État et manifestations contre la loi sécurité globale

Sur les tendances émeutistes des manifestations

Les manifestations récentes contre l’article 24 de la loi sur la sécurité globale et en réaction, entre autres, à l’agression policière contre Michel Zecler, montrent que celles-ci ne font plus médiation en tant qu’expression d’un antagonisme entre pouvoir et forces sociales/politiques, comme le faisaient auparavant celles qui étaient convoquées par les organisations ouvrières traditionnelles. En effet, elles mêlaient étroitement et adroitement les manifestations catégorielles, de la manifestation des intermittents à la manifestation des infirmières, en passant par celle des enseignants, avec les manifestations plus unitaires et plus politiques comme celles sur la loi-travail et contre la réforme des retraites. Les différences de revendications et les différentes conceptions de l’expression des antagonismes ou plus modestement de la conflictualité capital/travail s’avéraient secondaires tant que la transmission des mécontentements s’y opéraient. C’est la taille de la manifestation qui déterminait sa réussite ou son échec encore davantage que le taux de grévistes sensiblement en baisse au fil des années, à tel point que leur horaire de départ (souvent vers 11 h-11 h 30) était de plus en plus déterminé syndicalement par la possibilité de rameuter du monde à la pause déjeuner pour faire nombre même sans faire grève, pour faire une démonstration de force même si elle en restait au stade de la démonstration.

Or, aujourd’hui, nous n’en sommes plus là. Ce n’est plus le service d’ordre syndical qui quadrille la manifestation, mais les forces de l’ordre dans un espace lui-même déterminé en fonction de ses finalités particulières au sein du dispositif urbain qui s’est imposé dans la société capitalisée. Un dispositif qui, comme dans le monde du travail privilégie la fluidité et la circulation et la rue est vue par l’État comme un lieu où l’individu se doit de n’être qu’un passant parmi d’autres, un explorateur du patrimoine, un consommateur dans de longues avenues emblématiques de la consommation et de la distinction comme les Champs-Élysées ou des établissements dans le goût de l’Hôtel Dieu transformé en temple du capitalisme. Toute autre attitude, et qui plus est collective, nous plonge dans une confrontation avec l’État comme les multiples manifestations de Gilets jaunes l’ont prouvé à partir du moment où elles ont affirmé en actes le fait qu’il n’y avait pas pour elles de zone interdite. Évidemment au quotidien cela ne se voit pas ou peu, car la fluidité et la circulation urbaine sont routinisées et que c’est seulement la rupture, pour une raison ou une autre, de cette routinisation qui produit un choc parce que, tout à coup, comme sur les ronds-points, on assiste à un détournement de la fonction codée qui s’avère intolérable non seulement pour les autorités qui déterminent les codes, mais aussi pour toutes les personnes qui travaillent et vivent de cette structuration de l’espace et qui se retrouvent impactés par le détournement1.

Si autant du côté des syndicats que du gouvernement on continue à compter le nombre de manifestants, pour ce dernier, il s’agit surtout de rendre compatible la manifestation avec l’objectif de la préservation des lieux marchands. À cet aune, c’est donc la place qu’occupe la manifestation dans les rapports de force politiques qui doit être revue.

Il est de plus en plus clair que les manifestants ne sont plus tolérés que dans un plan de circulation qui les exclut des lieux historiques de manifestation, des lieux de pouvoir et des zones de centre-ville comme si finalement la mobilité des manifestations n’étaient encore tolérée que comme un moment particulier du passage où simplement, le passant individuel devient passant collectif. Avec les arrêtés interdisant les manifestations en centre-ville à Lyon et dans bien d’autres villes on peut dire que le message est clair. Et dans un contexte sinistré de crise sanitaire, encore plus aujourd’hui qu’hier, nulle perturbation ne doit mettre en péril une activité économique et commerciale en souffrance. À Lyon, par exemple, les barrages à chaque intersection en direction de l’hyper-centre et sur les ponts de la Presqu’île, appliquent cet objectif. C’est alors chaque manifestant faisant un pas de côté par rapport à ce rôle passif de passant collectif, en devenant d’une manière ou d’une autre un activiste, qui devient alors porteur d’une possible résistance à la société capitalisée.

Depuis les grandes manifestations contre la loi-travail et jusqu’au mouvement des Gilets jaunes, une nouvelle structuration des manifestations s’est mise en place du fait du déclin syndical et de son incapacité à encadrer les manifestations ; du fait, complémentaire et en interaction, que de plus en plus de manifestants combatifs ne se reconnaissent plus sous aucun drapeau au sens propre comme figuré. Plus sous la banderole de leur entreprise ou administration, mais plus non plus sous les drapeaux des organisations gauchistes et anarchistes. La nouvelle structuration s’est alors établie sous la forme d’un cortège de tête qui ne représentait pas l’ordre habituel des défilés, le plus souvent déterminé en fonction du poids des organisations ouvrières (donc le plus souvent la CGT en tête). Le « rendu » était alors celui d’un cortège de tête regroupant les Gilets, les antifas parfois, les salariés les plus à la pointe des luttes du moment et ne se contentant pas de l’étiquette syndicale (cheminots, infirmières) et tout un chacun qui s’identifiait à une portion de manifestation « activiste » plus que passive. Sans autre représentativité que sa propre présence, il entretient un rapport ambigu avec une fraction peu importante numériquement opérant sur le modèle black block. Cette fraction initie son propre « défilé » au cœur de cortèges de tête qui ne leur appartiennent pourtant pas en propre et cela peut parfois apparaître, de ce fait, comme une sorte de coup de force sur la manifestation, alors qu’ils pensent sans doute tout cela naturel parce qu’ils s’en croient l’avant-garde. Un coup de force à vocation émeutière, mais sans les moyens et la force de son volontarisme exacerbé. Mais malgré toutes ces limites c’était encore dans un contexte et surtout un rapport de force où les cortèges pouvaient tenter de faire corps, de contenir ensemble syndicalistes et toutes les gauches même la plus insurrectionniste.

Aujourd’hui c’est le « cortège de tête » comme entité abstraite existant en soi et pour-soi, complètement composite (Gilets jaunes, féministes, teufeurs, BB, antifas, badauds, etc.) qui donne la mesure, sans plus aucunement se préoccuper de ce qui peut se passer à l’arrière comme par exemple le samedi 28 novembre où le gros de la manifestation est resté bloqué deux heures à son point de départ parce que la CGT, refusant de suivre un cortège de tête livré à lui-même, a décidé de bloquer sa progression au niveau de la préfecture où elle avait de toute façon prévu une prise de paroles sur les centres de rétention.

Pourtant le cortège de tête n’est pas complètement artificiel et d’ailleurs nous y participons, mais il n’est plus représentatif du rapport de force que produirait un mouvement dans sa lutte. Il ne manifeste plus qu’en creux, le fait que rien n’est réglé de ce qui a fait les luttes précédentes, mais le rapport de force s’est inversé. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement quand les manifestants disent s’opposer à l’article 24 au nom de la liberté d’expression et ne pas s’opposer aux mesures tout aussi antidémocratiques qui sont prises au nom de la lutte contre la crise sanitaire ? Le but du cortège de tête n’est pas franchement établi et d’ailleurs la diversité des panneaux individuels signale bien cette hétérogénéité même et on pourrait dire surtout, à l’intérieur du cortège de tête ; mais faute de mieux tout le monde espère au moins un petit affrontement pour marquer le coup et ne pas rentrer bredouille, car rien de pire pour le moral d’un « radical » que d’avoir le sentiment d’avoir fait une manifestation pour rien. Un but vague disions-nous au point où les slogans les plus limités et inconsistants2 fleurissent et peuvent être repris en cœur comme le samedi 5 décembre par les antifas : « Darmanin démission » !

Ce cortège de tête qui s’effrite et se délite au fur et à mesure du trajet n’a alors plus l’intensité produite par la simple densité extrême du cortège compact de départ qui en lui-même donne de la force et porte une force potentielle. Ceux qui avancent sont rattrapés par d’autres qui leur disent de reculer ou d’attendre le gros des « troupes », le temps de latence produit par la rupture objective de la manifestation que, contrairement à Paris, la police n’a même pas besoin de scinder puisqu’elle se scinde elle-même, fait que la moindre rue perpendiculaire est alors utilisée par ce qui reste du cortège de tête comme lieu d’escarmouchesavec les forces de l’ordre dès qu’elles montrent le bout de leur nez cagoulé. On ne saurait dire à l’heure actuelle si c’est un nouveau rituel, mais du côté des manifestants la simulation émeutière est assez évidente. Elle se matérialise par la présence relativement importante de présumés black blocs qui, dans ce contexte de mise en cause des violences policières, ont tendance alors à se conduire bande contre bande en ciblant particulièrement les membres de la BAC pendant que les gentils accompagnateurs crient ACAB (All Cops Are Bastards). Des manifestants font du surplace et assistent à la chose tandis que d’autres avancent malgré tout en prenant de fait leur distance par peur ou indifférence ; mais tout le monde s’accommode des invectives et jets de projectiles malgré le peu de force de l’ordre à se mettre sous la dent. D’où un côté un peu surfait de tout cela, même quand il en ressort une certaine fierté de faire reculer 20 bacqueux sous un déluge de projectiles à la Fosse aux Ours. Tout se passe dans ce no man’s land où il n’y a pourtant rien à conquérir et en dehors de tout intérêt pour ce qu’il serait une attaque du « temple du capitalisme » qu’est devenu, l’ancien Hôtel-Dieu qu’il nous est aujourd’hui interdit d’approcher alors qu’il a moins d’un an il était bombardé de peintures et projectiles. Pourtant, les forces de l’ordre sont maintenant clairement dans la retenue ; les consignes sont maintenant de ne pas faire de « bavure », de se prémunir contre de nouvelles remontrances du gouvernement et des médias. Quand les forces de l’ordre interviennent, à la fin de ces manifestations qui n’en finissent pas de ne pas finir, c’est pour le repousser de façon complémentent théâtrale les résistants de la dernière heure, par exemple en avançant en ligne de face et en tapant sur leur bouclier avant de laisser faire le sale boulot à une BAC qui a attendu la tombée de la nuit qu’il n’y ait plus de journalistes… pour se livrer à sa basse besogne. D’où des blessés prévisibles mais invisibles comme le samedi 5 décembre (selon les street medics : au moins 3 blessés par des tirs de LBD à Lyon et trois personnes tabassées puis embarquées à la tombée de la nuit à l’angle de la rue Émile Zola et de la place Bellecour).

Le cortège de tête reste dans sa fixation d’une opposition à la police qui ne lui laisse aucune échappatoire surtout dans un rapport de force, nous l’avons déjà dit, devenu beaucoup plus défavorable que ces deux dernières années.

La Gauche pendant ce temps tente de récupérer de la crédibilité, déclaration de parcours après déclaration de parcours. Pour elle l’essentiel est que le cortège puisse se former et d’ailleurs cette position est reprise par certains Gilets jaunes organisés, mais qui sont en fait devenus ses supplétifs. En effet, ils se mettent aujourd’hui à signer au bas de n’importe quel appel ou collectif d’organisations, ce qu’on avait toujours refusé pendant le mouvement. Pour ses « résilients », la défaite non assumée les renvoie directement vers une convergence sans issue avec des organisations croupions qui se serrent d’autant plus les coudes que chacune séparément ne représente à peu près plus rien et se retrouve incapable d’appeler toute seule. Cette situation fait que ces manifestations demeurent, pour le moment, amarrées à un cap de « contestation légitime » des violences policières et leurs organisateurs seront sans doute prêts à accepter l’hypothèse de manifestations immobiles si cette idée déjà utilisée dans les faits à l’étranger passait tout à coup dans la tête du pouvoir en France.

Quelques participants aux manifestations à Lyon, le 15 décembre 2020

  1. Ainsi, on a pu voir à Lyon quelques commerçants indépendants du centre-ville assister et participer aux premières assemblées des Gilets, mais qui chaque fois que se décidait le trajet, posait la question : mais pourquoi dans le centre, pourquoi rue de la République comme si nous étions nous les ennemis. Au bout de deux ou trois AG, ils ne sont bien sûr plus revenus. Dans une situation, disons non insurrectionnelle, même si très troublée, il n’y avait tout simplement pas de solution et deux mois après nous vîmes apparaître des affichages sur tous les commerces indépendants, y compris les plus petits et les plus marginaux pour interdire les manifestations en centre-ville les samedis. []
  2. Quand on pense que les gauchistes et autres antifas critiquaient le côté non politique et non explicitement anticapitaliste des Gilets jaunes parce qu’ils voulaient simplement « Allez les chercher chez eux » ! C’est pourtant sûr que, quant à faire dans l’infra-politique, cela avait quand même une autre gueule. []

Relevé de notes sur la crise sanitaire (XIV)

Relevé de notes sur la crise sanitaire (XIV)

État et pandémies

Le caractère exceptionnel de cette crise n’est pas l’épidémie elle-même : il y en a eu d’autres, de grande ampleur, comme la grippe asiatique de 1957-1958 ou la grippe de Hong Kong en 1968-1969. Tous les hôpitaux étaient saturés, plus de 1 million de personnes sont mortes dans le monde et pourtant les journaux en ont très peu parlé le plus souvent en minimisant la gravité de la maladie. Ce qui est exceptionnel, c’est que, cette fois, les pouvoirs en place ont considéré que le sanitaire devait l’emporter sur tout le reste et cela dans pratiquement tous les pays du monde. Le caractère extrêmement brutal de l’épidémie a pris tout le monde de cours et les gouvernements ont quasi tous fait le même choix, en confinant leur population pour sauver des hôpitaux eux-mêmes victimes des politiques budgétaires antérieures et permettre la prise en charge de tous les patients.

Cette pandémie représente un moment de vérité pour l’État : en testant sa capacité à instaurer l’état d’urgence sanitaire, elle révèle sa capacité à la souveraineté, alors même que sa légitimité a pu être fortement ébranlée dans certains pays comme en France avec le mouvement des Gilets jaunes puis les manifestations contre la réforme des retraites, en Espagne avec la crise indépendantiste en Catalogne et en Italie avec l’ébranlement de l’ensemble des institutions, à Hong Kong aussi.

La gestion du Covid marque une prédominance de l’intervention autoritaire de l’État, même si elle n’est pas automatiquement associée à la nation, bien que les premières déclarations de Macron sur « la guerre au virus » furent tenues sur un ton césarien et que le pouvoir est allé jusqu’à s’appuyer sur un « Conseil de défense ». On peut dire que derrière cette priorité (à retardement) donnée à la santé, il y a la nécessité d’une affirmation résolue des pouvoirs en place, mais qui doit conserver les apparences d’une politique éthique.

Inégalités

La crise sanitaire est l’occasion, pour la presse, de se replonger dans la question des inégalités créées par les nouvelles mesures prises par les pouvoirs en place, ce qui est plus simple que d’aller aux racines de la domination du capitalisme. Ainsi, pour ce qui est de la fiscalité verte et alors que le mouvement des Gilets jaunes avait déjà posé la question des taxations énergétiques, l’impact de la fiscalité dite verte semble renforcer les inégalités. En effet, en valeur relative, cela nécessite un effort budgétaire bien plus important pour les ménages modestes : la fiscalité énergétique représente 4,5 % du revenu total des 20 % des ménages les plus modestes, trois fois plus que pour les 20 % de ménages les plus riches (1,3 % de leurs revenus). Pour la classe moyenne (le troisième quintile1 ), le poids est encore deux fois supérieur (2,5 % des revenus) à l’effort demandé aux plus aisés.

Les revenus ne sont pas le seul facteur d’inégalités des taxes vertes. Ainsi, les ménages vivant dans une commune rurale doivent payer en moyenne 1.160 euros par an de fiscalité énergétique, alors que ceux habitant Paris et sa zone urbaine ont droit à une facture bien moins élevée, à 665 euros. Le rapport gouvernemental montre que cette fiscalité représente en moyenne 2,8 % des revenus des ménages habitant dans une commune rurale, contre 1,3 % pour ceux habitant la région parisienne (Les Échos, le 28 octobre 2020, d’après un rapport pour le projet de loi de finances de 2021). Plus généralement les ministres des Finances des 37 pays de l’OCDE doivent se réunir pour discuter des conditions d’une croissance plus « inclusive » rendue encore plus nécessaire par la crise sanitaire. Des phrases comme « Personne ne doit être laissé de côté. Les inégalités détruisent notre contrat social et, à terme, menacent nos démocraties » et « taxer les grandes industries technologiques », « nous avons besoin d’une base fiscale adéquate » ont été prononcées, ce qui marque une intention de changement de cap par rapport aux trente dernières années (ibid.).

En Angleterre, la carte de l’épidémie reproduit, en risquant de l’accentuer, une persistante division socio-économique entre le nord et le sud de l’Angleterre. Le nord, environ 15 millions d’habitants, de Blackpool à Newcastle en passant par Liverpool, Leeds ou Hull, vit encore avec les traumatismes de la désindustrialisation brutale des années Thatcher, notamment la grève des mineurs de 1984-1985, très suivie dans le Nottinghamshire (centre-nord) et le Yorkshire (nord-est), mais cassée par le pouvoir conservateur. Les mines et les filatures ont fermé sans plans de reconversion pour des dizaines de milliers d’Anglais mis brusquement au chômage. Ces régions ne s’en sont toujours pas vraiment remises, accumulant un retard d’investissements et de croissance, encore aggravé par une dizaine d’années d’austérité conservatrice, à partir de 2008. Moindre accès aux soins de santé, aux transports en commun, à des emplois de qualité, espérance de vie réduite (71,9 ans en 2018 pour un homme vivant à Richmond, au sud de Londres, contre 53,3 ans à Blackpool, au nord-est, selon l’Institut national des statistiques)… Londres, 9 millions d’habitants, génère presque un quart du produit intérieur brut national et continue de proposer les emplois les mieux rémunérés du pays. Ce déséquilibre est une des explications souvent avancées du vote massif en faveur du Brexit dans certaines localités du nord du pays et des Midlands lors du référendum de 2016. Et, sans surprise, ces régions sont les premières à souffrir des conséquences économiques de la pandémie (Le Monde, le 29 octobre 2020).

Néanmoins, dans les pays à fortes mesures de chômage partiel (Allemagne, France) la situation est plus contrastée. Ainsi, l’Institut d’étude des politiques publiques en France constate qu’avec le chômage partiel, principale mesure en montant (34 milliards d’euros en 2020), les pertes de revenus des actifs durant le premier confinement du printemps (mars à juillet précisément) dessinent une « courbe en U » selon le niveau de vie des ménages. Ceux qui ont le moins pâti de la crise sont les travailleurs modestes, qui ont été mis au chômage partiel car leur poste n’était pas télétravaillable — au niveau du SMIC, l’indemnité est de 100 % du salaire. Mais les plus aisés tirent aussi leur épingle du jeu : plus souvent en télétravail, ils ne sont pas passés par la case chômage. Au milieu de la distribution des niveaux de vie, la perte de revenu a été jusqu’à 0,4 % pour les actifs qui ne pouvaient télétravailler mais qui gagnant davantage, ne bénéficiaient que d’un remplacement incomplet de leur salaire lorsqu’ils étaient au chômage partiel (Le Monde, le 17 novembre).

Crise sanitaire, travail et capital

D’une manière générale le Covid est un accélérateur des tendances en cours. On l’a vu ailleurs pour le télétravail où celui-ci conduit à une destruction encore plus grande des collectifs de travail, à une individualisation des tâches et des salaires2. La réduction du travail complexe en travail simple qui était l’hypothèse de Marx pour rendre possible une théorie de la valeur-travail s’éloigne par les deux bouts ; d’un côté, le travail simple, le plus important en nombre est remplacé par des processus automatiques et de l’autre le travail complexe, plus rare, devient une sorte de travail créatif en petites séries organisé comme un travail sur mesure. On assiste à un paradoxe pour un gouvernement libéral comme celui de Macron de chercher à imposer aux entreprises des mesures d’organisation du travail telles celles concernant le télétravail. Ainsi Castex en appelle-t-il devant les députés, au « recours au télétravail (qui) doit être le plus massif possible », précisant que « dans le secteur privé, toutes les fonctions qui peuvent être télétravaillées doivent l’être cinq jours sur cinq. » Le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, a évoqué la possibilité de sanctions en cas de non-respect de cette nouvelle obligation. Au ministère du Travail, on précise que le protocole est « la traduction concrète » de l’obligation imposée par le Code du travail aux employeurs d’assurer la sécurité et de protéger la santé des salariés et que ne pas respecter cette obligation « expose l’employeur à une sanction civile ou pénale ». Ce document a été modifié le 16 octobre pour intégrer l’instauration d’un couvre-feu. Il demande aux entreprises des zones concernées de fixer « un nombre minimal de jours de télétravail par semaine pour les postes qui le permettent » dans le cadre d’un « dialogue social de proximité ». Ailleurs, les entreprises y sont seulement « invitées3 ». On croit rêver ! Une telle incompréhension de ce qu’est le monde de l’entreprise et du travail n’a jamais pareillement atteint un gouvernement ! On est dans le même délire que lorsque le ministre improbable Tapie voulait « interdire le chômage ».

La façon d’envisager le second confinement est un exemple du fait que du premier il n’a été tiré aucune leçon. Pour le gouvernement et l’État, le télétravail conçu comme une parenthèse lors du premier confinement devient une recette pour le second alors que salariés… et patrons en ont fait l’amère expérience (stress, isolement pour les premiers, constatation de l’écroulement de la productivité pour les seconds). Cela est surtout valable dans les secteurs où ce type de travail est complètement nouveau ; cela l’est moins dans les secteurs qui ont déjà modifié leur organisation générale du travail dans cette perspective indépendamment de la situation de pandémie, par exemple les multinationales de la traduction (mais aussi celles du conseil en management, des bureaux d’études, de l’audit financier et organisationnel, la recherche, les médias, etc. Dans ces cas il y a également plus de stress pour les salariés, car les flux de demandes s’accroissent sans embauches, et pour les employeurs, il y a une augmentation de la productivité parfois reconnue par le versement de primes.

Les tendances en cours sont souvent relativisées par des contre-tendances dont Marx parlait dès les débuts du capital et donc le télétravail n’y échappe pas. Ainsi, le patronat résiste aujourd’hui à la directive gouvernementale et semble freiner des quatre fers à ce sujet pour le second confinement. Le gouvernement est d’ailleurs dans la mauvaise foi la plus totale qui diligente des inspecteurs du travail pour faire respecter ses directives sur le télétravail alors que depuis plusieurs années ces mêmes inspecteurs du travail ont été brimés, voire sanctionnés, par leur administration centrale quand ils essayaient de faire respecter le droit du travail.

Il en est de même avec l’économie de plateforme. Sa croissance a été le moteur de l’expansion de la Bourse américaine ces dix dernières années. Pas de bulle en vue pourtant, rien que la logique très rationnelle de la puissance (s’approprier des niches d’innovation qui permettent de contrôler un public captif) et ensuite des profits (dans cette relation inversée par rapport au lien traditionnel de causalité). Le rapport entre le cours de l’action et les profits n’est pas exceptionnel, bien loin des excès de la bulle de 2000. À une exception près, Amazon. Quand Apple vaut autour de 30 fois ses bénéfices, Amazon est à 300 puisque cette plateforme est la grande gagnante de la crise sanitaire4.

Cette croissance s’est produite en parallèle d’une baisse des taux d’intérêt et d’une politique accommodante de la banque centrale qui a conduit les investisseurs à préférer acheter des actions dont le prix augmentait sans cesse plutôt que les traditionnels bons du Trésor américains de moins en moins rentables du fait de la baisse des taux. Aujourd’hui, ce ne sont pas les Chinois ou les Allemands qui achètent la dette américaine comme il y a dix ou vingt ans, mais la FED elle-même. L’écrasante majorité des investissements étrangers s’est reportée sur la Bourse, et donc sur les Gafam, au fur et à mesure que ceux-ci prenaient du poids. Ils représentent à eux seuls 25 % du S&P 500 (l’équivalent américain du CAC40). En effet, les États-Unis, qui épargnent peu et importent beaucoup, ont besoin de ces capitaux étrangers pour équilibrer leur balance des paiements. Or, ces capitaux étrangers ont tendance à ne plus financer le budget américain, mais l’expansion des Gafam. Fragiliser ces entreprises, en s’attaquant au monopole qui leur assure de si confortables revenus, c’est fragiliser toute la Bourse et par ricochet les portefeuilles des fonds de pension, l’afflux de capitaux étrangers et, in fine, le dollar. On comprend pourquoi les « régulateurs » américains ont quelques hésitations sur les mesures à prendre, alors qu’ils sont dans cet écheveau de contradictions. De fait, les Gafam sortent renforcées de la crise sanitaire qui rend leurs produits et services essentiels pour travailler. Ainsi, Amazon, Alphabet, Facebook et Apple ont publié de bons résultats trimestriels. Seul Apple pâtit d’un recul des ventes d’iPhone de 20 % en un an, à cause du décalage de la sortie de ses nouveaux modèles 5G au mois de novembre. Les bons résultats trimestriels publiés mercredi par les quatre géants de la côte Ouest montrent que la menace d’une régulation plus stricte n’a, pour le moment, pas d’impact sur leur puissance (Les Échos, le 2 novembre)

En France, le secrétaire d’État au numérique Cédric O a trouvé une « solution » qui est de « numériser les petits commerces », dont seuls 30 % auraient un site, contre 72 % en Allemagne (la France occupe le 10e rang dans l’utilisation des technologies numériques). Nul doute que le second confinement va accélérer sa perspective ! Dans le même ordre d’idées, Patrick Vignal, député LREM qui se rêvait un temps grand défenseur du petit commerce puisqu’il avait signé la proposition de loi pour un moratoire sur la taxe des les entrepôts d’e-commerce, plaide maintenant pour « créer localement des “Amazon made in France” et “made in quartiers” ». Pour cela, l’État doit offrir des moyens humains et techniques pour numériser les inventaires et, pourquoi pas, « battre Amazon à son propre jeu » (Le Monde, le 7 septembre). Le retour de la start-up nation ! Toutefois le principe d’une tendance est qu’elle ne reste qu’une tendance, alors que la plupart du temps il se produit un effet de loupe parce qu’on ne voit plus qu’elle et que chercher des boucs-émissaires représente toujours une facilité.

Or, l’e-commerce en France ne représente, pour l’instant, que 10 % du commerce de détail et Amazon n’y occupe que 20 % des ventes (Les Échos, le 10 novembre 2020). Mais il faut se méfier des chiffres bruts ; en effet, au-delà de ces ventes directes Bruxelles lui reproche d’exploiter à son avantage les données générées par ses vendeurs tiers, qui représentent près de 60 % du volume des ventes. En accumulant des informations sur les produits, les transactions, les prix… Amazon s’octroie un avantage concurrentiel pour « cibler la vente de ses propres produits », a dit la commissaire à la Concurrence, Margrethe Vestager (Les Échos, le 12 novembre 2020). Ces vendeurs tiers bénéficient certes de l’infrastructure de la plateforme, mais comme les agriculteurs travaillant avec OGM, ils en deviennent captifs pour leurs approvisionnements. La concentration qui résulte de tout cela entraîne des destructions d’emplois (2,2 supprimés pour 1 créé, selon le député LREM Mounir Mahjoubi, auteur de deux rapports sur l’entreprise de Jeff Bezos), une faible contribution fiscale, une artificialisation des sols via ses gigantesques entrepôts. « Amazon ne veut pas être un acteur dans le marché mais veut être le marché » (Libération, le 18 novembre).

Plus étonnante est l’évolution des pratiques de conventions collectives au cours de la crise sanitaire. En effet, les conventions collectives au niveau de l’entreprise, instaurées par la loi travail de 2016, se sont développées non principalement sur la base d’un accord entre partenaires sociaux (la CGT est globalement contre, même si elle signe des plans sociaux d’entreprise PSE), mais du fait de la crise sanitaire. Le dialogue social au plus près du terrain a pris une place croissante. Plus de 80 000 accords ont été signés en entreprise en 2019, soit une hausse annuelle de 30 %, et même de 38 % (27 140 accords) pour les sociétés de moins de cinquante salariés. Qu’il s’agisse de négocier sur la participation, les salaires ou le temps de travail. Depuis mars, la crise sanitaire occupe le devant de la scène, avec 8000 accords d’entreprises et cinquante-trois accords de branche, selon le ministère du Travail.

En 2016, les syndicats s’inquiétaient que des employeurs soient tentés de faire de la négociation d’entreprise sur la sauvegarde des emplois un élément de leur compétitivité commerciale et financière, en d’autres termes du « dumping social ». La crainte reste fondée en 2020. Mais force est de constater que la proximité au sein d’une même entreprise leur permet d’être très réactifs dans un contexte où le temps est compté (Le Monde, le 29 octobre).

Nous venons d’en avoir un exemple remarquable avec l’usine Firestone de Béthune où la CGT a refusé de signer l’accord. Revenons sur le contexte industriel. Poznan (Pologne) et Tatabanya (Hongrie) sont deux nouvelles usines du groupe ouvertes respectivement en 1998 et 2008 et agrandies régulièrement depuis. « La spécialisation des usines de Poznan et de Tatabanya dans le pneumatique HRD [c’est-à-dire haut de gamme, NDLR] en comparaison des trois usines d’Europe de l’Ouest s’explique par la stratégie industrielle déployée par le groupe Bridgestone dont Firestone fait partie sur les vingt-cinq dernières années », est-il écrit noir sur blanc dans ce document. Ce choix a permis au groupe japonais d’investir sur le segment de marché le plus porteur et de profiter d’une main-d’œuvre moins onéreuse. De quoi doublement accroître sa marge, tout en se rapprochant géographiquement des constructeurs automobiles ayant délocalisé leurs propres usines en Europe de l’Est. Au sein de Bridgestone, on mesure la « performance opérationnelle » des usines avec un indicateur très particulier : le nombre de « kilos de caoutchouc transformés par heure [et par] homme ». À ce jeu-là, les ouvriers français n’avaient aucune chance, eux qui ont vu leur « productivité » diminuer de 44 % entre 2010 et 2019. A contrario, celle de leurs collègues italiens s’est accrue depuis 2016 et celle des Espagnols s’est maintenue. Cette différence s’explique notamment par le fait que les sites de Burgos et Bari ont accepté de signer des « accords de compétitivité » passant par des baisses de rémunérations et des aménagements du temps de travail. Appelés à voter sur un plan similaire en 2019, les salariés de Béthune l’ont rejeté à 60 % (Libération, le 17 novembre). Mais là où l’on voit le changement de rapport de forces, c’est dans la différence entre les actions coups de poing de Goodyear et de Continental (pneus entassés et brûlés ; nombreuses manifestations, etc.) et la méthode de négociation de l’intersyndicale et surtout de la CGT chez Firestone.

Pour qui ne voudrait pas se rendre compte de la transformation des procès de travail et de production et en conséquence des caractères du salariat aujourd’hui, rappelons que la CGC est devenue le premier syndicat du groupe Renault et trois des quatre organisations syndicales du groupe (CFE-CGC, CFDT et FO) ont signé l’accord « transformation des compétences », qui donnera le coup d’envoi aux suppressions de 2 500 postes dans les fonctions tertiaires et l’ingénierie.

Consciente des excès de la libéralisation dans une période de crise sanitaire et d’incertitude qui fait remonter à la surface la reproduction problématique des rapports sociaux capitalistes, la commission européenne vient de se pencher sur la question des salaires minimum dans l’UE. Sans s’attacher à créer un SMIC unique qui ne tiendrait pas compte des différences entre pays, elle constate que la part de travailleurs pauvres progresse dans l’UE (de 8,3 % en 2007 à 9,4 % en 2018), que les salaires minimaux s’éloignent de plus en plus des salaires médians5 et que même rapportés aux niveaux de vie locaux, les écarts de SMIC entre États, surtout entre l’ouest et l’est de l’Europe, sont facteurs de dumping. Le principe du salaire minimal existe déjà dans les 27 États membres de l’UE. Dans vingt et un, il est fixé à l’échelle nationale, mais dans les six autres (Danemark, Italie, Chypre, Autriche, Finlande et Suède), il est procédé par conventions collectives. Les salaires minimaux varient grandement, allant de 312 euros/mois en Bulgarie à 2142 euros au Luxembourg. Bruxelles constate des minimaux plus élevés et une couverture plus large dans les pays où les partenaires sociaux sont pleinement associés via les conventions collectives. Dans ce contexte, la proposition vise à renforcer la négociation et la transparence dans les 21 pays avec un salaire minimum national afin d’y encourager leur augmentation. L’idée est que les salaires minimaux doivent rattraper les autres salaires, qui ont augmenté ces dernières décennies et les ont ainsi laissés à la traîne (Les Échos, le 29 octobre). Enfin, la Commission constate que les CDI représentent moins de 50 % des contrats occupés par les 10 % de ménages les moins aisés, contre plus de 70 % à l’autre bout de l’échelle de distribution. Face à cette situation, le dispositif prône une démarche plus « inclusive » surtout en direction des secteurs actuellement les plus en difficulté depuis mars — aéronautique, commerces jugés non essentiels, transports, loisirs, hôtellerie-restauration… — qui comptent pour environ 9 % du PIB, mais emploient 13 % des salariés du privé (Les Échos, le 17 novembre).

La crise sanitaire risque aussi de modifier le rapport stocks/flux qui faisait que la majorité des emplois restaient « garantis » et que la précarité concernait surtout les entrants (nouveaux ou répétés). En effet, l’équilibre du marché de l’emploi est souvent résumé par un chiffre : celui des créations nettes d’emplois salariés. Cette mesure résulte de la confrontation de flux de sens opposés dont l’amplitude peut pourtant être supérieure au stock d’emplois. Ainsi, en 2019, alors que le secteur privé occupe un tout petit peu moins de 20 millions de personnes, ce sont près de 24,6 millions d’embauches qui ont été enregistrées, dont 3,9 millions en CDI. Dans l’autre sens, il a été mis fin à 24,4 millions de contrats, dont 3,7 millions de CDI. Ces flux illustrent la puissance des réallocations permanentes de main-d’œuvre propres au processus de destruction-création. Une variation même minime de cette rotation dans l’emploi peut ainsi avoir très rapidement des conséquences majeures sur l’évolution du stock d’effectifs en poste. Au cours du confinement du printemps, l’emploi total a fortement diminué. Il l’a plus fait en raison de l’arrêt des embauches que d’une hausse des fins de contrats. Ces dernières ont au contraire chuté (-47 % sur un an), mais dans une moindre mesure que les premières (-51 % sur un an), dont la baisse a été particulièrement prononcée pour les CDD. Ce phénomène illustre par la caricature que le gel de la rotation dans l’emploi peut rapidement déboucher sur le recul des effectifs. Il le fait parce que ce gel n’est pas aussi vif selon qu’il touche les flux entrants ou les flux sortants. En période de récession, les positions se figent, les sorties pour cause de démission chutent contribuant au recul des embauches, déjà menacées par la frilosité des employeurs face à un environnement incertain (Les Échos, le 23 novembre).

La situation est néanmoins contrastée suivant les pays de l’UE et elle s’apprécie aussi différemment en fonction des outils statistiques utilisés. Ainsi, la pauvreté aurait reculé l’an passé en France. Selon les premières estimations de l’Insee publiées mercredi, le taux de pauvreté aurait baissé de 0,3 point et se serait établi à 14,5 % de la population en 2019. Concrètement, cela signifie qu’environ 210 000 personnes seraient sorties de la pauvreté l’année dernière. Environ 9,1 millions de personnes vivraient toutefois encore sous le seuil de pauvreté correspondant à 60 % du niveau de vie médian — c’est-à-dire le niveau de vie qui partage la population française en deux, l’une gagnant plus, l’autre moins. En fait, l’an passé, le niveau de vie médian a lui-même crû de 2 % environ. Mais le niveau de vie des personnes modestes aurait augmenté plus vite que le niveau de vie médian, principalement en raison de la forte hausse de la prime d’activité, avance l’Insee. L’an passé, pour répondre aux « Gilets jaunes », la prime d’activité a été réformée. Les montants ont été augmentés et des personnes aux revenus un peu plus élevés ont pu en bénéficier. En 2019, 4,35 millions de foyers, soit 1,3 million en plus qu’en 2018, ont perçu la prime d’activité pour un montant moyen de 185 euros. La revalorisation de la prime d’activité aurait profité d’abord aux 40 % de personnes au niveau de vie la plus faible. S’y est ajouté dans le même sens la baisse de la CSG pour les retraités modestes et la fin de la taxe d’habitation. « D’autres mesures contribueraient aussi à augmenter le niveau de vie des plus modestes et à diminuer les inégalités, comme les revalorisations exceptionnelles de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) et du minimum vieillesse (Aspa) », note l’Insee. Ainsi, les inégalités auraient légèrement baissé (coefficient de Gini6 ). Mais la crise engendrée par le Covid-19 devrait avoir des effets inverses cette année. Au ministère de la Solidarité et de la Santé, on juge « la progression des demandes de revenus de solidarité active (RSA) en septembre et octobre très inquiétante ; on évoque le chiffre de 3000 demandes supplémentaires de RSA par jour. Les destructions d’emplois occasionnées par la crise expliquent ce phénomène. Les nouveaux arrivants sur le marché du travail ne trouvent pas d’emploi et les indépendants, parfois des commerçants touchés par la crise, font des demandes de RSA. Le ministère assiste « à un afflux de nouveaux publics » (Les Échos, le 19 novembre).

Sur la question plus précise du rapport inégalités/pandémie, une recherche récente sur la Belgique, pays particulièrement touché par la pandémie, éclaire la question des inégalités face à la pandémie, tout en mettant en évidence le caractère nécessairement ambigu de toute réponse. Elle se base sur les données fiscales individuelles et examine la corrélation entre la mortalité excédentaire durant la première vague et le niveau de vie relatif des personnes décédées. À âge donné, au-delà de 65 ans, la mortalité excédentaire en 2020 se révèle être trois fois plus élevée chez les 10 % de personnes les plus pauvres par rapport aux 10 % les plus riches. Sur une base individuelle, la pandémie a donc été inégalitaire. Il se trouve cependant que ce ratio est à peu près identique lorsque l’on considère la mortalité des années précédentes. En d’autres termes, la probabilité de décès chez des personnes du même âge a augmenté à cause du virus dans des proportions similaires selon leur niveau relatif de revenu, ce qui correspond bien sûr à un accroissement absolu de cette probabilité plus élevé chez les plus pauvres. En termes absolus, la pandémie a donc exacerbé l’inégalité de la population belge devant la mort ; en termes relatifs, elle l’a laissée pratiquement inchangée (ibid.).

En Italie, le patronat estime que l’actuel demi-confinement aggravera le recul du PIB, qui sera de près de 12 % avec une perte de 216 milliards d’euros pour l’économie italienne. C’est plus que les 209 milliards d’euros promis par le plan de relance européen pour lui permettre de surmonter l’une des pires récessions de la zone euro. Quelque 50 000 bars et restaurants sont menacés de fermeture d’ici la fin de l’année et 350 000 emplois risquent d’être supprimés sur tout le territoire. « L’automne sera chaud », s’est inquiétée la ministre de l’Intérieur. « Le pays est fatigué, reconnaît Giuseppe Conte. La pandémie provoque la colère, la frustration, en créant aussi de nouvelles inégalités, qui s’ajoutent à celles qui existent déjà. Les manifestations, ce serait un comble qu’il n’y en ait pas. Si, aujourd’hui, j’étais de l’autre côté, moi aussi je ressentirais de la colère contre les mesures du gouvernement. » (Les Échos, le 30 octobre 2020). L’écrivain Roberto Saviano, spécialiste des mafias, évoque quant à lui « un désespoir grandissant qui naît des défaillances des institutions. C’est ce désespoir qu’il faut regarder en face pour comprendre l’insurrection napolitaine. Sinon, nous devons nous attendre à d’autres insurrections. Aujourd’hui à Naples, demain dans le reste de l’Europe. » À Naples et ailleurs ; ainsi, depuis des années, les Calabrais, comme des millions d’autres habitants du sud du pays, ont pris l’habitude, en cas de maladies graves, de prendre l’avion pour se faire soigner dans les structures ultramodernes de Lombardie, de Vénétie ou d’Émilie-Romagne. Ce tourisme médical interne, en constante augmentation, a un coût exorbitant pour les régions les plus pauvres du pays, et procure un surcroît de ressources aux plus riches — les indemnités versées par les régions du Sud à celles du Nord sont estimées à 5 milliards d’euros par an —, alimentant encore le déséquilibre. Mais, en temps de pandémie, les frontières intérieures du pays se referment, si bien que les habitants se trouvent livrés à eux-mêmes, conscients du fait que les hôpitaux locaux auront à peine les moyens de les soigner.

« Le seul acteur social qui était absent dans la crise la plus sensationnelle de la modernité est donc arrivé sur scène, à Naples : c’est la rébellion qui descend sur la place […] contre tout, la région, le gouvernement, les règles, la prudence, la peur, car elle est en dehors du système, dérivant en un seul endroit inconnu de la politique où même le contrat entre l’État et les citoyens ne semble plus avoir de valeur […] Comme Naples l’a anticipé, on fait les comptes de cette urgence sans fin, de cette précarité permanente, de cette instabilité constante, et on découvre que le coût est au moins aussi élevé que le risque de contagion, et on présente le bilan au pouvoir. Chacun a ses raisons de protester, il n’y a actuellement aucune échéance nationale dans la rue, il n’y a donc pas de plan unifié capable de recueillir les différentes plaintes, de les transformer en une cause générale, puis en une occasion politique. […] Ainsi, les jeunes qui font de la livraison à domicile en vélo se trouvent à côté des pizzaioli qui ont peur de la fermeture, des chômeurs, des soignants, des vendeurs de souvenirs qui ont replié leurs étalages : chacun avec une catégorie de colère distincte, avec une revendication professionnelle spécifique, avec un crédit de travail spécifique, dans un ensemble de ressentiments distincts unis seulement dans la rébellion. […] Un élément fédérateur existe en fait, et c’est la déception générale devant les trous que chacun découvre chaque jour dans la couverture des soins de santé de base […], en plus des transports publics surchargés porteurs d’infection. Le sentiment est celui de l’abandon pour le citoyen laissé seul, […] alors que la puissance publique — État et Régions — a gâché l’été en polémiques, apportant une nouvelle confirmation de l’effondrement du pays, à partir de la puissance publique ».

Qui écrit ces mots ? Un représentant extrémiste des centres sociaux ou de l’ultra-droite ? Un camorriste intéressé à étendre l’ordre criminel dans les territoires ? Non, c’est l’ancien directeur du journal La Repubblica, sur les pages de ce dernier, dans son article du lundi 26 octobre : « Le virus de la rébellion ».

Interlude

  • Dans les hôpitaux d’Orléans, comme dans tous les autres, les services sont débordés et les réanimations sont menacées de saturation. C’est pourtant le moment choisi par les magistrats de la chambre régionale des comptes pour rendre public un rapport qui reproche à cet établissement, inauguré en 2015, d’avoir été « surdimensionné » et d’afficher « une surcapacité de 133 lits » ! (Le Canard enchaîné, le 11 octobre).
  • Les hôpitaux ne manquent plus d’équipements de protection, à en croire le ministère de la Santé. En témoigne un avis placardé, le 27 octobre, dans l’hôpital parisien Georges-Pompidou avertissant le personnel d’« un approvisionnement en tension » sur les casaques de protection renforcée des chirurgiens et des infirmières. Ces surblouses sont désormais réservées pour les interventions « longues et/ou sanglantes ». Avec cet avertissement : « Pour pouvoir continuer à opérer, il est important de gérer la pénurie. » (ibid.).
  • Pour respecter le protocole sanitaire envoyé par le rectorat, les professeurs d’éducation physique et sportive de l’académie de Rennes auront fort à faire : « La distance physique entre les élèves devra être contrôlée, leur ordonne le document, avec les indicateurs suivants : la distance de 2 mètres est à respecter pour un effort inframodéré, les distances à respecter sont de 5 mètres pour une marche rapide ou pour une position statique avec un effort important et de 10 mètres pour la course (ibidem).
  • Monoprix et la publicité critique (à voir là) 23/11 :  : « Une commission venant de décider que l’eau ça mouille, nous avons finalement le droit de vous vendre des parapluies » (Votre équipe Monoprix).
  • Si Ricœur a fait l’éducation philosophique de Macron on se demande qui a fait l’éducation politique de la ministre de l’Enseignement supérieur qui a déclaré : « Veut-on préserver la capacité à débattre, à se mobiliser, à manifester dans une université ? La réponse est oui. Pour cela, il ne faut pas de conférences empêchées, ni d’affrontements entre blacks blocs et antifas dans des amphithéâtres » ! (Les Échos, le 20 novembre).

Comment fonctionne le couple pandémie/économie

— Les grandes entreprises ont réorganisé leurs activités et ont eu tendance à se débarrasser de certaines branches quand elles les estimaient peu valorisables, telles les transports, la logistique ou les services de gestion des installations appelés facility management (sécurité, nettoyage, restauration, entretien des infrastructures ou des espaces). Les services externalisés sont assurés par des entreprises souvent petites et soumises à l’hyper-concurrence ; même si elles sont parfois de taille importante, elles doivent sous-traiter elles-mêmes pour rester compétitives. Le rapport de force avec les puissants donneurs d’ordre est tel que les sous-traitants subissent une pression continue pour baisser leurs prix : se déploie alors un cercle vicieux puisque leurs marges étant faibles (autour de 3 %) elles limitent l’investissement, ce qui maintient la dépendance aux donneurs d’ordre. (Le Monde, le 29 octobre). C’est dans ce type de secteur qu’il risque d’y avoir le plus de défaillances d’entreprises qui sont pour le moment en partie retardées par les mesures de soutien aux entreprises (chômage partiel et baisse des charges7 ). Les journalistes économiques parlent à ce sujet d’entreprises « zombies » (il y a trente ans ils ne parlaient, eux et les économistes politiques à la Raymond Barre que de « canards boiteux »). Faut-il sauver tout le monde ? C’est évidemment la question que se posent les analystes et particulièrement les partisans de la théorie de la « destruction créatrice (Schumpeter). Pour l’instant, c’est quasiment le cas. Plus de 97 % des entreprises qui ont demandé un prêt garanti par l’État en ont obtenu un. Tant et si bien qu’à la fin septembre, le nombre de défaillances d’entreprises sur un an restait inférieur de 30 % à la même période de 2019. Même dans l’hôtellerie-restauration, le nombre de faillites sera cette année moins important que l’an passé, et peut-être même à un plus bas depuis de quinze ans. Avec la fermeture des tribunaux, Patrick Artus, chef économiste de Natixis, voit, lui, une autre raison de ne pas se presser. Aujourd’hui, « l’incertitude est telle qu’on ne sait pas quels secteurs vont retrouver un niveau d’activité normal à terme et ceux qui ne vont jamais le retrouver. Donc, la seule chose à faire en attendant, c’est de sauver tout le monde », selon lui. « Une fois qu’on aura un vaccin, on y verra plus clair. On pourra, dans un an, effectuer une sélection, via les banques, dont c’est le métier. L’État, lui, pourra alors choisir de soutenir les secteurs qu’il jugera stratégiques à terme pour le pays (Les Échos, le 17 novembre).

— On peut aujourd’hui émettre des doutes quant au processus de relocalisation annoncé à l’époque du premier confinement. Ainsi, à la fin octobre, 33 % des dirigeants internationaux interrogés n’envisagent pas de changement majeur de leurs chaînes de production et de leur approvisionnement alors qu’ils n’étaient que 2 % dans ce cas en avril dernier. De même, la relocalisation des activités industrielles ne séduit que 24 % des dirigeants, contre 37 % en avril. « Il n’y aura pas de grand soir de la supply chain des multinationales en 2020 ni en 2021, considère Marc Lhermitte, associé chez EY chargé des questions d’attractivité. D’abord, parce que les activités asiatiques de ces industriels sont en croissance, ce qui n’est pas le cas en Europe. Ensuite, parce que cela coûte cher de réorganiser les chaînes de valeur. Or, la priorité est aujourd’hui donnée à la réduction de la voilure, à la baisse des coûts fixes pour dégager du cash. Les dirigeants ont le pied sur le frein », ajoute-t-il. « En pleine crise sanitaire et économique, les entreprises internationales passent au crible de la rentabilité financière et commerciale leurs projets de développement de lignes de production, de centres de recherche », estiment les auteurs de l’étude. Ainsi les investissements étrangers en France pourraient chuter de 35 à 50 % cette année, selon EY. En résumé, « aujourd’hui, il faut déjà que les patrons de filiales de grands groupes étrangers protègent leurs sites en France », selon Marc Lhermitte. D’ailleurs, les plans de relance dans les différents pays sont importants, mais ne sont plus le facteur primordial dans les projets d’implantation des étrangers. Ces derniers mettent aujourd’hui l’accent sur la sécurité sanitaire, l’anticipation des crises futures et la dynamique des marchés domestiques. Bref, pour rassurer les investisseurs étrangers, « il faut d’abord gérer les six prochains mois avant de penser aux six prochaines années », selon l’expert d’EY. Et à plus long terme ? « Il n’y aura pas de grand mouvement de relocalisations », prévient Selin Ozyurt, économiste chez Euler Hermes. « Tout simplement parce que cela supposerait que les consommateurs soient prêts à payer un prix plus élevé. Or, ce n’est pas le cas », estime l’économiste. « Le mouvement se fera petit à petit, en fonction de la volonté des États de reprendre le contrôle de secteurs qu’ils jugent politiquement stratégiques ». « Il y aura des rapatriements de production pour des familles de produits critiques, comme dans la pharmacie, par exemple, ou qui sont très liées au plan de relance, comme dans l’énergie », juge Marc Lhermitte. L’ampleur des relocalisations pourrait donc être limitée. D’autant que « le mouvement naturel du capitalisme, après une crise, c’est de retrouver la rentabilité pour les actionnaires des entreprises qui ont souffert. Une façon d’y parvenir, c’est de délocaliser encore plus d’usines dans les pays à bas coûts. C’est ce que des multinationales auront le réflexe de faire dans les prochaines années », parie, pour sa part, Patrick Artus, chef économiste de la banque Natixis. Il craint donc une nouvelle vague de délocalisations8 et une concurrence fiscale exacerbée entre les pays européens pour attirer les étrangers, la baisse des impôts étant la manière la plus rapide pour améliorer l’attractivité d’un territoire. D’où la baisse des impôts de production de 10 milliards d’euros en France dès l’an prochain (Les Échos, le 19 novembre)

Un mouvement de délocalisation pourrait bien, par contre, advenir dans les activités de service. C’est en tout cas ce qu’affirme El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine, y compris pour des tâches élaborées. Les confinements liés à la pandémie de Covid-19 ont accéléré l’adoption et l’usage des technologies numériques dans de nombreux secteurs d’activité. En France, le nombre de téléconsultations de médecine a été multiplié par plus de 100 entre février et avril 2020. À l’université, les étudiants suivent désormais les cours depuis l’étranger, en visioconférence. « La distance n’est plus un obstacle à la fourniture d’un service », observe M. Mouhoud (Le Monde, le 27 octobre). En fait, la prochaine frontière de la mondialisation se trouve dans les services. C’est le secteur le plus protégé, avec de nombreuses barrières non tarifaires, les marges de progression sont donc les plus importantes.

L’emploi « principalement indépendant » pesait 12,1 % du total des emplois en 2019, contre 10,6 % en 2008, selon l’enquête emploi de l’Insee. Il faut y ajouter les centaines de milliers de salariés qui cumulent une activité secondaire non-salariée. Si le développement de plateformes numériques offrant des jobs rémunérés à la tâche a participé à cet essor, il est avant tout le résultat d’une politique initiée par Nicolas Sarkozy et poursuivie par ses successeurs : construire une France de petits entrepreneurs dont le fer de lance est le régime fiscalo-social simple et attractif d’auto-entrepreneurs (devenu micro-entrepreneurs). Face à des perspectives d’emploi dégradées par la crise de 2008-2009, le régime a connu un succès immédiat. S’y sont ensuite engouffrés des travailleurs voulant échapper au poids de la subordination ou qui souffrent de discriminations sur le marché du travail. D’après les chiffres de l’Acoss, on comptait, au dernier trimestre 2019, 1,7 million de micro-entrepreneurs « administrativement actifs », soit une hausse de 20 % en une année. Près d’un million d’entre eux avait déclaré un chiffre d’affaires positif. Cette nouvelle France entrepreneuriale a même gagné en maturité. Le revenu des micro-entrepreneurs s’est envolé, avec la constitution d’une clientèle : au quatrième trimestre 2019, les micro-entrepreneurs économiquement actifs ont ainsi déclaré en moyenne plus de 4 000 euros de chiffre d’affaires, soit le double du niveau observé cinq ans auparavant ! Malgré des tensions persistantes, les micro-entrepreneurs avaient fini par cohabiter avec les indépendants classiques, qui restent majoritaires, notamment dans l’artisanat. Mais cet équilibre est désormais fracassé par l’ampleur du choc de la crise sanitaire.

— Amazon arrive-t-il à concilier les consignes sanitaires avec la hausse de l’activité à l’approche des fêtes ? Mardi, les syndicats SUD et CGT d’Amazon France dénonçaient des conditions de travail « à risques » pour les employés ; des conditions accentuées à l’approche des fêtes. « Depuis le premier confinement, des mesures avaient été mises en place garantissant la sécurité des salariés. Mais ce, dans le cadre d’un effectif normal. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui alors que nous sommes en sureffectif à l’approche de la période de décembre. Le sureffectif empêche la bonne mise en place de la distanciation sociale dans certaines zones » (ce sont les syndicats qui s’expriment !). Et voilà ce qu’ils demandent : Qu’attendez-vous concrètement de votre entreprise ? « Nous demandons en contrepartie une augmentation de 2 euros bruts de l’heure, comme c’était le cas lors du premier confinement, ainsi qu’une prime de 1 000 euros. Sans compter le maintien à 100 % du salaire des personnes à risque qui sont en activité partielle durant la crise sanitaire ». Pour l’instant, la direction a refusé catégoriquement de négocier sur ce plan (Libération le 19 novembre). L’histoire ne nous dit pas si ceux qui représentent le « sureffectif » toucheront « la prime syndicale ».

— Les phases de récession endurées par l’économie française depuis cinquante ans ont toujours été propices à un rééquilibrage de la balance commerciale. D’un solde déficitaire, celle-ci est redevenue excédentaire après les récessions de 1975 et de 1992-1993. Le déficit a été fortement réduit après la récession de 2008-2009. Il n’en est pas de même avec la crise actuelle parce que comme nous l’avons dit dans un texte précédent, la crise n’étant pas économique, mais un effet de la crise sanitaire il est vain d’y chercher des points de comparaison. Si par exemple on a pu bénéficier d’une moindre charge pétrolière due à la baisse du prix du pétrole, la chute des exportations de l’industrie aéronautique (qui représentent 10 % de nos exportations de biens) et les échanges de produits industriels présenteront un déficit aggravé de plus de 30 milliards d’euros par rapport à 2019. A elle seule, la dégradation du solde des échanges de matériels de transport explique déjà les deux tiers de celle de la balance des échanges de produits industriels. Si l’on ajoute à cela la vive accélération des importations de dispositifs médicaux pendant le confinement d’un côté et de l’autre, la chute des recettes tirées des visites des voyageurs étrangers (-17 milliards en 2020), on comprend alors que le déficit de la balance courante, loin de se réduire, se creusera en 2020. Il serait de près de 60 milliards d’euros (2,6 % du PIB), contre 17 en 2019. Loin d’avoir atténué l’un des traits structurels de l’économie française, à savoir son déficit de compétitivité à l’exportation, l’épidémie l’a au contraire renforcé parce qu’elle mord sur certains de ses (rares) points forts sectoriels traditionnels (aéronautique, luxe, tourisme…) (Les Échos, le 26 octobre).

— Pour les économistes P. Artus et O. Pastré (ibid.) trois menaces au moins pèsent sur l’économie mondiale post-Covid : une succession de bulles prêtes à éclater du fait même de la surliquidité provoquée par la réaction des autorités ; une stagflation (situation paradoxale ou stagnation de la croissance et inflation cohabitent) qui a conduit au grand « décrochage » des années 1970 ; et une baisse des gains de productivité conduisant à une chute de la croissance potentielle donc de long terme (Les Échos, le 28 octobre). Et la façon dont ils envisagent d’y remédier reste très libérale et peu « inclusive » sauf sur l’extension du RSA aux jeunes.

Comme en mars, mais de façon moins brutale, Bercy a momentanément perdu le combat contre le ministère de la Santé dont le but principal est de limiter les déplacements. Sans que l’on puisse dire qu’il s’agisse d’une volonté politique, les commerces et marchés devaient être sacrifiés aux supermarchés et à l’e-commerce (les exemples du secteur du jouet touché de plein fouet par un reconfinement d’avant les fêtes et, par contraste, le Black Friday, sont emblématiques de ce qui se joue dans ces secteurs, même si des négociations de dernière minute ont retardé ce dernier d’une semaine).

On retrouve ici une constance de la technocratie française depuis Giscard contre le petit commerce et ce qui peut être considéré comme une culture de l’ancien monde, celui de la proximité, du local, du client-ami, du lien du quartier, toute chose jugée ringardes (déjà l’ancien monde et le nouveau monde) quand les hypermarchés poussaient comme des champignons à côté des ronds-points, mais qui ont retrouvé indirectement un peu de leurs lettres de noblesse du fait des excès du gigantisme, la critique du « progrès » en voie de disparition et que le Covid ne fait qu’accélérer. Les supérettes de centres-villes vont rester ouvertes, pour les personnes aisées, les hypermarchés pour les pauvres. Il ne restera plus rien de la ville où il n’existe déjà plus d’indépendants, mais que des franchisés. Comme toujours avec la dynamique du capital, on ne repart pas de zéro, mais d’une défaite supplémentaire, même si en l’occurrence, nous n’avons pas eu à livrer un combat puisqu’il était contre un Corona sur lequel nous n’avions aucune prise.

La stratégie du stop and go qui semble avoir été choisi par le gouvernement français (en fait un compromis entre Véran et Le Maire) risque d’être très coûteuse en termes de perte de croissance potentielle si on raisonne dans les termes dominants chez les économistes. En effet, elle crée de l’incertitude du côté des entreprises, qui ne savent jamais exactement quand la période courante de go va prendre fin, ni quelle sera l’ampleur des phases d’expansion et des phases de recul de l’activité. Prenons l’exemple de la France : la croissance (sur le trimestre) a été de -13,7 % au deuxième trimestre 2020, de +18,2 % au troisième trimestre, elle sera probablement comprise entre -8 % et -10 % au quatrième trimestre. Face à cette double incertitude, et surtout si celle-ci est appelée à se prolonger dans le futur, les entreprises vont faire le choix du court terme et la presse adopte déjà un langage quasi médical pour en rendre compte avec l’emploi hors d’usage économique de « résilience », désignant la capacité ou non de résister aux chutes périodiques de l’activité, en un mot de survivre, plutôt que celui de dégager des perspectives à long terme. Elles vont privilégier leur capacité à réagir rapidement aux pertes de production. Plutôt que de créer des emplois durables et qualifiants, qui favorisent à la fois la croissance et la mobilité sociale ascendante, elles vont recourir plus systématiquement aux emplois temporaires (contrats de travail courts, intérim plutôt que des emplois permanents, mobilité géographique pour sauvegarder des emplois à tout prix au risque d’une déqualification ou d’une dégradation des conditions de vie). Et donc, contrairement aux vœux effectués pendant le premier confinement en faveur de la relocalisation d’activités et « la reconquête de chaînes de valeur et des compétences industrielles », elles vont continuer à externaliser des fonctions dans de nouveaux secteurs (informatique, transports, comptabilité, gestion des données, sécurité, etc.) et s’appuyer plus que jamais sur la délocalisation et la diversification internationale de leur production, afin que tous les sites de production ne soient pas simultanément touchés par le confinement. Enfin, plutôt que d’investir dans la recherche et développement et les équipements innovants, les entreprises vont chercher à constituer des réserves en prévision des périodes de rechute de la production ; d’où une détention très importante de cash, de réserves monétaires, de façon à éviter la faillite. Autant de choix qui vont plomber la croissance potentielle des pays qui pratiquent le « stop and go » sanitaire : moins d’efforts de formation, moins d’investissements innovants, moins de prises de risque et moins de relocalisations (P. Aghion et P. Artus, tribune Le Monde (abonnés), le 8 novembre). Néanmoins, les entreprises françaises ont dans l’ensemble joué le jeu sur la question des dividendes. Près des deux tiers des grandes entreprises françaises ont réduit ou supprimé leurs dividendes. Appelées à la modération sur les dividendes et les rachats d’actions par le gouvernement, les grandes entreprises françaises ont en majorité joué le jeu. À lire le dernier rapport annuel du Haut Comité de gouvernement d’entreprise (HCGE), 32 entreprises adhérentes de l’Association française des entreprises privées (hors holdings familiaux et groupes étrangers) ont annulé leurs distributions de dividendes par rapport au montant initialement annoncé au titre de l’exercice 2019, et 31 d’entre elles les ont diminuées (soit les 2/3). Dans l’ensemble elles ont aussi suivi les recommandations sur la baisse de rémunération des dirigeants de 25 % pour alimenter les caisses en vue du chômage technique. Par contre 6 entreprises du CAC 40 ont versé l’intégralité des dividendes de l’année (Les Échos du 9 novembre).

— Les investissements directs à l’étranger (IDE) au niveau mondial ont plongé de 49 % sur un an au cours du premier semestre 2020, selon un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) publié mardi. Les pays industrialisés, qui représentent normalement 80 % des transactions mondiales, ont été les plus touchés, avec des flux tombant à 98 milliards de dollars, un niveau atteint pour la dernière fois en 1994. Pour la première fois, les IDE vers l’Europe ont été négatifs, à -7 milliards de dollars contre 202 milliards un an plus tôt. Ceux vers les États-Unis ont chuté de 61 %. Les IDE ont le plus fortement diminué en Italie, au Brésil et en Australie, qui avaient été les principaux bénéficiaires en 2019. En revanche, ceux en direction de la Chine ont résisté. Les flux d’investissement sont attendus en baisse de 30 % à 40 % cette année et devraient reculer « modérément », de 5 % à 10 % en 2021, a indiqué James Zhan, directeur de la division investissement et entreprise à la Cnuced ; Les Échos, le 28 octobre). En France, les prévisions sont une baisse de 14 % en 2020 pour une simple hausse de 4 % en 2021 variable suivant les secteurs : à cela trois raisons, la politique de stop and go sur la question sanitaire ne permet pas de définir une perspective ; les mesures du plan de relance ne sont pas des mesures de court terme (la fameuse relance « verte ») ; et enfin elle n’est pas axée sur une hausse de la demande (refus de baisser la TVA comme l’Allemagne l’a pourtant fait), mais sur le rétablissement des marges de l’offre (baisse des impôts de production).

Temps critiques, le 26 novembre 2020

  1. Un quintile représente 20 % d’une population donnée ; le premier quintile représente donc le premier cinquième des données (1 % à 20 %) ; le deuxième quintile représente le deuxième cinquième (21 % à 40 %) et ainsi de suite. Il y a donc 4 quintiles dans une distribution (20 %, 40 %, 60 % et 80 %). Le troisième quintile est donc celui compris entre 41 et 60 % de la distribution des revenus. []
  2. Il pourrait entraîner une modération salariale », estime Jawad Lemniaï, directeur chez EY consulting (Les Échos, le 23 novembre). Sans compter que « le travail à domicile aura des conséquences à terme sur les formes d’emploi, poursuit-il. En individualisant encore un peu plus le travail, ce sera un nouvel appel d’air pour le statut de micro-entrepreneur ». []
  3. Libération, qui a doublé Le Monde en tant que journal de tous les pouvoirs, essaie de se poser en défenseur des salariés et part en chasse pour traquer les patrons désobéisseurs dans son enquête du 6 octobre 2020. []
  4. Depuis le 20 février, le cours de Google a grimpé de 17 %, celui d’Apple de 47,5 %, celui de Facebook de 38 % et celui d’Amazon de 55 %. Le CAC40 a, lui, reculé de 17 % (Le Monde, le 7 octobre ). []
  5. Le salaire médian est plus utilisé que le salaire moyen quand l’éventail des salaires s’accroît car ce dernier « écrase » les extrêmes. []
  6. Il varie entre 0 (égalité parfaite) et 1 et se calcule à partir de la courbe de Lorenz qui mesure l’écart à l’égalité représentée par la diagonale du carré. Plus la courbe qui est en dessous est éloignée de la diagonale plus l’inégalité est grande. []
  7. D’après P. Cahuc, il y a en France 55 000 défaillances d’entreprises en France en moyenne et le « retard » estimé à cause du Covid s’élèverait déjà à 15 000 (Les Échos, le 6 octobre 2020). []
  8. -10 %, c’est, en points, le recul de la part de l’industrie dans le PIB français depuis 1980, selon le dernier rapport de France Stratégie consacré aux « politiques industrielles ». Elle était ainsi, en 2018, de 13,4 % contre 25,5 % en Allemagne et 19,7 % en Italie. Les délocalisations y ont été plus massives qu’ailleurs ; 62 % du personnel des entreprises françaises travaille hors de France, contre 38 % pour les entreprises allemandes. En quarante ans, 2,2 millions d’emplois ont été perdus. C’est « depuis 2000 la performance la plus médiocre des pays d’Europe de l’Ouest », renchérit France Stratégie, qui constate un léger mieux depuis le choc du rapport Gallois en 2012. Mais, à l’inverse de nombreux observateurs focalisés sur le prix de la main-d’œuvre, le rapport ne jette pas la faute sur les salaires, mais met en cause la fiscalité (Libération, le 20 novembre). Selon les données compilées par Trendeo, les annonces de fermetures ou les fermetures effectives dans l’industrie manufacturière, depuis mars 2020, représentent, en solde net, quelque 19 500 emplois détruits. En effet, si les suppressions atteignent le chiffre de 42 000 postes, elles sont en partie compensées par un peu plus de 22 000 créations d’emplois industriels enregistrées depuis le début de la pandémie. Et en fin d’année, la France devrait perdre bien moins de postes industriels qu’en 2009, lors de la crise financière, lorsque 39 000 emplois de ce type avaient disparu (Le Monde, le 21 novembre). []

Avis de parution : numéro 20 de la revue Temps critiques

Nous avons le plaisir de vous informer de la parution du numéro 20 de la revue Temps critiques et d’un supplément à ce numéro intitulé : Liberté d’expression et rapport à la religion au révélateur de l’école

La revue se compose comme suit :

Sommaire

  • L’Etat sous ses deux formes nation et réseau
    Jacques Guigou
  • Etat et « société civile »
    Jacques Wajnsztejn
  • Activité critique et intervention politique
    Gzavier, Julien et Grégoire
  • Révolution et émancipation sont-elles encore pensables
    aujourd’hui ?
    Sophie Wahnich
  • De quelques rapports entre le Coronavirus et l’Etat
    Temps critiques
  • La crise sanitaire et son économie II
    Temps critiques

Prix de l’exemplaire : 8 euros et 10 € port compris – Abonnement : écrire en précisant votre nom, prénom et adresse complète.
Pour 2 numéros (y compris suppléments et hors-séries) abonnement simple : 15 € (port compris) abonnement de soutien : à partir
de 35 € + Interventions

Chèque à l’ordre de :

Jacques Wajnsztejn, 11 rue Chavanne, 69001 Lyon

P.S. Au vu de la situation actuelle dans les librairies, les commandes et les abonnements sont les bienvenues.


4ème de couverture

visuel du n°20

L’État a perdu l’autonomie relative qui était la sienne dans la société de classes à l’époque des États-nations. Il ne peut plus être perçu comme la superstructure politique d’une infrastructure capitaliste comme le concevait le marxisme. Son passage progressif à une forme réseau à travers laquelle il est présent, actif et englobant, tend à agréger État et capital. L’État n’est plus en surplomb de la société, puisqu’il a recours à différentes formes d’intermédiation qui tendent à transformer ses propres institutions en de multiples dispositifs spécifiques de remédiation. La forme de domination qu’il exerce est basée sur l’internisation/subjectivisation des normes et des modèles dominants. Parmi ces modèles, celui de la technique joue un rôle central dans la transformation des forces productives et des rapports sociaux. Ce modèle technique, induit par le développement capitaliste, n’apparaît plus aujourd’hui comme un progrès mais comme une nécessité absolue, alors pourtant qu’il est indissociable de choix politiques. Il finit par s’imposer comme une seconde nature. Nous critiquons toutefois l’hypothèse d’un « système » technique autonome ou « macro-système ».

Il en est de même de la notion de « système » capitaliste : le capital ne tend vers l’unité qu’à travers des processus de division et de fragmentation qui restent porteurs de contradictions et réservent des possibilités de crises et de luttes futures. C’est bien pour cela qu’il y a encore « société » mais il s’agit en l’occurrence, d’une « société capitalisée ». La tendance actuelle du capital à privilégier la capitalisation (ses formes liquides et financières) plutôt que l’accumulation (de nouvelles forces productives et immobilisations), s’appuie sur une organisation dans laquelle les flux de production et d’information, de finance et de personnes, dépendent des jeux de puissance au sein de réseaux interconnectés, mais malgré tout hiérarchisés.

L’hypothèse d’une «crise finale» du capitalisme le poussant à «creuser sa propre tombe» a été démentie par les faits, même si sa dynamique actuelle repose sur le risque et donc suppose la possibilité et l’existence de crises. En effet, le capital n’a pas de forme consacrée, comme le laisseraient supposer ses différentes formes historiques, commerciale et financière d’abord, industrielle ensuite. Ce qui prédomine aujourd’hui, c’est une tendance forte à l’unité de ces formes, ce que nous avons nommé la révolution du capital.

Tout n’y est pas question de profit. Les jeux de puissance des dirigeants, des actionnaires et des créatifs, concourent aussi à une innovation permanente et nécessaire à la dynamique d’ensemble. Mais si ce processus fait encore société malgré les fractures qu’il produit, c’est parce que le capital n’a pas engendré une domestication totale. Il se fait milieu, valeurs, culture, provoquant une adhésion contradictoire d’individus qui participent ainsi à des modes de vie de la société capitalisée, par exemple à travers une consommation des objets techniques, qui tend à virtualiser les rapports sociaux. D’où, en retour, l’activation de références communautaires ou particularistes qui rendent difficile une lutte unitaire contre le capital. Nous assistons à ce mouvement au cours duquel la société capitalisée semble s’émanciper de ses contradictions internes parce que nous-mêmes avons pour le moment échoué à révolutionner ce monde.

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XIII)

– Courtepaille, Camaïeu, André, la Halle autant d’entreprises en assistance respiratoire sous LBO (Leveraged buy-out pour « opération à effet de levier »). C’est une technique financière de rachat d’une entreprise avec un apport minime d’argent propre, mais la constitution d’une dette dont le remboursement est engagé sur les bénéfices à venir. Une opération qui peut être utilisée par des fonds d’investissement en recherche de hauts rendements, et ce aussi bien en phase de forte croissance comme aux États-Unis pendant les Trente glorieuses ou en période de crise comme depuis 2008 où prédominent les faibles taux d’intérêt. Plus les taux sont bas plus les risques sont limités à financer des entreprises qui autrement ne seraient pas secourues. Les LBO détournent les investisseurs des obligations et actions à rendements alors rendus faibles. C’est l’effet pervers des accords dit de Bâle III qui, suite à la crise des subprimes, encadrent maintenant l’action des banques de façon à les rendre plus prudentes. Le résultat en est que les fonds privés se substituent progressivement aux traditionnels investisseurs institutionnels. Ainsi, l’enseigne de surgelés Picard, qui a multiplié les LBO pour financer son développement, a certes grossi, mais sa dette atteint 1,4 milliard d’euros. Une partie de l’endettement peut être sain dans la mesure où c’est un endettement volontaire d’acquisition pour grossir et prendre des parts de marché, mais une autre partie est plus risquée qui voit l’entreprise déjà endettée par cette acquisition s’endetter pour rémunérer les investisseurs à des taux bien supérieurs au prix de marché. À l’origine, cette technique était faite pour permettre la transformation d’entreprises familiales en sociétés sans passer par la Bourse. Par exemple dans le cadre du rachat de l’entreprise par les salariés, ces derniers bénéficiaient alors de déductions fiscales qui n’ont par contre pas lieu d’être, d’un point de vue de gauche, dans le cas d’opérations quasi spéculatives (Nicolas Bédu, « économiste atterré » dans Libération, le 27 juillet).

Or la Covid-19 semble avoir mis fin à cette assistance financière pour de nombreuses entreprises se situant dans les secteurs les plus touchés par la crise comme le textile et l’habillement ou la restauration parce que les investisseurs ne sont réactifs qu’à des signes de court terme et non à des politiques industrielles innovatrices permettant de prévenir les changements de comportement de consommation surtout dans des secteurs aussi liés à la mode (cf. le passage à la fast fashion [la mode éphémère]). La Covid-19 et le développement de la vente en ligne ont fait le reste. Ces marques seraient restées sur les critères des années 1980, alors que Zara et H&M utilisent la high-tech à plein ; chez Zara, les vendeuses ont un appareil pour informer le siège au jour le jour sur ce qui marche ou pas. L’offre est adaptée en permanence. Pourquoi Primark monte en flèche ? En raison du prix. C’est le Tati de la grande époque mais tendance, alors que Camaïeu est bien plus cher sans proposition particulière de style ou de qualité. Et nous pouvons rajouter que l’exploitation de la force de travail y atteint un niveau particulièrement élevé avec des grèves sporadiques pour faire respecter les règles minimales de droit du travail auprès du personnel intérimaire ou des sous-traitants ou encore du personnel de sécurité. Mais même Zara et H&M subissent le choc, rattrapés qu’ils sont par leur stratégie de réassort frénétique pour coller à la tendance. En effet, la fast fashion a fait assaut de soldes anticipées et autres prix cassés pour écouler la marchandise invendue, ce qui réduit d’autant les marges.

Le grand absent sur cette question des LBO demeure l’État ; pas question pour lui, pour le moment en tout cas, de réguler l’activité des fonds d’investissement. Sans doute une manière de ne pas insulter l’avenir, dans la mesure où par le passé, ce sont ces fonds qui ont été les seuls repreneurs d’entreprises en difficulté. Les pyromanes peuvent en effet se transformer momentanément en pompiers.

– Air-France, comme d’ailleurs d’autres entreprises de transport aérien, ne pourra rembourser avant longtemps les différentes formes de prêts qui lui ont été consentis ce qui équivaut à une nationalisation de fait. Une fois de plus l’adage de la privatisation des profits et de la socialisation des dettes semble vérifié. Toutefois, dans le cadre des réglementations européennes, une nationalisation de droit est peu probable, car elle contreviendrait aux règles de concurrence et serait attaquée par d’autres compagnies comme Ryan-Air qui ne bénéficient pas de ces mesures (Cf. Marc Ivaldi, économiste des transports, Libération, le 31 juillet). Ce serait passer d’une intervention conjoncturelle dans l’économie à une intervention structurelle pourtant nécessaire s’il s’agit de planifier une politique de transport qui ne fasse pas qu’un secteur, pour se sauver, détruise les autres. Ainsi, le patron d’Alsthom s’est montré plus que partisan de l’interdiction de l’avion sur les liaisons intérieures pouvant être assurées par rail : « À titre personnel, je suis favorable à ce que, pour tous les trajets de moins de quatre heures de train, l’avion soit interdit. Le modèle TGV participe énormément à la décarbonation du transport », a déclaré Henri Poupart-Lafarge, en plaidant pour une relance du rail face à l’avion, mais aussi de préférence à l’automobile1.

Autre bémol à cette socialisation des pertes : si on regarde les précédents d’Alsthom et de PSA, leur recapitalisation par l’État a permis ensuite des plus-values importantes à la revente quand la situation s’est améliorée (ibid.). Le problème ici est donc de savoir si le secteur du transport aérien est conjoncturellement ou structurellement touché.

– Dans divers textes de Temps critiques, nous avons souvent insisté sur le fait qu’avec la « révolution du capital », le capital dominait la valeur et donc en conséquence que les prix n’avaient plus qu’un rapport ténu à cette valeur ; soit parce que la plupart des prix sont maintenant des prix de cartels (monopolistiques ou oligopolistiques) soit parce que ce sont des prix administrés fixés par l’État. Or, avec le plan de relance européen, on en a un exemple concret aujourd’hui. En effet, les taux d’intérêt à long terme sur les dettes publiques ou sur les dettes des entreprises, les écarts de taux d’intérêt entre pays ou encore les primes de risque sur les dettes des entreprises en bonne ou mauvaise forme, de bonne ou de mauvaise qualité, seront maintenant déterminés par les achats de la BCE. Ce sont devenus, dans les faits, des prix administrés et non plus des prix de marché (Les Échos, le 27 juillet).

D’autres axes du plan de relance vont dans ce même sens de la sortie de l’économie de marché comme, par exemple, le désir de relocalisation des États qui ne peut se faire que par subventions aux entreprises puisque la plupart des raisons qui avaient amené ces dernières à délocaliser demeurent avec toutefois des évolutions non négligeables : un éventail de coût du travail qui se réduit, une compétitivité qui s’évalue plus sur le coût complet et la qualité que sur le prix, etc. Enfin, il en est de même pour l’émission de CO2. Un prix plancher d’émission élevé ne peut être à lui seul une arme décisive d’abaissement de ce niveau dans les proportions prévues. Les États vont donc être obligés de sortir de ces mécanismes de marché qui avaient pourtant la préférence des entreprises et des libéraux avec par exemple les droits à polluer pour entrer dans un système incitatif ou contraignant concernant les transports et l’isolation thermique des logements (en France on parle d’un passeport santé du logement que les propriétaires devront respecter, cf. Libération, le 28 juillet : « L’exécutif veut rendre son écologie concrète »).

– Des inconnues demeurent : la France a refusé une baisse de la TVA, mais aurait-elle été porteuse dans un pays où l’INSEE nous indique que la baisse des exportations a été plus forte que celle des importations, et ce au plus fort de la crise et que par expérience les entreprises ont tendance à ne pas répercuter cette baisse dans le prix, mais au niveau de leurs marges ? (Les Échos le 3 août). Par ailleurs, la diversité de situation des secteurs est telle qu’il est difficile de faire des projections. Le luxe, la pharmacie, l’eau, l’agroalimentaire, le BTP s’en sortent relativement bien avec un fort redémarrage, l’automobile, les transports et la métallurgie dans son entier, souffrent beaucoup plus or ce sont les secteurs qui nécessitent le plus gros effort d’investissements privés sans pour cela avoir de garantie d’une reprise de la consommation et les experts (Les Échos le 3 août) estiment un coût de frein de cet investissement à hauteur de 50 milliards correspondant grosso modo au « cash-crunch » (peut être résumé par un manque de liquidité de la part des entreprises) qui vient de se produire. Le risque n’est donc pas dans les services, mais dans l’accentuation de la désindustrialisation, une crainte énoncée par le président de l’UIMM, Ph. Darmayan dans ces mêmes colonnes, le 31 juillet). Depuis 1982 les ouvriers sont passés de 30 % des emplois à 19,6 (2019) et ils travaillent de moins en moins dans le secteur manufacturier (de 15 % ils ne sont plus que 7 %). Les ouvriers qualifiés dans l’industrie manufacturière, peu nombreux sur le total et en net recul numériquement, sont à 85 % en CDI contre 63 % pour les autres. Les autres salariés comptabilisés comme tels dans la nomenclature officielle des PCS (professions et catégories socioprofessionnelles) sont chauffeurs, ouvriers de type artisanal, ouvriers du BTP, ouvriers agricoles, ouvriers/employés des entrepôts de logistique ou de nettoyage, des secteurs qui résistent mieux à l’automatisation des tâches ou même qui sont le produit de son accroissement, mais fractions ouvrières qui ont du mal à coaguler, bref à faire forces par comparaison aux anciennes fractions ouvrières qui faisaient masse au sein des « forteresses ouvrières » .

– Bruxelles veut faciliter le financement des entreprises en simplifiant l’accès aux marchés financiers. Parmi les mesures notables, on peut retenir la promotion d’une technique qui a pourtant démontré ses potentialités spéculatives, celle de la titrisation qui permet aux banques de regrouper des prêts, de les convertir en titres et de les vendre sur les marchés. L’objectif est de les aider à prêter de manière plus ciblée en transférant sur les marchés financiers une partie du risque lié aux emprunts des petites et moyennes entreprises qui ont justement du mal à trouver des capitaux pour l’innovation, surtout en France si on compare la situation avec celle qui prévaut en Allemagne et est à la base du dynamisme de l’Hinterland.

Dans le même ordre d’idée, la Commission européenne a accepté le rachat du canadien Bombardier par Alsthom ce qui en fait le second groupe du ferroviaire derrière le chinois CRRC, alors qu’il avait refusé auparavant la rencontre entre le même Alsthom et Siemens. Force est de constater une prise en compte de la concurrence chinoise.

– Le gouvernement va satisfaire le patronat en s’attaquant à l’impôt sur la production. Un impôt de 20102 (Sarkozy) que beaucoup considèrent comme aberrant dans son fondement puisqu’il frappe les entreprises au niveau du chiffre d’affaires, des frais fixes (plus important dans l’industrie que dans les services) et de la valeur ajoutée et non du profit ; aberrant aussi dans sa destination puisqu’il comprend une cotisation foncière qui sert à financer les collectivités locales3, une cotisation qui pèse proportionnellement plus sur les PME/ETI que sur les grandes firmes ; et enfin aberrant par rapport à son poids : 77 milliards (on parle de le rabaisser de 10 milliards) contre 26 en moyenne dans l’UE, mais seulement 11 en Allemagne. Cette baisse pourrait toutefois être compensée par une hausse de l’impôt sur les sociétés ce qui apparaîtrait plus « juste » d’un point de vue industrialiste.

– Pour certains experts, la 5G, contrairement à ses devancières, serait d’un usage à 80 % professionnel et non de consommation/loisir. Ils en espèrent une croissance de la productivité (G. Babinet de l’Institut Montaigne, Les Échos, le 28 juillet) par optimisation des flux pour éviter les problèmes de stocks, quelque chose que le toyotisme n’a pas complètement réalisé même s’il en a fait un objectif en inversant la traditionnelle filière fordiste. Cela permettrait aussi des gains dans l’agriculture avec l’analyse de l’humidité permettant de ne pas gaspiller d’eau ou de l’énergie avec les chauffages connectés ou encore les GPS.

Les marchés financiers pourraient eux aussi en profiter dans la mesure où ils se fondent sur une actualisation4 de tous les profits futurs jusqu’à parfois les valoriser à l’excès comme le montre la cote actuelle de Tesla qui ne représente pourtant qu’une part de marché minuscule. Et alors même que les Gafam font l’objet d’une procédure d’abus de position dominante aux États-Unis, leur valorisation boursière n’a jamais été aussi haute5 (Le Monde, le 1er août) du fait de la haute valeur d’actifs intangibles que représentent leur savoir-faire, le capital humain ou le General intellect6.

– Un des effets indirects de la Covid-19 est la fin du projet de Google-City à Toronto qui devait fournir un exemple de ce que Richard Florida appelle les « entreprises urbantech » à la base de futures villes « intelligentes » (Cf. Carlo Ratti qui dirige le Senseable City Lab au Massachusetts Institute of Technology, Les Échos, le 3 août).

– La Covid-19 a en partie sapé la puissance du dollar. Celui-ci est engagé dans une tendance baissière, parce que corrélée à la mauvaise gestion de la crise sanitaire alors même qu’au début de la crise il avait encore fonctionné comme valeur refuge (il bénéficiait de ce qu’on appelle une prime de sécurité) ; mais la gestion Trump et le conflit avec la Chine ont miné la confiance. Par ailleurs les taux américains sont moins attirants et les flux de capitaux vers des fonds d’actions européens sont plus importants que vers les fonds spécialisés dans les actions américaines (la prime de risque tend à s’inverser). Anton Brender, in Les Échos, le 31 juillet-1er août estime que le rôle de l’euro va croître à long terme, mais qu’à court terme il n’y a pas d’alternative au dollar et au système financier qu’il domine.

– Nous l’avons suggéré dans les relevés précédents, les économistes distinguent volontiers les « chocs d’offre » et les « chocs de demande », mais cette distinction, qui n’a sans doute jamais eu grand sens, n’en a manifestement aucun dans le cas de cette crise. C’est l’ensemble des schémas de reproduction qui ont été désarticulés. Le rapport consommation-production-investissement d’abord, l’articulation des chaînes de valeur ensuite. Les stratégies de relocalisation, si elles ne restent pas lettre morte, ne feront qu’accentuer cette désarticulation (M. Husson : « L’économie mondiale en plein chaos », site À l’encontre).

– Le mini scandale de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), une référence mondiale de la régulation publique environnementale, autour de l’autorisation de l’utilisation du glyphosate, repose la question de l’indépendance des experts et la fiabilité de leurs expertises quand ils sont en fait juges et parties ; et au-delà, la question d’une agriculture productiviste. En effet, dans un article de Libération, le 25-26 juillet on apprend que la non-utilisation de ce produit conduirait à un labourage beaucoup plus intense des sols nécessitant, en l’état actuel, l’utilisation de nouvelles machines entraînant elle-même à terme une concentration du capital. Le piquant de ce processus c’est que c’est la FNSEA qui met en avant ce danger pour justifier le maintien de l’utilisation du produit dans des formes encadrées.

– D’après une enquête Le Progrès, le 28 juillet, la Covid-19 a eu un effet à la hausse sur les produits frais. La Confédération paysanne dénonce les culbutes de la grande distribution qui font passer des tomates bios achetées 1,50 euro aux producteurs à 5,80 en rayon. Derrière le mot d’ordre gouvernemental d’acheter en France réduit par la grande distribution à une bataille de communication, se livre une véritable guerre des prix alors que le coût de ramassage en France est 1,7 fois plus élevé qu’en Espagne et 1,5 fois… qu’en Allemagne. Le résultat en est que nos importations en ce domaine ont doublé en 10 ans pour atteindre 20 %, alors même que nos exportations baissent (cf. aussi le relevé de notes IV). Ce qui est vrai pour les légumes l’est encore plus pour les fruits où le coût de ramassage correspond à 40 à 60 % du coût total du produit.

Un panier de 8 types de légumes et fruits pour 4 personnes s’établit à 42,34 euros en magasins discount ; 51,33 en hypermarchés ; 52,45 sur le marché et enfin 90,79 en magasin bio. Il ne s’agit bien sûr pas des mêmes produits, mais cela traduit la tension entre producteurs et distributeurs dans ce secteur, une tension de fait arbitrée par l’État selon des choix qui sont tous sauf anodins. On a vu pendant la pandémie que les marchés des grandes villes ont été fermés autoritairement ce qui n’a pas été le cas des hypermarchés et magasins de proximité ; quant à la production bio elle reste une production de niche en dehors de la PAC.

– Une autre enquête, cette fois du Journal du dimanche, le 26 juillet, rend plus concret les dessous de la production agricole de type industrielle dans la mesure où là encore la Covid-19 a fait remonter à la surface des conditions, ignorées de beaucoup, des nouveaux « damnés de la terre ».

C’est ainsi qu’au camping des Noves dans les Bouches-du-Rhône, des ouvriers sans-papiers, pour la plupart venus d’Amérique du sud ou d’Amérique centrale et recrutés par l’entreprise espagnole Terra Fecundis7 de Murcie, se retrouvent dans une sorte de zone de regroupement au sein d’un camping où ils sont séparés des touristes par des hauts murs. Ce sont des « travailleurs détachés intérimaires » d’après la formule officielle. Une sorte d’actualisation de la pratique du « plombier polonais ». Derrière Terra Fecundis se retrouvent les quelques grandes exploitations, dont beaucoup sont sises en Provence, qui fournissent la grande distribution. C’est la Covid-19 qui a permis de soulever le voile puisqu’une forte contamination liée à la promiscuité, à l’absence de masques et aux mauvaises conditions est apparue au camping. On retrouve des situations identiques à Beaucaire avec une rue Nationale transformée en Little Ecuador. Il y aura donc eu une exception au confinement puisque ces travailleurs ont pu faire plus de mille kilomètres depuis le sud de l’Espagne jusqu’en Provence. Dès la mi-avril, gendarmerie, police et justice ont été alertées, mais beaucoup reconnaissent que le Ministère de l’Agriculture aurait mis la pression sur le Ministère de l’Intérieur pour épauler concrètement « nos » agriculteurs (clientélisme politique) tout en arguant de la peur du manque de nourriture pour justifier le silence sur ces manquements aux mesures officielles de confinement (démagogie).

Ancien directeur du travail au Ministère du même nom, Hervé Guichaoua y voit une autre raison plus juridique et européenne : « Le gouvernement ne pouvait pas, par simple instruction, bloquer à la frontière ces salariés détachés car cette décision aurait eu pour effet d’interdire aux entreprises étrangères d’exercer leur droit à la libre prestation de services reconnue par l’article 56 du traité sur le fonctionnement de l’UE ». Pourtant d’après le même haut fonctionnaire ces pratiques de Terra Fecundis sont connues de l’État depuis 2001 et ce n’est qu’en 2014 qu’une première action en justice est menée après la mort d’un saisonnier. Le Coronavirus aura là encore accéléré les choses.

– Un point complémentaire au relevé XII où nous abordions la question de la relance de la demande à partir des bas salaires (cf. l’analyse keynésienne). Pour dynamiser l’embauche, il serait préférable de cibler les emplois à bas salaires car c’est autour de la valeur du SMIC que les incitations gouvernementales en direction du patronat, s’avèrent opérantes ; et non comme dans le projet actuel en fixant une limite supérieure à 2,5 SMIC ce qui correspond en fait au niveau de 85 % de salariés ! (Les Échos, le 28 juillet, Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo). L’échec du CICE n’aura apparemment pas servi de leçon. À viser tout le monde, L’État ne touche personne car cela conduit au mieux au saupoudrage de la même somme sur un nombre plus grand de bénéficiaires. Le même défaut apparaît avec un chômage partiel maintenu à 4,5 SMIC en longue durée au lieu de l’abaisser à 2 ou 2,5 SMIC comme cela a été proposé plusieurs fois par des économistes. Le risque est double, car un chômage partiel de longue durée est un peu une contradiction dans les termes qui conduit premièrement, au niveau microéconomique, à subventionner indirectement des secteurs en déclin ; deuxièmement à mieux indemniser les heures non travaillées que le chômage.

Ces dispositions sont d’autant plus étonnantes que sur la question de l’âge c’est l’argumentation inverse qui prévaut en arrêtant la limite de bénéfice de la mesure à 25 ans, ce qui crée de fait une trappe à chômage pour la catégorie d’âge située juste au-dessus (Le Monde, le 29 juillet). Pour Stéphane Carillo de Sciences-Po, il aurait été plus habile de monter jusqu’à 30 ans en limite d’âge, mais dans les limites de deux fois le SMIC seulement plutôt que 2,5. Ces dispositions ne parlent d’ailleurs que d’emplois en général, or dans la mesure où elles autorisent les CDD (d’un minimum de trois mois) on ne peut exclure que certains patrons se laissent tenter par un turn-over des postes à leur initiative (augmentation de la précarité). Et cela, y compris dans une forme « inclusive » où ce seraient finalement toujours les mêmes destinataires auprès desquels on renouvellerait le contrat, alors que le but de la mesure est d’élargir les possibilités de « l’employabilité ».

L’évolution de l’automobile en France en est le fidèle reflet de l’évolution plus générale de l’industrie française. Nous avons vu supra la déperdition d’emplois industriels, elle est la conséquence de chiffres de production eux aussi globalement en baisse. Ainsi, en 2000, la France était deuxième producteur européen après l’Allemagne, aujourd’hui elle est quatrième et a perdu 36 % de ses emplois. Ce déclassement n’est pas dû à une déconfiture commerciale, car les parts de marché de Renault et de PSA restent stables, mais les choix industriels, surtout chez Renault avec Ghosn ont porté aux délocalisations et à la production de voitures low cost pendant que la production en France se désintéressait du design, pourtant essentiel, pour la fameuse « montée en gamme ». Pourtant, rien n’était impossible puisque Toyota a fait le choix inverse en choisissant la France pour sa Yaris près de Valenciennes, qui est la quatrième voiture produite en France en termes de quantité avec une usine ultramoderne et beaucoup plus automatisée (le coût du travail n’est pas entré en ligne de compte pour le constructeur japonais).

Le résultat c’est que depuis le pic de production de 2002, la production n’a fait que baisser se situant aujourd’hui autour de 1,67 million soit deux fois moins. Les économies d’échelle sont donc rendues difficiles et il n’est pas étonnant que les centres de recherche se retrouvent surdimensionnés comme à Guyancourt pour Renault et que les licenciements y sont à l’ordre du jour (Le Monde, le 29 juillet). Situation générale d’autant plus difficile qu’après avoir bénéficié de ce que certains observateurs appelaient « la rente Nissan », c’est aujourd’hui la marque japonaise qui traîne les deux tiers des pertes du groupe que les bons chiffres de Dacia ne peuvent compenser puisqu’ils sont hors bilan (Le Monde, le 31 juillet). La situation n’est par ailleurs guère réjouissante chez les équipementiers puisque l’un des plus puissants, Faurissia prévoit une baisse de ses investissements d’au moins 40 %.

– Barbara Pompili a reculé sur le moratoire des entrepôts de commerce et les limitations de nouvelles implantations ne concerneront que les zones commerciales. Est-ce un recul pour ne pas froisser les géants du numérique et des plateformes ? Ou alors le fruit d’un gros lobbyisme de la part de « France logistique » (cf. « Point de vue » dans Les Échos, le 29 juillet) où il est fait état de 30 000 créations d’emploi net/an soit 1,8 million de personnes représentant 10 % de l’emploi salarié en France répartis sur tout le territoire (le fameux « maillage » du territoire) et avec une forte chance d’ascenseur social interne dans un secteur neuf ? France logistique insiste aussi que ce secteur assure stockage, transport et livraison avec efficacité, y compris pendant la Covid-19, que l’Allemagne est le leader de la logistique mondiale et enfin que si on empêche les plateformes de s’installer en France cela ne changera rien puisque les installations nouvelles se feront à nos frontières, mais par nos concurrents.

Temps critiques, le 3 août 2020.

  1. – De fait, selon les chiffres de l’Agence européenne de l’environnement, les émissions de gaz carbonique du train plafonnent à 14 g de CO2 par passager et kilomètre, quand elles culminent à 285 g pour l’avion et représentent 55 g pour une voiture moyenne. En France, où les TGV roulent à l’électricité nucléaire, le train est encore plus « propre » qu’ailleurs sur le Vieux Continent : 1,14 g par passager au km par exemple pour un Paris-Avignon TGV (661 km) ou 1,37 g pour un Paris-Toulouse (793 km), si l’on en croit le calculateur open data de la SNCF… Ce qui est quand même incroyable, c’est qu’alors que les grandes villes ont voté écologiste (avec toutefois une abstention qui survalorise leur représentation), plus personne ne parle du traditionnel combat écologiste contre l’énergie nucléaire. Avec l’effacement de l’État-nation et de la pertinence de la question de l’indépendance nationale, le nucléaire est comme détaché de la puissance de l’État et devient une énergie comme une autre, plutôt plus propre finalement et un avantage comparatif dans la concurrence internationale ce qui ne gâte rien. []
  2. – Pendant longtemps les gouvernements lui ont préféré une baisse du coût du travail par exonération de charges sur les bas salaires. []
  3. – Le gouvernement prévoit de leur verser en compensation une fraction de la TVA (Les Échos, 31 juillet-1er août). []
  4. -L’incertitude est inscrite au cœur même de la formule d’actualisation qui nous indique ce qu’un capitaliste serait prêt à risquer (cf. l’importance prise par les primes de risque) et payer pour recevoir plus tard un flux d’argent. Mais ce taux d’actualisation peut être utilisé pour différents calculs prospectifs. Il peut l’être par exemple par rapport au coût de la lutte contre le réchauffement climatique quand on pense que depuis les années 2000 il existe des « obligations catastrophes » permettant aux investisseurs d’acheter aux assurances les « risques d’événements extrêmes » (ils « actualisent » sur les deux tableaux) ; et on peut même penser qu’il l’a été, mais de façon erronée, pour ce qui est des risques de pandémie. Les alertes n’ont en effet pas manqué, mais les calculs et l’évaluation se sont avérés erronés. []
  5. – À titre d’exemple Apple « vaut » plus que l’ensemble des entreprises du CAC40 et devance le pétrolier saoudien Aramco en capitalisation boursière. []
  6. – Terme utilisé par Marx et qui correspond à ce que l’on regroupe sous le nom d’actifs immatériels qui ne sont pas inclus dans les investissements productifs au niveau comptable, d’où la distorsion valeur « fictive »/valeur « réelle » en dehors de tout caractère spéculatif. []
  7. – Le carnet de clientèle en France de cette entreprise atteint le chiffre de 535 exploitations dans 35 départements. La paie est de 14-15 euros de l’heure contre 20 à 21 au tarif habituel. Les encargados (contremaîtres) viennent aussi d’Espagne. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XII)

– Dans Le Monde du 3 juillet, le philosophe Jean-Pierre Dupuy donne un entretien sous le titre, « Si nous sommes responsables des maux qui nous frappent, alors notre responsabilité devient démesurée ». Depuis Rousseau, avance-t-il, les causes des malheurs, des catastrophes, des fléaux, les épidémies qui frappent l’humanité ne sont plus attribuées à une ou des puissances extérieures à lui (Dieu, Satan, etc.) mais à lui-même et à lui seul. Cette responsabilité absolue conduit à une clôture du monde des hommes sur lui-même.

S’agissant du Corona virus on a invoqué toutes sortes de responsables (la Chine, la suppression de la bio-diversité, le commerce des animaux sauvages, les transports aériens à bas coûts, l’anthropocène, le néo-libéralisme, etc.) et ces raisons ne sont pas à écarter dit J-P.Dupuy, mais il manque une dimension dans toutes ces considérations scientifiques, techniques, économiques, politiques, religieuses, c’est celle de la contingence ; de l’événement contingent. L’épidémie de Covid serait un véritable événement en ce sens qu’il échappe à toutes déterminations de quelque ordre qu’elles soient. Le surgissement d’une réalité nouvelle engendrée par le pur hasard.

Sans les citer, il est probable que J-P.Dupuy se réfère aux philosophes du « réalisme spéculatif » (encore nommé « ontologie factuale ») dont les travaux font fureur dans le milieu et dont en France, Quentin Meillassoux est le principal représentant ; avec Medhi Belhaj Kacem mais ce dernier en tire des conséquences différentes.

Sans entrer davantage dans ces métaphysiques singulières, il faut ici remarquer qu’elles impliquent la réintroduction du mal dans l’interprétation de l’histoire d’aujourd’hui. Cela n’est pas étonnant puisque dans la présentation de J-P.Dupuy précédant l’entretien, on apprend qu’il a assuré un séminaire de recherche sur le problème du mal à l’université Standford. Il reste que cet écart par la contingence tranche avec les discours catastrophistes des commentateurs dominants. Mais on reste sur sa faim quant aux pistes qui pourraient être ouvertes par cet écart.

Tout le reste de l’entretien est dominé par une conception techno-scientifique de l’action politique ; notamment par un appel au développement de la formation scientifique et technique. J-P. Dupuy partage le présupposé rationaliste et progressiste selon lequel l’éducation, la formation, peuvent modifier le cours des choses ; qu’elles sont «  émancipatrices », etc. Contre l’épidémie, il convient donc de développer massivement la culture scientifique et technique dont « nos dirigeants » sont totalement dépourvus. La revoilà cette « République des savants » tant de fois invoquée depuis l’abbé Grégoire, le prêtre révolutionnaire, un des principaux promoteurs des grandes institutions scientifiques et techniques créées par la Convention.

-Si le dernier volet de la réforme de l’assurance chômage a été suspendu et une décision reportée au 1er septembre, la tendance générale de l’évolution des droits à ce propos est à une baisse continue depuis 1979 avec la contradiction suivante qui est que les CDD se multiplient y compris dans des formes potentiellement toujours plus précaires comme les CDD d’usage dans certaines professions, tout cela prétendument afin de garantir l’emploi plutôt que l’assistance. Or, au lieu de s’accorder à cette flexibilité accrue comme c’était structurellement le cas pour le régime particulier des intermittents du spectacle, les dernières réformes entraînent une difficulté à ouvrir des droits pour ces dernières catégories avec en plus un « effet de cliquet » qui fait que quand le chômage baisse les conditions d’ouverture de droit se durcissent et quand le chômage augmente à nouveau la tendance est de ne pas revenir à la situation antérieure plus avantageuse (cf. Mathieu Grégoire, enseignant de sociologie, U-Nanterre, Libération, le 17/07). Ce qui est nouveau c’est que de nombreux licenciements annoncés concernent les services de recherche-développement (R-D) et donc des emplois qualifiés (Renault, Nokia). La CGT Nokia parle de délocalisation de la recherche, mais est-ce si sûr alors que plusieurs sociétés d’ingénierie se retrouvent dans le même cas où il y a sureffectif par rapport au plan de charge. Cette position syndicale est d’autant plus sujette à caution que la délocalisation n’est plus en odeur de sainteté. Et ce qui est déjà en cours pour ce qui est du cœur de la production, à savoir l’automatisation croissante et donc la baisse de la part des salaires dans le coût de production risque de s’étendre en amont et en aval de la chaîne de production. Une automatisation qui concerne aussi la grande distribution avec les accords entre Carrefour et Google sur « les courses à la voix » sur smartphone ; les projets Amazon-Go (le just walk out par exemple), associé entre autres au système de « logiciel libre » Linux qui peuvent être vendus à n’importe quel commerce et pourraient supprimer à terme 22% du personnel. Le but d’Amazon est de se rendre indispensable et irremplaçable. Les très gros distributeurs comme Walmart ont senti le danger et cherchent à développer leur propre système. Carrefour hésite devant un processus qui ne s’est pas encore imposé en Europe.

-Floués les salariés de Daimler-Smart en Moselle : alors qu’en 2016 ils avaient accepté individuellement un plan de sauvegarde de la production en acceptant de travailler 39 h payées 37 et alors qu’ils devaient produire les nouvelles Mercédès, la Direction générale de Daimler est revenue sur sa stratégie. Le fait que l’Allemagne se recentre sur le marché européen (cf. relevé XI) n’est pas un gage de sécurité car contrairement à ce que semble penser l’opinion publique, opinion renforcée par la prétendue dépendance par rapport à la Chine apparue avec le Covid-19, ce n’est pas la Chine notre partenaire privilégié et ce ne sont pas ces échanges qui creusent le déficit courant où le chômage ; mais plutôt nos échanges internes à la zone euro dans le cadre d’une course à la compétitivité qui est largement hors coût sinon on ne comprendrait pas le différentiel de compétitivité avec l’Allemagne. Pour Isabelle Méjean (enseignante à l’École polytechnique, Les Échos, le 10/07), il ne s’agit pas tant de relocaliser (l’économie française ne sera pas sauver par le rapatriement du doliprane ou paracétamol, des molécules à faible valeur ajoutée ou encore par la fabrication de masques respiratoires demandant l’importation de latex) que de localiser à partir de nos points forts en multipliant les économies d’agglomération comme par exemple cela se fait dans le Sud-Ouest autour de l’aéronautique (proximité des fournisseurs et clients, compétences sectorielles de la main d’œuvre) ou comme cela pourrait se faire dans la plasturgie ou à un autre niveau, dans « l’économie de la mer » (14 % du PIB, 820000 emplois) où l’ambition stratégique portuaire affichée par le gouvernement ne s’est pour le moment concrétisée que dans le tout nouveau ministère de la mer dévolu à Annick Girardin.

La Moselle est un bon exemple de l’évolution industrielle : d’abord centrée sur les mines puis la sidérurgie mais sans contrôler les centres de pouvoir (British Steel, Arcelor-Mittal), elle semblait pouvoir devenir un nouveau centre de l’automobile avec Daewoo début 2000 et surtout la Smart électrique jusqu’à ce que ces espoirs de modernisation ne s’écroule. En effet, la dernière proposition en provenance de l’anglais Ineos de reprendre l’entreprise pour en faire le centre de production limité d’un 4×4 Grenadier thermique n’a plus rien à voir avec le grand projet électrique de Daimler. Ni le projet de reprise d’Inéis qui n’apparaît que comme une production de niche ni le laboratoire de recherche « Digital Lab » de Mittal à Uckange, ni le projet de chimie verte de la société Metabolic explorer à Carling St Avold pour remplacer les vapocraqueurs éteints en 2013, ne seront suffisamment créateurs d’emplois pour compenser les milliers de perte de ce qu’il faut bien voir comme une désindustrialisation. Des emplois plus qualifiés que ceux qui se développent aujourd’hui dans l’économe de plateforme avec un gigantesque Amazon sur la friche militaire et les installations logistiques d’Ikéa, Lidl, Chausséa (Le Monde, le 20-21/07).

Et pendant ce temps, le grand centre des congrès de Metz qui devait être le signe de l’élection de la ville au titre de capitale du tourisme d’affaires, reste désespérément surdimensionné, affecté qu’il est par les annulations de conférence pour cause de Covid.

Cette économie de plateformes en formation tente de s’affirmer comme la source de nouvelles forces géopolitiques (au niveau I du capitalisme du sommet) qui se confrontent en permanence aux institutions publiques (au niveau II des États dans leur fonction régalienne territoriale) que ce soit au niveau des contenus politiques (aux USA avec Trump), de la fiscalité (France, Italie, Royaume-Uni), de l’ouverture de certaines fonctionnalités (StopCovid), de l’accès aux données personnelles (la CIA contre Apple) jusqu’à atteindre une dimension de plateformisation des États (Les Échos, le 22/07).

-Alsthom-Bombardier devrait sacrifier son site de Reichshoffen en Alsace (750 salariés qui fabriquent en bout de chaîne les trains « Régiolis ) pour respecter les directives de la Commission européenne qui estime que le groupe va être en position de quasi monopole en France sur trois secteurs en tant que 2ème mondial, alors que globalement le géant chinois CRRC est à l’affut sur ces mêmes segments. La Commission européenne continue donc ici sa conception pré-crise sanitaire de la concurrence pure et parfaite telle qu’elle est définie par les canons libéraux, alors qu’elle en appelle à un changement pour la constitution de champion européens. Allez comprendre ! Par ailleurs et pour satisfaire à la demande de la Commission, la direction d’Alsthom se dit prête à sacrifier un site alsacien sans aucune logique économique puisque certes rentable (les carnets de commande sont pleins jusqu’à 2024), il n’est qu’un site de bout de chaîne qui aura peut être du mal à trouver un repreneur. Les experts du secteur attendaient plutôt une cession du site intégré de l’usine de Crespin dans le Nord (Le Monde, le 11/07).

-Toujours dans la rubrique « le monde d’après » … comme avant, la pandémie semble paradoxalement accroître la consommation automobile. Si on prend l’exemple de la Chine qui a redémarré plus tôt, avant la pandémie 56 % des déplacements s’y effectuaient en transports en commun publics pour seulement 24% en voiture ; après la pandémie les chiffres sont radicalement inversé avec 66% pour les voitures et 24% pour les transports collectifs. La crainte d’une contagion collective par rapport au cocon automobile ? Possible, mais le paiement électronique par smartphone avec le traçage qui en découle ne jouent-ils pas aussi un rôle dans cette désaffection qui constituerait une résistance passive ? (Le Monde, le 13-14/07). On n’en est pas encore à ce type de mesure en France malgré « Stopcovid », mais si les autorités parlent beaucoup de restriction sur les trajets en avion, de promotion des pistes cyclables, le soutien aux producteurs automobiles est important, alors que l’on parle très peu des transports publics dont la charge est pourtant censée être collective (les usagers paient en moyenne 19% du prix réel et même 12% pour les TER). Pour M. Crozet, enseignant à Sciences Po et spécialiste de l’économie des transports, le ferroviaire aurait été la victime de tous les arbitrages de Bercy depuis qu’Édouard Philippe est Premier ministre (ibid).

-À force de coller au sensationnel tout en utilisant les dernières tendances des sciences sociales pratiquant l’individualisme méthodologique et l’oubli des rapports sociaux, on apprend dans Le Monde, le 09/7, que (en gros titre) : « Les immigrés ont eu une mortalité deux fois plus élevée face à la pandémie ». Outre le fait que le terme « d’immigré » n’est pas défini et qu’il y a eu des doutes sur la fiabilité de la comptabilisation des décès et de leur imputation au virus, une autre information du même journal, mais le 22/07 nous annoncent que d’après une enquête de quatre économistes du travail proches de l’école d’économie de Paris : « Les communes pauvres sont les plus durement frappées par le Covid-19 » du fait des deux causes majeures que sont le surpeuplement du logement et la nature des emplois occupés. Eric Maurin le précise : les plus pauvres sont les plus en mauvaise santé, mais ils le sont aussi parce qu’ils sont les plus exposés à la surpopulation du logement et à des emplois à risque. Dans cette enquête approfondie, le fait d’être « un immigré » devient alors un élément comme un autre, mais on peut gager que les tenants de l’ethnicisation des statistiques feront ce qu’il faut pour faire coïncider les deux informations, au forceps si besoin est.

Interlude

-La cérémonie militaire du 14 juillet, prévue en format réduit, devait être un « hommage aux soignants et à la société civile » selon l’Élysée. Comme « la société civile » est pour nous une catégorie qui n’existe plus dans ce que nous appelons la « société capitalisée », on s’est demandé à quoi cela pouvait bien faire allusion concrètement. On n’a pas eu longtemps à attendre : il s’agit, selon l’AFP de 1400 soignants et « représentants de la société civile ». Ouf, on ne reste pas dans l’inconnu. Si on ne connaît pas la société civile, ses « représentants », on les connaît.
-Geoffroy Roux de Bézieux (Medef) déborde Macron-Castex : « L’économie reste très fragile, ce n’est pas le moment de remettre [le sujet des retraites] sur la table » (Le Monde, le 9/07).
-Macron, discours du 14 juillet : « Je crois à cette écologie du mieux pas à l’écologie du moins » ; « Je roule écolo et modeste » ; il a avec Darmarin « une relation d’homme à homme ». (Libération, le 15/07).
– Amélie de Montchalin vient d’être nommé « Ministre de la « transformation et des services publics ». Cherchez l’erreur de syntaxe…

-Pour ceux qui n’auraient pas trouvé l’erreur : dans un entretien à Acteurs publics accordé en mars 2018, Amélie de Montchalin considérait que le statut était une entrave : « Des maires ont des besoins d’agilité dans leurs recrutements, mais sont bloqués à cause du statut », affirmait-elle. Et elle réclamait une « transformation managériale » pour « redonner des marges de manoeuvre dans la gestion quotidienne, et donc une forme de liberté dans le recrutement des profils par exemple » (Romaric Godin, Mediapart, le 8/07). Le 7 juillet, à la passation de pouvoir elle déclarait : « Ma mission est d’autant plus immense que nous sortons d’une crise qui a montré à la fois les forces et les faiblesse de l’action publique. ». Une phrase en parfaite résonnance avec le bilan tenté par Macron dans son allocution du 14 juin : « Face à l’épidémie, les citoyens, les entreprises, les syndicats, les associations, les collectivités locales, les agents de l’État dans les territoires ont su faire preuve d’ingéniosité, d’efficacité, de solidarité […] Faisons leur davantage confiance. Libérons la créativité et l’énergie du terrain. ». Donc, si l’on comprend bien, dans cette « transformation » ce qui s’impose, c’est la suppression de toutes les barrières1… hors les « gestes barrières ».

Plus concrètement, dans les hôpitaux il s’agirait de rationaliser la pratique des doubles emplois et de l’intérim au coup par coup qui coûte cher, par une libéralisation des heures supplémentaires actuellement encadrées pour rester dans le respect des 35H ; et une annualisation du temps de travail (Les Échos, le 10/07). Pour ce qui est des augmentations de salaires, pas de surprise, on est loin des 300 euros pour tous et la compensation que représenterait la montée d’un échelon pour tous dans la grille reproduit strictement la division hiérarchique des métiers et statuts.

-Pour ce qui est des retraites le gouvernement tente le coup mais en limitant son ambition. Il ne s’agirait pas d’une reprise de la réforme systémique des retraites (le passage au système par points), mais de la limiter, pour le moment du moins, à son volant financier à travers l’allongement de la durée de cotisation. Le chiffon rouge des régimes spéciaux mis de côté les risques de nouveau blocage du pays seraient réduits (C. Cornudet : « La réforme qui revient par la face Nord », Les Échos, le 10/07).

-Pour Bertrand Badie, Le Progrès, le 22/07, la réussite finale de la réunion de l’UE sur le plan de relance signale le passage d’une Europe de conception associative, ce qui était son but d’origine dans un environnement qui s’internationalisait dans un nouveau contexte de paix, à une Europe solidariste dans un monde globalisé. Une UE qui va émettre des bons du Trésor ce qui correspond à la reconnaissance de l’existence d’une dette européenne. L’enjeu s’avérait donc plus important que la réussite du plan de relance ; il s’agissait de savoir si la Commission européenne peut désormais emprunter et investir comme elle le désire.

Contre les mauvais augures, surtout en provenance des USA, comme quoi la zone euro ne correspondrait pas à ce que les économistes appellent une « zone monétaire optimale », l’euro en est devenu crédible. Il va s’en suivre, d’après Sylvain Kahn, enseignant d’histoire et géopolitique à Sciences po (Le Monde, le 23/07), une mise en réseaux des parlements nationaux amenés à voter en lien avec le parlement européen et les parlements locaux des régions, les Länders allemands, les régions espagnoles ou belges.

La notion de conditionnalité qui a été au centre des débats de ces dernières semaines semble promise à une belle carrière dans la mesure où il s’avère qu’on peut la triturer dans tous les sens. Ainsi à l’intérieur de l’UE les « frugaux2 » désiraient-ils soumettre les aides financières à des conditions qui ne sont pas loin de celles imposées à la Grèce au moment de la crise de l’euro et en tout cas imposer un droit de véto qui s’est finalement réduit à un droit de regard. Mais la France qui s’oppose à cette conditionnalité en fait une position si étendue qu’elle l’applique aussi aux entreprises à qui elle vient d’accorder une baisse d’impôt sur la production3 sans condition qui fait bondir Laurent Berger dans Libération du 17/07. Ce dernier fait remarquer qu’il en est de même pour les mesures en faveur des jeunes : elles doivent être ciblées sur ceux en déficit de formation/qualification et prendre la forme de primes à l’embauche en une fois et non pas d’exonérations qui pèsent sur les comptes des régimes sociaux. Or, si on regarde ce qui se passe au niveau du Service civique où 100 000 places sont ouvertes le système est détourné de fait de son but, c’est-à-dire l’aide à la formation des personnes peu qualifiées, parce que les jeunes qui ont une bonne formation, dans l’impasse actuelle devant un marché du travail qui se referme, ont tendance à en faire leur banc d’essai et leur première expérience de travail effectif rémunéré, pour rester dans le coup disent nombre d’entre eux (Le Monde, le 19-20).

-Président et ministres font des efforts importants pour éviter de dire qu’ils pratiquent une relance par la demande contraire à leurs présupposés libéraux qui les portent à relancer par l’offre. Dans les faits, ils sont bien obligés de se (re)découvrir keynésiens dans la mesure où premièrement, ils savent que la consommation ne redémarrera, si elle redémarre, que sur la base d’une aide aux revenus les plus nombreux qui sont aussi les plus faibles, mais ont la plus forte propension marginale à consommer4 ; et deuxièmement parce qu’au-delà des mesures d’urgence prises pour la sauvegarde des entreprises en difficulté, il s’agit, pour les gouvernements, de s’attacher à des investissements d’infrastructure et de long terme qui ne peuvent être financés essentiellement par le secteur privé parce que les marchés financiers recherchent des rentabilités faciles et qu’ils ne se porteront pas spontanément sur les investissements « de transition » (Lorenzi in Les Échos, le 15/07).

-Certains parlent de déconnexion de la Bourse (la « finance » ou l’économie « irréelle » si on veut blaguer) dont la « résilience » est patente par rapport à ce qu’ils appellent « l’économie réelle ». La justification la plus souvent émise est que la Bourse aurait sa propre logique court-termiste (spéculation, bulle, etc) alors que l’économie productive serait long-termiste. Force est de reconnaître que ce qui se passe aujourd’hui s’inscrit en faux contre cette croyance comme le montrent A. Landier (enseignant HEC) et D. Thesmar, enseignant au MIT, in Les Échos, le 10/07). En effet, pour eux les actionnaires raisonnent en propriétaires du profit futur ; or quand les taux d’intérêt sont bas, les profits futurs pèsent lourds dans les cours de la Bourse d’autant que la prime de risque encourue est faible. Les actions sont attractives alors que les obligations garanties ne rapportent rien (la situation est inversée si les taux sont hauts). L’effet Corona se fait sentir en fonction des valeurs dominantes ; par exemple la Bourse américaine a quasiment retrouvé son niveau d’avant Corona car ses valeurs sont surtout technologiques ; alors que les valeurs européennes, plus manufacturières et à coût fixe plus élevé s’en sortent un peu moins bien.

L’action des banques centrales ayant rassuré tout le monde, les marchés sont devenus (provisoirement ?) long-termistes. Il n’y a pas « déconnexion » malgré des tendances contraires qui, comme en France, à travers des mesures fiscales uniformes, ne font pas de différences entre actionnaires et créanciers, entre dividendes et intérêts entre finance productive et spéculation (Peyrelevade, in Les Échos, le 15/07).

-Le 25 septembre 2018, Buzyn et Darmanin annonçaient officiellement dans un communiqué un excédent des comptes de la Sécurité sociale d’un montant de 700 millions pour 20195. Les salariés, chômeurs et retraités allaient enfin être libérés de la « dette sociale » (CRDS) à laquelle ils contribuaient bien malgré eux. Mais dès le 30 septembre 2019 le cri de victoire de 2018 se transforme en l’annonce d’un déficit de plus de 5 milliards dû à un ralentissement de l’activité et donc d’un retour à l’équilibre seulement pour 2023 (Les Échos, le 30/07/2019). Et puis le Covid-19 est arrivé et fait perdurer la « dette sociale6 ».

Temps critiques, le 23 /07/2020.

 



Correspondance suite au relevé de notes :

 

Le 27 juillet 2020

Je n’ai rien compris à ça dans votre billet (et je ne joue pas l’andouille !) :

« Cette économie de plateformes en formation tente de s’affirmer comme la source de nouvelles forces géopolitiques (au niveau I du capitalisme du sommet) qui se confrontent en permanence aux institutions publiques (au niveau II des États dans leur fonction régalienne territoriale) que ce soit au niveau des contenus politiques (aux USA avec Trump), de la fiscalité (France, Italie, Royaume-Uni), de l’ouverture de certaine fonctionnalités (StopCovid), de l’accès aux données personnelles (la CIA contre Apple) jusqu’à atteindre une dimension de plateformisation des États (Les Échos, le 22/07). »

Venant

 



 

Le 27 juillet 2020

Venant,

Cela fait référence à notre reprise/actualisation depuis le n°15 et la notion de « révolution du capital » de la théorie du développement en trois niveaux dans les premières formes de capital du XVème au XVIII ème siècle ; la différence de perspective venant qu’à l’époque le capital tenait ces niveaux comme séparés (par exemple la monnaie ne rentrait pas à l’intérieur des terres et se développait dans le pourtour maritime) alors qu’aujourd’hui la globalisation articule les niveaux même s’ils s’autonomisent parfois. Il me semblait justement avoir éclairé ça avec l’exemple des Gafam qui sontdes forces qui s’expriment au niveau du capitalisme du sommet même si elles essaiment en pratique dans les différents niveaux, mais comme support d’une puissance qui s’exerce au plus haut niveau. Or ces nouvelles puissances se heurtent et se combinent à d’autre puissances dans ce même capitalisme du sommet où les États, exemple de ces autres puissances ont tendance à jouer dans le sens de ces nouvelles forces parce qu’elles dynamisent le capital (la meilleure illustration en ayant été le rôle du capital fictif dans le développement de TIC à partir de années 2000) ; mais les Etats ont aussi leurs intérêts propres au niveau II plus national même si c’est plus une délimitation de champs d’action qu’une séparation (cf. le procès Microsoft-Commission européenne ou Trump contre Facebook).

Le projet de « start up nation » de Macron est un bon exemple de la complexité de ces rapports et une façon toute politique de penser le contrôle de la technologie ; mais ces forces technologiques ont aussi la capacité de se constituer en forces géopolitiques dans un processus qui peut être appelé de plateformisation de l’Etat, comme un parachèvement de la mise en réseau actuelle de l’Etat par opposition à la souveraineté de l’ancienne forme d’Etat-nation et sa capacité à contrôler les processus technologiques (à l’intérieur d’EDF-CEA) sans les laisser atteindre cette dimension géopolitique (cf. le contrôle exercé sur le nucléaire militaire mais aussi civil se fait par la haute technocratie d’Etat à travers l’arme redoutable que représente alors le Plan).

Là j’ai un ami qui vient discuter et je dois faire à manger. Je m’arrête là mais c’est mas forcément définitif, mais j’aime pas laisser traîner

Amitiés,

jacques W

 



 

Le 26 juillet 2020

Salut Jacques,

J’espère que tu vas bien.

Le tout dernier relevé, aussi pertinent que d’habitude, évoque le lieu commun sur la prétendue déconnexion entre la Bourse et l’économie réelle, et je voudrais apporter mon grain de sel.

Le poids croissant des valeurs technologiques dans les indices boursiers américains est en cours depuis plusieurs années, mais a reçu un coup de fouet depuis la crise sanitaire. Selon Didier Saint-Georges, analyste de chez Carmignac Gestion, les valeurs du secteur technologique, tout comme celles de la santé, ont ceci d’attirant que les entreprises sont très peu concernées par le cycle économique (en plus d’avoir un niveau d’endettement faible ou nul et beaucoup de liquidités). Et comme personne ne sait à l’heure actuelle quelles sont les perspectives économiques, le pari le moins risqué est d’acheter leurs actions plutôt que celles des secteurs plus cycliques (qui reflètent mieux en fin de compte le dynamisme de l’économie). Il ajoute que, à l’intérieur de ces secteurs, les investisseurs se sont surtout rués sur les entreprises qui ont le plus profité des changements de comportement accélérés par la pandémie (travail à distance, jeux vidéo, achats sur Internet…). Bref, ce sont les fameux actifs « antifragiles » imaginés par Nassim Taleb.

Et Saint-Georges de conclure : « C’est ainsi que depuis le début de l’année, les deux paris, qui n’en sont pas, les plus performants ont été l’indice Nasdaq des grandes valeurs technologiques, en progression de 25%, et l’indice boursier des Mines d’or en hausse de 35%. Les investisseurs ont défini eux-mêmes ce qu’est une allocation d’actifs optimale en période d’incertitude radicale, quand s’appuyer sur des prédictions économiques serait illusoire. »

Pour ma part, j’ajouterais que même les marxistes les plus orthodoxes seraient obligés de reconnaître qu’on peut difficilement classer une boîte comme Tesla dans l’« économie irréelle ».

Pour finir, je suis d’accord avec ce que tu as écrit sur le retour à une sorte de keynésianisme, sans lequel la consolidation de l’UE et de la zone euro risque de faire plouf. Raison de plus pour penser que les discours de la gauche sur le néolibéralisme sont terriblement datés.

Bien à toi,
Larry

  1. Montchalin prend ses références dans la théorie américaine du Public choice qui s’oppose à l’idée de neutralité de l’État. Celui-ci et son monopole sur certaines activités, l’action corporatiste de ses agents seraient des obstacles à la créativité et à la dynamique des organisations qui passent par une mise en concurrence des agences et agents et une gestion par objectifs. Rien de bien nouveau pour qui fréquente les administrations actuelles, mais pour le moment il a été plus facile pour les pouvoirs en place de faire s’effondrer l’hôpital public que le « mammouth » Éducation nationale pour ne prendre que ces deux exemples emblématiques. []
  2. Les Pays-Bas, chef de fil des « frugaux » ne peuvent pourtant prétendre à incarner un modèle. En effet, les avantages fiscaux qu’ils accordent ont tendance à siphoner les recettes des FMN européennes installées à Amsterdam, La Haie ou Utrecht []
  3. En France, les impôts de production qui pèsent sur la valeur ajoutée représentent 3,2 % du PIB, contre 1,2 en moyenne en Europe, or le « cadeau gouvernemental aux entreprises ne représenterait finalement que 10 à 20 milliards alors que pour s’aligner sur la moyenne de l’UE il faudrait atteindre le chiffre de 40 milliards. Il est à noter que cet impôt touche relativement plus les PME et ETI qui sont pourtant les plus fournisseurs d’emplois, que les membres du CAC 40 (Les Échos, le 20/07). []
  4. Par rapport à la propension moyenne à consommer (C/R), la propension marginale mesure les effets d’une croissance des revenus sur la croissance de la consommation (ΔC/ΔR) et elle est plus forte pour les petits revenus alors que les hauts revenus ont eux une plus forte propension à épargner (ΔE/ΔR). Ce qui faisait dire à Keynes pendant la crise des années 30 : seuls les petits salaires nous intéressent et il faut donc influer sur leur niveau dans le cadre d’une relance par la demande. []
  5. « Tous les signaux sont au vert. Initialement prévu à hauteur de 2,2 milliards d’euros cette année, le déficit de la Sécurité sociale devrait finalement se situer autour de 400 millions d’euros en 2018, d’après la Commission des comptes de la Sécurité sociale. Mieux, les comptes de la Sécurité sociale seront excédentaires de 700 millions en 2019. Une première depuis 2001 ! ». []
  6. Le gouvernement vient de procéder à la création d’une 5e branche de la sécurité sociale sur la « dépendance » et l’ajout de 136 milliards d’euros de dettes au «trou de la Sécu», que les salariés, retraités, chômeurs et allocations familiales vont devoir rembourser jusqu’en 2033, soit neuf années de plus que prévu. Pour une analyse plus complète sur la Sécurité sociale on pourra se reporter à l’article « CSG et CRDS, un racket permanent de l’Etat » (Echanges n° 110, Automne 2004). []

Quelques remarques sur notre site a propos du texte « La passion du communisme »

Ce texte publié par la revue Endnotes proche des courants communisateurs, fait comme si Camatte et Cesarano provenaient d’un moule politique commun combinant gauche communiste italienne et situationnistes. Nous montrons qu’il n’en est rien et qu’il y a des écarts importants entre les thèses des deux auteurs et parfois même des gouffres.
Ces remarques font suite à deux autres écrits paru dans Lundi.am, ici et , sur les livres de Cesarano publiés ces derniers temps par les éditions La Tempête.

 

La gestion de la crise sanitaire du COVID19. Un autre exemple de la délégation de l’état réseau ?

Mis à jour avec 2 échanges supplémentaires le 19/07/2020.

Alors que les _mesures totalitaires_ se sont appliquées très rapidement par le confinement généralisé de la population française, qui aurait permis, ce qui reste à prouver , d’éviter notamment la saturation des services hospitaliers, un autre confinement beaucoup plus draconien s’est effectué sur les établissements d’hébergement médico-sociaux : EHPADS surtout, maisons de retraites, résidences séniors, établissements de personnes handicapées, et là comme effet délétère la contamination exclusive par le personnel de ces établissements.

Très rapidement ces établissements ont été interdits d’accès, mais aussi de sorties sauf pour les résidents à ne plus pouvoir y retourner. Pour les personnes qui ont vécus et qui vivent toujours cette situation sous différentes formes, c’est comme le sentiment d’une main de fer qui s’est abattue sur eux.

Pour avoir été et être encore directement concerné par cette situation ayant une parente « résidente » d’un de ces établissements ,le sentiment qui domine et perdure c’est d’être confronté à un État fort, un pouvoir non régalien mais puissant, qui sous couvert factice d’un Conseil National d’Ethique qui avait exprimé « avec prudence » (je cite les médias) ses réserves quant aux risques de décompensation des personnes âgées ou handicapées , est capable d’imposer sous prétexte de protection, un véritable enfermement de personnes vulnérables pour des mois, et sans visite quasiment si ce n’est sous forme de parloir, pour peu que ces hébergés soient encore considérés comme faisant partie de la société, et tout cela sans presque aucune réaction des « défenseurs » traditionnels contre cette atteinte à la liberté.

Au contraire presque toute la « gauche », « l’extrême gauche », les ultras, communistes révolutionnaires …n’ont eu de cesse souvent que de se positionner pour la « protection », le droit de retrait des travailleurs…c’est certes bien légitime, mais c’est un autre sentiment d’abandon que des résidents et proches ont ressenti face à cette unanimité revendicatrice pour la protection de pauvres petites vies de survie.

Ce que l’on a pu constater au niveau de l’action sur ces établissements c’est un ministère de la santé donnant des directives strictes de confinement allant jusqu’à l’isolement en chambre, l’interdiction totale des visites et des sorties sous aucun prétexte. Du jamais vu pour des personnes ou des proches qui n’avaient même pas été consultés s’agissant d’une telle restriction à la liberté.

Ces mesures ministérielles étaient accompagnées d’un protocole technocratique mais très précis allant jusque dans l’énonciation de consentements nécessaires de la part des résidents où de leurs proches pour le confinement en chambre. La réalité c’est qu’aucun consentement n’a jamais été demandé la plupart du temps à notre connaissance.

Car au niveau de la structure territoriale des A.R.S, nous avons pu constater personnellement par contact, jusqu’au milieu de la période une grande voire même totale méconnaissance de la situation notamment épidémiologique dans leurs établissements ce qui revenait en fait à laisser la main libre aux établissements pour imposer les restrictions maximales dans un contexte anxiogène, et ce sans aucun contrôle ou presque.

Le premier assouplissement des conditions de visite annoncé par le ministre de la santé dans son communiqué de presse du 1^er juin 2020, est resté quasiment lettre morte. Nous en avons eu confirmation de proches de résidents d’Ehpads dans toutes les régions. Ces mesures devaient permettre des visites en distanciation et à plusieurs personnes, voire dans les chambres si cela s’avérait nécessaire. En réalité le protocole technocratique qui a accompagné ce communiqué a créé de telles restrictions et laissé des marges de manœuvre aux établissements qui à nouveau en sont resté à appliquer le confinement maximal. C’est à se demander si le ministère procède à une quelconque réflexion ou contrôle sur ces protocoles. Sans doute que non au vu du peu de considération pour la population des aînés en établissements.

L’énonciation le plus caractéristique dans ce protocole me semble t-il de cette délégation totale du pouvoir de l’État à l’échelon de l’établissement a été notamment la suivante :

*« /il revient aux directeurs d’établissement de décider des mesures applicables localement, après concertation avec l’équipe soignante/ *» Ce passage a été mis en avant régulièrement par les courriers des EHPADS aux proches pour justifier et maintenir l’enfermement, alors même qu’il était également précisé que les mesures d’assouplissement devaient réalisées et être « /définies en fonction de la situation sanitaire locale et de l’établissement » . Mais q/ue « /l’impératif de confinement pour les établissements ayant des cas de Covid, devait être concilié avec le respect du libre-choix des personnes désirant voir leurs proches ». /Aucune de ces recommandations suivantes, à notre connaissance » n’a été suivie par un établissement, qui en sont restés à l’application stricte de leur pouvoir de confinement. Répétons-le, s’agissant d’un réel enfermement, de restrictions de liberté, d’aller et venir et voir des personnes, c’est une importante délégation de pouvoir qui a été laissé à ces directions.

Le ministère s’est aperçu de cette distorsion entre ses communiqués et l’application sur le terrain suite à intervention, et peut-être parce que les élections approchaient.

Le Président de la République dans son allocution du 14 juin puis le ministre de la santé Olivier Véran dans son communiqué de Presse du 16 juin 2020, ont engagé une phase supplémentaire de déconfinement « rapide » de ces établissements avec des directives claires de possibilités de visites sans rendez-vous en chambre et une lettre de cadrage qui allait pour une fois dans le même sens avec toutefois toujours des possibilités de limiter des tranches horaires qui handicapent sérieusement ceux qui travaillent. Généralement mais peut-être pas encore dans la majorité des cas ces recommandations ( le terme figurait parfois en lieu et place de consignes dans les protocoles comme si là encore l’État laissait la main libre) sont suivies. De graves restrictions à la liberté subsistent parfois, comme la possibilité d’aller personnellement en soin sans être accompagné par le personnel soignant ou en ambulance ce qui est très dissuasif. Par ailleurs certains nous signalent que dans certaines Ehpad pourtant hors zone de confinement toute visites et sorties sont encore interdites ce qui en dit long sur le pouvoir exorbitant laissé à ces structures.

Un autre sujet pourrait être ouvert sur les effets néfastes du confinement sur des résidents.

* Perte de poids par dépression et décompensation (il faut rappeler ou révéler que de nombreux proches palliaient souvent à l’absence humaine dans tous les sens du terme et accompagnaient les résidents pendant la prise de repas, voire parfois participent à leur coucher du soir (repas- brossage de dents, petits-soins, sorties ).

* fréquentes grabatisations irréversibles, par manque de déplacement (les kinés étaient souvent interdits), plongée irréversible dans la démence.

* Soins importants non réalisés.

* L’absence des proches a révélé plus crucialement le caractère machinique des procédures de prise en compte de l’individu par le personnel soignant. L’une des missions principale des EHPAD par exemple est théoriquement de préserver un minimum d’autonomie.

Deux exemples proches ont révélé que les conditions minimales de maintien de l’autonomie pour des personnes ayant subit un AVC n’ont pas été respectées, et ce notamment de permettre lors des transferts fauteuil roulant un minimum d’appui podal. Ces personnes sont devenus irrémédiablement grabataires.

C’est une réalité qui n’étonne plus car c’est devenu un lieu commun évident que ces structures sont des lieux de grabatisation et l’augmentation légitime de la rémunération du personnel soignant, ni leur gentillesse envers les résidents n’y changeront rien.

Jean-Marc R.


 

 


Dans « De quelques rapports entre le coronavirus et l’État » nous avons essayé de saisir l’événement et ses implications d’une manière très générale et sans entrer dans une caractérisation précise de l’État. Nous avons ensuite abordé dans nos « relevés de notes en temps de crise sanitaire » (onze numéros à ce jour), le déroulé de la crise, les rôles d’intermédiations joué par certaines catégories et particulièrement ce qu’on s’est mis à appeler les soignants, en rapportant cela à la forme réseau actuelle de l’État. A ce propos, un de nos lecteurs nous a envoyé la lettre suivante qui pointe justement cette question de la mise en réseau à partir de l’expérience de la gestion de la maladie et de la mort dans les Ehpad. Toutefois nous ne pouvons que critiquer son emploi du terme de totalitarisme dans le cas de l’action de l’État en cette occasion. En effet, la crise sanitaire a tout d’abord posé la question du rapport entre liberté et nécessité ; on ne peut à la fois prôner une société où les individus sont totalement libres de leur décision et accuser l’État de ne rien faire pour les protéger… même contre leur gré. Ensuite, c’est la question de notre commune humanité qui a été posée (quelle que soit le sexe, l’âge, la condition sociale, l’origine « ethnique ») et donc du rapport à la vieillesse et à la mort qui a été rendue visible par l’impossibilité conjoncturelle des visites et d’accomplissement des rites funéraires. Plutôt que de parler de « totalitarisme », il vaudrait mieux parler simplement d’incapacité de la société à décider exactement que faire des personnes âgées… comme on a pu le voir avec la gestion des Ephad, mais aussi dans les hésitations à propos d’un possible surconfinement des plus de 70 ans dont le comité d’éthique recommence à parler en cas de retour du virus. Insister sur le « totalitarisme » de l’Etat nous paraît aussi quelque peu contradictoire avec le fait de mettre en avant sa tendance à l’organisation en réseau qui a des effets de contrôle (y compris d’auto-contrôle) plus que des effets disciplinaires.

Bien à toi
Temps critiques


 

 


Bonjour à vous

merci pour votre publication dans le blog !
Désolé pour l’imprécision de sens du terme « totalitaire » que j’aurai peut-être pu mettre en guillemet au lieu de le souligner. C’était plus pour faire ressortir le sentiment d’un pouvoir exorbitant sur les libertés d’aller et venir sur une partie de la population à « surprotéger », puis de sa délégation ou relégation plutôt, locale d’application à tous les établissements, des déconfinements, à l’heure actuelle encore parfois totalement non effectifs (et sans justification de cas covid) ou partiellement seulement avec des tranches horaires strictes par exemple. Une sorte d’abandon de son pouvoir de dé confinement, comme si l’application des libertés était ensuite laissé arbitrairement à l’initiative de chaque structure et souvent à minima.

Jean-Marc R.


 

 


Le 17 juillet 2020

Bonjour,

La discussion parue sur le blog de « Temps critiques » entre un lecteur et la rédaction de TC appelle un commentaire :

On comprend bien que la réfutation du concept de « totalitaire », employé par le lecteur pour décrire la situation sans échappatoire infligée aux personnes âgées dans les EHPAD, cherche surtout à se débarrasser d’un concept surdéterminé qui habillerait trop large : néanmoins, comme cette réfutation essaye de se défausser de l’usage admis jusque là qui fausse la compréhension de ce qui s’est passé maintenant, on peut, nous aussi, avancer ou reculer (c’est selon) la focale.

Un totalitarisme n’est pas forcément vertical, sauf si on entérine que c’est sa seule définition.

Un totalitarisme, ou supposé tel, a une dynamique compulsive propre à la surenchère, qui défie toute rationalité : on se rappelle la vraie-fausse erreur tactique des Alliés qui présumaient qu’en écrasant les villes allemandes sous les bombes, la population se détacherait des nazis : or, c’est l’inverse qui se produisit, tant la boussole démagnétisée n’oriente plus que vers ce qu’on connaît déjà.

Les différents échelons hiérarchiques nivellent l’emballement, en devançant ce que les autorités « supérieures » seraient sensées leur reprocher tôt ou tard (ça tient, mais à l’envers, un peu du naufrage soviétique où les échelons inférieurs truquaient les statistiques pour complaire aux supérieurs).

En revanche si est totalitaire une composition sociale qui soustrait toute échappatoire, ce conditionnement sanitaire (pour ne pas dire dictature) y ressemble beaucoup en privant par exemple les résidents des EHPAD de la liberté de choix de prendre le risque de mourir ou pas.

Ce n’est pas « viva la muerte ! », mais la survie obligatoire, à n’importe quel prix psychologique !

Je concède que totalitaire est trop empreint d’images politiques toutes faites pour être satisfaisant, néanmoins la situation élaborée au travers de cette crise sanitaire peut être éclairée à l’aide de cette lanterne.

Venant


 

 


Pour faire suite à la discussion sur « totalitaire » (cf. blog TC) :

Il me vient cette précision que l’adhésion/amplification d’un conditionnement totalitaire est largement « horizontal », par grégarité, conformisme, peur de d’apparaître différent et d’être contrôlé/sanctionné. Le civisme est en cela un excellent terreau.

La réfutation rédigée par le rédacteur du blog est un peu affligeante en s’appuyant sur le couple « philo-du-bac » nécéssité versus liberté.

Elle (la réfutation) passe à côté de ce que le lecteur pointait d’amplification/emballement par surenchère de certains échelons
hiérarchiques(moi-même j’en ai été le témoin dans l’EHPAD où est hébergé ma mère : le directeur m’intimant de mettre quand même le masque alors que nous étions dehors à 2m d’intervalle, il se justifie en disant « c’est le règlement, je n’y suis pour rien ! »).

Venant

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XI)

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XI)

– Les cas sévères de Coronavirus vont être reconnus par un décret mi-juillet en tant que maladie professionnelle comme cela avait été annoncé fin mars par le ministre de la Santé à la suite du décès par Covid-19 de plusieurs médecins. Néanmoins, syndicats et associations critiquent la distinction maintenue entre « premiers de cordée » : personnel soignant au sens large (les non-soignants travaillant à l’hôpital public étant finalement inclus après des hésitations et négociations) et « seconds de cordée » qui ont pourtant été à l’ouvrage pour assurer l’intendance dans différents secteurs (Le Monde, le 2 juillet).

– Alors que le développement du télétravail a fait porter l’attention des médias et dirigeants sur les formes d’organisation du travail, la crise sanitaire semble avoir déclenché un moment de « vérité » du travail au sens où plus ou moins confusément chacun a pu mettre le sien en rapport concret avec la marche du monde tel qu’il est et son modèle de croissance (Les Échos, le 29 juin). Cela ne constitue certes pas une critique radicale du travail puisqu’implicitement, ou explicitement, tout est ramené à une « utilité » dont on a déjà dit à quel point elle était subjective et ne remet en cause ni la division du travail ni la hiérarchie qui l’accompagne ; mais cela questionne son sens et les choix des différents pouvoirs dans la plus ou moins grande valorisation de ces tâches. L’étude Malakoff Humanis, publiée le 25 juin et réalisée du 6 au 20 mai auprès de 2970 salariés du secteur privé signale une réticence importante à la reprise du travail (Le Monde, le 2 juillet). Parmi les réticents, il y a les salariés en activité partielle et ceux dont le travail n’a pas été qualifié d’« essentiel ». Pendant des semaines, les manageurs étaient au four et au moulin, et leur priorité allait aux collaborateurs qui avaient une importante activité. Ceux qui n’avaient plus l’obligation de se rendre au bureau ont été isolés du collectif. « Il n’y a pas plus de décrocheurs que d’habitude, mais le confinement a zoomé sur des situations particulières qu’il a amplifiées, relativise Frédéric Guzy. Ainsi, la personne qui est en chômage partiel à 80 % de son temps quand son voisin l’est à 20 % sur une même activité révèle une différence de performance et d’implication », illustre-t-il ; et « Ces mesures sanitaires très restrictives qui accompagnent l’obligation de retour empêchent le collectif de fonctionner ». Enfin, les véritables salariés décrocheurs du Covid-19 sont tous ceux qui, pendant le confinement, se sont interrogés sur le sens de leur travail et ont réalisé soit qu’il ne leur plaisait pas, soit que leur contribution au collectif n’était pas valorisante. Ceux-là plus que tous les autres freinent des quatre fers pour revenir. Pourtant, on va les obliger à revenir disent plusieurs DRH, même si c’est en commençant par un ou deux jours par semaine jusqu’en septembre. C’est dire si loin d’un appel à une mobilisation générale les dirigeants marchent en fait sur des œufs.

– On peut étendre ce champ de questionnement au type de consommation et au tourisme. Ainsi, si on remarque une reprise aléatoire de la consommation, car si l’épargne a été forte pendant le confinement, et ce malgré les pertes de revenu, il s’agit de savoir ce qui sera consommé et s’il n’y aura pas de changement dans la structure des postes de consommation. Les effets n’en sont pas les mêmes. En effet, 85 % des services sont produits en France contre 36 % des produits manufacturés (Les Échos, le 29 juin). Dit autrement si le fait de ne pas aller au restaurant et au spectacle conduit à acheter un lave-vaisselle Bosch le compte n’y est pas ni du point de vue de l’emploi, ni du point de vue du maintien de commerces indépendants1 en centre-ville, ni du point de vue de l’équilibre des échanges commerciaux. Par exemple, la commercialisation de vêtements était un des rares domaines à ne pas être passé aux flux tendus. Le Covid-19 aura eu raison de cette exception. Le modèle de la profusion qui se termine en soldes (60 % de la production totale) de plus en plus fréquentes a montré son caractère inopérant pendant la crise. D’une manière générale il a stoppé la plupart des fuites en avant et la nécessité de flexibilité aux goûts versatiles et d’adaptation au climat (qui achète un manteau pour à peine deux mois d’hiver ?) devient essentielle.

– La bataille capitaliste pour les « valeurs » bat son plein : Le boycott commencé par le mouvement civique américain #StopHateForProfit, s’est amplifié en fin de semaine dernière visant, notamment, Facebook et Instagram de la part de grands annonceurs tels que Coca-Cola, Verizon, Unilever ou encore Starbucks, ce dernier spécialisé dans la défense de la « valeur » que représente le non-paiement d’impôts dans les pays où il s’installe. En conséquence, la société de Mark Zuckerberg a vu son action chuter de 8 % vendredi. Ce dernier a annoncé l’interdiction sur ses réseaux de toute publicité à caractère raciste ou discriminant (Les Échos, le 29 juin) ; et il va ajouter un avertissement sur les messages de personnalités politiques dont le contenu pose problème (en l’occurrence ceux de Trump que Twitter avait déjà sanctionnés), tout en les laissant en ligne, car ils ont une valeur informative, (Le Monde, le 30 juin)2. L’Europe ne sera pas en reste : sur le front de la censure, des convergences objectives entre extrême droite et extrême gauche3 marquent un recul historique des garanties en matière de liberté d’expression, même si la plupart du temps il ne s’agit que de pressions insidieuses.

Depuis les attentats de janvier 2015 à Paris, la lutte contre la propagande djihadiste et les « discours de haine » justifient des collaborations toujours plus étroites entre les forces de police et les plates-formes pour invisibiliser les expressions jugées illicites ou simplement « indésirables », selon le terme employé par M. Macron à l’UNESCO. Il s’agit à présent de massifier la censure en contournant les procédures judiciaires et en l’automatisant. Les États entendent en effet généraliser le recours aux techniques d’intelligence artificielle développées par les géants de la Silicon Valley pour identifier dans l’océan numérique les « contenus » jugés inappropriés et les bloquer. Et ce même si, pour l’heure, les plates-formes doivent encore faire appel aux milliers de « petites mains de la censure », ces travailleurs précaires chargés d’appliquer leurs politiques de modération. Dans un courrier conjoint envoyé à la Commission européenne en avril 2018, les ministres de l’Intérieur français et allemand évoquaient sans fard le but de ces textes : la généralisation à l’ensemble du Web des dispositifs de censure développés par Google ou Facebook (4). Ils expliquaient également que l’« apologie du terrorisme » — une notion extensible régulièrement instrumentalisée pour invisibiliser des expressions contestataires — ne constituait qu’un premier pas. À terme, écrivaient-ils, « il conviendra d’étendre les règles fixées aux contenus à caractère pédopornographique et à ceux relevant des discours de haine (incitation à la discrimination et à la haine raciale, atteinte à la dignité de la personne humaine) ».

– D’après Émilie Raoult, « la création des emplois aujourd’hui suivrait une logique d’agglomération, tandis que les migrations résidentielles se font au profit des zones périurbaines ». Le mouvement des « gilets jaunes4 », à l’automne 2018, a montré les tensions qui en résultaient. L’épidémie et le confinement risquent d’amplifier ce qu’Émilie Raoult appelle « le risque d’une inadéquation grandissante entre la localisation de l’offre et la demande de travail, risque contre lequel il appartient aux politiques publiques de lutter. » (Les Échos, le 30 juin). Or, jusqu’à là les politiques prenaient plutôt le chemin inverse en restreignant certains services publics de ces zones périphériques soit pour des raisons budgétaires (lignes de chemin de fer, postes, écoles rurales) soit pour des raisons dites technologiques (insuffisance d’équipement et de compétences dans les petits hôpitaux vétustes). Et si la dépense publique ne suffit pas à combler cet écart entre offre et demande d’emplois, il y a des demandes privées qui se bousculent au portillon profitant de la digitalisation de l’économie pour proposer leurs formations. C’est le cas de Microsoft qui veut, via Linkedin, accompagner le retour à l’emploi des 25 millions de personnes dans le monde à l’avoir perdu à cause de la crise sanitaire. Et les autres GAFAM ne sont pas en reste (Le Figaro, le 1er juillet). Mais pour nous les GAFAM ne font pas qu’accompagner le retour à l’emploi par le biais de formations, ils créent des emplois directement. Et contrairement à la doxa dominante qui sévit depuis les années 70, la formation n’a jamais créé d’emplois ; elle contribue bien plutôt à gérer les suppressions d’emploi, ce que J. Guigou a mis en avant dès 1973 avec l’exemple de Lip et de l’industrie de la chaussure à Romans5.

– Pensions et nivellement par le bas. Plusieurs experts (cf. Le Monde, le 1er juillet) font état d’une participation inégale au financement de la pandémie dans la mesure où les retraites indexées sur l’inflation (augmentation de 1,2 % en 2019) seraient mieux protégées que les salaires (baisse de 5,3 % dans le même temps). Avancer cela, c’est ne pas tenir compte du fait que le processus est inverse en période de croissance et surtout, ce que personne ne semble relever, que l’éventail des retraites est beaucoup plus resserrée que l’éventail des salaires avec sans aucun doute une baisse plus que proportionnelle des salaires les plus élevés.
Toujours à propos des retraites et alors qu’on reparle de la réforme ensablée dans la crise sanitaire, il est piquant de voir se confirmer, contre la volonté des États à allonger la durée de vie au travail, une volonté des dirigeants d’entreprises de mettre en avant comme solution provisoire aux dégâts de la crise sanitaire… la pyramide des âges comme c’est ouvertement le cas pour Airbus (d’ici 2027 où un tiers du personnel partira naturellement à la retraite dans les conditions actuelles (Les Échos, le 1er juillet). Mais 400 entreprises de la région toulousaine travaillent pour et seulement pour Airbus ce qui représente près de 100 000 salariés (Le Monde, le 2 juillet). Or, ces entreprises découvrent le concept de « l’entreprise étendue », qui a fait d’Airbus un groupe mondialisé, avec des usines d’assemblage jusqu’en Chine et outre-Atlantique. Les PME qui vivaient sous l’aile protectrice6 de l’ex-Aérospatiale à Toulouse ont découvert à l’occasion du dernier plan de restructuration qu’elles étaient désormais susceptibles d’être mises en concurrence avec des entreprises du monde entier. La présidente (PS) de la région Occitanie, Carole Delga, doit présenter vendredi une nouvelle mouture d’urgence du « plan Ader », destiné à sauver les meubles dans les PME en facilitant les regroupements d’entreprises. L’un des objectifs affichés est d’empêcher la prise de contrôle d’entreprises jugées stratégiques par des capitaux étrangers. Latécoère, l’entreprise pionnière de l’aéronautique à Toulouse, est ainsi passée récemment sous contrôle de fonds de pensions américains (Libération, le 2 juillet).

– Si on entend beaucoup parler des « accords de performance » qui feraient payer une partie de la crise sanitaire aux salariés, une nouvelle plus surprenante est venue du tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand qui a obligé la direction de Michelin à annuler sa proposition faite aux salariés de renoncer aux accords collectifs salariaux signés avant la crise sanitaire. Le côté croquignolesque de l’affaire réside dans le fait que la CGT et SUD n’ayant pas signé l’accord, ils ne pouvaient l’attaquer en justice et que la CFDT qui avait signé acceptant la proposition patronale, il ne restait que la vaillante CGC lutte de classes pour attaquer la proposition et remporter le morceau (Le Monde, le 7 juillet).

– Dans un document, publié mercredi 1er juillet, l’Association des administrateurs territoriaux de France (AATF) fournit des informations sur les rapports entre les différentes strates de l’État pendant la gestion de la crise. Les cadres territoriaux ayant contribué à cette enquête expriment un sentiment général d’insatisfaction et relèvent « un déficit de coordination ». Ils déplorent à la fois un « manque de concertation », « l’imprécision des informations et des directives », « le temps de latence entre les annonces gouvernementales et les conditions de mise en œuvre ». « Elles ont souvent dû anticiper les normes nationales et adopter des mesures dans un contexte d’incertitude quant à leur maintien dans le temps et leur sécurité juridique », note le rapport, rappelant les difficultés rencontrées à l’annonce de la fermeture des écoles ou dans la préparation du déconfinement. Pour le président de l’AATF, Fabien Tastet, ce retour d’expérience met en exergue, d’une part, la capacité d’adaptation et l’agilité des collectivités territoriales et, d’autre part, la nécessité d’« un État plus svelte et plus musclé ». « On a observé, pendant cette crise, un État effacé, désarticulé et englué, note-t-il (Le Monde, le 2 juillet). C’est qu’il est loin le temps ou la forme État-nation parlait encore dans un langage où s’opposaient « déconcentration » et « décentralisation7 » !

– Dans une certaine mesure la crise sanitaire enchaîne sur celle des Gilets jaunes dans la mise en cause de la représentation politique. Ceux qui se gaussaient de Macron élu par moins de 30 % des français crient pourtant victoire pour une victoire des « Verts » dans le cadre d’un taux d’abstention record qui marque décrochage par rapport aux institutions, indifférence politique, ressentiment car colère sans débouché (Libération, le 4 juillet). Pour Chloé Morin, directrice de l’Observatoire de l’opinion à la Fondation Jean-Jaurès, « Une majorité de français ont d’autres priorités que l’écologie ». L’autre point à retenir est celui de la désarticulation entre local et national. Les partis traditionnels droite/gauche continuent à dominer sur les valeurs idéologiques de l’ancien État-nation et ce même s’il y a une interprétation différente de ces valeurs (le RN est à ce niveau réintégré dans le champ politique). Ils résistent dans les petites et moyennes villes ; alors que LREM et les « Verts » épousent la fluidité des nouvelles formes réseau de l’État qui convergent dans les nœuds de pouvoir que forment les grandes agglomérations. Ces derniers s’échangent même ce qu’on ne peut plus appeler une « clientèle » fidèle, mais des individus-particules interconnectés et échangistes se portant sur LREM aux élections nationales, sur les « Verts » au niveau local (cf. aussi Rémy Lefebvre, enseignant de Sciences politiques à l’Université de Lille, Libération, le 4 juillet).

Interlude

– À la soirée électorale où il avait invité une vingtaine de personnalités proches, Macron a attendu le dessert pour annoncer le verdict final : « On a toujours tort de s’embourgeoiser » (Le Canard enchaîné, le 1er juillet).

– Dans son dernier essai, Dans la tempête virale, qui vient de paraître, le philosophe Slavoj Žižek pose son regard sur la pandémie de Covid-19 et souligne « la nécessité d’un communisme revisité, pragmatique. La survie nous l’impose. N’est-il pas déjà un tout petit peu à l’œuvre quand l’État réquisitionne des chambres d’hôtel pour gérer les malades et accueillir les personnels soignants ? Quand le président américain ordonne à General Motors de produire des respirateurs ? » (Libération, le 2 juillet). Après avoir soutenu avec Badiou que le communisme pouvait être sauvé en tant qu’idée, voilà qu’on apprend qu’il peut être sauvé par l’État et par Trump. Pas tant revisité que ça quand même puisque si Lénine et Trotsky nous ont présenté leur « communisme de caserne », Žižek propose un « communisme du désastre » avec un État plus puissant pour échapper au « capitalisme du désastre ». Et pour corser le tout un féminisme du désastre sans doute : « Plus que jamais, il nous faut des leaders forts. Le problème de Trump n’est pas son autoritarisme, c’est sa bêtise. Peut-être que les dirigeants doivent être des femmes, là où elles sont au pouvoir, en Allemagne, au Danemark, en Nouvelle-Zélande, en Finlande, la situation est souvent meilleure. Elles savent prendre des décisions fortes. Une petite provocation : peut-être que ce dont l’Angleterre a besoin, c’est d’une Margaret Thatcher ! ».

– Selon l’avocat au barreau de Paris Édouard Delattre (Libération, le 2 juillet), une dizaine de pays ont déjà inséré l’écocide dans leur droit pénal, parmi lesquels le Vietnam, la Russie et l’Ukraine. [Sans doute, pour un avocat parisien, trois grands modèles de lutte contre le crime contre les humains, NDLR].
Il propose par ailleurs des peines de réclusion criminelle proportionnelles à celles des trafics de drogue et d’être humains quand ils sont commis en bandes organisées. Il est vrai que les pays qui lui servent de référence ont des prisons bien pleines,

– La consigne vient d’une note publiée le 30 juin dans le New York Times : désormais, les journalistes du quotidien américain devront écrire « Black » avec une majuscule. La décision a été prise après avoir consulté « plus de 100 membres de la rédaction, et dans un contexte particulier : celui de la mort de George Floyd, tué par un policier blanc fin mai aux États-Unis. « Sur la base de ces discussions, nous avons décidé d’adopter ce changement et de commencer à “capitaliser” le mot “Black” pour décrire les personnes et les cultures d’origine africaine, aux États-Unis et ailleurs », écrit le New York Times qui visiblement pense que ce sont les journalistes qui font l’histoire au fil de l’actualité. Avant le Times, l’agence Associated Press (AP) avait pris la même décision. « Le noir en minuscule est une couleur, pas une personne ». Concernant une éventuelle capitalisation du mot « blanc », AP se pose toujours la question. Ce n’est pas le cas du New York Times, qui a de son côté tranché : « Nous conserverons le traitement en minuscule pour le mot “blanc”. Bien qu’il y ait une question évidente de parallélisme, il n’y a pas eu de mouvement comparable vers l’adoption généralisée d’un nouveau style de “blanc”, et il y a moins le sentiment que “blanc” décrit une culture et une histoire partagées. De plus, les groupes haineux et les suprémacistes blancs ont longtemps privilégié le style majuscule, ce qui en soi est une raison pour l’éviter. » En France, la grande majorité des médias met une majuscule à « Blanc » et à « Noir », principalement pour des raisons grammaticales. « A partir du moment où on l’utilise comme une ethnie, la règle des nationalités s’applique », explique Michel Becquembois, chef du service édition de Libé. La question qui se pose, c’est : combien de temps tiendra-t-elle encore ?

– À propos de l’intervention des banques centrales et particulièrement de la BCE sur les rachats de dette, il y a un point que nous n’avons pas abordé et qui est pourtant important parce que le comprendre permet d’éviter des confusions et déclarations plus ou moins militantes à l’emporte-pièce. En effet, ces banques centrales mènent déjà des politiques monétaires massives et non conventionnelles qui ont des effets redistributifs. Les achats d’actifs par les banques centrales réduisent les inégalités de revenus (salaires surtout) en soutenant l’emploi. Mais ils augmentent les inégalités de richesse (patrimoine surtout) en soutenant le prix des actifs (Benoît Cœuré, directeur à l’innovation de la Banque des règlements internationaux (BRI), in Les Échos, le 1er juillet) et par exemple les prix de l’immobilier ce qui avantage les propriétaires par rapport aux futurs accédants. Toutefois, c’est un effet pervers de l’intervention et non une volonté explicite. Les observateurs, pour la plupart, pensent que cela ne peut être compensé par « l’argent hélicoptère » que les banques centrales feraient pleuvoir au petit bonheur la chance, mais relève des politiques sociales et fiscales ; les banques centrales devant se contenter de surveiller que leur quantitative easing débouche sur une bonne allocation de l’épargne vers l’investissement et ne finisse pas en capture du marché financier (Le Monde, le 7 juillet). Macron semble avoir choisi, pour le moment en tout cas, le volet social des aides sans toucher à la question fiscale qui selon lui, tarirait l’investissement.

– La FED a décidé de limiter les versements de dividendes par les banques américaines ainsi que les rachats d’actions. Le but : préserver la disponibilité des capitaux en cas de faillites de débiteurs en freinant les tendances à la capitalisation (Les Échos, le 29 juin). Ce n’est en tout cas pas ce qui se passe au niveau des entreprises puisque 37 % des entreprises américaines cotées à l’indice SP500 ont versé en 2019 plus de dividendes qu’elles n’ont fait de bénéfices contre 29 % en Europe (Le Monde, le 7 juillet).

– La crise sanitaire a recentré l’Allemagne sur l’UE dans la mesure où sa politique du tout globalisation, axée autour de l’automobile et ses dérivés, qui l’amenait à s’en désintéresser, se heurte à une nouvelle situation où son marché intérieur et ses rapports aux voisins redeviennent importants (Les Échos, le 30 juin). Face à la Chine et aux USA, l’Allemagne semble envisager la question de la compétitivité à l’aune de l’Europe (digitalisation et Big Pharma). [Si on compare l’Allemagne et la France au terme à terme, l’État y est ordolibéral (colbertiste en France), la grande industrie nationale et exportatrice (internationale tout en étant centrée sur le marché intérieur8), la Bundesbank rigide sur les règles de Maastricht (la BDF plus accommodante), le Mittelstand pour l’économie sociale de marché (les PME plus petites) et à la recherche d’aides à l’investissement ou à l’exportation. Or, la crise sanitaire a mis à mal l’équilibre allemand et les trois premiers acteurs en ont tiré la leçon, seules les forces représentant le Mittelstand (et par ailleurs la Cour de Karlsruhe sur la dette) critiquant l’abandon de principes jugés intangibles, ceux de la propriété privée quand l’État entre au capital d’une entreprise de bio-tech comme il vient de le faire avec Curevac, (cf. relevé précédent) ; et du refus de toute tutelle quand l’actionnaire principal de Lufthansa menace de faire capoter le plan gouvernemental de redressement]. Mais Peter Altmaier le ministre de l’Économie défend sa nouvelle ligne stratégique industrielle avec l’argument qu’elle n’intervient pas pour soutenir des entreprises contre le marché, mais pour faire que les mêmes règles de marché s’appliquent à tous et donc aussi hors de l’UE, principalement en Chine et aux EU où les subventions vont bon train (Les Échos, le 30 juin). Dit autrement, nous sommes tellement éloignés des conditions de la concurrence libre et parfaite que les fervents soutiens d’une économe de marché régulé sont obligés de monter au créneau. Comme nous l’avons dit pour la France dans un relevé précédent, mais c’est aussi valable aujourd’hui pour l’Allemagne, dans ce nouveau contexte, le commerce extérieur ne peut plus se réduire aux chiffres de la balance commerciale. Il s’agit de rapatrier les productions à haute valeur ajoutée, raccourcir les chaînes de valeur, choisir ses interdépendances sur des critères aussi politiques qu’économiques. Deux exemples : le premier concerne le Nord de l’Italie qui est considéré comme vital par l’Allemagne. C’est ce qui a sans doute poussé les Allemands à faire pression sur les industriels de Lombardie pour qu’ils ne ferment pas les entreprises au début de la pandémie quand l’Allemagne n’était pas encore touchée et ce qui les pousse aujourd’hui à accepter de venir en aide à l’Italie parce qu’elle a besoin de ce Nord du Sud (Paolo Gentiloni, commissaire aux affaires économiques de l’UE dans Libération, le 1er juillet). Second exemple : pourquoi dépendre de la Chine, ce qui n’apparaît plus aux yeux de personne comme quelque chose de neutre, mais comme ayant été une solution de facilité qui s’est finalement révélée dangereuse, alors qu’il y a le Vietnam ou d’autres pays émergents ? Nous sommes donc loin d’un simple « moment hamiltonien » (cf. relevé VI) vers une sorte de fédéralisme comme en parle la presse. Les enjeux sont beaucoup plus globaux.

La politique industrielle n’est plus une incongruité française dans le monde occidental. L’affrontement entre grandes puissances et la violence de la crise économique provoquée partout par la pandémie conduisent les États à un interventionnisme de plus en plus assumé. Il ne s’agit plus seulement, pour les gouvernements, de prendre des mesures de soutien génériques ou sectorielles, mais de s’impliquer, y compris comme actionnaire, dans des situations particulières. Ainsi, l’administration Trump dans son souci d’avancer sur la 5G tout en s’opposant au chinois Huawei s’est renseignée sur la possibilité d’une prise de contrôle public sur Nokia le finlandais ou Eriksson le suédois. Outre-Manche aussi, les esprits ont beaucoup évolué. Même le Financial Times a basculé et appuie le « Project Birch » du gouvernement Boris Johnson, prêt à sauver avec l’argent des contribuables des entreprises en difficulté mais jugées stratégiques, comme le sidérurgiste Tata Steel ou le constructeur automobile Jaguar Land Rover ; et à se réclamer de Roosevelt plutôt que de Churchill pour lancer son New Deal9 de reconstruction par les infrastructures. Pour les Pays-Bas, cette évolution est encore plus contre-nature. Pourtant, le gouvernement de Mark Rutte s’y est essayé dès l’an dernier, en entrant par surprise au capital d’Air France–KLM. Objectif : faire contrepoids à l’influence française (Le Figaro, le 1er juillet).

Temps critiques, le 10 juillet 2020

  1. ؘ– Le gouvernement planche sur un nouveau plan de soutien au petit commerce qui dépasserait la simple suppression des charges pour cette année. Il parle de baisser les loyers par différents procédés telles que la création de sociétés foncières en lien avec les municipalités, alors que ce qui grève les marges relève plus de taxes importantes subies qui sont bien supérieures à celles de l’e-commerce (Libération, le 29 juin). []
  2. ؘ– Cf. aussi la tribune libre d’intellectuels américains contre la Cancel culture, Le Monde du 9 juillet et ses effets : licenciements immédiats sans médiations, enquêtes, autocensure. Salman Rushdie est un des signataires. Il doit quand même « halluciner ». []
  3. ؘ– On peut se rappeler l’exemple de censure des Suppliantes d’Eschyle le 25 mars 2019 à la Sorbonne. []
  4. ؘ– À noter que la taxe carbone n’a pas produit les mêmes effets partout. En Angleterre le pays le plus décarboné d’Europe, elle n’a produit aucune grève massive alors qu’elle a été imposée à un moment de pétrole cher. Elle a en partie été compensée par des soutiens aux ménages modestes. []
  5. ؘ– https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=396#Lip []
  6. ؘ– Airbus a signé une « charte de bonne conduite » avec les éléments de sa supplychain, comme on dit dans le jargon. « On connaît des boîtes qui travaillent à perte pour Airbus et qui sont sauvées chaque année pour ne pas les faire couler », glisse un militant CGT de la métallurgie. (Libération, le 2 juillet). []
  7. ؘ– Richard Ferrand (LREM et sur le perchoir de l’Assemblée nationale) croit avoir trouvé la porte de sortie en parlant d’une « décentralisation ascendante » (Les Échos, le 25 juin). []
  8. – Par exemple, l’Alpine-Renault de Dieppe qui tourne à moins de 50 % de ses capacités et qui est en sursis) est vendue à plus de 60 % en France, ce qui est trop limitatif pour un haut de gamme et par rapport aux « allemandes » qui ont une prime a priori à la qualité. L’automobile semble le secteur où la France a le plus de mal à vendre du haut de gamme et donc à maintenir l’emploi sur le territoire dans cette filière… qui est celle qui rapporte le plus de valeur ajoutée. Ainsi, la DS4 de PSA qui devait être produite à Sochaux le sera finalement sur un site allemand d’Opel. On s’aperçoit ici de la distance entre les stratégies industrielles des entreprises — ici la logique d’intégration d’Opel dans PSA —, qui n’ont rien de nationales et la politique industrielle que certains États veulent relancer. Mais au moins la stratégie s’avère-t-elle européenne avec en complément l’établissement d’un modus vivendi entre syndicats français et allemands de la métallurgie pour faciliter cette intégration en Allemagne sans trop de dommage en France (il s’agit là que d’une petite production en termes de quantité), Les Échos, le 1er juillet. []
  9. – Pour le Times toutefois « c’est peanuts » car les sommes engagées ne représentent que 0,2 % du PIB, contre plus de 5 % pour le New Deal américain (en Europe, l’enveloppe se situe un peu au-dessus de 1 %, ibidem). Cela apparaît d’autant plus insuffisant que l’intérêt de la dette est en net recul. Si on prend un pays comme la France, alors que la dette a presque doublé entre 2008 et 2020, l’intérêt de la dette a diminué de moitié (de 2,8 % du PIB à 1,4 %) et il n’y a pas de raison de penser qu’il en est différemment Outre-Manche. C’est donc particulièrement le moment, pour la société capitalisée, d’investir dans les écoles, logements sociaux et autres infrastructures d’autant que le chiffre de levée de dettes pour les nouvelles est encore nettement plus bas puisqu’il s’établit pour la France à -0,07.

    Ou comment s’enrichir en empruntant (Les Échos, le 7 juillet). Et ça n’a rien de fictif ! []

Annonce du Guide de lecture Temps critiques

1990-2020 : la revue Temps critiques a trente ans. Autant d’années d’interventions politiques pratiques et théoriques, de rencontres, d’échanges, d’associations, de coopérations, de controverses, d’affrontements, de polémiques. Tout cela est publié dans des milliers de pages sur papier (revue, livres, brochures, tracts, bulletins…) et sur des supports numériques (site de la revue, blog de la revue).

Depuis longtemps déjà, nombre de nos nouveaux lecteurs nous demandaient des conseils sur des cheminements possibles dans ce qu’on peut considérer comme une sorte de « corpus Temps critiques ». Entrepris il y a trois années, approfondi par intermittence, mais sans jamais abandonner le projet, nous avons travaillé à élaborer cet outil d’accompagnement. Après recherches, erreurs, rebonds pour indexer, établir des mots-clés, introduire aux concepts centraux de nos thèses et de leurs évolutions dans le temps, nous sommes parvenus au Guide de lecture que nous présentons ici.
Ce n’est pas un plan à sens unique et sens obligatoire, ce sont des suggestions de parcours que le lecteur compose à sa guise, selon ses propres centres d’intérêts. Les arborescences sur les thèmes ou les notions peuvent se parcourir de différentes manières. L’exploration se fait par clic avant lecture, le guide est fait pour être parcouru selon cette modalité dont nous donnons des éléments dans la procédure décrite ci-dessous.

Chapeauté d’une introduction retraçant l’origine de ce guide vous aurez au choix 2 menus de base :

• L’un avec une micro sélection des textes essentiels à la revue pour nous
• L’autre par thèmes, « une porte d’entrée » ou où il faut cliquer sur les « têtes » de couleurs pour avancer.

Ce qui permet :

• Sur la page d’un thème, de cliquer sur le titre pour faire apparaître un résumé et le contexte d’élaboration de la notion dans la revue.
• Le clic sur un titre d’article ouvre systématiquement celui-ci sur une nouvelle fenêtre du navigateur que ce soit sur le site de Temps critiques ou sur le blog.
• Un moyen de retourner au point de départ se fait avec le bouton « retour » (en bas à droite le plus souvent).
• L’icône en bas à gauche est celle de la plateforme que nous utilisons pour le moment pour ce guide. Inutile d’en tenir compte.

Pour découvrir le Guide de lecture suivre ce lien sur le blog :

http://blog.tempscritiques.net/guide-de-lecture-2020

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Temps critiques – juillet 2020

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (X)

– À la rubrique gestion de L’État-réseau par ses intermédiaires qui supplantent les anciennes médiations institutionnelles en voie de résorption, la Convention-climat rend son diagnostic et ses préconisations. À noter que les 150 personnes tirées au sort ont été bien encadrées. En effet, l’organisation de la Convention a été confiée à un consortium d’entreprises : l’institut de sondage Harris Interactive pour le tirage au sort ; Eurogroup Consulting pour le socle d’informations à disposition des citoyens ; et, pour l’animation des débats, Res Publica et Missions publiques, deux cabinets de conseil en démocratie participative (Libération, le 19 juin). Mais on ne s’arrête pas à la « technique participative », il y a aussi une couverture idéologique : une trentaine d’universitaires surveillent le bon ordonnancement de la chose et que tout fonctionne suivant les règles post-modernes. Parmi eux, Maxime Gaborit, chargé de cours à Sciences-Po. Derrière l’activité des animateurs, il décèle « le rôle moteur des sciences sociales et leur réflexion autour des mécanismes qui permettent de produire une bonne décision » grâce à cette « ingénierie de la concertation ». Au sein des groupes, observe-t-il, les professionnels « veillent à distribuer la parole à tous et à éviter que ne se reproduisent des dominations de classe ou de genre ». Bref, une sorte de conjonction de « Nuit debout », d’Université Paris VIII et de « Grand débat ». Des tirés au sort donc, mais guidés par un bien petit « milieu » comme le reconnaît d’ailleurs Libération, dans lequel les startuppers de la communication et de l’information qui ont fait leurs armes dans les mouvements des années précédentes ont semble-t-il toute leur place dans une optique « d’open government ». « C’est un outil conçu par des technos, un affaiblissement du pouvoir représentatif », cingle un dirigeant de la majorité (Le Monde, le 20 juin). Mais rassurons-nous : tout cela est quand même dirigé par un « comité de gouvernance » de la Convention.

Et de quoi ont-ils accouché ? Sur les 150 mesures envisagées, toutes ont été acceptées sauf une (la baisse du temps de travail à 28 h) avec, comme dans les dictatures, des scores à plus de 90 %. Les sujets qui fâchent n’ont pas été abordés, telle la taxe carbone qui a été remisée à plus tard avec un moratoire de 5 ans peu engageant, mais très éclairant de la vive conscience de la part des « tirés au sort » qu’ils ne sont « représentatifs de rien » ou, si on veut être gentil, que d’eux-mêmes. Quant à l’énergie nucléaire, elle a quasiment été plébiscitée comme énergie décarbonée ! (Libération, le 22 juin). Par contre les déclarations de bonne intention sont légion et une nouvelle qualité de crime devrait être promue de par son inscription dans la Constitution : « l’écocide ».

– Marcus Rashford, l’attaquant international anglais de football et son réseau de followers ont fait plier le gouvernement britannique qui revient sur sa décision de suspendre les mesures de soutien alimentaire en direction des familles pauvres avec enfants (15 livres sterling soit 16,50 euros/semaines/enfant) prises pendant le confinement afin de compenser la fermeture des cantines scolaires. Où ne va pas se nicher la gestion par les intermédiaires aujourd’hui !

Pour éclairer maintenant l’aspect résorption des institutions au profit de la « gestion par les émotions », Sabine Prokhoris, dans sa tribune (Libération, le 19 juin) fait remarquer que le président de la République, garant de la séparation des pouvoirs, demande à la ministre de la Justice de se pencher sur cette affaire, puis que celle-ci propose de recevoir la famille du jeune homme alors que l’affaire judiciaire est en cours. Récoltant au passage le ridicule de se voir rappeler à l’ordre par l’avocat de la famille Traoré. Pain bénit pour Marine Le Pen, laquelle ne souffle mot, attendant d’empocher les dividendes d’une telle faillite politico-institutionnelle et pendant ce temps Virginie Despentes continue sa descente aux enfers en nous annonçant sur une radio du service public, qu’il n’y a jamais eu de « ministre noir » en France. Pauvre Taubira ; sans doute n’est-elle pas de la bonne couleur noire pour la « blanche » Despentes experte en couleur. La police de la pensée ne gagne toutefois pas à tous les coups, la loi Avia sur la haine en ligne vient d’être censurée par le Conseil constitutionnel. Quand on peut en venir à préférer un sursaut de ce type d’organisme de pouvoir par rapport à laisser la définition et la délimitation de la censure aux Gafam et aux groupes de pression de toutes sortes, c’est que l’heure est grave. Mais ladite Avia ne s’est pas démontée en répliquant : « Cette décision doit pouvoir constituer une feuille de route pour améliore un dispositif que nous savions inédit et donc perfectible » (Les Échos, le 18 juin).

– Au moins en ce qui concerne l’Europe, le Covid -19 aura accéléré les choix énergétiques vers une décarbonisation. De leur côté, les grandes compagnies pétrolières réorientent leurs investissements vers le gaz et l’électricité plutôt que vers les gaz de schistes et l’off shore profond, formes d’extraction à prix élevé. Mais cela s’accompagne de versements de hauts dividendes à leurs actionnaires qui pourraient avoir envie de se réorienter vers des secteurs plus porteurs à l’avenir que le pétrole parce que l’innovation technologique rend aujourd’hui la chose possible (cf. aussi la voiture électrique). Les collapsologues de l’épuisement de la dernière goutte de pétrole nous privant d’énergie sont donc devancées par de nouvelles anticipations capitalistes qui comptent compléter ces nouveaux investissements par l’exploitation actuelle des réserves de pétrole ordinaire sur la base d’un prix dorénavant structurellement bas (Ph. Escande, Le Monde, le 17 juin). Toutefois comme chaque tendance comprend des contre-tendances, la production de pétrole ordinaire, la moins onéreuse voit ses réserves entamées pendant que la demande potentielle va continuer à croître au niveau mondial. Le prix de ce pétrole devrait alors remonter à l’horizon 2027/2030 et à ses conditions, de nouveaux investissements dans l’exploration redeviendraient rentables (Le Monde, le 24 juin).

– Les déclarations de la Commission européenne et de sa commissaire à la concurrence Margrethe Vestager en faveur d’une réindustrialisation de l’Europe passant par des restrictions à l’entrée sur le marché européen d’entreprises subventionnées par des capitaux publics sont une première réponse à ce qui était apparu à beaucoup comme une anomalie, à savoir le rachat du port du Pirée à vil prix par le trust chinois Cosco. Mais là où la Commission avait laissé faire dans la période pré-Covid, sa décision est attendue en ce qui concerne le dossier de fusion entre Fiat-Chrysler et PSA. La tendance est au changement de stratégie avec une surveillance de la nature des IDE (par exemple le labo allemand Cure-vac en recherche de vaccin anti Covid, menacé par une offensive américaine a vu le gouvernement allemand y répondre par une entrée au capital), une taxation aux frontières (sur des produits textiles égyptiens… subventionnés par des chinois), mais par exemple, pour la taxe carbone, en toute logique elle ne pourra être imposée aux frontières que si son empreinte est d’abord réduite à l’intérieur de l’Europe (Le Monde le 28 juin). Dans la période antérieure, la Commission ne jugeait finalement que les atteintes à la concurrence au sein de l’Europe, alors que là, le projet est d’adopter une position globale et mondiale sur la concurrence d’abord pour donner une chance à des « champions européens » (cf. Relevé IX), ensuite pour s’opposer à des pratiques anti-concurrentielles d’entreprises non-européennes comme c’est le cas actuellement avec l’enquête en cours contre Apple.

Comme il était assez prévisible, la crise sanitaire renforce la tendance à la concentration et aux surprofits. Apple vient ainsi de décider de se passer (dans les deux ans) de son fournisseur de microprocesseurs, le leader mondial Intel (Le Monde, le 24 juin) pour produire ses propres puces pour Mac similaires à celles qui équipent déjà ses smartphones. Une internalisation de production qui renforce sa structure en écosystème et devrait lui faire économiser 1 à 2 Mds de dollars/an dans deux ans. Il faut dire qu’en pleine crise sanitaire et malgré la fermeture de 500 de ses magasins, sa capitalisation boursière a augmenté de 200 Mds de dollars depuis le début de l’année. Cette tendance à la concentration se retrouve dans beaucoup de secteurs ; par exemple le produit « bio » a fait une large percée hors de sa niche d’origine pendant la crise sanitaire et le confinement. Résultat : Monoprix avait racheté Naturalia ; Carrefour la pépite du web Greenweez, Picard1 rachète Bio C’Bon. Le but est que les discounters fassent ce que ne savent pas faire (lire : imposer) les pionniers du bio : faire pression sur les commissions pour assouplir le cahier des charges et faciliter l’augmentation de la production et la baisse les prix (Les Échos, le 24 juin). Mais même si la part du bio augmente, la production reste instable et la consommation incertaine en fonction de l’évolution du pouvoir d’achat. Toutefois, les « bios » résistent mieux que Fauchon !

– un exemple simple de défaut d’articulation entre niveau I et niveau II dans la société capitalisée, la décision des 27 de taxer les Gafam en 2018 avait reçu l’approbation de 26 pays sur 27 mais la règle de l’unanimité en matière fiscale a pu faire que l’Irlande fasse capoter le projet, ce pays étant le siège social de plusieurs de ces entreprises du numérique (Libération, le 19 juin). Comment financer le plan de soutien dans ces conditions ?

Interlude

– À propos de la campagne de dépistage conduite aux États-Unis, qualifiée d’« arme à double tranchant » par Trump : « Quand on fait ce volume de dépistages, on trouve plus de gens, on trouve plus de cas. Alors j’ai dit : ralentissez le dépistage », a assuré le président des États-Unis le 20 juin à Tulsa (Le Monde, le 23 juin). À noter aussi une forte augmentation de la contamination et des décès dans les États républicains qui ont refusé de confiner au début puis déconfiné plus vite. Le gouverneur républicain de Floride, farouche partisan de Trump a pris le contre pied de la déclaration du Président en déclarant que ces nouveaux chiffres ne pouvaient s’expliquer par un plus grand usage des tests.
– Castaner dans Le Parisien du 21 juin : « Quand on jette un pavé sur un policier on le jette sur un morceau de la République ».
Selon Le Figaro, le 19 juin : « Faute de débouchés sur les tables 5 % du vin français sera recyclé en gel hydroalcoolique ». Commentaire du Canard enchaîné du 24 juin : « Le Covid -19 sait à quoi s’en tenir ; grâce au pinard, les français auront de quoi lui faire barrière ».
–L’Oréal, une grande entreprise française marquée par ses rapports avec l’extrême droite dans les années 1930 puis par la collaboration vient de découvrir que noir lave plus blanc en supprimant sur tous ses produits les mots « blanc », « blanchissant », « white », « whitening », « fair », « fairness » (Le Progrès, le 28/06).

– Conséquence indirecte de la crise sanitaire la Lufthansa quitte le DAX (le CAC40 allemand), son déclassement étant dû à la situation difficile de l’aéronautique et du transport aérien. Elle y est remplacée par Deutsche Wohnen (Habitat allemand), un groupe propriétaire d’immeubles de location qui n’a rien fait, c’est le moins qu’on puisse dire, pour éviter la montée vertigineuse des loyers, surtout à Berlin, où le parc locatif représente 80 % du total à cause de l’histoire particulière de Berlin où la partie Est n’était pas sous le régime de la propriété privée. Devant la crise sanitaire, ce groupe immobilier s’est quand même engagé à créer un fonds de soutien pour les locataires ne pouvant temporairement payer leur loyer et à construire de nouveaux logements, problème particulièrement aigu dans cette ville où 50 000 nouveaux habitants sont comptabilisés chaque année depuis 2011(Le Monde, le 23 juin). Un DAX d’ailleurs affaibli par le trou béant découvert dans les comptes de la fintech Wirecard.

– À nouveau sur la dette et pour contredire les tenants de la tendance à la banqueroute, la dette française est détenue à 46 % par des investisseurs institutionnels résidents, dont 18 % par la banque de France ; les détenteurs non résidents représentent 54 % des détenteurs (en baisse puisque 60 % en 2015). Ceux-ci pourraient représenter un risque « extérieur » par rapport à la souveraineté nationale, mais on peut en douter dans la mesure où ces non-résidents sont de même nature que les résidents, à savoir eux aussi des investisseurs institutionnels et des banques centrales étrangères qui marquent ainsi leur confiance en la richesse potentielle du pays (par comparaison la dette italienne est presque totalement la propriété de résidents). Or dit P. Artus (Le Monde, le 24 juin) on n’a jamais vu une banque centrale provoquer volontairement une crise de la dette. Le fait que la dette soit largement possédée par des non-résidents permet aussi une meilleure « allocation des ressources » (orientation de l’épargne disponible) vers l’investissement productif par rapport aux seuls placements financiers sur la dette. Nous avons déjà parlé, dans de précédents « Relevés » du fait qu’il y avait eu depuis 2008 au moins, un découplage entre création monétaire et inflation la première n’entraînant plus la seconde. Pour être précis il faudrait rajouter que ce découplage ne concerne que le prix des biens et services qui restent stables et non le prix des actifs (actions et immobilier) qui augmentent fortement au risque de bulle si la création monétaire venait à perdurer après la reprise (P. Artus, Les Échos, le 24 juin).

– Les premiers signes d’une reprise plus rapide que prévue en juin pour l’ensemble de la zone euro et plus rapide en France que dans la zone semblent conforter le choix de l’État d’un remède de cheval pour soutenir les entreprises d’une part, le maintien d’un niveau de salaire par l’intermédiaire du chômage partiel d’autre part. Mais le gouvernement actuel va-t-il rester dans cette logique où bien faire du Fillon comme en 2010 où celui-ci étouffa la reprise d’après crise de 2008 en en revenant aux règles de l’orthodoxie budgétaire de compression des dépenses d’une part et d’augmentation des recettes par l’impôt d’autre part ? (Les Échos, le 24 juin) Pour le moment, Macron dit non, d’abord parce qu’il prolonge les mesures de chômage partiel à un haut niveau (l’équivalent d’une nationalisation des salaires) et ensuite parce qu’il adopte la perspective et le langage de la croissance quantitative (travailler plus, produire plus, recommencer à consommer). Or, dans l’automobile, si PSA réembauche 800 intérimaires parce que son PDG Tavarez tient bon la barre sous les auspices de Charles Darwin (Le Figaro, le 25 juin), un compétiteur né, la demande est au rendez-vous sur les modèles qui dégagent le plus de marges et permettent en outre l’embauche de personnel en France parce que ces modèles y sont encore produits… ce sont aussi les véhicules les plus polluants (les SUV 308 et 508) qui vont être produits par des salariés occasionnels auxquels, a priori, la Direction ne réserve aucune perspective de qualification par une formation quelconque. Vous avez dit croissance quantitative ? Il en est de même, de l’extension des mesures de chômage partiel jusqu’à octobre puis, dans une formule moins avantageuse du point de vue salaire pendant deux ans dans le cadre d’accords d’entreprise, mais où entend-on parler d’autre chose que « d’accords de performance » avec intensification du rythme du travail ? C’est-à-dire là encore une conception quantitative et cour-termiste de la performance que Dani Rodrick, professeur d’économie à la Kennedy School de l’université d’Harvard, dénonce dans Les Échos, le 25 juin ? En effet, la reconfiguration de la production post-Covid reste de l’ordre de ce qu’on appelait, dans les années 1975-1980 la restructuration capitaliste avec intégration de la technoscience dans le procès de production et ses conséquences : surqualification pour une minorité de salariés / déqualification pour la masse dans la mesure où les machines s’incorporent les anciens savoirs professionnels. Ce processus s’est depuis étendu au secteur des services produisant ce que Rodrick appelle la raréfaction des « emplois médians2 » qui, pour les américains, constituaient la base de leur « grande société » (cf. John Kennedy et Humbert Humphrey).

Les relocalisations, si elles sont effectives et qu’elles concernent bien, comme nous l’avons indiqué dans de précédents relevés, des emplois très mécanisés, pourraient peut-être s’inscrire dans la perspective tracée par Rodrick. Mais pour que cela soit significatif, il faudrait que leur nombre soit élevé et là les considérations spécifiques des différents pays interviennent. Si les allemands et les italiens produisent plus « national » que les français (respectivement 70 %, 75 et 64, source : Mickaël Valentin in Les Échos, le 25 juin) ce n’est pas parce qu’ils sont plus nationalistes, mais parce que les premiers ont conservé l’hinterland et les seconds les petites industries lombardes dynamiques et agressives (on a vu l’effet-Covid sur des villes moyennes comme Bergame et Brescia qui, malgré tout, ont refusé d’arrêter la production) qui forment un dense tissu industriel qu’on ne retrouve plus en France où domine un capitalisme de CAC40 et de FMN qui n’a pas d’intérêt particulier à produire sur le territoire français et a ainsi tendance à contrevenir à ce qui pourrait être éventuellement une politique industrielle et commerciale initiée ou orientée par l’État. Outre le problème que cela pose au niveau de l’articulation entre niveau national et niveau international, le résultat le plus visible se manifeste au niveau de la Comptabilité nationale aussi bien du point de vue de la mesure du PIB3 que du déficit de la balance commerciale.

– Sanofi fournit un bon exemple des restructurations actuelles dans l’industrie parce que ce n’est pas une entreprise sinistrée par la crise sanitaire, mais une entreprise qui tout en n’ayant jamais arrêté la production et finalement tiré son épingle du jeu dans la crise, n’en est pas moins obligée de se réorganiser. Quelle est la situation générale de l’industrie ? Depuis de nombreuses années la plupart des grandes entreprises sont en sureffectif et le restaient pour garder de la « ressource humaine » à disposition et ce, particulièrement dans le secteur de la recherche-développement (R-D), un secteur qui comme les autres dans une vision à court terme, doit être réorganisé pour se centrer sur ce qui est rentable immédiatement et donc pour Sanofi, ce sera sur les vaccins avec abandon d’autres activités. Nous avons vu dans d’autres relevés que le secteur R-D de Renault serait celui qui souffrira le plus de la restructuration à venir en termes d’emploi et pour les mêmes raisons. Par contre PSA qui s’est recentré plus vite arrive quand même en tête des innovations françaises cette année en les ayant ciblées.

Pour en revenir à Sanofi voilà donc un de nos principaux groupes du CAC40 qui vit à 80 % des remboursements de la Sécurité sociale, qui a touché 150 millions d’euros en crédit impôt-recherche et qui va maintenant recevoir une aide pour relocaliser la production de paracétamol (Neuville-sur-Saône, près de Lyon, environ 200 emplois d’après Le Monde, le 28-29 juin), mais prévoit par ailleurs d’en supprimer 1000 tout en versant 4 milliards de dividendes à ses actionnaires soit plus qu’en 2019. Que lui demande l’État en échange ? Premièrement, que ses vaccins soient immédiatement délivrés en France selon les besoins et non pas prioritairement aux États-Unis comme l’avait impudemment affirmé son PDG sous influence trumpienne sans doute ; deuxièmement ne procéder qu’à des départs volontaires en mesure d’âge ou en acceptation de changement de lieu de travail. Vous avez dit volontaire ?

  1. – Pour être plus précis la famille Zouari déjà plus gros franchisé du groupe Casino était devenue majoritaire chez Picard. Quant à Bio C’Bon elle a été fondée par le fonds d’investissement Marne et finance qui a eu l’originalité de faire appel directement aux particuliers pour la constitution de son capital. Leur part s’élevait à 25 % du total. []
  2. – Pour prendre un exemple en France, le secteur de la banque a perdu 130 000 salariés entre 2018 et 2019 même si, pour la plupart, ils ont bénéficié de mesures d’âge. []
  3. – Celui-ci ne prend en compte que ce qui est produit sur le territoire national, quelle que soit la nationalité de l’entreprise. C’est l’inverse pour le PNB. Mais ces indicateurs comme d’ailleurs celui de la balance commerciale perdent le sens qu’ils avaient, à l’origine, dans les premiers systèmes de Comptabilité nationale (1945-46) parce qu’ils ont été mis en place dans l’optique de mesurer des grandeurs cumulées (les « grands agrégats ») au niveau national. Ces systèmes de comptabilité nationale sont unifiés progressivement à la fin des années 70 (1976 pour la France) de façon à permettre les comparaisons internationales certes, mais sur la base des nations. Il est bien évident que la globalisation/mondialisation qui se développe dans le cours des années 1980 change complètement la donne en ce qui concerne la pertinence actuelle des anciens instruments de mesure. []