Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XVI)

L’État et ses réseaux

– La direction générale de la santé (DGS) a indiqué au Monde, mercredi 6 janvier, que L’État a fait appel à plusieurs sociétés privées (les cabinets de conseil Accenture et McKinsey, et les sociétés Citwell et JLL), pour l’épauler dans la mise en œuvre logistique de sa stratégie vaccinale. Pour Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS, « cela prouve qu’au sommet de l’État, plus personne n’est capable de mettre en place un plan opérationnel ». Il fait appel désormais à des fournisseurs privés de stratégies clé en main alors même qu’il ne manque pas en interne d’experts, d’inspections, de cabinets et d’autorités en tout genre (Le Monde, le 8 janvier 2021). Rouban y voit une privatisation des politiques publiques alors que nous replaçons cela dans le cadre des formes réseau de l’État1. À cela s’ajoute, dans le domaine de la santé, un éclatement des entités. Dans les années 2010, on a importé les agences, une formule très à la mode dans les pays anglo-saxons, en créant des établissements publics (ARS, Santé publique France…) qui ont chacun leur direction et leur état-major protégeant leur pré-carré. Cela a engendré un éclatement des donneurs d’ordre, un enchevêtrement des compétences et une concurrence entre ces entités. Sans oublier une mauvaise coordination. Le chercheur du CNRS en déduit qu’il n’y a plus aucune ligne directrice ou doctrine de l’État. Pour le chercheur, c’est la constitution d’une économie de l’expertise gestionnaire associant le secteur public et le secteur privé et donc d’un marché professionnel nourrissant le pantouflage ou des espoirs de pantouflage ; il ne voit pas que dans le développement de ces formes réseau c’est la distinction même entre privé et public qui s’estompe.

– Dans le même ordre d’idées, selon D. Béhar de Terra nova (Libération, le 22 janvier 2021), l’État est devenu incapable de premièrement cadrer et deuxièmement coordonner l’action territoriale. La « reterritorialisation » idéologiquement plaquée comme conséquence d’une décentralisation conçue comme moins bureaucratique a conduit en fait à une spécialisation techniciste des compétences, une surenchère des collectivités locales par la multiplication des programmes catégoriels (l’exemple de « l’action cœur de ville »), alors que la crise sanitaire a au contraire démontré le lien entre les secteurs (santé, continuité du service public, transports et approvisionnement alimentaire). Cette « reterritorialisation » à qui l’État veut faire jouer le rôle de valeur refuge relève en fait d’une conception centralisatrice qui considère les espaces non métropolitains encore comme des campagnes d’il y a un siècle [alors que cela fait 50 ans qu’un sociologue des rapports ville/campagne comme H. Lefebvre a théorisé le concept de « rurbain ». NDLR]. Quoi d’étonnant alors à ce que le gouvernement s’étonne qu’un département « rural » comme la Haute-Loire soit l’un des plus touchés par la seconde vague de la pandémie, dans la mesure où il néglige son ancrage au sein de l’intense tissu d’échanges stéphano-lyonnais. 


Taux d’intérêt, dette, banques  

Il est faux de prétendre que les actuels taux d’intérêt quasi nuls et même négatifs sont sans aucun précédent dans l’histoire financière. Dans les années 1930 aux États-Unis, les obligations du Trésor étaient tombées après la crise de 1929 à un « taux plancher zéro ». Dans la Confédération helvétique, en 1979, la Banque Nationale avait enrayé ainsi l’appréciation du franc suisse. On peut, plus près de nous, citer l’État français qui en 2012 a placé près de 6 milliards d’obligations à trois mois à – 0,0005 % et à six mois à – 0,006 % (J.-M. Servet : « Taux d’intérêt bas et négatifs, nouveau paradigme de la finance ? », in The conversation, le 17 novembre 2020). Par ailleurs, pendant les Trente glorieuses les taux d’intérêts réels étaient eux aussi proches de zéro une fois soustrait du taux d’intérêt nominal le taux d’inflation. Mais, à  l’inverse la dette publique américaine en 1946 (108 % du PIB) est descendue à 57 % en 1957 grâce à une inflation dont la possibilité est aujourd’hui exclue par la « Théorie monétaire moderne2 » (Les Échos, le 7 janvier 2021). 

Ce qui change aujourd’hui c’est à la fois l’aspect massif, général et continu depuis 2008 de ce phénomène initié par les grandes banques centrales « indépendantes ». De ce fait, elles ont enclenché, non pas un « retour à une inflation modérée » comme elles l’espéraient, mais une spirale baissière des taux d’intérêt à effets déflationnistes3. Néanmoins, du point de vue strictement financier, même les États paraissant les plus sûrs en profitent parce qu’ils ont eux-mêmes emprunté à taux négatifs pour refinancer leur dette ; et les banques centrales aussi comme par exemple, la Banque centrale européenne qui prélève l’équivalent de 10 % des profits des banques commerciales par les taux négatifs qu’elle leur impose sur leurs réserves obligatoires et additionnelles (cf. les accords de Bâle III qui visaient à rendre les banques plus sûres suite à la crise financière de 2008 afin d’éviter les situations de Too big to fall). Toutefois, cela paraît a priori impossible de façon permanente, sauf à imaginer que cette activité soit devenue une sorte de produit d’appel, les profits étant réalisés grâce à d’autres services. Toutefois, les banques ont des revenus procurés par des services diversifiés et par leurs facturations. Ainsi, selon le cabinet Sémaphore Conseil, les frais de tenue de compte ont augmenté de 1 000 % en dix ans en France. Il existe aussi des frais de dossiers pour les prêts4. Contrairement à une croyance commune, de tels taux ne rendent pas les banques automatiquement déficitaires (même s’ils diminuent leur rentabilité) car un prêt bancaire, pour l’essentiel, ne se fait plus par transformation en prêt d’une épargne préalable, mais par création nette de monnaie dont elles ont le monopole via le crédit.

– Néanmoins, ces taux bas ne sont globalement pas favorables à l’investissement et depuis plusieurs années déjà l’investissement productif recule dans le secteur industriel. Au premier regard c’est étonnant, car pourquoi ne pas emprunter puisque l’on peut emprunter de l’argent pour rien ? D’abord, parce que les responsables de projets d’investissement sont découragés d’investir dans un environnement de taux zéro synonyme de faible anticipation de croissance ; ils ont alors tendance à se porter sur des actifs rémunérateurs et spéculatifs. De plus, en raison des taux zéro, l’épargne des ménages en Europe s’est déplacée vers des actifs liquides et non risqués, essentiellement les comptes en banque. C’est logique dès lors que les placements ne rapportent plus la moindre rémunération, pour cause de taux nuls. C’est ce que Keynes appelait la « trappe à liquidités ». Le risque de l’investisseur n’est plus rémunéré. Dès lors, les investisseurs se détournent des projets risqués à long terme (Les Échos, le 22 janvier 2021). Mais ces éléments théoriques sont à relativiser comme le montre l’article du journal Les Échos, le 4 janvier 2021. Confronté à l’arrêt soudain et violent de l’activité, ce poste de dépenses a reculé en 2020. Il n’a toutefois fait qu’accompagner la contraction du PIB sans l’amplifier, à l’inverse de ce qui s’est produit lors des précédentes récessions. L’Insee attend désormais un recul de 9 % de l’investissement productif en 2020, un rythme identique à celui du PIB. Lors des récessions de 2009, 1993 et 1975, sa contraction avait alors été en moyenne de 8,8 % déjà, mais pour des épisodes de recul du PIB « limité » à 1,5 %. Sur le champ de l’industrie manufacturière, la comparaison avec 2009 est plus frappante encore. Les industriels évoquaient en octobre dernier une baisse de 14 % de leurs dépenses d’investissement en valeur pour 2020, alors qu’ils attendaient en recul de la demande et à une incertitude pesante. Mais c’est bien la « faiblesse » de cet ajustement au regard de la chute du PIB qui interpelle. Plusieurs explications peuvent être avancées : les entreprises sont globalement entrées en relative bonne santé financière dans cette crise. Le canal du crédit leur a été maintenu ouvert et même élargi en 2020, contrairement à 2008-2009. La récession est moins industrielle qu’elle ne frappe plus violemment encore les activités de services ; elle touche ainsi moins les secteurs les plus intensifs en capital.

– – Dans une interview Laurence Boone5, cheffe économiste de l’OCDE au Financial Times (4 janvier 2021), défend une nouvelle approche des dettes publiques et des politiques des banques centrales. Cela marque apparemment une petite rupture avec la position pro-austérité de l’OCDE à l’époque de la crise de 2008. Boone met l’accent sur le risque d’explosion sociale en cas de réédition de ces mêmes politiques et souligne le caractère non démocratique des banques centrales, d’où sa proposition d’une politique budgétaire (puisqu’elle est appliquée par un gouvernement élu) qui aurait l’assentiment de la population et qui devrait prendre le relais de la politique monétaire qui relève des banques centrales. Elle rappelle que la politique monétaire a maintenant un effet redistributif, ce qui ne fait théoriquement pas partie de son rôle, alors que cela fait bien partie du rôle de la politique budgétaire.  Sinon, Boone cherche à orienter les politiques économiques vers la notion de soutenabilité à long terme de la dette, qui d’après elle doit tenir compte non seulement de la pérennisation vraisemblable des taux bas, mais aussi de la volonté assurée des investisseurs d’acheter les emprunts d’État [traduction et synthèse par nos soins, Larry C].


Investissement et concentrations

– Malgré le choc du Covid, les fusions-acquisitions mondiales ont bouclé une année solide. Plus de 3.600 milliards de dollars de transactions ont été annoncés en 2020, selon Refinitiv. C’est plus que les sept années qui ont suivi la dernière crise financière, le recul se limitant à 5 % sur un an. Pour pallier une croissance organique affaiblie [ce que nous définissons comme une « reproduction rétrécie », NDLR], les entreprises devront en effet trouver des relais de développement par acquisition. Si on prend l’exemple de la fusion en cours entre PSA et FCA, il est à remarque que c’est une fusion/acquisition entre deux groupes automobiles qui ont fait le moins d’effort en recherche et développement (Fiat offrant l’exemple d’un sous-investissement chronique) ces dernières années, PSA étant surtout redevenu « performant » en baissant ses coûts.  « La fusion permet de créer un effet de taille qui diluera de manière très conséquente nos efforts en matière d’investissement, de recherche et de développement [R&D] » (Le Monde, le 6 janvier 2021), a résumé M. Tavares, le PDG du futur groupe Stellantis qui a le mérite d’être clair. Par delà l’angoisse des salariés français et italiens sur le rééquilibrage possible des productions entre des usines Fiat tournant à 60 % de leur capacité et des usines PSA à bloc, le centre de gravité du groupe va se déplacer vers l’Italie et vers les États-­Unis, le siège se trouvant à Amsterdam (Pays-­Bas). Un exemple d’internationalisation où il y aura sans doute quelques difficultés à composer une image de marque sur une marque aux 14 marques ! On peut rester sceptique devant ce type traditionnel d’alliance alors que de nouvelles semblent plus dynamiques comme le projet qui associerait Apple et Hyundai motor sur la voiture autonome, la première ayant semble-t-il renoncé à son projet initial d’un développement propre qui l’aurait entraîné dans d’énormes investissements en capital fixe dont elle peut profiter directement auprès du constructeur coréen (Les Échos, le 11 janvier 2021). Un exemple indiscutable de synergie.   

– Dans un actionnariat de plus en plus intermédié à travers les gestionnaires de fortune, les fonds d’investissement, les investisseurs institutionnels, les fonds de pension, les normes de rentabilité minimales imposées aux entreprises sont beaucoup trop élevées : 10 à 15 % de rendement du capital sont le plus souvent exigés qui sont en moyenne effectivement atteints. Une norme aussi ambitieuse est contraire au bon sens macroéconomique qui détermine un niveau correct autour de 5 %. Comment expliquer ce maintien d’un taux de rendement élevé avec des taux d’intérêt voisins de zéro et un excédent d’épargne privée ? La doctrine voudrait que le marché s’équilibre par une augmentation de l’investissement et une diminution du taux de rendement du capital, qui devrait revenir, dans les conditions actuelles, aux alentours de 7 %. Comme les chiffres imposés sont impossibles à atteindre de manière étendue par les seuls progrès de productivité et d’innovation des entreprises, qui demeurent globalement faibles (autre contradiction), celles-ci tentent d’y parvenir par des moyens détournés : les entreprises américaines rachètent massivement leurs actions, les opérations de fusions-acquisitions, qui ne sont qu’une forme plus sophistiquée du même rachat d’actions, se multiplient et la main-d’œuvre devient une variable d’ajustement. On licencie non pas parce que l’entreprise est en difficulté, mais pour lui permettre d’atteindre une norme de rentabilité imposée par la Bourse. Les P-DG de Danone et Véolia-Engie justifient leurs politiques de licenciements pour le premier et de fusion/acquisitions (sur Suez) pour les seconds par le fait qu’il faut se prévenir de la concurrence éventuellement hostile (Nestlé pour le premier) de façon à éviter les OPA hostiles et pour cela avoir une bonne rentabilité. Pour J. Peyrelevade dans Les Échos, le 13 janvier 2021, il serait plus efficace d’adopter la même réglementation que les pays du Nord de l’Europe, à savoir l’interdiction des OPA hostiles et ce, d’autant plus que la relative faible capitalisation des grandes entreprises françaises les rend particulièrement vulnérables comme le montre encore le projet du québécois « Couche-tard » de se « rapprocher de Carrefour, deux fois moins valorisé, mais à la surface de vente nettement supérieure. L’offre (20 euros l’action soit 30 % au-dessus de sa cotation) a de quoi séduire les actionnaires de Carrefour. Mais, dans la soirée, Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie, invité sur France 5 et qui s’était entretenu avec tous les responsables du dossier, a déclaré qu’il n’était « a priori pas favorable à l’opération » car « la sécurité alimentaire des Français est en jeu ». L’État qui dispose d’un droit de veto sur les investissements étrangers dans des secteurs dits stratégiques envisage plus que sérieusement d’user de ce droit pour empêcher en pleine crise économique le rachat du premier employeur privé (105 000 collaborateurs) par un groupe étranger6. La crise sanitaire n’a pas vraiment affaibli le secteur, mais la concurrence d’un côté des spécialistes de l’e-commerce tels Amazon et autres Alibaba, et de l’autre des discounters comme E. Leclerc est de plus en plus menaçante7. « La crise est venue conforter nos choix stratégiques sur la transition alimentaire, l’achat local, le lien entre alimentation, santé et environnement, les prix bas, l’e-commerce. Toutes ces grandes tendances sur lesquelles on a bâti notre plan stratégique en janvier 2018 ont été accélérées », déclarait Alexandre Bompard, le PDG-Carrefour, fin décembre aux Échos Week-End. Il n’en demeure pas moins que l’enseigne est passée du deuxième rang mondial en 1999 derrière Waltmart au septième aujourd’hui avec une cotation diminuée de moitié. L’expansion internationale des années 2000 a en fait siphonné les résultats du groupe et les capitaux ont manqué pour rénover les hypermarchés dont la forme est devenue inadéquate aux nouvelles formes de consommation (Les Échos, le 14 janvier 2021). À l’inverse, cette opération avortée a réveillé le cours de Bourse du français, mis en lumière son redressement et peut déboucher sur des partenariats avec le canadien, plus faciles à mettre en œuvre, et c’est d’ailleurs ce qui est en train de se réaliser. Par ailleurs, cela envoie aussi un message direct à Amazon, après des années de rumeurs : la distribution française n’est plus à vendre. Ce qui ne veut pas dire que la concurrence interne ne va pas s’exacerber. En effet, le flot des consommateurs français se divise en deux fleuves : le premier, celui des citadins aisés, coule vers le bio et la qualité ; le second, celui des plus modestes, penche vers le discount. En tant que distributeur généraliste, Carrefour, comme Auchan, peinent à servir les deux populations. Ses coûts d’exploitation sont 3 % supérieurs à ceux des Leclerc (Les Échos le 22 janvier 2021). Pour certains, la surface financière apportée par le canadien aurait hâté cette concentration jugée nécessaire pour faire face aux échéances de demain qui sont celles de la concurrence ou de l’autonomie par rapport à l’e-commerce alimentaire en développement.

Cette situation n’est pas valable que pour Carrefour, en témoigne Renault dont l’internationalisation tous azimuts, chère à Carlos Ghosn, n’a pas vraiment porté ses fruits. « Le groupe n’a pas réussi à diversifier ses profits hors d’Europe », a ainsi constaté le nouveau directeur général. Le Vieux Continent, qui concentre 50 % des volumes, génère 75 % des bénéfices. De nombreuses implantations à l’internationale ont entraîné une véritable hémorragie financière (Les Échos, le 15 janvier 2021).

– Les recherches de synergie n’étant souvent pas évidentes dans le processus de fusion/acquisition les risques de doublons sont très présents, pour les « cols bleus » cela risque de conduire à un tri entre établissements du nouveau groupe pour la fabrication : mais les « cols blancs » sont aussi touchés par la concentration des centres de recherche (nous en avons parlé dans d’autres relevés) et aussi du fait de l’amaigrissement des sièges sociaux, un processus qui risque de s’accélérer avec l’expérience du télétravail expérimenté et développé pendant la crise sanitaire. La banalisation des réunions Zoom ou Teams a également ouvert les yeux du management sur deux réalités. La première est que, pour être efficace, une réunion ne doit pas réunir trop de monde. Et que si les réunions peuvent être productives alors qu’on n’y convie plus jamais certains… c’est peut-être que l’on peut se passer d’eux… « C’est la fin des bullshit jobs, déclare sans ambages un patron [reprenant la formule de l’anthropologue libertaire David Graeber à son compte, NDLR]. La seconde est que les compétences dont on a besoin ne sont pas forcément au siège. Un expert sur une question précise peut être un cadre de terrain dont la compétence sera juste ponctuellement utile en central. Conclusion ? Les sièges vont se réduire inéluctablement, par la taille et le nombre de cadres qu’ils accueillent (Les Échos, le 14 janvier 2021).

– La perspective d’une ample relance budgétaire aux États-Unis a été accueillie avec enthousiasme en Bourse, soutenant les valeurs de la « vieille économie » avec l’espoir d’un nouveau grand plan de relance. La menace d’un surcroît de régulation et d’une mise en place de taxation par les démocrates a en revanche pesé sur le secteur technologique (Les Échos, le 7 janvier 2021).


Question de méthode

– Pour qualifier les effets de la crise sanitaire, l’image d’un « grand bond en arrière » est parfois utilisée. Une chute de 9 %, cela met effectivement le PIB de 2020 au niveau de celui de 2011. Voilà qui vise à rendre les choses concrètes. Pour autant, il s’agit là d’un raccourci. Passons sur le fait que la France compte aujourd’hui davantage d’habitants (environ +3 %) qu’en 2011 : en rapportant le PIB au nombre d’habitants, le tableau se noircit encore plus. Mais, surtout, en sens inverse, il est difficile de prétendre qu’une décennie de croissance aurait été effacée. Car ce que mesure le PIB, c’est l’activité économique sur une période donnée, le trimestre ou l’année. C’est donc un flux plutôt qu’un stock. En 2020, globalement sur l’année, cette activité aura effectivement été au niveau de celle de 2011, mais ce qui a été réalisé entretemps n’a pas été effacé par la pandémie : les maisons construites en 2019 par exemple ne se sont pas soudainement écroulées ! C’est d’ailleurs ce qui différencie les pandémies des guerres ou des catastrophes naturelles (du type cyclones, séismes…), qui provoquent, quant à elles, directement des dommages matériels importants à côté des pertes humaines. D’ailleurs, loin d’être effacés, ce sont sur les progrès scientifiques et techniques des dernières années que nous comptons pour sortir de la crise sanitaire et en atténuer l’impact économique. Ce sont les développements récents de la recherche médicale qui ont permis la mise au point relativement rapide de vaccins, lesquels permettront, nous l’espérons, de sauver des vies. Et c’est le développement des technologies numériques qui aide nombre de secteurs à surmonter l’épreuve (J. Poujet, direction de la conjoncture à l’INSEE, in Les Échos, le 5 janvier 2021).


En marge de la crise sanitaire : le Brexit.

Le Monde diplomatique de janvier 2021 avec l’article : « L’ère de la finance autoritaire » (Benquet et Bourgeron) indique que le rôle de la finance dans la campagne pour ou contre n’a pas été uniforme d’où les difficultés d’interprétation. La plus courante étant que la City aurait été contre. En fait l’article distingue d’un côté, les représentants de la « première financiarisation » — banques, assurances, sociétés de conseil, de communication et d’information financière, de courtage, de change, d’investissement institutionnel (fonds de pension compris) —, dont le mode d’accumulation se caractérise par un appel public à l’épargne, laquelle est investie pour une courte durée dans des actions acquises sur des marchés boursiers. Ce mode d’enrichissement n’implique pas une prise de contrôle des entreprises par les financiers propriétaires de titres : ces derniers ont principalement un mode de gestion passif et délèguent aux manageurs le contrôle des sociétés. De l’autre, les membres de la « seconde financiarisation » : secteurs de la gestion alternative d’actifs, du capital-investissement et des hedge funds. Ceux-ci font appel à des placements privés qu’ils investissent pour une durée moyenne dans des actifs hors marchés dont ils prennent le contrôle. Leur mode de gestion est alternatif et actif au sens où il est relativement décorrélé des marchés financiers, soit que leurs investissements soient non cotés, soit qu’ils ne correspondent qu’à des secteurs très risqués des marchés boursiers. Les données de financement des deux campagnes montrent que celle en faveur du Remain a été largement alimentée par les acteurs de la première financiarisation, et celle en faveur du Leave par ceux de la seconde. En soutenant le Brexit ces derniers ont signalé que l’UE pourtant fort accommodante, était encore trop régulatrice et contraignante. Pour eux, il s’agit de transformer la City en une sorte de plate-forme offshore (la presse anglaise parle de « Singapour sur Tamise » à propos de ce projet)8. Ces contraintes ne touchent pas que le secteur de la finance comme on peut le voir avec l’automobile : Payer 10 % de droits de douane sur les véhicules ou les composants échangés entre l’Union européenne et le Royaume-Uni aurait lourdement pénalisé le secteur. « Il n’y a pas d’industrie aussi étroitement intégrée que l’automobile européenne, avec des chaînes logistiques complexes à travers toute la zone », a rappelé le directeur général de l’Acea (Association des constructeurs européens d’automobiles), Eric Mark Huitema, au lendemain de l’accord. Plusieurs constructeurs asiatiques, comme Nissan ou Toyota, ont ainsi choisi le Royaume-Uni comme base de production. De même, BMW (pour Mini) ou encore PSA (via Vauxhall) ont de grosses usines dans le pays. Des composants traversent plusieurs fois la Manche avant d’être assemblés au sein de véhicules dont 80 % sont ensuite exportés (chiffre 2019). À l’inverse, 88 % des voitures neuves achetées au Royaume-Uni en 2019 ont été importées, dont 78 % en provenance de l’Union européenne. Au total, 3 millions de véhicules franchissent ainsi chaque année la frontière. La question la plus critique sera en fait celle des « règles d’origine » : pour être effectivement exemptés de droits de douane, les véhicules traversant la Manche devront comprendre une part minimum de valeur ajoutée provenant de la zone Royaume-Uni-UE. Des seuils (aux alentours de 55 %) qui ne posaient pas problème pour les véhicules thermiques en posent pour les électriques, car les batteries sont presque toutes en provenance d’Asie. Les seuils ont donc été abaissés à 40 % et devront être alignés progressivement, mais la peur a été grande que le Royaume-Uni jour le cheval de Troie au sein de l’UE dans ce secteur (Les Échos, le 13 janvier 2021).

Alors que le Brexit était censé redonner de la souveraineté nationale au Royaume-Uni (Tack back control), la position géographique du Royaume-Uni est telle que ses relations internationales en termes de commerce de biens et de services seront toujours très étroitement dépendantes des normes et régulations en vigueur dans l’UE. Ce qui fait la force de l’UE face à la Chine et aux États-Unis, c’est la taille de son marché. C’est en conditionnant l’accès de son marché à certaines normes et valeurs que l’UE peut faire pression sur des pays tiers ou sur des entreprises multinationales ; par conséquent, plus la taille de son marché est importante, plus son pouvoir de négociation est grand.


Interlude

– Fort de son expérience sur la gestion des masques en mars 2020, l’ex-ministre Agnès Buzyn rejoint l’Organisation mondiale de la santé où elle sera chargée du suivi des questions multilatérales (Les Échos, le 6 janvier 2021).  [À défaut de recyclage de vieux masques périmés le recyclage des décrédibilisés au sein d’organismes ayant eux-mêmes perdus de leur crédibilité pendant la crise est à la mode, NDLR].

– La notion de résistance, qui suppose combat et communauté, tend à disparaître sous le mot de résilience qui implique individualité et passivité. Macron ne s’y est pas trompé en appelant « Résilience » son premier plan d’action contre le Covid-19. Un monde résilient ne veut pas remettre en cause un fonctionnement mais impose une sorte de devoir psychologique à bien aller quoi qu’il arrive (Olivier Steiner Libération ; le 6 janvier 2021).

– Martinez, secrétaire général de la CGT, critique les mesures d’aide nées de la pandémie (le JDD, 3 janvier 2021) : « On distribue beaucoup d’argent aux entreprises, mais rien aux salariés. ». L’État a pourtant consacré 31 milliards au financement du chômage partiel en 2020. Question : est-ce que la CGT ne considère pas les chômeurs comme des salariés ?

– « L’ultra gauche a infiltré les teufeurs ! Voilà l’argument avancé par l’Intérieur pour expliquer l’incapacité des forces de l’ordre à empêcher la rave-party du Nouvel An organisée près de Lieuron (Ille-et-Vilaine). Ils étaient plusieurs centaines de Black Blocs et de zadistes venus de Notre-Dame-des-Landes assure encore une huile de Beauvau. On aura mis 24 heures pour restaurer l’ordre public râle, pas convaincu, Florian Bachelier, député local et premier questeur de l’Assemblée. On avait six escadrons de gendarmerie et des compagnies de CRS prêts à intervenir à Rennes, tente de faire valoir un galonné. On a préféré les laisser en zone urbaine. D’autant que nous avons été prévenus trop tardivement du lieu précis de la rave. La faute, selon l’aveu de l’un de ses membres, au service de renseignement territorial : « On était à l’ouest ». Le procureur de la République Philippe Astruc a annoncé le 4 janvier, la mise en examen et le placement en détention provisoire d’un supposé organisateur de la rave. Né en 1999, sans antécédent judiciaire, le jeune homme vit dans un camion du côté de Rennes et se dit SDF. Un profil de Black Bloc ? (Le Canard enchaîné, le 6 janvier 2021).

– Fallait s’y attendre. Après un an de Covid et de télétravail, il y a du relâchement. Le maire d’Anvers, le 2 janvier, Bart De Wever, chef du parti nationaliste N-VA, a répondu à une interview télé en chemise… et en slip ! En « visio » à la maison, avec son téléphone ; il a juste oublié qu’un miroir, placé derrière sa chaise, laissait voir ses jambes peu vêtues. (ibid.)

– La faute au Congrès ! Presque partout aux États-Unis, les hôpitaux doivent faire le tri entre les patients infectés par le Covid-19, faute de médecins en nombre suffisant, surtout d’anesthésistes et d’urgentistes. Le Wall Street Journal accuse les parlementaires d’être responsables de cette pénurie. Selon le quotidien, ils avaient décidé il y a une vingtaine d’années de réduire le nombre de médecins hospitaliers. Aujourd’hui, le Congrès peine à corriger ses erreurs en prévoyant, sur les 900 milliards de dollars du nouveau plan d’urgence, le financement par le système fédéral d’assurances publiques (Medicare) de 1.000 nouvelles places de formation de médecins sur cinq ans. Depuis sa création en 1965, rappelle le quotidien, Medicare (assurance-santé pour les personnes de plus de soixante-cinq ans) a financé la grande majorité des formations pour les internes des hôpitaux. Mais, dans les années 1990, la crainte de certains économistes et médecins était de voir une inflation de soins inutiles prodigués par des praticiens en trop grand nombre. Une erreur du Congrès, selon le journal. Car les rémunérations des médecins financés par Medicare et Medicaid (pour les personnes à faible revenu) ont été plafonnées. Ce qui a entraîné une inflation des honoraires dans le secteur privé. Même phénomène observé dans les hôpitaux (Wall Street Journal, le 5 janvier 2021).

– Le pape post-moderne François a annoncé qu’il se ferait vacciner contre le Covid (AFP, 9 janvier 2021). À 84 ans, on peut être représentant du Bon Dieu et personne à risque (Le Canard enchaîné, le 13  janvier 2021).

Enfin une stratégie politique ! Le secrétaire général du parti macroniste, Stanislas Guerini, justifie (cf. BFMTV, 13/1) : « Lʼintérêt du couvre-feu à 18 heures, c’est de contrer l’“effet apéro”. Dans le même ordre d’idée, mais à gauche : Jean-Luc Mélenchon explique d’où vient son expertise en matière de vaccins (cf. LCI, 14 janvier) : « J’ai vécu suffisamment longtemps dans le Jura, dont est originaire Louis Pasteur » (Le Canard enchaîné, le 20 janvier 2021).


Automatisation, productivité et Covid-19

Nous avons déjà mentionné cette difficulté théorique des économistes à comprendre l’évolution inverse de ces deux données puisque l’augmentation de l’automation devrait conduire logiquement à une augmentation de la productivité qui n’est guère repérable statistiquement. Pour P. Artus (25 septembre et 1er octobre 2020, notes de Natixis) le taux d’investissement net (qui prend en compte l’amortissement du capital) a beaucoup reculé. Autrement dit, « les entreprises n’ont pas investi suffisamment pour compenser l’accélération de l’obsolescence de capital, d’où le recul des gains de productivité ». Malgré la baisse du prix relatif des biens d’investissement dans les nouvelles technologies9, le volume de capital nécessaire est élevé, d’autant plus qu’il est soumis à un cycle de vie relativement court. Autrement dit, il faut investir beaucoup et souvent, et le même volume d’investissement semble porteur de gains de productivité décroissants. Mais il faut coupler cette explication avec une autre, à savoir la discordance entre la demande sociale qui se déplace vers des secteurs à moindre productivité et les critères de rentabilité capitalistes. C’est peut-être la réponse de fond au paradoxe de Solow sur la productivité : le flux des innovations technologiques ne semble pas se tarir, mais c’est la capacité du capitalisme à les incorporer à sa logique qui est en train de s’épuiser (cf. les logiciels libres et plus globalement l’extension de la gratuité produite par les nouvelles technologies).

Pour Michel Husson (cf. site À l’encontre, le 3 janvier 2021) le problème du maintien d’emplois que l’automatisation menace se trouve aggravé par les effets de la crise sanitaire qui a crée un double choc d’offre et de demande, à savoir son hétérogénéité selon les secteurs (et les pays). Dès lors, même un redémarrage progressif de l’économie ne résorberait pas les désajustements entre offre et demande, comme le souligne l’étude de McKinsey sur l’emploi en Europe. À côté des 22 % d’emplois menacés par l’automatisation, elle identifie 26 % d’emplois menacés par la crise sanitaire. Ces deux catégories se recouvrent en partie : 10 % des emplois européens seraient ainsi menacés à la fois par l’automatisation et la Covid-19. Or ces emplois « doublement exposés » sont très inégalement répartis selon les secteurs. Ainsi 5,4 millions d’emplois du commerce (soit 2 sur 3) seraient exposés à ce double risque. Une argumentation toutefois peu convaincante si on regarde ce qui est en train de se passez chez Michelin qui va supprimer 2300 emplois en France pour des raisons de compétitivité et de recentrage sur des activités fortement productrices de valeur ajoutée (même argument que Bridgestone dans le même secteur). Les raisons invoquées ne sont donc pas liées à la crise sanitaire (la direction soutient que le plan de dégraissage a même été retardé par celle-ci) ni non plus à l’automatisation bien que la baisse des effectifs des activités tertiaires (1100 des 2300 chez Michelin puisse en être une conséquence), mais plutôt à des raisons stratégiques dans le cadre de la division internationale du travail (1200 des 2300 de suppression dans l’activité industrielle).  

– Afin de mieux saisir les répercussions économiques de l’épidémie de Covid-19, Nicholas Bloom, Philip Bunn, Paul Mizen, Pawel Smietanka et Gregory Thwaites ont analysé son impact sur la productivité au Royaume-Uni en utilisant les données tirées du Decision Maker Panel, une vaste enquête menée auprès de milliers d’entreprises. Leurs estimations suggèrent que l’épidémie de Covid-19 devrait réduire la productivité globale des facteurs dans le secteur privé d’environ 3 % en moyenne entre le deuxième trimestre 2020 et le deuxième trimestre 2021, relativement à ce qu’elle aurait été sinon, et d’environ 1 % en 2022. L’épidémie de Covid-19 alimente-t-elle un processus schumpetérien de destruction créatrice ? En l’occurrence, les firmes présentant la plus faible productivité disparaissent-elles en étant remplacées par des entreprises plus productives ? C’est en partie le cas, mais seulement en partie. En effet, l’économie connaît pour l’essentiel une simple destruction des secteurs présentant une faible productivité. Des secteurs comme ceux de l’hébergement, de la restauration, du voyage et des loisirs se sont fortement contractés, mais les autres secteurs n’ont connu qu’une expansion limitée, ce qui empêche une réallocation des facteurs, notamment des travailleurs, vers les secteurs en expansion. Finalement, la productivité moyenne a augmenté, mais la production totale a décliné. Bloom et ses coauteurs estiment que l’épidémie freinera la croissance de la productivité à plus long terme dans la mesure où les entreprises ont fortement réduit leurs dépenses en recherche-développement autrement dit, les effets de l’épidémie risquent de se conjuguer à ceux de tendances de plus long terme pour freiner le progrès technique (cf. blog D’un champ l’autre, 28/12/20).


Science, industrie pharmaceutique et virus

– Sur 93 milliards d’euros de fonds publics mobilisés pour éradiquer le virus, 63 milliards sont allés aux petites et moyennes entreprises et aux sociétés à capitalisation moyenne (MidCaps), le reste aux multinationales, a calculé la fondation maltaise KENUP. Ce n’est pas une surprise. L’industrie n’a jamais misé sur les vaccins. Sur un chiffre d’affaires de 670 milliards d’euros, ils ne pèsent que 3 %. Traiter des pathologies graves ou chroniques est plus rentable que faire de la prophylaxie. La pandémie a changé la donne : faute de thérapie contre le Covid­-19, le vaccin est redevenu intéressant. Aiguillonnées par des gouvernements de plus en plus inquiets, les firmes occidentales ne pouvaient abandonner ce marché colossal. Ni laisser le champ libre à des entreprises russes et chinoises poussées par Moscou et Pékin, prêts à tout pour gagner la course aux vaccins et prouver la supériorité de leur modèle politico-économique sur les démocraties occidentales. Risque financier supprimé les poids lourds ont fait cause commune avec les poids légers et signé des partenariats de recherche et de financement avec des biotechs très innovantes… qu’ils ont l’habitude de racheter à prix d’or grâce à leurs énormes cash flows. Astra-Zeneca s’est associé à l’université d’Oxford, Pfizer à Bio-NTech, Bayer à CureVac. Ils leur ont apporté leurs capacités de développement, leurs outils de production, leur puissance logistique. Et cinq Big Pharma (Johnson & Johnson, Pfizer, Merck, GSK et Sanofi) se partageaient déjà 80 % du marché avant la crise (Le Monde, le 19 janvier 2021). À noter que Ruffin de LFI réussit la performance, dans un entretien à Libération du 18 janvier 2021, de critiquer à la fois les Big pharma et le fait que Sanofi n’ait pas été capable de produire le vaccin français qui garantirait notre « souveraineté sanitaire » !

– À lire leurs déclarations, les dirigeants politiques réduisent la science à deux de ses dimensions, à savoir la considérer comme un corpus de connaissances et une marque d’autorité. Or, la science est avant tout une démarche, la fameuse méthode scientifique qui justement permet d’acquérir de la connaissance avec des règles, dont la rigueur contribue à établir la confiance et assure in fine l’autorité. En des temps d’incertitude comme aujourd’hui, cette dimension « dynamique » doit être privilégiée par rapport à celle, figée, d’une autorité qui détiendrait une vérité. Aucun comité scientifique, fût-­il de qualité, n’est à même de produire de nouvelles connaissances. Pour cela, il faut expérimenter, faire des hypothèses, les tester, débattre… et organiser un minimum cette stratégie ; une vision absente, à de rares exceptions près, dans le pays depuis le début de la pandémie (Le Monde, le 22 janvier 2021).


Un nouveau type d’entrepreneur capitaliste Elon Musk et Jack Ma

Jack Ma n’est plus apparu en public. La trajectoire de M. Ma ne se réduit pourtant pas à la lutte d’un entrepreneur génial contre un Goliath bureaucratique. Un parallèle avec Elon Musk, autre entrepreneur star, américain, peut s’avérer plus éclairant sur son destin. L’un et l’autre ont fondé leur réussite privée à l’abri de solides protections publiques. Alibaba a profité de l’interdiction faite aux concurrents étrangers d’opérer en Chine. De son côté, Elon Musk a sauvé sa société spatiale Space X fondée en 2002, en signant dès 2008 des contrats avec la NASA pour ravitailler la station spatiale internationale. Il a bénéficié, depuis, du programme civil et militaire visant à reconquérir la suprématie américaine dans la conquête de l’espace. Loin d’être des entrepreneurs solitaires luttant contre des administrations obtuses, leur force a consisté, au contraire, à exploiter des secteurs abrités incapables de se réformer. L’un comme l’autre sont d’ailleurs proches des pouvoirs politiques : Jack Ma est membre du Parti communiste chinois, Elon Musk fut, en 2016, un conseiller, puis en 2020, un soutien public de Donald Trump. La position de ces deux entrepreneurs leur a permis d’être créatifs aux limites des règles (P.-Y. Gomez, Le Monde, le 21 janvier 2021)


L’université au révélateur de la crise sanitaire

Alors que les universités sont fermées, mais pas les classes post-bac des lycées, qui profitent de la protection accordée à l’enseignement secondaire, à l’instar des établissements culturels, l’université se voit de fait rangée dans la catégorie du « non ­essentiel ». Pour résoudre ces problèmes, le gouvernement imagine des solutions spécifiques pour la population jeune qui ne serait ni en formation ni en emploi. C’est ne rien comprendre à la sociologie de la jeunesse, car ce sont les mêmes qui partagent leur vie entre temps de formation, petits boulots, engagements associatifs, etc. Il faut arrêter de penser qu’un jeune de 18 à 25 ans, parce qu’il a une carte d’étudiant, rentrerait dans une catégorie spécifique dont la gestion sociale incomberait aux universités. Elles sont là pour former intellectuellement ceux qui en ont le désir, pas pour assurer la protection sociale de tous les bacheliers. On se préoccupe actuellement de l’accès des plus « fragiles » aux campus, autrement dit de ceux dont on sait que les chances d’obtenir leur diplôme sont extrêmement faibles, épidémie ou pas. La nation ne doit pas négliger la prise en charge sociale de sa jeunesse, de toute sa jeunesse. Pour ce faire, elle doit arrêter de masquer le problème en confiant celle­-ci aux universités dès lors qu’elle est détentrice du baccalauréat (F. Vatin, professeur de sociologie, université de Nanterre, Le Monde, le 22 janvier 2021).

La pauvreté des jeunes n’est pas un phénomène nouveau ; avant la pandémie en France, 22 % des moins de 30 ans qui ne vivaient pas chez leurs parents étaient pauvres (moins de 885 euros par mois) et ils constituaient plus de la moitié des 5,3 millions de pauvres du pays ; parmi ceux de ces jeunes qui étudiaient, près de 20 % vivaient sous le seuil de pauvreté. C’est bien pire depuis la crise sanitaire. Pourtant et depuis longtemps, les pays capitalistes que sont la Finlande, Suède, Norvège, Danemark, Écosse, Autriche, Grèce, ne font payer aucun frais universitaire aux étudiants dans le premier cycle (parfois aussi dans le deuxième cycle) ; quatre d’entre eux (Danemark, Suède, Norvège et Finlande) vont beaucoup plus loin et attribuent des revenus décents à tous leurs étudiants sans condition de fortune. Ainsi, le Danemark délivre-t-il une allocation de 750 euros net par mois à chaque étudiant de plus de 20 ans ne justifiant d’un autre revenu supérieur à 1500 euros (soit 90 % des étudiants) ; il y ajoute des prêts très généreux et des aides complémentaires pour financer des frais de scolarité parfois très élevés pour faire des études à l’étranger ; il octroie cette aide aussi aux étudiants européens étudiant au Danemark, à condition qu’ils travaillent de 10 à 12 heures par semaine à côté de leurs études. (Les Échos, le 22 janvier 2021). On retrouve des mécanismes équivalents en Norvège et en Suède. Il faut donc aller bien au-delà d’un RSA étudiant que le gouvernement actuel n’est d’ailleurs pas près d’accorder. En France que fait-on pour eux ? À part les bourses, très limitées, rien. On applique la théorie du capital humain, qui irrigue depuis des décennies la théorie économique américaine et française, selon laquelle les études universitaires ne bénéficient qu’à celui qui étudie, et que, en conséquence, la collectivité n’a pas à les financer. Alors, on leur dit : les études, c’est votre affaire. C’est à vous de trouver comment financer vos frais universitaires, votre logement, votre nourriture. En travaillant s’il le faut. On ne vous apportera une aide supplémentaire que si vous renoncez à étudier pour entrer sur le marché du travail ; là, vous pourrez bénéficier d’un emploi subventionné dans le secteur privé (CIE jeunes), ou dans le secteur public et associatif (PEC jeunes), ou d’un accompagnement vers l’emploi ; et on versera même une prime aux entreprises qui voudront bien vous embaucher. Et avec, dans quelques cas très limités, une aide, plafonnée à 497 euros par mois.

Temps critiques, le 26 janvier 2021

  1. Cf. J. Guigou, « l’État sous ses deux formes : nation et réseau », in Temps critiques no 20, automne 2020.

    « Différents cabinets de conseil servent d’appui et de passerelles entre ces réseaux : « Ils sont partout, plus aucun secteur ne leur échappe. Ce sont eux qui ont rédigé le plan de relance de Bruno Le Maire », se plaint un inspecteur des Finances de Bercy, crème de la crème de la haute administration, fâchée de se voir ainsi dépossédée de l’essentiel. Dans le cadre du plan de relance, le ministère de l’Agriculture, par exemple, a sollicité le cabinet McKinsey afin, comme le dit la lettre de mission, de « bénéficier d’un accompagnement de courte durée pour structurer le pilotage stratégique du volet agricole et en assurer la qualité et la rapidité de l’exécution ». Les fonctionnaires du ministère ne connaissent-ils rien aux aides agricoles ? Dès lors qu’il s’agit de sortir de la gestion de routine, les cabinets sont appelés à la rescousse – c’est devenu un réflexe : le cabinet Roland Berger a encadré le grand débat de Macron post-gilets jaunes. Pour préparer la loi sur les mobilités d’Élisabeth Borne, des cadres d’Ernst and Young et de Boston Consulting Group ont souvent tenu la plume. Le rapport de la Cour des comptes pointe l’absurdité du processus, quand un ministère sollicite une boîte de conseil pour répondre à un autre qui l’interroge sur ses dépenses… » (Le Canard enchaîné, le 13 janvier 2021). []

  2. Selon la Théorie Monétaire Moderne, l’État ramène l’économie au plein emploi en mettant en place le déficit public qui est nécessaire, quelle que soit sa taille, et la Banque Centrale monétise les dettes publiques correspondantes pour éviter la hausse des taux d’intérêt à long terme qui réduirait l’investissement des entreprises et la dépense des ménages. Dans la crise du coronavirus, les pays de l’OCDE ont adopté la Théorie Monétaire Moderne : déficit public massif, achat par la Banque Centrale des obligations émises par les États (ce qu’on définit comme monétisation de la dette). []
  3. À cela s’ajoute le fait qu’auparavant, la création de la monnaie engendrait le plein emploi, donc la hausse des salaires qui se diffusait à toute l’économie et débouchait sur l’inflation. Aujourd’hui, les hausses de salaire se poursuivent parfois dans l’industrie traditionnelle, par exemple en Allemagne, mais elles ne se diffusent pas à l’ensemble de l’économie, et en particulier à l’économie de services et à l’économie ubérisée. Parce que la courroie de transmission syndicale ne fonctionne plus. Avant, les syndicats répercutaient dans tous les domaines de la vie sociale cette demande d’augmentation de salaire. Ce n’est plus le cas, même s’il existe un puissant syndicat du tertiaire en Allemagne (Verdi). Le salaire minimum est maintenant le seul critère d’homogénéisation (plancher) des différents secteurs d’activité. []
  4. Au niveau des techniques financières, on sait également que les banques prélèvent des pénalités importantes en cas de défaillances dans le remboursement des prêts. Remarquons que pour un établissement financier offrir un prêt à – 1 % est profitable si la ressource à nouveau prêtée a été obtenue à – 5 % (par exemple auprès de la Banque centrale). []
  5. https://www.ft.com/content/7c721361-37a4-4a44-9117-6043afee0f6b []
  6. Pourtant le risque sur l’emploi n’est pas flagrant. D’une part, la distribution alimentaire n’est pas délocalisable et, d’autre part, les deux entreprises ne sont présentes ni dans les mêmes pays, ni sur les mêmes activités : Couche-­tard réalise 70 % de son chiffre d’affaires dans la vente de carburant en Amérique du Nord, le reste dans l’épicerie. En revanche, la protection des filières agricoles françaises est une préoccupation plus légitime. Mais, plutôt que de rejeter en bloc l’opération, le gouvernement ferait mieux d’exiger des garde-fous pour les producteurs en faveur de la production locale (Le Monde, le 16 janvier 2021).

    L’État français n’en est pas à son coup d’essai puisqu’on peut rappeler que l’État a compromis — à tort ou à raison — plusieurs mariages entre fleurons français et investisseurs étrangers Danone-Pepsico en 2005 ; Daily motion-Yahoo en 2013 ; Renault-Fiat-Chrysler après beaucoup d’atermoiements en 2019 ; Photonis-Teledyne dans l’optronique de défense. []

  7. Auchan vient de se retirer de Chine et est par ailleurs trop dépendant de ses seuls hypermarchés ; Casino s’est fortement endetté pour répondre à la concurrence du e-commerce. En effet, la préparation des commandes, pour que celles-ci soient rentables, doit se faire dans des entrepôts spécifiques et automatisés. À titre d’exemple, Casino a construit en région parisienne un entrepôt automatique qui utilise la technologie de l’anglais Ocado. Il peut préparer 100.000 commandes par semaine en six minutes. []
  8. À noter dans le journal de la City, que le Financial Times, le 4 janvier 2021 tente un aggiornamento théorique ou plutôt pragmatique : « Au cours des quarante dernières années, le travail en est venu à ne plus assurer un revenu suffisant et stable pour un nombre croissant de personnes […] Franklin Roosevelt, John Maynard Keynes et plusieurs autres pères fondateurs de l’ordre mondial d’après-guerre avaient compris dès les années 1930 que le capitalisme, s’il voulait être recevable sur le plan politique, devait exiger de ses partisans qu’ils en gomment eux-mêmes les aspérités » et de citer des exemples « d’incroyables situations » [une litote, mais quand même, NDLR] liées à la peur des salariés de perdre leur travail pendant la crise sanitaire. []
  9. Soit en vocable marxiste une baisse de la croissance de la composition organique du capital dont la croissance représentait une donnée fondamentale de la tendance à la baisse du taux de profit. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XV)

Crise sanitaire et accélération capitaliste

C’est un de ces revirements inattendus opérés par l’Allemagne, un de ceux en préparation depuis plusieurs années, mais que l’épidémie de Covid-19 a accéléré : l’expression « politique industrielle » impliquant une économie plus ou moins dirigée n’y est plus taboue, évincée qu’elle avait été par « l’économie sociale de marché » promue par Ludwig Erhardt dès 1949. Et la perspective d’une réindustrialisation menée par des politiques européennes interventionnistes est bien acceptée. En témoignent les annonces cet automne de deux plans financés par l’Union européenne pour des « technologies-clés » : les batteries et les semi-conducteurs (et tout ce qui ressort de l’industrie 4.0). C’est un changement à 180° par rapport à 2018, où la « stratégie pour une politique industrielle européenne » du ministre de l’Économie, Peter Altmaier plaidant pour le renforcement et la protection de certains « champions européens », avait reçu un accueil glacial. Les fédérations d’entreprises familiales, notamment, lui avaient reproché de vouloir enterrer ce qui a fait le succès du made in Germany depuis l’après-guerre : le libre-échange et la neutralité de l’État, qui n’intervient dans aucun secteur industriel et ne favorise aucune entreprise (Le Monde, le 14 décembre). Il est vrai que l’Allemagne et les Pays-Bas ont été les plus grands bénéficiaires de l’idéologie libre-échangiste imposée par l’UE, leurs excédents commerciaux en faisant foi1. Le changement est donc le signe d’une prise de conscience que la phase actuelle de mondialisation doit tenir compte aussi des nouvelles politiques agressives ou/et protectionnistes de certains pays comme la Chine et les États-Unis. À noter quand même que l’UE a subventionné Bridgestone pour ses implantations en Pologne et en Hongrie… ce qui a amené indirectement la fermeture de l’usine de Béthune. L’UE continue donc, elle aussi, sa politique du « en même temps » et ce n’est pas étonnant que Macron soit en phase.

– Le président Xi Jinping a beau vouloir faire reposer davantage l’économie chinoise sur la demande intérieure, c’est le moteur traditionnel des exportations qui tire la croissance. Les ventes de produits chinois à l’étranger ont crû de 21,1 % en novembre sur un an ont indiqué lundi les douanes chinoises. Dans le même temps, les importations ont affiché un rythme bien moins dynamique (+4,5 %). Conséquence directe, la balance commerciale chinoise affiche un excédent record de 75,42 milliards de dollars. Des ventes dopées par le coronavirus : en effet, la hausse des exportations, la plus forte depuis février 2018 est largement liée à la recrudescence de la pandémie que connaissent de nombreux pays. Elle a entraîné une demande toujours très soutenue en équipements médicaux (+42 % sur les dix premiers mois de l’année), en masques anti-Covid, mais aussi en produits électroniques nécessaires au télétravail. « La montée en flèche des produits de haute technologie (+21 % en novembre) pourrait également être en partie due à un chargement précoce des cargaisons alors que les États-Unis envisagent d’élargir leur liste noire pour inclure davantage d’entreprises chinoises », avance aussi Betty Wang (Les Échos, le 8 décembre).

– Renault-Flins : de la production au recyclage de valeur. Les syndicats (et salariés) qui avaient espéré voir maintenue une activité d’assemblage sur le site, seront déçus. La CFDT (premier syndicat de l’usine) a monté tout un dossier pour proposer que l’usine abrite, en plus de ces activités d’économie circulaire (remise en état des véhicules d’occasion, des batteries, conversion des véhicules thermiques), l’assemblage d’un nouveau véhicule électrique de segment B (petites citadines), une fois la Zoé arrivée en fin de vie et étant entendu que la Micra ne se vend plus (Les Échos, le 26 novembre). Projet refusé contre promesse de non-licenciements. On ne peut pas parler de délocalisation puisque ces modèles sont en  fin de vie et que l’usine est réorganisée en fonction d’un recentrage du groupe sur ses unités les plus productives (Choisy qui était déjà dans l’économie circulaire sera relocalisé à Flins) qui se trouvent à Douai et Sandouville… et en Turquie (Bursa) pour le modèle qui se vend le mieux (la Clio). Une valeur toujours aussi évanescente quand on sait par ailleurs que Tesla, de son côté, espère vendre 500 000 voitures cette année et doit une large partie de ses bénéfices à la vente de crédits CO2 à ses concurrents. Mais la firme californienne séduit2, et elle incarne le futur : elle vaut 560 milliards de dollars en Bourse, soit six fois plus que VW et sa capitalisation de 93 milliards pour 10 millions d’automobiles/an !3 Installée près de Berlin et donc loin du creuset historique de l’industrie automobile allemande elle risque de rompre avec le modèle en vigueur puisque la firme a décidé de passer outre au syndicat IG-Metall en offrant directement un salaire brut de 2700 euros à l’entrée contre 2400 en moyenne dans la branche en échange d’une flexibilité maximale.

Pour ce qui est de la France et même si Douai peut devenir le Wolfsburg de la France, le passage à l’énergie électrique devrait coûter au moins 30 000 emplois et même jusqu’à 45 000 si les délocalisations continuent. Ces pertes concerneraient surtout les équipementiers (cf. B. Jullien, Les Échos, le 22 décembre) ; certains de ceux-ci lorgnent maintenant vers les moteurs à hydrogène (Faurécia, Plastic Omnium).

– Les nuggets cellulaires de poulet sont dans les assiettes à Singapour où on songe déjà aux prochaines crises sanitaires globales. Pour le Pr Chen, « il faut s’assurer que l’on peut survivre quelques mois en cas d’arrêt total de l’approvisionnement alimentaire ». Et pour un pays urbanisé plus petit que Londres, la viande artificielle est une solution toute trouvée : « Comme les fermes verticales, que nous cherchons également à développer, la viande produite en laboratoire ne prend pas beaucoup de place. En outre, à Singapour, personne ne sera perdant avec son développement car nous n’avons que deux entreprises d’élevage, donc cela ne risque pas de causer de dommages à ce secteur, et cela n’affectera pas non plus l’urbanisme puisqu’il n’y a pas besoin de pâturage. » Aucun perdant donc pour le scientifique, mais clairement plusieurs gagnants. À noter que la première entreprise autorisée à vendre de la viande de laboratoire est la start-up californienne Eat Just qui assure par ailleurs qu’elle veillera tout de même à ce que son poulet artificiel puisse être certifié halal, Libération, le 5 décembre/2020).

Crise sanitaire, pouvoir d’achat, inégalités, pauvreté

– Pouvoir d’achat : pas de coup de pouce pour le SMIC puisque le gouvernement privilégie l’augmentation du nombre d’heures travaillées. En conséquence il n’y aura qu’une revalorisation mécanique de 1 % en 2020 contre 1,2 en 2019 pour une proportion de salariés concernant 13 % de l’ensemble (1994 : 8 % ; 2006 : 16,5 %). Le rapport des experts livré au gouvernement reste d’optique libérale puisqu’il reconnaît que la question des salaires ne peut être réglée (sauf salaire minimum) au niveau de l’État, mais par des négociations de secteur et d’entreprise. La surexposition au chômage partiel de ces catégories ne leur aurait pas fait perdre de ce pouvoir d’achat puisque leur salaire était pris en charge à hauteur de 100 % (à la différence des autres salariés, indemnisés à 84 %). Par rapport à la chute du PIB de 11 %, ces salaires ont résisté à la pandémie avec une baisse de pouvoir d’achat autour de 0,5 %. Par ailleurs, dans le cadre du dispositif d’activité partielle mis en place par le gouvernement pendant le confinement, les salariés les plus modestes ont perçu une indemnité permettant de maintenir à l’identique leur pouvoir d’achat jusqu’à 1,13 SMIC.

Le gouvernement compte sans doute aussi sur la tendance à la baisse des prix qui s’est accentuée pendant la pandémie (baisse du prix du pétrole, part de l’épargne à la hausse par rapport à la consommation, augmentation du chômage et pression sur les salaires, appréciation de la monnaie euro due aux excédents budgétaires avec un euro à 1,21 $4) pour que le pouvoir d’achat résiste globalement en bout de course (Les Échos, le 2 décembre), mais avec les risques déflationnistes qui en découlent, sans parler de la pression que cela impose sur les entreprises exportatrices. Le fait que la BCE vienne d’allouer 500 milliards de plus au plan anti-pandémie risque de renforcer ce risque sauf à véritablement mettre en place une relance budgétaire au niveau européen pour l’instant retardée par la Hongrie et la Pologne. Par ailleurs, le pouvoir d’achat résiste ; qu’il s’agisse des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Espagne, de l’Italie et même de l’Allemagne, qui a pourtant baissé sa TVA, tous ces pays affichent des consommations en hausse, mais moindres qu’en France cet été. Bref, quand les restrictions sanitaires sont levées, les Français consomment et l’économie tourne à nouveau à un certain régime de croisière. Ainsi, début décembre, dès que les restrictions ont commencé à être levées, les ménages ont dépensé, selon les données de cartes bancaires. Il faut dire que le pouvoir d’achat a bien résisté, eu égard à l’ampleur de la crise, du moins en termes relatifs. Ainsi, l’Insee s’attend à ce qu’il baisse de seulement 0,3 % alors que l’activité devrait chuter de 9 % en 2020 (Les Échos, le 16 décembre). Même problématique en Espagne où Podemos par l’intermédiaire de sa ministre du Travail, essaie de faire augmenter un salaire minimum qui a presque rattrapé celui de ses voisins (805 euros en 2017, 1107 en 2020). « Le problème le plus urgent n’est pas le relèvement du salaire minimum, mais la reprise du marché du travail, particulièrement affecté par la pandémie avec plus de 30 % d’emplois précaires et 40 % des jeunes au chômage », selon l’économiste Marcel Jansen, professeur à l’Université Autonome de Madrid. Il serait plus efficace à ses yeux de se centrer sur « la façon dont les employeurs esquivent la contrainte que constitue le salaire minimum avec des abus d’emplois à temps partiel et des contrats très courts plus ou moins frauduleux qui précarisent les salariés ». Il rappelle que 40 % des CDD ont une durée de moins d’un mois et 27 % de moins d’une semaine (Les Échos, le 18 décembre). 

– La barre des 2 millions d’allocataires du revenu de solidarité active (RSA) vient d’être franchie à cause de la crise sanitaire. Jamais en onze ans d’existence cette prestation n’avait connu telle demande. C’est la crise du Covid qui est la cause de la hausse observée (+8,5 % à fin septembre). L’augmentation du nombre de bénéficiaires du RSA est due pour l’instant bien plus à la baisse des sorties du dispositif qu’à un afflux de nouveaux allocataires, qui ne fait que commencer (Les Échos, le 4 décembre). « Ça souligne le décalage entre les mesures publiques qui viennent au secours de gens qui vont bien — salariés à durée indéterminée et entreprises —, mais qui protègent mal les plus précaires, les non-salariés, les intérimaires obligés de recourir au RSA », déplore Louis Maurin, de l’Observatoire des inégalités (Le Monde, le 24 décembre). L’autre indicateur significatif qui se détériore est celui du nombre de bénéficiaires de l’allocation de solidarité spécifique (ASS) que perçoivent les chômeurs en fin de droits et qui a augmenté de 10,7 % entre mai et septembre (ibid.).

– Le constat initial de chercheurs de France stratégie auprès du premier ministre, se fondant sur les données Eurostat d’avant le Covid-19 en déduisent : « La France apparaît relativement égalitaire en comparaison des autres pays européens », écrivent Julien Rousselon et Mathilde Viennot, du département politiques sociales de France Stratégie. C’est notamment vrai pour les inégalités de revenus primaires, c’est-à-dire avant la redistribution par les impôts et les transferts sociaux — mais ici, les chercheurs ont choisi de prendre en compte les prestations de retraite dans les revenus, ce que ne font pas d’autres études. L’indice de Gini, mesurant le niveau de ces inégalités (1 représentant le seuil d’inégalité le plus extrême), est ainsi de 0,374, inférieur de 1,7 % à la médiane européenne. Cela signifie que les inégalités sont inférieures à celles de 19 des 29 pays européens étudiés. Motif : les écarts de revenus d’activité et de patrimoine restent modérés chez nous. En dépit d’un taux de chômage relativement élevé, la France compte en outre moins d’inactifs que certains pays du sud de l’Europe, où beaucoup de femmes au foyer et de chômeurs découragés sont sortis du marché du travail. Second constat : la redistribution française corrige relativement bien ces inégalités primaires : « La redistribution fait baisser de 24,8 % l’indice de Gini, contre 22,6 % en médiane européenne, ou 17 % en Italie. » Toute la question est de savoir à quoi tient l’efficacité de notre système : à la générosité des prestations, ou bien à leur ciblage ? À la progressivité des prélèvements obligatoires, ou à leur volume ? Progressivité « Contrairement aux idées reçues, la France n’est pas la championne européenne de la redistribution », soulignent d’abord les auteurs. Les prestations en espèces (hors retraite) et les prélèvements obligatoires y représentent en effet 43,7 points du revenu primaire : c’est plus que la médiane européenne (41 points), mais moins qu’aux Pays-Bas (48 points) ou au Danemark (57 points). Dans le détail, c’est davantage grâce aux prestations sociales que la France corrige les inégalités que grâce aux impôts et aux cotisations. En cela, elle se rapproche du modèle des pays nordiques, notamment du Danemark, dont les prestations sont également très correctrices. À l’opposé, le Sud, comme l’Italie et l’Espagne, corrige plutôt les écarts de revenus par les prélèvements. En France, les prestations allouées au chômage et à la lutte contre l’exclusion sont particulièrement importantes : elles réduisent de 7,9 % les inégalités, soit bien plus que les 3,1 % observés en médiane européenne, parce qu’elles représentent un volume deux fois supérieur. « De même, c’est du fait de leur volume très important que les allocations logement réduisent bien plus les inégalités en France », détaille la note. Les prestations familiales tricolores, elles, sont moins massives (1,6 point de revenu primaire, contre 1,9), mais elles corrigent mieux les inégalités (4 % contre 3,4 %), parce qu’elles sont nettement plus ciblées sur les ménages les moins aisés. Enfin, si nos prélèvements obligatoires aident à corriger les disparités de revenus par leur volume, ils gagneraient à être plus progressifs, c’est-à-dire à augmenter le taux de taxation à mesure que le revenu augmente. Par exemple si l’impôt sur le revenu est aujourd’hui progressif, ce n’est, en revanche, pas le cas de la CSG (Le Monde, le 4 décembre). Or, en France 50 % des ménages ne paient pas d’impôts sur le revenu alors que tous les salariés sont astreints à la CSG (NDLR).

– Ces années de progrès social et de réduction des inégalités risquent d’être annihilées. Plusieurs facteurs sont à l’œuvre pour l’expliquer. L’un concerne la récession économique mondiale qui résulte des multiples confinements observés de par le monde. Les pays pauvres sont directement touchés, en particulier ceux qui exportent des matières premières ou dépendent des recettes touristiques. Le prix du baril de pétrole, par exemple, s’est effondré de plus de 30 % par rapport à 2019. Pour l’île Maurice et les Seychelles, les revenus du tourisme se sont taris de près de 20 % sur un an. Pandémie et changement climatique conjuguent leurs effets néfastes (Les Échos, le 8 décembre).

– « Un projet politique de “retour à la croissance” est symptomatique d’une société — en tout cas d’un État — en panne d’imaginaires collectifs », conclut Florence Jany Catrice, spécialiste des indicateurs économiques (Libération, le 8 décembre) et c’est pourtant ce vers quoi se tournent la plupart des plans post-pandémiques dans le monde. Alors que la critique de l’instrument statistique est ancienne (cf. Baudrillard dans son livre de 1968 La société de consommation, Idées/Gallimard, p. 45-47 et la même année Robert Kennedy, alors candidat démocrate à la présidentielle américaine déclarant : « Le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue » ; puis Dominique Méda : Au-delà du PIB, pour une autre mesure de la richesse, Flammarion, 1999), elle semble toujours devoir être renouvelée alors que des procédés de calculs et des chiffres de plus en plus arbitraires sont utilisés. Ainsi, « En avril 2020, l’Insee a réduit arbitrairement de 25 % dans son calcul du PIB la part de la production des services rendus par les administrations publiques, explique la chercheuse. Or, l’Allemagne ne l’a pas fait ». Autre exemple : en 2015, le calcul du PIB irlandais est révisé, de telle sorte que le taux de croissance du pays n’est plus de +7 % mais de +26 %. « Peut-on vraiment croire que l’Irlande ait gagné un quart de richesse en plus en un an ? » (ibid.).

– La crise sanitaire attaque frontalement le modèle économique de la France qui repose sur une spécialisation à risque à l’exportation. Ainsi, l’industrie aéronautique française avait exporté pour près de 65 milliards d’euros de biens l’an passé, ce qui lui avait permis de dégager un excédent commercial de plus de 30 milliards d’euros. En octobre, sur les douze derniers mois, les exportations aéronautiques sont tombées à seulement 40 milliards et l’excédent s’est rétréci à 19 milliards d’euros. De même, les recettes touristiques avaient atteint 57 milliards d’euros l’an passé. Elles ont chuté à 22 milliards d’euros sur les dix premiers mois de 2020. Et l’excédent touristique est passé de 11 milliards en 2019 à 3,4 milliards entre janvier et octobre 2020 (Les Échos, le 16 décembre).

Interlude

– l’État jacobin français qui a réprimé tout au long de son histoire les langues régionales vient de décider que l’accent régional pouvait être l’objet de discrimination ! L’Assemblée nationale a largement adopté jeudi une proposition de loi qui vise à inscrire l’accent comme une des causes de discriminations réprimées par la loi, au même titre que la race, le sexe ou le handicap. Le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, s’est dit « archi-convaincu » par le texte, qui prévoit, contre ces discriminations, des peines de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. La proposition de loi a été déposée par l’élu (Agir) de l’Hérault, Christophe Euze. Encore une preuve, s’il en faut, du vacillement de l’État entre sa forme moderne nation et sa forme réseau post-moderne.

– Deux psychanalystes ont écrit à la revue The Lancet (www.thelancet.com, 19 octobre) pour proposer une solution originale au non-respect des recommandations sanitaires en période de pandémie : psychanalyser les récalcitrants. « Il est temps que les responsables de la santé publique ajoutent l’étude et le traitement du déni psychologique aux instruments de lutte contre la non-observance médicale. Pour ce faire, nous suggérons un nouveau partenariat entre les domaines de la psychologie expérimentale, de la santé publique et de la psychanalyse — la discipline qui, la première, a identifié les mécanismes de défense tels que le déni, et qui reste la seule à tenter de les traiter » (Le Monde Diplomatique, décembre 2020).

– Les élèves ont pu ne pas aller à l’école le jeudi et le vendredi avant les vacances de Noël pour faciliter un confinement… qui n’en est pas un puisqu’il est levé par ailleurs. Pourtant soit l’école n’est pas un lieu de contamination et dans ce cas-là on devrait plutôt supprimer les vacances scolaires surtout vu le prétendu retard scolaire accumulé, soit l’école est un transmetteur et il faudrait la fermer totalement, ce que demandent d’ailleurs implicitement des syndicats toujours prêts à « durcir » le mouvement, c’est bien connu, en parlant déjà de possible troisième vague. Quant à Arenas de la FCPE, toujours à la pointe du « branché » post-moderne, il dit que ce n’est pas au ministre de dire si les parents doivent envoyer enfants ou pas à l’école, mais aux médecins (Le Monde, le 17 décembre). Question : il a tout compris ou rien compris ?

– L’administration chinoise de l’aviation civile (CAAC) recommande aux compagnies aériennes du pays des précautions sanitaires inédites. Explications dans « Ouest France » (11 décembre) : « Elle suggère de faire porter des couches jetables au personnel navigant afin d’éviter aux hôtesses de l’air et aux stewards d’utiliser les toilettes des avions (…), considérées comme une des parties les plus porteuses de microbes. »

– Encore une intermédiation : pour tenter de surmonter la forte défiance de la population, l’exécutif s’est résolu, après de nombreuses demandes en ce sens, à se doter d’un nouvel outil. Un comité citoyen sera désormais associé « à la conception de notre stratégie vaccinale », a annoncé le premier ministre, Jean Castex, le 3 décembre (Le Monde, le 17 décembre). Donc, si on comprend bien, un Comité citoyen fait pour faire passer la pilule des décisions imposées par un Comité d’experts lui-même diligenté par un Comité politique… Mais attention, « Il serait regrettable qu’une telle structure [le comité citoyen, NDLR] conduise à contourner les acteurs existants », indique aussi le rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) chargé d’évaluer les évaluateurs.

– Auchan ne connaît pas des difficultés qu’en Chine face au « système capitaliste » russe. Ainsi comme à la bonne époque du plan stalinien, l’entreprise a sûrement voulu jouer les Mac Donald  avec l’idée « De la fourche à la fourchette » en construisant une usine de transformation de viande à Tombov, 500 km au sud de Moscou… dans une région sans vaches et sans production de viande. Mais « s’adapter » aux réalités locales ce n’est pas seulement copier les méthodes économiques, il faut y rajouter un peu d’expertise type GPU/KGB ; ainsi pour lutter contre la corruption des ses acheteurs et les commissions offertes aux fournisseurs, la Direction d’Auchan a décidé de passer les salariés suspects au détecteur de mensonges (Les Échos en style Canard déchaîné, le 23 décembre).

Entreprises

– Il y a eu en cumul de 23 milliards d’euros de reports de charges sociales, avec un pic mensuel fin juin, à plus de 16 milliards. Mais les dettes constituées par les employeurs à cet effet ont été en majeure partie remboursées, puisque fin novembre il ne reste plus que 10,25 milliards à recouvrer — tout de même dus par 70 % des entreprises. Le second confinement a provoqué un rebond des reports de cotisations, à hauteur de 1,73 milliard d’euros, concernant 17,4 % des employeurs. Rien à voir cependant avec le confinement « dur » du printemps : en avril, les reports avaient grimpé à 7,7 milliards en un mois et 46,4 % des employeurs (Les Échos, le 2 décembre). Comme les mesures sanitaires vont continuer à peser sur la productivité des entreprises dans certains secteurs et qu’une partie de celles-ci ne seront pas viables, en fonction de l’importance de leurs coûts fixes, l’État pourrait prendre une partie des salaires (donc une partie du coût variable, NDLR) à sa charge pendant quelques mois. L’économiste Jean Pisani-Ferry a émis plusieurs fois cette idée à Bercy. Les Allemands, eux, ont préféré faire une subvention directe aux coûts fixes des entreprises (Les Échos, le 9 décembre).

– Selon les économistes de la société de gestion Candriam, la perte des entreprises françaises atteindrait globalement 3 % du PIB cette année, contre 2 % « seulement » en Allemagne. D’ailleurs, d’une façon assez classique, les mesures d’urgence ont plus cherché à aider les entreprises que les ménages, de l’autre côté du Rhin. En France, c’est l’inverse, le revenu des ménages ayant été en grande partie préservé. D’où, aussi, le fait que le plan de relance fasse la part belle aux entreprises en France (puisque la politique de l’offre est toujours à l’honneur, NDLR). Pour Patrick Artus, « l’État a moins soutenu les entreprises en France que dans le reste de la zone euro ». Comme le recul des profits des entreprises en France sera plus important et l’endettement plus élevé, « la dégradation des bilans des entreprises due à la crise de la Covid va être plus grave en France que dans l’ensemble de la zone euro », alerte-t-il (Les Échos, le 15 décembre).

– Étonnement : alors que le marché du jouet est censé être de plus en plus dominé par la production en provenance de Chine, il s’avère que le made in France est passé de 8 % il y a 3 ans à 15 % du marché aujourd’hui avec des exemples de relocalisation industrielle par automatisation de la ligne de production. Par ailleurs, pendant la crise sanitaire, Amazon, souvent pointé du doigt, a donné un sérieux coup de pouce aux petites marques françaises. Le géant mondial leur a ouvert il y a plus d’un an une boutique dédiée, suivi par CDiscount. « De petites marques, avec un revenu entre 500 000 à 10 millions d’euros, ont du mal à entrer dans des magasins, note Alain Ingberg, présidant de l’association des fabricants de jouets. Cette vitrine les a sauvés pendant la pandémie. » En effet, pour certaines, Amazon représente 30 % de leurs ventes5. (Les Échos, le 3 décembre). Plus généralement le made in France continue à gagner du terrain dans l’esprit des Français, 64 % d’entre eux estiment ainsi avoir augmenté leur consommation de produits hexagonaux depuis le début de l’épidémie de Covid, selon la nouvelle étude d’OpinionWay pour l’agence Insign, confirmant la tendance d’une première étude menée sur le thème après le premier déconfinement. L’attrait du fabriqué en France n’est pas le même selon les profils. Chez les cadres et professions intellectuelles, la part monte à 70 % quand les personnes ayant des revenus faibles ne sont que 50 % à le faire. Un effet crise avec la crainte de débourser plus en période difficile. Parmi les marques représentatives du made in France citées en premier par les consommateurs, on trouve Le Slip Français, Saint James, Armor Lux, Petit Bateau, Chanel mais aussi Renault et Michelin (ibid.). En dehors d’un certain souci de protection de l’emploi national, « C’est également le moyen dans l’esprit du public de ne pas opposer le petit commerce et les “market places” », complète Éric Bonnet de l’agence Insign qui a initié l’enquête. CDiscount, qui se définit d’ailleurs comme « l’e-commerce made in France », consacre en outre un onglet de recherche aux produits hexagonaux (ibidem).

Dette et banques

– Techniquement au niveau comptable, l’abolition de la dette-Covid ne poserait pas trop de problème d’après la plupart des économistes dans la mesure où la dette détenue par la BCE est une dette publique dont l’annulation ne toucherait pas les créanciers privés. À l’inverse, une telle opération permettrait d’éviter l’effet boule de neige sur la dette publique à terme. Les États ne pourront refinancer leur dette actuelle que si, dans huit ou dix ans, les taux restent proches de zéro. Or, cela implique que la BCE poursuive ses achats d’actifs, ce qui a des conséquences préjudiciables sur l’économie, telle qu’une hausse des inégalités de patrimoine par exemple ». Le risque est toutefois que la monnaie créée ne soit pas consommée mais investie dans des actifs financiers. Dans ce cas-là le coût de cette politique monétaire accommodante serait la création de bulles, sur le marché des actions, mais aussi immobilier. L’article du Monde, le 24 décembre: « Annuler la dette, le ton monte entre les économistes » est une bonne synthèse des différentes positions des économistes en France. Il en ressort que leurs différences sont plus liées à des présupposés orthodoxes ou politiques qu’à une divergence profonde puisqu’ils sont tous d’accord sur ce qu’il faut éviter : « il est nécessaire d’éviter l’austérité et de revoir les règles budgétaires européennes, guère plus adaptées à la situation », regrette Grégory Claeys, économiste au sein du groupe de réflexion européen Bruegel. Dit autrement, sortir des politiques d’inspiration libérale.

– En contre-feu allumé face à des propositions radicalement dissonantes, telles que l’annulation de la dette-Covid détenue par la Banque centrale européenne (BCE), les pouvoirs en place réfléchissent à son cantonnement dans un véhicule spécial à destination conjoncturelle qui l’isolera ainsi de la dette générale à tendance structurelle qui lui pré-existait (cf. Benjamin Lemoine : « Cantonner la dette ou l’aveuglement budgétaire », Libération, le 15 juin). Un signe que pour eux, la crise n’est que conjoncturelle et non pas structurelle comme la définit pourtant, dans ce journal du même jour, Benjamin Coriat passé du maoïsme à l’anthropocène et à la décroissance.

Les supputations vont en tout cas bon train… et les procès d’intention aussi, puisque le « cantonnement », au-delà de son aspect psychologique (faire baisser l’endettement structurel « vrai » autour de 100 % du PIB) peut aussi bien dire qu’il n’y aura pas nécessité absolue de le rembourser (il a aidé à sauver les besoins « essentiels »), que dire, qu’il sera d’autant plus urgent de rembourser l’endettement structurel (dont une partie pourrait concerner des besoins « non essentiels » sous-entendus des dépenses publiques à réduire). Des supputations très aléatoires dans la mesure où nombre de mesures et par exemple celle des indemnisations d’activité « non essentielles » et le versement continu du chômage partiel, entretiennent parmi la population l’idée de l’argent gratuit et qu’il y a des réserves de richesse cachées ou détournées. Il sera donc peu aisé, pour le pouvoir post-crise sanitaire, de tout à coup demander à cette même population de passer à la caisse pour rembourser d’une manière ou d’une autre. Supputations qui sont aussi contredites par différents projets post crise sanitaire, par exemple sur la baisse, le maintien ou l’augmentation des allocations chômage aux États-Unis et en France (cf. en France le report ponctuel ou sine die de la réforme de l’assurance chômage). Pourquoi ce changement, surtout aux États-Unis où l’idéologie dominante décline le fait qu’une allocation chômage détourne de l’emploi ou même en France où les économistes libéraux dénoncent une « préférence pour le chômage » ? Tout bonnement parce que dans la crise sanitaire actuelle, globalement, il n’y a plus de réserve d’emplois dans laquelle piocher6. Sans effort pour favoriser la demande, pas de reprise sauf à tout attendre de l’investissement public. Toutefois, on a du mal à y voir clair dans la mesure où tout ne va pas dans le même sens ; ainsi, en France la prime Macron ne sera pas reconduite une troisième fois (la première suite aux manifestations de Gilets jaunes, la seconde pour les salariés de première ligne), « Nous privilégions des dispositifs pérennes de partage de la valeur. D’ailleurs les syndicats préfèrent eux aussi des mécanismes pérennes ou des hausses des salaires, tandis que les entreprises sont partagées », explique-t-on à Bercy (Les Échos, le 15 décembre).

– On a parlé dans le relevé précédent des fusions bancaires à l’intérieur de chaque pays européen. Le processus se renforce. Fondamentalement, ces mouvements visent d’abord à redresser la rentabilité d’établissements fragilisés par la crise dans des marchés encore peu concentrés. Mis sous pression par une avalanche de provisions pour pertes de crédit et la certitude que les taux vont rester bas à moyen terme et rogner durablement leurs marges, ils cherchent des moyens de réduire leurs coûts. Mais ces mouvements interviennent aussi dans un contexte particulier, à savoir le retour des banques comme bras armé du politique. En distribuant des prêts garantis par l’État (PGE) aux entreprises frappées par la crise, elles ont retrouvé la confiance des États qu’elles avaient perdue durant la crise financière de 2008 et sont devenues des courroies de transmission des politiques publiques. Chacun agit dans le cadre de son intérêt bien compris. Tout en apportant sa garantie, l’État peut se reposer sur un système bancaire qui, en Europe, assure encore le gros du financement de l’économie. Il en va de même pour la Banque centrale européenne (BCE), dont la politique repose aussi en partie sur les banques. De leurs côtés, ces dernières profitent indirectement de ces dispositifs, qui préservent (pour le moment) leurs propres clients de la faillite, aux frais du contribuable. Cette interdépendance rend les banques encore plus stratégiques pour les États. Comment imaginer dans ce contexte un fleuron bancaire italien ou français se faire avaler par un étranger, alors même que ce genre d’opérations était déjà ultrasensible avant ? (Les Échos, le 17 décembre).

L’ironie de l’histoire, c’est qu’après la crise financière, les autorités n’ont eu de cesse de desserrer le lien entre banques et États, pour s’assurer que l’un n’entraîne l’autre dans sa chute. La crise sanitaire est en train de le reconstituer (NDLR). Et bien évidemment il s’est resserré aussi au niveau du lien Banques centrales-États en contradiction avec l’objectif libéral d’indépendance des banques centrales. Plusieurs économistes7 ont souligné ce risque d’intervention des banques centrales qui signe la fin (provisoire ?) de la discipline budgétaire sur laquelle repose l’équilibre du financement global. Cet équilibre a par exemple été rompu partiellement pendant les quinze premiers jours de mars quand, suite à la crise sanitaire, les entreprises zombies américaines et même de grandes entreprises surendettées dans le secteur de l’énergie et par exemple du gaz de schistes ou Boeing, ont eu une énorme demande de cash qui a entraîné par ricochet une vente imprévue et hors de proportion de bons du Trésor américain pour faire face aux retraits de fonds à destination de ces entreprises8. Une course à la liquidité qui a produit un ébranlement de confiance par rapport au statut de réserve de valeur que représentent justement ces bons du Trésor. À partir du 16 mars, la FED a dû racheter massivement des bons pour calmer le jeu.

Mais le problème reste celui de la dette privée, devenue assez incontrôlable depuis que les règles de Bâle III post-crise financière de 2008 ont imposé des restrictions de prêt aux banques commerciales. Toute une part de crédit privé s’est alors développé auprès d’autres types de sociétés financières moins contrôlées que les banques traditionnelles.

– Le programme de prêts aux entreprises a permis de sauver l’équivalent d’environ 2 millions d’emplois à temps plein aux États-Unis. Mais il s’est montré impuissant face à la vague de faillites qui a touché les PME à travers le pays. Ce sont des centaines de milliers de commerces qui ont dû mettre la clé sous la porte. Et une nouvelle vague, touchant des entreprises plus importantes, pourrait frapper en 2021. Le programme est venu en aide à 5,2 millions d’entreprises. Mais, selon la Small Business Administration (SBA), l’agence fédérale qui a géré le programme, la moitié des 522 milliards de dollars distribués l’a été à 5 % des bénéficiaires seulement. Ce sont les grandes entreprises, disposant de services juridiques rodés, qui ont été les premières à en tirer profit (Les Échos, le 22 décembre).

Mondialisation/globalisation

– La crise sanitaire a permis aux Occidentaux de prendre conscience de l’interdépendance des économies et donc d’une certaine fragilité des chaînes de valeur avec la pénurie de masques, de respirateurs et les ruptures d’approvisionnement de certains médicaments. Pourtant, à y regarder de plus près, l’économie française est assez peu dépendante d’importations étrangères posant problème. C’est ce que montre une étude du Trésor publiée jeudi 17 décembre. Elle estime que « les vulnérabilités des importations de la France semblent limitées ». Le problème de la vulnérabilité de l’économie française se pose d’abord quand les importations d’un produit proviennent de pays qui n’appartiennent pas à l’Union européenne (UE). Et ensuite, la question est de savoir si l’approvisionnement de ces produits importés de pays extra-européens est concentré dans un seul pays. Enfin, il faut définir s’il existe une alternative au sein de l’UE à ces importations. Sur environ 5 000 types de produits importés étudiés, seuls 121 proviennent de pays hors UE et sont des biens dont l’approvisionnement est très concentré dans un pays étranger non-européen. Il s’agit de produits chimiques et pharmaceutiques tels que certains antibiotiques, des produits métallurgiques, dont certaines terres rares, et des biens d’équipement comme les accumulateurs et des machines-outils spécifiques, mais pour à peu près un tiers d’entre eux, la Chine est le plus souvent le premier fournisseur de ces produits. La dépendance est donc réelle mais elle n’est pas si importante puisque, souvent, il existe des alternatives à la production chinoise. Seulement 12 produits dont la fabrication au niveau mondial est concentrée sur un petit nombre de pays producteurs, souvent la Chine, présentent « un risque élevé de pénurie en cas de choc », selon le Trésor. Il s’agit de lampes LED, de couvertures en fibre synthétique ou de simulateurs de vol. Et « les importations de la France depuis les pays tiers sont moins vulnérables que celles de ses voisins européens », soulignent les économistes du Trésor. « Quand on regarde les consommations intermédiaires (c’est-à-dire les différentes composantes d’un produit fini, NDLR), on se rend compte que les importations chinoises ont été multipliées par dix depuis 1995. Mais dans l’absolu, notre dépendance reste très faible » (Les Échos, le 18 décembre). « Les entreprises ont compris qu’elles ne doivent pas dépendre d’un fournisseur. Et donc elles ont déjà commencé à diversifier leurs approvisionnements, explique Lionel Fontagné, professeur à l’université Paris-I. Les relocalisations ont lieu au niveau régional, dans les pays d’Europe de l’Est, par exemple. Il n’y a plus d’approfondissement des chaînes de valeur mondiales depuis 2008 mais une re-régionalisation du commerce international. » (ibid.). En fait, beaucoup d’économistes pensent qu’il n’y aura de relocalisation et de réindustrialisation que si la France redevient compétitive. Cela ne dépendra pas tant du coût du travail que de la productivité. Et pour cela, il faut que la production soit basée sur de nouvelles technologies et in fine sur une nouvelle manière de produire. C’est possible dans certains secteurs. Mais, comme le dit David Thesmar, professeur au Massachusetts Institute of Technology, à Boston, « dans ce cas, il y a fort à parier que la production passe par la robotisation. Donc les emplois industriels nouvellement créés seront peu nombreux » (ibidem). Pour P. Artus (Le Monde, le 20 décembre), la crise sanitaire a dévoilé un peu plus les impasses d’une croissance faible fondée sur la satisfaction des consommateurs par la baisse des prix, cette dernière elle-même permise par les délocalisations9, le développement des plateformes, l’augmentation des travailleurs pauvres et des inégalités, l’énergie à bas prix. Quitter ce modèle entraînerait une hausse des prix qui ne pourrait être supportée par ces mêmes travailleurs pauvres et précaires d’où la nécessité de passer d’un soutien aux consommateurs à un soutien aux bas salaires. Bref, le retour à une relance par la demande plus que par l’offre, ce qui n’a rien d’étonnant vu le contexte, sauf le fait que ce soit aujourd’hui un libéral comme Artus qui le préconise !

– Une seconde délocalisation interne aux États-Unis ? Après avoir connu le transfert de son centre industriel traditionnel du Nord-est vers la « ceinture dorée » du Sud-est, la crise sanitaire va-t-elle avoir raison de la Silicon Valley ? La généralisation du travail à distance et l’importance apportée au cadre de vie ont rendu la concurrence géographique plus aiguë entre les États américains. Cela fait des années que les experts brandissent la menace d’un déclin de la Californie ; or, en l’espace de quelques semaines, plusieurs entreprises ont déménagé leur siège et de nombreux grands patrons se sont installés ailleurs. À commencer par Elon Musk, le fondateur de Tesla qui a révélé qu’il résidait désormais au Texas, un État qui, comme la Floride, ne collecte pas d’impôt sur le revenu. En effet, la fiscalité est souvent mise en avant pour expliquer ces déménagements (Les Échos, le 23 décembre).

– Les politiques palabrent, le rouleau compresseur passe : alors que ces derniers mois, il est apparu clairement que le texte gouvernemental se traduisait par une exclusion de facto de Huawei du marché français de la 5G, la question était alors de savoir si le projet d’usine européenne entre Strasbourg et Haguenau ne déménagerait pas en Allemagne puisque Berlin s’est montré un peu plus ouvert que les autres capitales de l’UE sur la question Huawei. Le groupe chinois n’a finalement pas tenu compte de ces atermoiements politiques. Faisant le pari du long terme, il double la mise en France. Après avoir ouvert un sixième centre de recherche à Paris à l’automne, il a encore prévu d’inaugurer trois boutiques en région parisienne (Les Échos, le 18 décembre).

– Même cause effets contraires : alors que la crise sanitaire a accentué le poids des plateformes et donc aussi celui des plateformes chinoises, grande distribution et production de luxe en ont tiré des conclusions différentes. Nous avions parlé dans le « Relevé » précédent du départ d’Auchan de Chine (après celui antérieur de Carrefour) pour ne pas passer sous les fourches caudines d’Alibaba et bien Kering et l’une de ses marques, Gucci n’a finalement pas pu résister à la caverne mirifique d’Alibaba. Kering a annoncé avoir noué une alliance avec la plus grande plateforme d’e-commerce en Chine. Les portails d’e-commerce chinois ont pleinement participé à la hausse de 48 % des ventes du luxe en Chine — le seul marché à boucler l’année en croissance (Les Échos, le 21 décembre).

Anticipations post-Covid

– La victoire aux urnes pour le rival démocrate de Trump pourrait bien annoncer le retour à une mondialisation fondée sur des règles communes comme « mode par défaut » des rapports économiques internationaux. Mais là s’arrêtera sa ressemblance avec la mondialisation des années 1990. Car même si Washington renoue avec ses engagements précédents en faveur d’un ordre fondé sur des règles communes, les conflits autour de la définition de ces règles sont voués à se durcir. Tant la guerre commerciale de Trump que les réactions immédiates face à la pandémie du Covid -19 ont trait à la relocalisation de la production. Or, dans la période post-Trump, l’enjeu de la lutte ne sera plus le site de la production, mais la manière de la réaliser. Bienvenu dans le nouveau monde de la politique commerciale ! Il s’agira encore de doper les échanges, mais désormais au service d’un renforcement de la puissance réglementaire des trois blocs qui fixent les règles : États-Unis, Union européenne et Chine. Les signes de cette mutation sont déjà abondants. La nouvelle version de l’ALENA pose comme condition préalable à l’accès préférentiel du Mexique à la chaîne d’approvisionnement des constructeurs automobiles l’augmentation des salaires dans les usines mexicaines du secteur. Même chose en ce qui concerne l’accord commercial de l’UE avec les pays du Mercosur, qui impose des obligations dans des domaines allant du bien-être des animaux au respect de l’Accord de Paris sur le climat. Le Cambodge s’est aussi vu retirer une partie de son accès préférentiel au marché européen au motif de ses violations des droits de l’homme. Enfin, la nouvelle route de la soie développée par Pékin vise à enchâsser nombre de pays dans les réseaux commerciaux et financiers chinois. Comme le montrent ces exemples, ce sont les économies de taille modeste qui trinquent lorsque les grands blocs commerciaux insistent sur la conformité avec leurs normes à eux. Les pays émergents n’ont guère d’autre choix que de céder aux exigences des marchés les plus gros du monde. Même des économies nationales relativement importantes peuvent faire les frais de cette tendance. Il n’est que de penser aux illusions du Royaume-Uni sur sa capacité à entretenir des rapports commerciaux forts avec l’UE et les États-Unis en même temps… tout en ayant les mains libres pour fixer toutes les règles qui lui conviennent.

La nouveauté dans tout cela est que des pays se trouvent de plus en plus contraints de mettre des secteurs entiers en conformité avec les exigences d’un des grands blocs. Autrefois, lorsque les matières premières et les biens industriels finis constituaient l’essentiel des échanges, les exportateurs n’avaient pas de mal à moduler leur production selon le marché international visé. Mais aujourd’hui, et pour de multiples raisons, les règles s’appliquent de plus en plus à l’ensemble du procès de production. C’est le cas non seulement traditionnel des échanges industriels, mais aussi celui du commerce croissant de services qui se nichent même désormais dans des produits aussi matériels que la voiture bourrée d’informatique. Cela fait que les trois grands blocs ont bien intérêt à s’assurer que leurs règles à eux triompheront. Les pays du monde ont été sommés de choisir leur camp sous Trump, ils le seront tout autant après son départ. Même dans le domaine où le retour au bercail des États-Unis sera le plus chaleureusement accueilli, on assistera à une remontée des tensions. Certes, un gouvernement Biden souscrirait à nouveau à l’Accord de Paris et pourrait entamer à l’intérieur du pays une politique ambitieuse de lutte contre le changement climatique. Biden promet déjà une taxe carbone sur les importations en provenance de pays accusés de « tricher sur leurs engagements en matière de climat » et l’UE a l’intention de faire de même. Mais une politique consistant à faire la paix avec l’Europe risque de conduire à l’affrontement avec la Chine. Elle ouvrirait la voie à un Occident réunifié qui formerait dès lors un « club anti-carbone » qui sommerait Pékin de réduire ses émissions, sous peine de perdre son accès aux marchés occidentaux. On aurait d’ailleurs tort d’y voir du protectionnisme. Il s’agit plutôt d’une mondialisation plus profonde dans laquelle l’activité économique transnationale s’accompagnerait de règles non moins transnationales pour la régir. Cette re-réglementation des flux transnationaux est une réponse naturelle et, potentiellement saine à l’erreur précédente qui consistait à confondre mondialisation et déréglementation.

On peut imaginer plusieurs issues possibles aux batailles réglementaires qui se dessinent actuellement.

La première serait l’harmonisation des politiques commerciales : les pays se mettraient d’accord sur des règles à peu près semblables. C’est le modèle qui sous-tend l’intégration économique européenne, mais qui a peu de chances de s’instaurer à l’échelle mondiale. La question du climat pourrait toutefois faire figure d’exception, étant donné qu’un club anti-carbone occidental — englobant la moitié de l’économie mondiale — pourrait atteindre la puissance de feu économique requise pour contraindre les autres à s’y plier. Une possibilité, en tout cas à court terme, le projet de débloquer 500 milliards de dollars sous forme de DTS (droits de tirage spéciaux) par le FMI pour une aide mondiale ne devrait plus être bloqué puisque seuls Trump et Modi s’y opposaient. » (J. E. Stiglitz, prix Nobel d’économie, Les Échos, le 24 décembre).

Deuxième issue possible : chaque pays extérieur aux trois blocs finirait par s’intégrer plus fortement au bloc avec lequel il a déjà les liens économiques les plus serrés. Cela créerait un dilemme pour les pays liés à plus d’un bloc : imaginons l’Amérique latine obligée de choisir entre la Chine et les États-Unis, ou l’Afrique entre la Chine et l’Europe. Le dernier exemple en date est la semonce donnée par Washington au Brésil concernant Huawei, groupe chinois des télécommunications.

La troisième issue serait la fragmentation. Dans certains domaines, les normes des trois grands blocs commerciaux sont aujourd’hui irréconciliables et vont vraisemblablement le rester. Cela semble être le cas du traitement des données personnelles : l’Europe donne la priorité au consommateur plutôt qu’aux producteurs de contenu numérique, les États-Unis montrent une préférence pour le Big Tech et la Chine développe la surveillance étatique. Mais on pourrait aussi imaginer un dernier scénario plus optimiste qui verrait une large convergence sur les normes les plus exigeantes. Il existe un « effet Bruxelles » qui incite des pays à adopter des règles européennes du fait que, une fois que leurs entreprises seraient en conformité, d’autres marchés internationaux s’ouvriraient à elles. Comme l’a fait remarquer dans le New Yorker, Nate Persily, professeur de droit à l’université Stanford : « L’Europe est le seul régulateur effectif de la Silicon Valley. »

On a souvent dénoncé la mondialisation dans sa phase précédente pour avoir déclenché une course vers le bas. Dans la phase à venir, une lutte titanesque pour gagner la position dominante en matière de réglementation pourrait paradoxalement déboucher sur une course vers le haut (Martin Sandbu, Financial Times, le 21 août 2020, traduction de Larry C.).

– Aujourd’hui, on vit la troisième contraction du PIB la plus importante depuis 1900, selon la Deutsche Bank. Le gouvernement britannique envisage de prendre des participations dans des entreprises clés (et là, bonne chance à ceux qui espèrent encore toucher des dividendes) et de créer toute une série d’instruments financiers à faible rendement comme des obligations indexées à la croissance du PIB. De même, les taux d’intérêt resteront bas et les loyers pourraient baisser si des logements Airbnb étaient redéployés sur le marché à long terme et à des prix plus faibles. Pour finir, les impôts sur les revenus du capital vont sûrement augmenter. Selon un nouveau document de réflexion de la Réserve fédérale de San Francisco, l’analyse de quinze pandémies historiques en Europe (en remontant jusqu’au XIVe siècle) donne ceci : chute des taux d’intérêt au cours des vingt ans suivant la pandémie, et hausse des salaires réels pendant trente ans. D’après le document de la Fed (disponible en anglais) : « De fortes répercussions macroéconomiques [des pandémies étudiées] se prolongent pendant quarante ans environ, dont notamment une stagnation significative du retour réel sur investissement. En revanche, nous n’avons rien constaté de tel à la suite des conflits armés, bien au contraire. Cette différence s’explique vraisemblablement par la destruction de capitaux typique des guerres, mais pas des pandémies. Sur la base de données bien plus rares, nous avons par ailleurs noté une modeste augmentation des salaires à la suite des pandémies qui paraît logique, compte tenu des pénuries de main-d’œuvre et/ou de la tendance à épargner davantage qui sont parmi les conséquences de celles-ci. » (Financial Times, le 16 avril 2020).

 Et l’auteur de conclure que si, comme le laisse supposer le bilan historique, les taux d’intérêt réels restent durablement bas au lendemain de la pandémie actuelle, les gouvernements auront pas mal de marge de manœuvre budgétaire pour en atténuer les impacts. Une seule réserve cependant : la pyramide des âges aujourd’hui, qui n’est nullement comparable à celle observée au début de la Peste noire…

Temps critiques, le 28 décembre/2020

  1.  – C’est la preuve aussi que l’Allemagne a moins délocalisé que la France où l’exemple de l’automobile est caricatural. « Le déclin du secteur automobile a contribué à lui seul à plus de la moitié de la dégradation de 50 milliards d’euros du solde commercial français hors énergie entre 2003 et 2019 », rappelle un rapport publié par France Stratégie (Les Échos, le 15 décembre). Alors que Macron veut 1M de voitures électriques produites en France en 2025, sauf pour la Zoé de Flins, les deux entreprises françaises produisent celles-ci à l’étranger. D’autant qu’avec les généreuses primes à l’achat sur les véhicules électrifiés, le gouvernement subventionne les importations. » d’après B. Jullien, maître de conférences à l’université de Bordeaux et spécialiste des questions liées à l’automobile. []
  2.  – Une séduction durable ce qui n’est pas le cas de toutes les jeunes pousses industrielles comme le montre a contrario l’exemple des rapports entre Ford et Nikola Motor le fabriquant de camions électriques pourtant sur le modèle de Tesla. []
  3.  – Comme le marché de la voiture électrique a commencé à faire ses preuves cette année, pour les nouveaux venus, cela se traduira par de la croissance nette, alors que les constructeurs « old school » devront aussi gérer le poids du passé. []
  4.  – Ce n’est pas grand chose en comparaison des secousses brutales qui ont eu lieu après la crise financière de 2008, lorsque le taux de change du dollar a fluctué entre 0,63 et 0,93 par rapport à l’euro, et entre 90 et 123 par rapport au yen. La réaction modérée des taux de change face à la pandémie est l’une des grandes énigmes macroéconomiques du moment. Il y a une incohérence fondamentale sur le long terme entre la croissance continue de la dette des États-Unis sur les marchés mondiaux et la baisse continue de leur production dans l’économie mondiale. Un problème analogue a conduit à l’effondrement du système d’après-guerre (Bretton Woods) de taux de change fixes au début des années 70. Une explication possible de la relative stabilité malgré la crise sanitaire est que le fait que les taux d’intérêt soient gelés et sans doute pour longtemps encore diminue l’incertitude (Kenneth Rogoff, ex-économiste en chef du FMI, in Les Échos, le 3 décembre). []
  5.  – Toutefois, au niveau plus général, en dix ans, la vente en ligne a permis la création de 32 000 emplois dans le commerce de gros, mais a détruit 114 000 emplois dans le petit commerce (Le Monde, le 4 décembre). « En théorie, la vente en ligne détruirait des emplois dans les magasins physiques mais en créerait en amont et en aval de l’acte d’achat, par exemple dans le commerce de gros ou la livraison, expliquent les auteurs, citant le concept de “destruction créatrice” théorisée par l’économiste Joseph Schumpeter. Mais au total, il semblerait que le secteur arrive à opérer avec globalement moins de ressources. ». Aux États-Unis, l’assureur Euler Hermes pointait en juillet 670 000 destructions d’emplois dans le commerce physique depuis 2008 et en prévoyait 500 000 de plus d’ici à 2025. En avril 2019, une étude de la banque UBS anticipait, elle, 75 000 fermetures de commerces américains d’ici à 2026, si la part de l’e-commerce passait de 16 à 25 % (elle est de 10 % en France, ibid.). []
  6.  – Sur les États-Unis, cf. Ioanna Marinescu, université de Pennsylvanie : https://papers.ssrn.com/sol3/ papers.cfm?abstract_id=3664265 où il est montré que malgré la forte augmentation des allocations, les demandes étaient restées bien supérieures aux offres alors qu’elles auraient dû baisser si on avait constaté l’existence d’une « préférence pour le chômage ». Finalement, l’assurance chômage n’a plus que la vertu de lutter contre les inégalités. Aux États-Unis, pendant la crise sanitaire, ce sont les salariés à revenus modestes et dans des secteurs comme la restauration, qui ont perdu le plus d’emplois. L’augmentation des allocations chômage de 600 dollars par semaine pour tout le monde a bénéficié de manière plus que proportionnelle aux chômeurs à bas revenus, et a donc joué un rôle très important pour limiter la croissance des inégalités aux États-Unis pendant la crise du Covid -19 (cf. http://ftp.iza.org/dp13643.pdf, Marinescu, Libération, le 15 décembre). []
  7.  – Cf. Michel Aglietta et Sabrina Khanniche : « La vulnérabilité du capitalisme financiarisé face au coronavirus », La lettre du CEPII, no 407, avril 2020. []
  8.  – Il faut savoir qu’en temps de baisse des cours, les bons du Trésor correspondent à un choix de la « qualité » et normalement cela conduit à des achats de bons, alors que là s’est produit le processus inverse du fait de la préférence pour la liquidité (le choix de la quantité). []
  9.  – On estime que l’augmentation des importations en provenance de Chine entre 1995 et 2007 a détruit environ 100 000 emplois en France, des pertes concentrées géographiquement, tandis qu’elle a amélioré le pouvoir d’achat annuel de chaque ménage de 1 000 euros, des gains répartis sur toute la distribution des revenus, donc une diffusion certes, mais sûrement très inégalitaire et dont le sens est difficile à appréhender (Isabelle Méjean, professeure d’économie à l’école polytechnique, Le Monde, le 20 décembre). Si ces problèmes sont réels, on oublie parfois que, pour l’économie française, la mondialisation se joue avant tout à l’échelle européenne. Environ 60 % des échanges de la France avec le reste du monde se font à l’intérieur de l’Union européenne (UE), quand les biens en provenance d’Asie représentent 15 % des importations françaises. Les pénuries de masques ou de paracétamol ont focalisé l’attention, tandis que la prépondérance européenne sur le matériel médical ou d’autres types de médicaments était ignorée. L’UE est le premier exportateur mondial d’une cinquantaine des 90 produits identifiés comme stratégiques dans la gestion de la crise sanitaire par l’OMC. Cela ne signifie pas que l’UE est autosuffisante, mais que les investissements nécessaires pour atteindre la souveraineté dans des secteurs aujourd’hui jugés stratégiques ne concernent qu’un nombre limité de produits (ibid.). []

État et manifestations contre la loi sécurité globale

Sur les tendances émeutistes des manifestations

Les manifestations récentes contre l’article 24 de la loi sur la sécurité globale et en réaction, entre autres, à l’agression policière contre Michel Zecler, montrent que celles-ci ne font plus médiation en tant qu’expression d’un antagonisme entre pouvoir et forces sociales/politiques, comme le faisaient auparavant celles qui étaient convoquées par les organisations ouvrières traditionnelles. En effet, elles mêlaient étroitement et adroitement les manifestations catégorielles, de la manifestation des intermittents à la manifestation des infirmières, en passant par celle des enseignants, avec les manifestations plus unitaires et plus politiques comme celles sur la loi-travail et contre la réforme des retraites. Les différences de revendications et les différentes conceptions de l’expression des antagonismes ou plus modestement de la conflictualité capital/travail s’avéraient secondaires tant que la transmission des mécontentements s’y opéraient. C’est la taille de la manifestation qui déterminait sa réussite ou son échec encore davantage que le taux de grévistes sensiblement en baisse au fil des années, à tel point que leur horaire de départ (souvent vers 11 h-11 h 30) était de plus en plus déterminé syndicalement par la possibilité de rameuter du monde à la pause déjeuner pour faire nombre même sans faire grève, pour faire une démonstration de force même si elle en restait au stade de la démonstration.

Or, aujourd’hui, nous n’en sommes plus là. Ce n’est plus le service d’ordre syndical qui quadrille la manifestation, mais les forces de l’ordre dans un espace lui-même déterminé en fonction de ses finalités particulières au sein du dispositif urbain qui s’est imposé dans la société capitalisée. Un dispositif qui, comme dans le monde du travail privilégie la fluidité et la circulation et la rue est vue par l’État comme un lieu où l’individu se doit de n’être qu’un passant parmi d’autres, un explorateur du patrimoine, un consommateur dans de longues avenues emblématiques de la consommation et de la distinction comme les Champs-Élysées ou des établissements dans le goût de l’Hôtel Dieu transformé en temple du capitalisme. Toute autre attitude, et qui plus est collective, nous plonge dans une confrontation avec l’État comme les multiples manifestations de Gilets jaunes l’ont prouvé à partir du moment où elles ont affirmé en actes le fait qu’il n’y avait pas pour elles de zone interdite. Évidemment au quotidien cela ne se voit pas ou peu, car la fluidité et la circulation urbaine sont routinisées et que c’est seulement la rupture, pour une raison ou une autre, de cette routinisation qui produit un choc parce que, tout à coup, comme sur les ronds-points, on assiste à un détournement de la fonction codée qui s’avère intolérable non seulement pour les autorités qui déterminent les codes, mais aussi pour toutes les personnes qui travaillent et vivent de cette structuration de l’espace et qui se retrouvent impactés par le détournement1.

Si autant du côté des syndicats que du gouvernement on continue à compter le nombre de manifestants, pour ce dernier, il s’agit surtout de rendre compatible la manifestation avec l’objectif de la préservation des lieux marchands. À cet aune, c’est donc la place qu’occupe la manifestation dans les rapports de force politiques qui doit être revue.

Il est de plus en plus clair que les manifestants ne sont plus tolérés que dans un plan de circulation qui les exclut des lieux historiques de manifestation, des lieux de pouvoir et des zones de centre-ville comme si finalement la mobilité des manifestations n’étaient encore tolérée que comme un moment particulier du passage où simplement, le passant individuel devient passant collectif. Avec les arrêtés interdisant les manifestations en centre-ville à Lyon et dans bien d’autres villes on peut dire que le message est clair. Et dans un contexte sinistré de crise sanitaire, encore plus aujourd’hui qu’hier, nulle perturbation ne doit mettre en péril une activité économique et commerciale en souffrance. À Lyon, par exemple, les barrages à chaque intersection en direction de l’hyper-centre et sur les ponts de la Presqu’île, appliquent cet objectif. C’est alors chaque manifestant faisant un pas de côté par rapport à ce rôle passif de passant collectif, en devenant d’une manière ou d’une autre un activiste, qui devient alors porteur d’une possible résistance à la société capitalisée.

Depuis les grandes manifestations contre la loi-travail et jusqu’au mouvement des Gilets jaunes, une nouvelle structuration des manifestations s’est mise en place du fait du déclin syndical et de son incapacité à encadrer les manifestations ; du fait, complémentaire et en interaction, que de plus en plus de manifestants combatifs ne se reconnaissent plus sous aucun drapeau au sens propre comme figuré. Plus sous la banderole de leur entreprise ou administration, mais plus non plus sous les drapeaux des organisations gauchistes et anarchistes. La nouvelle structuration s’est alors établie sous la forme d’un cortège de tête qui ne représentait pas l’ordre habituel des défilés, le plus souvent déterminé en fonction du poids des organisations ouvrières (donc le plus souvent la CGT en tête). Le « rendu » était alors celui d’un cortège de tête regroupant les Gilets, les antifas parfois, les salariés les plus à la pointe des luttes du moment et ne se contentant pas de l’étiquette syndicale (cheminots, infirmières) et tout un chacun qui s’identifiait à une portion de manifestation « activiste » plus que passive. Sans autre représentativité que sa propre présence, il entretient un rapport ambigu avec une fraction peu importante numériquement opérant sur le modèle black block. Cette fraction initie son propre « défilé » au cœur de cortèges de tête qui ne leur appartiennent pourtant pas en propre et cela peut parfois apparaître, de ce fait, comme une sorte de coup de force sur la manifestation, alors qu’ils pensent sans doute tout cela naturel parce qu’ils s’en croient l’avant-garde. Un coup de force à vocation émeutière, mais sans les moyens et la force de son volontarisme exacerbé. Mais malgré toutes ces limites c’était encore dans un contexte et surtout un rapport de force où les cortèges pouvaient tenter de faire corps, de contenir ensemble syndicalistes et toutes les gauches même la plus insurrectionniste.

Aujourd’hui c’est le « cortège de tête » comme entité abstraite existant en soi et pour-soi, complètement composite (Gilets jaunes, féministes, teufeurs, BB, antifas, badauds, etc.) qui donne la mesure, sans plus aucunement se préoccuper de ce qui peut se passer à l’arrière comme par exemple le samedi 28 novembre où le gros de la manifestation est resté bloqué deux heures à son point de départ parce que la CGT, refusant de suivre un cortège de tête livré à lui-même, a décidé de bloquer sa progression au niveau de la préfecture où elle avait de toute façon prévu une prise de paroles sur les centres de rétention.

Pourtant le cortège de tête n’est pas complètement artificiel et d’ailleurs nous y participons, mais il n’est plus représentatif du rapport de force que produirait un mouvement dans sa lutte. Il ne manifeste plus qu’en creux, le fait que rien n’est réglé de ce qui a fait les luttes précédentes, mais le rapport de force s’est inversé. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement quand les manifestants disent s’opposer à l’article 24 au nom de la liberté d’expression et ne pas s’opposer aux mesures tout aussi antidémocratiques qui sont prises au nom de la lutte contre la crise sanitaire ? Le but du cortège de tête n’est pas franchement établi et d’ailleurs la diversité des panneaux individuels signale bien cette hétérogénéité même et on pourrait dire surtout, à l’intérieur du cortège de tête ; mais faute de mieux tout le monde espère au moins un petit affrontement pour marquer le coup et ne pas rentrer bredouille, car rien de pire pour le moral d’un « radical » que d’avoir le sentiment d’avoir fait une manifestation pour rien. Un but vague disions-nous au point où les slogans les plus limités et inconsistants2 fleurissent et peuvent être repris en cœur comme le samedi 5 décembre par les antifas : « Darmanin démission » !

Ce cortège de tête qui s’effrite et se délite au fur et à mesure du trajet n’a alors plus l’intensité produite par la simple densité extrême du cortège compact de départ qui en lui-même donne de la force et porte une force potentielle. Ceux qui avancent sont rattrapés par d’autres qui leur disent de reculer ou d’attendre le gros des « troupes », le temps de latence produit par la rupture objective de la manifestation que, contrairement à Paris, la police n’a même pas besoin de scinder puisqu’elle se scinde elle-même, fait que la moindre rue perpendiculaire est alors utilisée par ce qui reste du cortège de tête comme lieu d’escarmouchesavec les forces de l’ordre dès qu’elles montrent le bout de leur nez cagoulé. On ne saurait dire à l’heure actuelle si c’est un nouveau rituel, mais du côté des manifestants la simulation émeutière est assez évidente. Elle se matérialise par la présence relativement importante de présumés black blocs qui, dans ce contexte de mise en cause des violences policières, ont tendance alors à se conduire bande contre bande en ciblant particulièrement les membres de la BAC pendant que les gentils accompagnateurs crient ACAB (All Cops Are Bastards). Des manifestants font du surplace et assistent à la chose tandis que d’autres avancent malgré tout en prenant de fait leur distance par peur ou indifférence ; mais tout le monde s’accommode des invectives et jets de projectiles malgré le peu de force de l’ordre à se mettre sous la dent. D’où un côté un peu surfait de tout cela, même quand il en ressort une certaine fierté de faire reculer 20 bacqueux sous un déluge de projectiles à la Fosse aux Ours. Tout se passe dans ce no man’s land où il n’y a pourtant rien à conquérir et en dehors de tout intérêt pour ce qu’il serait une attaque du « temple du capitalisme » qu’est devenu, l’ancien Hôtel-Dieu qu’il nous est aujourd’hui interdit d’approcher alors qu’il a moins d’un an il était bombardé de peintures et projectiles. Pourtant, les forces de l’ordre sont maintenant clairement dans la retenue ; les consignes sont maintenant de ne pas faire de « bavure », de se prémunir contre de nouvelles remontrances du gouvernement et des médias. Quand les forces de l’ordre interviennent, à la fin de ces manifestations qui n’en finissent pas de ne pas finir, c’est pour le repousser de façon complémentent théâtrale les résistants de la dernière heure, par exemple en avançant en ligne de face et en tapant sur leur bouclier avant de laisser faire le sale boulot à une BAC qui a attendu la tombée de la nuit qu’il n’y ait plus de journalistes… pour se livrer à sa basse besogne. D’où des blessés prévisibles mais invisibles comme le samedi 5 décembre (selon les street medics : au moins 3 blessés par des tirs de LBD à Lyon et trois personnes tabassées puis embarquées à la tombée de la nuit à l’angle de la rue Émile Zola et de la place Bellecour).

Le cortège de tête reste dans sa fixation d’une opposition à la police qui ne lui laisse aucune échappatoire surtout dans un rapport de force, nous l’avons déjà dit, devenu beaucoup plus défavorable que ces deux dernières années.

La Gauche pendant ce temps tente de récupérer de la crédibilité, déclaration de parcours après déclaration de parcours. Pour elle l’essentiel est que le cortège puisse se former et d’ailleurs cette position est reprise par certains Gilets jaunes organisés, mais qui sont en fait devenus ses supplétifs. En effet, ils se mettent aujourd’hui à signer au bas de n’importe quel appel ou collectif d’organisations, ce qu’on avait toujours refusé pendant le mouvement. Pour ses « résilients », la défaite non assumée les renvoie directement vers une convergence sans issue avec des organisations croupions qui se serrent d’autant plus les coudes que chacune séparément ne représente à peu près plus rien et se retrouve incapable d’appeler toute seule. Cette situation fait que ces manifestations demeurent, pour le moment, amarrées à un cap de « contestation légitime » des violences policières et leurs organisateurs seront sans doute prêts à accepter l’hypothèse de manifestations immobiles si cette idée déjà utilisée dans les faits à l’étranger passait tout à coup dans la tête du pouvoir en France.

Quelques participants aux manifestations à Lyon, le 15 décembre 2020

  1. Ainsi, on a pu voir à Lyon quelques commerçants indépendants du centre-ville assister et participer aux premières assemblées des Gilets, mais qui chaque fois que se décidait le trajet, posait la question : mais pourquoi dans le centre, pourquoi rue de la République comme si nous étions nous les ennemis. Au bout de deux ou trois AG, ils ne sont bien sûr plus revenus. Dans une situation, disons non insurrectionnelle, même si très troublée, il n’y avait tout simplement pas de solution et deux mois après nous vîmes apparaître des affichages sur tous les commerces indépendants, y compris les plus petits et les plus marginaux pour interdire les manifestations en centre-ville les samedis. []
  2. Quand on pense que les gauchistes et autres antifas critiquaient le côté non politique et non explicitement anticapitaliste des Gilets jaunes parce qu’ils voulaient simplement « Allez les chercher chez eux » ! C’est pourtant sûr que, quant à faire dans l’infra-politique, cela avait quand même une autre gueule. []

Relevé de notes sur la crise sanitaire (XIV)

Relevé de notes sur la crise sanitaire (XIV)

État et pandémies

Le caractère exceptionnel de cette crise n’est pas l’épidémie elle-même : il y en a eu d’autres, de grande ampleur, comme la grippe asiatique de 1957-1958 ou la grippe de Hong Kong en 1968-1969. Tous les hôpitaux étaient saturés, plus de 1 million de personnes sont mortes dans le monde et pourtant les journaux en ont très peu parlé le plus souvent en minimisant la gravité de la maladie. Ce qui est exceptionnel, c’est que, cette fois, les pouvoirs en place ont considéré que le sanitaire devait l’emporter sur tout le reste et cela dans pratiquement tous les pays du monde. Le caractère extrêmement brutal de l’épidémie a pris tout le monde de cours et les gouvernements ont quasi tous fait le même choix, en confinant leur population pour sauver des hôpitaux eux-mêmes victimes des politiques budgétaires antérieures et permettre la prise en charge de tous les patients.

Cette pandémie représente un moment de vérité pour l’État : en testant sa capacité à instaurer l’état d’urgence sanitaire, elle révèle sa capacité à la souveraineté, alors même que sa légitimité a pu être fortement ébranlée dans certains pays comme en France avec le mouvement des Gilets jaunes puis les manifestations contre la réforme des retraites, en Espagne avec la crise indépendantiste en Catalogne et en Italie avec l’ébranlement de l’ensemble des institutions, à Hong Kong aussi.

La gestion du Covid marque une prédominance de l’intervention autoritaire de l’État, même si elle n’est pas automatiquement associée à la nation, bien que les premières déclarations de Macron sur « la guerre au virus » furent tenues sur un ton césarien et que le pouvoir est allé jusqu’à s’appuyer sur un « Conseil de défense ». On peut dire que derrière cette priorité (à retardement) donnée à la santé, il y a la nécessité d’une affirmation résolue des pouvoirs en place, mais qui doit conserver les apparences d’une politique éthique.

Inégalités

La crise sanitaire est l’occasion, pour la presse, de se replonger dans la question des inégalités créées par les nouvelles mesures prises par les pouvoirs en place, ce qui est plus simple que d’aller aux racines de la domination du capitalisme. Ainsi, pour ce qui est de la fiscalité verte et alors que le mouvement des Gilets jaunes avait déjà posé la question des taxations énergétiques, l’impact de la fiscalité dite verte semble renforcer les inégalités. En effet, en valeur relative, cela nécessite un effort budgétaire bien plus important pour les ménages modestes : la fiscalité énergétique représente 4,5 % du revenu total des 20 % des ménages les plus modestes, trois fois plus que pour les 20 % de ménages les plus riches (1,3 % de leurs revenus). Pour la classe moyenne (le troisième quintile1 ), le poids est encore deux fois supérieur (2,5 % des revenus) à l’effort demandé aux plus aisés.

Les revenus ne sont pas le seul facteur d’inégalités des taxes vertes. Ainsi, les ménages vivant dans une commune rurale doivent payer en moyenne 1.160 euros par an de fiscalité énergétique, alors que ceux habitant Paris et sa zone urbaine ont droit à une facture bien moins élevée, à 665 euros. Le rapport gouvernemental montre que cette fiscalité représente en moyenne 2,8 % des revenus des ménages habitant dans une commune rurale, contre 1,3 % pour ceux habitant la région parisienne (Les Échos, le 28 octobre 2020, d’après un rapport pour le projet de loi de finances de 2021). Plus généralement les ministres des Finances des 37 pays de l’OCDE doivent se réunir pour discuter des conditions d’une croissance plus « inclusive » rendue encore plus nécessaire par la crise sanitaire. Des phrases comme « Personne ne doit être laissé de côté. Les inégalités détruisent notre contrat social et, à terme, menacent nos démocraties » et « taxer les grandes industries technologiques », « nous avons besoin d’une base fiscale adéquate » ont été prononcées, ce qui marque une intention de changement de cap par rapport aux trente dernières années (ibid.).

En Angleterre, la carte de l’épidémie reproduit, en risquant de l’accentuer, une persistante division socio-économique entre le nord et le sud de l’Angleterre. Le nord, environ 15 millions d’habitants, de Blackpool à Newcastle en passant par Liverpool, Leeds ou Hull, vit encore avec les traumatismes de la désindustrialisation brutale des années Thatcher, notamment la grève des mineurs de 1984-1985, très suivie dans le Nottinghamshire (centre-nord) et le Yorkshire (nord-est), mais cassée par le pouvoir conservateur. Les mines et les filatures ont fermé sans plans de reconversion pour des dizaines de milliers d’Anglais mis brusquement au chômage. Ces régions ne s’en sont toujours pas vraiment remises, accumulant un retard d’investissements et de croissance, encore aggravé par une dizaine d’années d’austérité conservatrice, à partir de 2008. Moindre accès aux soins de santé, aux transports en commun, à des emplois de qualité, espérance de vie réduite (71,9 ans en 2018 pour un homme vivant à Richmond, au sud de Londres, contre 53,3 ans à Blackpool, au nord-est, selon l’Institut national des statistiques)… Londres, 9 millions d’habitants, génère presque un quart du produit intérieur brut national et continue de proposer les emplois les mieux rémunérés du pays. Ce déséquilibre est une des explications souvent avancées du vote massif en faveur du Brexit dans certaines localités du nord du pays et des Midlands lors du référendum de 2016. Et, sans surprise, ces régions sont les premières à souffrir des conséquences économiques de la pandémie (Le Monde, le 29 octobre 2020).

Néanmoins, dans les pays à fortes mesures de chômage partiel (Allemagne, France) la situation est plus contrastée. Ainsi, l’Institut d’étude des politiques publiques en France constate qu’avec le chômage partiel, principale mesure en montant (34 milliards d’euros en 2020), les pertes de revenus des actifs durant le premier confinement du printemps (mars à juillet précisément) dessinent une « courbe en U » selon le niveau de vie des ménages. Ceux qui ont le moins pâti de la crise sont les travailleurs modestes, qui ont été mis au chômage partiel car leur poste n’était pas télétravaillable — au niveau du SMIC, l’indemnité est de 100 % du salaire. Mais les plus aisés tirent aussi leur épingle du jeu : plus souvent en télétravail, ils ne sont pas passés par la case chômage. Au milieu de la distribution des niveaux de vie, la perte de revenu a été jusqu’à 0,4 % pour les actifs qui ne pouvaient télétravailler mais qui gagnant davantage, ne bénéficiaient que d’un remplacement incomplet de leur salaire lorsqu’ils étaient au chômage partiel (Le Monde, le 17 novembre).

Crise sanitaire, travail et capital

D’une manière générale le Covid est un accélérateur des tendances en cours. On l’a vu ailleurs pour le télétravail où celui-ci conduit à une destruction encore plus grande des collectifs de travail, à une individualisation des tâches et des salaires2. La réduction du travail complexe en travail simple qui était l’hypothèse de Marx pour rendre possible une théorie de la valeur-travail s’éloigne par les deux bouts ; d’un côté, le travail simple, le plus important en nombre est remplacé par des processus automatiques et de l’autre le travail complexe, plus rare, devient une sorte de travail créatif en petites séries organisé comme un travail sur mesure. On assiste à un paradoxe pour un gouvernement libéral comme celui de Macron de chercher à imposer aux entreprises des mesures d’organisation du travail telles celles concernant le télétravail. Ainsi Castex en appelle-t-il devant les députés, au « recours au télétravail (qui) doit être le plus massif possible », précisant que « dans le secteur privé, toutes les fonctions qui peuvent être télétravaillées doivent l’être cinq jours sur cinq. » Le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, a évoqué la possibilité de sanctions en cas de non-respect de cette nouvelle obligation. Au ministère du Travail, on précise que le protocole est « la traduction concrète » de l’obligation imposée par le Code du travail aux employeurs d’assurer la sécurité et de protéger la santé des salariés et que ne pas respecter cette obligation « expose l’employeur à une sanction civile ou pénale ». Ce document a été modifié le 16 octobre pour intégrer l’instauration d’un couvre-feu. Il demande aux entreprises des zones concernées de fixer « un nombre minimal de jours de télétravail par semaine pour les postes qui le permettent » dans le cadre d’un « dialogue social de proximité ». Ailleurs, les entreprises y sont seulement « invitées3 ». On croit rêver ! Une telle incompréhension de ce qu’est le monde de l’entreprise et du travail n’a jamais pareillement atteint un gouvernement ! On est dans le même délire que lorsque le ministre improbable Tapie voulait « interdire le chômage ».

La façon d’envisager le second confinement est un exemple du fait que du premier il n’a été tiré aucune leçon. Pour le gouvernement et l’État, le télétravail conçu comme une parenthèse lors du premier confinement devient une recette pour le second alors que salariés… et patrons en ont fait l’amère expérience (stress, isolement pour les premiers, constatation de l’écroulement de la productivité pour les seconds). Cela est surtout valable dans les secteurs où ce type de travail est complètement nouveau ; cela l’est moins dans les secteurs qui ont déjà modifié leur organisation générale du travail dans cette perspective indépendamment de la situation de pandémie, par exemple les multinationales de la traduction (mais aussi celles du conseil en management, des bureaux d’études, de l’audit financier et organisationnel, la recherche, les médias, etc. Dans ces cas il y a également plus de stress pour les salariés, car les flux de demandes s’accroissent sans embauches, et pour les employeurs, il y a une augmentation de la productivité parfois reconnue par le versement de primes.

Les tendances en cours sont souvent relativisées par des contre-tendances dont Marx parlait dès les débuts du capital et donc le télétravail n’y échappe pas. Ainsi, le patronat résiste aujourd’hui à la directive gouvernementale et semble freiner des quatre fers à ce sujet pour le second confinement. Le gouvernement est d’ailleurs dans la mauvaise foi la plus totale qui diligente des inspecteurs du travail pour faire respecter ses directives sur le télétravail alors que depuis plusieurs années ces mêmes inspecteurs du travail ont été brimés, voire sanctionnés, par leur administration centrale quand ils essayaient de faire respecter le droit du travail.

Il en est de même avec l’économie de plateforme. Sa croissance a été le moteur de l’expansion de la Bourse américaine ces dix dernières années. Pas de bulle en vue pourtant, rien que la logique très rationnelle de la puissance (s’approprier des niches d’innovation qui permettent de contrôler un public captif) et ensuite des profits (dans cette relation inversée par rapport au lien traditionnel de causalité). Le rapport entre le cours de l’action et les profits n’est pas exceptionnel, bien loin des excès de la bulle de 2000. À une exception près, Amazon. Quand Apple vaut autour de 30 fois ses bénéfices, Amazon est à 300 puisque cette plateforme est la grande gagnante de la crise sanitaire4.

Cette croissance s’est produite en parallèle d’une baisse des taux d’intérêt et d’une politique accommodante de la banque centrale qui a conduit les investisseurs à préférer acheter des actions dont le prix augmentait sans cesse plutôt que les traditionnels bons du Trésor américains de moins en moins rentables du fait de la baisse des taux. Aujourd’hui, ce ne sont pas les Chinois ou les Allemands qui achètent la dette américaine comme il y a dix ou vingt ans, mais la FED elle-même. L’écrasante majorité des investissements étrangers s’est reportée sur la Bourse, et donc sur les Gafam, au fur et à mesure que ceux-ci prenaient du poids. Ils représentent à eux seuls 25 % du S&P 500 (l’équivalent américain du CAC40). En effet, les États-Unis, qui épargnent peu et importent beaucoup, ont besoin de ces capitaux étrangers pour équilibrer leur balance des paiements. Or, ces capitaux étrangers ont tendance à ne plus financer le budget américain, mais l’expansion des Gafam. Fragiliser ces entreprises, en s’attaquant au monopole qui leur assure de si confortables revenus, c’est fragiliser toute la Bourse et par ricochet les portefeuilles des fonds de pension, l’afflux de capitaux étrangers et, in fine, le dollar. On comprend pourquoi les « régulateurs » américains ont quelques hésitations sur les mesures à prendre, alors qu’ils sont dans cet écheveau de contradictions. De fait, les Gafam sortent renforcées de la crise sanitaire qui rend leurs produits et services essentiels pour travailler. Ainsi, Amazon, Alphabet, Facebook et Apple ont publié de bons résultats trimestriels. Seul Apple pâtit d’un recul des ventes d’iPhone de 20 % en un an, à cause du décalage de la sortie de ses nouveaux modèles 5G au mois de novembre. Les bons résultats trimestriels publiés mercredi par les quatre géants de la côte Ouest montrent que la menace d’une régulation plus stricte n’a, pour le moment, pas d’impact sur leur puissance (Les Échos, le 2 novembre)

En France, le secrétaire d’État au numérique Cédric O a trouvé une « solution » qui est de « numériser les petits commerces », dont seuls 30 % auraient un site, contre 72 % en Allemagne (la France occupe le 10e rang dans l’utilisation des technologies numériques). Nul doute que le second confinement va accélérer sa perspective ! Dans le même ordre d’idées, Patrick Vignal, député LREM qui se rêvait un temps grand défenseur du petit commerce puisqu’il avait signé la proposition de loi pour un moratoire sur la taxe des les entrepôts d’e-commerce, plaide maintenant pour « créer localement des “Amazon made in France” et “made in quartiers” ». Pour cela, l’État doit offrir des moyens humains et techniques pour numériser les inventaires et, pourquoi pas, « battre Amazon à son propre jeu » (Le Monde, le 7 septembre). Le retour de la start-up nation ! Toutefois le principe d’une tendance est qu’elle ne reste qu’une tendance, alors que la plupart du temps il se produit un effet de loupe parce qu’on ne voit plus qu’elle et que chercher des boucs-émissaires représente toujours une facilité.

Or, l’e-commerce en France ne représente, pour l’instant, que 10 % du commerce de détail et Amazon n’y occupe que 20 % des ventes (Les Échos, le 10 novembre 2020). Mais il faut se méfier des chiffres bruts ; en effet, au-delà de ces ventes directes Bruxelles lui reproche d’exploiter à son avantage les données générées par ses vendeurs tiers, qui représentent près de 60 % du volume des ventes. En accumulant des informations sur les produits, les transactions, les prix… Amazon s’octroie un avantage concurrentiel pour « cibler la vente de ses propres produits », a dit la commissaire à la Concurrence, Margrethe Vestager (Les Échos, le 12 novembre 2020). Ces vendeurs tiers bénéficient certes de l’infrastructure de la plateforme, mais comme les agriculteurs travaillant avec OGM, ils en deviennent captifs pour leurs approvisionnements. La concentration qui résulte de tout cela entraîne des destructions d’emplois (2,2 supprimés pour 1 créé, selon le député LREM Mounir Mahjoubi, auteur de deux rapports sur l’entreprise de Jeff Bezos), une faible contribution fiscale, une artificialisation des sols via ses gigantesques entrepôts. « Amazon ne veut pas être un acteur dans le marché mais veut être le marché » (Libération, le 18 novembre).

Plus étonnante est l’évolution des pratiques de conventions collectives au cours de la crise sanitaire. En effet, les conventions collectives au niveau de l’entreprise, instaurées par la loi travail de 2016, se sont développées non principalement sur la base d’un accord entre partenaires sociaux (la CGT est globalement contre, même si elle signe des plans sociaux d’entreprise PSE), mais du fait de la crise sanitaire. Le dialogue social au plus près du terrain a pris une place croissante. Plus de 80 000 accords ont été signés en entreprise en 2019, soit une hausse annuelle de 30 %, et même de 38 % (27 140 accords) pour les sociétés de moins de cinquante salariés. Qu’il s’agisse de négocier sur la participation, les salaires ou le temps de travail. Depuis mars, la crise sanitaire occupe le devant de la scène, avec 8000 accords d’entreprises et cinquante-trois accords de branche, selon le ministère du Travail.

En 2016, les syndicats s’inquiétaient que des employeurs soient tentés de faire de la négociation d’entreprise sur la sauvegarde des emplois un élément de leur compétitivité commerciale et financière, en d’autres termes du « dumping social ». La crainte reste fondée en 2020. Mais force est de constater que la proximité au sein d’une même entreprise leur permet d’être très réactifs dans un contexte où le temps est compté (Le Monde, le 29 octobre).

Nous venons d’en avoir un exemple remarquable avec l’usine Firestone de Béthune où la CGT a refusé de signer l’accord. Revenons sur le contexte industriel. Poznan (Pologne) et Tatabanya (Hongrie) sont deux nouvelles usines du groupe ouvertes respectivement en 1998 et 2008 et agrandies régulièrement depuis. « La spécialisation des usines de Poznan et de Tatabanya dans le pneumatique HRD [c’est-à-dire haut de gamme, NDLR] en comparaison des trois usines d’Europe de l’Ouest s’explique par la stratégie industrielle déployée par le groupe Bridgestone dont Firestone fait partie sur les vingt-cinq dernières années », est-il écrit noir sur blanc dans ce document. Ce choix a permis au groupe japonais d’investir sur le segment de marché le plus porteur et de profiter d’une main-d’œuvre moins onéreuse. De quoi doublement accroître sa marge, tout en se rapprochant géographiquement des constructeurs automobiles ayant délocalisé leurs propres usines en Europe de l’Est. Au sein de Bridgestone, on mesure la « performance opérationnelle » des usines avec un indicateur très particulier : le nombre de « kilos de caoutchouc transformés par heure [et par] homme ». À ce jeu-là, les ouvriers français n’avaient aucune chance, eux qui ont vu leur « productivité » diminuer de 44 % entre 2010 et 2019. A contrario, celle de leurs collègues italiens s’est accrue depuis 2016 et celle des Espagnols s’est maintenue. Cette différence s’explique notamment par le fait que les sites de Burgos et Bari ont accepté de signer des « accords de compétitivité » passant par des baisses de rémunérations et des aménagements du temps de travail. Appelés à voter sur un plan similaire en 2019, les salariés de Béthune l’ont rejeté à 60 % (Libération, le 17 novembre). Mais là où l’on voit le changement de rapport de forces, c’est dans la différence entre les actions coups de poing de Goodyear et de Continental (pneus entassés et brûlés ; nombreuses manifestations, etc.) et la méthode de négociation de l’intersyndicale et surtout de la CGT chez Firestone.

Pour qui ne voudrait pas se rendre compte de la transformation des procès de travail et de production et en conséquence des caractères du salariat aujourd’hui, rappelons que la CGC est devenue le premier syndicat du groupe Renault et trois des quatre organisations syndicales du groupe (CFE-CGC, CFDT et FO) ont signé l’accord « transformation des compétences », qui donnera le coup d’envoi aux suppressions de 2 500 postes dans les fonctions tertiaires et l’ingénierie.

Consciente des excès de la libéralisation dans une période de crise sanitaire et d’incertitude qui fait remonter à la surface la reproduction problématique des rapports sociaux capitalistes, la commission européenne vient de se pencher sur la question des salaires minimum dans l’UE. Sans s’attacher à créer un SMIC unique qui ne tiendrait pas compte des différences entre pays, elle constate que la part de travailleurs pauvres progresse dans l’UE (de 8,3 % en 2007 à 9,4 % en 2018), que les salaires minimaux s’éloignent de plus en plus des salaires médians5 et que même rapportés aux niveaux de vie locaux, les écarts de SMIC entre États, surtout entre l’ouest et l’est de l’Europe, sont facteurs de dumping. Le principe du salaire minimal existe déjà dans les 27 États membres de l’UE. Dans vingt et un, il est fixé à l’échelle nationale, mais dans les six autres (Danemark, Italie, Chypre, Autriche, Finlande et Suède), il est procédé par conventions collectives. Les salaires minimaux varient grandement, allant de 312 euros/mois en Bulgarie à 2142 euros au Luxembourg. Bruxelles constate des minimaux plus élevés et une couverture plus large dans les pays où les partenaires sociaux sont pleinement associés via les conventions collectives. Dans ce contexte, la proposition vise à renforcer la négociation et la transparence dans les 21 pays avec un salaire minimum national afin d’y encourager leur augmentation. L’idée est que les salaires minimaux doivent rattraper les autres salaires, qui ont augmenté ces dernières décennies et les ont ainsi laissés à la traîne (Les Échos, le 29 octobre). Enfin, la Commission constate que les CDI représentent moins de 50 % des contrats occupés par les 10 % de ménages les moins aisés, contre plus de 70 % à l’autre bout de l’échelle de distribution. Face à cette situation, le dispositif prône une démarche plus « inclusive » surtout en direction des secteurs actuellement les plus en difficulté depuis mars — aéronautique, commerces jugés non essentiels, transports, loisirs, hôtellerie-restauration… — qui comptent pour environ 9 % du PIB, mais emploient 13 % des salariés du privé (Les Échos, le 17 novembre).

La crise sanitaire risque aussi de modifier le rapport stocks/flux qui faisait que la majorité des emplois restaient « garantis » et que la précarité concernait surtout les entrants (nouveaux ou répétés). En effet, l’équilibre du marché de l’emploi est souvent résumé par un chiffre : celui des créations nettes d’emplois salariés. Cette mesure résulte de la confrontation de flux de sens opposés dont l’amplitude peut pourtant être supérieure au stock d’emplois. Ainsi, en 2019, alors que le secteur privé occupe un tout petit peu moins de 20 millions de personnes, ce sont près de 24,6 millions d’embauches qui ont été enregistrées, dont 3,9 millions en CDI. Dans l’autre sens, il a été mis fin à 24,4 millions de contrats, dont 3,7 millions de CDI. Ces flux illustrent la puissance des réallocations permanentes de main-d’œuvre propres au processus de destruction-création. Une variation même minime de cette rotation dans l’emploi peut ainsi avoir très rapidement des conséquences majeures sur l’évolution du stock d’effectifs en poste. Au cours du confinement du printemps, l’emploi total a fortement diminué. Il l’a plus fait en raison de l’arrêt des embauches que d’une hausse des fins de contrats. Ces dernières ont au contraire chuté (-47 % sur un an), mais dans une moindre mesure que les premières (-51 % sur un an), dont la baisse a été particulièrement prononcée pour les CDD. Ce phénomène illustre par la caricature que le gel de la rotation dans l’emploi peut rapidement déboucher sur le recul des effectifs. Il le fait parce que ce gel n’est pas aussi vif selon qu’il touche les flux entrants ou les flux sortants. En période de récession, les positions se figent, les sorties pour cause de démission chutent contribuant au recul des embauches, déjà menacées par la frilosité des employeurs face à un environnement incertain (Les Échos, le 23 novembre).

La situation est néanmoins contrastée suivant les pays de l’UE et elle s’apprécie aussi différemment en fonction des outils statistiques utilisés. Ainsi, la pauvreté aurait reculé l’an passé en France. Selon les premières estimations de l’Insee publiées mercredi, le taux de pauvreté aurait baissé de 0,3 point et se serait établi à 14,5 % de la population en 2019. Concrètement, cela signifie qu’environ 210 000 personnes seraient sorties de la pauvreté l’année dernière. Environ 9,1 millions de personnes vivraient toutefois encore sous le seuil de pauvreté correspondant à 60 % du niveau de vie médian — c’est-à-dire le niveau de vie qui partage la population française en deux, l’une gagnant plus, l’autre moins. En fait, l’an passé, le niveau de vie médian a lui-même crû de 2 % environ. Mais le niveau de vie des personnes modestes aurait augmenté plus vite que le niveau de vie médian, principalement en raison de la forte hausse de la prime d’activité, avance l’Insee. L’an passé, pour répondre aux « Gilets jaunes », la prime d’activité a été réformée. Les montants ont été augmentés et des personnes aux revenus un peu plus élevés ont pu en bénéficier. En 2019, 4,35 millions de foyers, soit 1,3 million en plus qu’en 2018, ont perçu la prime d’activité pour un montant moyen de 185 euros. La revalorisation de la prime d’activité aurait profité d’abord aux 40 % de personnes au niveau de vie la plus faible. S’y est ajouté dans le même sens la baisse de la CSG pour les retraités modestes et la fin de la taxe d’habitation. « D’autres mesures contribueraient aussi à augmenter le niveau de vie des plus modestes et à diminuer les inégalités, comme les revalorisations exceptionnelles de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) et du minimum vieillesse (Aspa) », note l’Insee. Ainsi, les inégalités auraient légèrement baissé (coefficient de Gini6 ). Mais la crise engendrée par le Covid-19 devrait avoir des effets inverses cette année. Au ministère de la Solidarité et de la Santé, on juge « la progression des demandes de revenus de solidarité active (RSA) en septembre et octobre très inquiétante ; on évoque le chiffre de 3000 demandes supplémentaires de RSA par jour. Les destructions d’emplois occasionnées par la crise expliquent ce phénomène. Les nouveaux arrivants sur le marché du travail ne trouvent pas d’emploi et les indépendants, parfois des commerçants touchés par la crise, font des demandes de RSA. Le ministère assiste « à un afflux de nouveaux publics » (Les Échos, le 19 novembre).

Sur la question plus précise du rapport inégalités/pandémie, une recherche récente sur la Belgique, pays particulièrement touché par la pandémie, éclaire la question des inégalités face à la pandémie, tout en mettant en évidence le caractère nécessairement ambigu de toute réponse. Elle se base sur les données fiscales individuelles et examine la corrélation entre la mortalité excédentaire durant la première vague et le niveau de vie relatif des personnes décédées. À âge donné, au-delà de 65 ans, la mortalité excédentaire en 2020 se révèle être trois fois plus élevée chez les 10 % de personnes les plus pauvres par rapport aux 10 % les plus riches. Sur une base individuelle, la pandémie a donc été inégalitaire. Il se trouve cependant que ce ratio est à peu près identique lorsque l’on considère la mortalité des années précédentes. En d’autres termes, la probabilité de décès chez des personnes du même âge a augmenté à cause du virus dans des proportions similaires selon leur niveau relatif de revenu, ce qui correspond bien sûr à un accroissement absolu de cette probabilité plus élevé chez les plus pauvres. En termes absolus, la pandémie a donc exacerbé l’inégalité de la population belge devant la mort ; en termes relatifs, elle l’a laissée pratiquement inchangée (ibid.).

En Italie, le patronat estime que l’actuel demi-confinement aggravera le recul du PIB, qui sera de près de 12 % avec une perte de 216 milliards d’euros pour l’économie italienne. C’est plus que les 209 milliards d’euros promis par le plan de relance européen pour lui permettre de surmonter l’une des pires récessions de la zone euro. Quelque 50 000 bars et restaurants sont menacés de fermeture d’ici la fin de l’année et 350 000 emplois risquent d’être supprimés sur tout le territoire. « L’automne sera chaud », s’est inquiétée la ministre de l’Intérieur. « Le pays est fatigué, reconnaît Giuseppe Conte. La pandémie provoque la colère, la frustration, en créant aussi de nouvelles inégalités, qui s’ajoutent à celles qui existent déjà. Les manifestations, ce serait un comble qu’il n’y en ait pas. Si, aujourd’hui, j’étais de l’autre côté, moi aussi je ressentirais de la colère contre les mesures du gouvernement. » (Les Échos, le 30 octobre 2020). L’écrivain Roberto Saviano, spécialiste des mafias, évoque quant à lui « un désespoir grandissant qui naît des défaillances des institutions. C’est ce désespoir qu’il faut regarder en face pour comprendre l’insurrection napolitaine. Sinon, nous devons nous attendre à d’autres insurrections. Aujourd’hui à Naples, demain dans le reste de l’Europe. » À Naples et ailleurs ; ainsi, depuis des années, les Calabrais, comme des millions d’autres habitants du sud du pays, ont pris l’habitude, en cas de maladies graves, de prendre l’avion pour se faire soigner dans les structures ultramodernes de Lombardie, de Vénétie ou d’Émilie-Romagne. Ce tourisme médical interne, en constante augmentation, a un coût exorbitant pour les régions les plus pauvres du pays, et procure un surcroît de ressources aux plus riches — les indemnités versées par les régions du Sud à celles du Nord sont estimées à 5 milliards d’euros par an —, alimentant encore le déséquilibre. Mais, en temps de pandémie, les frontières intérieures du pays se referment, si bien que les habitants se trouvent livrés à eux-mêmes, conscients du fait que les hôpitaux locaux auront à peine les moyens de les soigner.

« Le seul acteur social qui était absent dans la crise la plus sensationnelle de la modernité est donc arrivé sur scène, à Naples : c’est la rébellion qui descend sur la place […] contre tout, la région, le gouvernement, les règles, la prudence, la peur, car elle est en dehors du système, dérivant en un seul endroit inconnu de la politique où même le contrat entre l’État et les citoyens ne semble plus avoir de valeur […] Comme Naples l’a anticipé, on fait les comptes de cette urgence sans fin, de cette précarité permanente, de cette instabilité constante, et on découvre que le coût est au moins aussi élevé que le risque de contagion, et on présente le bilan au pouvoir. Chacun a ses raisons de protester, il n’y a actuellement aucune échéance nationale dans la rue, il n’y a donc pas de plan unifié capable de recueillir les différentes plaintes, de les transformer en une cause générale, puis en une occasion politique. […] Ainsi, les jeunes qui font de la livraison à domicile en vélo se trouvent à côté des pizzaioli qui ont peur de la fermeture, des chômeurs, des soignants, des vendeurs de souvenirs qui ont replié leurs étalages : chacun avec une catégorie de colère distincte, avec une revendication professionnelle spécifique, avec un crédit de travail spécifique, dans un ensemble de ressentiments distincts unis seulement dans la rébellion. […] Un élément fédérateur existe en fait, et c’est la déception générale devant les trous que chacun découvre chaque jour dans la couverture des soins de santé de base […], en plus des transports publics surchargés porteurs d’infection. Le sentiment est celui de l’abandon pour le citoyen laissé seul, […] alors que la puissance publique — État et Régions — a gâché l’été en polémiques, apportant une nouvelle confirmation de l’effondrement du pays, à partir de la puissance publique ».

Qui écrit ces mots ? Un représentant extrémiste des centres sociaux ou de l’ultra-droite ? Un camorriste intéressé à étendre l’ordre criminel dans les territoires ? Non, c’est l’ancien directeur du journal La Repubblica, sur les pages de ce dernier, dans son article du lundi 26 octobre : « Le virus de la rébellion ».

Interlude

  • Dans les hôpitaux d’Orléans, comme dans tous les autres, les services sont débordés et les réanimations sont menacées de saturation. C’est pourtant le moment choisi par les magistrats de la chambre régionale des comptes pour rendre public un rapport qui reproche à cet établissement, inauguré en 2015, d’avoir été « surdimensionné » et d’afficher « une surcapacité de 133 lits » ! (Le Canard enchaîné, le 11 octobre).
  • Les hôpitaux ne manquent plus d’équipements de protection, à en croire le ministère de la Santé. En témoigne un avis placardé, le 27 octobre, dans l’hôpital parisien Georges-Pompidou avertissant le personnel d’« un approvisionnement en tension » sur les casaques de protection renforcée des chirurgiens et des infirmières. Ces surblouses sont désormais réservées pour les interventions « longues et/ou sanglantes ». Avec cet avertissement : « Pour pouvoir continuer à opérer, il est important de gérer la pénurie. » (ibid.).
  • Pour respecter le protocole sanitaire envoyé par le rectorat, les professeurs d’éducation physique et sportive de l’académie de Rennes auront fort à faire : « La distance physique entre les élèves devra être contrôlée, leur ordonne le document, avec les indicateurs suivants : la distance de 2 mètres est à respecter pour un effort inframodéré, les distances à respecter sont de 5 mètres pour une marche rapide ou pour une position statique avec un effort important et de 10 mètres pour la course (ibidem).
  • Monoprix et la publicité critique (à voir là) 23/11 :  : « Une commission venant de décider que l’eau ça mouille, nous avons finalement le droit de vous vendre des parapluies » (Votre équipe Monoprix).
  • Si Ricœur a fait l’éducation philosophique de Macron on se demande qui a fait l’éducation politique de la ministre de l’Enseignement supérieur qui a déclaré : « Veut-on préserver la capacité à débattre, à se mobiliser, à manifester dans une université ? La réponse est oui. Pour cela, il ne faut pas de conférences empêchées, ni d’affrontements entre blacks blocs et antifas dans des amphithéâtres » ! (Les Échos, le 20 novembre).

Comment fonctionne le couple pandémie/économie

— Les grandes entreprises ont réorganisé leurs activités et ont eu tendance à se débarrasser de certaines branches quand elles les estimaient peu valorisables, telles les transports, la logistique ou les services de gestion des installations appelés facility management (sécurité, nettoyage, restauration, entretien des infrastructures ou des espaces). Les services externalisés sont assurés par des entreprises souvent petites et soumises à l’hyper-concurrence ; même si elles sont parfois de taille importante, elles doivent sous-traiter elles-mêmes pour rester compétitives. Le rapport de force avec les puissants donneurs d’ordre est tel que les sous-traitants subissent une pression continue pour baisser leurs prix : se déploie alors un cercle vicieux puisque leurs marges étant faibles (autour de 3 %) elles limitent l’investissement, ce qui maintient la dépendance aux donneurs d’ordre. (Le Monde, le 29 octobre). C’est dans ce type de secteur qu’il risque d’y avoir le plus de défaillances d’entreprises qui sont pour le moment en partie retardées par les mesures de soutien aux entreprises (chômage partiel et baisse des charges7 ). Les journalistes économiques parlent à ce sujet d’entreprises « zombies » (il y a trente ans ils ne parlaient, eux et les économistes politiques à la Raymond Barre que de « canards boiteux »). Faut-il sauver tout le monde ? C’est évidemment la question que se posent les analystes et particulièrement les partisans de la théorie de la « destruction créatrice (Schumpeter). Pour l’instant, c’est quasiment le cas. Plus de 97 % des entreprises qui ont demandé un prêt garanti par l’État en ont obtenu un. Tant et si bien qu’à la fin septembre, le nombre de défaillances d’entreprises sur un an restait inférieur de 30 % à la même période de 2019. Même dans l’hôtellerie-restauration, le nombre de faillites sera cette année moins important que l’an passé, et peut-être même à un plus bas depuis de quinze ans. Avec la fermeture des tribunaux, Patrick Artus, chef économiste de Natixis, voit, lui, une autre raison de ne pas se presser. Aujourd’hui, « l’incertitude est telle qu’on ne sait pas quels secteurs vont retrouver un niveau d’activité normal à terme et ceux qui ne vont jamais le retrouver. Donc, la seule chose à faire en attendant, c’est de sauver tout le monde », selon lui. « Une fois qu’on aura un vaccin, on y verra plus clair. On pourra, dans un an, effectuer une sélection, via les banques, dont c’est le métier. L’État, lui, pourra alors choisir de soutenir les secteurs qu’il jugera stratégiques à terme pour le pays (Les Échos, le 17 novembre).

— On peut aujourd’hui émettre des doutes quant au processus de relocalisation annoncé à l’époque du premier confinement. Ainsi, à la fin octobre, 33 % des dirigeants internationaux interrogés n’envisagent pas de changement majeur de leurs chaînes de production et de leur approvisionnement alors qu’ils n’étaient que 2 % dans ce cas en avril dernier. De même, la relocalisation des activités industrielles ne séduit que 24 % des dirigeants, contre 37 % en avril. « Il n’y aura pas de grand soir de la supply chain des multinationales en 2020 ni en 2021, considère Marc Lhermitte, associé chez EY chargé des questions d’attractivité. D’abord, parce que les activités asiatiques de ces industriels sont en croissance, ce qui n’est pas le cas en Europe. Ensuite, parce que cela coûte cher de réorganiser les chaînes de valeur. Or, la priorité est aujourd’hui donnée à la réduction de la voilure, à la baisse des coûts fixes pour dégager du cash. Les dirigeants ont le pied sur le frein », ajoute-t-il. « En pleine crise sanitaire et économique, les entreprises internationales passent au crible de la rentabilité financière et commerciale leurs projets de développement de lignes de production, de centres de recherche », estiment les auteurs de l’étude. Ainsi les investissements étrangers en France pourraient chuter de 35 à 50 % cette année, selon EY. En résumé, « aujourd’hui, il faut déjà que les patrons de filiales de grands groupes étrangers protègent leurs sites en France », selon Marc Lhermitte. D’ailleurs, les plans de relance dans les différents pays sont importants, mais ne sont plus le facteur primordial dans les projets d’implantation des étrangers. Ces derniers mettent aujourd’hui l’accent sur la sécurité sanitaire, l’anticipation des crises futures et la dynamique des marchés domestiques. Bref, pour rassurer les investisseurs étrangers, « il faut d’abord gérer les six prochains mois avant de penser aux six prochaines années », selon l’expert d’EY. Et à plus long terme ? « Il n’y aura pas de grand mouvement de relocalisations », prévient Selin Ozyurt, économiste chez Euler Hermes. « Tout simplement parce que cela supposerait que les consommateurs soient prêts à payer un prix plus élevé. Or, ce n’est pas le cas », estime l’économiste. « Le mouvement se fera petit à petit, en fonction de la volonté des États de reprendre le contrôle de secteurs qu’ils jugent politiquement stratégiques ». « Il y aura des rapatriements de production pour des familles de produits critiques, comme dans la pharmacie, par exemple, ou qui sont très liées au plan de relance, comme dans l’énergie », juge Marc Lhermitte. L’ampleur des relocalisations pourrait donc être limitée. D’autant que « le mouvement naturel du capitalisme, après une crise, c’est de retrouver la rentabilité pour les actionnaires des entreprises qui ont souffert. Une façon d’y parvenir, c’est de délocaliser encore plus d’usines dans les pays à bas coûts. C’est ce que des multinationales auront le réflexe de faire dans les prochaines années », parie, pour sa part, Patrick Artus, chef économiste de la banque Natixis. Il craint donc une nouvelle vague de délocalisations8 et une concurrence fiscale exacerbée entre les pays européens pour attirer les étrangers, la baisse des impôts étant la manière la plus rapide pour améliorer l’attractivité d’un territoire. D’où la baisse des impôts de production de 10 milliards d’euros en France dès l’an prochain (Les Échos, le 19 novembre)

Un mouvement de délocalisation pourrait bien, par contre, advenir dans les activités de service. C’est en tout cas ce qu’affirme El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine, y compris pour des tâches élaborées. Les confinements liés à la pandémie de Covid-19 ont accéléré l’adoption et l’usage des technologies numériques dans de nombreux secteurs d’activité. En France, le nombre de téléconsultations de médecine a été multiplié par plus de 100 entre février et avril 2020. À l’université, les étudiants suivent désormais les cours depuis l’étranger, en visioconférence. « La distance n’est plus un obstacle à la fourniture d’un service », observe M. Mouhoud (Le Monde, le 27 octobre). En fait, la prochaine frontière de la mondialisation se trouve dans les services. C’est le secteur le plus protégé, avec de nombreuses barrières non tarifaires, les marges de progression sont donc les plus importantes.

L’emploi « principalement indépendant » pesait 12,1 % du total des emplois en 2019, contre 10,6 % en 2008, selon l’enquête emploi de l’Insee. Il faut y ajouter les centaines de milliers de salariés qui cumulent une activité secondaire non-salariée. Si le développement de plateformes numériques offrant des jobs rémunérés à la tâche a participé à cet essor, il est avant tout le résultat d’une politique initiée par Nicolas Sarkozy et poursuivie par ses successeurs : construire une France de petits entrepreneurs dont le fer de lance est le régime fiscalo-social simple et attractif d’auto-entrepreneurs (devenu micro-entrepreneurs). Face à des perspectives d’emploi dégradées par la crise de 2008-2009, le régime a connu un succès immédiat. S’y sont ensuite engouffrés des travailleurs voulant échapper au poids de la subordination ou qui souffrent de discriminations sur le marché du travail. D’après les chiffres de l’Acoss, on comptait, au dernier trimestre 2019, 1,7 million de micro-entrepreneurs « administrativement actifs », soit une hausse de 20 % en une année. Près d’un million d’entre eux avait déclaré un chiffre d’affaires positif. Cette nouvelle France entrepreneuriale a même gagné en maturité. Le revenu des micro-entrepreneurs s’est envolé, avec la constitution d’une clientèle : au quatrième trimestre 2019, les micro-entrepreneurs économiquement actifs ont ainsi déclaré en moyenne plus de 4 000 euros de chiffre d’affaires, soit le double du niveau observé cinq ans auparavant ! Malgré des tensions persistantes, les micro-entrepreneurs avaient fini par cohabiter avec les indépendants classiques, qui restent majoritaires, notamment dans l’artisanat. Mais cet équilibre est désormais fracassé par l’ampleur du choc de la crise sanitaire.

— Amazon arrive-t-il à concilier les consignes sanitaires avec la hausse de l’activité à l’approche des fêtes ? Mardi, les syndicats SUD et CGT d’Amazon France dénonçaient des conditions de travail « à risques » pour les employés ; des conditions accentuées à l’approche des fêtes. « Depuis le premier confinement, des mesures avaient été mises en place garantissant la sécurité des salariés. Mais ce, dans le cadre d’un effectif normal. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui alors que nous sommes en sureffectif à l’approche de la période de décembre. Le sureffectif empêche la bonne mise en place de la distanciation sociale dans certaines zones » (ce sont les syndicats qui s’expriment !). Et voilà ce qu’ils demandent : Qu’attendez-vous concrètement de votre entreprise ? « Nous demandons en contrepartie une augmentation de 2 euros bruts de l’heure, comme c’était le cas lors du premier confinement, ainsi qu’une prime de 1 000 euros. Sans compter le maintien à 100 % du salaire des personnes à risque qui sont en activité partielle durant la crise sanitaire ». Pour l’instant, la direction a refusé catégoriquement de négocier sur ce plan (Libération le 19 novembre). L’histoire ne nous dit pas si ceux qui représentent le « sureffectif » toucheront « la prime syndicale ».

— Les phases de récession endurées par l’économie française depuis cinquante ans ont toujours été propices à un rééquilibrage de la balance commerciale. D’un solde déficitaire, celle-ci est redevenue excédentaire après les récessions de 1975 et de 1992-1993. Le déficit a été fortement réduit après la récession de 2008-2009. Il n’en est pas de même avec la crise actuelle parce que comme nous l’avons dit dans un texte précédent, la crise n’étant pas économique, mais un effet de la crise sanitaire il est vain d’y chercher des points de comparaison. Si par exemple on a pu bénéficier d’une moindre charge pétrolière due à la baisse du prix du pétrole, la chute des exportations de l’industrie aéronautique (qui représentent 10 % de nos exportations de biens) et les échanges de produits industriels présenteront un déficit aggravé de plus de 30 milliards d’euros par rapport à 2019. A elle seule, la dégradation du solde des échanges de matériels de transport explique déjà les deux tiers de celle de la balance des échanges de produits industriels. Si l’on ajoute à cela la vive accélération des importations de dispositifs médicaux pendant le confinement d’un côté et de l’autre, la chute des recettes tirées des visites des voyageurs étrangers (-17 milliards en 2020), on comprend alors que le déficit de la balance courante, loin de se réduire, se creusera en 2020. Il serait de près de 60 milliards d’euros (2,6 % du PIB), contre 17 en 2019. Loin d’avoir atténué l’un des traits structurels de l’économie française, à savoir son déficit de compétitivité à l’exportation, l’épidémie l’a au contraire renforcé parce qu’elle mord sur certains de ses (rares) points forts sectoriels traditionnels (aéronautique, luxe, tourisme…) (Les Échos, le 26 octobre).

— Pour les économistes P. Artus et O. Pastré (ibid.) trois menaces au moins pèsent sur l’économie mondiale post-Covid : une succession de bulles prêtes à éclater du fait même de la surliquidité provoquée par la réaction des autorités ; une stagflation (situation paradoxale ou stagnation de la croissance et inflation cohabitent) qui a conduit au grand « décrochage » des années 1970 ; et une baisse des gains de productivité conduisant à une chute de la croissance potentielle donc de long terme (Les Échos, le 28 octobre). Et la façon dont ils envisagent d’y remédier reste très libérale et peu « inclusive » sauf sur l’extension du RSA aux jeunes.

Comme en mars, mais de façon moins brutale, Bercy a momentanément perdu le combat contre le ministère de la Santé dont le but principal est de limiter les déplacements. Sans que l’on puisse dire qu’il s’agisse d’une volonté politique, les commerces et marchés devaient être sacrifiés aux supermarchés et à l’e-commerce (les exemples du secteur du jouet touché de plein fouet par un reconfinement d’avant les fêtes et, par contraste, le Black Friday, sont emblématiques de ce qui se joue dans ces secteurs, même si des négociations de dernière minute ont retardé ce dernier d’une semaine).

On retrouve ici une constance de la technocratie française depuis Giscard contre le petit commerce et ce qui peut être considéré comme une culture de l’ancien monde, celui de la proximité, du local, du client-ami, du lien du quartier, toute chose jugée ringardes (déjà l’ancien monde et le nouveau monde) quand les hypermarchés poussaient comme des champignons à côté des ronds-points, mais qui ont retrouvé indirectement un peu de leurs lettres de noblesse du fait des excès du gigantisme, la critique du « progrès » en voie de disparition et que le Covid ne fait qu’accélérer. Les supérettes de centres-villes vont rester ouvertes, pour les personnes aisées, les hypermarchés pour les pauvres. Il ne restera plus rien de la ville où il n’existe déjà plus d’indépendants, mais que des franchisés. Comme toujours avec la dynamique du capital, on ne repart pas de zéro, mais d’une défaite supplémentaire, même si en l’occurrence, nous n’avons pas eu à livrer un combat puisqu’il était contre un Corona sur lequel nous n’avions aucune prise.

La stratégie du stop and go qui semble avoir été choisi par le gouvernement français (en fait un compromis entre Véran et Le Maire) risque d’être très coûteuse en termes de perte de croissance potentielle si on raisonne dans les termes dominants chez les économistes. En effet, elle crée de l’incertitude du côté des entreprises, qui ne savent jamais exactement quand la période courante de go va prendre fin, ni quelle sera l’ampleur des phases d’expansion et des phases de recul de l’activité. Prenons l’exemple de la France : la croissance (sur le trimestre) a été de -13,7 % au deuxième trimestre 2020, de +18,2 % au troisième trimestre, elle sera probablement comprise entre -8 % et -10 % au quatrième trimestre. Face à cette double incertitude, et surtout si celle-ci est appelée à se prolonger dans le futur, les entreprises vont faire le choix du court terme et la presse adopte déjà un langage quasi médical pour en rendre compte avec l’emploi hors d’usage économique de « résilience », désignant la capacité ou non de résister aux chutes périodiques de l’activité, en un mot de survivre, plutôt que celui de dégager des perspectives à long terme. Elles vont privilégier leur capacité à réagir rapidement aux pertes de production. Plutôt que de créer des emplois durables et qualifiants, qui favorisent à la fois la croissance et la mobilité sociale ascendante, elles vont recourir plus systématiquement aux emplois temporaires (contrats de travail courts, intérim plutôt que des emplois permanents, mobilité géographique pour sauvegarder des emplois à tout prix au risque d’une déqualification ou d’une dégradation des conditions de vie). Et donc, contrairement aux vœux effectués pendant le premier confinement en faveur de la relocalisation d’activités et « la reconquête de chaînes de valeur et des compétences industrielles », elles vont continuer à externaliser des fonctions dans de nouveaux secteurs (informatique, transports, comptabilité, gestion des données, sécurité, etc.) et s’appuyer plus que jamais sur la délocalisation et la diversification internationale de leur production, afin que tous les sites de production ne soient pas simultanément touchés par le confinement. Enfin, plutôt que d’investir dans la recherche et développement et les équipements innovants, les entreprises vont chercher à constituer des réserves en prévision des périodes de rechute de la production ; d’où une détention très importante de cash, de réserves monétaires, de façon à éviter la faillite. Autant de choix qui vont plomber la croissance potentielle des pays qui pratiquent le « stop and go » sanitaire : moins d’efforts de formation, moins d’investissements innovants, moins de prises de risque et moins de relocalisations (P. Aghion et P. Artus, tribune Le Monde (abonnés), le 8 novembre). Néanmoins, les entreprises françaises ont dans l’ensemble joué le jeu sur la question des dividendes. Près des deux tiers des grandes entreprises françaises ont réduit ou supprimé leurs dividendes. Appelées à la modération sur les dividendes et les rachats d’actions par le gouvernement, les grandes entreprises françaises ont en majorité joué le jeu. À lire le dernier rapport annuel du Haut Comité de gouvernement d’entreprise (HCGE), 32 entreprises adhérentes de l’Association française des entreprises privées (hors holdings familiaux et groupes étrangers) ont annulé leurs distributions de dividendes par rapport au montant initialement annoncé au titre de l’exercice 2019, et 31 d’entre elles les ont diminuées (soit les 2/3). Dans l’ensemble elles ont aussi suivi les recommandations sur la baisse de rémunération des dirigeants de 25 % pour alimenter les caisses en vue du chômage technique. Par contre 6 entreprises du CAC 40 ont versé l’intégralité des dividendes de l’année (Les Échos du 9 novembre).

— Les investissements directs à l’étranger (IDE) au niveau mondial ont plongé de 49 % sur un an au cours du premier semestre 2020, selon un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) publié mardi. Les pays industrialisés, qui représentent normalement 80 % des transactions mondiales, ont été les plus touchés, avec des flux tombant à 98 milliards de dollars, un niveau atteint pour la dernière fois en 1994. Pour la première fois, les IDE vers l’Europe ont été négatifs, à -7 milliards de dollars contre 202 milliards un an plus tôt. Ceux vers les États-Unis ont chuté de 61 %. Les IDE ont le plus fortement diminué en Italie, au Brésil et en Australie, qui avaient été les principaux bénéficiaires en 2019. En revanche, ceux en direction de la Chine ont résisté. Les flux d’investissement sont attendus en baisse de 30 % à 40 % cette année et devraient reculer « modérément », de 5 % à 10 % en 2021, a indiqué James Zhan, directeur de la division investissement et entreprise à la Cnuced ; Les Échos, le 28 octobre). En France, les prévisions sont une baisse de 14 % en 2020 pour une simple hausse de 4 % en 2021 variable suivant les secteurs : à cela trois raisons, la politique de stop and go sur la question sanitaire ne permet pas de définir une perspective ; les mesures du plan de relance ne sont pas des mesures de court terme (la fameuse relance « verte ») ; et enfin elle n’est pas axée sur une hausse de la demande (refus de baisser la TVA comme l’Allemagne l’a pourtant fait), mais sur le rétablissement des marges de l’offre (baisse des impôts de production).

Temps critiques, le 26 novembre 2020

  1. Un quintile représente 20 % d’une population donnée ; le premier quintile représente donc le premier cinquième des données (1 % à 20 %) ; le deuxième quintile représente le deuxième cinquième (21 % à 40 %) et ainsi de suite. Il y a donc 4 quintiles dans une distribution (20 %, 40 %, 60 % et 80 %). Le troisième quintile est donc celui compris entre 41 et 60 % de la distribution des revenus. []
  2. Il pourrait entraîner une modération salariale », estime Jawad Lemniaï, directeur chez EY consulting (Les Échos, le 23 novembre). Sans compter que « le travail à domicile aura des conséquences à terme sur les formes d’emploi, poursuit-il. En individualisant encore un peu plus le travail, ce sera un nouvel appel d’air pour le statut de micro-entrepreneur ». []
  3. Libération, qui a doublé Le Monde en tant que journal de tous les pouvoirs, essaie de se poser en défenseur des salariés et part en chasse pour traquer les patrons désobéisseurs dans son enquête du 6 octobre 2020. []
  4. Depuis le 20 février, le cours de Google a grimpé de 17 %, celui d’Apple de 47,5 %, celui de Facebook de 38 % et celui d’Amazon de 55 %. Le CAC40 a, lui, reculé de 17 % (Le Monde, le 7 octobre ). []
  5. Le salaire médian est plus utilisé que le salaire moyen quand l’éventail des salaires s’accroît car ce dernier « écrase » les extrêmes. []
  6. Il varie entre 0 (égalité parfaite) et 1 et se calcule à partir de la courbe de Lorenz qui mesure l’écart à l’égalité représentée par la diagonale du carré. Plus la courbe qui est en dessous est éloignée de la diagonale plus l’inégalité est grande. []
  7. D’après P. Cahuc, il y a en France 55 000 défaillances d’entreprises en France en moyenne et le « retard » estimé à cause du Covid s’élèverait déjà à 15 000 (Les Échos, le 6 octobre 2020). []
  8. -10 %, c’est, en points, le recul de la part de l’industrie dans le PIB français depuis 1980, selon le dernier rapport de France Stratégie consacré aux « politiques industrielles ». Elle était ainsi, en 2018, de 13,4 % contre 25,5 % en Allemagne et 19,7 % en Italie. Les délocalisations y ont été plus massives qu’ailleurs ; 62 % du personnel des entreprises françaises travaille hors de France, contre 38 % pour les entreprises allemandes. En quarante ans, 2,2 millions d’emplois ont été perdus. C’est « depuis 2000 la performance la plus médiocre des pays d’Europe de l’Ouest », renchérit France Stratégie, qui constate un léger mieux depuis le choc du rapport Gallois en 2012. Mais, à l’inverse de nombreux observateurs focalisés sur le prix de la main-d’œuvre, le rapport ne jette pas la faute sur les salaires, mais met en cause la fiscalité (Libération, le 20 novembre). Selon les données compilées par Trendeo, les annonces de fermetures ou les fermetures effectives dans l’industrie manufacturière, depuis mars 2020, représentent, en solde net, quelque 19 500 emplois détruits. En effet, si les suppressions atteignent le chiffre de 42 000 postes, elles sont en partie compensées par un peu plus de 22 000 créations d’emplois industriels enregistrées depuis le début de la pandémie. Et en fin d’année, la France devrait perdre bien moins de postes industriels qu’en 2009, lors de la crise financière, lorsque 39 000 emplois de ce type avaient disparu (Le Monde, le 21 novembre). []

Avis de parution : numéro 20 de la revue Temps critiques

Nous avons le plaisir de vous informer de la parution du numéro 20 de la revue Temps critiques et d’un supplément à ce numéro intitulé : Liberté d’expression et rapport à la religion au révélateur de l’école

La revue se compose comme suit :

Sommaire

  • L’Etat sous ses deux formes nation et réseau
    Jacques Guigou
  • Etat et « société civile »
    Jacques Wajnsztejn
  • Activité critique et intervention politique
    Gzavier, Julien et Grégoire
  • Révolution et émancipation sont-elles encore pensables
    aujourd’hui ?
    Sophie Wahnich
  • De quelques rapports entre le Coronavirus et l’Etat
    Temps critiques
  • La crise sanitaire et son économie II
    Temps critiques

Prix de l’exemplaire : 8 euros et 10 € port compris – Abonnement : écrire en précisant votre nom, prénom et adresse complète.
Pour 2 numéros (y compris suppléments et hors-séries) abonnement simple : 15 € (port compris) abonnement de soutien : à partir
de 35 € + Interventions

Chèque à l’ordre de :

Jacques Wajnsztejn, 11 rue Chavanne, 69001 Lyon

P.S. Au vu de la situation actuelle dans les librairies, les commandes et les abonnements sont les bienvenues.


4ème de couverture

visuel du n°20

L’État a perdu l’autonomie relative qui était la sienne dans la société de classes à l’époque des États-nations. Il ne peut plus être perçu comme la superstructure politique d’une infrastructure capitaliste comme le concevait le marxisme. Son passage progressif à une forme réseau à travers laquelle il est présent, actif et englobant, tend à agréger État et capital. L’État n’est plus en surplomb de la société, puisqu’il a recours à différentes formes d’intermédiation qui tendent à transformer ses propres institutions en de multiples dispositifs spécifiques de remédiation. La forme de domination qu’il exerce est basée sur l’internisation/subjectivisation des normes et des modèles dominants. Parmi ces modèles, celui de la technique joue un rôle central dans la transformation des forces productives et des rapports sociaux. Ce modèle technique, induit par le développement capitaliste, n’apparaît plus aujourd’hui comme un progrès mais comme une nécessité absolue, alors pourtant qu’il est indissociable de choix politiques. Il finit par s’imposer comme une seconde nature. Nous critiquons toutefois l’hypothèse d’un « système » technique autonome ou « macro-système ».

Il en est de même de la notion de « système » capitaliste : le capital ne tend vers l’unité qu’à travers des processus de division et de fragmentation qui restent porteurs de contradictions et réservent des possibilités de crises et de luttes futures. C’est bien pour cela qu’il y a encore « société » mais il s’agit en l’occurrence, d’une « société capitalisée ». La tendance actuelle du capital à privilégier la capitalisation (ses formes liquides et financières) plutôt que l’accumulation (de nouvelles forces productives et immobilisations), s’appuie sur une organisation dans laquelle les flux de production et d’information, de finance et de personnes, dépendent des jeux de puissance au sein de réseaux interconnectés, mais malgré tout hiérarchisés.

L’hypothèse d’une «crise finale» du capitalisme le poussant à «creuser sa propre tombe» a été démentie par les faits, même si sa dynamique actuelle repose sur le risque et donc suppose la possibilité et l’existence de crises. En effet, le capital n’a pas de forme consacrée, comme le laisseraient supposer ses différentes formes historiques, commerciale et financière d’abord, industrielle ensuite. Ce qui prédomine aujourd’hui, c’est une tendance forte à l’unité de ces formes, ce que nous avons nommé la révolution du capital.

Tout n’y est pas question de profit. Les jeux de puissance des dirigeants, des actionnaires et des créatifs, concourent aussi à une innovation permanente et nécessaire à la dynamique d’ensemble. Mais si ce processus fait encore société malgré les fractures qu’il produit, c’est parce que le capital n’a pas engendré une domestication totale. Il se fait milieu, valeurs, culture, provoquant une adhésion contradictoire d’individus qui participent ainsi à des modes de vie de la société capitalisée, par exemple à travers une consommation des objets techniques, qui tend à virtualiser les rapports sociaux. D’où, en retour, l’activation de références communautaires ou particularistes qui rendent difficile une lutte unitaire contre le capital. Nous assistons à ce mouvement au cours duquel la société capitalisée semble s’émanciper de ses contradictions internes parce que nous-mêmes avons pour le moment échoué à révolutionner ce monde.

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XIII)

– Courtepaille, Camaïeu, André, la Halle autant d’entreprises en assistance respiratoire sous LBO (Leveraged buy-out pour « opération à effet de levier »). C’est une technique financière de rachat d’une entreprise avec un apport minime d’argent propre, mais la constitution d’une dette dont le remboursement est engagé sur les bénéfices à venir. Une opération qui peut être utilisée par des fonds d’investissement en recherche de hauts rendements, et ce aussi bien en phase de forte croissance comme aux États-Unis pendant les Trente glorieuses ou en période de crise comme depuis 2008 où prédominent les faibles taux d’intérêt. Plus les taux sont bas plus les risques sont limités à financer des entreprises qui autrement ne seraient pas secourues. Les LBO détournent les investisseurs des obligations et actions à rendements alors rendus faibles. C’est l’effet pervers des accords dit de Bâle III qui, suite à la crise des subprimes, encadrent maintenant l’action des banques de façon à les rendre plus prudentes. Le résultat en est que les fonds privés se substituent progressivement aux traditionnels investisseurs institutionnels. Ainsi, l’enseigne de surgelés Picard, qui a multiplié les LBO pour financer son développement, a certes grossi, mais sa dette atteint 1,4 milliard d’euros. Une partie de l’endettement peut être sain dans la mesure où c’est un endettement volontaire d’acquisition pour grossir et prendre des parts de marché, mais une autre partie est plus risquée qui voit l’entreprise déjà endettée par cette acquisition s’endetter pour rémunérer les investisseurs à des taux bien supérieurs au prix de marché. À l’origine, cette technique était faite pour permettre la transformation d’entreprises familiales en sociétés sans passer par la Bourse. Par exemple dans le cadre du rachat de l’entreprise par les salariés, ces derniers bénéficiaient alors de déductions fiscales qui n’ont par contre pas lieu d’être, d’un point de vue de gauche, dans le cas d’opérations quasi spéculatives (Nicolas Bédu, « économiste atterré » dans Libération, le 27 juillet).

Or la Covid-19 semble avoir mis fin à cette assistance financière pour de nombreuses entreprises se situant dans les secteurs les plus touchés par la crise comme le textile et l’habillement ou la restauration parce que les investisseurs ne sont réactifs qu’à des signes de court terme et non à des politiques industrielles innovatrices permettant de prévenir les changements de comportement de consommation surtout dans des secteurs aussi liés à la mode (cf. le passage à la fast fashion [la mode éphémère]). La Covid-19 et le développement de la vente en ligne ont fait le reste. Ces marques seraient restées sur les critères des années 1980, alors que Zara et H&M utilisent la high-tech à plein ; chez Zara, les vendeuses ont un appareil pour informer le siège au jour le jour sur ce qui marche ou pas. L’offre est adaptée en permanence. Pourquoi Primark monte en flèche ? En raison du prix. C’est le Tati de la grande époque mais tendance, alors que Camaïeu est bien plus cher sans proposition particulière de style ou de qualité. Et nous pouvons rajouter que l’exploitation de la force de travail y atteint un niveau particulièrement élevé avec des grèves sporadiques pour faire respecter les règles minimales de droit du travail auprès du personnel intérimaire ou des sous-traitants ou encore du personnel de sécurité. Mais même Zara et H&M subissent le choc, rattrapés qu’ils sont par leur stratégie de réassort frénétique pour coller à la tendance. En effet, la fast fashion a fait assaut de soldes anticipées et autres prix cassés pour écouler la marchandise invendue, ce qui réduit d’autant les marges.

Le grand absent sur cette question des LBO demeure l’État ; pas question pour lui, pour le moment en tout cas, de réguler l’activité des fonds d’investissement. Sans doute une manière de ne pas insulter l’avenir, dans la mesure où par le passé, ce sont ces fonds qui ont été les seuls repreneurs d’entreprises en difficulté. Les pyromanes peuvent en effet se transformer momentanément en pompiers.

– Air-France, comme d’ailleurs d’autres entreprises de transport aérien, ne pourra rembourser avant longtemps les différentes formes de prêts qui lui ont été consentis ce qui équivaut à une nationalisation de fait. Une fois de plus l’adage de la privatisation des profits et de la socialisation des dettes semble vérifié. Toutefois, dans le cadre des réglementations européennes, une nationalisation de droit est peu probable, car elle contreviendrait aux règles de concurrence et serait attaquée par d’autres compagnies comme Ryan-Air qui ne bénéficient pas de ces mesures (Cf. Marc Ivaldi, économiste des transports, Libération, le 31 juillet). Ce serait passer d’une intervention conjoncturelle dans l’économie à une intervention structurelle pourtant nécessaire s’il s’agit de planifier une politique de transport qui ne fasse pas qu’un secteur, pour se sauver, détruise les autres. Ainsi, le patron d’Alsthom s’est montré plus que partisan de l’interdiction de l’avion sur les liaisons intérieures pouvant être assurées par rail : « À titre personnel, je suis favorable à ce que, pour tous les trajets de moins de quatre heures de train, l’avion soit interdit. Le modèle TGV participe énormément à la décarbonation du transport », a déclaré Henri Poupart-Lafarge, en plaidant pour une relance du rail face à l’avion, mais aussi de préférence à l’automobile1.

Autre bémol à cette socialisation des pertes : si on regarde les précédents d’Alsthom et de PSA, leur recapitalisation par l’État a permis ensuite des plus-values importantes à la revente quand la situation s’est améliorée (ibid.). Le problème ici est donc de savoir si le secteur du transport aérien est conjoncturellement ou structurellement touché.

– Dans divers textes de Temps critiques, nous avons souvent insisté sur le fait qu’avec la « révolution du capital », le capital dominait la valeur et donc en conséquence que les prix n’avaient plus qu’un rapport ténu à cette valeur ; soit parce que la plupart des prix sont maintenant des prix de cartels (monopolistiques ou oligopolistiques) soit parce que ce sont des prix administrés fixés par l’État. Or, avec le plan de relance européen, on en a un exemple concret aujourd’hui. En effet, les taux d’intérêt à long terme sur les dettes publiques ou sur les dettes des entreprises, les écarts de taux d’intérêt entre pays ou encore les primes de risque sur les dettes des entreprises en bonne ou mauvaise forme, de bonne ou de mauvaise qualité, seront maintenant déterminés par les achats de la BCE. Ce sont devenus, dans les faits, des prix administrés et non plus des prix de marché (Les Échos, le 27 juillet).

D’autres axes du plan de relance vont dans ce même sens de la sortie de l’économie de marché comme, par exemple, le désir de relocalisation des États qui ne peut se faire que par subventions aux entreprises puisque la plupart des raisons qui avaient amené ces dernières à délocaliser demeurent avec toutefois des évolutions non négligeables : un éventail de coût du travail qui se réduit, une compétitivité qui s’évalue plus sur le coût complet et la qualité que sur le prix, etc. Enfin, il en est de même pour l’émission de CO2. Un prix plancher d’émission élevé ne peut être à lui seul une arme décisive d’abaissement de ce niveau dans les proportions prévues. Les États vont donc être obligés de sortir de ces mécanismes de marché qui avaient pourtant la préférence des entreprises et des libéraux avec par exemple les droits à polluer pour entrer dans un système incitatif ou contraignant concernant les transports et l’isolation thermique des logements (en France on parle d’un passeport santé du logement que les propriétaires devront respecter, cf. Libération, le 28 juillet : « L’exécutif veut rendre son écologie concrète »).

– Des inconnues demeurent : la France a refusé une baisse de la TVA, mais aurait-elle été porteuse dans un pays où l’INSEE nous indique que la baisse des exportations a été plus forte que celle des importations, et ce au plus fort de la crise et que par expérience les entreprises ont tendance à ne pas répercuter cette baisse dans le prix, mais au niveau de leurs marges ? (Les Échos le 3 août). Par ailleurs, la diversité de situation des secteurs est telle qu’il est difficile de faire des projections. Le luxe, la pharmacie, l’eau, l’agroalimentaire, le BTP s’en sortent relativement bien avec un fort redémarrage, l’automobile, les transports et la métallurgie dans son entier, souffrent beaucoup plus or ce sont les secteurs qui nécessitent le plus gros effort d’investissements privés sans pour cela avoir de garantie d’une reprise de la consommation et les experts (Les Échos le 3 août) estiment un coût de frein de cet investissement à hauteur de 50 milliards correspondant grosso modo au « cash-crunch » (peut être résumé par un manque de liquidité de la part des entreprises) qui vient de se produire. Le risque n’est donc pas dans les services, mais dans l’accentuation de la désindustrialisation, une crainte énoncée par le président de l’UIMM, Ph. Darmayan dans ces mêmes colonnes, le 31 juillet). Depuis 1982 les ouvriers sont passés de 30 % des emplois à 19,6 (2019) et ils travaillent de moins en moins dans le secteur manufacturier (de 15 % ils ne sont plus que 7 %). Les ouvriers qualifiés dans l’industrie manufacturière, peu nombreux sur le total et en net recul numériquement, sont à 85 % en CDI contre 63 % pour les autres. Les autres salariés comptabilisés comme tels dans la nomenclature officielle des PCS (professions et catégories socioprofessionnelles) sont chauffeurs, ouvriers de type artisanal, ouvriers du BTP, ouvriers agricoles, ouvriers/employés des entrepôts de logistique ou de nettoyage, des secteurs qui résistent mieux à l’automatisation des tâches ou même qui sont le produit de son accroissement, mais fractions ouvrières qui ont du mal à coaguler, bref à faire forces par comparaison aux anciennes fractions ouvrières qui faisaient masse au sein des « forteresses ouvrières » .

– Bruxelles veut faciliter le financement des entreprises en simplifiant l’accès aux marchés financiers. Parmi les mesures notables, on peut retenir la promotion d’une technique qui a pourtant démontré ses potentialités spéculatives, celle de la titrisation qui permet aux banques de regrouper des prêts, de les convertir en titres et de les vendre sur les marchés. L’objectif est de les aider à prêter de manière plus ciblée en transférant sur les marchés financiers une partie du risque lié aux emprunts des petites et moyennes entreprises qui ont justement du mal à trouver des capitaux pour l’innovation, surtout en France si on compare la situation avec celle qui prévaut en Allemagne et est à la base du dynamisme de l’Hinterland.

Dans le même ordre d’idée, la Commission européenne a accepté le rachat du canadien Bombardier par Alsthom ce qui en fait le second groupe du ferroviaire derrière le chinois CRRC, alors qu’il avait refusé auparavant la rencontre entre le même Alsthom et Siemens. Force est de constater une prise en compte de la concurrence chinoise.

– Le gouvernement va satisfaire le patronat en s’attaquant à l’impôt sur la production. Un impôt de 20102 (Sarkozy) que beaucoup considèrent comme aberrant dans son fondement puisqu’il frappe les entreprises au niveau du chiffre d’affaires, des frais fixes (plus important dans l’industrie que dans les services) et de la valeur ajoutée et non du profit ; aberrant aussi dans sa destination puisqu’il comprend une cotisation foncière qui sert à financer les collectivités locales3, une cotisation qui pèse proportionnellement plus sur les PME/ETI que sur les grandes firmes ; et enfin aberrant par rapport à son poids : 77 milliards (on parle de le rabaisser de 10 milliards) contre 26 en moyenne dans l’UE, mais seulement 11 en Allemagne. Cette baisse pourrait toutefois être compensée par une hausse de l’impôt sur les sociétés ce qui apparaîtrait plus « juste » d’un point de vue industrialiste.

– Pour certains experts, la 5G, contrairement à ses devancières, serait d’un usage à 80 % professionnel et non de consommation/loisir. Ils en espèrent une croissance de la productivité (G. Babinet de l’Institut Montaigne, Les Échos, le 28 juillet) par optimisation des flux pour éviter les problèmes de stocks, quelque chose que le toyotisme n’a pas complètement réalisé même s’il en a fait un objectif en inversant la traditionnelle filière fordiste. Cela permettrait aussi des gains dans l’agriculture avec l’analyse de l’humidité permettant de ne pas gaspiller d’eau ou de l’énergie avec les chauffages connectés ou encore les GPS.

Les marchés financiers pourraient eux aussi en profiter dans la mesure où ils se fondent sur une actualisation4 de tous les profits futurs jusqu’à parfois les valoriser à l’excès comme le montre la cote actuelle de Tesla qui ne représente pourtant qu’une part de marché minuscule. Et alors même que les Gafam font l’objet d’une procédure d’abus de position dominante aux États-Unis, leur valorisation boursière n’a jamais été aussi haute5 (Le Monde, le 1er août) du fait de la haute valeur d’actifs intangibles que représentent leur savoir-faire, le capital humain ou le General intellect6.

– Un des effets indirects de la Covid-19 est la fin du projet de Google-City à Toronto qui devait fournir un exemple de ce que Richard Florida appelle les « entreprises urbantech » à la base de futures villes « intelligentes » (Cf. Carlo Ratti qui dirige le Senseable City Lab au Massachusetts Institute of Technology, Les Échos, le 3 août).

– La Covid-19 a en partie sapé la puissance du dollar. Celui-ci est engagé dans une tendance baissière, parce que corrélée à la mauvaise gestion de la crise sanitaire alors même qu’au début de la crise il avait encore fonctionné comme valeur refuge (il bénéficiait de ce qu’on appelle une prime de sécurité) ; mais la gestion Trump et le conflit avec la Chine ont miné la confiance. Par ailleurs les taux américains sont moins attirants et les flux de capitaux vers des fonds d’actions européens sont plus importants que vers les fonds spécialisés dans les actions américaines (la prime de risque tend à s’inverser). Anton Brender, in Les Échos, le 31 juillet-1er août estime que le rôle de l’euro va croître à long terme, mais qu’à court terme il n’y a pas d’alternative au dollar et au système financier qu’il domine.

– Nous l’avons suggéré dans les relevés précédents, les économistes distinguent volontiers les « chocs d’offre » et les « chocs de demande », mais cette distinction, qui n’a sans doute jamais eu grand sens, n’en a manifestement aucun dans le cas de cette crise. C’est l’ensemble des schémas de reproduction qui ont été désarticulés. Le rapport consommation-production-investissement d’abord, l’articulation des chaînes de valeur ensuite. Les stratégies de relocalisation, si elles ne restent pas lettre morte, ne feront qu’accentuer cette désarticulation (M. Husson : « L’économie mondiale en plein chaos », site À l’encontre).

– Le mini scandale de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), une référence mondiale de la régulation publique environnementale, autour de l’autorisation de l’utilisation du glyphosate, repose la question de l’indépendance des experts et la fiabilité de leurs expertises quand ils sont en fait juges et parties ; et au-delà, la question d’une agriculture productiviste. En effet, dans un article de Libération, le 25-26 juillet on apprend que la non-utilisation de ce produit conduirait à un labourage beaucoup plus intense des sols nécessitant, en l’état actuel, l’utilisation de nouvelles machines entraînant elle-même à terme une concentration du capital. Le piquant de ce processus c’est que c’est la FNSEA qui met en avant ce danger pour justifier le maintien de l’utilisation du produit dans des formes encadrées.

– D’après une enquête Le Progrès, le 28 juillet, la Covid-19 a eu un effet à la hausse sur les produits frais. La Confédération paysanne dénonce les culbutes de la grande distribution qui font passer des tomates bios achetées 1,50 euro aux producteurs à 5,80 en rayon. Derrière le mot d’ordre gouvernemental d’acheter en France réduit par la grande distribution à une bataille de communication, se livre une véritable guerre des prix alors que le coût de ramassage en France est 1,7 fois plus élevé qu’en Espagne et 1,5 fois… qu’en Allemagne. Le résultat en est que nos importations en ce domaine ont doublé en 10 ans pour atteindre 20 %, alors même que nos exportations baissent (cf. aussi le relevé de notes IV). Ce qui est vrai pour les légumes l’est encore plus pour les fruits où le coût de ramassage correspond à 40 à 60 % du coût total du produit.

Un panier de 8 types de légumes et fruits pour 4 personnes s’établit à 42,34 euros en magasins discount ; 51,33 en hypermarchés ; 52,45 sur le marché et enfin 90,79 en magasin bio. Il ne s’agit bien sûr pas des mêmes produits, mais cela traduit la tension entre producteurs et distributeurs dans ce secteur, une tension de fait arbitrée par l’État selon des choix qui sont tous sauf anodins. On a vu pendant la pandémie que les marchés des grandes villes ont été fermés autoritairement ce qui n’a pas été le cas des hypermarchés et magasins de proximité ; quant à la production bio elle reste une production de niche en dehors de la PAC.

– Une autre enquête, cette fois du Journal du dimanche, le 26 juillet, rend plus concret les dessous de la production agricole de type industrielle dans la mesure où là encore la Covid-19 a fait remonter à la surface des conditions, ignorées de beaucoup, des nouveaux « damnés de la terre ».

C’est ainsi qu’au camping des Noves dans les Bouches-du-Rhône, des ouvriers sans-papiers, pour la plupart venus d’Amérique du sud ou d’Amérique centrale et recrutés par l’entreprise espagnole Terra Fecundis7 de Murcie, se retrouvent dans une sorte de zone de regroupement au sein d’un camping où ils sont séparés des touristes par des hauts murs. Ce sont des « travailleurs détachés intérimaires » d’après la formule officielle. Une sorte d’actualisation de la pratique du « plombier polonais ». Derrière Terra Fecundis se retrouvent les quelques grandes exploitations, dont beaucoup sont sises en Provence, qui fournissent la grande distribution. C’est la Covid-19 qui a permis de soulever le voile puisqu’une forte contamination liée à la promiscuité, à l’absence de masques et aux mauvaises conditions est apparue au camping. On retrouve des situations identiques à Beaucaire avec une rue Nationale transformée en Little Ecuador. Il y aura donc eu une exception au confinement puisque ces travailleurs ont pu faire plus de mille kilomètres depuis le sud de l’Espagne jusqu’en Provence. Dès la mi-avril, gendarmerie, police et justice ont été alertées, mais beaucoup reconnaissent que le Ministère de l’Agriculture aurait mis la pression sur le Ministère de l’Intérieur pour épauler concrètement « nos » agriculteurs (clientélisme politique) tout en arguant de la peur du manque de nourriture pour justifier le silence sur ces manquements aux mesures officielles de confinement (démagogie).

Ancien directeur du travail au Ministère du même nom, Hervé Guichaoua y voit une autre raison plus juridique et européenne : « Le gouvernement ne pouvait pas, par simple instruction, bloquer à la frontière ces salariés détachés car cette décision aurait eu pour effet d’interdire aux entreprises étrangères d’exercer leur droit à la libre prestation de services reconnue par l’article 56 du traité sur le fonctionnement de l’UE ». Pourtant d’après le même haut fonctionnaire ces pratiques de Terra Fecundis sont connues de l’État depuis 2001 et ce n’est qu’en 2014 qu’une première action en justice est menée après la mort d’un saisonnier. Le Coronavirus aura là encore accéléré les choses.

– Un point complémentaire au relevé XII où nous abordions la question de la relance de la demande à partir des bas salaires (cf. l’analyse keynésienne). Pour dynamiser l’embauche, il serait préférable de cibler les emplois à bas salaires car c’est autour de la valeur du SMIC que les incitations gouvernementales en direction du patronat, s’avèrent opérantes ; et non comme dans le projet actuel en fixant une limite supérieure à 2,5 SMIC ce qui correspond en fait au niveau de 85 % de salariés ! (Les Échos, le 28 juillet, Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo). L’échec du CICE n’aura apparemment pas servi de leçon. À viser tout le monde, L’État ne touche personne car cela conduit au mieux au saupoudrage de la même somme sur un nombre plus grand de bénéficiaires. Le même défaut apparaît avec un chômage partiel maintenu à 4,5 SMIC en longue durée au lieu de l’abaisser à 2 ou 2,5 SMIC comme cela a été proposé plusieurs fois par des économistes. Le risque est double, car un chômage partiel de longue durée est un peu une contradiction dans les termes qui conduit premièrement, au niveau microéconomique, à subventionner indirectement des secteurs en déclin ; deuxièmement à mieux indemniser les heures non travaillées que le chômage.

Ces dispositions sont d’autant plus étonnantes que sur la question de l’âge c’est l’argumentation inverse qui prévaut en arrêtant la limite de bénéfice de la mesure à 25 ans, ce qui crée de fait une trappe à chômage pour la catégorie d’âge située juste au-dessus (Le Monde, le 29 juillet). Pour Stéphane Carillo de Sciences-Po, il aurait été plus habile de monter jusqu’à 30 ans en limite d’âge, mais dans les limites de deux fois le SMIC seulement plutôt que 2,5. Ces dispositions ne parlent d’ailleurs que d’emplois en général, or dans la mesure où elles autorisent les CDD (d’un minimum de trois mois) on ne peut exclure que certains patrons se laissent tenter par un turn-over des postes à leur initiative (augmentation de la précarité). Et cela, y compris dans une forme « inclusive » où ce seraient finalement toujours les mêmes destinataires auprès desquels on renouvellerait le contrat, alors que le but de la mesure est d’élargir les possibilités de « l’employabilité ».

L’évolution de l’automobile en France en est le fidèle reflet de l’évolution plus générale de l’industrie française. Nous avons vu supra la déperdition d’emplois industriels, elle est la conséquence de chiffres de production eux aussi globalement en baisse. Ainsi, en 2000, la France était deuxième producteur européen après l’Allemagne, aujourd’hui elle est quatrième et a perdu 36 % de ses emplois. Ce déclassement n’est pas dû à une déconfiture commerciale, car les parts de marché de Renault et de PSA restent stables, mais les choix industriels, surtout chez Renault avec Ghosn ont porté aux délocalisations et à la production de voitures low cost pendant que la production en France se désintéressait du design, pourtant essentiel, pour la fameuse « montée en gamme ». Pourtant, rien n’était impossible puisque Toyota a fait le choix inverse en choisissant la France pour sa Yaris près de Valenciennes, qui est la quatrième voiture produite en France en termes de quantité avec une usine ultramoderne et beaucoup plus automatisée (le coût du travail n’est pas entré en ligne de compte pour le constructeur japonais).

Le résultat c’est que depuis le pic de production de 2002, la production n’a fait que baisser se situant aujourd’hui autour de 1,67 million soit deux fois moins. Les économies d’échelle sont donc rendues difficiles et il n’est pas étonnant que les centres de recherche se retrouvent surdimensionnés comme à Guyancourt pour Renault et que les licenciements y sont à l’ordre du jour (Le Monde, le 29 juillet). Situation générale d’autant plus difficile qu’après avoir bénéficié de ce que certains observateurs appelaient « la rente Nissan », c’est aujourd’hui la marque japonaise qui traîne les deux tiers des pertes du groupe que les bons chiffres de Dacia ne peuvent compenser puisqu’ils sont hors bilan (Le Monde, le 31 juillet). La situation n’est par ailleurs guère réjouissante chez les équipementiers puisque l’un des plus puissants, Faurissia prévoit une baisse de ses investissements d’au moins 40 %.

– Barbara Pompili a reculé sur le moratoire des entrepôts de commerce et les limitations de nouvelles implantations ne concerneront que les zones commerciales. Est-ce un recul pour ne pas froisser les géants du numérique et des plateformes ? Ou alors le fruit d’un gros lobbyisme de la part de « France logistique » (cf. « Point de vue » dans Les Échos, le 29 juillet) où il est fait état de 30 000 créations d’emploi net/an soit 1,8 million de personnes représentant 10 % de l’emploi salarié en France répartis sur tout le territoire (le fameux « maillage » du territoire) et avec une forte chance d’ascenseur social interne dans un secteur neuf ? France logistique insiste aussi que ce secteur assure stockage, transport et livraison avec efficacité, y compris pendant la Covid-19, que l’Allemagne est le leader de la logistique mondiale et enfin que si on empêche les plateformes de s’installer en France cela ne changera rien puisque les installations nouvelles se feront à nos frontières, mais par nos concurrents.

Temps critiques, le 3 août 2020.

  1. – De fait, selon les chiffres de l’Agence européenne de l’environnement, les émissions de gaz carbonique du train plafonnent à 14 g de CO2 par passager et kilomètre, quand elles culminent à 285 g pour l’avion et représentent 55 g pour une voiture moyenne. En France, où les TGV roulent à l’électricité nucléaire, le train est encore plus « propre » qu’ailleurs sur le Vieux Continent : 1,14 g par passager au km par exemple pour un Paris-Avignon TGV (661 km) ou 1,37 g pour un Paris-Toulouse (793 km), si l’on en croit le calculateur open data de la SNCF… Ce qui est quand même incroyable, c’est qu’alors que les grandes villes ont voté écologiste (avec toutefois une abstention qui survalorise leur représentation), plus personne ne parle du traditionnel combat écologiste contre l’énergie nucléaire. Avec l’effacement de l’État-nation et de la pertinence de la question de l’indépendance nationale, le nucléaire est comme détaché de la puissance de l’État et devient une énergie comme une autre, plutôt plus propre finalement et un avantage comparatif dans la concurrence internationale ce qui ne gâte rien. []
  2. – Pendant longtemps les gouvernements lui ont préféré une baisse du coût du travail par exonération de charges sur les bas salaires. []
  3. – Le gouvernement prévoit de leur verser en compensation une fraction de la TVA (Les Échos, 31 juillet-1er août). []
  4. -L’incertitude est inscrite au cœur même de la formule d’actualisation qui nous indique ce qu’un capitaliste serait prêt à risquer (cf. l’importance prise par les primes de risque) et payer pour recevoir plus tard un flux d’argent. Mais ce taux d’actualisation peut être utilisé pour différents calculs prospectifs. Il peut l’être par exemple par rapport au coût de la lutte contre le réchauffement climatique quand on pense que depuis les années 2000 il existe des « obligations catastrophes » permettant aux investisseurs d’acheter aux assurances les « risques d’événements extrêmes » (ils « actualisent » sur les deux tableaux) ; et on peut même penser qu’il l’a été, mais de façon erronée, pour ce qui est des risques de pandémie. Les alertes n’ont en effet pas manqué, mais les calculs et l’évaluation se sont avérés erronés. []
  5. – À titre d’exemple Apple « vaut » plus que l’ensemble des entreprises du CAC40 et devance le pétrolier saoudien Aramco en capitalisation boursière. []
  6. – Terme utilisé par Marx et qui correspond à ce que l’on regroupe sous le nom d’actifs immatériels qui ne sont pas inclus dans les investissements productifs au niveau comptable, d’où la distorsion valeur « fictive »/valeur « réelle » en dehors de tout caractère spéculatif. []
  7. – Le carnet de clientèle en France de cette entreprise atteint le chiffre de 535 exploitations dans 35 départements. La paie est de 14-15 euros de l’heure contre 20 à 21 au tarif habituel. Les encargados (contremaîtres) viennent aussi d’Espagne. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XII)

– Dans Le Monde du 3 juillet, le philosophe Jean-Pierre Dupuy donne un entretien sous le titre, « Si nous sommes responsables des maux qui nous frappent, alors notre responsabilité devient démesurée ». Depuis Rousseau, avance-t-il, les causes des malheurs, des catastrophes, des fléaux, les épidémies qui frappent l’humanité ne sont plus attribuées à une ou des puissances extérieures à lui (Dieu, Satan, etc.) mais à lui-même et à lui seul. Cette responsabilité absolue conduit à une clôture du monde des hommes sur lui-même.

S’agissant du Corona virus on a invoqué toutes sortes de responsables (la Chine, la suppression de la bio-diversité, le commerce des animaux sauvages, les transports aériens à bas coûts, l’anthropocène, le néo-libéralisme, etc.) et ces raisons ne sont pas à écarter dit J-P.Dupuy, mais il manque une dimension dans toutes ces considérations scientifiques, techniques, économiques, politiques, religieuses, c’est celle de la contingence ; de l’événement contingent. L’épidémie de Covid serait un véritable événement en ce sens qu’il échappe à toutes déterminations de quelque ordre qu’elles soient. Le surgissement d’une réalité nouvelle engendrée par le pur hasard.

Sans les citer, il est probable que J-P.Dupuy se réfère aux philosophes du « réalisme spéculatif » (encore nommé « ontologie factuale ») dont les travaux font fureur dans le milieu et dont en France, Quentin Meillassoux est le principal représentant ; avec Medhi Belhaj Kacem mais ce dernier en tire des conséquences différentes.

Sans entrer davantage dans ces métaphysiques singulières, il faut ici remarquer qu’elles impliquent la réintroduction du mal dans l’interprétation de l’histoire d’aujourd’hui. Cela n’est pas étonnant puisque dans la présentation de J-P.Dupuy précédant l’entretien, on apprend qu’il a assuré un séminaire de recherche sur le problème du mal à l’université Standford. Il reste que cet écart par la contingence tranche avec les discours catastrophistes des commentateurs dominants. Mais on reste sur sa faim quant aux pistes qui pourraient être ouvertes par cet écart.

Tout le reste de l’entretien est dominé par une conception techno-scientifique de l’action politique ; notamment par un appel au développement de la formation scientifique et technique. J-P. Dupuy partage le présupposé rationaliste et progressiste selon lequel l’éducation, la formation, peuvent modifier le cours des choses ; qu’elles sont «  émancipatrices », etc. Contre l’épidémie, il convient donc de développer massivement la culture scientifique et technique dont « nos dirigeants » sont totalement dépourvus. La revoilà cette « République des savants » tant de fois invoquée depuis l’abbé Grégoire, le prêtre révolutionnaire, un des principaux promoteurs des grandes institutions scientifiques et techniques créées par la Convention.

-Si le dernier volet de la réforme de l’assurance chômage a été suspendu et une décision reportée au 1er septembre, la tendance générale de l’évolution des droits à ce propos est à une baisse continue depuis 1979 avec la contradiction suivante qui est que les CDD se multiplient y compris dans des formes potentiellement toujours plus précaires comme les CDD d’usage dans certaines professions, tout cela prétendument afin de garantir l’emploi plutôt que l’assistance. Or, au lieu de s’accorder à cette flexibilité accrue comme c’était structurellement le cas pour le régime particulier des intermittents du spectacle, les dernières réformes entraînent une difficulté à ouvrir des droits pour ces dernières catégories avec en plus un « effet de cliquet » qui fait que quand le chômage baisse les conditions d’ouverture de droit se durcissent et quand le chômage augmente à nouveau la tendance est de ne pas revenir à la situation antérieure plus avantageuse (cf. Mathieu Grégoire, enseignant de sociologie, U-Nanterre, Libération, le 17/07). Ce qui est nouveau c’est que de nombreux licenciements annoncés concernent les services de recherche-développement (R-D) et donc des emplois qualifiés (Renault, Nokia). La CGT Nokia parle de délocalisation de la recherche, mais est-ce si sûr alors que plusieurs sociétés d’ingénierie se retrouvent dans le même cas où il y a sureffectif par rapport au plan de charge. Cette position syndicale est d’autant plus sujette à caution que la délocalisation n’est plus en odeur de sainteté. Et ce qui est déjà en cours pour ce qui est du cœur de la production, à savoir l’automatisation croissante et donc la baisse de la part des salaires dans le coût de production risque de s’étendre en amont et en aval de la chaîne de production. Une automatisation qui concerne aussi la grande distribution avec les accords entre Carrefour et Google sur « les courses à la voix » sur smartphone ; les projets Amazon-Go (le just walk out par exemple), associé entre autres au système de « logiciel libre » Linux qui peuvent être vendus à n’importe quel commerce et pourraient supprimer à terme 22% du personnel. Le but d’Amazon est de se rendre indispensable et irremplaçable. Les très gros distributeurs comme Walmart ont senti le danger et cherchent à développer leur propre système. Carrefour hésite devant un processus qui ne s’est pas encore imposé en Europe.

-Floués les salariés de Daimler-Smart en Moselle : alors qu’en 2016 ils avaient accepté individuellement un plan de sauvegarde de la production en acceptant de travailler 39 h payées 37 et alors qu’ils devaient produire les nouvelles Mercédès, la Direction générale de Daimler est revenue sur sa stratégie. Le fait que l’Allemagne se recentre sur le marché européen (cf. relevé XI) n’est pas un gage de sécurité car contrairement à ce que semble penser l’opinion publique, opinion renforcée par la prétendue dépendance par rapport à la Chine apparue avec le Covid-19, ce n’est pas la Chine notre partenaire privilégié et ce ne sont pas ces échanges qui creusent le déficit courant où le chômage ; mais plutôt nos échanges internes à la zone euro dans le cadre d’une course à la compétitivité qui est largement hors coût sinon on ne comprendrait pas le différentiel de compétitivité avec l’Allemagne. Pour Isabelle Méjean (enseignante à l’École polytechnique, Les Échos, le 10/07), il ne s’agit pas tant de relocaliser (l’économie française ne sera pas sauver par le rapatriement du doliprane ou paracétamol, des molécules à faible valeur ajoutée ou encore par la fabrication de masques respiratoires demandant l’importation de latex) que de localiser à partir de nos points forts en multipliant les économies d’agglomération comme par exemple cela se fait dans le Sud-Ouest autour de l’aéronautique (proximité des fournisseurs et clients, compétences sectorielles de la main d’œuvre) ou comme cela pourrait se faire dans la plasturgie ou à un autre niveau, dans « l’économie de la mer » (14 % du PIB, 820000 emplois) où l’ambition stratégique portuaire affichée par le gouvernement ne s’est pour le moment concrétisée que dans le tout nouveau ministère de la mer dévolu à Annick Girardin.

La Moselle est un bon exemple de l’évolution industrielle : d’abord centrée sur les mines puis la sidérurgie mais sans contrôler les centres de pouvoir (British Steel, Arcelor-Mittal), elle semblait pouvoir devenir un nouveau centre de l’automobile avec Daewoo début 2000 et surtout la Smart électrique jusqu’à ce que ces espoirs de modernisation ne s’écroule. En effet, la dernière proposition en provenance de l’anglais Ineos de reprendre l’entreprise pour en faire le centre de production limité d’un 4×4 Grenadier thermique n’a plus rien à voir avec le grand projet électrique de Daimler. Ni le projet de reprise d’Inéis qui n’apparaît que comme une production de niche ni le laboratoire de recherche « Digital Lab » de Mittal à Uckange, ni le projet de chimie verte de la société Metabolic explorer à Carling St Avold pour remplacer les vapocraqueurs éteints en 2013, ne seront suffisamment créateurs d’emplois pour compenser les milliers de perte de ce qu’il faut bien voir comme une désindustrialisation. Des emplois plus qualifiés que ceux qui se développent aujourd’hui dans l’économe de plateforme avec un gigantesque Amazon sur la friche militaire et les installations logistiques d’Ikéa, Lidl, Chausséa (Le Monde, le 20-21/07).

Et pendant ce temps, le grand centre des congrès de Metz qui devait être le signe de l’élection de la ville au titre de capitale du tourisme d’affaires, reste désespérément surdimensionné, affecté qu’il est par les annulations de conférence pour cause de Covid.

Cette économie de plateformes en formation tente de s’affirmer comme la source de nouvelles forces géopolitiques (au niveau I du capitalisme du sommet) qui se confrontent en permanence aux institutions publiques (au niveau II des États dans leur fonction régalienne territoriale) que ce soit au niveau des contenus politiques (aux USA avec Trump), de la fiscalité (France, Italie, Royaume-Uni), de l’ouverture de certaines fonctionnalités (StopCovid), de l’accès aux données personnelles (la CIA contre Apple) jusqu’à atteindre une dimension de plateformisation des États (Les Échos, le 22/07).

-Alsthom-Bombardier devrait sacrifier son site de Reichshoffen en Alsace (750 salariés qui fabriquent en bout de chaîne les trains « Régiolis ) pour respecter les directives de la Commission européenne qui estime que le groupe va être en position de quasi monopole en France sur trois secteurs en tant que 2ème mondial, alors que globalement le géant chinois CRRC est à l’affut sur ces mêmes segments. La Commission européenne continue donc ici sa conception pré-crise sanitaire de la concurrence pure et parfaite telle qu’elle est définie par les canons libéraux, alors qu’elle en appelle à un changement pour la constitution de champion européens. Allez comprendre ! Par ailleurs et pour satisfaire à la demande de la Commission, la direction d’Alsthom se dit prête à sacrifier un site alsacien sans aucune logique économique puisque certes rentable (les carnets de commande sont pleins jusqu’à 2024), il n’est qu’un site de bout de chaîne qui aura peut être du mal à trouver un repreneur. Les experts du secteur attendaient plutôt une cession du site intégré de l’usine de Crespin dans le Nord (Le Monde, le 11/07).

-Toujours dans la rubrique « le monde d’après » … comme avant, la pandémie semble paradoxalement accroître la consommation automobile. Si on prend l’exemple de la Chine qui a redémarré plus tôt, avant la pandémie 56 % des déplacements s’y effectuaient en transports en commun publics pour seulement 24% en voiture ; après la pandémie les chiffres sont radicalement inversé avec 66% pour les voitures et 24% pour les transports collectifs. La crainte d’une contagion collective par rapport au cocon automobile ? Possible, mais le paiement électronique par smartphone avec le traçage qui en découle ne jouent-ils pas aussi un rôle dans cette désaffection qui constituerait une résistance passive ? (Le Monde, le 13-14/07). On n’en est pas encore à ce type de mesure en France malgré « Stopcovid », mais si les autorités parlent beaucoup de restriction sur les trajets en avion, de promotion des pistes cyclables, le soutien aux producteurs automobiles est important, alors que l’on parle très peu des transports publics dont la charge est pourtant censée être collective (les usagers paient en moyenne 19% du prix réel et même 12% pour les TER). Pour M. Crozet, enseignant à Sciences Po et spécialiste de l’économie des transports, le ferroviaire aurait été la victime de tous les arbitrages de Bercy depuis qu’Édouard Philippe est Premier ministre (ibid).

-À force de coller au sensationnel tout en utilisant les dernières tendances des sciences sociales pratiquant l’individualisme méthodologique et l’oubli des rapports sociaux, on apprend dans Le Monde, le 09/7, que (en gros titre) : « Les immigrés ont eu une mortalité deux fois plus élevée face à la pandémie ». Outre le fait que le terme « d’immigré » n’est pas défini et qu’il y a eu des doutes sur la fiabilité de la comptabilisation des décès et de leur imputation au virus, une autre information du même journal, mais le 22/07 nous annoncent que d’après une enquête de quatre économistes du travail proches de l’école d’économie de Paris : « Les communes pauvres sont les plus durement frappées par le Covid-19 » du fait des deux causes majeures que sont le surpeuplement du logement et la nature des emplois occupés. Eric Maurin le précise : les plus pauvres sont les plus en mauvaise santé, mais ils le sont aussi parce qu’ils sont les plus exposés à la surpopulation du logement et à des emplois à risque. Dans cette enquête approfondie, le fait d’être « un immigré » devient alors un élément comme un autre, mais on peut gager que les tenants de l’ethnicisation des statistiques feront ce qu’il faut pour faire coïncider les deux informations, au forceps si besoin est.

Interlude

-La cérémonie militaire du 14 juillet, prévue en format réduit, devait être un « hommage aux soignants et à la société civile » selon l’Élysée. Comme « la société civile » est pour nous une catégorie qui n’existe plus dans ce que nous appelons la « société capitalisée », on s’est demandé à quoi cela pouvait bien faire allusion concrètement. On n’a pas eu longtemps à attendre : il s’agit, selon l’AFP de 1400 soignants et « représentants de la société civile ». Ouf, on ne reste pas dans l’inconnu. Si on ne connaît pas la société civile, ses « représentants », on les connaît.
-Geoffroy Roux de Bézieux (Medef) déborde Macron-Castex : « L’économie reste très fragile, ce n’est pas le moment de remettre [le sujet des retraites] sur la table » (Le Monde, le 9/07).
-Macron, discours du 14 juillet : « Je crois à cette écologie du mieux pas à l’écologie du moins » ; « Je roule écolo et modeste » ; il a avec Darmarin « une relation d’homme à homme ». (Libération, le 15/07).
– Amélie de Montchalin vient d’être nommé « Ministre de la « transformation et des services publics ». Cherchez l’erreur de syntaxe…

-Pour ceux qui n’auraient pas trouvé l’erreur : dans un entretien à Acteurs publics accordé en mars 2018, Amélie de Montchalin considérait que le statut était une entrave : « Des maires ont des besoins d’agilité dans leurs recrutements, mais sont bloqués à cause du statut », affirmait-elle. Et elle réclamait une « transformation managériale » pour « redonner des marges de manoeuvre dans la gestion quotidienne, et donc une forme de liberté dans le recrutement des profils par exemple » (Romaric Godin, Mediapart, le 8/07). Le 7 juillet, à la passation de pouvoir elle déclarait : « Ma mission est d’autant plus immense que nous sortons d’une crise qui a montré à la fois les forces et les faiblesse de l’action publique. ». Une phrase en parfaite résonnance avec le bilan tenté par Macron dans son allocution du 14 juin : « Face à l’épidémie, les citoyens, les entreprises, les syndicats, les associations, les collectivités locales, les agents de l’État dans les territoires ont su faire preuve d’ingéniosité, d’efficacité, de solidarité […] Faisons leur davantage confiance. Libérons la créativité et l’énergie du terrain. ». Donc, si l’on comprend bien, dans cette « transformation » ce qui s’impose, c’est la suppression de toutes les barrières1… hors les « gestes barrières ».

Plus concrètement, dans les hôpitaux il s’agirait de rationaliser la pratique des doubles emplois et de l’intérim au coup par coup qui coûte cher, par une libéralisation des heures supplémentaires actuellement encadrées pour rester dans le respect des 35H ; et une annualisation du temps de travail (Les Échos, le 10/07). Pour ce qui est des augmentations de salaires, pas de surprise, on est loin des 300 euros pour tous et la compensation que représenterait la montée d’un échelon pour tous dans la grille reproduit strictement la division hiérarchique des métiers et statuts.

-Pour ce qui est des retraites le gouvernement tente le coup mais en limitant son ambition. Il ne s’agirait pas d’une reprise de la réforme systémique des retraites (le passage au système par points), mais de la limiter, pour le moment du moins, à son volant financier à travers l’allongement de la durée de cotisation. Le chiffon rouge des régimes spéciaux mis de côté les risques de nouveau blocage du pays seraient réduits (C. Cornudet : « La réforme qui revient par la face Nord », Les Échos, le 10/07).

-Pour Bertrand Badie, Le Progrès, le 22/07, la réussite finale de la réunion de l’UE sur le plan de relance signale le passage d’une Europe de conception associative, ce qui était son but d’origine dans un environnement qui s’internationalisait dans un nouveau contexte de paix, à une Europe solidariste dans un monde globalisé. Une UE qui va émettre des bons du Trésor ce qui correspond à la reconnaissance de l’existence d’une dette européenne. L’enjeu s’avérait donc plus important que la réussite du plan de relance ; il s’agissait de savoir si la Commission européenne peut désormais emprunter et investir comme elle le désire.

Contre les mauvais augures, surtout en provenance des USA, comme quoi la zone euro ne correspondrait pas à ce que les économistes appellent une « zone monétaire optimale », l’euro en est devenu crédible. Il va s’en suivre, d’après Sylvain Kahn, enseignant d’histoire et géopolitique à Sciences po (Le Monde, le 23/07), une mise en réseaux des parlements nationaux amenés à voter en lien avec le parlement européen et les parlements locaux des régions, les Länders allemands, les régions espagnoles ou belges.

La notion de conditionnalité qui a été au centre des débats de ces dernières semaines semble promise à une belle carrière dans la mesure où il s’avère qu’on peut la triturer dans tous les sens. Ainsi à l’intérieur de l’UE les « frugaux2 » désiraient-ils soumettre les aides financières à des conditions qui ne sont pas loin de celles imposées à la Grèce au moment de la crise de l’euro et en tout cas imposer un droit de véto qui s’est finalement réduit à un droit de regard. Mais la France qui s’oppose à cette conditionnalité en fait une position si étendue qu’elle l’applique aussi aux entreprises à qui elle vient d’accorder une baisse d’impôt sur la production3 sans condition qui fait bondir Laurent Berger dans Libération du 17/07. Ce dernier fait remarquer qu’il en est de même pour les mesures en faveur des jeunes : elles doivent être ciblées sur ceux en déficit de formation/qualification et prendre la forme de primes à l’embauche en une fois et non pas d’exonérations qui pèsent sur les comptes des régimes sociaux. Or, si on regarde ce qui se passe au niveau du Service civique où 100 000 places sont ouvertes le système est détourné de fait de son but, c’est-à-dire l’aide à la formation des personnes peu qualifiées, parce que les jeunes qui ont une bonne formation, dans l’impasse actuelle devant un marché du travail qui se referme, ont tendance à en faire leur banc d’essai et leur première expérience de travail effectif rémunéré, pour rester dans le coup disent nombre d’entre eux (Le Monde, le 19-20).

-Président et ministres font des efforts importants pour éviter de dire qu’ils pratiquent une relance par la demande contraire à leurs présupposés libéraux qui les portent à relancer par l’offre. Dans les faits, ils sont bien obligés de se (re)découvrir keynésiens dans la mesure où premièrement, ils savent que la consommation ne redémarrera, si elle redémarre, que sur la base d’une aide aux revenus les plus nombreux qui sont aussi les plus faibles, mais ont la plus forte propension marginale à consommer4 ; et deuxièmement parce qu’au-delà des mesures d’urgence prises pour la sauvegarde des entreprises en difficulté, il s’agit, pour les gouvernements, de s’attacher à des investissements d’infrastructure et de long terme qui ne peuvent être financés essentiellement par le secteur privé parce que les marchés financiers recherchent des rentabilités faciles et qu’ils ne se porteront pas spontanément sur les investissements « de transition » (Lorenzi in Les Échos, le 15/07).

-Certains parlent de déconnexion de la Bourse (la « finance » ou l’économie « irréelle » si on veut blaguer) dont la « résilience » est patente par rapport à ce qu’ils appellent « l’économie réelle ». La justification la plus souvent émise est que la Bourse aurait sa propre logique court-termiste (spéculation, bulle, etc) alors que l’économie productive serait long-termiste. Force est de reconnaître que ce qui se passe aujourd’hui s’inscrit en faux contre cette croyance comme le montrent A. Landier (enseignant HEC) et D. Thesmar, enseignant au MIT, in Les Échos, le 10/07). En effet, pour eux les actionnaires raisonnent en propriétaires du profit futur ; or quand les taux d’intérêt sont bas, les profits futurs pèsent lourds dans les cours de la Bourse d’autant que la prime de risque encourue est faible. Les actions sont attractives alors que les obligations garanties ne rapportent rien (la situation est inversée si les taux sont hauts). L’effet Corona se fait sentir en fonction des valeurs dominantes ; par exemple la Bourse américaine a quasiment retrouvé son niveau d’avant Corona car ses valeurs sont surtout technologiques ; alors que les valeurs européennes, plus manufacturières et à coût fixe plus élevé s’en sortent un peu moins bien.

L’action des banques centrales ayant rassuré tout le monde, les marchés sont devenus (provisoirement ?) long-termistes. Il n’y a pas « déconnexion » malgré des tendances contraires qui, comme en France, à travers des mesures fiscales uniformes, ne font pas de différences entre actionnaires et créanciers, entre dividendes et intérêts entre finance productive et spéculation (Peyrelevade, in Les Échos, le 15/07).

-Le 25 septembre 2018, Buzyn et Darmanin annonçaient officiellement dans un communiqué un excédent des comptes de la Sécurité sociale d’un montant de 700 millions pour 20195. Les salariés, chômeurs et retraités allaient enfin être libérés de la « dette sociale » (CRDS) à laquelle ils contribuaient bien malgré eux. Mais dès le 30 septembre 2019 le cri de victoire de 2018 se transforme en l’annonce d’un déficit de plus de 5 milliards dû à un ralentissement de l’activité et donc d’un retour à l’équilibre seulement pour 2023 (Les Échos, le 30/07/2019). Et puis le Covid-19 est arrivé et fait perdurer la « dette sociale6 ».

Temps critiques, le 23 /07/2020.

 



Correspondance suite au relevé de notes :

 

Le 27 juillet 2020

Je n’ai rien compris à ça dans votre billet (et je ne joue pas l’andouille !) :

« Cette économie de plateformes en formation tente de s’affirmer comme la source de nouvelles forces géopolitiques (au niveau I du capitalisme du sommet) qui se confrontent en permanence aux institutions publiques (au niveau II des États dans leur fonction régalienne territoriale) que ce soit au niveau des contenus politiques (aux USA avec Trump), de la fiscalité (France, Italie, Royaume-Uni), de l’ouverture de certaine fonctionnalités (StopCovid), de l’accès aux données personnelles (la CIA contre Apple) jusqu’à atteindre une dimension de plateformisation des États (Les Échos, le 22/07). »

Venant

 



 

Le 27 juillet 2020

Venant,

Cela fait référence à notre reprise/actualisation depuis le n°15 et la notion de « révolution du capital » de la théorie du développement en trois niveaux dans les premières formes de capital du XVème au XVIII ème siècle ; la différence de perspective venant qu’à l’époque le capital tenait ces niveaux comme séparés (par exemple la monnaie ne rentrait pas à l’intérieur des terres et se développait dans le pourtour maritime) alors qu’aujourd’hui la globalisation articule les niveaux même s’ils s’autonomisent parfois. Il me semblait justement avoir éclairé ça avec l’exemple des Gafam qui sontdes forces qui s’expriment au niveau du capitalisme du sommet même si elles essaiment en pratique dans les différents niveaux, mais comme support d’une puissance qui s’exerce au plus haut niveau. Or ces nouvelles puissances se heurtent et se combinent à d’autre puissances dans ce même capitalisme du sommet où les États, exemple de ces autres puissances ont tendance à jouer dans le sens de ces nouvelles forces parce qu’elles dynamisent le capital (la meilleure illustration en ayant été le rôle du capital fictif dans le développement de TIC à partir de années 2000) ; mais les Etats ont aussi leurs intérêts propres au niveau II plus national même si c’est plus une délimitation de champs d’action qu’une séparation (cf. le procès Microsoft-Commission européenne ou Trump contre Facebook).

Le projet de « start up nation » de Macron est un bon exemple de la complexité de ces rapports et une façon toute politique de penser le contrôle de la technologie ; mais ces forces technologiques ont aussi la capacité de se constituer en forces géopolitiques dans un processus qui peut être appelé de plateformisation de l’Etat, comme un parachèvement de la mise en réseau actuelle de l’Etat par opposition à la souveraineté de l’ancienne forme d’Etat-nation et sa capacité à contrôler les processus technologiques (à l’intérieur d’EDF-CEA) sans les laisser atteindre cette dimension géopolitique (cf. le contrôle exercé sur le nucléaire militaire mais aussi civil se fait par la haute technocratie d’Etat à travers l’arme redoutable que représente alors le Plan).

Là j’ai un ami qui vient discuter et je dois faire à manger. Je m’arrête là mais c’est mas forcément définitif, mais j’aime pas laisser traîner

Amitiés,

jacques W

 



 

Le 26 juillet 2020

Salut Jacques,

J’espère que tu vas bien.

Le tout dernier relevé, aussi pertinent que d’habitude, évoque le lieu commun sur la prétendue déconnexion entre la Bourse et l’économie réelle, et je voudrais apporter mon grain de sel.

Le poids croissant des valeurs technologiques dans les indices boursiers américains est en cours depuis plusieurs années, mais a reçu un coup de fouet depuis la crise sanitaire. Selon Didier Saint-Georges, analyste de chez Carmignac Gestion, les valeurs du secteur technologique, tout comme celles de la santé, ont ceci d’attirant que les entreprises sont très peu concernées par le cycle économique (en plus d’avoir un niveau d’endettement faible ou nul et beaucoup de liquidités). Et comme personne ne sait à l’heure actuelle quelles sont les perspectives économiques, le pari le moins risqué est d’acheter leurs actions plutôt que celles des secteurs plus cycliques (qui reflètent mieux en fin de compte le dynamisme de l’économie). Il ajoute que, à l’intérieur de ces secteurs, les investisseurs se sont surtout rués sur les entreprises qui ont le plus profité des changements de comportement accélérés par la pandémie (travail à distance, jeux vidéo, achats sur Internet…). Bref, ce sont les fameux actifs « antifragiles » imaginés par Nassim Taleb.

Et Saint-Georges de conclure : « C’est ainsi que depuis le début de l’année, les deux paris, qui n’en sont pas, les plus performants ont été l’indice Nasdaq des grandes valeurs technologiques, en progression de 25%, et l’indice boursier des Mines d’or en hausse de 35%. Les investisseurs ont défini eux-mêmes ce qu’est une allocation d’actifs optimale en période d’incertitude radicale, quand s’appuyer sur des prédictions économiques serait illusoire. »

Pour ma part, j’ajouterais que même les marxistes les plus orthodoxes seraient obligés de reconnaître qu’on peut difficilement classer une boîte comme Tesla dans l’« économie irréelle ».

Pour finir, je suis d’accord avec ce que tu as écrit sur le retour à une sorte de keynésianisme, sans lequel la consolidation de l’UE et de la zone euro risque de faire plouf. Raison de plus pour penser que les discours de la gauche sur le néolibéralisme sont terriblement datés.

Bien à toi,
Larry

  1. Montchalin prend ses références dans la théorie américaine du Public choice qui s’oppose à l’idée de neutralité de l’État. Celui-ci et son monopole sur certaines activités, l’action corporatiste de ses agents seraient des obstacles à la créativité et à la dynamique des organisations qui passent par une mise en concurrence des agences et agents et une gestion par objectifs. Rien de bien nouveau pour qui fréquente les administrations actuelles, mais pour le moment il a été plus facile pour les pouvoirs en place de faire s’effondrer l’hôpital public que le « mammouth » Éducation nationale pour ne prendre que ces deux exemples emblématiques. []
  2. Les Pays-Bas, chef de fil des « frugaux » ne peuvent pourtant prétendre à incarner un modèle. En effet, les avantages fiscaux qu’ils accordent ont tendance à siphoner les recettes des FMN européennes installées à Amsterdam, La Haie ou Utrecht []
  3. En France, les impôts de production qui pèsent sur la valeur ajoutée représentent 3,2 % du PIB, contre 1,2 en moyenne en Europe, or le « cadeau gouvernemental aux entreprises ne représenterait finalement que 10 à 20 milliards alors que pour s’aligner sur la moyenne de l’UE il faudrait atteindre le chiffre de 40 milliards. Il est à noter que cet impôt touche relativement plus les PME et ETI qui sont pourtant les plus fournisseurs d’emplois, que les membres du CAC 40 (Les Échos, le 20/07). []
  4. Par rapport à la propension moyenne à consommer (C/R), la propension marginale mesure les effets d’une croissance des revenus sur la croissance de la consommation (ΔC/ΔR) et elle est plus forte pour les petits revenus alors que les hauts revenus ont eux une plus forte propension à épargner (ΔE/ΔR). Ce qui faisait dire à Keynes pendant la crise des années 30 : seuls les petits salaires nous intéressent et il faut donc influer sur leur niveau dans le cadre d’une relance par la demande. []
  5. « Tous les signaux sont au vert. Initialement prévu à hauteur de 2,2 milliards d’euros cette année, le déficit de la Sécurité sociale devrait finalement se situer autour de 400 millions d’euros en 2018, d’après la Commission des comptes de la Sécurité sociale. Mieux, les comptes de la Sécurité sociale seront excédentaires de 700 millions en 2019. Une première depuis 2001 ! ». []
  6. Le gouvernement vient de procéder à la création d’une 5e branche de la sécurité sociale sur la « dépendance » et l’ajout de 136 milliards d’euros de dettes au «trou de la Sécu», que les salariés, retraités, chômeurs et allocations familiales vont devoir rembourser jusqu’en 2033, soit neuf années de plus que prévu. Pour une analyse plus complète sur la Sécurité sociale on pourra se reporter à l’article « CSG et CRDS, un racket permanent de l’Etat » (Echanges n° 110, Automne 2004). []

Quelques remarques sur notre site a propos du texte « La passion du communisme »

Ce texte publié par la revue Endnotes proche des courants communisateurs, fait comme si Camatte et Cesarano provenaient d’un moule politique commun combinant gauche communiste italienne et situationnistes. Nous montrons qu’il n’en est rien et qu’il y a des écarts importants entre les thèses des deux auteurs et parfois même des gouffres.
Ces remarques font suite à deux autres écrits paru dans Lundi.am, ici et , sur les livres de Cesarano publiés ces derniers temps par les éditions La Tempête.

 

La gestion de la crise sanitaire du COVID19. Un autre exemple de la délégation de l’état réseau ?

Mis à jour avec 2 échanges supplémentaires le 19/07/2020.

Alors que les _mesures totalitaires_ se sont appliquées très rapidement par le confinement généralisé de la population française, qui aurait permis, ce qui reste à prouver , d’éviter notamment la saturation des services hospitaliers, un autre confinement beaucoup plus draconien s’est effectué sur les établissements d’hébergement médico-sociaux : EHPADS surtout, maisons de retraites, résidences séniors, établissements de personnes handicapées, et là comme effet délétère la contamination exclusive par le personnel de ces établissements.

Très rapidement ces établissements ont été interdits d’accès, mais aussi de sorties sauf pour les résidents à ne plus pouvoir y retourner. Pour les personnes qui ont vécus et qui vivent toujours cette situation sous différentes formes, c’est comme le sentiment d’une main de fer qui s’est abattue sur eux.

Pour avoir été et être encore directement concerné par cette situation ayant une parente « résidente » d’un de ces établissements ,le sentiment qui domine et perdure c’est d’être confronté à un État fort, un pouvoir non régalien mais puissant, qui sous couvert factice d’un Conseil National d’Ethique qui avait exprimé « avec prudence » (je cite les médias) ses réserves quant aux risques de décompensation des personnes âgées ou handicapées , est capable d’imposer sous prétexte de protection, un véritable enfermement de personnes vulnérables pour des mois, et sans visite quasiment si ce n’est sous forme de parloir, pour peu que ces hébergés soient encore considérés comme faisant partie de la société, et tout cela sans presque aucune réaction des « défenseurs » traditionnels contre cette atteinte à la liberté.

Au contraire presque toute la « gauche », « l’extrême gauche », les ultras, communistes révolutionnaires …n’ont eu de cesse souvent que de se positionner pour la « protection », le droit de retrait des travailleurs…c’est certes bien légitime, mais c’est un autre sentiment d’abandon que des résidents et proches ont ressenti face à cette unanimité revendicatrice pour la protection de pauvres petites vies de survie.

Ce que l’on a pu constater au niveau de l’action sur ces établissements c’est un ministère de la santé donnant des directives strictes de confinement allant jusqu’à l’isolement en chambre, l’interdiction totale des visites et des sorties sous aucun prétexte. Du jamais vu pour des personnes ou des proches qui n’avaient même pas été consultés s’agissant d’une telle restriction à la liberté.

Ces mesures ministérielles étaient accompagnées d’un protocole technocratique mais très précis allant jusque dans l’énonciation de consentements nécessaires de la part des résidents où de leurs proches pour le confinement en chambre. La réalité c’est qu’aucun consentement n’a jamais été demandé la plupart du temps à notre connaissance.

Car au niveau de la structure territoriale des A.R.S, nous avons pu constater personnellement par contact, jusqu’au milieu de la période une grande voire même totale méconnaissance de la situation notamment épidémiologique dans leurs établissements ce qui revenait en fait à laisser la main libre aux établissements pour imposer les restrictions maximales dans un contexte anxiogène, et ce sans aucun contrôle ou presque.

Le premier assouplissement des conditions de visite annoncé par le ministre de la santé dans son communiqué de presse du 1^er juin 2020, est resté quasiment lettre morte. Nous en avons eu confirmation de proches de résidents d’Ehpads dans toutes les régions. Ces mesures devaient permettre des visites en distanciation et à plusieurs personnes, voire dans les chambres si cela s’avérait nécessaire. En réalité le protocole technocratique qui a accompagné ce communiqué a créé de telles restrictions et laissé des marges de manœuvre aux établissements qui à nouveau en sont resté à appliquer le confinement maximal. C’est à se demander si le ministère procède à une quelconque réflexion ou contrôle sur ces protocoles. Sans doute que non au vu du peu de considération pour la population des aînés en établissements.

L’énonciation le plus caractéristique dans ce protocole me semble t-il de cette délégation totale du pouvoir de l’État à l’échelon de l’établissement a été notamment la suivante :

*« /il revient aux directeurs d’établissement de décider des mesures applicables localement, après concertation avec l’équipe soignante/ *» Ce passage a été mis en avant régulièrement par les courriers des EHPADS aux proches pour justifier et maintenir l’enfermement, alors même qu’il était également précisé que les mesures d’assouplissement devaient réalisées et être « /définies en fonction de la situation sanitaire locale et de l’établissement » . Mais q/ue « /l’impératif de confinement pour les établissements ayant des cas de Covid, devait être concilié avec le respect du libre-choix des personnes désirant voir leurs proches ». /Aucune de ces recommandations suivantes, à notre connaissance » n’a été suivie par un établissement, qui en sont restés à l’application stricte de leur pouvoir de confinement. Répétons-le, s’agissant d’un réel enfermement, de restrictions de liberté, d’aller et venir et voir des personnes, c’est une importante délégation de pouvoir qui a été laissé à ces directions.

Le ministère s’est aperçu de cette distorsion entre ses communiqués et l’application sur le terrain suite à intervention, et peut-être parce que les élections approchaient.

Le Président de la République dans son allocution du 14 juin puis le ministre de la santé Olivier Véran dans son communiqué de Presse du 16 juin 2020, ont engagé une phase supplémentaire de déconfinement « rapide » de ces établissements avec des directives claires de possibilités de visites sans rendez-vous en chambre et une lettre de cadrage qui allait pour une fois dans le même sens avec toutefois toujours des possibilités de limiter des tranches horaires qui handicapent sérieusement ceux qui travaillent. Généralement mais peut-être pas encore dans la majorité des cas ces recommandations ( le terme figurait parfois en lieu et place de consignes dans les protocoles comme si là encore l’État laissait la main libre) sont suivies. De graves restrictions à la liberté subsistent parfois, comme la possibilité d’aller personnellement en soin sans être accompagné par le personnel soignant ou en ambulance ce qui est très dissuasif. Par ailleurs certains nous signalent que dans certaines Ehpad pourtant hors zone de confinement toute visites et sorties sont encore interdites ce qui en dit long sur le pouvoir exorbitant laissé à ces structures.

Un autre sujet pourrait être ouvert sur les effets néfastes du confinement sur des résidents.

* Perte de poids par dépression et décompensation (il faut rappeler ou révéler que de nombreux proches palliaient souvent à l’absence humaine dans tous les sens du terme et accompagnaient les résidents pendant la prise de repas, voire parfois participent à leur coucher du soir (repas- brossage de dents, petits-soins, sorties ).

* fréquentes grabatisations irréversibles, par manque de déplacement (les kinés étaient souvent interdits), plongée irréversible dans la démence.

* Soins importants non réalisés.

* L’absence des proches a révélé plus crucialement le caractère machinique des procédures de prise en compte de l’individu par le personnel soignant. L’une des missions principale des EHPAD par exemple est théoriquement de préserver un minimum d’autonomie.

Deux exemples proches ont révélé que les conditions minimales de maintien de l’autonomie pour des personnes ayant subit un AVC n’ont pas été respectées, et ce notamment de permettre lors des transferts fauteuil roulant un minimum d’appui podal. Ces personnes sont devenus irrémédiablement grabataires.

C’est une réalité qui n’étonne plus car c’est devenu un lieu commun évident que ces structures sont des lieux de grabatisation et l’augmentation légitime de la rémunération du personnel soignant, ni leur gentillesse envers les résidents n’y changeront rien.

Jean-Marc R.


 

 


Dans « De quelques rapports entre le coronavirus et l’État » nous avons essayé de saisir l’événement et ses implications d’une manière très générale et sans entrer dans une caractérisation précise de l’État. Nous avons ensuite abordé dans nos « relevés de notes en temps de crise sanitaire » (onze numéros à ce jour), le déroulé de la crise, les rôles d’intermédiations joué par certaines catégories et particulièrement ce qu’on s’est mis à appeler les soignants, en rapportant cela à la forme réseau actuelle de l’État. A ce propos, un de nos lecteurs nous a envoyé la lettre suivante qui pointe justement cette question de la mise en réseau à partir de l’expérience de la gestion de la maladie et de la mort dans les Ehpad. Toutefois nous ne pouvons que critiquer son emploi du terme de totalitarisme dans le cas de l’action de l’État en cette occasion. En effet, la crise sanitaire a tout d’abord posé la question du rapport entre liberté et nécessité ; on ne peut à la fois prôner une société où les individus sont totalement libres de leur décision et accuser l’État de ne rien faire pour les protéger… même contre leur gré. Ensuite, c’est la question de notre commune humanité qui a été posée (quelle que soit le sexe, l’âge, la condition sociale, l’origine « ethnique ») et donc du rapport à la vieillesse et à la mort qui a été rendue visible par l’impossibilité conjoncturelle des visites et d’accomplissement des rites funéraires. Plutôt que de parler de « totalitarisme », il vaudrait mieux parler simplement d’incapacité de la société à décider exactement que faire des personnes âgées… comme on a pu le voir avec la gestion des Ephad, mais aussi dans les hésitations à propos d’un possible surconfinement des plus de 70 ans dont le comité d’éthique recommence à parler en cas de retour du virus. Insister sur le « totalitarisme » de l’Etat nous paraît aussi quelque peu contradictoire avec le fait de mettre en avant sa tendance à l’organisation en réseau qui a des effets de contrôle (y compris d’auto-contrôle) plus que des effets disciplinaires.

Bien à toi
Temps critiques


 

 


Bonjour à vous

merci pour votre publication dans le blog !
Désolé pour l’imprécision de sens du terme « totalitaire » que j’aurai peut-être pu mettre en guillemet au lieu de le souligner. C’était plus pour faire ressortir le sentiment d’un pouvoir exorbitant sur les libertés d’aller et venir sur une partie de la population à « surprotéger », puis de sa délégation ou relégation plutôt, locale d’application à tous les établissements, des déconfinements, à l’heure actuelle encore parfois totalement non effectifs (et sans justification de cas covid) ou partiellement seulement avec des tranches horaires strictes par exemple. Une sorte d’abandon de son pouvoir de dé confinement, comme si l’application des libertés était ensuite laissé arbitrairement à l’initiative de chaque structure et souvent à minima.

Jean-Marc R.


 

 


Le 17 juillet 2020

Bonjour,

La discussion parue sur le blog de « Temps critiques » entre un lecteur et la rédaction de TC appelle un commentaire :

On comprend bien que la réfutation du concept de « totalitaire », employé par le lecteur pour décrire la situation sans échappatoire infligée aux personnes âgées dans les EHPAD, cherche surtout à se débarrasser d’un concept surdéterminé qui habillerait trop large : néanmoins, comme cette réfutation essaye de se défausser de l’usage admis jusque là qui fausse la compréhension de ce qui s’est passé maintenant, on peut, nous aussi, avancer ou reculer (c’est selon) la focale.

Un totalitarisme n’est pas forcément vertical, sauf si on entérine que c’est sa seule définition.

Un totalitarisme, ou supposé tel, a une dynamique compulsive propre à la surenchère, qui défie toute rationalité : on se rappelle la vraie-fausse erreur tactique des Alliés qui présumaient qu’en écrasant les villes allemandes sous les bombes, la population se détacherait des nazis : or, c’est l’inverse qui se produisit, tant la boussole démagnétisée n’oriente plus que vers ce qu’on connaît déjà.

Les différents échelons hiérarchiques nivellent l’emballement, en devançant ce que les autorités « supérieures » seraient sensées leur reprocher tôt ou tard (ça tient, mais à l’envers, un peu du naufrage soviétique où les échelons inférieurs truquaient les statistiques pour complaire aux supérieurs).

En revanche si est totalitaire une composition sociale qui soustrait toute échappatoire, ce conditionnement sanitaire (pour ne pas dire dictature) y ressemble beaucoup en privant par exemple les résidents des EHPAD de la liberté de choix de prendre le risque de mourir ou pas.

Ce n’est pas « viva la muerte ! », mais la survie obligatoire, à n’importe quel prix psychologique !

Je concède que totalitaire est trop empreint d’images politiques toutes faites pour être satisfaisant, néanmoins la situation élaborée au travers de cette crise sanitaire peut être éclairée à l’aide de cette lanterne.

Venant


 

 


Pour faire suite à la discussion sur « totalitaire » (cf. blog TC) :

Il me vient cette précision que l’adhésion/amplification d’un conditionnement totalitaire est largement « horizontal », par grégarité, conformisme, peur de d’apparaître différent et d’être contrôlé/sanctionné. Le civisme est en cela un excellent terreau.

La réfutation rédigée par le rédacteur du blog est un peu affligeante en s’appuyant sur le couple « philo-du-bac » nécéssité versus liberté.

Elle (la réfutation) passe à côté de ce que le lecteur pointait d’amplification/emballement par surenchère de certains échelons
hiérarchiques(moi-même j’en ai été le témoin dans l’EHPAD où est hébergé ma mère : le directeur m’intimant de mettre quand même le masque alors que nous étions dehors à 2m d’intervalle, il se justifie en disant « c’est le règlement, je n’y suis pour rien ! »).

Venant

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XI)

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XI)

– Les cas sévères de Coronavirus vont être reconnus par un décret mi-juillet en tant que maladie professionnelle comme cela avait été annoncé fin mars par le ministre de la Santé à la suite du décès par Covid-19 de plusieurs médecins. Néanmoins, syndicats et associations critiquent la distinction maintenue entre « premiers de cordée » : personnel soignant au sens large (les non-soignants travaillant à l’hôpital public étant finalement inclus après des hésitations et négociations) et « seconds de cordée » qui ont pourtant été à l’ouvrage pour assurer l’intendance dans différents secteurs (Le Monde, le 2 juillet).

– Alors que le développement du télétravail a fait porter l’attention des médias et dirigeants sur les formes d’organisation du travail, la crise sanitaire semble avoir déclenché un moment de « vérité » du travail au sens où plus ou moins confusément chacun a pu mettre le sien en rapport concret avec la marche du monde tel qu’il est et son modèle de croissance (Les Échos, le 29 juin). Cela ne constitue certes pas une critique radicale du travail puisqu’implicitement, ou explicitement, tout est ramené à une « utilité » dont on a déjà dit à quel point elle était subjective et ne remet en cause ni la division du travail ni la hiérarchie qui l’accompagne ; mais cela questionne son sens et les choix des différents pouvoirs dans la plus ou moins grande valorisation de ces tâches. L’étude Malakoff Humanis, publiée le 25 juin et réalisée du 6 au 20 mai auprès de 2970 salariés du secteur privé signale une réticence importante à la reprise du travail (Le Monde, le 2 juillet). Parmi les réticents, il y a les salariés en activité partielle et ceux dont le travail n’a pas été qualifié d’« essentiel ». Pendant des semaines, les manageurs étaient au four et au moulin, et leur priorité allait aux collaborateurs qui avaient une importante activité. Ceux qui n’avaient plus l’obligation de se rendre au bureau ont été isolés du collectif. « Il n’y a pas plus de décrocheurs que d’habitude, mais le confinement a zoomé sur des situations particulières qu’il a amplifiées, relativise Frédéric Guzy. Ainsi, la personne qui est en chômage partiel à 80 % de son temps quand son voisin l’est à 20 % sur une même activité révèle une différence de performance et d’implication », illustre-t-il ; et « Ces mesures sanitaires très restrictives qui accompagnent l’obligation de retour empêchent le collectif de fonctionner ». Enfin, les véritables salariés décrocheurs du Covid-19 sont tous ceux qui, pendant le confinement, se sont interrogés sur le sens de leur travail et ont réalisé soit qu’il ne leur plaisait pas, soit que leur contribution au collectif n’était pas valorisante. Ceux-là plus que tous les autres freinent des quatre fers pour revenir. Pourtant, on va les obliger à revenir disent plusieurs DRH, même si c’est en commençant par un ou deux jours par semaine jusqu’en septembre. C’est dire si loin d’un appel à une mobilisation générale les dirigeants marchent en fait sur des œufs.

– On peut étendre ce champ de questionnement au type de consommation et au tourisme. Ainsi, si on remarque une reprise aléatoire de la consommation, car si l’épargne a été forte pendant le confinement, et ce malgré les pertes de revenu, il s’agit de savoir ce qui sera consommé et s’il n’y aura pas de changement dans la structure des postes de consommation. Les effets n’en sont pas les mêmes. En effet, 85 % des services sont produits en France contre 36 % des produits manufacturés (Les Échos, le 29 juin). Dit autrement si le fait de ne pas aller au restaurant et au spectacle conduit à acheter un lave-vaisselle Bosch le compte n’y est pas ni du point de vue de l’emploi, ni du point de vue du maintien de commerces indépendants1 en centre-ville, ni du point de vue de l’équilibre des échanges commerciaux. Par exemple, la commercialisation de vêtements était un des rares domaines à ne pas être passé aux flux tendus. Le Covid-19 aura eu raison de cette exception. Le modèle de la profusion qui se termine en soldes (60 % de la production totale) de plus en plus fréquentes a montré son caractère inopérant pendant la crise. D’une manière générale il a stoppé la plupart des fuites en avant et la nécessité de flexibilité aux goûts versatiles et d’adaptation au climat (qui achète un manteau pour à peine deux mois d’hiver ?) devient essentielle.

– La bataille capitaliste pour les « valeurs » bat son plein : Le boycott commencé par le mouvement civique américain #StopHateForProfit, s’est amplifié en fin de semaine dernière visant, notamment, Facebook et Instagram de la part de grands annonceurs tels que Coca-Cola, Verizon, Unilever ou encore Starbucks, ce dernier spécialisé dans la défense de la « valeur » que représente le non-paiement d’impôts dans les pays où il s’installe. En conséquence, la société de Mark Zuckerberg a vu son action chuter de 8 % vendredi. Ce dernier a annoncé l’interdiction sur ses réseaux de toute publicité à caractère raciste ou discriminant (Les Échos, le 29 juin) ; et il va ajouter un avertissement sur les messages de personnalités politiques dont le contenu pose problème (en l’occurrence ceux de Trump que Twitter avait déjà sanctionnés), tout en les laissant en ligne, car ils ont une valeur informative, (Le Monde, le 30 juin)2. L’Europe ne sera pas en reste : sur le front de la censure, des convergences objectives entre extrême droite et extrême gauche3 marquent un recul historique des garanties en matière de liberté d’expression, même si la plupart du temps il ne s’agit que de pressions insidieuses.

Depuis les attentats de janvier 2015 à Paris, la lutte contre la propagande djihadiste et les « discours de haine » justifient des collaborations toujours plus étroites entre les forces de police et les plates-formes pour invisibiliser les expressions jugées illicites ou simplement « indésirables », selon le terme employé par M. Macron à l’UNESCO. Il s’agit à présent de massifier la censure en contournant les procédures judiciaires et en l’automatisant. Les États entendent en effet généraliser le recours aux techniques d’intelligence artificielle développées par les géants de la Silicon Valley pour identifier dans l’océan numérique les « contenus » jugés inappropriés et les bloquer. Et ce même si, pour l’heure, les plates-formes doivent encore faire appel aux milliers de « petites mains de la censure », ces travailleurs précaires chargés d’appliquer leurs politiques de modération. Dans un courrier conjoint envoyé à la Commission européenne en avril 2018, les ministres de l’Intérieur français et allemand évoquaient sans fard le but de ces textes : la généralisation à l’ensemble du Web des dispositifs de censure développés par Google ou Facebook (4). Ils expliquaient également que l’« apologie du terrorisme » — une notion extensible régulièrement instrumentalisée pour invisibiliser des expressions contestataires — ne constituait qu’un premier pas. À terme, écrivaient-ils, « il conviendra d’étendre les règles fixées aux contenus à caractère pédopornographique et à ceux relevant des discours de haine (incitation à la discrimination et à la haine raciale, atteinte à la dignité de la personne humaine) ».

– D’après Émilie Raoult, « la création des emplois aujourd’hui suivrait une logique d’agglomération, tandis que les migrations résidentielles se font au profit des zones périurbaines ». Le mouvement des « gilets jaunes4 », à l’automne 2018, a montré les tensions qui en résultaient. L’épidémie et le confinement risquent d’amplifier ce qu’Émilie Raoult appelle « le risque d’une inadéquation grandissante entre la localisation de l’offre et la demande de travail, risque contre lequel il appartient aux politiques publiques de lutter. » (Les Échos, le 30 juin). Or, jusqu’à là les politiques prenaient plutôt le chemin inverse en restreignant certains services publics de ces zones périphériques soit pour des raisons budgétaires (lignes de chemin de fer, postes, écoles rurales) soit pour des raisons dites technologiques (insuffisance d’équipement et de compétences dans les petits hôpitaux vétustes). Et si la dépense publique ne suffit pas à combler cet écart entre offre et demande d’emplois, il y a des demandes privées qui se bousculent au portillon profitant de la digitalisation de l’économie pour proposer leurs formations. C’est le cas de Microsoft qui veut, via Linkedin, accompagner le retour à l’emploi des 25 millions de personnes dans le monde à l’avoir perdu à cause de la crise sanitaire. Et les autres GAFAM ne sont pas en reste (Le Figaro, le 1er juillet). Mais pour nous les GAFAM ne font pas qu’accompagner le retour à l’emploi par le biais de formations, ils créent des emplois directement. Et contrairement à la doxa dominante qui sévit depuis les années 70, la formation n’a jamais créé d’emplois ; elle contribue bien plutôt à gérer les suppressions d’emploi, ce que J. Guigou a mis en avant dès 1973 avec l’exemple de Lip et de l’industrie de la chaussure à Romans5.

– Pensions et nivellement par le bas. Plusieurs experts (cf. Le Monde, le 1er juillet) font état d’une participation inégale au financement de la pandémie dans la mesure où les retraites indexées sur l’inflation (augmentation de 1,2 % en 2019) seraient mieux protégées que les salaires (baisse de 5,3 % dans le même temps). Avancer cela, c’est ne pas tenir compte du fait que le processus est inverse en période de croissance et surtout, ce que personne ne semble relever, que l’éventail des retraites est beaucoup plus resserrée que l’éventail des salaires avec sans aucun doute une baisse plus que proportionnelle des salaires les plus élevés.
Toujours à propos des retraites et alors qu’on reparle de la réforme ensablée dans la crise sanitaire, il est piquant de voir se confirmer, contre la volonté des États à allonger la durée de vie au travail, une volonté des dirigeants d’entreprises de mettre en avant comme solution provisoire aux dégâts de la crise sanitaire… la pyramide des âges comme c’est ouvertement le cas pour Airbus (d’ici 2027 où un tiers du personnel partira naturellement à la retraite dans les conditions actuelles (Les Échos, le 1er juillet). Mais 400 entreprises de la région toulousaine travaillent pour et seulement pour Airbus ce qui représente près de 100 000 salariés (Le Monde, le 2 juillet). Or, ces entreprises découvrent le concept de « l’entreprise étendue », qui a fait d’Airbus un groupe mondialisé, avec des usines d’assemblage jusqu’en Chine et outre-Atlantique. Les PME qui vivaient sous l’aile protectrice6 de l’ex-Aérospatiale à Toulouse ont découvert à l’occasion du dernier plan de restructuration qu’elles étaient désormais susceptibles d’être mises en concurrence avec des entreprises du monde entier. La présidente (PS) de la région Occitanie, Carole Delga, doit présenter vendredi une nouvelle mouture d’urgence du « plan Ader », destiné à sauver les meubles dans les PME en facilitant les regroupements d’entreprises. L’un des objectifs affichés est d’empêcher la prise de contrôle d’entreprises jugées stratégiques par des capitaux étrangers. Latécoère, l’entreprise pionnière de l’aéronautique à Toulouse, est ainsi passée récemment sous contrôle de fonds de pensions américains (Libération, le 2 juillet).

– Si on entend beaucoup parler des « accords de performance » qui feraient payer une partie de la crise sanitaire aux salariés, une nouvelle plus surprenante est venue du tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand qui a obligé la direction de Michelin à annuler sa proposition faite aux salariés de renoncer aux accords collectifs salariaux signés avant la crise sanitaire. Le côté croquignolesque de l’affaire réside dans le fait que la CGT et SUD n’ayant pas signé l’accord, ils ne pouvaient l’attaquer en justice et que la CFDT qui avait signé acceptant la proposition patronale, il ne restait que la vaillante CGC lutte de classes pour attaquer la proposition et remporter le morceau (Le Monde, le 7 juillet).

– Dans un document, publié mercredi 1er juillet, l’Association des administrateurs territoriaux de France (AATF) fournit des informations sur les rapports entre les différentes strates de l’État pendant la gestion de la crise. Les cadres territoriaux ayant contribué à cette enquête expriment un sentiment général d’insatisfaction et relèvent « un déficit de coordination ». Ils déplorent à la fois un « manque de concertation », « l’imprécision des informations et des directives », « le temps de latence entre les annonces gouvernementales et les conditions de mise en œuvre ». « Elles ont souvent dû anticiper les normes nationales et adopter des mesures dans un contexte d’incertitude quant à leur maintien dans le temps et leur sécurité juridique », note le rapport, rappelant les difficultés rencontrées à l’annonce de la fermeture des écoles ou dans la préparation du déconfinement. Pour le président de l’AATF, Fabien Tastet, ce retour d’expérience met en exergue, d’une part, la capacité d’adaptation et l’agilité des collectivités territoriales et, d’autre part, la nécessité d’« un État plus svelte et plus musclé ». « On a observé, pendant cette crise, un État effacé, désarticulé et englué, note-t-il (Le Monde, le 2 juillet). C’est qu’il est loin le temps ou la forme État-nation parlait encore dans un langage où s’opposaient « déconcentration » et « décentralisation7 » !

– Dans une certaine mesure la crise sanitaire enchaîne sur celle des Gilets jaunes dans la mise en cause de la représentation politique. Ceux qui se gaussaient de Macron élu par moins de 30 % des français crient pourtant victoire pour une victoire des « Verts » dans le cadre d’un taux d’abstention record qui marque décrochage par rapport aux institutions, indifférence politique, ressentiment car colère sans débouché (Libération, le 4 juillet). Pour Chloé Morin, directrice de l’Observatoire de l’opinion à la Fondation Jean-Jaurès, « Une majorité de français ont d’autres priorités que l’écologie ». L’autre point à retenir est celui de la désarticulation entre local et national. Les partis traditionnels droite/gauche continuent à dominer sur les valeurs idéologiques de l’ancien État-nation et ce même s’il y a une interprétation différente de ces valeurs (le RN est à ce niveau réintégré dans le champ politique). Ils résistent dans les petites et moyennes villes ; alors que LREM et les « Verts » épousent la fluidité des nouvelles formes réseau de l’État qui convergent dans les nœuds de pouvoir que forment les grandes agglomérations. Ces derniers s’échangent même ce qu’on ne peut plus appeler une « clientèle » fidèle, mais des individus-particules interconnectés et échangistes se portant sur LREM aux élections nationales, sur les « Verts » au niveau local (cf. aussi Rémy Lefebvre, enseignant de Sciences politiques à l’Université de Lille, Libération, le 4 juillet).

Interlude

– À la soirée électorale où il avait invité une vingtaine de personnalités proches, Macron a attendu le dessert pour annoncer le verdict final : « On a toujours tort de s’embourgeoiser » (Le Canard enchaîné, le 1er juillet).

– Dans son dernier essai, Dans la tempête virale, qui vient de paraître, le philosophe Slavoj Žižek pose son regard sur la pandémie de Covid-19 et souligne « la nécessité d’un communisme revisité, pragmatique. La survie nous l’impose. N’est-il pas déjà un tout petit peu à l’œuvre quand l’État réquisitionne des chambres d’hôtel pour gérer les malades et accueillir les personnels soignants ? Quand le président américain ordonne à General Motors de produire des respirateurs ? » (Libération, le 2 juillet). Après avoir soutenu avec Badiou que le communisme pouvait être sauvé en tant qu’idée, voilà qu’on apprend qu’il peut être sauvé par l’État et par Trump. Pas tant revisité que ça quand même puisque si Lénine et Trotsky nous ont présenté leur « communisme de caserne », Žižek propose un « communisme du désastre » avec un État plus puissant pour échapper au « capitalisme du désastre ». Et pour corser le tout un féminisme du désastre sans doute : « Plus que jamais, il nous faut des leaders forts. Le problème de Trump n’est pas son autoritarisme, c’est sa bêtise. Peut-être que les dirigeants doivent être des femmes, là où elles sont au pouvoir, en Allemagne, au Danemark, en Nouvelle-Zélande, en Finlande, la situation est souvent meilleure. Elles savent prendre des décisions fortes. Une petite provocation : peut-être que ce dont l’Angleterre a besoin, c’est d’une Margaret Thatcher ! ».

– Selon l’avocat au barreau de Paris Édouard Delattre (Libération, le 2 juillet), une dizaine de pays ont déjà inséré l’écocide dans leur droit pénal, parmi lesquels le Vietnam, la Russie et l’Ukraine. [Sans doute, pour un avocat parisien, trois grands modèles de lutte contre le crime contre les humains, NDLR].
Il propose par ailleurs des peines de réclusion criminelle proportionnelles à celles des trafics de drogue et d’être humains quand ils sont commis en bandes organisées. Il est vrai que les pays qui lui servent de référence ont des prisons bien pleines,

– La consigne vient d’une note publiée le 30 juin dans le New York Times : désormais, les journalistes du quotidien américain devront écrire « Black » avec une majuscule. La décision a été prise après avoir consulté « plus de 100 membres de la rédaction, et dans un contexte particulier : celui de la mort de George Floyd, tué par un policier blanc fin mai aux États-Unis. « Sur la base de ces discussions, nous avons décidé d’adopter ce changement et de commencer à “capitaliser” le mot “Black” pour décrire les personnes et les cultures d’origine africaine, aux États-Unis et ailleurs », écrit le New York Times qui visiblement pense que ce sont les journalistes qui font l’histoire au fil de l’actualité. Avant le Times, l’agence Associated Press (AP) avait pris la même décision. « Le noir en minuscule est une couleur, pas une personne ». Concernant une éventuelle capitalisation du mot « blanc », AP se pose toujours la question. Ce n’est pas le cas du New York Times, qui a de son côté tranché : « Nous conserverons le traitement en minuscule pour le mot “blanc”. Bien qu’il y ait une question évidente de parallélisme, il n’y a pas eu de mouvement comparable vers l’adoption généralisée d’un nouveau style de “blanc”, et il y a moins le sentiment que “blanc” décrit une culture et une histoire partagées. De plus, les groupes haineux et les suprémacistes blancs ont longtemps privilégié le style majuscule, ce qui en soi est une raison pour l’éviter. » En France, la grande majorité des médias met une majuscule à « Blanc » et à « Noir », principalement pour des raisons grammaticales. « A partir du moment où on l’utilise comme une ethnie, la règle des nationalités s’applique », explique Michel Becquembois, chef du service édition de Libé. La question qui se pose, c’est : combien de temps tiendra-t-elle encore ?

– À propos de l’intervention des banques centrales et particulièrement de la BCE sur les rachats de dette, il y a un point que nous n’avons pas abordé et qui est pourtant important parce que le comprendre permet d’éviter des confusions et déclarations plus ou moins militantes à l’emporte-pièce. En effet, ces banques centrales mènent déjà des politiques monétaires massives et non conventionnelles qui ont des effets redistributifs. Les achats d’actifs par les banques centrales réduisent les inégalités de revenus (salaires surtout) en soutenant l’emploi. Mais ils augmentent les inégalités de richesse (patrimoine surtout) en soutenant le prix des actifs (Benoît Cœuré, directeur à l’innovation de la Banque des règlements internationaux (BRI), in Les Échos, le 1er juillet) et par exemple les prix de l’immobilier ce qui avantage les propriétaires par rapport aux futurs accédants. Toutefois, c’est un effet pervers de l’intervention et non une volonté explicite. Les observateurs, pour la plupart, pensent que cela ne peut être compensé par « l’argent hélicoptère » que les banques centrales feraient pleuvoir au petit bonheur la chance, mais relève des politiques sociales et fiscales ; les banques centrales devant se contenter de surveiller que leur quantitative easing débouche sur une bonne allocation de l’épargne vers l’investissement et ne finisse pas en capture du marché financier (Le Monde, le 7 juillet). Macron semble avoir choisi, pour le moment en tout cas, le volet social des aides sans toucher à la question fiscale qui selon lui, tarirait l’investissement.

– La FED a décidé de limiter les versements de dividendes par les banques américaines ainsi que les rachats d’actions. Le but : préserver la disponibilité des capitaux en cas de faillites de débiteurs en freinant les tendances à la capitalisation (Les Échos, le 29 juin). Ce n’est en tout cas pas ce qui se passe au niveau des entreprises puisque 37 % des entreprises américaines cotées à l’indice SP500 ont versé en 2019 plus de dividendes qu’elles n’ont fait de bénéfices contre 29 % en Europe (Le Monde, le 7 juillet).

– La crise sanitaire a recentré l’Allemagne sur l’UE dans la mesure où sa politique du tout globalisation, axée autour de l’automobile et ses dérivés, qui l’amenait à s’en désintéresser, se heurte à une nouvelle situation où son marché intérieur et ses rapports aux voisins redeviennent importants (Les Échos, le 30 juin). Face à la Chine et aux USA, l’Allemagne semble envisager la question de la compétitivité à l’aune de l’Europe (digitalisation et Big Pharma). [Si on compare l’Allemagne et la France au terme à terme, l’État y est ordolibéral (colbertiste en France), la grande industrie nationale et exportatrice (internationale tout en étant centrée sur le marché intérieur8), la Bundesbank rigide sur les règles de Maastricht (la BDF plus accommodante), le Mittelstand pour l’économie sociale de marché (les PME plus petites) et à la recherche d’aides à l’investissement ou à l’exportation. Or, la crise sanitaire a mis à mal l’équilibre allemand et les trois premiers acteurs en ont tiré la leçon, seules les forces représentant le Mittelstand (et par ailleurs la Cour de Karlsruhe sur la dette) critiquant l’abandon de principes jugés intangibles, ceux de la propriété privée quand l’État entre au capital d’une entreprise de bio-tech comme il vient de le faire avec Curevac, (cf. relevé précédent) ; et du refus de toute tutelle quand l’actionnaire principal de Lufthansa menace de faire capoter le plan gouvernemental de redressement]. Mais Peter Altmaier le ministre de l’Économie défend sa nouvelle ligne stratégique industrielle avec l’argument qu’elle n’intervient pas pour soutenir des entreprises contre le marché, mais pour faire que les mêmes règles de marché s’appliquent à tous et donc aussi hors de l’UE, principalement en Chine et aux EU où les subventions vont bon train (Les Échos, le 30 juin). Dit autrement, nous sommes tellement éloignés des conditions de la concurrence libre et parfaite que les fervents soutiens d’une économe de marché régulé sont obligés de monter au créneau. Comme nous l’avons dit pour la France dans un relevé précédent, mais c’est aussi valable aujourd’hui pour l’Allemagne, dans ce nouveau contexte, le commerce extérieur ne peut plus se réduire aux chiffres de la balance commerciale. Il s’agit de rapatrier les productions à haute valeur ajoutée, raccourcir les chaînes de valeur, choisir ses interdépendances sur des critères aussi politiques qu’économiques. Deux exemples : le premier concerne le Nord de l’Italie qui est considéré comme vital par l’Allemagne. C’est ce qui a sans doute poussé les Allemands à faire pression sur les industriels de Lombardie pour qu’ils ne ferment pas les entreprises au début de la pandémie quand l’Allemagne n’était pas encore touchée et ce qui les pousse aujourd’hui à accepter de venir en aide à l’Italie parce qu’elle a besoin de ce Nord du Sud (Paolo Gentiloni, commissaire aux affaires économiques de l’UE dans Libération, le 1er juillet). Second exemple : pourquoi dépendre de la Chine, ce qui n’apparaît plus aux yeux de personne comme quelque chose de neutre, mais comme ayant été une solution de facilité qui s’est finalement révélée dangereuse, alors qu’il y a le Vietnam ou d’autres pays émergents ? Nous sommes donc loin d’un simple « moment hamiltonien » (cf. relevé VI) vers une sorte de fédéralisme comme en parle la presse. Les enjeux sont beaucoup plus globaux.

La politique industrielle n’est plus une incongruité française dans le monde occidental. L’affrontement entre grandes puissances et la violence de la crise économique provoquée partout par la pandémie conduisent les États à un interventionnisme de plus en plus assumé. Il ne s’agit plus seulement, pour les gouvernements, de prendre des mesures de soutien génériques ou sectorielles, mais de s’impliquer, y compris comme actionnaire, dans des situations particulières. Ainsi, l’administration Trump dans son souci d’avancer sur la 5G tout en s’opposant au chinois Huawei s’est renseignée sur la possibilité d’une prise de contrôle public sur Nokia le finlandais ou Eriksson le suédois. Outre-Manche aussi, les esprits ont beaucoup évolué. Même le Financial Times a basculé et appuie le « Project Birch » du gouvernement Boris Johnson, prêt à sauver avec l’argent des contribuables des entreprises en difficulté mais jugées stratégiques, comme le sidérurgiste Tata Steel ou le constructeur automobile Jaguar Land Rover ; et à se réclamer de Roosevelt plutôt que de Churchill pour lancer son New Deal9 de reconstruction par les infrastructures. Pour les Pays-Bas, cette évolution est encore plus contre-nature. Pourtant, le gouvernement de Mark Rutte s’y est essayé dès l’an dernier, en entrant par surprise au capital d’Air France–KLM. Objectif : faire contrepoids à l’influence française (Le Figaro, le 1er juillet).

Temps critiques, le 10 juillet 2020

  1. ؘ– Le gouvernement planche sur un nouveau plan de soutien au petit commerce qui dépasserait la simple suppression des charges pour cette année. Il parle de baisser les loyers par différents procédés telles que la création de sociétés foncières en lien avec les municipalités, alors que ce qui grève les marges relève plus de taxes importantes subies qui sont bien supérieures à celles de l’e-commerce (Libération, le 29 juin). []
  2. ؘ– Cf. aussi la tribune libre d’intellectuels américains contre la Cancel culture, Le Monde du 9 juillet et ses effets : licenciements immédiats sans médiations, enquêtes, autocensure. Salman Rushdie est un des signataires. Il doit quand même « halluciner ». []
  3. ؘ– On peut se rappeler l’exemple de censure des Suppliantes d’Eschyle le 25 mars 2019 à la Sorbonne. []
  4. ؘ– À noter que la taxe carbone n’a pas produit les mêmes effets partout. En Angleterre le pays le plus décarboné d’Europe, elle n’a produit aucune grève massive alors qu’elle a été imposée à un moment de pétrole cher. Elle a en partie été compensée par des soutiens aux ménages modestes. []
  5. ؘ– https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=396#Lip []
  6. ؘ– Airbus a signé une « charte de bonne conduite » avec les éléments de sa supplychain, comme on dit dans le jargon. « On connaît des boîtes qui travaillent à perte pour Airbus et qui sont sauvées chaque année pour ne pas les faire couler », glisse un militant CGT de la métallurgie. (Libération, le 2 juillet). []
  7. ؘ– Richard Ferrand (LREM et sur le perchoir de l’Assemblée nationale) croit avoir trouvé la porte de sortie en parlant d’une « décentralisation ascendante » (Les Échos, le 25 juin). []
  8. – Par exemple, l’Alpine-Renault de Dieppe qui tourne à moins de 50 % de ses capacités et qui est en sursis) est vendue à plus de 60 % en France, ce qui est trop limitatif pour un haut de gamme et par rapport aux « allemandes » qui ont une prime a priori à la qualité. L’automobile semble le secteur où la France a le plus de mal à vendre du haut de gamme et donc à maintenir l’emploi sur le territoire dans cette filière… qui est celle qui rapporte le plus de valeur ajoutée. Ainsi, la DS4 de PSA qui devait être produite à Sochaux le sera finalement sur un site allemand d’Opel. On s’aperçoit ici de la distance entre les stratégies industrielles des entreprises — ici la logique d’intégration d’Opel dans PSA —, qui n’ont rien de nationales et la politique industrielle que certains États veulent relancer. Mais au moins la stratégie s’avère-t-elle européenne avec en complément l’établissement d’un modus vivendi entre syndicats français et allemands de la métallurgie pour faciliter cette intégration en Allemagne sans trop de dommage en France (il s’agit là que d’une petite production en termes de quantité), Les Échos, le 1er juillet. []
  9. – Pour le Times toutefois « c’est peanuts » car les sommes engagées ne représentent que 0,2 % du PIB, contre plus de 5 % pour le New Deal américain (en Europe, l’enveloppe se situe un peu au-dessus de 1 %, ibidem). Cela apparaît d’autant plus insuffisant que l’intérêt de la dette est en net recul. Si on prend un pays comme la France, alors que la dette a presque doublé entre 2008 et 2020, l’intérêt de la dette a diminué de moitié (de 2,8 % du PIB à 1,4 %) et il n’y a pas de raison de penser qu’il en est différemment Outre-Manche. C’est donc particulièrement le moment, pour la société capitalisée, d’investir dans les écoles, logements sociaux et autres infrastructures d’autant que le chiffre de levée de dettes pour les nouvelles est encore nettement plus bas puisqu’il s’établit pour la France à -0,07.

    Ou comment s’enrichir en empruntant (Les Échos, le 7 juillet). Et ça n’a rien de fictif ! []