Compte rendu de la discussion avec J. Wajnsztejn sur son article : Puissance et déclin. La fragile synthèse trumpienne

Les deux textes « États-Unis : Réorganisation chaotique au sommet du capitalisme » et « Puissance et déclin. La fragile synthèse trumpienne » présents dans le numéro 23 de la revue Temps critiques autour des Etats-Unis tiennent évidemment compte du phénomène Trump, mais ils essaient de ne pas céder à l’actualisme en abordant un contexte plus large. Ils ont tous deux fait l’objet d’une discussion à Paris avec le groupe « soubis » et ont fait l’objet de comptes-rendus collectifs de la part de ce même groupe que nous publions.

Dans « Puissance et déclin. La fragile synthèse trumpienne »  il s’agissait de sortir de cette mode post-moderne qui réintroduit du binaire pourtant dénoncée par ailleurs. Rapporté aux E-U il s’agissait de tenir les 2 bouts en réaffirmant le maintien de leur statut de puissance au sein d’un monde occidental globalement en déclin parce que son progressisme originel s’est épuisé. Dans cette mesure le trumpisme n’est pas un nouvel extrémisme mais une tentative d’improbable synthèse entre accélération capitaliste et conservatisme.


JW : Larry et moi avons travaillé de façon indépendante, donc nos articles ne se chevauchent pas. Je traite du contexte plus global, Larry de la situation plus particulière aux USA.

J’ai en effet voulu remettre en perspective théorique et historique la question du déclin ou celle de décadence puisqu’elles réapparaissaient aujourd’hui en filigrane autour de la politique de Trump et de son équipe. C’est pourquoi, sans cuistrerie aucune, j’ai cité Derrida et Lyotard, qui sont des auteurs assumés de la décadence.

A propos des USA, on parle de déclin de puissance par rapport à la Chine et de déclin de la démocratie. Or une puissance peut être hégémonique et en déclin du fait de contre-tendances fortes à sa domination. Trump a bien conscience du déclin : les mesures protectionnistes sont toujours une forme de défense des puissances dominantes par rapport au dynamisme produit par le libre-échange. Aspect malthusien de sa politique économique : le pays  participait largement à la « globalisation heureuse » et au donnant-donnant que présupposait le développement de l’OMC ; or la crise sanitaire a montré que la division internationale du travail ainsi créée avait amené les pays à trop se spécialiser : une harmonie illusoire donc, qui indique que la complémentarité économique peut se transformer en concurrence en période de crise. La question nationale et politique n’est donc pas réglée, car  les accords entre les puissances au sommet n’empêchent pas les conflits. Cette division internationale du travail fonctionne encore, mais une vision critique souverainiste déjà repérable avec le Brexit s’est développée. Et par exemple, dans la vision trumpienne, il n’y a pas que des gagnants si le « gâteau » n’augmente plus de taille.

La question de l’Ukraine a aussi montré que les questions géopolitiques pouvaient intervenir dans le cadre de cette nouvelle tendance souverainiste à l’oeuvre.

A : Je pense qu’il y a un déclin économique. Reste à voir si c’est inéluctable ou non. Ce sont les ruptures qui se créent dans le monde qui sont intéressantes. Dans certains textes, on veut voir une continuité entre Démocrates et Républicains sans voir les ruptures en cours.

JW : Larry voit beaucoup plus la continuité, je vois un peu plus de discontinuité, mais on est d’accord tous les deux pour dire que la puissance économique des USA demeure : voir les chiffres avancés dans ma brochure sur les investissements directs à l’étranger (IDE), la puissance des firmes multinationales (FMN) américaines et leur énorme pouvoir de capitalisation qui mesure bien plus la puissance qu’un niveau de PIB.

G : Je suis impressionné par la quantité des éléments  que tu fournis, mais ne comprends pas où tu veux en venir. Dans ta conclusion tu parles des « lumières noires » qui nous ramèneraient à une spécificité occidentale mais non universaliste, comme avant la Première Guerre mondiale. Que vois-tu comme perspective à partir de là ?

JW : On a dû boucler les textes très vite pour garantir la sortie de la revue d’où le fait que certains points sont posés plus qu’explicités. Les attaques contre les Lumières traditionnelles et l’universalisme qui sont portées aux Etats-unis proviennent aussi bien des tendances de la nouvelle droite américaine que de la gauche démocrate, et de fait elles se rejoignent, fragilisant un possible retour à la question sociale par la polarisation sur le débat woke/antiwoke. De ce point de vue il n’y a guère de perspective pour nous, puisque le combat pour l’hégémonie culturelle se joue en fait dans la perspective américaine, d’où par exemple l’extension des courants racialistes dans le monde, alors que jusque-là la question de la race était considérée comme une spécificité américaine et le concept négligé ailleurs. Donc, si perspective il y a, c’est en dehors ou au-delà de cette polémique idéologique. Sur le terrain comme l’ont fait les GJ. Mais pour le moment on ne voit rien venir comme pôle significatif de résistance, malgré le côté inquiétant de ce qui se passe aux Etats-Unis comme en Allemagne.

G : La Californie, c’est l’extrême Occident.

A : C’est un camp à l’intérieur de ces pays qui remet en question les valeurs des Lumières.

JW : Cela rentre dans le cadre de la bataille pour l’hégémonie culturelle. Mais celle-ci est aussi définie par l’évolution des rapports de classe. Ca n’entre pas dans la tradition du mouvement révolutionnaire ni ouvrier : c’est pour cela que ça nous secoue. On observe un retour en grâce de l’idéalisme – voir l’usage de Gramsci par des gens de tout bord. L’insistance sur l’aspect performatif (imposer la révolution par le langage) se retrouve dans tous les termes employés par les essayistes, qui cherchent à nommer les choses pour les faire exister.

G : Allusion finale du texte. Allusif aussi dans « le premier des déclins est celui de la gauche qui n’a plus rien à dire que la défense de l’Etat de droit protecteur ».

JW : C’était exceptionnel de voir la presse quotidienne défendre l’existence d’institutions américaines vilipendées encore hier, mais qui trouvent un retour en grâce (de l’OMC jusqu’à l’OTAN, en passant par CNN et les grandes universités de classe) du simple fait qu’elles sont attaquées aujourd’hui par Musk,  et aussi la prolifération d’articles sur l’Etat de droit et sa pure défense du pouvoir judiciaire sans analyse théorique de l’Etat. Simple désir de retour à une légalité de société capitalisée enserrée dans des règles normatives acceptables. Le trumpisme serait illégal. Il s’agissait alors, pour la bonne gauche démocrate d’essayer de faire la différence entre un Etat de droit et un état d’exception. Tous les états d’exception ont fait attention à la dimension de l’Etat de droit. C’est ce qui les différencie des Etats issus de pronunciamentos (ex. Argentine ou Afrique), où il n’y a pas de Constitution ni d’élections, où l’armée intervient en tant que corps de la nation. La défense de l’Etat de droit par la gauche se fait maintenant au nom de la défense des acquis. Le risque est qu’aux échappements des démocraties dites illibérales et à leur durcissement répressif ne soit opposé qu’un retour à la démocratie libérale. Une exigence de légalité bien plus que de légitimité, qui ne peut guère être mobilisatrice.

G : Dans un passage tu montres une fracture au sein du capital. Paradoxalement ces gens dénoncés autrefois par la gauche sont perçus comme un rempart face au trumpisme. Ce que cela montre, c’est l’effondrement de la capacité de la gauche à penser autre chose. Ce que le trumpisme vient mettre en lumière.

JW : Il passe tout au révélateur parce qu’il contredit l’idée qu’il s’agit d’un système où rien ne serait repérable et où tout irait dans le même sens parce que suivant un « plan du capital ». Rien de plus faux pour nous. La victoire de Trump et la recomposition du pouvoir qui s’effectue autour de lui sont plutôt le signe de la dureté des luttes entre fractions du capital, comme je le développais dans un précédent numéro. J’y attirais aussi l’attention sur « la démocratisation du capital » (fonds de pension et capital fictif) et ma critique de toute théorie en termes de pouvoir oligarchique. En effet, l’apparition et le développement des plateformes a été favorisé par la financiarisation du capital, et cette même « démocratisation » a aussi affaibli les  positions hiérarchiques héritées. Je parlais alors, dans ce numéro 21 de la revue, des fractions financières ; cette fois, autour de Trump, il s’agit des fractions technologiques. Il y a un renouvellement des élites. Il ne faut pas oublier que dans la modernité le brassage s’est toujours fait par le biais des classes moyennes, et cela dès le développement des villes et de la première bourgeoisie, avant même la Révolution française par exemple, parce que ce sont les lieux de brassage entre nouvelles et anciennes couches (par exemple, plus personne ne parle en termes de petite bourgeoisie parce que cette ancienne fraction propriétaire a été remplacée par les nouvelles couches moyennes salariées). A présent on observe un peu le même phénomène dans les cercles dirigeants : ce sont les marginaux de la classe capitaliste qui ont formé des fractions très dynamiques et les plus innovantes, parce qu’elles n’avaient rien à perdre (elles n’avaient rien accumulé) et tout à gagner, le risque étant pris par d’autres (capital-risque) en échange du contrôle de la capitalisation finale.  C’est encore plus net aux USA où la mobilité est bien plus forte, mais en France il y a eu une mise au rancart progressive des capitalistes traditionnels (voir l’évolution du CNPF devenu Medef et maintenant dirigé par les secteurs de pointe et non plus par les mines et la sidérurgie).

A : Les idées nouvelles viennent des classes moyennes ?

JW : Oui, car ce sont les classes du brassage des idées et des pratiques ; elles ne viennent jamais de l’aristocratie ni du prolétariat (l’idée de révolution, contrairement à celle de révolte ou d’émeute, est bourgeoise et sera seulement reprise plus tard par le prolétariat). Mais il faut qu’il y ait des possibilités. La « révolution du capital » l’a permis.

A : La grande rupture d’aujourd’hui est portée par des puissants.

JW : Ce gens-là ont remplacé les dynasties. Il faut voir aussi combien de gens de la finance ont chuté. Ce sont des fractions du capital sans assise stable, ni héréditaire, ni fonctionnelle, ni juridique. La source de leur puissance, c’est la prise de risque, l’innovation, la circulation, pas l’accumulation.

A : Ceux qui financent sont souvent des héritiers. Les ruptures actuelles ne sont pas seulement sociétales. La gauche a des raisons d’être inquiète de l’illibéralisme montant. L’Etat de droit, c’est un rempart par rapport à cette autre chose qu’est le trumpisme. Bernard Aspe dans Lundi matin (https://lundi.am/La-division-du-politique) dit vouloir reconstituer un mouvement révolutionnaire, il reprend des concepts comme « matérialisme historique », ramène la question du travail.

JW : Je n’ai jamais attaqué le libéralisme. Ceux qui l’ont fait ne s’attaquaient pas au capitalisme, ils voulaient réinstaurer le programme du Centre national de la Résistance. Le libéralisme est une des formes du capitalisme. Démission théorique de la gauche avec rattachement à l’Etat. Dans les luttes c’est souvent l’Etat qu’on a en face de nous et non pas le « patronat », car le capital est plus que jamais puissance et pouvoir (et non pas taux de profit, ce que ne peuvent comprendre les tenants du décrochage entre « économie réelle » et finance – économie irréelle !).

N : On se trompe en parlant de crise du capitalisme ?

JW : Il n’y a pas de crise finale, pas de parachèvement, le capitalisme a gagné (au moins pour l’instant) par sa dynamique de fuite en avant autant que par la résolution qu’il apporte à ses contradictions ; il essaie de les englober. Dans sa dynamique, le capitalisme se nourrit des luttes (de classe), comme on a pu le voir après les mouvements d’insubordination des années 1960-1970, mais, même en leur absence significative, il ne supprime pas tous les conflits. Il n’a ainsi résolu ni la question de la religion ni la question de la nation. Le dépassement de la nation s’est avéré en partie illusoire. Elle revient sous la forme des souverainismes et de l’isolationnisme, ou à l’inverse par le retour de certaines tendances impériales comme en Russie. 

Avec Trump le souverainisme n’est pas équivalent à la forme Brexit : il n’est pas pur isolationnisme, mais coexiste avec une théorie des zones d’influence (Amérique centrale et du Sud pour lui, éventuellement Canada ; Europe de l’Est pour la Russie, Taiwan pour la Chine, etc. Ce retour à l’expression d’une puissance nationale vient bloquer le fonctionnement du capitalisme du sommet tel qu’il s’était organisé à partir de l’OMC au niveau de la division internationale du travail et des G7 à G+++ qui lui ont succédé.

N : Pourtant, Internet et le rôle des plateformes, ça tend plutôt à effacer les frontières nationales.

JW : Toutes les mesures de Trump sont anti-plateformes. C’est aussi instable que le sont  les différentes luttes de fraction pour le partage ou la prédominance du pouvoir…

G : Ce n’est pas un retour du nationalisme, c’est autre chose. Autrefois, le nationalisme correspondait à l’émergence de nouveaux Etats cassant les empires (Autriche-Hongrie et Russie) et ensuite à l’affrontement entre Etats repus (Grande-Bretagne et France) et Etats faméliques (Allemagne, Italie, Japon). C’étaient des sociétés jeunes, en recherche d’expansion. Les Etats-Unis ont profité de ces affrontements pour affirmer et consolider leur suprématie. Les souverainismes d’aujourd’hui sont des formes de repli sur soi : des sociétés vieillissantes qui ont peur des nouveaux arrivants, qui fuient les guerres qu’elles ont elles-mêmes alimentées. Exemple du Brexit. Pour ce qui est du retour des zones d’influence, il faut se rappeler qu’on les a connues à l’époque de la guerre froide.

JW : Fluidité et non pas fixité de l’époque de la guerre froide.

La Chine est la grande gagnante de la période OMC.

N: Tout ça donne l’impression que la classe dirigeante ne sait pas où elle va.

JW : Parce qu’il n’y a plus de classe dirigeante au sens de l’ancienne bourgeoisie et cela au moins depuis les années 1930 et 1940. D’où le fait qu’ait fleuri, à l’ultragauche, la théorie d’un « capital automate » déjà quelque peu esquissée par Marx dans les Grundrisse. D’où aussi, mais en contrepoint, mes notes sur les fractions du capital.

On vit une accélération qui se met hors du temps historique. Fuite en avant. Cela correspond aussi à la transformation des éléments de base du capitalisme. Dans un système fondé sur la circulation de l’information, il n’y a plus de processus de longue durée comme celui qui a permis la formation de la classe bourgeoise. Le temps de l’accumulation est très lent. Même la révolution industrielle s’est faite lentement. Aujourd’hui le rythme est plus rapide pour tout le monde, la diffusion des innovations, la circulation des marchandises se sont accélérées. Les théories classiques de l’échange étaient fondées sur l’idée que le capital fixe (les immobilisations patrimoniales) ne circulait pas, seules le faisaient les matières premières (rapports coloniaux) et la force de travail (immigration), c’est-à-dire ce qu’on appelle techniquement le « capital circulant ». Par exemple, Staline et Mao, mais aussi l’Inde, pour d’autres raisons, avaient décidé de faire avec leurs propres forces. Mais aujourd’hui il est impossible d’empêcher la circulation du capital non seulement à travers la puissance loin d’être nouvelle des FMN, qui se rattachait plus à l’ancienne forme de domination impérialiste, que par le poids des investissements directs à l’étranger. Le développement du capitalisme n’est plus essentiellement par enclaves, comme avant la révolution du capital, car, avec la globalisation, la diffusion des innovations est formidable et bouleverse l’ensemble des conditions de vie — avec, par exemple, l’urbanisation sauvage, la production agricole intensive sous OGM, les élevages en batterie.

A : Autrefois les productions étaient proches de leurs marchés. L’énorme concentration du capital conjuguée à plusieurs révolutions techniques (porte-conteneurs, télécoms…) ont permis la mondialisation.

JW : On a connu les start-up sous d’autres formes (cf. les majors, qui faisaient travailler des « indépendants » dans le secteur artistique). Aujourd’hui c’est caricatural car tu fructifies à partir de rien.

N : Une démondialisation est-elle concevable, à ton avis ?

JW : Relocaliser artificiellement est impossible. Tout le monde est pris. C’était possible quand les Etats avaient une autonomie (une production et un marché national et colonial autosuffisant permettant la fermeture des frontières), autonomie qui a mené à la guerre comme dans les années 1930. Or, quelque chose qui pousse en avant empêche de revenir en arrière. Revenir à un temps historique ne peut venir que de luttes qui perturberaient la « fuite effrénée du monde », comme nous le disons en sous-titre de couverture de notre dernier numéro de la revue. La relocalisation ne pourrait se faire que sous une forme nouvelle d’artisanat, et encore, car l’exemple allemand de la petite et moyenne entreprise et de l’apprentissage bat de l’aile.

La fraction technologique du capital, au-delà de la dimension géopolitique de la lutte entre grandes puissances, vise à imposer une nouvelle vision du monde qui remplace l’ancienne Weltanschauung bourgeoise (d’où à nouveau l’idée de conquête de l’espace, le développement de l’IA, le transhumanisme). Encore plus que l’adhésion à la notion de progrès, il s’agit, pour les décideurs ou autres influenceurs, d’obtenir une adhésion immédiate de la population au « tout est possible ». Ce qui est grosso modo le cas et renvoie, pour le moment du moins, les actions de résistance à l’éclatement ou/et à l’infinitésimal.

Pour faire face, peu d’alternative et de marge de manoeuvre et au niveau théorique, cf. La synthèse de R. Garcia dans Le Désert de la critique. Avant, deux visions du monde s’opposaient et surtout une perspective (ex : « socialisme ou barbarie »). Puis période sans visions autre que le vague des « alternatives ». Aujourd’hui, une vision qui pousse à l’accélération, très en prise avec le quotidien, avec adhésion objective et subjective parce que, sensiblement et aussi insensiblement, il y a une transformation des rapports sociaux. La dépendance réciproque capital/travail, sans cesser d’exister, est aujourd’hui incluse dans une dépendance réciproque qui dépasse la seule exploitation pour toucher à une aliénation plus générale, mais contradictoire : dit autrement, à une coexistence entre aliénation et libération/émancipation. Exemple : avant, si j’étais obligé d’aller travailler, je n’étais pas obligé d’avoir une voiture, un téléphone ; aujourd’hui, je suis bien plus contraint. Les robots accèlèrent les choses. On est contraint et pris dans cette vision du monde. En vingt ans il s’est dégagé une vision, on n’est plus dans une simple nouveauté techno avec laquelle on peut jouer.

Mais dans ce processus, tout ne se joue pas à la même vitesse. Le marasme de l’industrie automobile européenne et particulièrement allemande est lié à son impossibilité à accélérer à la même vitesse que les entreprises plus jeunes du même secteur, mais agissant à l’autre bout du monde et dans un pays qui n’est pas limité par les mêmes barrières capitalistes. Ce qui faisait sa force était son avancée à un rythme maîtrisé basé sur des savoir-faire, les avantages sociaux de la classe ouvrière allemande en tant que catégorie sociale et non pas en tant que classe antagonique (cogestion, 32 à 35 heures dans la grande industrie, etc.) et des innovations de confort. La seule défense qu’elle peut avoir, c’est de retarder le moment de l’application des mesures et préparer des plans sociaux.

Le poids des entreprises dans les décisions est aujourd’hui fonction d’une structuration plus globale (au niveau de l’hypercapitalisme, comme on le voit par rapport aux questions de climat). Les lieux de décision ont changé : ils sont non seulement encore répartis et hiérarchisés verticalement, mais aussi organisés horizontalement en réseaux.

A : Zuckerberg est le seul à prendre des décisions dans sa boîte. Les entrepreneurs font tout pour s’émanciper des mesures gouvernementales.

JW : Ce sont les libertariens. Mais il y a aussi des entrepreneurs en marge qui ne sont pas dans l’establishment ou la politique.

On est dans un temps du capital qui n’est plus celui de la bourgeoisie qui intégrait le temps historique dans la mesure où il intégrait aussi les luttes de classe et la notion de conflit — la « grande politique », comme disait Mario Tronti. Mais là j’anticipe sur mon livre à venir…

Discussion autour du texte : « États-Unis : Réorganisation chaotique au sommet du capitalisme »

Les deux textes présents dans le numéro 23 de la revue autour des Etats-Unis tiennent évidemment compte du phénomène Trump, mais ils essaient de ne pas céder à l’actualisme en abordant un contexte plus large. Ils ont tous deux fait l’objet d’une discussion à Paris avec le groupe « soubis ».

Ils ont fait l’objet de comptes-rendus collectifs de la part de ce même groupe.
Voici le premier autour du texte de Larry « États-Unis : révolution politique et réorganisation chaotique » au sommet du capitalisme, dans lequel Larry maintient l’hypothèse d’une puissance américaine qui perdure, malgré tout.


Autour du texte : « États-Unis : Réorganisation chaotique au sommet du capitalisme » (Temps critiques n° 23)

Durant la présentation, Larry compte mettre en évidence les questions les plus importantes.
On assiste à des bouleversements importants. Le deuxième mandat de Trump est un vrai événement. Son refus de reconnaître sa défaite face à Biden en 2020 et l’amnistie des meneurs de l’assaut contre le Capitole en janvier 2021 étaient sans précédent. Qu’une partie de la droite US trouve cela acceptable en dit long par ailleurs sur le climat politique. En outre, Trump procède systématiquement par décrets (executive orders) plutôt qu’en s’en remettant au vote de lois par le Congrès. Cela témoigne de la volonté de concentrer le pouvoir, Trump faisant comme si la légitimité politique émanait de lui seul. Ne pas oublier que Trump est avant tout un homme d’affaires : il gouverne comme on dirige une entreprise. Or, une partie de la population adhère à cette politique spectaculaire en y voyant de l’efficacité.


Le retour de la politique

Le fonctionnement habituel de la politique, la séparation des pouvoirs notamment, est vu comme laborieux et inefficace. Trump dit : « Je ne m’embarrasse pas de tout ça, je gouverne par des décrets ».

Par rapport à son premier mandat quand il paraissait peu expérimenté et donc obligé de s’appuyer sur des professionnels de la fonction publique, il s’est entouré de gens montrant une fidélité sans faille, y compris de conseillers incompétents. Le nombre de collaborateurs issus de la chaîne Fox News est un exemple qui illustre bien cette situation. A ce propos, on a en mémoire l’affaire du « Signalgate ». Mike Waltz, le conseiller national à la sécurité de l’administration Trump, a invité par mégarde dans une conversation concernant le bombardement de positions houthis une personne non autorisée (un journaliste).

Pour la gauche, c’est la crise du capitalisme US face à la Chine qui permet d’expliquer la politique de rupture et l’autoritarisme ouvert de Trump. Il y a du vrai et cela explique le choix d’un entourage de gens fidèles.

Parmi les inspirateurs de Trump, il y a Roy Cohn. C’est un juriste qui a condamné les époux Rosenberg. Il doit sa notoriété aux enquêtes lancées par le sénateur Joseph McCarthy à l’époque des campagnes anticommunistes. Il a en son temps (il est mort en 1986) défendu des mafieux, avant de devenir le mentor du jeune Trump. Son mot d’ordre « Attaquer, contre-attaquer et ne jamais s’excuser » semble être la devise de l’administration actuelle du reste.

Les droits de douane sont une obsession de Trump depuis les années 1980, et il n’est pas sorti de cette mentalité : nous nous sommes fait avoir hier par les Japonais et aujourd’hui par les Chinois. Pourtant, les flux financiers sont largement au profit des USA, même si la balance commerciale des USA est déficitaire. Même s’il rencontre des échecs, il ne démord pas des droits de douane.

S’il doit négocier à la baisse par rapport à ses premières exigences, il y a pourtant bien un accord, avec la Grande-Bretagne (pratiquement le seul pays important avec lequel les USA ont un excédent commercial). Avec la Chine, les USA ont dû céder car elle a refusé de jouer le jeu. Mais Trump essaie de maintenir ses partenaires dans l’insécurité, cela fait partie de sa politique.

Autre élément : Trump essaie de remettre la politique au centre. Il croit en effet au populisme, même si l’idée que le peuple américain se fait avoir est une vision simpliste. Cela plaît à son électorat de base en tout cas.

Sur le régime « oligarchique » de Trump

La plupart des milliardaires se sont ralliés sur le tard à Trump. Steve Bannon ne s’est d’ailleurs pas gêné pour le dire. Trump a pourtant fait du tort aux multinationales US (la « Tech » notamment). Parler de l’accession des oligarques au pouvoir dans ces conditions n’a pas grand sens. Au mieux, c’est une banalité puisque les capitalistes n’ont jamais cessé d’influencer Washington. Mais ce n’est pas eux qui déterminent la politique de Trump de toute façon.

Pour Larry, Trump a en tête un régime inspiré par les militaires au pouvoir en Amérique latine (ou ailleurs dans le tiers monde) dans les années 1960-1970 : des régimes autoritaires sur fond de capitalisme mafieux. Un exemple : le cadeau offert dernièrement à Trump par le Qatar. La ministre de la Justice est une ancienne lobbyiste du Qatar…

Dans ces conditions, on peut parler de politisation à outrance du gouvernement…
Pourtant, il n’y a pas que de l’incompétence. Les liens avec les nouvelles technologies sont en effet forts : au centre se trouve le patron de Paypal (Peter Thiel). Ces chefs d’entreprise s’allient avec Trump parce qu’ils veulent maintenir l’hégémonie des Américains. Parmi les rallié-es à Trump, il y a des gens qui ont une vision pour l’Amérique. Ce serait par conséquent une erreur de ne voir dans la situation actuelle que de l’irrationalité.

On ne peut donc pas parler d’un pays qui sombre. Il y a des investisseurs et des ingénieurs, souvent d’origine étrangère, attachés au pays, qui entendent maintenir le rang des USA. Or, ils ont des compétences techniques non négligeables. Ils se sont mis au service de Trump (et des USA). Il y a aussi la volonté de renouer avec la politique des grands projets. L’exemple le plus évident est le « Dôme d’or », sans doute le projet d’investissement militaire le plus ambitieux depuis la « Guerre des étoiles » du début des années 1980. Il s’agit d’une protection des USA à base de satellites sur le modèle du « Dôme de fer » d’Israël. Tesla et Palantir Technologies pourraient décrocher le marché.

Attaque contre les progressistes et réaction politique

Les « trumpistes » ont surfé sur la vague anti-wokes largement partagée au sein des classes populaires. Les Démocrates n’ont pas du tout compris cela.

La gauche démocrate présente les « trumpistes » comme racistes, réactionnaires, homophobes… Or, il y a des homosexuels y compris chez les « trumpistes » (dont Scott Bessent, secrétaire au Trésor, marié à un homme avec qui il élève deux enfants), sans que l’on entende les conservateurs chrétiens s’en plaindre. Les électeurs de Trump non plus d’ailleurs. Le vice-président est marié par ailleurs avec une Indienne. Les Démocrates n’ont donc plus le monopole de la diversité. A l’heure actuelle, la seule minorité qui semble faire figure de paria chez les « trumpistes », ce sont les Noirs. La gauche n’a pas vu que les conservateurs ont réussi à s’approprier d’une certaine manière la diversité pour la retourner contre leurs adversaires.

Sur la réforme de l’État fédéral et la commission pour « l’efficacité gouvernementale » (DOGE), certain-es ont dénoncé des opérations de corruption mais elles et ils ont échoué à le prouver. Reste que la réforme risque de coûter plus cher que de tout laisser en l’état…

Quant à la fin de l’aide au développement US : ce serait 20 000 morts à court terme.
Lutte contre l’immigration : le gouvernement Trump a tenté de faire de véritables razzias dès les premiers jours de l’investiture. Mais les autorités ont rencontré des problèmes logistiques : places dans les prisons et les centres de rétention insuffisantes, et tarissement du flux des arrivées à la frontière. C’est la raison pour laquelle les expulsions ont été très faibles. La Cour suprême s’est en outre opposée à cette politique d’expulsions sans procédures justes. Comme Trump refuse les verdicts de la Cour suprême dans certains cas, on peut parler de véritable crise constitutionnelle.

L’opinion publique est pourtant du côté de Trump et soutient sa politique anti-immigrés. Certains électeurs républicains, respectueux de la Constitution, ont d’ailleurs interpellé les élus à ce sujet.

Un dernier point sur les formes de résistance politique et sociale

Cette résistance est faible. Il y a les tribunaux qui réagissent de plus en plus. Il en va de la raison d’être des juges : que deviennent-ils si le droit n’est plus respecté ? Or la Cour suprême ne peut pas les désavouer. La population fait confiance aux juges. Mais une juge a été arrêtée par le FBI car elle refusait l’intervention de la police des frontières sur une affaire concernant un étranger et doit passer en procès. Elle a déclaré qu’elle devait assurer la sécurité des justiciables dans l’enceinte de son tribunal.
Il y a eu des petits rassemblements contre Trump et sa politique, mais la majorité des contestataires fait confiance aux Démocrates.

Les Démocrates vont sûrement gagner les prochaines élections. Une partie du capitalisme US — la grande distribution par exemple — ne peut pas supporter des droits de douane élevés. Par ailleurs, les Républicains sont divisés sur la politique à mener. Les MAGA veulent maintenir une protection sociale, les autres Républicains non.

Discussion

  • Les décrets (executive orders) : ils ont une validité limitée. Si les Démocrates acquièrent la majorité aux élections de mi-mandat de novembre 2026, ils peuvent essayer d’invalider les décrets, qui ont pourtant force de loi. Au bout de quelques années, les décrets de Trump risquent de modifier profondément le cadre politique américain. Il faut voir qu’il y a un précédent ici : si d’autres présidents en ont fait, Trump est le premier à en abuser.
  • Sur la logique derrière tout cela : c’est la perte d’hégémonie des USA face à la Chine qui peut expliquer les revirements actuels aux Etats-Unis. D’où la remise en cause du capitalisme libéral pour aller vers des politiques autoritaires qui garantissent cette hégémonie.
  • Larry : Il y a sans doute un peu de ça. D’ailleurs, Biden avait commencé à mener une politique plus nationaliste. La montée de la Chine y est sans doute pour quelque chose. J’ai toutefois voulu mettre l’accent dans mon texte sur la perte d’identité politique et de repères aux USA. Les explications purement économiques sont insuffisantes pour comprendre ce qui se joue. Il y a encore des Américains qui ont énormément de richesses sans que cela ait une quelconque utilité économique. Il pourrait y avoir une redistribution sans que cela impacte gravement le capitalisme US. Il y a aussi des rapports de force dans la société qu’il faut interroger. Par exemple, le prix exorbitant des médicaments. A côté de ce qu’ont vécu les régions dévastées aux USA, la désindustrialisation de certaines régions en Europe, ce n’est rien. Si on a pu nourrir les gens pour pas grand-chose aux USA, c’est grâce aux importations bon marché en provenance de Chine. C’est l’une des contradictions de la politique actuelle.
  • Comment expliquer les transformations sociales et les conséquences politiques ? Problème de rapacité ou de valorisation du capital ? Comment expliquer le ralliement d’une partie des capitalistes à Trump ?
  • Larry : L’impuissance de la gauche face à Trump doit nous faire réfléchir (diversité, wokisme…). Dans deux ans, on ne parlera plus des droits de douane mais du wokisme qui mobilise une partie de l’électorat de Trump. Or, les sportifs transgenres, ça ne représente que dix athlètes…
    Pour les Américains, tant que l’inflation est contenue, tout va bien. Walmart a déclaré qu’il n’y aurait plus d’articles en rayon à Noël si la politique tarifaire était maintenue. Et effectivement, les conteneurs chinois n’arrivaient plus en Californie suite aux annonces d’augmentation des droits de douane. C’est à ce moment que Trump a annoncé un moratoire de quelques mois sur les droits de douane …
    Mais ce sont peut-être les marchés financiers et le principe de réalité qui auront raison de Trump. Car derrière les capitaux, il y a des usines.
  • Il ne faut pas sous-estimer Trump. Et d’ailleurs, comme Larry le dit dans son texte, il n’est pas seul. Il y a des erreurs mais elles sont rectifiées. Le but reste. C’est là où la rupture est profonde. Sous Biden, les déficits étaient plus importants que sous Roosevelt. Sur l’inflation, Trump corrige les choses…
  • Larry : Trump a de plus des capacités de rebond. Après l’assaut du Capitol, tout le monde pensait qu’il était fini. Il a remonté la pente en partie grâce à ses réseaux dans les pays du Golfe…
    Le soutien à Israël est en train de s’effriter avec Trump. C’est ainsi qu’il a fait libérer un prisonnier palestinien. Il essaie de reconstituer des réseaux et d’obtenir d’autres points d’appui. D’où ses bonnes relations avec les monarchies du Golfe avec lesquelles il compte développer des partenariats économiques.
    On supposait au départ que, Trump est tellement âpre aux gains qu’il a réclamé aux Ukrainiens leurs terres rares. En réalité, c’est Zelenski qui, en cherchant à faire comprendre à Trump que Poutine le menait en bateau, lui a proposé l’accès aux terres rares… Mais l’accord est favorable aux Ukrainiens, car ils conservent juridiquement la propriété du sous-sol. Trump pourrait bien utiliser Zelenski pour négocier avec les Russes.

Au-delà des luttes juridiques, y a-t-il une partie de la gauche de la gauche qui réfléchit à une renaissance critique ? Un mouvement de contestation anticapitaliste ?

  • Larry : Très peu pour l’instant. En l’absence de proposition de révolution sociale, le discours sur une révolution politique comme le défend Bernie Sanders n’a pas de sens…
  • Si la contestation est surtout juridique, c’est parce que la base sociale des Démocrates est réduite. Est-ce que les oppositions à Trump sur le plan de l’analyse se dirigent vers autre chose que le soutien aux démocrates ?
  • Nancy Fraser, constatant l’impuissance de la gauche américaine, soulève la question et en appelle à un front anticapitaliste. Le capitalisme n’est pas un bloc. Trump essaie des choses et recule quand ça ne marche pas, navigue à vue. Nous sommes dans une nouvelle phase où on ne peut plus appliquer les vieilles recettes. C’est une période un peu nouvelle, où il faut essayer d’autres méthodes. Si les classes dirigeantes américaines s’éloignent du « libre-échange » et du libéralisme politique pour des politiques plus brutales, c’est pour mieux défendre leurs intérêts, pensent-elles.
  • Il y a quand même des tensions dans le « camp trumpiste », entre Musk qui voudrait pouvoir embaucher des Indiens et Bannon qui lui oppose un « America first ». Trump doit conserver sa base sociale tout en favorisant le business. Ce bloc aux intérêts contradictoires peut-il tenir à long terme ?
  • Larry : Si en face ils se trouvent un ennemi commun, ils continueront. Sinon ils s’entretueront.
    Les Américains ne se reconnaissaient pas dans Biden, ils se retrouvent davantage dans Trump ; c’est une rupture culturelle et politique majeure qui ne s’explique pas par une analyse en termes économiques seulement. Par exemple, sous Biden il s’est construit beaucoup d’usines. Or, cela n’a pas résolu les Américains, y compris les classes populaires, à voter en nombre pour les Démocrates.
    Enfin, un point lourd de conséquence doit nous interpeller. Si le pays qui a servi de modèle au (néo)libéralisme abandonne une grande partie de l’Etat de droit, ça ne peut qu’avoir des répercussions dans le reste du monde.

Commentaire critique de l’article de Nancy Fraser « L’impossible démocratie de marché »

(in Le Monde diplomatique, décembre 2024)

Tout d’abord, il faudrait lever une ambiguïté, parce qu’il n’est pas sûr que le titre soit de Nancy Fraser. Il émane peut-être de la rédaction. En effet, elle débute son article en mentionnant une crise de la démocratie. Une formulation bien vague puisqu’il y a plusieurs types de démocratie : la démocratie directe, l’indirecte, la représentative, la libérale, la « populaire » — mais ça, c’est du passé —, l’« illibérale » depuis une vingtaine d’années, et on pourrait désormais y ajouter la « post-libérale » si on en croit un politologue américain qui qualifie ainsi le régime trumpien. De la même façon, il y a plusieurs types de régime parlementaire (modèle anglais) et des variantes présidentielles (EU) ou semi-présidentielles (France). Leur point commun principal est d’être indirectes et représentatives par définition — tout en souffrant toujours plus d’une délégitimisation de la représentativité des élus, qui se manifeste par une forte abstention, une versatilité des électeurs, des critiques ad hominem allant jusqu’à la violence contre les élus ou les institutions.

Donc, quand Fraser évoque ici la démocratie, c’est bien de la démocratie en général qu’elle parle et non pas de la « démocratie de marché ». Il est sûr que ce n’est pas très clair puisque tout son exposé repose sur le postulat que le capitalisme serait hostile à la démocratie, alors pourtant qu’il ne se développe pleinement que sous cette forme politique, aussi bien au cours de l’histoire qu’aujourd’hui1. Et, réciproquement, celle-ci n’a pu véritablement s’affirmer et se répandre que dans le cadre du développement capitaliste.

Une interprétation sommaire du rapport entre politique et économie

Une démocratie qui serait en crise, mais sans que sa résolution puisse être politique — et, à ce sujet, Fraser mentionne les fausses solutions que représenteraient une sorte de réformisme éthique de la politique, une transformation des partis, etc. Elle privilégie le niveau de la « totalité sociale », puisque ce serait à ce niveau que se situerait la « crise généralisée » du « néolibéralisme » ; dernier terme qu’elle reprend, comme nombre d’analystes, mais pour nous dire aussitôt qu’il n’a guère de valeur heuristique, parce qu’il ne serait qu’une déclinaison du capitalisme. Sans doute, mais alors pourquoi reprendre le terme comme ceux qui, et c’est une tendance dominante, le critiquent pour mieux l’opposer à un capitalisme d’avant, qu’on a peine alors à définir puisqu’il ne serait pas libéral, sans pour cela être un capitalisme d’État ?

En fait, quand Fraser dit que le capitalisme est hostile à la démocratie, c’est de l’économie de marché qu’elle parle, ce qui l’amène à voir en celle-ci la réalisation d’un découplage entre économique et politique à travers la remise en cause de l’État (des « pouvoirs publics », dit-elle). Elle conclut provisoirement : « Dans le capitalisme, l’économique est donc non politique, et le politique non économique. » Si on veut faire un retour historique, les débuts du capital, du XVe jusqu’au milieu du XIXe siècle, maintiennent encore le lien entre économie et politique, ce que Karl Polanyi qualifie « d’encastrement » (embeddedness) des activités au sein de la société. La preuve en est que les grands économistes classiques comme Smith, Ricardo, Mill parlent en termes d’économie politique et non en termes d’économie, car la bourgeoisie industrielle doit encore compter sur le politique pour asseoir son pouvoir contre la noblesse et les grands propriétaires terriens, qui ont la haute main sur les institutions et la détermination des statuts sociaux. Marx, à la suite, conserve cette même perspective, puisqu’il définit sa critique comme critique de l’économie politique dans un soutien critique à ces théoriciens de la bourgeoisie progressiste et éclairée. C’est surtout à la fin du XIXe siècle que l’économie dite néo-classique ou marginaliste affirmera l’économie comme science et donc son autonomie. L’idée qui s’impose alors est celle de la séparation entre d’un côté l’économie du « Laissez-faire » appuyée sur une « société civile » qui en représente les agents libres de contracter ; et de l’autre l’État, avec la société politique contraignante à qui cette société civile ne déléguerait que la question de l’ordre public et du respect des contrats (« l’État minimum », dit régalien, pour éviter « la guerre de tous contre tous » ; cf. Hobbes et la philosophie anglaise du XVIIIe siècle).

Une telle position n’est pourtant guère tenable au-delà, à l’aune des expériences politiques que furent celles au long du XXe siècle, tels le New Deal de Roosevelt des années 1930 — ce que Karl Polanyi a appelé « la grande transformation » (cf. son livre éponyme), soit le passage de la « désocialisation » des années 1920, avec la mise en pratique des théories du marché autorégulateur, à la « resocialisation » de l’économie dans les années 1933-1945 aux États-Unis ; puis les Trente Glorieuses (1950-1980) en Europe de l’Ouest.

Ce qui a été appelé « mode de régulation fordiste » est l’exemple de l’intégration des trois domaines, politique, économique et social, réunis dans une même stratégie globale… au sein de l’État dans sa forme nation. Sa mise en place est générale parmi les grandes puissances, même si c’est sous différentes formes, le cadre d’origine étant celui du protectionnisme qui prévaut à partir des années 1930, parce qu’il garantit une circulation des flux endogène à chaque circuit économique national : chaque intervention de l’État pour augmenter la demande rencontre son offre correspondante… et inversement. Avec pour conséquence les débuts de la « société de consommation » et des divers systèmes de sécurité sociale ; et, en contrepartie, la plus ou moins grande explosion de la dette publique (welfare state). Un cadre géopolitique dont Fraser tient peu compte, mais qui pourtant correspond à sa définition du capitalisme comme « ordre social institutionnalisé » et, partant, le distingue des formes diverses de capital circulant ou non dans des sociétés qui ne sont pas capitalistes (capital commercial, capital-argent thésaurisé, spéculatif, etc.), et encore moins démocratiques — parce que le militaire ou la dictature ou les oligarques y commandent à l’économique jusqu’à l’absurde2. Un capitalisme qui intègre aussi la classe du travail dans un rapport social de dépendance réciproque (les théories du contrat d’abord, le droit du travail ensuite, les syndicats enfin, le tout sous le contrôle de l’État), avec ses antagonismes et une dialectique des luttes de classes qui le transforme plus ou moins profondément suivant les spécificités nationales, mais toujours sans l’abolir, puisque, par définition, il est essentiellement dépendance réciproque (quel que soit le pays) et seulement éventuellement antagonisme. Une dialectique et des luttes que Fraser n’intègre pourtant pas à son argumentation, dans la tradition d’une grande partie de la gauche américaine et du mouvement ouvrier américain, qui s’est rarement posé (sauf peut-être à l’époque des IWW) comme autonome, ou contre la bourgeoisie. En effet, il s’est plutôt positionné et rapporté à l’ensemble de la société en épousant majoritairement les aspirations individualistes des classes moyennes vers la « grande société » promise par Johnson et Kennedy au début des années 1960, contre le spectre du communisme. Plus généralement, c’est le moment dans lequel s’impose la thèse de la moyennisation des sociétés capitalistes occidentales contre celle de leur prolétarisation et, avec elle, l’éloignement, si ce n’est la disparition, de toute perspective communiste au sens où l’entendait la théorie du prolétariat.

Ainsi, la seule fois où Fraser semble y faire allusion, c’est dans une référence à « une nouvelle gauche qui dénonçait à l’échelon mondial les oppressions, exclusions et prédations sur lesquelles reposait l’ensemble de l’édifice ». Pas de référence à la théorie du prolétariat et au communisme, mais au tiers-mondisme et à la lutte anticoloniale. On comprend ici pourquoi Fraser est une habituée des colonnes du Monde diplomatique.

Or cette intégration des trois sphères est justement le propre du capitalisme dans son devenu progressif et progressiste — alors que l’Antiquité grecque et romaine, comme le régime féodal ou le système des castes aux Indes, prenaient bien soin de les séparer, y compris au sein de la démocratie athénienne, fort limitée au demeurant. Devenu progressif, disais-je, parce que la question parcourt près d’un siècle et demi en réinterrogeant le rapport entre ces sphères. Dans la Révolution française, par exemple, Tocqueville et Arendt analysent la violence de la Terreur, et finalement la défaite révolutionnaire, par la tentative de lier révolution politique et sociale3. Une séparation que Napoléon rétablira en asseyant à la fois le pouvoir de l’État et le développement de la bourgeoisie. En France, elle atteindra son apogée sous la Troisième République, avant que la Seconde Guerre mondiale et le triomphe des idées keynésiennes et fordistes viennent sceller un devenir capitaliste que Marx anticipait sous la forme de la « domination réelle du capital » (une première tentative de globalisation des sphères politique, économique et sociale), la distinguant de la « domination formelle » dans laquelle une part importante de la société reste précapitaliste (la France est en majorité rurale et artisanale jusqu’en 1940).

Un rapport entre économie et politique analysé en dehors de sa dimension historique

Cette idée d’une séparation entre économique et politique n’est pas problématisée dans sa dimension historique, car Fraser la considère comme un invariant, ce qui est tout à fait contestable, nous espérons l’avoir montré. En effet, ce qu’elle développe correspond à une période assez courte (des années 1980 aux années 2000), symbolisée par l’arrivée au pouvoir politique de Reagan et Thatcher. Il s’agit pour ceux-ci d’acter non seulement la défaite de la dernière tentative d’insubordination ouvrière et de révolte de la jeunesse de la fin des années 1960-début 1970, mais aussi la difficulté à sortir de la crise économique (baisse de la productivité, hausse des salaires et de l’énergie) sur les bases de l’ancien mode d’accumulation et de régulation fordiste. Des mesures de rupture sont prises : lutte contre l’inflation, politique de l’offre à la place de la politique de la demande. La déréglementation générale qui s’ensuit enclenche un processus de globalisation et un niveau qualitativement et quantitativement supérieur de mondialisation et de division internationale du travail. Certains vont y voir le retour à un capitalisme sauvage digne de la fin du XIXe siècle, avec effacement du cadre de l’État en sa forme nation et déclin de l’État du welfare, surtout sensible dans le monde anglo-saxon. L’indépendance des banques centrales semble coiffer le tout — ce qui apparaîtra comme le comble du libéralisme dans sa forme néo, alors que les thèses purement libérales (telle celle de F. Hayek) sont pour la suppression des banques centrales et sont toujours restées marginales au sein de la théorie libérale en général et de la théorie économique en particulier —, mais elle ne fait que redoubler la tendance à la caducité du cadre national pour la dynamique du capital. De plus, la Fed américaine comme la BCE ont une indépendance toute relative dans leur politique de taux et de prêt ; on s’en est aperçu pendant la crise sanitaire. La BCE est ainsi très dépendante de la politique monétaire et budgétaire allemande, elle-même très contrainte par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, mais proposant un modèle original d’« économie sociale de marché » qui contredit quelque peu l’« ordolibéralisme » prôné par l’UE. Il ne faut donc pas se fier à un « à première vue » de la globalisation. L’une de ses bases est bien la dérégulation, mais cela ne signifie nullement absence de réglementation. En effet, de nouvelles régulations se mettent en place au niveau du capitalisme du sommet4 : d’un côté, les États ou des organismes internationaux comme l’UE imposent des normes environnementales et de sécurité, des normes bancaires et assurantielles, et continuent à fixer des prix administrés (le salaire minimum par exemple, qui, paradoxalement, tend à se généraliser) ; de l’autre, les grandes firmes multinationales négocient par cartellisation entre oligopoles de nombreux prix mondiaux, qui ne sont donc pas des prix « de marché » au sens strict (par exemple ceux de l’énergie, ceux de l’argent).

Le capitalisme n’a pas de forme privilégiée

Ce que Fraser appelle le « tournant historique majeur » des années 1980-2000 est ce que nous appelons la révolution du capital et non pas une crise. Il se déroule un processus de totalisation du capital — ce qui ne veut pas dire unification, car il existe différentes fractions de capital. La notion de globalisation est d’ailleurs assez appropriée à la description du processus. Mieux en tout cas que celle de financiarisation qu’emploie Fraser, qui amène en général à l’idée d’un capitalisme spéculatif ou parasitaire — une idée qu’évite Fraser, sans nous dire toutefois pourquoi elle domine le discours convenu sur le capital aujourd’hui. Fraser emploie souvent l’expression « par nature, le capitalisme ». Mais, justement, le capitalisme n’a pas de « nature ». Comme le dit Braudel, il est labile, protéiforme, et il n’est pas plus financier que commercial ou industriel. Et il n’est pas non plus la succession de ces formes en fonction d’une évolution au cours du temps qui se ferait sur le même modèle que celui de la succession déterministe-marxiste des modes de production, du moins évolué vers le plus évolué ou progressiste. La finance est en effet présente aussi bien au XVIe siècle, pour participer au développement des « villes-monde », qu’aujourd’hui pour le financement des nouvelles technologies ou à travers le développement du capital fictif.

Le développement du capital exige toujours un financement, et c’est le mode de financement qui change. Le marché monétaire (via la finance bancaire ou finance indirecte) assurait le plus gros du financement, mais dans un cadre national contraint assez bien adapté à une régulation fordiste essentiellement nationale. L’accroissement de la vitesse des échanges et leur mondialisation allaient accroître aussi la vitesse des moyens de circulation par recours à la finance dite directe, celle du marché financier (banques toujours, mais aussi démocratisation du statut d’actionnaire, qui n’est plus un rentier mais un membre, le plus souvent salarié, de fonds de pension par capitalisation). Ce processus de totalisation, malgré son apparence abstraite de « système », correspond pourtant à des fractions de capital, à des forces sociales de pouvoir qui intègrent (ou du moins tentent de le faire) la crise comme une composante de la dynamique d’ensemble. Son existence n’est plus niée comme elle a pu l’être à l’époque où dominait une théorie néo-classique, pour qui la crise ne pouvait venir que d’obstacles extérieurs au libre marché (l’intervention de l’État, des syndicats, de la firme monopolistique, etc.). Elle n’est plus non plus considérée comme crise finale, sauf par les derniers marxistes, ou dramatisée hormis dans sa dimension finalement apolitique de mise en danger de la planète, sans que cela soit forcément relié au capitalisme lui-même5. La crise de 2008, par exemple, loin d’être une crise finale, a permis de purger certains aspects « sales » du marché financier et de mettre en place des pare-feu au niveau des banques centrales et des États. La dernière crise sanitaire a, elle, accéléré la plateformisation, le commerce électronique, le travail à distance. Ces crises ne sont certes pas auto-entretenues ou provoquées sciemment, selon un « plan du capital » qui supposerait son unité parachevée, mais elles fournissent des opportunités6 à certaines fractions ou forces en présence. Elles entretiennent une dialectique de transformation au sein du rapport social capitaliste qui n’épouse pas nécessairement ou essentiellement l’ancienne dialectique des luttes de classes.

Fraser essaie de lier crise et lutte pour sortir d’une vision économiciste qu’elle ne supporte pas, tout en critiquant implicitement le présupposé du marxisme vulgaire de l’automaticité du rapport crise/lutte. Ainsi sa phrase : « Ce n’est que lorsque des membres de la société perçoivent que les graves difficultés qu’ils rencontrent surviennent, non pas en dépit, mais à cause de l’ordre établi, lorsqu’une masse critique décide que l’ordre peut et doit être transformé par l’action collective, lorsqu’une impasse objective se dote d’une voix subjective, ce n’est qu’alors que l’on peut parler de “crise” au sens de “tournant historique majeur” qui impose de prendre une décision. » Mais sa critique est détachée de toute temporalité ; or, cette citation, qui correspond à la période où court le fil rouge historique des luttes de classes, s’avère inopérante aujourd’hui. Fraser le reconnaît elle-même en disant que ce vide a laissé la place au populisme, sans nous dire pourquoi c’est sa version droitière qui tend à l’emporter (comme toujours, pourrait-on dire, si on se réfère à l’histoire et, par exemple, au mouvement boulangiste). Elle fait le parallèle entre les deux populismes contemporains, mais ils ne sont pas de même ampleur et, surtout, hormis la critique des élites et la référence aux identités, les revendications ou valeurs qu’ils expriment ne sont pas les mêmes.

L’articulation actuelle du capitalisme en trois niveaux

Ce processus de totalisation déporte la question de la séparation éventuelle entre politique et économique au niveau de la nouvelle structuration en réseau du capitalisme puisque, à l’opposé de Fraser, nous l’analysons dans sa dimension historique. Qu’en est-il ? Au niveau II, la totalisation se fait par résorption des institutions, disparition de la « société civile » et transformation des citoyens-producteurs en individus-consommateurs dans le cadre de la désindustrialisation et de l’accent mis sur les activités à haute valeur ajoutée, mais avec une augmentation des inégalités et une fragmentation des territoires. Politique de la ville et accentuation des activités régaliennes de l’État sont censées fournir des réponses à ces tensions. La croissance des activités au niveau III est marquée par le développement de zones grises de l’emploi entre travail déclaré et non déclaré ; la variété des statuts (contrat de travail relevant du droit commercial et non plus du droit du travail, auto-entrepreneuriat, déguisé ou non, se distinguant de l’artisanat, ubérisation des conditions, chômage de longue durée), ce qui entraîne des réponses politiques en termes de traitement social.

Enfin, au niveau du capitalisme du sommet, il y a bien une indifférenciation des sphères politique et économique : elles sont unifiées ou plutôt totalisées sur la base de la priorité donnée à la fois à la domination (plutôt qu’à l’exploitation), à la puissance (plutôt qu’au profit) et à la capitalisation (plutôt qu’à l’accumulation, comme le croit Fraser, qui raisonne parfois comme si on était encore dans les années 1950-1960). Le personnage d’Elon Musk est le meilleur représentant/symbole de ce capitalisme de la puissance pour qui le profit au sens traditionnel du terme n’est qu’un élément secondaire (Tesla est un échec de ce point de vue-là). Pour paraphraser le Hegel de la Philosophie du droit, Musk est la figure qui « rend effective la réalité substantielle » (transhumanisme, conquête de l’espace). Et Trump est son « digne » pendant politique, mais pour les deux il est clair que cette distinction entre politique et économie n’a plus de raison d’être. Là où ils sont forts, c’est qu’ils n’ont pas peur de l’affirmer publiquement. En ne séparant plus politique et économie, ils révolutionnent la démocratie américaine par un coup de force, sans que puisse leur être reproché un coup d’État, à l’opposé donc de l’option précédente de prise du Capitole.

L’idée d’une « gouvernance sans gouvernement », outre qu’à mon avis elle provient là aussi de la rédaction du Monde diplomatique et non pas de l’auteur, n’est pas dénuée d’intérêt dans la mesure où elle ne laisse pas prise aux théories sur le capital automate ; mais elle n’est pas d’un grand secours dans la mesure où elle ne saisit pas le caractère de la restructuration du capital selon trois niveaux articulés. Dans cette mesure, il devient difficile d’expliquer pourquoi de grands accords sont signés au niveau I, malgré le maintien de différences de politiques à ce même niveau (retour des souverainismes avec l’isolationnisme américain, le Brexit britannique, le conflit États-Unis-Chine et l’impossible politique européenne, l’« exception française »). Difficile aussi de comprendre les choix différents faits aux niveaux II et III par rapport à l’immigration et aux régularisations, à la source d’énergie privilégiée, à l’âge de la retraite, aux systèmes de retraite et de sécurité sociale, à l’existence d’un salaire minimum ou non, à la façon de lutter contre le chômage, etc. Bref, il y a peut-être gouvernance, même si le terme tire plutôt son origine des « foucaldiens de droite » du patronat, mais il est abusif de proclamer qu’il n’y a plus de gouvernement, si on ne prend pas ce terme au sens strictement politicien et de court terme, mais en l’envisageant au niveau des sommets de l’État, qui, là aussi, comme au niveau I, mêlent politiques, haute fonction publique, syndicats patronaux et de salariés, grands médias.

Les faiblesses de l’analyse en termes d’émancipation

Fraser conclut en critiquant non pas les deux populismes, parce qu’ils ne peuvent mordre dans la politique rationnelle et donc il n’y a rien à en attendre du point de vue alternatif, mais le courant libéral-libertaire de la nouvelle gauche qui, lui, est tout sauf critique des élites, puisqu’il en est un produit radicalisé — plus que gauchisé d’ailleurs. On peut reconnaître cette lucidité à Fraser, ce n’est pas si courant dans les médias officiels, de ne pas s’illusionner sur les « émancipations » d’aujourd’hui. Son point de vue est clair et recoupe le nôtre : « Loin de démasquer les puissances derrière le rideau, les courants dominants de la “résistance” sont depuis longtemps compromis avec elles. Aux États-Unis par exemple, c’est le cas des ailes libérales-méritocratiques de mouvements sociaux qui défendent le féminisme, l’antiracisme, les droits de la communauté LGBTQ (lesbiennes, gays, bisexuels, trans et queer) et l’écologie. » Elle y adjoint tous les innovateurs et chercheurs, souvent en rupture de ban(c) (d’école et d’establishment), qui ont été à l’origine du développement de l’industrie de l’information (les nouveaux visionnaires de la révolution du capital et leur Weltanschauung particulière, en tout cas très différente de celle de la bourgeoisie). Fraser dénonce bien le faux combat aujourd’hui qui opposerait progressistes et conservateurs, woke et anti-woke, mais elle se perd elle-même dans sa référence au concept gramscien d’hégémonie. En effet, elle développe la perspective d’une autre hégémonie — qui est justement le combat que se mènent les deux variantes de populisme —, mais à une époque qui ne le permet plus, dans la mesure où la société civile (lieu de cette confrontation des « consciences de soi7 ») et la « grande histoire » (par exemple celle qui a vu s’opposer capitalisme et communisme et/ou « socialisme ou barbarie ») ont été résorbées dans la société capitalisée et ses réseaux branchés et interconnectés. Il en résulte une actualisation continue qui tente d’échapper au temps (c’est le « temps réel » de l’informatique ; celui de la vitesse de la lumière), de telle sorte que la temporalité humaine est décomposée, altérée, comme suspendue. Et donc, aussi, déshistorisée.

JW, le 29 décembre 2024

  1.  – Je laisse volontairement de côté le cas particulier de la Chine en renvoyant à mes développements dans l’article « La Chine dans le procès de totalisation du capital » (Temps Critiques °10, dans lequel se fait sentir l’influence « sociobarbare », via l’article de Lapassade sur le mode de production asiatique (in Socialisme ou Barbarie, n°40). Mais, pour faire bref, en Chine le capital circule (mal) dans une société qui n’est pas capitaliste, parce que la plupart de la propriété n’y est pas privée et que la force de travail n’y est pas « libre » de contracter et de circuler. À l’inverse de ce que dit Fraser, ce n’est pas l’économie de marché qui y empêche la démocratie, puisque ce type d’économie y est embryonnaire, mais l’insuffisance de son développement. En cela, la direction du PCC maintient maints caractères de l’époque de la « bureaucratie céleste », tout en essayant de dynamiser sa base par l’innovation et l’accumulation bien plus que par la marchandisation. []
  2.  – Cf. Chaulieu (Castoriadis) et l’analyse des rapports de production en Russie dans le n°2 de Socialisme ou Barbarie. []
  3.  – La Commune et la révolution espagnole n’échapperont pas à cette question. Lénine pas plus avec son programme « les soviets + l’électrification ». []
  4.  – Que nous appelons aussi le niveau I de la domination capitaliste. Il regroupe les États comme puissance politique, mais aussi économique, avec l’importance prise par les « fonds souverains », les grandes firmes multinationales, les organisations internationales, y compris certaines ONG, les grands syndicats. C’est là que sont censés se régler les grands problèmes de reproduction globale (par exemple la question de l’environnement et du climat, celle de l’accès aux matières premières et aux nouvelles technologies, la question des paradis fiscaux, des cartels de la drogue et de l’activité de blanchiment, etc.).

    Le niveau II est celui de la reproduction des rapports sociaux, le plus souvent dans le cadre national (rapport capital/travail, intervention sociale de l’État). L’État y persiste encore dans sa forme nation, mais avec d’importantes distorsions comme celles qui président à la résorption des institutions. C’est aussi à ce niveau que se trouvait l’essentiel de « l’économie de marché », celle qui subit les prix plus qu’elle ne les fixe (cf. actuellement le prix du gaz).

    Le niveau III est pour sa part constitué des zones dans lesquelles dominent encore une économie informelle ou de subsistance, le travail clandestin et l’activité de trafic au niveau local et national, les zones de pillage et de guerres ethnicisées au niveau international.

    Ces trois niveaux ne forment pas trois mondes étanches comme cela pouvait être le cas à l’époque où Braudel cherchait à cerner les premiers développements du capital entre le XVIe et le XVIIIe siècle, car ils sont à la fois hiérarchisés et articulés au sein du procès de globalisation. Le premier fonctionne à la puissance, le second au profit, le troisième à la fluidité/flexibilité ; mais il y a interaction entre eux : le niveau I organise, investit, rentabilise grâce aux grandes quantités produites (les « majors »), le second innove (les start-ups) et produit en quantité limitée par manque de surface financière en attendant de passer la main, le niveau III sert de base arrière, alternative ou souterraine.

    Pour plus d’information sur la question, voir les articles de Jacques Wajnsztejn : « Quelques précisions sur capitalisme, capital, société capitalisée » in Temps critiques n°15 et « Sur la politique du capital », n°17. []

  5.  – Cf. d’un côté, la deep ecology, de l’autre, la critique anti-industrielle. []
  6.  – En 1984 déjà, Yves Montand disait : « Vive la crise » et Libération, ce journal de la révolution du capital, en faisait son titre de première page. []
  7.  – Cf. in Interventions n°28, le passage sur la notion d’opinion publique. []