grec est venu nous faire un compte rendu de la façon dont cela se passait lors de l’occupation de Syntagma. Au fur et à mesure que le temps passait, les gens venaient de moins en moins nombreux et les porte-parole se trouvaient en contradiction avec les principes démocratiques mis en avant.

Nicole : Il faut voir aussi comment les syndicats conçoivent concrètement la démocratie assembléaire… Chez les cheminots lors du mouvement des retraites, par exemple, la parole était libre dans les assemblées qu’ils organisaient, mais les décisions étaient prises ailleurs, en petit comité de bureaucrates, et ces assemblées étaient organisées par petits secteurs géographiques, sans contact possible avec les secteurs voisins…

JW : Je dis qu’on ne peut pas ignorer la question de la démocratie parce qu’elle resurgit, mais faut-il en faire un discours revivifiant sur la démocratie comme le fait Guy Fargette dans son Crépuscule du XXème siècle ? Ne se raccroche t-il pas à la démocratie surtout pour discréditer  l’idée même du communisme ?

Eduardo : Dans la Révolution française, on a valorisé les assemblées primaires et tous les délégués étaient mandatés… C’est une exigence qu’on voit réapparaître régulièrement.

JW : Sur la question des sans-papiers, on retrouve aussi la question de la solidarité. La Révolution française était une révolution internationaliste et si la question se repose aujourd’hui, c’est parce qu’il y a en jeu, là aussi, un principe d’universalité, la question de la fraternité (problème des sans-papiers). Même chose pour le thème de l’égalité : la Révolution française posait le problème de l’égalité des conditions et non pas de l’égalité absolue or aujourd’hui réapparaissent des inégalités de conditions et pas seulement des inégalités de revenus. Ces thèmes nous interpellent à nouveau et l’on comprend pourquoi on voit se dessiner un courant républicain, dans le sens universaliste du terme, même s’il suit majoritairement une voie citoyenniste et pro-étatique qui ne nous enchante guère.

  1. Le groupe qui publie Perspectives internationalistes, par exemple. []
  2. Larry parle des deux articles du n° 16 de Temps critiques, que j’avais envoyé sur la liste avant la réunion; à savoir “Des grèves d’octobre à…” et “Derrière la crise financière, l’unification problématique du capital”. Ici, dans son intervention, je pense que Larry fait référence au premier de ces textes. []
  3. On estime en moyenne qu’un taux de croissance d’un peu plus de 2% l’an permet de créer des emplois dans la mesure où l’augmentation de productivité moyenne se situe autour de 1%. Il est bien évident que ce raisonnement ne tient que pour le secteur concurrentiel. La création d’emplois publics ou semi-publics ou d’emplois aidés ou d’emplois “solidaires” obéit à d’autres règles. []
  4. Par un exemple, si le point mort de Renault est plus bas que celui de Peugeot (ce qui est le cas), Renault peut se permettre de résister à une saturation conjoncturelle puisqu’il ne perd de l’argent qu’à partir d’un bas niveau de production et son redémarrage sera d’autant plus rapide quand la tendance s’inversera puisqu’il en regagnera plus rapidement que son concurrent. Le but donc : non pas produire plus mais produire mieux…tout en étant capable de produire plus le cas échéant et c’est là qu’intervient le problème des marges de profit, mais ça demanderait des développements complémentaires trop importants. []
  5. Sur la distinction entre capital et capitalisme je renvoie à l’éditorial du n°15 de Temps critiques  “Capitalisme, capital et société capit    alisée” et à mon article du même numéro : “La Chine dans le procès de totalisation du capital”. []
  6. Discipline imposée par la l’organisation d’usine et le pouvoir patronal, mais reprise dans l’idéologie ouvrière du respect de l’outil de travail et la forme politique ouvrière dominante exprimée par et dans le stalinisme. []
  7. Par exemple tout en soutenant le mouvement des instits, la CNT-Vignoles et SUD ont dits à leurs militants de ne pas signer la lettre individuellement et cela non seulement parce que ce mouvement se voulait autonome des organisations, mais surtout parce que ça ne se fait pas! []

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