Relevé de notes en temps de crise sanitaire (IV)

– Le pouvoir en place semble incapable d’intervention politique coordonnée dans la gestion de la sortie de crise sanitaire. Tout le monde semble tirer à hue et à dia comme on peut s’en apercevoir dans le fait que la livraison de masques gratuits à partir du 11 mai dans les pharmacies (décision Santé-Véran) ait été court-circuitée par Bercy qui via la secrétaire d’État Agnès Pannier-Runacher, a autorisé la marchandisation (certes avec blocage des prix) de FPP1 dans les supermarchés. Par ailleurs, le gouvernement s’accroche à des dates (le 11 mai pour le déconfinement première phase et le 2 juin pour la deuxième phase ; la fixation rigide et à l’avance d’un calendrier échelonné pour les niveaux, etc.). Englué dans ses dates, toute reconnaissance d’une erreur apparaît comme une faiblesse et le gouvernement n’a plus comme choix que de se dédire et de perdre encore de son autorité ou de maintenir et de s’enfoncer dans l’autoritarisme (cf. la rentrée scolaire et à un degré moindre les transports publics).

En conséquence il en appelle à la population pour une sorte de cogestion de la sortie de crise : « Les vacances d’été dépendent des efforts des uns et des autres » déclare le Secrétaire d’État J.-B. Lemoine ; « En l’absence de traitement et de vaccin, le comportement des Français va avoir un poids considérable surenchérit Olivier Véran dans Le Parisien. Dans le même ordre d’idée, on peut lire dans Libération du 6 mai que le « Do it yourself » est consacré comme politique participative. Macron déclare en direction des confinés : « Demandez-vous chaque matin ce que vous pouvez faire pour le pays ». Des associations privées y ont d’ailleurs répondu de façon plus organisée en finançant du matériel. C’est le cas de l’association « Protège ton patient » (Le Monde du 12 mai 2020). Quant à Delfraissy, le Président du Conseil scientifique de Macron, cet « homme de gauche » dont ce journal fait l’apologie, il nous livre : « La balle est dans les mains de chacun. Car c’est à chacun de prendre ses responsabilités et d’avoir le comportement qui se doit ». En entrefilet, le journal aura eu le temps de glisser que Delfraissy est favorable à la PMA, c’est dire sa crédibilité sur le coronavirus, d’autant qu’il a bien du courage, rajoute le journaliste, de défendre cette position vu sa foi chrétienne.

Cela plus le vélo en ville et le télétravail maintenu annoncé pour la moitié des salariés, ce n’est pas loin d’une cogestion individualisée de la vie quotidienne qui nous est proposée par le pouvoir… quand même contrôlée en dernier ressort par la police et leurs assesseurs de tous ordres. On apprend ainsi que les agents de sécurité de la RATP pourront dresser contravention: à ceux qui ne portent pas de masque) dans les transports publics… avant même qu’on sache s’ils seront accessibles pour tout le monde). L’État décrète, l’intendance doit suivre. Le monde à l’envers ! Dans ce même cadre logistique, on s’inquiètera de l’opérationnalité ou non de mystérieuses « brigades » volantes de testage de la population. Le principe responsabilité a remplacé le principe espérance comme le dit Joël Gayraud dans son article : « Derrière nous, le jour d’après » publié dans Lundi matin le 4 mai 2020. Et Hans Jonas à la place d’Ernst Bloch !

– Une lutte dure et antihiérarchique sur les salaires serait une façon de prendre l’offensive… pour les salariés « garantis ». Ainsi, de premiers rassemblements de salariés des hôpitaux qui ne se satisfont pas des primes Macron ont eu lieu à Toulouse (cf. Libération du 12 mai). Toutefois, si le contexte général reste inchangé, il ne faudrait pas que ces revendications restent catégorielles, mais qu’elles concernent tous les salariés sans exception qui se sont retrouvés sur le front à faire tourner la baraque. Les agents de sécurité, par exemple, ne sont concernés par aucune des primes annoncées par le gouvernement, mais ils ne sont pas les seuls « invisibles » ; les aides à domicile sont dans le même cas de figure.

– On apprend que les syndicats d’Amazon-France ont demandé une reprise progressive de l’activité1 sous certaines conditions de sécurité sanitaire. Par contre, la CGT s’est opposée à la réouverture de l’usine Renault-Sandouville le 11 mai pour manquement aux conditions de sécurité anti-contagion (source : Le Figaro du 9 mai).

– Pour la première fois (source, Les Echos du 5 mai 2020) le solde des échanges agroalimentaires avec l’UE est négatif parce qu’on importe ce qui est moins cher ailleurs (pays pauvres ou à l’agrobusiness plus développé comme les Pays-Bas et même l’Allemagne, un grand producteur agricole, c’est bien connu !) et qu’on exporte moins nos produits de bonne qualité, mais chers. Une fois de plus le gouvernement se retrouver tiraillé entre les exigences productivistes du lobby FNSEA et la tendance moderniste à vouloir développer une « agriculture raisonnée », formule de transition pour ne pas trop prendre position en faveur d’une production biologique censée être incapable de répondre aux impératifs d’autosuffisance alimentaire qui refont surface à la faveur de la crise sanitaire. Pendant ce temps, d’après Le Monde du 6 mai, on apprend qu’en Corrèze les arboriculteurs aspergent par grand vent les vergers de produits phytosanitaires (pour les pommes, trois à quatre fois par semaine, cinq heures durant chaque fois). Rien de nouveau sous le soleil sauf que cette fois cela se fait à « visage découvert » puisque les confinés sont aux fenêtres et dans leurs jardins. Dans le Pas-de-Calais ce sont les granulés d’azote et de chaux ou le nitrate d’ammonium qui prennent bien le vent.

– L’article « La mécanique du délitement », in Le Monde du 9 mai offre un bon exemple du fonctionnement de l’État en réseau avec la multiplication des intermédiaires dissolvant toute responsabilité politique et rappelant l’affaire du sang contaminé. On y apprend que sous le ministère de Marisol Touraine en 2012, avec déjà Jérôme Salomon comme conseiller spécial, c’est en fait le secrétariat général de la défense et de la sécurité qui avait été chargé d’une éventuelle riposte sanitaire2. L’ex-sénateur LR Francis Delattre explique le fonctionnement qu’il a dû subir : d’un côté, les conseillers de la haute Fonction publique coupent les informations en direction du ministre ; et de l’autre, ils bloquent toutes les questions des parlementaires. Ils entretiennent de fait un entre soi technocratique de conseillers et experts, techniciens de la modélisation qui se retrouvent en charge de tout ce qui est réglementaire censé assurer la permanence de l’État en l’absence de politique. Ce que Delattre appelle « l’État automate ».

Interlude : en temps de crise sanitaire on assiste à l’explosion de la novlangue des réseaux3.
En voici une synthèse (rien n’a été inventé) présentée dans le désordre : L’État-plateforme version start-up a demandé, du coup, que celles et ceux qui sont en capacité d’être en présentiel pour faire de la remédiation le fassent dans un cadre inclusif et avec un souci d’équité. L’intelligence collective doit être mobilisée en temps réel. Au final, c’est bien la problématique. Mais quel sera le bon logiciel ? Et par-dessus tout les Français accepteront-ils d’être impactés par ce tutoriel leur enjoignant de se conformer aux instructions du ministériel ?
Il ne s’agit pas là simplement d’une construction linguistique conjoncturelle (cluster, patient zéro et contact tracing, clapping, gestes barrières, kits de tests en open source), mais d’un véritable discours du capital qui se réalise par osmose des différents réseaux d’information qu’ils soient directement de pouvoir, médiatiques, publicitaires ou en provenance des réseaux sociaux. Toutefois, volontairement ou non, ce langage n’échappe pas complètement à son origine de classe. Le choix politique approuvé sans broncher par les médias, de « différenciation sociale » à respecter en lieu et place de distanciation physique qu’on pouvait attendre est tout sauf un lapsus anodin.
Au cours de son intervention à propos de la culture, Macron a fait plus intellectuel en risquant un « l’utopie concrète (sic) assume le grand écart entre un idéalisme naïf et un pragmatisme économique et social ». C’est peut-être pour cela qu’il faut « enfourcher le tigre » (le tigre, c’est le virus). Quant à Hervé Morin qui n’est que le Président de Les Centristes, il fait de la mathématique sur BFM-TV : « On n’est pas sur la même équation », « une équation facile à gérer ».

– Mais revenons aux choses sérieuses et à « l’économie ». Notons l’activisme de BlackRock et d’autres sociétés de gestion d’actifs qui exhortent les labos pharmaceutiques4 à collaborer au développement de vaccins et de médicaments y compris en renonçant aux droits de brevet, le temps de dépasser la crise. C’est comme s’ils aspiraient à jouer un rôle presque aussi important que les États face à la crise en tant qu’instance de coordination agissant dans l’intérêt général — et ils ont la puissance de feu nécessaire pour avantager les labos qui jouent le jeu. Quand on pense en outre que BlackRock est en passe de remplacer aux yeux des de gauche Goldman Sachs comme l’incarnation du mal, ça ne manque pas de sel.

– Nous voudrions ajouter une précision à notre affirmation précédente (Relevé III) selon laquelle « Le rôle quasi inexistant de l’ONU (hors OMS) pendant la pandémie dérive indirectement de la volonté des grandes puissances de ne pas abandonner la direction de la lutte contre la pandémie. » Il existe un projet, calqué sur la proposition de George Soros pendant la crise financière de 2008, de convaincre les États membres les plus riches de transférer une partie de leurs droits aux pays pauvres pour leur permettre de profiter pleinement d’une augmentation des Droits de tirage spéciaux (DTS qui sont normalement distribués en fonction des quotas par pays). L’ennui, c’est que les ressources du FMI dépendent pour une bonne part de la dotation américaine et, même sans considérer les positions de Trump et de son équipe, il est peu probable que le Congrès américain vote une augmentation à quelques mois des élections. De ce fait, on pourrait dire que ces institutions internationales sont plus prisonnières que jamais des États les plus puissants.

– Autre nouvelle des États-Unis, mais qui va dans le même sens avec un article de Gavyn Davies (lui-même chef d’une société de gestion d’actifs, et fin analyste), publié le 19 avril dans le Financial Times et intitulé : « The SDR is an idea whose time has come » (« Les Droits de tirage spéciaux de nouveau d’actualité ») : Le FMI propose une nouvelle émission de DTS supplémentaires. La seule occasion où cela a été fait à grande échelle fut en 2009 à l’instigation de Gordon Brown, qui a convaincu les autres chefs d’État d’injecter mille milliards de dollars dans l’économie, dont 250 milliards sous forme de DTS. L’ennui, c’est que ceux-ci sont distribués selon les quotas des pays membres du FMI, ce qui fait que seuls 40 % du total ont afflué vers les pays pauvres. À l’époque, George Soros avait proposé comme solution que les pays avancés acceptent de transférer une part de leurs droits aux pays pauvres. Cela va-t-il être repris aujourd’hui puisque même les USA laissent entendre qu’ils seraient ouverts à quelque chose dans ce style.

En 2009, comme cette mesure avait permis aux pays pauvres d’acquérir des dollars par le biais des DTS au lieu de devoir passer par le marché, en conséquence, la fuite des capitaux et la revente massive des devises locales ont été atténuées. Or la fuite des capitaux quittant les pays émergents atteint aujourd’hui le triple du niveau de 2009. La semaine dernière, Gordon Brown et Larry Summers sont repartis en croisade en proposant une nouvelle émission de DTS d’une valeur bien supérieure à mille milliards de dollars. Le principal obstacle c’est que Steven Mnuchin, le Secrétaire américain du Trésor a besoin du feu vert du Congrès pour toute allocation au FMI dépassant les 649 milliards, et même ce montant ne semble pas lui plaire…

– Deux situations historiques ne sont jamais identiques, mais rappelons, pour ceux qui n’ont que la dette en bouche que la dette de guerre de la RFA a été gelée dès 1953 et définitivement supprimée en 1991. Quant à la dette publique globale de l’après-guerre, elle a fait l’objet, à l’époque, de prélèvements exceptionnels sur les hauts patrimoines financiers. Ne pas oublier non plus que les États-Unis ont été longtemps (avant Reagan) l’un des pays aux taux d’imposition le plus élevé5.

Temps critiques, le 14 mai 2020

  1. – C’est ce qui va être fait le 19 mai. On sait que la direction d’Amazon-France a d’abord contesté la décision du Tribunal de commerce de Nanterre suite à la requête du syndicat SUD pour mise en danger de la vie des salariés. Aucun compromis n’étant trouvé avec les syndicats, Amazon a fermé ses six centres de distribution en France et a fait appel. La Cour d’Appel de Versailles a confirmé, en l’allégeant, la condamnation de l’entreprise à ne distribuer que des produits liés à l’urgence sanitaire. Non satisfaite par ce second jugement Amazon le conteste devant la Cour de Cassation. []
  2. – Depuis 2007 un plan gouvernemental prévoit le passage de pouvoir du ministère de la Santé à celui de l’Intérieur en cas d’épidémie atteignant ce que l’OMS définit comme le niveau IV (par exemple celui du H1N1 ou grippe asiatique de 2009). C’est ainsi que Roselyne Bachelot et son stock massif de masques et de vaccins, fut dessaisie au profit de la ministre de l’Intérieur (M. Alliot-Marie) ; que l’ARS fut mis en place avec suppression/intégration de l’EPRUS et de sa capacité logistique pour des raisons de « rationalisation » et que l’hôpital commença à fonctionner comme une entreprise sur la base de la tarification à la tâche. []
  3. – Grand consommateur de codes et de signaux, le réseau potentialise les particularités et normalise les singularités des anciens langages qui n’entrent pas dans son univers technique. []
  4. – Cf. l’article paru le 24 avril dans le Financial Times d’Attracta Mooney et Donato Paolo Mancini intitulé « Drugmakers urged to collaborate on coronavirus vaccine ». Nous résumons : BlackRock, Fidelity Investments, Aviva Investors, Janus Henderson et Amundi ont tous dit au Financial Times qu’ils veulent que les labos pharmaceutiques collaborent. « Une crise mondiale sans précédent exige en réponse une coordination mondiale sans précédent », selon Mirza Baig, responsable de la gouvernance chez Aviva. BlackRock est par ailleurs en discussion avec plusieurs firmes. La semaine prochaine, un autre groupe de plus de 50 sociétés d’investissement (avec en tête le groupe néerlandais Achmea) gérant plus de 2500 milliards de dollars a l’intention d’écrire à plus d’une douzaine de labos afin de faire monter la pression pour qu’ils partagent leurs découvertes (vaccins et traitements) et qu’ils renoncent à faire respecter leurs droits sous les brevets concernés. L’OMS s’est déjà exprimée dans ce sens. Sanofi et GlaxoSmithKline ont annoncé un programme de collaboration sur les vaccins, et d’autres aussi. Le secteur l’a déjà fait sur les traitements anti-cancer. En mars, face au tollé, Gilead a dû abandonner le statut privilégié obtenu aux USA pour son médicament remdivisir, qui leur aurait donné un monopole national pour son traitement ainsi que des allègements fiscaux. Les asset managers espèrent plus largement que leur pression poussera les labos à baisser leurs prix. []
  5. – Cf. Luc Peillon, « Est-il vrai que les États-Unis ont taxé les riches à plus de 70 % pendant trente ans ? » [archive], Libération, 21 mars 2019. []

La rhétorique du Vrai et du Faux

Alors qu’on rencontre la plume de Giorgio Agamben de l’Obs au Monde en passant par Lundi matin nous répondons ici à l’un de ces développements étant devenu la nouvelle référence des médias sans qu’on sache à partir de quelle expertise philosophique (Heidegger ?) politique (l’obsession de l’État d’exception et de l’ennemie intérieur de C.Schmitt) médicale (le plus grand virologue au monde D.Raoult) il parle.

Les différentes interventions de Giorgio Agamben autour du Coronavirus ont atteint leur point d’orgue dans le numéro 241 de Lundi matin avec la reprise explicite de la formule de Guy Debord : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » (Thèse 9 de son livre, La société du spectacle). Citation qui ramène la réalité capitaliste à un mensonge sur la réalité — sans nous en rappeler la genèse et sans rien nous dire sur les dimensions ou sur les déterminants de cette réalité aujourd’hui —, puisqu’on peut quand même supposer que c’est de cela qu’il s’agit ; autant d’éléments qui permettraient pourtant d’élargir l’horizon au-delà de l’appréhension du virus et de ce qu’on veut bien lui faire dire.

Debord a adopté la méthode de l’inversion pour développer ses thèses sur l’aliénation. Ainsi part-il, dans sa Thèse n° 9 d’une formule de Hegel tirée de la Phénoménologie de l’Esprit « Le faux est un moment du vrai ». Et à partir de là, il projette sa philosophie spéculative sur ce qu’il appelle la société du spectacle : « Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant » (Thèse 2). Sa « philosophie » repose en effet sur la vie érigée en principe ou en croyance. La vie serait la réalité réelle dont les images se sont détachées (Thèse 2 toujours). Le monde s’en trouve coupé en deux avec d’un côté la vraie vie et de l’autre le spectacle « qui est le cœur de l’irréalisme de la société réelle » (Thèse 6) où s’égare la conscience quotidienne et son mode de survie. Dans ce contexte d’un monde inversé, « le vrai est un moment du faux ». Cet énoncé de 1967 dans La société du spectacle devient en 1988, dans les Commentaires sur la société du spectacle, à l’époque du « spectaculaire intégré » : il n’y a plus rien de vrai. Seul le philosophe (Agamben) ou le stratège1 (Debord) est à même de dévoiler la Vérité derrière le fétichisme et la fausse conscience qui règneraient en maîtres dans ce monde.

Agamben nous dit donc non pas la vérité du virus, mais la Vérité sur le virus. La boucle est bouclée ; le mensonge est terrassé.
Mais si on pense au contraire qu’un événement au sens fort se situe au-delà de la logique des causes et des effets, il y a alors une vraie difficulté à en dire sa « vérité ». Pour la contourner à défaut de l’affronter, on peut alors y voir manipulations secrètes ou conspirations…

Ainsi, par des chemins plus ou moins détournés, le stratège et le philosophe du Vrai et du Faux qui voyaient hier (Debord et Sanguinetti) la lutte armée dans l’Italie des années 1970 comme une manipulation des services secrets italiens voient aujourd’hui (Agamben) le virus comme une « … conspiration pour ainsi dire objective qui semble fonctionner en tant que telle » (G. Agamben, Le Monde, 24 mars 2020).

Temps critiques, le 10 mai 2020.

  1. Cf. G. Agamben : « Il y a de nombreuses années, lors d’une conversation avec Guy [Debord] que je croyais être sur la philosophie politique, à un certain moment Guy m’interrompt et me dit : “Regarde, je ne suis pas un philosophe, je suis un stratège.” in La ville et la métropole, repris dans ce même n° 241 de Lundi matin. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (III)

– Nicolas Hulot sur BFM-TV : la pandémie est un signe, « la nature nous adresse une sorte d’ultimatum […] tout ça est un mal nécessaire » (22 mars 2020). Devant un tel « lanceur d’alerte », n’est-il pas bon de rappeler que l’espérance de vie au Bangladesh, l’un des pays les plus densément peuplé et les plus pauvres de la planète est passée de 46 ans d’espérance de vie en 1960 à 73 ans en 2017. D’une manière générale les épidémies n’ont pas arrêté de reculer au cours du XXe siècle, même si le VIH a été très meurtrier et le reste en Afrique, le continent qui est le plus touché par les épidémies.

Comme le dit Jérôme Baschet dans son article du n° 238 de Lundi matin, « Les infections virales sont des phénomènes “naturels” au sens où les virus ont leurs propres comportements et inclinaisons ; mais le devenir de certains d’entre eux est largement orienté par les transformations des milieux qu’induisent les activités humaines ».

– la lutte contre la pandémie nous offre un exemple de ce qu’Alain Supiot nomme « La gouvernance par les nombres » du nom de son livre éponyme. L’augmentation de la puissance de calcul des mathématiques par les nouveaux moyens technologiques permet la quantification de tout ce qui est quantifiable. La médecine a ainsi opéré des calculs de probabilité pour les programmes de vaccination. Gouverner par les nombres comme on le voit avec l’avalanche de chiffres et maintenant la délimitation de zones de contamination par la puissance publique permet de se passer de la Loi. Ainsi, dans les EHPAD seule la mortalité brute est quantifiable, pas la dignité et les conséquences de la rupture de socialité produite par un isolement complet. Cette quantification s’est évidemment étendue à l’économie, science de la rareté et la théorie des jeux est venue lui insuffler ce supplément de quantification à défaut de supplément d’âme (dilemme du prisonnier, théorie de l’agence). Une modélisation mathématique et statistique à outrance qui est d’ailleurs utilisée dans la lutte contre la pandémie comme si elle allait se substituer à une politique sanitaire défaillante. Néanmoins ce gouvernement par les nombres n’a pas la neutralité de la science pure et bien propre sur elle. Ainsi, un rapport de l’Inspection générale de l’administration (IGA) d’avril 2005 (cf. enquête Le Monde du 4 mai 2020 sur « le désarmement sanitaire ») qui insistait sur la nécessité d’un plan de prévention contre une crise sanitaire d’importance a-t-il très vite été enterré, priorité ayant été donnée aux cercles militaires et policiers axés sur la lutte contre le terrorisme et les risques d’attaques nucléaires et biochimiques ; plutôt qu’aux infectio/épidémiologues alertés par les précédentes épidémies du VIH et du SARS.

– Un arrêté préfectoral des Hautes-Alpes du 22 avril prescrit des autorisations de se rendre en son jardin potager… pour y travailler, à l’exclusion d’y prendre un bain de soleil et d’y faire un barbecue (source : Actualité du sud des Alpes, 26 avril). Un signe plus général de cet autoritarisme sans autorité est sans contexte la création d’une voix de son maître de l’information par la porte-parole du gouvernement : le Service d’information du gouvernement (SIG) dont le but est « d’informer sur la désinformation ». Néanmoins seuls les réseaux sociaux semblent visés… et non le gouvernement lui-même. Comme nous ne sommes pas tout à fait en temps de guerre malgré la déclaration préliminaire de Macron on échappe de justesse à une information sous contrôle militaire. Les informations n’émaneront donc pas d’un ministère de la guerre qui n’existe pas, mais d’articles en provenance des médias les plus méritants. Libération et Le Monde arrivent sans surprise en tête des « bonnes feuilles » du gouvernement. Le Figaro, trop critique sûrement (où ne va pas se cacher la critique aujourd’hui !) n’est pas mentionné qui dénonce le « Parti de l’ordre sanitaire » et de l’hygiénisme1.

– Le débat avorté sur le confinement particulier en destination des « vieux » et personnes à risque, s’il a disparu des radars gouvernementaux, a resurgi d’une façon « intéressante » dans Libération du 28 avril 2020 suite à une tribune de Véronique Fournier, présidente du Centre national des soins palliatifs et de fin de vie et favorable à l’euthanasie. « La réa jusqu’à quel âge ? ». Elle s’appuie sur un think tank américain de « réflexion éthique » qui se livre à un calcul utilitariste de rationalité des choix permettant de trancher à l’intérieur des arbitrages intergénérationnels permettant de garantir les « utilités » tout en baissant les coûts. Il n’y a guère de doute sur le résultat de ces calculs, mais le gouvernement Macron ne semble pas avoir lu l’article. Ouf, on l’a échappé belle !

– la charge de la dette a baissé de 1,4 milliard en 2019 à cause du niveau des taux d’intérêt ; paradoxe : le taux apparent, c’est-à-dire le rapport entre coût et montant, est en l’état bien inférieur à ce qu’il était en 2007 (2,1 contre 4,3). Une situation qui devrait perdurer malgré la crise sanitaire, car les chances de reprise de l’inflation sont faibles à court terme, parce qu’en plus de taux bas, les liens entre masse monétaire et prix se sont détendus. La masse monétaire augmente certes, mais sa vitesse de circulation décroît du fait de l’augmentation de l’épargne. La baisse du prix des matières premières devrait continuer à court terme ainsi que la baisse de la masse salariale globale avec l’augmentation du chômage suite à la crise sanitaire. Sauf pour les prix alimentaires, cela risque d’être la tendance générale dans un contexte clairement déflationniste.

– pour ceux qui pensent que nous assistons à un passage de témoin entre grandes puissances, donnons quelques chiffres :

• fuite de capitaux vers les EU.
• les actions européennes ont perdu 10 points par rapport aux américaines.
• l’écart de valorisation entre banques américaines et européennes à même niveau de capital est de 50 % en faveur des premières.
• les valeurs des 5 grandes entreprises américaines (Gafam) caracolent en tête des valeurs boursières. Sans parler de l’explosion de la valeur Tesla.

Alors bulle américaine ou accentuation de la concentration du capital à son pôle dominant ?

– Le rôle quasi inexistant de l’ONU (hors OMS) pendant la pandémie dérive indirectement de la volonté des grandes puissances de ne pas abandonner la direction de la lutte contre la pandémie. Le retrait des EU indique qu’ils ont abandonné l’idée que le multilatéralisme est le meilleur moyen d’assurer leur domination. Le retour de la logique des puissances les amène paradoxalement à faire plus de place à la Chine car ils sont forts (c’est du moins ce que pense l’administration Trump) de leur propre puissance. Ils semblent accepter un monde multipolaire dans la mesure où même si la Chine se montre elle ultra-présente, par exemple à l’OMS et à la FAO, elle se heurte à la limite des interdépendances de la globalisation. Dans la même tonalité du retour des souverainetés, l’État, en France, mais aussi les autres gouvernements de l’UE vont contrôler jusqu’à la fin de l’année les investissements non européens dans les secteurs définis comme stratégiques et biotechnologiques (limités à 10 % du capital au lieu de 25 %). Les OPA inamicales chinoises sont dans le viseur dans une situation difficile où certaines grandes entreprises pourraient manquer de cash flow (leur trésorerie). C’est le cas, très courant aux États-Unis, moins en France, des entreprises qui ont racheté leurs actions ces dernières années ou mois pour soutenir leur cours en Bourse.

– La pandémie agit aussi sur l’organisation du travail. Du point de vue de l’évolution des lieux de travail tout d’abord où le développement du télétravail vient compléter la chaîne de détachement d’un lieu fixe de travail symbolisé jusqu’il y a peu par l’entreprise-usine vers des formes flexibles : travail intérimaire-travail détaché-micro-travail et maintenant back-office (là où le travail se prépare) ; du point de vue de la division du travail ensuite. En effet, à l’hôpital la chaîne hiérarchique, dans un des secteurs où elle est la plus manifeste, semble avoir été mise à mal, dans un premier temps, par l’urgence des soins à accomplir nécessitant l’organisation pratique de collectifs de travail auparavant éclatés, cloisonnés et soumis aux nouvelles contraintes bureaucratiques et informatiques. Mais à la lecture des différentes interventions de membres du personnel hospitalier et de leur variation au cours du temps de crise sanitaire, ce qui a pu apparaître au début comme la reconstitution de ce collectif de travail à l’hôpital (et de lutte, mais d’une lutte bien particulière contre un ennemi commun : le virus) doit être relativisé. Ce collectif ne peut être pérenne ; de la bouche même du personnel, il est exceptionnel parce que dû à des circonstances exceptionnelles. En effet, au-delà de l’élan collectif, des médecins en pointe de la lutte sur les conditions de travail à l’hôpital comme Patrick Pelloux, font remarquer (Libération du 4 mai 2020) « Nos grands pontes ont pris le pouvoir, les médecins hospitaliers de base ont été relégués sur les strapontins ».

– Pendant ce temps, le gouvernement continue à organiser la « grève » de larges secteurs de l’activité, alors que le MEDEF, la CFTC et la CFDT en appellent à la reprise du travail effrayés qu’ils sont par le différentiel de perte de PIB par rapport aux autres grands pays de l’UE (-5,8 % contre -5,2 Espagne, -4,7 Italie, -3,7 Belgique, -2,5 Autriche et autour de 2 pour l’Allemagne2 ). En comparaison, les grèves de Mai-juin 1968 avaient fait baisser le PIB de 5,3 % sur trois mois ; la crise de 2008 de 1,3 sur le premier trimestre 2009. Mais à chaque fois des mécanismes compensateurs avaient joué à la reprise. Là le doute est plus sérieux puisque l’épargne forcée des ménages peut aussi bien se pérenniser en épargne de précaution par crainte d’une augmentation de chômage qu’en course à la consommation, ce qui aura une incidence différente sur l’investissement. Même doute sur la nature de l’intervention de l’État, la solidarité européenne, la capacité à monétiser la dette par les Banques centrales sans effet inflationniste.

– Vélo et déconfinement. Plusieurs pages dans Libération du 4 mai 2020 et tous les maires des grandes villes à l’ouvrage. Voilà la nouvelle panacée présentée toute voile dehors pour la distanciation sociale du « jour d’après ». « Solution » si possible extensible à notre avenir en général qui ne concevra bientôt plus le domaine public que comme extension de la sphère privée. Une chose plutôt plus facile à réaliser que l’inverse même si cette dernière perspective est déjà envisagée en France (cf. le projet de traçage du virus) et largement pratiquée dans certains pays asiatiques « démocratiques ».
Certains maires des grandes agglomérations y voient une restructuration alternative du territoire urbain déjà bien planifié (cf. Paris) et les différents lobbys s’en donnent déjà à cœur joie ; ainsi de Nicolas Le Moigne, porte parle de Vélocité à Montpellier qui proclame que « (depuis le 21 mars) l’humain se réapproprie la voirie ; l’espace urbain s’est transformé ». Oui, c’est certain, ce qu’on appelait avant la ville n’a tout à coup plus existé que pour les quelques happy few qui habitent dans l’hypercentre sans avoir l’envie ou la possibilité de rejoindre une maison de campagne. Mais que se sont-ils réappropriés de cette ville anesthésiée, à part les queues à la boulangerie ? Ce triste sire n’hésite pas à nous faire l’apologie de la « distanciation naturelle » eu égard à la forme de confinement que représentent effectivement parfois des équipements publics de transport sous dimensionnés.
Temps critiques, le 5 mai 2020

  1. Cf. Le Figaro du 2-3 mai 2020 : « L’ordre sanitaire, piège pour la démocratie », un article dont la fin nous rappelle quand même (on est au Figaro et la critique est cadrée) que le travail de la police est de défendre l’ordre social et non l’ordre sanitaire. []
  2. La suspension définitive de la saison de football en France alors que les autres grandes fédérations soit s’apprêtent à reprendre, comme en Allemagne et en Espagne, soit sont attentistes comme en Italie et en Angleterre, confirme cette tendance. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (II)

– Avec 10 millions (10,2 au 22/04/20) de salariés en chômage partiel, les 9 millions de grévistes de mai-juin 1968 sont largement dépassés. La prise en charge est de 84 % du salaire brut, mais dans de nombreuses grandes entreprises elle atteindra 100 %, correspondant donc quasiment à un revenu garanti néanmoins loin d’être « universel ». En contrepartie il se paie de suppression de jours de RTT (jusqu’à 10) et d’une augmentation des heures de travail post-crise jusqu’à la fin décembre (cf. les ordonnances de mars). À noter que c’est la France qui fournit les plus gros efforts en ce domaine en Europe en y consacrant le double des crédits aux entreprises que l’Allemagne1 dans un total des crédits pourtant beaucoup moins important et qui s’établit comme suit : France : 1,9 % du PIB ; Espagne et Italie : 1,2 ; Pays-Bas : 2,7 ; RU : 3,1 ; Allemagne : 4,4. Par contre l’Allemagne offre la plus grande part à l’aide aux TPE d’une part et aux fleurons industriels d’autre part (5 fois plus que la France pour ces derniers).
Toutefois, la BCE ne suit pas pour le moment la FED américaine qui elle rachète des prêts bancaires pour l’aide aux entreprises, de façon d’abord, à prémunir ces banques de dettes qui s’avéreront non remboursables parce que les crédits d’aide n’auront pas été assez sélectifs (a priori ce n’est pas le but) ; et en conséquence à ne pas assécher les réserves des banques nécessaires pour des investissements futurs.

Néanmoins, suite aux règles établies après la crise de 2008 avec Bâle III, les banques ont été obligées d’augmenter leur proportion de fonds propres par rapport aux actifs détenus classés comme risqués ou douteux (elle passe en Europe de 8,8 à 14, 6 %, même si le total de ces fonds propres par rapport au bilan d’ensemble ne représente que 5,8 %. Une assurance qui n’est pas énorme. Mais dans l’ensemble les banques sont plus recadrées qu’en 2008, y compris les banques centrales. Par exemple quand on parle « d’argent-hélicoptère » les banques centrales sont opérationnelles pour le parachutage, mais le lieu d’atterrissage (les bénéficiaires) est du ressort de l’État. En période de crise grave, « l’indépendance » des banques centrales (un des grands principes du néo-libéralisme) se réduit comme peau de chagrin.

– en contrepartie de son aide aux entreprises l’État pose ses conditions : pas de versement de dividendes cette année et suivant l’exemple récent du Danemark, la France interdit aussi les aides aux entreprises ayant leur siège ou des filiales dans les paradis fiscaux (cela concernerait plus de 50 grandes entreprises).

– Pour beaucoup de secteurs industriels (hors bât. et TP) la reprise de l’activité industrielle avant la fin du confinement n’a pas grand sens parce que la mise en veilleuse actuelle des circuits de distribution pose un énorme problème de stockage et qu’une reprise tambour battant contredirait le système du juste à temps. Par exemple, dans l’automobile, les usines doivent attendre la réouverture des concessionnaires. De toute façon le déconfinement semblant partout se faire de façon très progressive, il n’y a pas de risque d’emballement de la production. Toujours dans l’automobile, les conditions de redémarrage ne sont pas liées qu’à des contraintes techniques, mais aussi à la plus ou moins grande disposition de cash (le niveau de trésorerie des entreprises avant la crise, par exemple bon pour PSA, très moyen pour Renault) et à la capacité à abaisser le « point mort2 », comme au moment de la grande crise liée à la forte augmentation du prix du pétrole de 1973-1974. En effet, dans les conditions d’un marché d’après crise forcément incertain, il ne s’agit pas de produire plus dans n’importe quelles conditions, mais de produire mieux. Si on considère les chiffres actuels de résilience à la crise sanitaire, les entreprises qui résistent le mieux sont celles dont les marchés sont les plus diversifiés. Encore un signe qui indique que sauf dans les secteurs qui seront jugés stratégiques, la mondialisation ne reculera pas.

– Nous avions souligné, dans notre « Relevé de notes » (I), les obstacles d’ordre bureaucratique à la lutte contre la pandémie en France ; on en a confirmation dans Le Monde daté du 25/04 qui décrit les difficultés rencontrées par les laboratoires vétérinaires (pourtant équipés pour réaliser des tests massifs) et laboratoires publics de recherche pour participer (pour 5 d’entre eux seulement sur 50, c’est effectif) au dépistage. En effet, ils doivent faire face aux conflits de compétence entre les préfectures, l’ARS (qui a, entre autres, interdit la pratique des tests aux labos privés) et les CHU (cf. notre exemple de celui de Lille dans le précédent « Relevé »). Tout cela ne date pas d’aujourd’hui puisque le nouveau management public qui sévit depuis une vingtaine d’années au moins a conduit à appliquer le pire du système anglo-saxon (ce qui se traduit en France par aligner le public sur le privé) avec le pire de la structure techno-bureaucratique française (les certifications, les protocoles uniques et centralisés3).
La recherche fondamentale va être aussi bridée (brimée ?) par la mise en place d’une logique de projets au sein de l’agence nationale de la recherche (ANR) à partir de 2005.

Plus prosaïquement pour ce qui concerne les masques, l’État (sous Hollande) est passé d’une logique de stocks stratégiques à une logique de mutualisation des moyens et à une rhétorique d’optimisation. Les risques sanitaires vont se répartir en de multiples acteurs tous contraints du point de vue budgétaire. Techniquement, cela a abouti à une dilution des FFP2 au sein des établissements de santé, la centralisation ne concernant plus que les masques chirurgicaux… dont le renouvellement ne sera pas fait, car l’effort sera porté sur sérum de la variole, le tamiflu et les combinaisons intégrales anti-Ebola4.

– Pour tout ce qui concerne le droit pendant la période de confinement, il nous semble qu’il faut partir de l’idée simple et évidente que le confinement n’est pas une mesure sanitaire, au contraire de la quarantaine ou même de la quatorzaine inaugurée pour le Corona. Elle n’est donc pas le fruit d’une politique de santé, mais plutôt une réponse à un fait imprévu venant rencontrer une imprévoyance générale et une infrastructure sanitaire inadaptée ou en mauvais état. Si le virus n’est pas une personne vivante, de fait il met l’État et les personnes devant le fait accompli ; un fait accompli que l’État transforme en fait de droit à partir de règles qui échappent plus ou moins à la loi commune tout en cherchant à ne pas trop s’en éloigner, consensus démocratique oblige. Par exemple le décret du 16 mars sur l’état d’urgence s’appuie sur l’article 37 de la Constitution, mais toutes les mesures censées être exceptionnelles et donc conjoncturelles sont pourtant portées au code de la Santé publique comme si elles allaient être pérennisées alors qu’il n’y a encore eu aucun contrôle parlementaire. Le socle commun à tout cela semble l’article 34 qui opère une véritable révolution copernicienne du rôle de la loi. Dans les régimes précédents de la IIIe et de la IVe République, la loi, expression de la volonté générale, pouvait intervenir dans tous les domaines : elle n’était limitée ni par la Constitution, en l’absence de possibilité de contrôler effectivement la conformité d’une loi à la norme fondamentale, ni par le règlement qui ne pouvait intervenir qu’en vertu d’une loi. Or la Constitution de 1958 semble renverser le rôle respectif de la loi et du règlement : l’article 34 limite la loi à une liste de domaines particuliers, tandis que l’article 37 dispose que le règlement peut couvrir tous les champs non attribués à la loi. C’est donc désormais le règlement, pris par le pouvoir exécutif, qui devient autonome5.

Toutefois, cette nouvelle tendance juridico-politique peut être battue en brèche quand la question est portée sur la voie publique et que le débat s’emballe comme à propos du projet gouvernemental concernant une application de traçage via les smartphones pour une application « Stop-Covid ». En conséquence, au lieu de passer en catimini, le projet est repoussé à une date permettant un vote « en présentiel » (quelle horreur de novlangue). Pouvoir en place ou « citoyens » personne n’échappe au dilemme de la neutralité ou non de la technique. Les Gilets jaunes l’ont d’ailleurs expérimenté dans leur utilisation de Facebook : formidable moyen de mobilisation dans un premier temps, de surveillance numérique dans un second.

Comment les luttes actuelles ont finalement rejoint leur « canal historique »

Avec le recul que donnent plus de deux mois de lutte se font jour les limites d’une grève forte, du moins dans les deux secteurs qui l’ont initiée (RATP et SNCF), mais limitée par un cadre prédéterminé et restreint : celui des retraites. La différence est frappante entre un mouvement qui se veut radical dans son opposition à un projet de l’État, mais qui ne fait que réagir sans porter la contestation à un autre niveau ; et le mouvement des Gilets jaunes qui à l’occasion d’une mesure conjoncturelle, a priori anodine, d’augmentation du prix du carburant a saisi cette opportunité pour prendre l’initiative et lancer une révolte posant la question des conditions générales de vie et de leur supportabilité. Que les Gilets jaunes n’aient pas « gagné » ne change rien à l’affaire ; ils n’ont pas non plus été battus et tout le monde s’y réfère encore soit pour les louer soit pour les vomir. On peut dire que la question qu’ils ont posée hante encore tous les puissants et leurs affidés.

Le mouvement sur les retraites pose lui aussi des questions, mais c’est comme s’il ne se les posait pas aussi à lui-même. Du fait de cette autolimitation, il n’a pas d’autre choix que celui de s’enfoncer dans un bras de fer contre le gouvernement avec un rapport de forces plus qu’incertain puisqu’il laisse de côté des fractions de la population dont les conditions sont les plus précaires. Ces dernières, qui ont été ou auraient pu être des Gilets jaunes, sont seulement appelées à rejoindre les personnes « vraiment mobilisées », c’est-à-dire les grévistes, pour des actions ou manifestations qui retrouvent ou reproduisent la routine des pratiques syndicales et militantes. La prolifération de ce qui relève plus de l’effet d’annonce que de l’action proprement dite donne le tournis au point qu’on pourrait même se laisser aller à rêver qu’on est à la veille d’une révolution, alors que la plupart de ces rendez-vous ne concernent qu’une poignée d’individus et de militants, souvent les mêmes1. Ce qui demeure de l’évènement Gilets jaunes n’échappe pas à ce processus de délitement qui les voient « acter » chaque samedi leur survivance sans autre effet que de maintenir des forces de police en alerte.

La base de ces rendez-vous reste inchangée, c’est celle de l’agitation sur le retrait de la réforme et la défense des conditions existantes. Cela montre à quel point et contrairement à ce que disent des journalistes, sociologues ou politologues, il n’y a pas de « giletjaunisation » du mouvement, ni au niveau de la forme où l’organisationnite remplace la spontanéité de la révolte ; ni dans le contenu, car ce ne sont pas les conditions générales de vie qui sont posées et par conséquent mises en question. Chacun reste sur la base de son métier — quand celui-ci en mérite encore le terme dans une société capitalisée qui tend à transformer tout travail vivant en travail simple et auxiliaire de la puissance technologique. Vu les restructurations industrielles et l’automatisation de nombreux services, autant dire que ces situations professionnelles ne concernent guère plus que le secteur public ou certaines professions libérales au statut relativement dévalorisé (avocats, médecins hospitaliers) par leur augmentation en nombre et la concentration géographique de leurs membres.

Un impensé lourd de conséquences : la crise de la centralité du travail

Les luttes sur les retraites proprement dites n’ont véritablement commencé qu’en 2003 et à un moment où, parallèlement, ce qui émergeait, sans être explicitement posé, sauf par de petits groupes critiques, mais sans influence sur le terrain, c’était la perte de centralité du travail vivant dans la valorisation capitaliste, avec l’accélération du processus de substitution capital/travail et en conséquence l’inessentialisation de la force de travail. C’est approximativement aussi à cette époque que l’État a pris les premières mesures pour « compenser » la mise hors circuit de plus en plus d’individus qui ne cochaient plus les bonnes cases (création de la CMU, du RMI) sans pour cela céder sur un revenu d’existence garanti (cf. la réponse de Jospin au mouvement des chômeurs en 1998 et son refus d’une « société d’assistance »).

Cette crise de la centralité du travail s’est répercutée sur la conscience de ce que représente aujourd’hui la retraite. Comment les jeunes précarisés et les chômeurs pourraient-ils et surtout voudraient-ils rejoindre le mouvement actuel qui ne fait que défendre des catégories ou professions « garanties », alors qu’eux-mêmes sont des produits de la segmentation du marché du travail et de sa différenciation profondément inégalitaire ?

Jeter sa blouse et après  ?

Il semble extraordinaire et positif à certains que des « personnels » jettent tout à coup leur vêtement de travail (ou leurs instruments de travail pour les enseignants) à la figure de leurs ministres. Là encore, transparaît la différence entre cette geste actuelle et celle de l’année dernière où des individus n’avaient tellement rien de signifiant à jeter qu’ils ont au contraire enfilé une sorte de vêtement censé les faire exister ou au moins les rendre visibles. À l’inverse, dans le mouvement des retraites il ne s’agit que de montrer son mécontentement de l’offense faite à la profession et de se rhabiller ensuite si l’on obtient satisfaction. Ce qui pose problème à ces « personnels », c’est de ne plus être considérés que comme des travailleurs comme les autres. C’est leur perte de statut. En effet, il n’est pas question pour eux de jeter une bonne fois pour toutes ces vêtements ou instruments de travail en ce qu’ils ont de symboliques, puisqu’ils sont encore un peu le signe d’une position sociale reconnue. Ils restent dans la posture que procure la « position » et cela d’autant plus quand le fait de se mettre en lutte est tellement inhabituel dans leur secteur qu’ils en retirent un surcroît de prestige.

Combien sont prêts, parmi eux, à abandonner des différenciations de salaires à leur profit pour un même travail ? Pour ne prendre que l’exemple le plus extrême, combien d’enseignants agrégés au salaire plus élevé que les enseignants certifiés, tout en ayant 3 heures de cours en moins par semaine, sont prêts à accepter le passage à un horaire égal (donc en hausse pour eux et en baisse pour les autres)2 ? Et on ne parle même pas d’une réévaluation égalitaire des salaires dont l’écart ne va faire au contraire que croître avec l’ancienneté et a fortiori pendant le temps de retraite3!

Dans le cadre plus étroit de la réforme des retraites le « Tous ensemble », slogan repris de 1995, sonne faux car il recouvre, pour ne pas dire cache, des situations de plus en plus diverses et où l’unité ne peut, au mieux, que se réaliser dans la phase ascendante du mouvement, chaque catégorie pouvant espérer peu ou prou profiter d’une victoire ou au moins du recul du gouvernement. Mais dès sa retombée, la prétention du « Tous ensemble » laisse transparaître son artificialité où c’est le sauve-qui-peut et le chacun pour soi qui domine.

C’est ce à quoi on a assisté avec des négociations séparées qui ont été entamées dès le début des grèves, mais dans la plus grande discrétion puisque le gouvernement tenait publiquement la ligne d’un projet non négociable. Jusqu’à ce que soient rendus publics leurs résultats, à savoir la mise en place de toute une panoplie de régimes dérogatoires au projet de réforme concernant de nombreuses catégories ou professions. Les pompiers en sont pour le moment les derniers bénéficiaires après leur coup de sang contre les forces de l’ordre.

Mais on peut être aussi étonné par des déclarations pour le moins décalées comme celle du représentant CGT des éboueurs de Paris qui a annoncé à la presse que les éboueurs étaient prêts à prendre la relève des cheminots ou traminots, alors que jusque-là, conscients de sa responsabilité ce syndicat avait freiné des quatre fers pour que Paris ne se noie pas dans sa propre « merde » (sic…) et par des annonces syndicales et médiatiques selon lesquelles de nouveaux secteurs entreraient dans la grève. Voilà bien une drôle de conception de la grève générale !

C’est peut-être la seule surprise de ce mouvement de grève car, pour le reste, il n’a effectué, pour le moment, aucun véritable pas de côté. On est resté dans les clous de ce qui est attendu par le pouvoir et tolérable pour les syndicats. Aucun dépassement de « fonction », excepté de la part d’enseignants qui prennent la responsabilité de bloquer le passage des épreuves de contrôle continu (E3C) en lien plus ou moins étroit avec des lycéens. De fait, cette initiative bouleverse le « bon ordonnancement des choses » en ce qu’elle oblige tout le monde à se déterminer ; l’administration, bien sûr, qui doit décider si elle fait intervenir la police ; et les parents qui s’émeuvent d’une épreuve passée dans de telles conditions et de ce que cela signifie d’un point de vue politique plus général. Mais en l’état actuel de la situation, ces pratiques restent très minoritaires, aussi bien chez les enseignants que chez les élèves et la répression peut s’exercer comme du reste on a pu s’en apercevoir depuis mi-janvier.

Ce mouvement est prédéterminé par des présupposés de « l’ancien monde » qui l’inscrivent dans des négociations entre partenaires sociaux. Un paritarisme qui est, de fait, réduit comme peau de chagrin par les tenants du « nouveau monde » ; dès lors, le mouvement ne pouvait même plus représenter une force syndicale. Il ne pouvait agir que comme groupe de pression et de défense des « acquis sociaux » dont la retraite par répartition, les régimes spéciaux et les services publics. Cela n’impliquait pas forcément son échec, mais restant sourd aux transformations fondamentales du capital seulement considérées comme néo-libérales, il y a trouvé sa limite : l’incapacité à entraîner avec lui les fractions les plus prolétarisées de la force de travail. Par ailleurs, la masse des Gilets jaunes ne s’y est pas plus reconnue, même si sa fraction la plus résistante a essayé de jouer son rôle au sein des cortèges de tête.

Le mouvement sur les retraites a certes refusé le « dégagisme » des Gilets jaunes, par trop « populiste » pour lui, mais cela a été pour reproduire la vieille séparation entre ce qui est du domaine syndical et ce qui est du domaine des partis politiques : voilà les municipales et l’idée que tout cela : la grève et « l’opposition » majoritaire au projet, va se traduire dans les urnes.

Le résultat en a été de lui ôter toute force politique autonome.

Temps critiques, le 12 février 2020

PDF : Comment les luttes actuelles ont finalement rejoint leur « canal historique »

 


Des échanges ayant fait suite aux premiers envois du présent tract :


 

Je voulais juste revenir sur un point de ton article. Il est difficile d’affirmer que la contestation contre les E3C est minoritaire. Elle correspond à 40 % des personnels. Mais le rectorat avait mis en place un protocole permettant de faire passer les épreuves :sujets choisis par les inspecteurs, surveillance par du personnel extérieur et copies numérisées. Le rectorat était fort de son expérience du dernier bac.
Fait aussi marquant à Toulouse, l’appel des syndicats et l’appel des gilets jaunes se sont fait à des heures différentes les jours de manifestations. Il y a eu une véritable rupture à partir du 7 janvier.

Salut Jacques et à bientôt.

 



 

MERCI BEAUCOUP !

Bonne analyse de cette probable dernière grève du vingtième siècle qui s’est déroulée près de vingt ans après la fin de ce vingtième siècle !

Patrick

 



 

Oui et cela marque bien en quoi l’idée de « convergence » de 2018-19 était un leurre que les fractions de gauche des syndicats venaient vendre aux Gilets jaunes.

Comme nous le disons aujourd’hui dans notre dernier texte, la lutte est retourné à son canal historique. Or, si tu vas un peu plus fouiller dans nos textes sur notre site tu verras que nous y défendons l’idée d’une rupture définitive de ce qui a pu être appelé « le fil rouge des luttes de classes ».

Rejouer à renouer le lien comme l’a essayé ce mouvement de grève est de ce point de vue mortifère même si, pour beaucoup, tout cela se fait de bonne foi.

Bonne soirée,
Jacques W

 



 

Merci camarades (!) pour cet effort d’analyse et d’écriture.

Mon grain de sel :

Paradoxalement, c’est le gouvernement qui, peu à peu, dans la durée du mouvement de grève de la SNCF et de la RATP a réussi à apparaître comme le défenseur de l’intérêt général et les grévistes comme les empêcheurs de se déplacer librement car ils n’ont pas défendu le service public du transport…mais l’ordre social issu de la CNR.

Les grévistes n’ont pas imaginé le transport gratuit ne serait que le temps d’une journée de grève! mais dès lors les vélos, la marche à pied pour le folklore parisien se sont développés et surtout l’habitude du « covoiturage » -le chiffre d’affaire de blablacar a quadruplé sans redescendre significativement après la grève-, et des cars Macron qui d’après les rumeurs (à vérifier) en ont profité pour augmenter leur tarifs. Et la SNCF et la RATP auront perdus des « clients ».

…alors que la libéralisation, de tout, prônée par le gouvernement actuel en a profité pour faire un pas en avant.

Eric G.

 



 

Eric,

Nous avons beaucoup discuté avec des cheminots, ils sont incapables de se poser les questions en ces termes. J’ai côtoyé des cheminots gilets
jaunes pendant un an l’année dernière, plusieurs fois par semaine ; à part un ils étaient incapables de se présenter comme autre chose que cheminots, à l’AG Gilet jaune par exemple, alors que le propre du mouvement était, entre autres, de ne pas mettre en avant le travail et surtout le métier mais les conditions de vie en général. De fait ils cherchaient à impressionner une assemblée disparate, populaire mais peu ouvrière du haut de leur position d’aristocratie ouvrière. Le plus paradoxal étant que comme il y a proportionnellement de moins en moins de « roulants » à la SNCF on se demande un peu à partir de quoi ils peuvent bien se prévaloir de cette position, surtout quand ils ont moins de 40 ans …

Pour eux ce qui compte c’est 1° la « convergence » … sur leur base, c-à-d comme tu le dis celle du CNR (deux d’entre eux étaient présents
par exemple mardi soir à l’appel d’une coordination Croix-Rousse pour une sorte d’hommage qui ne disait pas son nom à Ambroise Croizat « l’inventeur de la Sécu » !) dont ils ne risquent pas de rencontrer des salariés du privé et encore moins des chômeurs ; la radicalisation de la forme de la lutte et non de son contenu (la grève reconductible comme panacée).

Voilà pour le moment,
Bien à toi,

JW

  1. Cf. par exemple une semaine d’agitation à Lyon telle que présentée (à la fin de l’article : https://rebellyon.info/Battre-le-pave-tant-qu-il-est-chaud-suivi-21801) sur les listes du groupe Lyon-centre des Gilets jaunes (dont personne ne sait plus qui l’anime) et où on trouve concentré tout ce que le mouvement des Gilets jaunes avait su éviter : appeler « en lutte » le simple fait de se réunir, affirmer de fait ses particularismes (non-mixité, écriture inclusive) alors qu’on a sans arrêt l’unité à la bouche, donner une ampleur étudiante à un mouvement quasi inexistant dans ce secteur et enfin faire passer ses intérêts corporatistes à l’intérieur d’un mouvement général (cf. blocage du siège patronal de la métallurgie, l’UIMM, pour « gagner une convention collective de haut niveau »). []
  2. Quand en 2000, Allègre, alors ministre de l’Éducation nationale du gouvernement Jospin, a proposé cette mesure, cela a été un tollé quasi général de la part des syndicats… []
  3. Même constatation avec les danseuses de l’Opéra de Paris qui ne sont pas prêtes à inscrire à leur régime de retraite spécial extra-large leurs collègues des sept opéras de région. Et pourtant là encore tout le monde de se congratuler au cours des manifestations parisiennes quand elles produisent leur spectacle, car de même que la lutte des Gilets jaunes étaient « négativée », celle-ci est positivée. D’un côté, elle ne fait pas peur au pouvoir ; de l’autre elle conforte l’idée fausse d’une opposition générale au pouvoir. C’est du « gagnant-gagnant » à la mode syndicale. []

Compte rendu de la manifestation du 24 janvier à Lyon.

Environ 10000 personnes maximum (la préfecture annonce 8000 soit le plus haut chiffre de province).

La mobilisation s’est donc non seulement maintenue mais s’est un peu amplifiée par rapport au jeudi précédent. Toutefois, un changement dans la composition du cortège. Pour la première fois depuis longtemps le cortège de tête qui a atteint parfois les 40 à 50% de la manifestation totale est cette fois beaucoup plus réduit avec à peine 2000-2500 personnes. Pas vraiment de Black bloc et moins de Gilets jaunes que la semaine précédente. La manifestation s’élance avec toujours autant de retard (la stratégie habituelle de remplissage du vide par la CGT) ce qui cette fois provoque plus que d’ordinaire une absence de combativité et un air de discussion entre copains au soleil d’hiver où invariablement se pose la question de savoir ce qu’on fait là.

Aussi des lycéens nettement moins nombreux que la semaine précédente (d’après L.).

La manifestation est sans entrain, la police très en retrait et on apprend assez rapidement que cela s’explique en partie par des négociations à même la manif entre responsables syndicaux et la Préfecture parce que cette dernière vient d’interdire le passage par la rue de la Barre pour éviter les dégradations diverses qui affectent le nouveau « temple du capitalisme » qu’est devenu l’Hôtel Dieu.

Mais la CGT a dû obtenir quand même de maintenir le terminus de la manif à Bellecour puisque la police ne nous empêche pas de traverser le Rhône.

A proximité de la rue de la Barre le dispositif policier est en place. Les premiers rangs de manifestants se rapprochent des camions et les premières grenades éclatent. Mais c’est moins violent que la semaine passée car le cortège de tête s’est disséminé et ne fait pas vraiment bloc alors que la CGT a freiné, mais accélère dès les premières grenades pour éviter tout abcès de fixation de manifestants pouvant entraîner des incidents. Dès lors les grenades et le camion CGT poussent dans le même sens à une dérivation vers Antonin Poncet plutôt que d’aller au contact des camions de la police. Quelques nouveaux grenadages plus loin la foule rejoint Bellecour, mais comme la police a l’air de trouver que ça ne se disperse pas assez vite, nouveaux grenadage sur les traînes savates de la fin de cortège.

Un feu de poubelles devant le Monoprix attire une dizaine de policiers qui se blottissent contre un ancien kiosque à journaux pour surveiller la situation. Ils subissent insultes et quolibets, mais la situation en reste là puisque pas de bacqueux à l’horizon et pas de volonté d’en découdre de part et d’autre.

Nouvel échange Ch. Hamelin – J.Wajnsztejn

Nous reprenons la discussion avec Christophe Hamelin amorcée autour du RIC à partir de son texte et maintenant enrichie par ses remarques sur notre supplément sur les origines historiques du RIC avec le droit de pétition de la révolution française. Il y aborde plus largement la question du pouvoir en général dans une perspective qu’il définit lui-même comme quelque peu arendtienne et et donc assez distante de nos propres énoncés signalés en fin d’échange.
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Compte rendu de la manifestation du 16 janvier 2020, Lyon

11h30 Manufacture des tabacs

Environ 8000 personnes soit la moitié du jeudi précédent. Cortège de tête en baisse dans les mêmes proportions avec environ 2000 personnes composée des Gilets jaunes en assez grand nombre puis les « indépendants » ou manifestants « en liberté » autour des Gilets jaunes. Le bloc en noir ne se mettra en place que progressivement.

Un assez gros groupe plus ou moins étudiant suit derrière une banderole contre la réforme, mais il hésite à rester coller en arrière à la manif CGT ou à se coller avec l’avant ce qui fait que l’avant de la manif n’arrêtera pas de freiner car elle avance à une vitesse Gilets jaunes.

Le camion CGT a appelé en début de manif le ban et l’arrière ban des syndicats pour arriver à trouver deux personnes par syndicat pour faire le SO de la manif syndicale. La CGT est toujours dans l’ouverture et une forme de déconfiture si l’on peut dire puisqu’elle en appelle non seulement à la CNT, ayant fait ce qu’il faut pour « en être », mais aussi la CNT-SO dont à peine dix manifestants doivent savoir qui ils sont !

La manifestation part avec une heure de retard, normal, tactique CGT pour récupérer les intermittents de la manifestation qui sortent du boulot entre 12 et 14H ce qui permet de gonfler les chiffres.

Pas un uniforme aux environs. La police ouvre peut être le bal, mais de très loin et personne sur les trottoirs ni dans les rues perpendiculaires adjacentes.

Tension zéro dans la manifestation. Saxe-Gambetta se passe sans incident, Place du pont de même ainsi que Fosse aux ours les lieux d’accrochage habituels.

Mais une fois passée le pont de la Guille, l’honneur de la police va être sauf. La présence policière est plus rapprochée et défend le côté de l’ancien Hôtel-Dieu.

Quelques jets de peinture sur la façade de la part de BB qui se protège au-delà du passage de la masse des manifestants de la CGT qui arrivent et les CRS se déchaînes en grenades jetées au ras du sol et en grand nombre. Suffocation générale et charge des bacqueux qui ont surgi de derrière l’Hôtel et ont rejoints la rue de la Barre. Ils attaquent les banderoles en priorité à coups de matraque. Des jeunes résistent. Peu de blessés, mais beaucoup de personnes incommodées. La police barre le passage en direction de Bellecour. Ils sont une trentaine et tout à coup la masse de la manif menée par les gazés de la phase précédente déboule sur eux. Ils n’en mènent pas large et reculent sous les cris de « manifestation solidaire, on avance » ; « tout le monde déteste la police » et « barrez-vous » ! Ils reculent en plus ou moins bon ordre et comme il ne peuvent tenir toute la largeur de la rue ils se regroupent sur la droite et se réfugient dans une rue adjacente.

Bellecour, dispersion sans incident.

La foule a démontré que, dans les conditions d’un Etat de droit, les violences policières existent surtout parce que justement la masse des manifestants laisse isolée une partie d’entre eux qui deviennent alors des cibles.

Quelques Gilets jaunes vont se retrouver devant le Printemps pour scander : « 10-20-30 % Macron solde les retraites », tandis que d’autres sont partis dans le quartier de la Part-Dieu.

Comptes rendus des manifestations du 10 décembre 2019 à Lyon

Un matin lycéen

Échec du blocus à Ampère-Bourse qui avait pourtant bien marché la veille, mais gros blocus à Saint-Exupéry. Puis descente des croix-roussiens sur Ampère, traversée du Rhône pour ramasser les Édouard-Herriot et les Ampère-Saxe qui les avaient rejoints. Puis direction Rectorat devant lequel se retrouvent des JC et des étudiants. À environ 500 direction tranquille vers Jean-Macé avec arrivée en avance vers 10 h 30.

L.

Manifestation au départ de Jean-Macé

Le départ de la manifestation officielle a été fixé à 11 h 30 et non 10 h 30 comme le 5 ce qui montre que les syndicats ont anticipé une participation moindre et décalé l’horaire pour récupérer des manifestants entre midi et 14 h.

Effectivement, le cortège met du temps à se former. La CGT essaie d’organiser son service d’ordre et semble espérer prendre la tête comme à Paris, mais elle n’a pas la force d’empêcher la formation d’un cortège derrière des Gilets jaunes, lycéens et manifestants autonomes dans tous les sens du terme. On y reviendra.

Surprise, un petit nombre de pompiers en tenue, plus d’autres sans, se mettent dans les premiers rangs et fraternisent.

La manifestation démarre enfin et un fort cortège de tête se forme avec 3 ou 4000 personnes, mais un cortège trompeur, car son arrière garde composé des JC(r) et de groupes marxistes léninistes, n’est qu’une antenne jeune de la CGT organisée en bloc derrière une banderole générale à l’avant et des banderoles de côté qui enserrent le bloc suivi de près par l’UCL (fusion de la CGA et d’Alternative libertaire).

Au bout de 200 ou 300 mètres, un groupe très important de jeunes en noir et cagoulé/masqué (le plus important jamais aperçu pour Lyon, il me semble) traverse le cortège de tête et se porte à l’avant, mais en se mêlant à l’ensemble. Leur présence semble ragaillardir la tête de cortège et les Gilets jaunes les applaudissent, les pompiers leur serrent les mains.

Pas de présence policière visible sauf loin devant le cortège, mais on apprendra plus tard par un photographe que de nombreuses forces de police et de la base fourbissent leurs armes, car ils ont reçu l’ordre de défendre les banques de Saxe-Gambetta. Comme le bruit court dans le cortège de tête que la Société Générale serait visée, tout le monde doit être au courant, c’est le cas de le dire. En conséquence, tout le monde prend ses précautions et la densité de la manif est plus lâche. On voit mieux la situation, on est moins les uns sur les autres.

Les premières devantures sont taguées puis les canettes et pierres giclent sur la devanture de la banque. De nombreuses forces de l’ordre se précipitent sur le trottoir concerné pour défendre la banque. Image saisissante de la police-milice du capital comme lancent nombre de manifestants.

Les flics se sont introduits dans la manif entre le bloc de tête et la ligne des staliniens de la JC, qui en bloquant le passage, leur facilitait la tâche même s’ils n’étaient franchement pas à l’aise. Des individus du cortège de tête ont alors hurlé aux JC d’avancer afin de prendre les flics en tenaille. Certains sont allés à leur contact pour leur dire d’avancer. Ils ont été insultés et menacés. À ce moment un groupe de l’UCL est arrivé en appui au cordon sanitaire entre « organisations responsables » et l’expression autonome du mouvement.

Les policiers sont en mauvaise posture, gazent presque immédiatement et c’est l’embrasement. Les pompiers essaient de former une timide barrière « du feu », pour protéger l’avant du cortège qui pour le coup lève les bras parce qu’il y a une sorte de nasse qui s’est formée, mais peine perdue. Les ordres sont à l’offensive côté police. Ça bombarde. Néanmoins une quinzaine de policiers se trouvent tout à coup en situation d’être encerclés par des manifestants au contact. C’est alors que plusieurs groupes de bacqueux interviennent et des horions sont échangés, des grenades touchent certains manifestants et un pompier en civil est victime d’un LBD à l’épaule ; et un groupe de la BAC pourchasse les personnes en noir sur le côté gauche. Tout ce qui est noir devient un objectif même s’il n’a que peu de rapport avec les apprentis BB. Des Gilets jaunes sans gilet sont de la fuite.

Cela se calme car il faut attendre le reste de la manif. Les JC et ml tapis derrière leurs banderoles ont en effet continué à brailler leurs slogans… à 100 mètres des affrontements, bloquant ainsi le début du cortège CGT.

Nouvel arrêt à la Place du pont. La police se fait plus discrète. Les manifestants gazés récupèrent. Et on repart vers le pont de la Guille. Pas d’obstacle ni barrages, on ne se presse pas et le gros du cortège de tête arrive à hauteur de la place et s’aperçoit que toute la presqu’île nord avec ses artères commerçantes est interdite aux manifestants par les Gendarmes mobiles. La rue de la République et ses hauts grillages est délaissée et les manifestants les plus combatifs se reportent sur le camion à eau, qui bloque la rue Édouard-Herriot, et la Pizza Pino.

Après une séquence d’observation, les OVNIS sont de retour et la police y répond par des gaz et l’eau. Une ou deux charges suivent, un jeune est envoyé à terre par un coup de matraque. On le relève car la police a opté pour la mobilité, vu que la masse de la manif ne leur permet guère que de faire des incursions par l’intermédiaire de la BAC alors que les GM sont handicapés par leur matériel et procèdent simplement par petites avancées en ligne avant de regagner leur position d’origine qui répond à l’unique objectif de blocage de l’hypercentre. Résultats, ils se reçoivent un déluge de projectiles divers.

JC, ml et UCL qui ont complètement bloqué la manif à hauteur de la rue de la Barre-angle République, pour bien se distinguer des « autonomes », se mettent enfin à bouger et les manifestants en plus grand nombre peuvent atteindre le centre de la place.
Il y a là répétitions de ce qui s’est déroulé au croisement de Saxe-Gambetta.

Là, tactique quand même rarement vue pour une manif syndicale, les GM décident de suspendre les grenades et sur ceux qui leur envoient des bricoles et lancent au plus loin du milieu de la place de nouvelles grenades, dont le seul but est de hâter la dispersion du plus grand nombre de manifestants. Tactique payante.

Le camion de la CGT et des membres du service d’ordre de la CGT arrivent enfin, mais sur le côté de la place ils sont au contact d’un groupe de bacqueux qui s’en prend plein la gueule. Ils donnent l’impression de vouloir utiliser le côté du camion pour se protéger, mais ils se retrouvent au contact du SO de la CGT. Des coups sont échangés, le SO est offusqué et ses membres se mettent à s’engueuler entre eux, entre ceux qui trouvent que c’est inadmissible ce qui se passe (sous-entendu attaquer une manif syndicale et encore plus la CGT) et ceux (plus rares) qui disent que la police a bien le droit de se défendre.

Un membre du SO assez imposant qui vient de se prendre un grand coup de matraque dans le dos répond à des manifestants qui lui demandent où est le SO de la CGT et pourquoi il se laisse bousculer par la Bac, répond qu’il n’y a plus vraiment de SO organisé… et que personne ne veut plus en faire partie. Par certains côtés on ne peut que s’en réjouir, surtout nous les anciens qui avons connu les durs temps du stalinisme, mais d’un autre côté, quelle tristesse de penser qu’ils ne sont même pas capables de défendre leur camion. À part le cégétiste légèrement blessé, un Gilet jaune s’est pris une LBD sur le coude. Il est pris en charge, mais cela n’a pas l’air très grave.

Cela aura été le dernier incident de la journée. D’après la CGT, 17 000 manifestants contre les 30 000 de jeudi 5.

Des Gilets jaunes se sont donné rendez-vous vers le cheval place Bellecour pour 15 h 30, mais après une demi-heure de tour de la place, une centaine d’irréductibles sont poussés par la police qui ratisse la place finalement sans contrôle d’identité alors qu’elle les en avait menacés.

J. et J-P