Autour des élections

Notre numéros 26 d’Interventions a entraîné un certain nombre d’échanges dont voici deux exemples :


A propos de l’abstention

Le 21/06/2024

Re-bonjour,

Pour revenir à ce texte que je trouve bien vu . Bonne analyse. Juste que le passage sur l’abstention me dérange un peu , dans son interprétation, les gens qui décident de ne pas voter sont coupables de la montée du RN? Voter c’est lutter ? Les partis sont des machines anti révolutionnaires etc. Alors il y a deux points de vue , subjectif et objectif d’accord , n’empêche …

Amicalement 

Rhadija


Le 24 juin 2024

Rhadija, bonjour,

Ton mot nous a fait comprendre la nécessité de clarifier ce passage puisqu’il n’a jamais été question de culpabiliser les abstentionnistes et encore moins de les appeler à voter, alors même que la plupart d’entre nous (sauf les quelques très jeunes), sont non inscrits. C’est d’ailleurs pourquoi, dans une première mouture nous avions prévu une note de bas de page pour préciser ce point ; note finalement retirée dans une version ultérieure. Ce sur quoi nous voulions insister c’est sur le fait que l’abstention a souvent été présentée par les « révolutionnaires » comme une critique pratique de la démocratie représentative, mais à vocation pédagogique et militante, alors qu’aujourd’hui, cela ne correspond plus, au mieux, qu’à une critique … par les pieds comme on dit. Mais dans la version finale l’emploi des termes objectivement et subjectivement, a plus embrouillé les choses qu’elle ne les a clarifiées.
Je te joins ici un exemple d’échanges entre participants à Temps critiques, suite à ton mot :
« Nos flottements à propos de l’abstention et des non-inscrits ajoutés aux remarques venant de lecteurs montrent que cette question comporte plusieurs dimensions politiques et ne peut donc être traitée sommairement.
Par exemple, il y a une distinction à faire entre abstentionnistes et individus non inscrits. L’abstention n’est pas stable ; elle peut varier en fonction des élections. Pour ces prochaines législatives, des gens qui n’ont pas voté aux européennes disent qu’ils vont le faire cette fois. Mais il y a aussi un pourcentage d’abstentionnistes permanents. Ces derniers ne sont pas toutefois à confondre avec les non-inscrits.
L’abstentionniste, bien que distant à l’égard de l’électoralisme, reste malgré tout potentiellement impliqué dans la sphère de la démocratie parlementaire. Il garde ses billes au cas où… il ne s’écarte pas complètement de la sphère démocratiste. Il peut renoncer, comme le suggère Larry, mais le renoncement ne résume pas les conduites abstentionnistes actuelles.
Si l’on cherche un trait qui résumerait la pratique abstentionniste en ce moment, ce serait davantage un attentisme, un scepticisme qu’un renoncement.
Chez celui qui renonce, il y a certes un ancien participationniste. Il n’est dons pas entièrement en dehors. C’est un abstentionniste de circonstance.
Il peut-être je m’enfoutiste ou habitant depuis peu dans le pays, ou pour de nombreuses autres raisons objectives et subjectives, mais il reste un électeur potentiel. Ce n’est pas le cas du non-inscrit.
Le non-inscrit, lui, s’écarte de cet univers. C’est un en-dehors.
L’ailleurs, l’écart, le refus, l’utopie, l’immédiateté du quotidien, l’indifférence, l’impuissance ou la toute-puissance, etc. sont des traits communs qu’on peut rencontrer chez les non-inscrits. Il y en a d’autres.
Pour ce texte, tenons-nous-en au minimum sans interpréter inconsidérément l’abstentionnisme et les non-inscrits. Cela relève d’un autre texte possible dans l’avenir ».
JG

Après ces échange, nous avons donc opté, dans la version définitive, pour la version suivante : « Aujourd’hui, l’abstention exprime davantage un scepticisme à l’égard du résultat électoral quel qu’il soit, plutôt qu’une forme de contestation politique comme cela a pu l’être dans certaine période ».

Bonne journée,

JW


Quelles alternatives à l’antifascisme bête et méchant ?

Bonjour André,

Merci d’avoir fait une lecture aussi attentive du texte de Temps critiques et d’avoir soulevé autant de points pertinents. Nous essaierons ici d’y répondre à la suite de chacun de tes points (qui sont en italique pour une meilleur lecture).

Bonjour,

Il y a dans ce texte quelques points sur lesquels je m’interroge :

1 – Est-il vrai qu’à l’encontre du conseil d’Orwell (« quand l’extrême droite progresse chez les gens ordinaires, c’est d’abord sur elle-même que la gauche devrait s’interroger »), le Nouveau Front populaire (et les partis qui le composent) font exactement l’inverse ?

La question d’une responsabilité des partis de gauche dans le vote RN est constamment reposée : et sur leur terrain, sur le terrain des questions sociales, des inégalités, du pouvoir d’achat, ils font ce qu’ils peuvent, et même plus (l’efficacité des mesures économiques proposées reste discutable).

Ce qui conduit à penser que le succès (si on fait abstraction de l’abstention) du RN provient non pas de cette partie des programmes, mais du « sociétal », ce qui est dit d’ailleurs un peu plus loin dans ce texte.

Qu’entendre par sociétal ? Si le vote RN ne s’expliquait que par la place prise par les questions de genre, de race, décoloniale, … , j’acquiescerais à cette idée d’une surdité de la gauche… peut-être quand même avec une certaine réserve.

Mais ce qui domine dans l’électorat RN, c’est dit et redit, ce sont les questions de sécurité et d’immigration : la conclusion est-elle que les partis de gauche doivent s’en saisir ? Mais comment ? A nous aussi de le dire, et ceci d’autant plus si on critique ceux qui ne le font.

La montée des partis d’extrême droite en Europe, et leurs normalisations, comme celles des partis d’extrême gauche au pouvoir (Syriza, Podemos) sur les questions économiques, amènent à d’autres réflexions : sur les questions économiques et sociales, il n’y a plus qu’un bloc central, toutes autres politiques butant sur des obstacles insurmontables (si le Nouveau Front populaire arrive au pouvoir, espérons qu’ils démentiront cette affirmation); sur les questions sociétales, et sur l’écologie !, par contre, les divisions sont très fortes. 

1. Ce que disait Orwell avait été dit d’une autre façon par Horkheimer dans Les Juifs et l’Europe publié en 1939 : « Celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit se taire à propos du fascisme ». La formule est certes trop lapidaire et établit un lien de cause à effet trop direct ; mais si on actualise, on pourrait très bien dire aujourd’hui : que se taisent sur le fascisme tous ceux qui n’ont pas participé aux luttes menées contre la violence au travail, l’exploitation et le harcèlement moral durant la direction de Macron (la lutte contre la réforme du droit du travail, contre la réforme des retraites et tant d’autres plus quotidiennes comme celles des femmes de chambre d’Ibis) ; ni n’ont soutenu la lutte des GJ contre la violence de rue imposée certes par les forces de l’ordre, mais commandée et dirigée d’en haut comme méthode de gouvernement (voir les agissements du préfet Lallemand à Paris en 2018-19).

Tu as également raison de demander comment des gens comme nous pourraient répondre à des préoccupations comme l’insécurité ou l’immigration. Mais nous n’avons que peu de moyens d’intervenir directement là-dessus. Nous ne voyons que deux possibilités : a) la première est de continuer à prôner l’universalisme « abstrait » afin de le rendre effectif ou concret ; par exemple, en n’abandonnant pas les « quartiers » quand on y loge ou qu’on y travaille (dans la fonction publique par exemple) ; en ne choisissant pas des pratiques dites de « sécession » par leurs protagonistes, mais qui confinent en fait à des pratiques de séparation, qu’elles soient centrées sur des bases arrières que représenteraient les ZAD ou sur des zones urbaines « libérées » de certains « quartiers » des centres-villes (cf. « la Croix-Rousse est à nous » et La Guillotière à Lyon, Montreuil aux portes de Paris), ce qui a tendance à en faire des zones de l’entre-soi que les différentes tendances postmodernes et/ou postgauchistes définissent abusivement comme des quartiers populaires, alors qu’ils ne sont, le plus souvent, que des lieux de marges, un peu l’équivalent des « fortifs » au tournant du XXe siècle et peu de rapport avec les banlieues proprement dites ; b)la seconde consiste à développer des capacités d’intervention au sein même des luttes sociales, qu’elles prennent la forme de la lutte contre la loi-travail ou sur les retraites, ou la forme émeutière comme au cours de l’été 2023 (cf. notre brochure sur celle-ci). Cette capacité n’est en effet pas nulle car si l’idée plaquée de la convergence des luttes est galvaudée toujours et fausse souvent, le mouvement des Gilets jaunes a initié des formes de lutte qui ont essaimé ensuite, plus ou moins souterrainement, produisant une plus grande ouverture vers de nouveaux protagonistes et une plus grande mixité sociale que traditionnellement. Bref, une situation ou un contexte assez différent entre 2005 où prévalut la séparation et 2023 où des « alliages » se produisirent.

Si la délinquance pose assurément des problèmes complexes, à tout le moins il ne faut pas les écarter d’un revers de main en ressortant le catalogue classique et incohérent de pseudo-arguments du style : « Il est faux que la délinquance ait augmenté, et si elle a augmenté, c’est parce qu’une cité HLM, c’est le bagne » (L. Mucchielli). Et ce n’est pas avant tout avant cette délinquance qui crée le vote RN dans les villages ou petites villes dont les habitants se sentent, à tort ou à raison, abandonnés. Il y a, dans le vote RN, une dénonciation du caractère hors-sol des « élites » qui n’est pas réductible à la question de l’insécurité extérieure. Il y a, par exemple, une insécurité sociale qui a été mise en avant dans le mouvement des GJ et qui vise l’État et non des groupes ou cibles précises. Mais évidemment, ce point est beaucoup moins exprimé ou exprimable parce que plurifactoriel que la xénophobie, donc les médias s’attachent à tout rendre le plus simple possible.

Quant à la question précise de l’immigration, elle a fait partie des soucis du mouvement ouvrier depuis la fondation de la Première Internationale. Il s’agissait de prôner la solidarité par-delà les frontières ainsi qu’avec les immigrés (notamment les Irlandais partis travailler en Angleterre). Mais jusqu’à une date récente, personne n’a revendiqué l’ouverture pure et simple des frontières. Bien sûr, le souverainisme n’est pas défendable comme solution, sauf que certains qui le revendiquent ont en tête l’idée (pas condamnable, même si elle est utopique dans les conditions actuelles) que les habitants devraient avoir leur mot à dire sur des questions qui influencent leur vie quotidienne. Et même si on ne souscrit pas à tout ce qu’écrit Christophe Guilluy (c’est notre cas), il met le doigt sur des phénomènes bien réels (majorité/minorité relatives, etc.).

Tu écris : « sur les questions économiques et sociales, il n’y a plus qu’un bloc central, toutes autres politiques butant sur des obstacles insurmontables ». Ce bloc est le bloc gestionnaire. À court terme du moins et en premier lieu parce que, pour la France, les questions se posent au minimum dans le cadre de l’UE, un point (et c’est le seul) sur lequel Macron est bien plus en phase avec la situation que le NFP (rapprochement critique avec l’Allemagne sous Merkel, soutien à l’Ukraine). C’est par exemple ce bloc qui a pu « assurer », à sa manière, pendant la crise sanitaire (voir les mesures de chômage technique rétribué) et qui essaie aujourd’hui de tenir à distance la Russie et de continuer l’élargissement de l’Europe tout en opérant une réindustrialisation à la marge. Mais c’est un bloc très fragile, du moins en France, parce qu’il est en partie « résilient » à se fonder au sein d’un bloc européen de gestion sans principes idéologiques et politiques. La question de l’école laïque et républicaine ou celle de « l’exception culturelle » nous en fournissent des exemples.

Les exemples de Podemos et Syriza ne sont pas très probants car ce ne sont pas des pays phares de l’UE et donc leur marge de manœuvre par rapport à la BCE, par exemple, ou le FMI était étroite. Il n’en serait pas de même si une telle situation se développait en Allemagne et en France + Italie.

Mais assez de politique fiction. Retour au réel.« L’économie » et a fortiori, l’entreprise sont les véritables « boîtes noires » de l’extrême gauche ; il n’est donc pas étonnant que ces courants n’y apportent que peu d’attention et encore moins de propositions puisqu’on continue à y agiter les idées d’un monde sans argent ou/et l’exemple des « sociétés premières » comme fondement du communisme. La lutte contre la loi-travail a malheureusement été la dernière tentative, partielle, de porter encore le combat de ce côté, la lutte sur les retraites étant à la fois plus générale et un peu décentrée par rapport à ces questions. Quant aux divers courants de la gauche traditionnelle, ils s’interrogent sans doute sur les mesures économiques à proposer pour ramener les électeurs de droite vers elle, mais globalement, oui, ils ne brillent pas par leur introspection puisque ça les obligerait à revoir toute leur participation à la chose que ce soit Jospin refusant la « société d’assistance » face au mouvement des chômeurs, Hollande et la prétendue lutte contre la finance et les ultra-riches, Valls et l’immigration, etc. Tu as raison de douter que le vote d’extrême droite procède exclusivement de « la place prise par les questions de genre, de race, décoloniale », mais disons que l’insistance sur ces questions n’a rien fait pour transmettre l’idée que les groupes de gauche seraient sensibles aux préoccupations de la population. Ou, plus précisément, cette population est réduite, pour ces courants et a fortiori pour les ailes radicales, à celle de leurs semblables. Le mépris de classe n’est pas que macronien. Sa bande a réduit les Gilets jaunes à des fumeurs de clopes, mais la gauche postmoderne, sans aucun rattachement concret au prolétariat et à ses luttes historiques, ne voit le « populo » que comme une bande de beaufs blancs machistes et xénophobes.

Surtout, elle donne l’impression d’un ramassis de revendications particularistes et, par là, offre à la droite et même au RN le cadeau de pouvoir se positionner comme les défenseurs de l’universalisme. De la pure démagogie ? Peut-être, mais si on tient soi-même à un certain universalisme, on ne peut se borner à dénoncer la mauvaise foi des autres. Et quand la gauche parle de totalité, c’est soit pour en appeler à l’État, y compris en tant que facteur d’ordre (voir son positionnement globalement contre les GJ), soit en référence au climat et non pas au capital.

Ce qui amène à cet autre point :

2 – La normalisation des partis d’extrême droite opère-t-elle également dans les questions sociétales et culturelles ? L’ancienne bataille des idéologies s’est-elle réduite à une bataille des imageries ?

L’exemple du remaniement des programmes éducatifs en Hongrie pour y remettre en première place un ensemble de valeurs idéologiquement choisies, étiquetées chrétiennes, permet de le mettre en doute. Les discours civilisationnels qui se développent en Russie et qui cherchent à englober cette extrême droite européenne, aussi. Et ce qui est dit dans ce texte sur un pouvoir politique autoritaire également.

2. En affirmant que l’ancienne bataille des idéologies a été remplacée par une bataille des imageries, nous avons cherché à souligner le côté parodique de la chose. En effet, les transformations opérées par le fascisme et le nazisme n’ont aujourd’hui aucune chance de s’imposer dans les pays avancés (justement tu ne cites en exemple que la Hongrie et la Russie, que Robert Paxton a désigné en 2004 comme une terre propice à un renouveau du fascisme) et, de toute façon, il manque des éléments historiquement cruciaux comme la formation de milices fascistes souvent d’ailleurs composées d’anciens combattants des armées défaites militairement ou abandonnés par leurs gouvernements devenus ou redevenus démocratiques, ainsi que la violence contre les organisations ouvrières, qui posaient à l’époque de sérieux problèmes aux couches dominantes. Ces pays n’étaient pas au bord de l’insurrection puisque les révolutions allemandes de 1919 et 1923, les conseils ouvriers de Turin de 1919, la syndicalisation toute récente des ouvriers agricoles de la vallée du Pô, qui mettait les grands propriétaires dans une situation très difficile ont finalement été défaits (naissance du squadrisme en Italie, des SA en Allemagne). Mais les nouveaux régimes, mal assurés ou stabilisés, ont été mis à mal (voir la mobilisation autour de territoires perdus comme l’Istrie pour l’Italie et la Prusse occidentale et orientale pour la République de Weimar). Un contexte qui n’existe plus au sein de l’UE, même s’il persiste à ses marges.

Certes, la gestion des flux migratoires est un casse-tête pour les gouvernements européens, mais ils sont convaincus que l’immigration est économiquement une nécessité et, s’il le fallait, ils pourraient très bien scander « Le fascisme ne passera pas ! » Sinon, nous sommes bien d’accord que la revendication de plus d’autorité est une réalité en Europe occidentale… et pas seulement chez l’extrême droite. Nous avons tenté d’expliciter cette question dans notre brochure « Des immigrés aux migrants » (Interventions n°25, janvier 2024).

3 – Les classes ont-elles disparues ?

Je pense qu’il y a toujours des classes (comme il y a toujours des inégalités), mais que l’idéologie de luttes de classes comme fondement des luttes politiques n’est plus d’actualité, même s’il peut encore y avoir des révoltes telle celle des Gilets jaunes : les principaux sujets de luttes aujourd’hui sont trans-classes (écologie, déploiement technique, idéal humain et social : quelle société voulons-nous ?).

3. Sur l’existence des classes sociales, nos vues ne sont pas très éloignées, à ceci près qu’une thèse de longue date chez Temps critiques est que le travail vivant joue depuis un certain temps un rôle moindre dans la production capitaliste et que, en partie pour cette raison, l’identité de classe constituée autour des bastions ouvriers, de la valeur-travail et des organisations du mouvement ouvrier ne tient plus. Une perte que la CFDT a d’ailleurs actée pour devenir le premier syndicat français en nombre d’adhérents.

4 – Sur l’abstention et le succès du RN : ce succès est en partie dû à une moindre abstention des électeurs RN (28%) que ceux de Macron (42%), ou ceux de gauche (36%) par rapport aux élections présidentielles de 2022 (d’autre part, 14% des électeurs de Macron à la présidentielle auraient voté pour la gauche).

4. On constate aussi que, si le vote RN augmente dans quasi toutes les catégories sociales ou démographiques, c’est particulièrement le cas chez les personnes âgées, qui pour la première fois représentent quatre électeurs RN sur dix. D’où aussi les bons scores obtenus dans les zones rurales, où il y a proportionnellement moins de jeunes. Mais c’est à relativiser car les jeunes, eux aussi, n’ont jamais autant voté RN ! Il a essaimé partout sous ses nouveaux atours, y compris dans des bastions catholiques. Le fil historique et le récit des luttes politiques cède la place à un discours régionalistico-culturel, voire identitaire, mettant en avant des valeurs et non plus un programme d’autonomie ou d’émancipation. Comme nous l’avons souvent dit : aujourd’hui, c’est le mouvement du capital qui émancipe et déroule des autonomies qui ne sont que des autonomisations. Le terme de « trans-classe » que tu emploies pour dire que certains thèmes ne seraient plus classistes n’est peut-être pas le plus pertinent, même s’il semble plus approprié que celui « d’interclassiste » utilisé, par exemple, par Henri Simon. Si on reprend ton exemple de l’écologie ou du climat, il y a bien un lien entre le souci du climat et la place dans la hiérarchie sociale, le statut social, sans référence marquée à l’origine de classe en tant que telle. Cela était patent dans les heurts et incompréhensions qui se sont fait jour dans les manifestations des GJ quand elles rencontraient les manifestations climat. Et le slogan « Fin du mois, fin du monde » est plus resté un slogan qu’une convergence politique, mais il y a un début à tout. Si certains thèmes sont aujourd’hui propices à poser les questions au niveau de la communauté humaine (ou de l’espèce humaine suivant le langage utilisé), c’est plutôt à travers des pratiques de lutte aclassistes qu’elles doivent être appréhendées. Remonter des pratiques à une réflexion théorique ne résout pas le problème de leur rapport, mais le pose plus concrètement (exemple, comment rendre supportables le ronflement et les pétarades des motards gilets jaunes à une manifestante climat en robe à fleurs et vice-versa ?).

En fait, ce que nous avons appelé la « rupture du fil historique des luttes de classes » concerne l’ensemble des classes : il y a une rupture du fil historique tout court concernant progressisme/conservatisme ; fascisme/antifascisme. Cela fait partie de la sortie de l’histoire que nous offrent les courants postmodernes, mais ils ne l’inventent pas ; simplement ils en font soit l’apologie pour proposer leurs propres thèmes, à l’extrême droite (les « valeurs ») comme à l’extrême gauche (les « particularismes »), soit comme on le dit dans la brochure, l’histoire ressort en imageries, virtualisée.

5 – Je ne suis pas sûr qu’il faille minimiser ce qui semble se chercher aujourd’hui du côté de la démocratie sociale, telle que la critique du tract FSU-SNEsup semble le faire.

Je reprends ici un mail déjà envoyé à quelques participants à cette liste, et qui me semble pouvoir participer de cette discussion :

L’Ecole Normale Supérieure a lancé en décembre dernier un projet d’études démocratiques dont les premiers résultats, je pense, aurait bien plu à Castoriadis.

Car l’enjeu y est d’expérimenter et de trouver les moyens de travailler concrètement et démocratiquement (au sens de Casto, c’est à dire non une démocratie représentative, mais un collège de citoyens directement concernés) à la résolution des problèmes pratiques.

La logique d’une telle démarche, initiée dans une institution d’État, indépendamment de toutes appartenances partisanes et de toutes appartenances de classes, ouvre des perspectives réalistes pour une fin de la démocratie représentative aujourd’hui en crise.

Cette démocratie pratique permet de poser la question du choix de telle ou telle innovation technique, de telle ou telle recherche, du choix des investissements, de la répartition de l’argent public, ceci par les citoyens eux-mêmes. Son principe étant la reprise en main par les individus associés de la maîtrise du développement de notre société, il conduit également à mettre fin au mouvement autonome de l’économie.

Et surtout, cette réflexion n’est pas coupée de ses applications pratiques, ce n’est pas qu’une réflexion théorique.

C’est le fait que ce soit non des gauchistes, non des politiciens, mais dans un tel cadre que se mènent ces réflexions, qui me donne un peu d’espoir pour l’avenir.

Cependant, il y a bien des sujets aujourd’hui pour lesquels il n’est pas sûr que l’ensemble des personnes concernées puissent s’accorder sur une solution (on le voit à propos de la laïcité et des intégrismes religieux).

Ce projet étant un projet de démocratie appliquée, les cinq professeurs qui animent ces séminaires viennent de domaines pratiques : Laurent Berger, Claire Thoury est au CESE, Jean-François Delfraissy est médecin, président du comité d’éthique, Philippe Etienne Ambassadeur, …

Cependant, ce n’est pas demain qu’un mouvement suffisamment puissant, ayant bien compris quel est son intérêt, permettra d’accéder à la société autonome désirée par Casto.

Rendre responsable telle ligne politique, telle politique gouvernementale, du niveau de l’extrême droite me paraît vain, voire ridicule.

La démocratie représentative est bien en peine à trouver des consensus dans des périodes difficiles. La fin ou la contestation de la domination occidentale sur le reste du monde est certes légitime, mais ça se paye par une dégradation de la richesse de nos pays, et ça n’ouvre pas sur des perspectives démocratiques dans ces autres pays.

Les sociétés culturellement les plus proches de l’idéal démocratique défendu par Casto restent en occident.

Déjà à la veille de la seconde guerre mondiale, Trotsky s’inquiétait du fait que la possible faillite du schéma révolutionnaire marxiste ne signe la fin de la civilisation : les progressistes se réjouiront peut-être de ce qu’aujourd’hui on met la barre plus haut, on s’inquiète de la fin de l’espèce humaine.

Lien vers le site de l’ENS :

https://www.ens.psl.eu/actualites/la-democratie-appliquee-entre-pratique-recherche-et-formation

5. Il nous semble vain d’attendre une quelconque alternative à la démocratie représentative dans le cadre de comités d’experts travaillant dans des institutions d’État et se situant donc en décalage avec des mouvements pratiques. À la limite, la proposition de « grand débat » de Macron, en réponse au mouvement des Gilets jaunes, nous paraîtrait plus adaptée… si elle avait été convoquée de bonne foi.

Le fait que ces institutions soient indépendantes de toute tendance partisane n’est absolument pas un critère pour nous ; et puisque l’exemple cité est celui de l’ENS, il nous paraît particulièrement emblématique car cette institution, à l’égal de Sciences Po, est le chaudron d’éclosion en France de thèses postmodernes qui ne sont effectivement ni de droite ni de gauche, si on se place du point de vue de ce que ces termes voulaient dire au XIXe siècle, mais au service de tous les pouvoirs et puissances en place aujourd’hui.

Pour ce qui est de la « démocratie sociale », quelle sorte d’indépendance coté syndicats peut être mise en avant dans le contexte actuel des législatives quand on voit se multiplier les appels au vote contre le RN et même clairement pour le NFP ? Plutôt que l’indépendance ou l’autonomie, ce qui s’exprime ici, c’est le niveau d’idéologisation et d’intégration de ces structures au sein des sphères de pouvoirs. Si l’on veut encore un exemple, voici ce que l’on peut lire ce jeudi 27 juin 2024 dans un tract de la FSU-SNEsup : « la FSU appelle, avec gravité et en toute indépendance vis-à-vis des partis politiques, à voter dès le premier tour pour une véritable alternative de progrès et de justice sociale, présente dans le programme du Nouveau Front populaire ». Qu’est-ce que veut dire ici « en toute indépendance » ? Au moins FO reste-t-il à peu près cohérent sur cette question, mais sa position, comme celle de la CFTC, n’est guère commentée. Des syndicats déjà passablement affaiblis et reconnaissant que certains de leurs adhérents n’hésiteront pas à voter RN n’ont-ils pas d’autres contre-feux que d’appeler à voter LFI ? Ne comprennent-ils pas qu’ils ajoutent de la division à la division en se soumettant à des regroupements qui ont pourtant encore moins de légitimité qu’eux ?

A suivre…

Gzavier, Jacques W., Larry, le 28/06/2024

Les élections, l’abstention et l’effacement de la société civile

Nous vous signalons la publication d’un Supplément à la revue Temps critiques n°21 intitulé : Les élections, l’abstention et l’effacement de la société civile. Il est disponible immédiatement sur notre site (http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article522) et se trouve aussi imprimable en brochure A5 sur ce lien. Il fait suite à la mise en ligne, en son entier, du numéro 21 de la revue disponible ici : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?rubrique97

Biden la victoire du capital ?

Nous n’abordons pas souvent la question des États-Unis dans nos colonnes et le texte traduis un peu plus bas (Dylan Riley, Faultlines – Political Logics of the US Party System) nous permet de le faire avec un tour d’horizon des questions économiques et de leurs liens avec la façon dont les partis politiques interviennent sur ces questions. Certains thèmes développés ici par l’auteur recoupent certaines de nos analyses, même si cela s’effectue à partir d’un autre vocabulaire : ainsi, il ne parle pas de reproduction rétrécie mais d’absence de politique d’accumulation et il décrit bien comment s’exprime le principe identitaire à travers la confrontation entre Républicains et Démocrates.


Salut Jacques,

J’avais proposé il y a un moment de résumer ou traduire un article paru dans New Left Review sur l’arrière-plan social et économique des élections américaines, mais j’ai eu une surcharge de travail, ce qui fait que je n’ai pu m’y mettre que pendant ces derniers jours. C’est donc une traduction légèrement abrégée, et sans les notes de pied page, mais je pourrais envoyer l’original pour donner une idée plus complète de ce que l’auteur a en tête. Je pense en particulier que cela pourrait être un apport indirect mais utile à la discussion sur l’Etat-réseau ainsi que sur d’autres thèmes souvent abordés dans Temps critiques.

Amitiés,


Larry,
Merci je vais lire. là, ça fait trois semaines qu’on peine sur un texte autour de la religion comme particularisation de la communauté humaine, ce qui fait que ça a interrompu le travail commencé sur une réécriture de la première version d’un texte sur « capitalisation et reproduction rétrécie » que j’avais entamé, mais que JG voudrait revoir plus à fond car il ne trouve pas la notion de reproduction rétrécie très pertinente.

Bonne journée

Jacques Wajsztejn


Jacques,

Sur la reproduction rétrécie, tu as écrit : Mais elle n’est qu’une expression « intuitive » sur le modèle et en relation avec la notion de reproduction élargie qui, d’ailleurs, elle aussi, en dehors de sa formule A-A’ où A’>A, ne peut être délimitée empiriquement et cela encore moins aujourd’hui que la difficulté d’imputation est bien supérieure.

Si la question de la pertinence actuelle de ce concept se pose, serait-ce liée à ce côté intuitif, ce qui limiterait la possibilité de l’utiliser pour expliquer le cours des choses ? Quoi qu’il en soit, je te rappelle le point de vue de David Harvey (que j’ai déjà eu l’occasion de citer et qui vient de publier un nouveau texte) : l’accumulation mondiale du capital monétaire serait passé d’après la Réserve fédérale d’un peu plus de 2 000 milliards de dollars en 1960 à près de 16 000 milliards aujourd’hui (en dollars constants). Pour Harvey, le décrochage par rapport à l’or sous Nixon est un facteur non négligeable. Mais surtout, il ne peut y avoir de débouchés pour tout cet argent par le biais de l’accumulation classique (ou reproduction élargie). Nul besoin (si je le comprends bien) de faire intervenir des concepts comme la baisse du taux de profit… Enfin, c’est un autre éclairage.

Amitiés,

Larry


Résumé d’un article de Dylan Riley, paru dans le numéro 126 (novembre-décembre 2020) de New Left Review et intitulé : Faultlines – Political Logics of the US Party System

Pour comprendre l’issue des élections de novembre 2020, il peut être utile de préciser les quatre éléments fondamentaux de la politique américaine aujourd’hui :

  1. Les deux grands partis sont constitués chacun d’une coalition de groupes en quête de rentes, tant au sommet – gros donateurs, élus de haut niveau, responsables de parti – que, à un degré moindre, au niveau de masse. À une époque de stagnation structurelle des taux de croissance économique, la lutte entre partis a dégénéré en grande partie en conflit à somme nulle autour de la redistribution, d’où son caractère acharné.
  2. Corollaire : la personnalisation, ou inflexion charismatique, du rôle du dirigeant politique. Si cela remonte à Reagan, voire à Kennedy, cela n’a été consacré que par Obama avant d’être exacerbé par Trump.
  3. Le troisième élément, qui fonctionne en synthèse contradictoire avec le deuxième, est l’opposition entre deux logiques politiques – idéologies programmatiques conçues pour mobiliser un éventail de fractions de classe et d’intérêts particuliers – que l’on ne saurait réduire aux deux partis malgré un degré de coïncidence. On pourrait les désigner comme d’un côté le néolibéralisme multiculturel et de l’autre le néomercantilisme machiste-national.
  4. Enfin, le quatrième élément, très lié au troisième, est le contraste entre deux logiques géopolitiques rivales : libéralisme mondialiste contre l’Amérique d’abord.

Le système des partis américain repose historiquement sur des prétentions concurrentes à l’hégémonie. Des coalitions internes à la classe dominante construisaient une base de masse en prétendant que privilégier leurs intérêts particuliers permettrait de satisfaire en partie du moins les besoins matériels d’une partie des producteurs directs. Ainsi, de 1865 aux années 1920, les Républicains (RP) servaient les intérêts de l’industrie lourde, source d’emplois abondants et de hausses de salaires pour la classe ouvrière du Nord-Est du pays. Puis, des années 1930 jusqu’en 1980, les Démocrates (DP) ont pu jouer ce rôle sur la base d’une coalition de secteurs à forte intensité capitalistique capables de faire des concessions limitées mais réelles aux ouvriers, très combatifs à l’époque. Ces tendances ont pu perdurer pendant des cycles longs, l’un ou l’autre parti dictant les orientations générales même par-delà les changements de pouvoir à la Maison blanche.

Or, avec l’entrée dans la période actuelle de long downturn [soit la stagnation structurelle, théorie de R. Brenner], le système des partis subit à partir de 1980 environ des mutations profondes. Le pouvoir politique, à la place de l’investissement et de l’accumulation, commence à jouer un rôle de plus en plus direct dans le maintien de la rentabilité du capital. En s’appuyant sur la notion wébérienne de « capitalisme impérialiste » pour caractériser Rome, on pourrait parler ici de « capitalisme politique » : soit un mode d’activité de génération de profits dans lequel la rentabilité résulte pour l’essentiel de l’utilisation directe du pouvoir politique.

Au cours des décennies qui ont suivi (délocalisations, bulles financières et reprises économiques sans créations d’emplois des années 1990 et des premières années 2000), la politique américaine suit son cours sur le terrain consolidé du néolibéralisme : la conviction que la coordination assurée par le marché conduit mécaniquement à l’allocation souhaitable des flux d’investissement et donc à la croissance économique. Le néolibéralisme, ainsi défini, se trouve en crise profonde à partir de 2008. Les sauvetages d’entreprises opérés font apparaître au grand jour le rôle indispensable de l’État dans le transfert des surplus existants. Un gouffre s’est donc ouvert entre rentabilité et investissement : si les marges bénéficiaires remontent dès 2010, l’accumulation, elle, reste à la traîne. Selon A. Smithers, l’investissement productif (matériel) en pourcentage de la trésorerie d’exploitation a baissé de 20 points de pourcentage depuis 2000, cependant que les montants distribués aux actionnaires (dividendes et rachats d’actions) sont passés de 25 % à 45 % de la trésorerie d’exploitation.

Pour appréhender les effets de cette forte redistribution vers le haut sur le système politique, il convient d’examiner les coalitions de classe que les partis ont su mobiliser tant chez les élites (donateurs) que chez les électeurs. Si, au sommet, l’un et l’autre parti sont dépendants du secteur finance-assurances-immobilier, les deux coalitions se différencient aux niveaux inférieurs. Les Républicains sont solidement soutenus par les secteurs « polluants » de l’industrie manufacturière, les industries extractives, la grande distribution, la restauration et les grosses entreprises familiales. Les Démocrates, eux, peuvent compter sur l’appui des géants de la Silicon Valley, les secteurs de l’éducation, de l’information, de la culture et du spectacle, ainsi que de l’élite socioprofessionnelle : intellectuels médiatiques et universitaires, avocats, ingénieurs et autres partisans de l’utilisation de la science pour piloter la politique publique. Au niveau des classes dominantes, les Démocrates ont probablement une base plus large que les Républicains. Il semble ainsi que, au cours de la campagne, Biden a réussi à lever plus de fonds que Trump auprès de tous les secteurs majeurs de l’économie ou presque, hormis celui du pétrole et du gaz.

Les segments d’élite de ces deux coalitions ne recherchent pas tous les mêmes formes de redistribution. Le secteur financier a bien sûr bénéficié énormément de la politique monétaire appliquée depuis 2008, tout comme les entreprises ont bénéficié du crédit à bon marché. Quant aux mastodontes de la haute technologie et du divertissement qui soutiennent le DP, ils tiennent à la protection des droits de propriété intellectuelle, tandis que les industries extractives qui financent le RP cherchent plutôt à avoir accès aux terres du domaine public pour pouvoir les spolier à leur guise. Toutefois, seuls quelques sous-secteurs de niche – technologies de pointe, véhicules électriques, fracturation hydraulique – s’attachent à générer des bénéfices par le biais d’investissements dans des technologies permettant de comprimer les coûts et donc d’augmenter leur part du marché mondial. Ni l’une ni l’autre coalition capitaliste ne propose un projet de relance de l’accumulation.

Dans le même temps, cette recherche de rentes est devenue un phénomène de masse qui plonge ses racines dans la structure du marché du travail aux États-Unis, où les cadres et les professions intellectuelles supérieures représentent près de 40 % de la population active (les ouvriers représentant moins du quart). Quant aux secteurs d’activité les plus riches en emplois, c’est l’ensemble enseignement-santé-services sociaux : près du quart du total, alors que moins d’un emploi sur cinq se trouve dans l’industrie, le bâtiment et l’agriculture. Fait remarquable, le secteur finance-assurances-immobilier emploie à lui seul près de 10 millions de personnes, soit plus de 6 % de la population active.

Autrement dit, une part considérable de la population américaine – et pas seulement de l’élite – vit d’une façon ou d’une autre grâce à des « transferts sociaux », des assurances maladie aux droits d’inscription aux écoles, des impôts aux loyers… Et de même qu’au niveau des élites, à la base de la société les formes de redistribution réclamées diffèrent entre les deux coalitions. Cela se manifeste le plus nettement dans la polarisation en matière de niveau d’instruction. À l’issue d’un renversement dont on trouve des exemples ailleurs dans le monde, le RP est devenu le parti de ceux qui n’ont pas dépassé le secondaire, alors que le DP a une avance énorme parmi les diplômés du supérieur. En 2016, le RP a reçu 67 % des voix chez les blancs sans diplôme universitaire et cette influence est durable. Ce qui ne veut pas dire que les ouvriers constituent la base la plus importante du parti, qui serait plutôt à chercher dans les couches intermédiaires. Mais en tout cas, l’avance du DP chez ceux qui ont un master ou un doctorat est écrasante.

À rebours des théories courantes qui considèrent le niveau d’instruction comme un indicateur de classe sociale, il serait plus pertinent de souligner que les diplômés du supérieur peuvent prétendre à une sorte de rente qui serait hors de portée pour les non-diplômés. Les premiers ont donc de bonnes raisons de soutenir toute politique qui donne une prime à l’expertise et qui entraîne souvent des dépenses publiques. Les non-diplômés, eux, ont tendance à se méfier de l’expertise et des fonds publics qui la récompense. Bref, le conflit entre diplômés et non-diplômés revient en partie à un conflit autour de la redistribution.

Les types de redistribution qui plaisent à la base du RP ne sont pas les mêmes que ceux que réclament les Démocrates. Les Républicains privilégient des formes de générosité publique comme les subventions aux agriculteurs, les avantages accordés aux PME ou les mesures protectionnistes. À la place de la reconnaissance des qualifications, les électeurs du RP réclament un traitement préférentiel fondé sur les critères de race, d’ethnicité ou de citoyenneté. Ils demandent donc un meilleur contrôle de l’immigration et, plus généralement, une défense plus efficace des frontières et du statut de citoyen, qui auraient pour effet de réserver les mesures de redistribution aux seuls autochtones. En un mot : les deux partis sont des coalitions redistributives qui se livrent une lutte à somme nulle par le biais de mécanismes politiques permettant de transférer des revenus vers leurs soutiens en haut comme en bas de l’échelle. Dans un contexte de ralentissement de la croissance, le jeu politique s’est figé aux États-Unis dans une logique de forte polarisation qui laisse entrevoir peu d’espace pour une percée des uns ou des autres tant que le système électoral en place reste en vigueur.

Essor postmoderne de la politique charismatique

Compte tenu de la culture de l’image véhiculée par les mass media américains, la montée en puissance de la politique de la redistribution s’accompagne de l’émergence de rapports charismatiques entre élite et électorat, et cela depuis les quatre derniers cycles électoraux : l’admiration ou l’aversion viscérale pour des candidats-célébrités a surchargé les luttes politiques. Chez les deux grands partis, cette personnalisation extrême de la politique n’est que l’autre face de l’absence totale d’un programme de reconfiguration de l’économie en vue de faire redémarrer la croissance. Ces charismes rivaux n’ont toutefois pas le même contenu. Celui d’Obama faisait appel aux valeurs de la méritocratie ultra diplômée. Par comparaison avec Bill Clinton, Obama et sa famille ont scrupuleusement respecté les normes présidentielles américaines. Et pourtant, si Obama plaisait, c’était davantage en tant qu’individu qu’en raison de ses options politiques. À travers lui, les États-Unis étaient censés avoir vaincu leur héritage d’antagonisme racial et la simple vue de sa réussite devait suffire pour permettre au pays entier de se féliciter. En dépit de l’ampleur de la crise de 2008, aucun programme global de réformes (style New Deal, Fair Deal ou Grande Société) ne se manifestait au cours de ses mandats. Le sauvetage des banques et la « guerre contre le terrorisme » allaient se poursuivre subrepticement. La seule réforme d’envergure associée à sa présidence – l’Affordable Care Act (ou Obamacare) – n’était que le recyclage d’une proposition élaborée au départ par Mitt Romney, son adversaire républicain à l’élection de 2012.

Avec le charisme de Trump, on change radicalement de registre. Son mode de gouvernance « patrimonial » a fait un tabac auprès d’un électorat hostile au culte du diplôme. Trump fonctionnait pour l’essentiel par le biais d’ordres qu’il débitait en passant et considérait son équipe comme un groupe de compagnons de table plutôt que comme des responsables dont le rôle était défini par les institutions. Ce faisant, il a vite provoqué une levée de boucliers dans la haute fonction publique à laquelle Trump s’est employé à faire la guerre sans relâche. Il n’est que de voir les efforts de son gouvernement pour priver des milliers d’employés fédéraux de leur statut[les mettant à l’abri d’un renvoi sans motif valable] de fonctionnaires comme point culminant d’un projet d’épuration des « mauvais éléments », considérés comme les agents du deep state. On aurait tort pourtant de mettre cette hostilité entièrement sur le compte d’un désir libertarien de réduire la voilure du gouvernement fédéral. Si elle n’est pas incompatible avec une telle visée, elle découle bien plus de l’aversion de Trump pour le caractère impersonnel de l’esprit bureaucratique. D’un autre côté, dans les États-Unis du XXIe siècle, son style patrimonial souffrait d’un manque de légitimité traditionnelle, faute de quoi Trump a dû s’appuyer sur une forme très personnelle de charisme qui passait par Twitter et, vers la fin, des rassemblements électoraux. Rien ne démontre mieux l’instabilité de ce mode de gouvernance que le renouvellement constant du personnel et le manque de fidélité des anciens employés de la Maison blanche.

Mais en dépit de leurs différences, ces deux modes de gouvernance charismatiques ont pour effet d’élever le chef au rang de totem pour toute sa coalition redistributive : Obama pour les diplômés du supérieur, Trump pour les sans-diplôme. Pour l’un et l’autre parti, la cathexis a fini par remplacer les engagements programmatiques comme moyen de renforcer la base électorale. Quoique poussée à l’extrême par Trump, cette pratique traduit surtout le contexte général dans lequel doit s’inscrire l’activité des partis aux États-Unis. La campagne de Biden a au contraire mis en scène une sorte de cathexis à l’envers : au lieu de présenter des idées pour endiguer la pandémie et la crise économique, il a surtout souligné sa qualité de brave gars, d’homme honorable.

Logiques politiques

Autre différence importante entre les deux partis : leur logique politique dominante. Comme nous l’avons vu, le DP est actuellement le lieu d’une synthèse entre néolibéralisme et multiculturalisme. Il montre remarquablement peu d’intérêt pour les ravages économiques infligés au pays au cours des vingt dernières années. Les deux composantes de sa politique ont bien sûr des origines diverses. Le néolibéralisme, on le sait, a été développé comme doctrine économique par les théoriciens de la Société du Mont-Pèlerin, puis « naturalisé » aux États-Unis sous l’égide de Milton Friedman et ses collaborateurs au cours des années 1960 et 1970. Le multiculturalisme, en tant que mode d’action légaliste enraciné dans les mouvements des droits civiques et féministe, s’est développé à peu près dans la même période. Avec la marginalisation des éléments plus anticapitalistes de ces mouvements, une conception individualiste a pris le dessus : le « paradigme anti-discrimination », qui vise à favoriser l’ascension, dans le cadre du système existant, de membres des couches moyennes de ces groupes opprimés. Ce paradigme a connu une concrétion institutionnelle avec la création de bureaucraties, tant dans les universités que dans les entreprises, ayant pour mission de promouvoir la triade « équité, diversité et inclusion ». Des spécialistes des ressources humaines œuvraient pour l’adoption d’un ensemble de bonnes pratiques qui présentaient désormais les arguments contre les discriminations sous l’angle de la logique du marché : les entreprises ne resteraient compétitives que si elles trouvaient le moyen de tirer parti des talents que recelaient les salariés de tous les niveaux. C’était le début du lien étroit de ces bureaucraties de la diversité avec le néolibéralisme, qui persiste aujourd’hui.

L’idée centrale est l’«équité » : il s’agit de reproduire aux échelons supérieurs de cette société fortement inégalitaire la diversité raciale et sexuelle de la population. […] Supprimer l’« inéquité » – au sens d’augmenter la diversité – est clairement compatible avec le maintien, voire l’aggravation, des inégalités économiques. Le néolibéralisme multiculturel nous entraîne vers un capitalisme profondément inégalitaire mais rigoureusement équitable. Dans une telle société, la mobilité sociale pourrait être faible, mais pas pour des raisons de race ou de sexe. La Californie est à ce titre exemplaire. Ce territoire vaste et immensément riche est gouverné depuis des décennies par l’aile libérale-progressiste du DP. Et le bilan ? La Californie dépasse le Mexique pour les inégalités sociales et est en tête des États-Unis pour le pourcentage des habitants vivant au-dessous du seuil de pauvreté. À cela il faut ajouter une population vieillissante, un marché du logement qui est hors de prix pour la plupart des habitants ouvriers ou des couches moyennes, et des écoles publiques de mauvaise qualité. À mesure que l’activité industrielle se concentre de plus en plus dans le clinquant centre technologique de la Silicon Valley et de la région de San Francisco, la Californie a de moins en moins d’emplois ouvriers à proposer. Voilà en gros le modèle qu’offre le néolibéralisme multiculturel au reste du pays.

La logique politique dominante chez les Républicains a, elle, pour point de départ le constat que les perspectives d’emploi et les services publiques se sont détériorés, mais propose une analyse ultra-nationaliste et une stratégie néomercantiliste. L’analyse en question a été exposée par Jefferson Sessions dans les pages de la National Review, où il écrit : « Les quarante dernières années ont été marquées par une immigration massive et ininterrompue aux États-Unis qui coïncide avec la montée du chômage, la baisse des salaires, l’inefficacité croissante des écoles et un État-providence de plus en plus étendu. » Seule une forte réduction du niveau d’immigration légale et clandestine « permettrait une assimilation réussie et aiderait les millions de personnes qui luttent actuellement pour ne pas sombrer ».Le néomercantilisme machiste-nationaliste complète cette politique anti-immigrés par la notion de « souveraineté énergétique » – soit la libération du secteur des hydrocarbures pour jeter les bases d’une nouvelle phase de croissance économique – et des mesures protectionnistes.

Ce projet est obéré depuis le début par deux problèmes. D’une part, l’identification de l’immigration comme cause du déclin économique des États-Unis ne résiste même pas à une simple comparaison historique. Si on pourrait à la rigueur établir une corrélation entre la stagnation structurelle et le régime d’immigration existant depuis 1965, la mise en cause de l’immigration est démentie par la première vague gigantesque d’immigration, allant des années 1880 jusqu’aux années 1920, qui coïncidait avec la montée en puissance des États-Unis comme poids lourd industriel. D’autre part, des surcapacités pèsent sur le secteur de l’énergie, ainsi que sur les autres secteurs de l’économie mondiale. Une initiative en faveur de la souveraineté énergétique n’aurait donc guère la possibilité de générer un nouveau cycle d’accumulation. Le gouvernement de Trump avait beau mettre au rebut des pans entiers de la réglementation environnementale, il n’est pas parvenu à élaborer un modèle économique crédible qui puisse produire une croissance économique auto-entretenue ou des emplois bien rémunérés. Avant même la crise provoquée par la pandémie, son bilan économique était déjà bien médiocre.

Mais surtout, l’une et l’autre logique politique sont des projets de redistribution. Le néomercantilisme machiste-nationaliste prétend soutenir le prix de la force de travail grâce à des mesures anti-immigrés et protectionnistes, tandis que le néolibéralisme multiculturel plaide pour une distribution équitable des emplois et des revenus. Conformément à l’esprit du capitalisme politique, ni l’un ni l’autre ne propose un projet d’accumulation.

Ce serait une erreur de croire à une correspondance parfaite de l’une ou l’autre logique avec le DP ou le RP. Chaque parti a plutôt composé son propre mélange en puisant dans les deux logiques. Ainsi, le néomercantilisme machiste-nationaliste est certes devenu la tendance dominante du RP sous Trump, mais le parti a aussi eu, du moins jusqu’il y a peu, une aile de centre-droite d’orientation néolibérale-multiculturelle. N’était-ce pas Nixon à avoir donné ses lettres de noblesse au paradigme anti-discrimination, au même moment où il abandonnait les accords de Bretton Woods et l’ordre monétaire international de l’après-guerre ? De même, la diversité a occupé une place non négligeable sous le gouvernement de George W. Bush, qui a nommé Powell et Rice à des postes de premier plan et a consenti des efforts considérables pour s’attirer les sympathies des Latinos. Cet élément du camp républicain est aujourd’hui représenté surtout par le Lincoln Project.

Gènes dominants et récessifs

Les gènes dominants ou récessifs du DP sont l’inverse de ceux du RP. Si le néolibéralisme multiculturel y reste prédominant, le DP abrite également une version atténuée du néomercantilisme machiste-nationaliste. Dans un aveu partiel des limites de l’« équité » après les chocs de ces quatre dernières années, certains cherchent aujourd’hui à souder à leur projet une sorte de nationalisme économique néokeynésien. […]

Ruy Teixeira [l’un des théoriciens démocrates cités, qui plaide pour l’abandon de la politique identitaire, du catastrophisme sur le climat, de la phobie de la croissance et du technopessimisme au profit d’une économie qui crée de l’abondance pour tous] exprime bien sûr une réaction phobique contre l’une des évolutions les plus prometteuses de la politique américaine depuis une dizaine d’années : l’affirmation d’une logique sociale-démocrate au sein (et aussi en dehors) du DP. En tant que force politique, ce n’est pas négligeable : les Democratic Socialists of America (DSA) comptent 75 000 adhérents environ, et la campagne de Bernie Sanders pour l’investiture du parti en 2020 a totalisé environ 10 millions de voix. Les adhérents des DSA sont pour la plupart « des millennials menacés de déclassement » : 60 % d’entre eux ont un master, un doctorat ou un diplôme permettant d’exercer une profession réglementée, alors que les ouvriers ne représentent que 3 % du total. En 2016 Sanders avait affiché un score tout à fait honorable parmi les ouvriers blancs, puis en 2020 il a surtout séduit les électeurs latinos de Californie et du Nevada, surclassant Biden dans l’un et l’autre État.

Il n’empêche que le noyau dur de sa base électorale est constitué de CSP+ de rang inférieur ou en situation précaire du fait qu’ils n’auraient pas dépassé le premier cycle universitaire. En 2020, le groupe le plus important de donateurs à la campagne de Sanders était les ingénieurs en informatique. Quelle logique politique sous-tend donc le socialisme démocratique à la Sanders-DSA ? Parmi les idées clés, on peut citer la progressivité de l’impôt, les dépenses d’infrastructure, un système universel d’assurance maladie et l’expansion des services publics en général. Cela va certes au-delà de la simple « équité » puisqu’il s’agit de s’attaquer directement aux inégalités. Mais il est frappant de constater qu’on a ici aussi affaire à un projet de redistribution : Sanders n’a de cesse de réclamer « une redistribution matérielle massive financée par les bénéfices des grosses entreprises ». Or le principal inconvénient est que le socialisme démocratique en question repose sur les rapports sociaux qui accompagnent un capitalisme industriel fortement rentable, qui aujourd’hui ne représente au mieux qu’un lointain souvenir aux États-Unis. Ce qui fait défaut, c’est un socialisme qui correspond au régime du capitalisme politique qui gagne du terrain. Difficile à dire à ce stade quels contours aurait un tel socialisme.

Points de convergence

Les deux logiques politiques dominantes ont, en dépit de leurs divergences, des traits importants en commun qui reflètent les intérêts des grosses banques et des plus grosses entreprises non financières qui financent l’une et l’autre coalition politique. Cela se manifeste dans l’adhésion des deux partis à une orientation macroéconomique fondée sur des transferts politiquement médiatisés : lois fiscales et réglementaires, politique monétaire ultra-accommodante pour faciliter la tâche au secteur financier, sauvetages sans conditions de groupes importants et ainsi de suite. Et si ces deux logiques politiques n’ont pas tout à fait les mêmes conséquences sur le plan de la politique extérieure – le néolibéralisme multiculturel est favorable à une version de l’internationalisme à la Woodrow Wilson nimbé de promotion de la démocratie, tandis que le néomercantilisme machiste-nationaliste a lancé sous Trump une version cassante du « réalisme » (« l’Amérique d’abord ») –, les deux stratégies impériales ont dans la pratique pas mal en commun. Pour dresser un bilan détaillé de l’héritage national et international du gouvernement de Trump, il faudra laisser de côté l’hystérie l’entourant – alimentée non seulement par le Président lui-même mais aussi par les Démocrates au Congrès sous la direction de Nancy Pelosi – pour en examiner le contenu effectif.

Les premiers pas de Trump sur la scène internationale semblaient annoncer un retour à l’isolationnisme qui a fait hurler les acteurs établis de la politique impériale américaine, tant cela représente une rupture avec le dispositif fondamental d’alliances qui avait encadré l’hégémonie mondiale des États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Trump avait jeté aux orties l’Accord de partenariat transpacifique conçu pour isoler la Chine tout en montant une guerre commerciale contre celle-ci, donné l’accolade à Kim Jong-un et abandonné l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Il avait même envisagé un retrait américain de l’OTAN. Mais une ligne plus classique a progressivement repris le dessus et le consensus en matière de politique étrangère montre à l’heure actuelle une forte convergence avec l’attitude du gouvernement de Trump envers Pékin. (Il s’agit pour beaucoup de préserver l’objectif historique de la politique étrangère américaine, qui est de protéger les alliés contre les ingérences d’une puissance régionale despotique.)

Le non-dit dans ce cas est que la puissance hégémonique mondiale poursuivra ses ingérences à elle. Le nouveau gouvernement Biden ne sera pas en désaccord. Comme l’écrivent les nègres de Biden dans son manifeste publié en janvier 2020 dans Foreign Affairs : les priorités sont d’abord d’assurer que la Chine n’atteint pas le niveau de grande puissance mondiale, ensuite d’abandonner les tentatives peu judicieuses pour transformer le Moyen-Orient tout en sécurisant les intérêts géopolitiques clés des États-Unis dans la région et de profiter des pressions exercées par Trump sur l’Iran pour imposer un accord encore plus exigeant sur le nucléaire, et enfin de rétablir de bons rapports avec les alliés de l’OTAN, et cela pour pouvoir les amener à souscrire aux deux points précédents. La démocratie sera valorisée en principe – c’est « la source profonde de notre puissance », comme l’affirme Biden – mais appliquée sélectivement en pratique.

Sur le plan de la politique intérieure, on peut répartir en trois catégories les « réussites » des années Trump. D’abord, les mesures qui, comme la politique envers la Chine, sont en train d’être débarrassées de leurs aspects les plus trumpiens mais qui seront maintenues pour l’essentiel. Une réglementation plus stricte de l’immigration en fait partie : entre 2016 et 2019, l’immigration a baissé de moitié, du moins en partie sous l’effet d’une répression sévère le long de la frontière mexicaine. Si certaines des mesures machistes-nationalistes les plus agressives, comme la politique infiniment cruelle de séparation entre parents et enfants instituée sous Jefferson Sessions, ont été annulées par les tribunaux, les collaborateurs de Biden semblent prêts à garder nombre des restrictions récentes.

Ensuite, des mesures comme la baisse de l’impôt sur les sociétés ou les nominations à la Cour suprême, domaines où la ligne de Trump était en phase avec les priorités passées du RP. L’adoption de ces mesures doit beaucoup à Mitch McConnell, chef de file des Républicains au Sénat ; nulle trace de rupture radicale dans ce cas. Les magistrats nommés par Trump – plus de cinquante juges des cours d’appel et trois juges de la Cour suprême – sont certes très à droite, mais ils sont plutôt plus nombreux que ceux nommés par les présidents républicains précédents à être issus d’une des grandes écoles de droit du pays. Ce sont les rapports de force au Sénat qui détermineront si ces nominations apparaîtront finalement comme une victoire à la Pyrrhus, compte tenu de la réflexion actuelle chez les Démocrates sur la possibilité d’une réforme du système judiciaire pour pouvoir faire à leur tour les nominations qui leur conviennent.

Pour finir, la réponse de Trump à la pandémie du Covid-19 mérite d’être classée à part. La valse continue du personnel de la sécurité nationale a conduit à une situation où John Bolton a pu décider unilatéralement de démanteler la cellule de gestion des pandémies au sein du Conseil de sécurité nationale, qui aurait pu servir de système d’alerte face au virus. Puis, une fois que celui-ci avait commencé à se propager, la Maison blanche a réagi avec un mélange d’incompétence et d’inconscience. Certes, peu de pays ailleurs qu’en Asie de l’Est ont réussi à endiguer de façon durable le coronavirus, mais le fait à retenir sur les États-Unis est qu’aucun aplatissement de la courbe des contagions et des décès n’est à signaler, des pics ayant été atteints à partir de plateaux déjà étonnamment élevés. Le nombre de morts en bout de course sera vraisemblablement près d’un demi-million.

Dans ce contexte, la grande source de perplexité concernant les élections de 2020 est la mobilisation massive des Républicains. On a ainsi vu surgir deux vagues symétriques qui se sont brisées l’une contre l’autre. La meilleure grille de lecture face à cette mobilisation exceptionnelle de l’électorat est qu’elle découle de la fusion directe de l’économique et du politique qui caractérise la vie des États-Unis aujourd’hui. C’est précisément la nature de l’économie comme un jeu à somme nulle qui donne tant d’intensité au paysage politique. Et l’avenir du néomercantilisme machiste-nationaliste ? Celui-ci conservera vraisemblablement beaucoup de sa popularité auprès des élites comme de la population dans son ensemble. De toute évidence, le secteur extractif et des combustibles fossiles, tout comme les industries les plus polluantes, résistera bec et ongle à toute tentative sérieuse pour décarboniser l’économie. En outre, la diabolisation de la « classe ouvrière blanche » par les tenants du néolibéralisme multiculturel continuera d’inciter des couches significatives de celle-ci à soutenir les « combattants de la liberté » les plus divers. Ce ne serait pas étonnant de voir Tucker Carlson [animateur de télé très pro-Trump] comme candidat à la présidence en 2024.

Bon nombre des analyses faites depuis le scrutin reprochent à la campagne de Biden de ne pas avoir emporté le Congrès. À gauche, certains semblent penser qu’une orientation sociale-démocrate plus classiste aurait mieux marché. Or il est permis d’en douter. Biden a eu plus de suffrages que tout autre candidat présidentiel de l’histoire du pays, et cela sur fond d’un taux de participation impressionnant : 66 % des Américains ayant le droit de voter, soit plus de 6 points de plus qu’en 2016. Dans plusieurs États, le taux de participation a été supérieur à 70%. Aspect le plus frappant, Biden aura ouvert une nouvelle voie vers la Maison blanche qui passe par l’Arizona et la Géorgie, deux États situés dans la sunbelt. En somme, les Démocrates peuvent se targuer d’avoir obtenu un niveau de mobilisation historique chez leurs électeurs. Seuls quatre présidents sortants ont perdu la Maison blanche depuis 1932 : Hoover, Carter, George H. W. Bush et aujourd’hui Donald Trump. Certes, jugé à l’aune de ces revers, Biden a gagné de justesse, soit probablement de 4 points de pourcentage du vote populaire lorsque tous les scrutins auront été comptés, à rapprocher de l’avance de 17 points pour Roosevelt en 1932, de 10 points pour Reagan en 1980 et de 6 points pour Clinton en 1992.

Par ailleurs, Biden semble avoir fait nettement mieux que Trump dans la course aux contributions. Les dépenses de campagne pour la présidentielle et les élections à la Chambre des représentants ont dépassé au total les 10 milliards de dollars. À la mi-octobre, Biden avait déjà réuni une somme qui donne le tournis – 938 millions – dont 62 % avait été fourni par de gros contributeurs individuels donnant chacun plus de 200 dollars. Trump, quant à lui, n’a pu lever « que » 596 millions, dont 55 % était dû aux gros donateurs. Biden a également écrasé Trump en matière de fonds levés auprès des « comités d’action politique » et d’argent de l’ombre (dark money), avec un montant total de 696 millions de dollars, contre 353 millions seulement pour Trump. Quand tout est mis bout à bout, on voit que la campagne de Biden aura dépensé 22 dollars par électeur, alors que celle de Trump aura montré plus d’efficacité puisqu’elle s’en sera sortie avec une dépense de 14 dollars environ par électeur. À présent que la voie vers la Maison blanche est ouverte, les enjeux politiques sont très gros. On n’a pas encore touché le fond de la récession, ni aux États-Unis ni à l’échelle mondiale. Un gouvernement Biden faible qui serait incapable de maîtriser la pandémie et le chaos économique qu’elle a occasionné aura vite fait de rappeler aux électeurs les raisons qui avaient poussé beaucoup d’entre eux à préférer l’ancienne vedette de la téléréalité.