Relevé de notes en temps de crise sanitaire (VII)

Que cette « crise sanitaire » engendre un surcroît de débats et d’écrits sur les rapports des hommes à leur condition d’être vivants ne saurait surprendre. Parmi les innombrables théoriciens et les analystes actuels du système médical, de ses contradictions, de ses avantages et de ses menaces, il en est un, plus ancien et dont on ne parle plus : Ivan Illich. Ayant été proche de l’auteur de Némésis médicale, l’expropriation de la santé, David Cayley, dans un article récent1 cherche à montrer l’actualité des thèses d’Illich sur les aspects funestes et mystificateurs des technosciences médicales contemporaines. Il rappelle les dimensions religieuses qu’Illich attribuait à la science, conduisant à des individus dépossédés de leur jugement et à une société « prise d’hallucinations au sujet de la science » ; de la science et donc des scientifiques qui imposent leur savoir aux populations à travers des « institutions » aux mains des corps professionnels.

Comme il l’avait fait pour sa critique de la scolarisation de la société (cf. Deschooling society, mal traduit en français par Une société sans école) où il désignait « l’institution scolaire » et ses professionnels comme des obstacles aux apprentissages authentiques, Illich dénonce l’appropriation par les professionnels de la santé des capacités naturelles de tous à trouver les voies de la guérison.

Partisan de la décroissance, de l’utilisation des technologies douces et des ressources locales, il se disait proche de Charbonneau et d’Ellul. En matière de politique de santé non soumise au monopole des savoirs professionnels et de leur « système », il admirait la campagne des « médecins aux pieds nus », pendant la révolution culturelle chinoise ; ces paysans formés en quelques mois qui pratiquaient la médecine traditionnelle et quelques bases de médecine « occidentale ». De la même manière, dans les montagnes d’Amérique latine, il a favorisé la conception d’un « mulet mécanique », moteur très simple monté sur roues, outil polyvalent et non dépendant des monopoles industriels du machinisme agricole.

Aussi novatrices qu’elles aient pu être dans leur époque, les thèses d’Illich étaient déjà oblitérées par deux présupposés d’ordre, si ce n’est métaphysique, du moins spéculatif : l’un théologique qui fait de l’homme une créature de Dieu et l’autre économique qui laisse au marché la libre circulation des capitaux. David Cayley reconnait le premier présupposé, mais il semble ne pas percevoir son influence sur la conception illichienne de la Vie. L’homme être de finitude, certes, mais face au Covid-19 conviendrait-il se suivre le précepte d’Illich : celui de faire avec, d’accompagner la pandémie quelles qu’en soient les conséquences… comme il a accompagné la tumeur qui l’a emporté en s’abstenant de toute intervention thérapeutique ?

Il y a là un point aveugle de la démonstration que développe Cayley sous nos yeux, trop enclin à voir en Illich un guide pour le temps présent ; comme si les « institutions » que dénonçaient Illich étaient encore ce qu’elles étaient dans l’Europe et le monde des années soixante.

Aujourd’hui l’utopie d’Illich devient dystopie. Ainsi, dans les actuelles discutailleries sur l’hydroxychloroquine et sur Raoult, tout semble se passer comme si la vision d’Illich sur l’appropriation des savoirs par tous et chacun, se réalisait… mais se réalisait comme funeste farce. Pas un commentateur, pas un internaute qui ne fasse valoir sa science sur les virus et ne la distribue au monde entier, là une critique d’une publication de chercheur en virologie, ici un avis tranché sur les propos méthodologiques du Professeur Raoult…

Il faut dire que « la science » donne parfois le bâton pour se faire battre comme l’admet, contrit, Laurent Joffrin dans son éditorial du 30 mai de Libération et comme le sociologue Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS le développe dans un article pour Mediapart2.

Après avoir critiqué la méthode de l’article du Lancet, Mucchielli cite Richard Hurton qui a été son rédacteur en chef pendant 25 ans. Voilà ce qu’il a écrit dans le Lancet d’avril 2015 : « une grande partie de la littérature scientifique, peut-être la moitié, est peut-être tout simplement fausse. Affligée par des études portant sur des échantillons de petite taille, des effets minuscules, des analyses exploratoires non valables et des conflits d’intérêts flagrants, ainsi que par une obsession à poursuivre des tendances à la mode d’importance douteuse, la science a pris un virage vers l’obscurité. (…) L’endémicité apparente des mauvais comportements en matière de recherche est alarmante. Dans leur quête d’une histoire convaincante, les scientifiques sculptent trop souvent les données pour qu’elles correspondent à leur théorie du monde préférée. Ou bien ils modifient leurs hypothèses pour les adapter à leurs données. Les rédacteurs en chef des revues scientifiques méritent eux aussi leur part de critiques. Nous aidons et encourageons les pires comportements. Notre acceptation du facteur d’impact alimente une compétition malsaine pour gagner une place dans quelques revues sélectionnées. Notre amour de la “signification” pollue la littérature avec de nombreuses fables statistiques. Nous rejetons les confirmations importantes. Les revues ne sont pas les seuls mécréants. Les universités sont dans une lutte perpétuelle pour l’argent et le talent, des points d’arrivée qui favorisent des mesures réductrices, comme la publication à fort impact. Les procédures d’évaluation nationales, telles que le cadre d’excellence pour la recherche, encouragent les mauvaises pratiques. Et les scientifiques, y compris leurs plus hauts responsables, ne font pas grand-chose pour modifier une culture de la recherche qui frôle parfois l’inconduite ».

Au demeurant, l’histoire de la production éditoriale du Lancet a été marquée par plusieurs graves controverses et scandales ces dernières années (ainsi que le rappelle Patrick Champagnac, ancien de France 3, sur sa page Facebook3).

Six ans plus tôt, c’était la rédactrice en chef historique du New England Journal of Medicine (l’autre revue médicale la plus prestigieuse du monde), Marcia Angell (professeur de médecine à la Harvard Medical School de Boston) qui, dans un article du New York Review of Books4 intitulé « Drug Companies & Doctors: A Story of Corruption », passait en revue une série d’affaires de compromission de médecins avec les industries pharmaceutiques, conduisant parfois à d’énormes scandales sanitaires. Elle concluait son article en écrivant : « Des conflits d’intérêts et des préjugés similaires existent dans pratiquement tous les domaines de la médecine, en particulier ceux qui dépendent fortement de médicaments ou de dispositifs. Il n’est tout simplement plus possible de croire une grande partie de la recherche clinique publiée ou de s’appuyer sur le jugement de médecins de confiance ou sur des directives médicales faisant autorité. Je ne prends aucun plaisir à cette conclusion, que j’atteins lentement et à contrecœur au cours de mes deux décennies en tant qu’éditeur au New England Journal of Medicine ».

– Pour Barbara Stiegler dans Libération du 29 mai, l’accentuation du télétravail qui s’annonce après l’expérience que constitue son extension pendant la crise sanitaire, ainsi que la décision de faire redémarrer les universités à la rentrée sans présence en cours, confirment une tendance lourde entamée avec la pratique de l’hospitalisation en ambulatoire. Sa critique est toutefois limitée par deux présupposés. Le premier est d’ordre méthodologique puisqu’il consiste à poser l’État en dehors des rapports sociaux (de la société) comme si il leur (lui) était extérieur et les réformes qu’il initie comme produisant un face à face antagonique et inégal entre le pouvoir et les dominés. Or la crainte de l’hospitalisation de la part des patients est souvent réelle et le développement de la pratique ambulatoire remplit les deux objectifs attendus par les deux parties : réduction des dépenses publiques et angoisse diminuée du patient ; il en est de même pour le travail où ne comprenant pas la dépendance réciproque entre capital et travail Stiegler ne la voit que dans l’antagonisme. Or, le télétravail qui certes tend à faire disparaître le temps de travail objectif et ses limites, de l’avis de nombreux télétravailleurs, fournit aussi sa dose « d’autonomie » s’il n’est pas exclusif, mais complémentaire. Son second présupposé est plus d’ordre subjectif. En effet, quand elle dit très justement qu’il ne faut pas penser abstraitement « l’après » sans référence aux luttes qui ont précédé la crise sanitaire, elle ne peut s’empêcher de faire comme si le mouvement des retraites, par exemple, avait permis de se poser la question d’une autre façon de travailler, d’enseigner, de soigner et qu’il suffirait de s’approprier cela en passant à l’acte à travers l’opportunité du coronavirus. Sur ce présupposé, elle ne peut que s’étonner de la passivité des anciens protagonistes des luttes de ces deux dernières années, alors que comme elle le fait remarquer, « à Hong-Kong la lutte a déjà repris ». Elle en reporte donc la faute sur la gauche, les syndicats et les intellectuels qui n’auraient pas joué leur rôle en ne prenant pas parti contre la « distanciation sociale ». Elle ne perçoit pas le rapport entre le manque d’autonomie de la lutte sur les réformes (par rapport à l’État, par rapport aux syndicats) et l’acceptation sans broncher des mesures de confinement et du maintien de la « distanciation sociale » même après le confinement qui amène les enseignants à repousser le plus possible l’ouverture des écoles, les libraires l’ouverture des librairies5, la CGT la réouverture des usines, etc.

– Dans leur article de Mediapart du 28 mai : « La folle histoire du laboratoire P4 de Wuhan », Karl Laske et Jacques Massey reviennent sur le laboratoire de haute sécurité (P4) de l’institut de virologie de Wuhan conçu par la France sur le modèle du P4 de Lyon de Mérieux, en dépit des objections de l’administration dès 2004 au moment de la signature de l’accord6. Depuis son inauguration en 2017, Paris ne disposait plus d’aucun contrôle sur la gestion de l’installation, et la coopération prévue a été stoppée. Pourtant le premier ministre de l’époque, Bernard Cazeneuve déclarait alors à Wuhan, le 23 février 2017 : « Mesdames, Messieurs, ce laboratoire que nous avons bâti ensemble sera un fer de lance de notre lutte contre les maladies émergentes. Il accroîtra considérablement la capacité de la Chine à conduire des recherches de pointe et à réagir efficacement à l’apparition de maladies infectieuses qui menacent les populations de l’ensemble du globe ». Du résultat de cette enquête Mediapart, il ressort que la course aux armements biologiques se poursuit dans les laboratoires y compris dans les pays où il n’y a pas de séparation entre civil et militaire. Mais cela ne veut pas dire que des laboratoires purement civils ne puissent aussi s’échapper des virus ou bactéries manipulés sans précaution et stockés sans protocoles stricts de sécurité.

– Durant cette crise sanitaire, la question du rapport croissance économique/sécurité sanitaire a pesé lourd dans la décision des gouvernements de suivre une politique de confinement ou une politique dite « d’immunité de groupe ». En réaction au faible taux de mortalité supposé du Coronavirus parmi la population des actifs, certains pays comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas, et dans un premier temps la France, ont pu penser qu’il était plus rentable de laisser poursuivre l’activité économique si on pouvait maîtriser la gestion hospitalière. Mais la réalité de l’épidémie et ses conséquences aussi bien sociales, que politiques et économiques ont fini de les faire changer d’avis et les ont contraints à opter pour le confinement.

Il n’empêche que cette question de la rentabilité des systèmes de santé se pose pour tous les pouvoirs en place. Pour l’évaluer, des indices ont été jugés opérationnels, comme aujourd’hui l’indice QALY (Quality Adjusted Life Year ou année de vie pondérée par la qualité) qui est un des plus utilisés à travers le monde. Il vise à évaluer si appliquer un traitement sur un patient est « rentable » au vu du nombre d’années de vie en bonne santé qu’il pourrait lui faire gagner. Cette variable statistique est appréciée par les gestionnaires de santé publique, car elle permet d’intégrer la notion d’utilité, c’est-à-dire une année de vie en parfaite santé, plutôt que celle seulement de la productivité que l’on fait gagner au patient. La nuance reste ténue, au moins pour les actifs, car une année de vie en bonne santé implique implicitement une meilleure productivité. Mais au-delà de cette question, le QALY est surtout utilisé pour déterminer le prix que la collectivité est prête à payer pour tel ou tel traitement. Par exemple au Royaume-Uni, le service de santé national (NHS) a limité ses dépenses de santé à 30 000 £/QALY maximum. C’est-à-dire qu’on estime qu’il n’est pas rentable de dépenser plus de 30 000 £ pour une intervention thérapeutique et ses à-côtés (hospitalisation, traitement, opération, soin, etc.) puisqu’elle ne permettrait pas d’espérer plus que le gain d’une année de vie en parfaite santé pour le patient. Si l’exemple du Royaume-Uni est souvent cité, c’est que depuis 1990 le NHS a adopté le système QALY pour évaluer son système de santé et qu’il communique officiellement sur le sujet. En France, le système d’évaluation reste plus opaque et les décideurs publics ne communiquent pas sur le prix qu’ils sont prêts à payer par QALY. Il n’empêche que les critères d’évaluation restent les mêmes et que la Haute Autorité de Santé (HAS) désigne le QALY comme le critère à privilégier pour déterminer le rapport « coût-utilité » d’un traitement7. Dans la continuité du QALY, un second indice a été développé à partir des années 1990 par les économistes de la santé pour affiner leurs calculs de rentabilité : Le DALY (Disability Adjusted Life Years ou « année de vie ajustée sur l’incapacité »). Il mesure les années de vie en bonne santé perdues en cas de maladie ou d’accident. C’est une échelle qui a pour but de déterminer l’impact négatif sur la santé en termes de perte d’année de pleine capacité. Elle fonctionne à l’inverse du QALY, c’est-à-dire qu’une année de vie en parfaite santé équivaut à 0, tandis que l’année où l’on meurt correspond à un DALY de 1. Suite à une maladie, cet indice fait la synthèse entre les années de vie perdues liées à une mort précoce et les années de vie passée avec un handicap. Le DALY est un système largement utilisé par l’OMS pour définir la gravité que peut représenter une maladie pour une population. Cet indice est surtout utilisé sous forme d’agrégat à l’échelle d’une population. Par exemple, les maladies cardiovasculaires ont fait « perdre » (coûté) 858 000 DALY à la population française en 2004. Il permet surtout de déterminer si les mesures de santé publique ou le traitement d’une maladie sont considérés comme efficaces au vu de leur prix. Selon les critères de l’OMS, si une mesure de santé publique (vaccin, confinement, campagne d’information, de prévention, achat de masques) ou un traitement (chirurgical ou médicamenteux) coûte moins cher que le PIB par habitant du pays par DALY qu’il permet de « gagner » (soustraire), alors il est considéré comme efficace. S’il coute plus de trois fois le PIB par habitant, il est considéré comme inefficace, indépendamment de son efficacité réelle. En 2019, le PIB par habitant en France était de 32 900 €. Dépenser 10 milliards d’€ pour diviser par deux les conséquences des maladies cardiovasculaires serait donc considéré comme rentable. Avant tout, cette méthode de calcul permet de déterminer quelles dépenses le fonctionnaire public chargé d’appliquer une politique d’austérité va rogner en premier : celle qui diminue le moins le nombre de DALY.

Prenons l’exemple du dépistage de l’ensemble d’une population à l’aide de tests PCR. Il a été annoncé que le test coutait 135 €. S’il était utilisé pour dépister l’ensemble de la population française, cela couterait 8,7 milliards d’€. Pour que ce choix s’avère « rentable » en termes d’évaluation de santé publique, il faudrait donc qu’il permette de gagner presque 264 500 DALY (soit 4 DALY pour 1000 habitants). Or, c’est loin d’être le cas. À titre de comparaison, l’ensemble des maladies infectieuses génère « seulement » 194 000 DALY (soit 2,9 DALY pour 1000 habitants). Pour comparaison, et selon la Cour des comptes, s’il n’y avait plus aucun accident de la route en France, cela permettrait de gagner 184 000 DALY (2,8 DALY/1 000 habitants). De plus, la généralisation du dépistage du COVID en elle-même n’aurait aucun impact sur le DALY. Elle permettrait en revanche la prise en charge des patients infectés et donc la limitation de la propagation de la maladie. Alors que l’utilisation massive de tests serait utile pour endiguer la pandémie, les critères d’évaluation actuels des politiques de santé publique ne permettent pas de l’envisager, le test étant jugé non rentable. C’est ce qui expliquerait, au-delà du manque de matériel médical, la non-mise en place d’une stratégie de dépistage massif. D’une manière générale cette extrême quantification est liée au développement/généralisation de la « médecine industrielle » théorisée par des économistes comme Claude Le Pen, pour laquelle toute procédure de soin se voit standardisée et rationalisée. Elle est ensuite appliquée scrupuleusement par le personnel soignant réduit au rôle d’exécutant, la réflexion devenant le domaine réservé de l’expert se basant sur les indices et les modèles préalablement établis pour établir les protocoles à suivre. Avec la généralisation de ce modèle, le but principal n’est plus de soigner un patient, mais de produire un protocole de soin pour traiter une maladie en général8. La quantification statistique de la santé permettant sa rationalisation économique ne modélise absolument pas la réalité, mais cela n’a aucune importance. L’important c’est que le modèle soit suffisamment crédible pour permette d’affirmer publiquement que la rentabilité a été améliorée et permette ainsi aux financements de continuer à arriver. Qu’importe que ce soit vrai ou non tant que l’indice statistique démontre que la rentabilité s’améliore, même si dans les faits ce n’est pas le cas. En effet, malgré toutes ces réformes visant à l’améliorer, 40 % des hôpitaux et 30 % des cliniques privées restent en déficit (ibid.).

Rose-Marie van Lerberghe, ancienne directrice de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris (2002-2006) estime pour sa part, mais cela n’infirme pas ce qui précède, que c’est l’opacité générale des dépenses qui est en cause. Ainsi, le plus souvent c’est la tarification à la tâche (T2A) qui est clouée au pilori comme signe de la marchandisation de la santé alors que, d’après elle, cela masque l’obsession de contenir les dépenses de santé à l’intérieur de l’objectif national de dépense d’assurance maladie (Ondam), alors que le vieillissement et les maladies chroniques vont croissants. Le T2A ne ferait que tenter de réguler le rapport prix/volume dans un cadre ou le premier terme baisse parce que l’assurance maladie rembourse moins et le second augmente pour rééquilibrer l’ensemble. C’est l’approche médico-économique qui est mise en échec sans que, jusqu’à maintenant, une enveloppe budgétaire comprimée pour des raisons de dépense publique générale en baisse ne puisse s’y substituer. Clairement, la santé n’était plus depuis longtemps une priorité.

 

Interlude

– Effet pervers du politiquement correct ou l’arroseur arrosé : depuis une semaine, une quinzaine de militants LGBT et activistes de la lutte contre le sida ont vu leurs comptes Twitter et Facebook suspendus à cause de l’emploi du mot « pédé » dans leurs publications (Libération, le 28 mai).

– Libération (25 mai) dévoile un projet de transformation de l’Hôtel-Dieu de Paris en galerie marchande. Sur le modèle de ce qui s’est fait à Lyon ? Les décideurs parisiens n’ont-ils pas entendu parler du sort réservé à ce nouveau « temple du capitalisme », appellation incontrôlée qui lui a été décernée par les manifestants lyonnais depuis un an et conduisant la Préfecture à détourner depuis toute manifestation pour éviter les jets d’objets divers et variés à son encontre ?

– Trump fait taxer les produits chinois importés… or ce ne sont pas les chinois qui paient les droits de douane, mais les entreprises américaines qui importent des produits semi-finis qui leur sont nécessaires (Libération, le 26 mai).

– Pour les élèves retoqués de l’école, parce que « non prioritaires », Blanquer invente un nouveau sigle magique : les 2S2C (sport/santé et civisme/culture). Pour filer la métaphore, la coexistence du deuxième couple risque d’être « sportive ».

– Pedro Sanchez a osé négocier avec le petit groupe de 5 députés d’extrême gauche basque un donnant-donnant : abstention de ce groupe pour le vote sur la continuation de l’état d’alerte contre abrogation de la loi sur la flexibilité du travail. Réaction : un patronat et des syndicats ouvriers furieux d’avoir été court-circuités, alors qu’ils étaient en négociation et qu’en plus cette initiative risque d’incommoder l’UE pour le plan de mutualisation de la dette (Libération, le 26 mai).

– En début de semaine, le maire PCF de Grigny (Essonne) a porté plainte suite à un match de football ayant réuni 300 personnes au stade local. Ainsi, des villes qui, en temps normal, voient leurs bandes aller à la baston, ont dû apprécier le match de l’amitié Corbeil-Grigny à cette occasion. Aujourd’hui en France (28 mai) qui a mené une enquête sur le sujet fait état de nombreux matchs « sauvages » en Île-de-France, surtout depuis le 11 mai, La police aurait reçu l’ordre de ne pas intervenir à partir du moment où ne lui étaient pas signalés d’incidents.

– Magdalena Anderson, ministre des Finances de Suède déclare dans un entretien au journal Le Monde du 29 mai : « Je trouve très provoquant que des pays qui, de différentes manières depuis le début de la crise sanitaire, ont violé le marché intérieur en bloquant par exemple l’exportation d’équipements médicaux [en mars, la France avait saisi 4 millions de masques à Lyon, appartenant à une multinationale suédoise, dont la moitié était destinée à l’Espagne et l’Italie, ce qui avait failli déclencher un incident diplomatique entre Stockholm et Paris], nous parlent de solidarité.

– Édouard Philippe, au cours de son intervention jeudi soir 28 mai sur la seconde phase du déconfinement, s’est réfugié derrière les « décisions des ligues et fédérations » qui ont décidé, seules parmi les grandes fédérations européennes de football, d’arrêter précipitamment la saison indépendamment de l’évolution du virus ; quant à la Ligue 1, elle s’est abritée derrière l’interdit gouvernemental pour justifier sa décision (éditorial de Vincent Duluc, L’Équipe, le 29 mai). Match nul dirons-nous !

 

– On entend souvent dire que la politique économique de l’Allemagne est dictée par la peur historique d’une inflation qui aurait conduit indirectement Hitler au pouvoir. Or si cette inflation fut réelle au début des années 1920 et la tentative de putsch de la Brasserie de Munich de 1923 en fut en partie la conséquence, la période qui précéda l’arrivée d’Hitler au pouvoir fut au contraire celle d’une grande dépression avec une sévère déflation. On parle moins du fait que l’Allemagne a été marquée par un fait plus récent, la réunification qui l’a amené à assumer presque seule l’intégration de la partie Est de son territoire, l’UE intervenant surtout pour l’intégration de l’ex-bloc de l’Est de l’Europe.

S’il y a dans l’attitude allemande par rapport à la monnaie une part de rationalité : les ménages y sont moins endettés qu’en France 54,5 % du PIB contre 61,1 et moins propriétaires de leur logement 45 contre 62, ils sont plus épargnants 11,6 contre 8,4 (Italie : 2,5) ; elle contient aussi une part d’irrationalité car les actifs des ménages allemands ont augmenté de 4, 3 % pendant la période récente de rachat de la dette par la BCE (politique anti-conventionnelle dénoncée par la Cour de Karlsruhe, cf. Relevé V), alors qu’ils n’ont augmenté que de 3,7 entre 2004 et 2008 (Les Échos, le 26 mai).

– Le gouvernement prolonge le chômage partiel, mais en le rendant plus incitatif pour les patrons qui se voient mis à contribution à hauteur de 14 % des 84 % du salaire net versé par l’UNEDIC. Par contre il ne va pas jusqu’à remettre en cause la hiérarchie des salaires à travers sa prise en charge maintenue jusqu’à 4,5 fois le SMIC alors que tous les observateurs attendaient une baisse à 3,5 ou même à 2 (Les Échos, le 26 mai). Les mesures sont proches de ce que proposaient l’union patronale de la métallurgie et l’ensemble des syndicats de la branche, excepté la CGT.

Pourtant, dans l’ensemble le gouvernement continue sa politique de « distanciation sociale » envers les syndicats par une nouvelle ordonnance du 27 mai qui vise à raccourcir les prises de décision en période de crise sanitaire et éviter donc de les consulter pour chacune (Le Monde, le 29 mai). Les pratiques dérogatoires au droit du travail prises par ordonnances vont dans le même sens d’une urgence décrétée, comme celle qui vient d’être prise pour l’extension conjoncturelle du travail le dimanche au personnel administratif de l’assurance maladie.

– L’Espagne innove pour éviter la répétition de 2008. Nous avions parlé antérieurement de la proposition gouvernementale de « dette perpétuelle », puis du « revenu minimum vital » qui concernerait finalement 2,3 millions de personnes (800 000 familles en fait, proportionnellement à leur taille) et voici maintenant que suite à une menace de grève des loyers le 30 mars, Pablo Iglesias lance un moratoire sur les loyers ou une réduction de 50 % de son montant pour les personnes en difficulté, auprès des grands propriétaires immobiliers (plus de dix biens) dont seuls 30 % auraient déjà signés ; et il invite aussi les petits propriétaires à négocier avec leurs locataires (Le Monde, 27 mai). Pendant ce temps, les salariés de Nissan-Barcelone et leurs soutiens ont manifesté devant l’usine contre la fermeture annoncée et brulé des pneus (Le Figaro du 29 mai).

– En France, pour le mois d’avril, le nombre de personnes inscrites en catégorie A, c’est-à-dire n’ayant pas du tout travaillé le mois précédent, a enregistré une hausse historique de 843 000 personnes, soit + 22,6 % en un seul mois. En mars, la hausse en catégorie A, avait atteint 246 000 personnes (+7,1) « Sur trois mois, 1 065 200 demandeurs d’emploi supplémentaires sont enregistrés dans cette catégorie », note la Dares, l’institut statistique du ministère. Cette hausse brutale et inédite s’explique en partie par l’effondrement du nombre de personnes inscrites en catégorie B et C (qui ont travaillé respectivement moins de 78 heures, et plus de 78 heures durant le mois précédent) : ils sont 633 600 de moins en avril qu’en mars. « Ainsi, trois quarts de la hausse du nombre de demandeurs d’emploi en catégorie A observée ce mois-ci est alimentée par des personnes inscrites en catégories B et C en mars », explique la Dares. Dit autrement : les petits boulots ont massivement disparu au mois d’avril (R. Godin et D. Israël, Mediapart, 28 mai).

Plus concrètement encore, des travailleurs de l’événementiel (maître d’hôtel, cuisiniers, serveurs, conducteurs) à l’arrêt complet depuis le confinement, ont manifesté à Cannes le 26 mai (Aujourd’hui en France, le 28 mai). De plus, ils sont menacés par le nouveau calcul des droits qui concerne aussi les intermittents du spectacle, autres « invisibles » du confinement.

– Il y a certes un début de reprise de la consommation, mais cela semble plus être le fait d’un rattrapage que dû à une frénésie compensatrice. L’incertitude sur l’emploi, mais aussi sur les vacances ne pousse pas à « manger » immédiatement les économies qui auraient pu être faites pendant le confinement. En effet, les embauches sont encore rares et concernent beaucoup plus que d’ordinaire un travail précaire là aussi de rattrapage et qui n’a donc pas vocation à se pérenniser.

Fort de ces constatations, le Medef compte proposer un mixage de relance par l’offre (baisse des impôts sur la production, report de charges ou même exonération pour l’embauche au premier CDI) et de relance par la demande (écochèques, aide à l’emploi même en sous-activité) avec l’accent mis sur l’embauche des jeunes. À noter que personne ne parle de réaliser ce dernier objectif sous la forme des brulots que constituèrent le contrat d’insertion professionnelle (CIP) en 1994 et le contrat premier emploi (CPE) en 2006. C’est l’apprentissage en alternance qui sera privilégié avec une prime à l’embauche pour l’employeur (entretien de Muriel Pénicaud, ministre du Travail au Figaro du 29 mai). Cela n’empêche toutefois pas des économistes orthodoxes comme Cahuc et Zylberberg (Les Échos, le 29 mai) de reposer la question de l’inégalité de situation entre insiders (favorisés d’après eux par leur position acquise et leur statut) et outsiders (entrants sur le marché du travail) dans la mesure où ni les patrons ni l’administration ne veulent que les seconds n’entrent sur le marché du travail dans les conditions des premiers.

Mais pour le moment, l’essentiel pour le patronat, semble être de recréer la confiance à chaque bout de la chaîne (capital et travail ; production et consommation) avec une croix tirée sur l’orthodoxie budgétaire (Les Échos du 29 mai). Du Keynes libéral où il faut que l’épargne accumulée9 se transforme en investissement et consommation sans toucher aux salaires.

Les planètes peuvent s’aligner temporairement pour les gouvernements si on pense que l’austérité ne sera pas acceptable par les opinions publiques et qu’elle n’est pas efficace pour relancer l’économie… sauf si un forcing d’une fraction du patronat sur la productivité/compétitivité avant tout venait à s’imposer.

– En contrepartie du plan d’aide à Renault10 le gouvernement a obtenu que la fabrication des futurs moteurs électriques de l’alliance entre les trois constructeurs du groupe, revienne à l’usine de Cléon alors que c’est une localisation en Chine qui était prévue. La stratégie du groupe passe par un découplage des territoires de marché (Renault a l’Europe, l’Amérique du Sud et le Maghreb), mais avec une tendance à la normalisation/unification de la RD et des plateformes communes (de 8 elles ne seront plus que 4) sur le modèle leader-follower. Renault l’est par exemple sur le Kangoo et le sera sur la voiture connectée, sauf pour la Chine, et l’électronique (Le Monde, le 28 mai), Nissan sur la voiture autonome, Mitsubishi sur les hybrides. Il ne s’agit plus de faire du volume, mais de réduire les coûts fixes avec comme objectif d’abaisser le « point mort11 » et de voir venir en étant capable de répondre à une nouvelle hausse de la demande si elle se produit

« C’est une méthode différente de ce qui se faisait sous Carlos Ghosn où tout était imposé pour tous d’en haut. Il n’y a plus de Gosplan mais la mise en commun d’une grande boîte à outils [le petit Deleuze et Guattari illustré pour dirigeants, ndlr] explique l’un des cadres de l’Alliance. À cet aune l’usine de Choisy-le-Roi (Val-de-Marne) doit apparaître comme un bien petit outil alors pourtant que le site a reçu en 2014 le trophée de l’économie circulaire pour son activité de remanufactoring  réduisant l’impact environnemental (Le Monde, le 29 mai). Un transfert à Flins (à 50 kms) serait toutefois prévu.

Renault est à l’image de l’évolution du pays, laboratoire industriel et social pendant les années de la reconstruction puis la première phase de la société de consommation ; laboratoire des restructurations à partir de la fin des années 1980 avec la liquidation de la « forteresse ouvrière » de Boulogne-Billancourt et les délocalisations. En bout de piste, Renault n’est plus définie en France par ses unités de production — même là où il en existe encore, comme à Douai où l’usine tourne à 20 % de ses capacités, 50 % à Maubeuge et Sandouville —, mais par son technocentre de Guyancourt où se trouvent le plus grand nombre de salariés. L’ingénierie et la conception, c’est ce qui reste de l’identité Renault liée à son histoire particulière depuis 1945 ; mais là aussi il est prévu le départ de 10 % du personnel.

Dans cette situation certains ont tendance à comprendre cette surcapacité comme étant une surproduction. Nous ne le pensons pas. La plupart des entreprises automobiles sont en surcapacité (la mondialisation a poussé à la course à la taille), mais en sous production pour maintenir des prix élevés en situation d’entente oligopolistique sur un marché déprimé. La concurrence ne s’y exerce pas par la compétitivité-prix puisque ces derniers sont à peu près fixes par gammes, mais par les marges bénéficiaires d’où les délocalisations, par la capacité à monter en gamme où les marges sont croissantes et par l’image de marque équivalente à une compétitivité-qualité.

– Le plan de relance européen de 750 milliards se fait théoriquement sur la base : « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins » (Libération du 28 mai) même si on peut douter de l’esprit par rapport à la lettre (le journal ne va pas jusqu’à citer Marx comme référence de citation) puisqu’il faudra en rembourser une partie, certes à très long terme. Il faudra attendre 2021 pour bénéficier de l’ensemble du prêt qui en valeur absolue bénéficie surtout à l’Espagne (170 milliards) et l’Italie (140) puis la France (39) dans l’ordre d’après Le Figaro du 28 mai. Mais en valeur relative par rapport au PIB, ces chiffres se dégonflent puisque sur les 27 pays l’Espagne n’est que huitième, l’Italie douzième et la France dix-huitième. Ce sont les Peco (pays de l’Est de l’Europe faisant partie de l’UE) qui arrivent dans le peloton de tête avec le Portugal. Ils ont pourtant moins été touchés par le virus, mais il s’agit d’un savant calcul politique de la part des pays à l’initiative du plan, de façon à s’attacher leurs voix pour contrer les quatre « frugaux » (G. Duval, Alternatives économiques n°402, juin 2020).

Mais dans tous les cas, il s’agit d’un plan de relance pour la croissance. Point. L’urgence est de compenser en termes de croissance ce qui est financé et non pas d’initier/impulser un autre modèle de croissance. Nous l’avons vu pour l’automobile où comme le disent ministre de l’Économie et journalistes, « il ne faut pas envoyer Renault dans le mur12 » et pour ceux qui ont des Lettres politiques et historiques : « il ne faut pas désespérer Flins » (la plus « grosse » usine restante) ; il en va de même pour les compagnies aériennes où toutefois Air-France s’engagerait à fermer certaines lignes domestiques à moins de 2 h 30 de Paris en train, ce qui est le cas pour Bordeaux, Lyon, Nantes, mais pas pour Aix-Marseille, Nice et Toulouse (Aujourd’hui en France ; le 28 mai). Réseau Action Climat de Bordeaux a calculé que la suppression des trois liaisons avec Orly aurait un impact « insignifiant » sur les émissions de CO2. Il réclame la suppression pure et simple de tous les vols court-courriers et leur remplacement par le train, jugé « plus propre ». Même s’il roule grâce à une électricité d’origine nucléaire honnie des écologistes… (Le Monde, le 29 mai).

L’Allemagne nous suit avec le sauvetage de Lufthansa.

Les réaménagements pourraient bien n’être qu’à la marge. Dans le plan de relance européen la part prévue en direction des entreprises stratégiques évitera sans doute la mortifère concurrence intra-europénne qui régnait jusqu’à-là, mais il ne dit pas un mot sur la nature et l’intérêt de ces entreprises stratégiques. Tout juste a-t-on des premiers éclaircissements sur le financement, le plan prévoyant de recourir au maximum à des fonds propres tels ceux pouvant être obtenus par une taxation des GAFA, la taxe carbone aux frontières, la taxe sur le plastique à usage unique et une taxe sur les transactions financières (Les Échos, le 28 mai).

L’Espresso, pour sa part, suggère un dénouement en deux phases, « dans la première, celle que nous sommes en train de vivre, la priorité sera d’aider les entreprises en difficulté pour éviter des pertes d’emplois immédiates. Mais dans une seconde phase, celle de la reconstruction proprement dite, il est probable que les prêts et les aides européennes seront soumis à des conditions précises liées à la transition écologique. » (Courrier International, 28 mai).

Un exemple de ces tendances contradictoires en provenance des États-Unis : « l’électricité produite à partir de sources d’énergies renouvelables pourrait dépasser cette année celle produite par les centrales à charbon », souligne le New York Times. Selon le dernier rapport de l’Energy Information Administration, les centrales à charbon ne devraient produire « que 19 % de l’électricité du pays, devancées pour la première fois par la production d’électricité nucléaire ainsi que celle issue des énergies renouvelables » (éolien, solaire, barrages hydroélectriques, énergie géothermique et biomasse). Le quotidien y voit une mini révolution « liée en partie à la pandémie de Covid-19 » et qui intervient alors même que, depuis trois ans, le gouvernement Trump « tente de raviver l’industrie du charbon ». Le New York Times souligne également que « depuis 2010, le coût de construction des grandes fermes éoliennes a baissé de 40 %, tandis que celui des installations solaires a chuté de 80 % ». Mais l’après-pandémie pourrait être porteuse de moins bonnes nouvelles : ces dernières semaines, le gouvernement Trump a poursuivi son entreprise de démantèlement des mesures de protection de l’environnement, rapporte le Guardian. Les agences fédérales américaines ont notamment assoupli les normes de consommation de carburant pour les voitures neuves (Courrier International, le 28 mai).

– Le paradoxe est qu’au moment où le plan de relance européen s’affiche comme solidaire, on discute beaucoup de l’attractivité des différents pays de l’UE par rapport aux investissements directs à l’étranger (IDE) et d’autant plus en France qui, juste avant la pandémie arrivait en tête du classement annuel en 2019 avec + 17 % d’IDE, l’Angleterre suivant de près, les autres étant très en arrière. Comme les observateurs estiment que cette attractivité post Covid-19 sera tributaire de la qualité des plans de relance nationaux on voit mal comment la solidarité affirmée ne pourrait pas se transformer en compétition sur le modèle du « monde d’avant ». D’un autre côté l’attractivité ne doit pas non plus conduire les entreprises à faire leur marché sur des entreprises affaiblies par la crise sanitaire. C’est dans cette optique que le gouvernement a prévu un contrôle accru sur l’entrée au capital d’entreprises françaises en délimitant des secteurs stratégiques où la part étrangère ne pourrait pas dépasser 10 % du capital total.

Par contre dans le domaine de la santé, l’UE semble décidée à sortir du traitement régalien État par État qui a prévalu dans l’impréparation de ces derniers mois. Un fonds spécial de 9,5 milliards serait prévu (Les Échos, le 29 mai) contre 400 millions actuels afin que les errements nationalistes ne se reproduisent pas (cf. Interlude). Il s’agirait de « muscler la réserve stratégique » car la santé publique est devenue elle-même une « arme géostratégique », d’assurer les approvisionnements en produisant plus en Europe, mais apparemment on est encore loin du BARDA américain ni même de la loi américaine de 1983 qui visaient à orienter la R-D pharmaceutique pour ne pas laisser le champ libre à la main visible du marché que représente le Big Pharma qui ne s’oriente ni vers le traitement des maladies rares (non rentables) ni vers la production de médicaments bon marché pour les mêmes raisons.

Temps critiques, le 31 mai 2020

 



 

Le 1er juin 2020

Bonjour Jacques,

Un article paru ce matin dans le Financial Times complète utilement ce que tu as écrit sur le plan de relance européen : « L’Europe ne pourra pas construire un avenir fédéral à coups de tours de passe-passe ». L’auteur, Wolfgang Münchau (journaliste allemand très critique de l’orthodoxie économique de son pays), commence par dénoncer les annonces spectaculaires qui masquent la modestie de l’effort réel. Le volet prêts, par exemple, n’a aucune espèce d’importance puisqu’il y a aujourd’hui une offre abondante de prêts à faible taux dans le secteur privé. D’après les calculs de WM, la partie qui compte (subventions) s’élèverait à un peu plus de 400 milliards d’euros, dont 310 milliards sur quatre ans par le bais du fonds de relance, plus 11,5 milliards cette année. Si on divise 310 milliards d’euros par quatre, on obtient un effort budgétaire annuel d’environ 0,6 % du PIB de l’UE en 2019. C’est loin d’être négligeable, mais ceux qui pensent à un « moment hamiltonien » devront chercher ailleurs.

Par ailleurs, le plan comporte des mesures de c. 100 milliards d’euros pour financer les fonds structurels, le changement climatique, l’agriculture, la protection civile et la santé, ce qui permet d’affecter une partie des fonds à l’Europe central et de l’Est. Donc, encore 0,4 % du PIB européen par an en 2021 puis en 2022.

Bref, on est loin du bazooka budgétaire. En plus, on n’en est qu’au stade de la proposition qui suppose l’accord des 27. Les chiffres en fin de parcours risquent d’être plus faibles. Le fonds de relance comporte également des conditions (priorités d’investissement de la Commission). Puis il y a les « frugaux » nordiques. Il est peu probable qu’ils y opposent leur veto, mais ils trouveront le moyen de réduire la facture globale, ou d’obtenir des remises pour eux. Or, dans ce cas, cela voudrait dire que les pays comme l’Italie ou l’Espagne devront verser davantage pour rembourser les avances, et cela réduira d’autant le bénéfice net qu’ils auraient pu tirer du plan.
Enfin, la hausse de la dépense européenne risque d’être compensée par une baisse des dépenses au niveau national. Il n’y aura pas de réédition des programmes d’austérité, mais les règles budgétaires européennes sont toujours en place, ce qui fait qu’on attendra un jour de la part des pays bénéficiaires qu’ils rééquilibrent leurs comptes.

Bien à toi,
Larry

  1.  – https://lundi.am/Sur-la-pandemie-actuelle-d-apres-le-point-de-vue-d-Ivan-Illich []
  2.  – https://blogs.mediapart.fr/laurent-mucchielli/blog/260520/fin-de-partie-pour-l-hydroxychloroquine-une-escroquerie-intellectuelle. []
  3.  – https://www.facebook.com/patrick.champagnac.7 []
  4.  – https://www.nybooks.com/articles/2009/01/15/drug-companies-doctorsa-story-of-corruption/ []
  5.  – https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/confinement/coronavirus-les-libraires-ne-veulent-pas-rouvrir-6786538 ; et https://www.livreshebdo.fr/article/bruno-le-maire-reclame-un-accompagnement-specifique-pour-les-libraires Dans son journal du confinement, la libraire rappelait : « Bruno Le Maire a allumé une mèche folle. Jeudi matin, sur France Inter, le ministre de l’Économie a dit qu’il réfléchissait à une réouverture des librairies. Aussitôt, on s’est échangé des centaines de mails : une levée de boucliers générale (disons à 99,9 % !) des libraires. Nous demandions qu’il n’y ait pas de concurrence déloyale des vendeurs en ligne, et donc que le livre ne soit pas considéré comme un produit de première nécessité. Nous ne demandions pas la réouverture de nos librairies. Nous ne voulons pas être des vecteurs de propagation du virus. ».

    De bonne foi, de nombreuses personnes ont ainsi pu se tromper complètement en pensant que le gouvernement jugeaient prioritaires les bureaux de tabac plutôt que les librairies. Il est vrai que la plupart vendant les journaux il pouvait y avoir ambiguïté. []

  6.  – « Sur le plan intérieur, quelques légitimes réserves, ont, comme toujours, été émises dans la phase d’instruction, souligne Jean-Pierre Raffarin, mais la communauté scientifique — l’Inserm, l’Institut Pasteur, le P4 de Lyon et Alain Mérieux — avait les arguments pour les lever et convaincre le président et les six ministres concernés, je ne me souviens pas de problème lors des réunions interministérielles. » Alain Mérieux a fait campagne en faveur de la demande chinoise d’un laboratoire P4 dès le milieu des années 1990. « Le monde de la défense était extrêmement réservé, rapporte à Mediapart un haut cadre de sécurité nationale. Les risques liés à des projets biologiques secrets de la Russie et de la Chine étaient constamment dénoncés par les services de renseignement. Mais un rouleau compresseur pro-chinois essayait de faire croire qu’il s’agissait d’un grand projet. Durant la période de cohabitation [1997-2002, NDLR] nous avons bâti une stratégie pour mettre un feu rouge, en opposant des demandes de garanties aux projets d’accords qui se sont succédé. » « Le pouvoir politique ne voulait pas faire obstacle à cette demande de la Chine », et l’administration étant divisée, le clan Mérieux a fini « par avoir gain de cause », poursuit le haut fonctionnaire. « On savait tous qu’il y avait un risque. La question était : est-ce que cette prise de risque en vaut la peine ? Et aussi est-ce que l’on pourra contrôler l’installation ou pas ? La plupart des experts jugeaient à juste titre qu’on ne contrôlerait rien du tout. » []
  7.  – HAS : Choix méthodologique pour l’évaluation économique à la HAS, 82 p., octobre 2011. []
  8.  – https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2013-1-page-25.htm. Et pour tout ce passage, cf. l’article de Benjamin Lalbat aka Ben Malacki pour L’orage.org : « Restructuration et rentabilité statistique à travers la gestion pandémique. Chapitre 1 » https://lorage.org/2020/05/22/restructuration-et-rentabilite-statistique-a-travers-la-gestion-pandemique-chapitre-1-criteres-de-rentabilite-covid-19-et-reification-de-la-maladie/ []
  9.  – Nous ne faisons pas référence ici à l’épargne des riches, car sur les 48 milliards de flux nets outre ce qui a rejoint les dépôts à vue des comptes courants, la grande majorité des dépôts rémunérés a été placée sur un livret A. Par ailleurs, les ménages se sont désendettés au niveau de 4,5 milliards, soit une épargne totale de presque 55 milliards. Cela représente deux à trois fois plus qu’à l’habitude. []
  10.  – Le nouveau PDG, J.-D. Sénard tient à préciser dans un entretien au journal Le Monde du 29 mai, suite à une question que tout le monde se pose sur un prêt qui aboutirait à des licenciements même s’ils ne sont pas « secs » : « le prêt à Renault n’est pas un prêt de l’État, mais un prêt des banques garanti par l’État et donc à rembourser. » []
  11.  – Cf. Relevé de notes II, note 2. Quant au coût fixe, il devrait en théorie être rapporté à des coûts unitaires calculés sur 1,1 million de véhicules produits/an alors que l’entreprise n’en produit plus que 650 000. Ghosn a représenté l’archétype du mondialisateur poussant au gigantisme dans une période traversée par le scandale du dieselgate, la demande décroissante de véhicules thermiques par une population plus sensible aux questions climatiques et de plus en plus persuadée que les incitations vont porter sur l’acquisition de voitures électriques, la demande faiblissante depuis de longs mois en Chine avant même le coronavirus…D’où le problème des stocks. []
  12.  – À Édouard Philippe qui a promis de sauver les sites Bruno Le Maire répond en fustigeant « la politique qui a échoué, celle qui consiste à faire de grandes déclarations sur les micros en disant : “j’exige de Renault qu’il ne fasse aucune fermeture de site et qu’il ne se sépare d’aucun salarié”. Tout ça ce sont les vieilles déclarations du XXe siècle, pas la politique du XXIe » (entretien sur BFM-TV, le 25 mai). []

Culture, art, poésie et société capitalisée

Les avant-gardes artistiques et politiques dans l’Europe de la première moitié du XXe siècle ont contesté les formes d’art et de culture dans la société bourgeoise. Leurs luttes sur le « Front culturel » n’étaient pas séparées des autres luttes prolétariennes. Il s’agissait de supprimer l’art séparé en le réalisant dans la vie quotidienne. Dans ses versions staliniennes (le Proletkult) comme dans ses versions libertaires, l’objectif était commun : mieux que démocratiser l’accès à la culture, il s’agissait de conduire une révolution culturelle permanente de la vie qui fera de tous les individus des créateurs.

On connaît l’échec historique de ces mouvements et l’on sait aussi les réactivations politiques et idéologiques qui se sont manifestées dans les années 60 avec les nombreux mouvements néo-avangardistes après Seconde Guerre mondiale et jusque dans les années 1980 : mouvement Beat, Contre-culture, Pop art, Lettrisme, Fluxus, Cobra, situationnistes, poésie-action, performances, etc.

Avec la fin de la dialectique des classes et l’englobement des contradictions de la société du travail dans la capitalisation de toutes les activités humaines, la forme avant-gardiste de l’intervention politique ou artistique a perdu toute effectivité. Seules leurs parodies trouvent encore quelques activistes (cf. Les néo-Dada sur Youtube type Yoko Ono).

Se voulant les héritiers des formes artistiques et des œuvres liées au mouvement ouvrier révolutionnaire, d’assez nombreux groupes et individus placent l’art, la culture, la littérature et la poésie au centre des futurs bouleversements révolutionnaires qu’ils appellent de leurs vœux. Pour ces courants, il ne s’agit pas de révolutionner la poésie, mais de poétiser et d’esthétiser la révolution. 

Nous présentons ci-dessous trois textes, dont deux sous forme de correspondance, qui commentent et interprètent la domination du Tout Culturel et du Tout Artistique dans la société capitalisée.



Dietrich Hoss à Jacques Guigou août 2019

Cher Jacques,

Ton livre donne effectivement bonne matière à discussion. Il aborde un aspect central de la lutte révolutionnaire. Dans cela nous sommes d’accord, même si nos angles de vue diffèrent. Tu te lances dans la défense d’un concept de la poésie, de ses origines jusqu’à nos jours, dont tu donnes une formule que j’ai beaucoup aimée : « Expression concrète de la pensée humaine et manifestation d’une connaissance sensible du monde, la poésie n’est pas principalement intervention, mais d’abord chant de la jouissance de la vie, et chant immédiat de cette jouissance. » (p. 48).

Et j’étais content de prendre connaissance à travers ta critique pertinente des dérives d’un « langagisme » conduisant à l’impasse. Bien sûr je partage aussi ton regard sur un poétisme individualisant apte à produire un consentement au capitalisme globalisé, analogue à celui constaté par Annie Le Brun concernant l’art contemporain.

C’est à propos des perspectives de la constellation actuelle que nos points de vue divergent. Toi, tu vois, après l’échec de l’assaut de 68/78, une porte définitivement fermée pour une nouvelle séquence d’interpénétration entre poésie et révolution sociale, tandis que moi, je suis convaincu que se prépare un nouveau départ plein de forces explosives. Pour aller plus loin dans le débat autour de ces aperceptions controverses il faudrait, je pense, s’attaquer à trois questions :

1- Qu’est-ce qu’on entend comme poésie dans un sens large ?

Je vois chez toi un risque de limiter la poésie, pas à un langage, mais à la parole, même si celle-ci peut encore inclure chez toi le chant. Moi au contraire, je pense qu’il faut voir que la « connaissance sensible du monde » et le « chant de la jouissance de la vie » peuvent s’exprimer sous toutes les formes artistiques et de jouissance humaine des merveilles de la vie. (même si l’expression artistique est bien sûr contaminée de moult façons par le conditionnement sociétal, religieux, etc.). Dans un tel entendement les notions poésie et l’esthétique schillérienne sont identiques. Elles se réfèrent à une autre forme de vivre la vie entre les hommes et entre les hommes et la nature. C’est dans ce sens que les surréalistes disaient que poésie, amour et liberté ne font qu’un.

2- Quel rapport entre poésie et révolution dans les différentes phases historiques ?

Tu ne vois qu’une subordination — volontaire et/ou involontaire — dans l’histoire des révolutions jusqu’en 68/78. Moi par contre, je parlerais plutôt d’une tension plus ou moins conflictuelle entre les deux, dont j’ai essayé de retracer les évolutions en grandes lignes dans mes deux contributions à Temps critiques (« Art et révolution »…). En tout cas il me paraît absolument nécessaire de distinguer entre une attitude soumise des « poètes » de service aux apparatchiks et la posture libre et indomptable des poètes authentiques. Une différence signalée d’une façon magistrale par Benjamin Péret dans « Le déshonneur des poètes ».

3. Quelle place de la poésie dans quelle révolution de demain ?

La « révolution du capital » n’est pas le dernier mot de l’histoire. Elle n’a pas fermé la porte à un nouveau départ d’une « révolution à titre humain » dont toi et Jacques Wajnsztejn aviez identifié les premiers contours dans l’assaut de 68/78, en disant que celui-ci signifiait en même temps l’échec définitif du cycle séculaire des révolutions prolétariennes et l’apparition d’un nouvel horizon de la lutte révolutionnaire.

Avec raison Temps critiques voit dans l’irruption des Gilets jaunes une nouvelle manifestation de cette tendance. La poésie occupera nécessairement une place centrale dans les luttes qui s’annoncent dans cette redirection. Les contradictions et antagonismes internes du capital, la lutte des classes, ne sont plus le levier premier de la lutte. Ce sont toutes les forces de la vie qui se révoltent contre leur anéantissement dans l’implosion d’un système. Dans les luttes en cours contre la rage destructrice de « la bête immonde » en agonie hommes et femmes ont recours à toutes formes d’expression de leur volonté de vivre, de jouir de la vie et de la défendre : colère et tendresse, actions et cris de fureur aussi bien que création de formes de vie nouvelles, fraternelles et festives. La nouvelle place de la poésie dans ces luttes s’est annoncée déjà, surtout en Italie, dans les années 70. C’est la redéfinition de cette place qui préoccupait Cesarano, mais aussi Jesi et Bifo, ou aujourd’hui Tarì et d’autres. Elle est d’une certaine façon déjà mise en œuvre par un site comme Lundi Matin. Bien sûr toutes ces approches n’ont rien à voir avec la nostalgie d’un Réalisme socialiste à la Badiou que tu cites comme un exemple négatif.

Le terrain de ce débat est nécessairement très vaste et commence tout juste à être défriché à tâtons. Aussi vaste et incertain que les nouvelles pratiques de la lutte. Peut-être aurais-tu envie de continuer nos échanges dans Temps critiques ? Dans l’idéal cela pourrait animer d’autres à y participer. De toute manière j’aimerais bien d’avoir de tes nouvelles.

Bien à toi.

Dietrich


Jacques Guigou à Dietrich Hoss, été 2023

Cher Dietrich

Plusieurs fois repoussé, ce n’est qu’avec près de quatre années de retard que je réponds à ta lettre ! Mais je ne l’avais pas oubliée pour autant. J’ai lu tes interventions publiées par Lundi matin et j’ai commenté l’une d’elles sur Cesarano. J’ai également consulté L’Øuroboros, la nouvelle revue « dard » que tu as contribué à lancer.

Mais je m’en tiens ici à tes commentaires de mon livre.

Je reprends successivement tes trois questionnements.

Ta tentative (parmi des centaines !) d’établir une distinction entre poésie au sens étroit et poésie et sens large ne me convainc pas. Non pas qu’elle manque de substance, mais au contraire, qu’elle en contient trop. Elle est trop englobante puisqu’elle inclut l’art et l’esthétique dans son champ de connaissance et d’action.

Pour le dire brusquement : tu penses que la poésie relève du domaine de l’art ; je pense que la poésie n’est pas de l’art.

Et d’abord et avant tout parce qu’elle est bien antérieure à l’art, comme à la religion, comme à la culture, comme à l’État, etc.

Si nous prenons toute la mesure d’une approche de la poésie comme parole première et primordiale du genre homo, alors il nous faut abandonner toutes les causes séculaires qui liaient la poésie au sentiment esthétique de la vie et à l’expression de ce sentiment dans toutes les formes de l’art ; de même, abandonner toutes les sotériologies laïques qui cherchaient à poétiser la révolution et à révolutionner la poésie.

Les théories artistiques de Schiller rendent bien compte, en effet, de cette vision de la poésie comme esthétisation du monde dans un moment révolutionnaire abstrait et universel, qui devrait concilier les hommes entre eux et réconcilier leur rapport à la nature. Nous sommes bien là en présence du modèle initial de toutes les poétiques révolutionnaires de la modernité. Ainsi, ton propos conforte le premier chapitre de mon essai qui situe et décrit brièvement la matrice des poétiques révolutionnaires du XIXe siècle à la fin du XXe siècle.

Or, avec les bouleversements politiques et anthropologiques des années 65/75, leurs avancés et surtout leurs échecs, nous sommes définitivement sortis du cycle historique des poétiques révolutionnaires. Les avant-gardes politiques, artistiques, culturelles, littéraires qui, aux XIXe et au XXe siècles, ont influencé la dynamique des sociétés occidentales sont irrémédiablement épuisées. Et ce n’est pas les parodies des néo-avant-gardes contemporaines qui viennent réfuter cette réalité, bien au contraire, elles la confirment, s’il le fallait…

Les multiples courants artistico-politiques qui, sous de multiples formes, ont tenté de combiner révolution et poésie (allant de l’interdépendance à la fusion), ont certes créé des œuvres, mais n’ont pas modifié le cours historique des révolutions dans la modernité : d’abord révolution bourgeoise puis révolution communiste.

Ta distinction entre poètes soumis aux pouvoirs autoritaires et poètes « libres et indomptables » est dépendante d’une poétique révolutionnaire qui place des poètes dans le camp des révolutionnaires et d’autres dans celui des contre-révolutionnaires.

Que des poètes réalisent une œuvre « avant ou après la barricade », pour reprendre l’affirmation de Reverdy que j’ai placée en exergue de mon livre, est-ce pour toi « une soumission » ? Que des poètes ne s’exécutent pas lorsqu’ils sont mis en demeure de répondre à la quasi-commande sociale et politique, des milieux gaucho-artistico-médiatiques de servir « la révolution à venir » par leur poésie, est-ce pour toi aller à l’encontre des « forces de la vie » ?

La formulation même de ton troisième point qui s’interroge sur la place de la poésie dans « quelle révolution de demain » rejoint-elle les positions des militants artistes de toutes sortes qui veulent encore aujourd’hui, comme les surréalistes il y a un siècle, mettre « la poésie au service de la révolution » ?

La poésie doit-elle encore répondre à la commande du Parti, même si, bien sûr, ce Parti n’est plus celui de l’Internationale communiste selon l’injonction tragique de Maïakovski en 1926 peu de temps avant son suicide ?

« De mon point de vue, l’œuvre poétique la meilleure sera écrite d’après la commande sociale de l’Internationale communiste1 ».

Aujourd’hui, l’injonction à donner à la poésie une place centrale dans les supposées révolutions à venir, n’est plus la commande sociale d’un mouvement politique international, c’est celle d’individus iconiques qui dans les réseaux du capitalisme vert et culturel, appellent à la « révolution poétique contre le cataclysme ».

C’est le cas d’Aurélien Barrau avec son texte, « Résis-tances poétiques » (https://www.liberation.fr/debats/2019/10/20/resistances-poetiques-par-aurelien-barrau_1758722/) dont j’ai explicité les tenants et les aboutissants dans « La révolution poétique, ultime rempart contre le cataclysme » (https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=394#critique%20barrau)

Par exemple aussi, Cyril Dion, (https://www.youtube.com/watch?v=DYiXZd4ZnP8) et tant d’autres.

Comme plusieurs des lecteurs de mon livre avec qui je corresponds parfois longuement, tu cites Benjamin Péret comme l’exemple-type du poète communiste et révolutionnaire irréductible. Dans son pamphlet, Le déshonneur des poètes », Péret critique les poètes de la Résistance au nom de l’universalité de la poésie. Très bien. Mais sa juste critique de la poésie dite, à l’époque « engagée », est altérée par les conditions dans lesquelles il l’a exprimée.

C’est du Mexique où il s’était réfugié qu’il envoie sa position à ses anciens amis qui eux, n’avaient pas fui, mais, au risque de tous les périls, se sont opposés à l’asservissement. De plus, Péret était passionnément trotskiste donc antistalinien. Son texte-manifeste témoigne d’une opposition politique vis-à-vis de certains de ses anciens camarades restés staliniens et non pas d’une sorte de vérité poétique transhistorique comme il veut l’affirmer.

Dans Le déshonneur des poètes écrit au Mexique en 1945, Péret affirme ce que doit être la position du « poète révolutionnaire » qui, tout en restant révolutionnaire ne doit pas « mettre la poésie au service d’une action politique, même révolutionnaire (…) sans jamais confondre les deux champs d’action, sous peine de rétablir la confusion qu’il s’agit de dissiper et, par suite, de cesser d’être poète, c’est-à-dire révolutionnaire ».

Seule une composante de la matrice historique des poétiques révolutionnaires est ici présente sous la forme suivante : dans sa pratique du poème., le poète est révolutionnaire. La seconde composante : il faut poétiser la révolution est absente chez Péret.

Lorsqu’il est militant politique et intervient pour la révolution, il ne fait plus de poésie. On reconnaît ici la position de Reverdy citée en exergue de mon livre. Mais à la différence de Reverdy qui en tant que poète ne se veut pas révolutionnaire, Péret-poète, dans le feu de l’action politique reste révolutionnaire, mais cette fois en tant que… trotskiste.

Malgré sa distinction entre pratique de la poésie et action politique, Péret reste trotskiste en toutes circonstances. Il est poète révolutionnaire et il est militant politique dans des moments séparés, mais reliés par sa foi dans la révolution permanente qu’il combine aveuglément avec la « liberté ».

Concernant ton point 3, tu l’as compris, je ne fais aucune place à la poésie dans « une révolution pour demain ». Ceci, pour la bonne et simple raison qu’il est impossible de prévoir des bouleversements historiques qui seraient encore qualifiés de « révolution ». Il serait donc préférable de parler d’évènements futurs lorsqu’on parle des bouleversements historiques et surtout anthropologiques et planétaires à venir. Des formes de poésie pourront ou pas être présentes dans ces évènements, mais la poésie ne les aura en rien anticipés ou empêchés.

La révolution dans l’histoire (hello Hegel !) a été la grande affaire politique de la modernité. La poésie n’a pas échappé à cette détermination sans pour autant y altérer sa singularité ; laquelle est différente d’une continuité transhistorique puisqu’elle est un invariant du genre humain. Nous sommes sortis du cycle historique qui a vu s’accomplir, triompher et échouer des révolutions (bourgeoise, prolétariennes). Ce cycle ne se reproduira plus analogiquement. Bien sûr l’histoire continue et elle est l’œuvre des hommes pour le meilleur et pour le pire.

La poésie, faite de temporalité et d’immédiatement s’exprime dans l’histoire, elle ne donne pas un sens à l’histoire. Elle n’a ni place ni temps définis puisqu’elle transfigure l’un et l’autre.

Saint John Perse2 comme tant d’autres le rappelle, rien des drames de son époque ne sont étrangers au poète. Il peut œuvrer à contre-courant ou encore tenter de s’en échapper dans des ailleurs souvent contre-dépendants de l’ici. Les mouvements individuels et collectifs présents et actifs dans l’histoire qui se fait et se défait, peuvent influencer ou inspirer sa poésie ; ils ne la surdéterminent pas.

Et je n’entonne pas là un hymne à la liberté, ce thème incontournable et attendu de tous les poncifs libertaires diffusés dans de nombreux milieux de la poésie et de la politique.

Concrétisons ces propos en examinant ce que tu nommes « la nouvelle place de la poésie » annoncée par les luttes dans l’Italie de la fin des années 1970. Étaient-elles autant porteuses d’un devenir-autre que tu l’affirmes ? J’en doute.

Parmi les activistes que tu cites, je prendrais le cas de deux d’entre eux, Franco Berardi (Bifo) et Giorgio Cesarano.

En 1977, je suis allé à Bologne. Par l’intermédiaire de membres fondateurs du CERFI3 (Anne Querrien, François Fourquet) que je connaissais depuis quelques années, j’ai pu sur place nouer des contacts avec certains animateurs de radio Alice. Cette expérience m’intéressait tout particulièrement, car à la même époque, avec des amis à Grenoble, j’avais créé une radio libre nommée Radio Mandrin. J’y tenais une émission bihebdomadaire : Chronique qui laisse à désirer.

La dimension collective et auto analytique mise en œuvre dans les fréquentes réunions de radio Alice reflétait le projet autonome des fondateurs, mais y transparaissaient aussi, si ce n’est des impasses, du moins des répétitions qui tournent en ronds.

Plusieurs monographies, des films, des entretiens ont fait l’histoire de cette radio comme expression des milieux autonomes et en particulier ses liaisons directes avec les luttes en cours, et ses expérimentations sur ce que Franco Berardi nomme l’accélération de la communication dans ce qui serait de nouveaux supports révolutionnaires : la vidéo, le numérique et les drogues.

Dans un entretien de 2010, Franco Berardi déclare :

« Aujourd’hui, la plupart des gens de Radio Alice travaillent dans des groupes de musique, ou dans des publications musicales et des groupes vidéo. C’est notre problème aujourd’hui. Ce que nous faisons aujourd’hui, c’est la construction d’une forme de communication au-delà des mots, au-delà de la parole. Nous avions atteint la limite de ce qui était possible en utilisant simplement des mots. Radio Alice utilisait de plus en plus de poésie dans ses émissions et moins de messages politiques. Lire de la poésie à la radio après 1977 était une folie. Il fallait parler de la centaine d’arrestations quotidiennes4 ».

Le propos est probant. Plus de trente ans après, Berardi critique fermement ce que tu donnes aujourd’hui comme étant porteur d’une nouvelle place de la poésie dans les luttes. Les séquences de poésie lues à radio Alice n’étaient donc pour un de ses principaux fondateurs, qu’un dérivatif, « une folie », une sorte de divertissement qui parasitait indûment un temps qu’il fallait consacrer à la dénonciation de la répression.

Et quelle était cette poésie choisie par Radio Alice ? Celle de l’agitation/propagande de la révolution bolchévique ; celle de Maïakovski, des futuristes, du réalisme socialiste, du poème prolétarien, etc.

Autrement dit, une poésie liée à un cycle historique que, justement mai 68 et le mai rampant italien venaient d’achever. Cette poésie pouvait certes avoir une dimension transhistorique mais elle n’avait plus de portée critique dans le moment politique de radio Alice.

Mais il y a une autre dimension de cette expérience que Berrardi exalte alors qu’elle constitue à mes yeux son échec. C’est la priorité donnée à la communication, à l’objectif d’aller « au-delà de la parole et des mots », c’est-à-dire nous l’avons vu, la vidéo, le numérique et les drogues. Une croyance dans la révolution technoanthropologique du capital en quelque sorte.

Congédiée, la parole laisse place à l’image et à son expression immédiate et totalisante. Exit la représentation, la symbolisation, l’imagination, la poésie comme parole primordiale. Rien d’autre alors que le processus d’immédiatisation qui était et qui est toujours davantage un opérateur de capitalisation des activités humaines. De ce point de vue, Radio Alice anticipait sur le devenu de la communication. Il est d’ailleurs significatif que, comme Berardi le rappelle, nombre de participants à la radio ont converti leur militantisme autonomiste… dans des entreprises de communication.

Dans un entretien donné au journal El Pais5 en 2023, Franco Berardi critique son ancienne croyance dans les technologies de la communication en ces termes : « Dès les années 80, un profond changement de modèle s’est amorcé, lié à la formation du réseau électronique, et j’y ai participé dès le début. Il me semblait que tout pouvait évoluer positivement, que la robotique pouvait nous libérer du travail manuel et que le réseau favoriserait la libre activité partagée. Je me suis trompé. »

Depuis son tournant psychologique des années 2010, Berardi a abandonné toute possible compréhension politique de ce qu’il nomme « la névrose de masse » car, dit-il « Les catégories de la politique sont devenues vides et analytiquement inutiles. Comme il y a un siècle, nous vivons une nouvelle psychose de masse. »

Ce second tournant dans l’évolution politique de F.Berardi sera-t-il aussi vite renié que le premier par l’ancien opéraïste ? Face à cet échec, les membres de Radio Alice n’ont pas un instant été traversés par l’idée d’autodissolution. Un acte politique imminent qui solde des avancées et des stagnations, lorsque s’autodissoudre est « plus créatif que de réussir » comme l’a déclaré Johnny Rotten, le leader du Groupe des Sex Pistols en 1978.

Contrairement à bien d’autres groupes d’avant-garde artistique, littéraire ou politique (Dada, Arguments, IS, etc.) ou de néo-avant-garde (Sex Pistols, Politique-hebdo, hôpital psychiatrique de Trieste, etc.) qui constatant leurs échecs ont choisi l’autodissolution6, les membres de radio Alice ont poursuivi dans la communication.

Je serai plus bref sur Giorgio Cesarano. Les pages que je consacre à son itinéraire concernant la poésie et la littérature sont suffisamment explicites. Auteur en train d’être reconnu dans le monde littéraire italien, en moins d’un an, Cesarano a rompu avec son passé littéraire et poétique pour s’investir totalement dans la lutte prolétarienne. Il n’est plus question de poésie : la seule et unique « écriture » qui lui importe désormais c’est celle de « la parole critique radicale ». S’il y a un « révolutionnaire » qui n’attend rien de la poésie dans le moment des bouleversements politiques de l’Italie des années 68-75 c’est bien lui.

J’arrête là aujourd’hui, cher Dietrich, en te disant encore une fois mes excuses pour un trop long silence.

Bien à toi,

Jacques


Dietrich Hoss à Jacques Guigou, 26 janvier 2024

Cher Jacques,

Mon pressentiment, exprimé à la fin de ma lettre de 2019, que ton livre pourra peut-être ouvrir un débat plus large sur les questions que tu soulèves, s’est vérifié. Ce nouveau livre — bien au-delà de mes attentes — en est la preuve. Sans pouvoir ni vouloir approfondir mon argumentation en référence aux nombreuses contributions que tu nous as envoyées, je veux pour le moment en réponse à tes objections juste essayer de rendre mon positionnement plus clair.

En suivant mon ordre initial :

1- Sur ma « tentative (parmi des centaines !) d’établir une distinction entre poésie au sens étroit et poésie au sens large. »

Contrairement à ce que tu m’attribues comme position je ne pense pas « que la poésie c’est de l’art ». Comme je l’ai dit, en reprenant tes propres formules, pour moi la poésie c’est « la connaissance sensible du monde », c’est le « chant de la jouissance de la vie. » Comme dimension essentielle de l’être et du devenir de la vie humaine sur terre, la poésie n’est pas seulement antérieure, comme tu dis, mais aussi — jusqu’à aujourd’hui – plus forte que tous les conditionnements institutionnalisés, arts, religions, cultures, États…

Par contre pour survivre et trouver des formes d’expression et d’articulation, elle doit s’accommoder, transiger avec toutes ces formes sociétales. À l’origine la poésie en acte était l’application libre des sens qui — sous des formes orales et gestuelles — découvrent et inventent le monde. La poésie était une partie intégrée de la production et la reproduction de la vie humaine. C’est seulement avec la compartimentation de la vie sociétale, l’institutionnalisation des sphères séparées d’activités, que la poésie a été confrontée à des formes d’encadrement, de contrôle et d’instrumentalisation. Face à ces dynamiques de domination, de censure et d’étranglement, la poésie a dû trouver des formes de résistances, de ruses d’adaptations, d’ésotérismes, etc. L’art est devenu assez tôt un terrain par excellence de ce combat, un terrain de tension entre expression et répression, refuge et cage d’acier plus ou moins dorée.

2- Les apories des poétiques révolutionnaires

La tension entre poésie et institutions sociétales trouve une forme aigüe dans le cycle des révolutions du XIXe et XXe siècle. L’enjeu était de maintenir et d’élargir l’espace d’expression de la poésie en lien avec les mouvements sociaux révolutionnaires, avec ou contre les formes institutionnalisées politiques de celui-ci, partis et structures étatiques. Pour juger les attitudes des uns et des autres dans ces confrontations, le critère formel de leur positionnement, être devant, derrière ou entre la barricade ne suffit pas. La seule base de jugement doit être la valeur poétique de leurs énoncés et de leurs actes, sachant qu’il peut exister des correspondances entre leurs positions politiques et poétiques, mais pas forcement. Vu que seulement la valeur poétique compte il ne suffit pas de constater que les courants artistico-politiques « n’ont pas modifié le cours historique des révolutions dans la modernité. » C’est sous l’aspect poétique seul de leurs œuvres que nous apprécions des personnages si différents politiquement comme Brecht et Kafka, Péret et Becket. Et que nous estimons que quelques formes collectives artistico-politiques méritent encore un intérêt particulier, celles qui avaient donné à la poésie une première place comme forme d’intervention révolutionnaire : surtout Dada, « La Révolution surréaliste » avant « Le Surréalisme au service de la Révolution » et « L’Internationale situationniste », en n’oubliant pas les « Industrial Workers of the world » qui organisaient les militants révolutionnaires en chantant.

3- La place de la poésie dans la révolution de demain

Bon ou plutôt pas bon, tu appelles « révolution du capital » la contre-révolution triomphante du capitalisme à partir des années 80/90 et seulement « évènements futurs » les « bouleversements historiques et surtout anthropologiques et planétaires à venir. »

Moi, par contre, je dirais que ces bouleversements, nécessairement plus profonds et radicaux que tous ceux que nous avons connus dans la modernité jusqu’à nos jours mériteront bien plus le nom d’honneur de « révolution », d’abord et surtout à cause de son sens étymologique, d’un retour aux origines de l’humanité. Ces bouleversements seront caractérisés par une dimension poétique primordiale ou ils ne seront pas. Ils sont impensables sans une éclosion de la poésie sous toutes ses formes, surtout et spécialement sous forme de la « parole critique radicale ». Pensons par exemple à la forme de critique poétique radicale par excellence de l’aphorisme : de Lichtenberg et Novalis, Benjamin (Sens unique) et Adorno (Minima moralia) et — j’ajouterais — de Debord et Cesarano.

Reprocher à Cesarano d’avoir « rompu avec son passé littéraire et poétique » me semble un usage restrictif du concept de la poésie en contradiction avec tout ce que tu dis ailleurs.

Par contre, partant d’un sens large de la poésie, je considère aussi une prise de position telle que celle d’A. Barrau comme une légitime défense de la poésie. Je me réfère à un entretien récent, parce que je viens d’en prendre connaissance, cf. https://www.youtube.com/watch?v=y5UkC45Bnzs. Il n’y attaque peut-être toujours pas le capital comme il faudrait, mais il dénonce d’une façon particulièrement virulente la logique dominante de la science mortifère au service du capital. Parce que là il sait de quoi il parle car c’est son domaine professionnel. Sa mise en avant de la poésie, comme force vivante de la vie qui se défend, est tout à fait correct et nécessaire. Du reste Barrau arrive vers la fin de cet entretien à une conclusion qui va dans le même sens que ce que j’avais déjà formulé dans mon dernier article pour L’Ouroboros sur les Aborigènes d’Australie, la nécessité de se laisser envahir par les poésies des ailleurs : https://lundi.am/Les-Aborigenes-l-ailleurs-debarque-chez-nous>

J’ai formulé, comme tu m’as proposé Jacques, juste ce petit mot en ajout de notre échange. J’ai hâte de recevoir ton nouveau recueil de réflexions autour d’un questionnement de première importance. Peut-être constituera-t-il la base pour le départ d’un troisième round ?


Notes sur l’art contemporain et le mouvement du capital

Des approches sociologiques et philosophiques et leurs présupposés

Dans le contexte de notre correspondance avec des artistes, des poètes et des philosophes lecteurs de Poétiques révolutionnaires et poésie(L’Harmattan, 2019), nous en sommes venus à mieux percevoir les tendances actuelles de l’art contemporain et à les interpréter comme un opérateur de la dynamique du capital.

Nous avons complété notre documentation avec les propos ou les écrits sur l’art contemporain de quelques critiques, essayistes, philosophes ou artistes : Nathalie Hennich, Carole Talon-Hugon, Dominique Château, Jacques Rancière, Aude de Keros et quelques autres.

Nous gardons aussi en mémoire les livres d’Annie Le Brun7 sur l’art et le capitalisme, notamment, Ce qui n’a pas de prix (Stock, 2018) dont nous avons commenté les forces et les faiblesses dans un texte publié en ligne :

https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=443#ALB

En continuité avec notre réflexion sur ces questions, mentionnons notre écrit « Imagination, imaginaire, imageries » dans lequel nous interprétons les productions des arts contemporains comme privées d’imagination, dotées de peu d’imaginaire et saturées d’imageries8.

Nathalie Heinich 

Cette sociologue issue du bourdieusisme, mais ensuite séparée du déterminisme dominationniste du maître, définit ses recherches non pas comme une sociologie de l’art, mais comme une sociologie à partir de l’art.

Mais avant d’exposer les recherches de Nathalie Heinich, arrêtons-nous un instant sur la notion de détermination dominationniste dans les sciences sociales et politiques.

Ce terme semble trouver son origine en Amérique du Nord chez les opposants aux courants chrétiens qui critiquent les églises chrétiennes et leur prétention à dominer les autres monothéismes. Ce n’est pas, bien sûr, dans cette acception que l’utilise ici ce terme. Cependant, il me semble approprié pour qualifier la sociologie de Bourdieu et surtout son influence politique et culturelle dans les deux dernières décennies du XXe siècle.

En combinant le déterminisme de classe de Marx et l’habitus capitaliste de Max Weber, Bourdieu a réactivé des théories et des idéologies de la domination. Un sociologisme devenu prépondérant un certain temps aux dépens des concepts d’exploitation et d’aliénation qu’il a contribué à effacer9. Ceci dit, cette influence du bourdieusisme active dans les années 80-90, n’est plus efficiente aujourd’hui. La puissante tendance à l’évanescence du rapport social au profit de la fluidité des réseaux et de la virtualisation généralisée des échanges n’offre que peu de prise pour une interprétation classiste de la société capitalisée.

Nathalie Heinich analyse les trois grandes époques des arts comme des « paradigmes » : le paradigme art classique ( ou académique ), le paradigme art moderne et le paradigme art contemporain. Aujourd’hui c’est l’art contemporain qui domine, mais les deux autres sont aussi présents, combinés au contemporain et présentés selon un mode transgressif, parodique, dérisoire, simulé, etc.

Résumons les caractères que cette sociologue attribue à l’art contemporain. En quoi il se différencie radicalement du paradigme de l’art moderne, comme de l’art classique ; même si bien sûr, ces paradigmes coexistent aujourd’hui dans des combinatoires formelles. Mais, d’autres dimensions, à mes yeux influentes, sont à ajouter à ce modèle. Les producteurs de l’art contemporain opèrent sur le mode de la transgression, de la parodie, du simulacre, de la dérision.

Principaux caractères

  • « Rupture ontologique des frontières entre ce qui était communément considéré comme de l’art » ; l’art se confond avec le tout culturel ou le tout politique.
  • « L’œuvre d’art ne réside plus dans l’objet proposé par l’artiste », mais elle se situe dans « un au-delà de l’objet », c’est-à-dire dans son environnement urbain, sa temporalité, sa mise en scène, son discours, sa valorisation auprès des pouvoirs publics ou privés, etc.;
  • C’est « le jeu avec les limites », les cadres institutionnels, l’espace d’exposition, la programmation du temps artistique, la mobilisation des acteurs, etc., qui engendre la nouvelle forme artistique ;
  • « Dématérialisation, conceptualisation, hybridation, documentation » forment le paradigme de l’art contemporain. Les matériaux sont divers, leur liste est illimitée : béton, caoutchouc, plastic, billes, métal, plumes, fleurs, ballons, morceaux de peau du concepteur, parfois ses selles, etc. Les formes peuvent être minimales (cf. le crâne incrusté de diamant de Damien Hirst), autant qu’immenses (le plug anal de McCarthy sur la place Vendôme). L’objet ou l’installation sont valorisés par le lieu prestigieux dans lequel ils sont placés et donc par la publicité qui s’ensuit. Pas d’existence de l’art contemporain, s’il n’est pas hypervisible, incontournable et accompagné de son récit légitimateur, le seul véridique ;
  • L’art contemporain dans ses diverses expressions au cours des deux dernières décennies est essentiellement discursif, narratif, il repose sur un récit. Le mode d’emploi et le discours sur l’œuvre priment sur celle-ci. Exemple : des performances sont enregistrées en vidéo puis ce qui est vendu au musée ou au collectionneur, c’est une fiche de mode d’emploi ;
  • Ce caractère éphémère des installations, performances, emballage de monuments (Christo et Jeanne-Claude), land art, street art, bio-art, etc., suppose une reproduction photo ou vidéo pour les « conserver » ; mais on ne conserve que la reproduction de l’œuvre et pas l’œuvre. Dans l’idéologie des « producteurs culturels » (le titre d’artiste tend à s’effacer), cela n’a apparemment pas d’importance puisqu’ils feignent de nier la notion d’œuvre, laquelle était attachée à l’art moderne et à l’art classique ;
  • Par exemple, une galerie parisienne invite à un vernissage dont l’objet est le suivant : l’artiste a fait abattre le mur qui sépare la salle d’exposition du bureau du directeur de la galerie. La performance, c’est donc le nouvel espace ainsi créé qui inclut, qui ne sépare plus galerie et direction de la galerie. La règle de l’art contemporain est ici appliquée : suppression des anciennes frontières entre l’artiste, son œuvre, le public et le pouvoir politique, culturel, financier qui l’expose, l’achète, le diffuse ;
  • Accélération des productions et jeunesse des artistes. Une temporalité courte déterminée par « une intense concurrence pour l’innovation ». D’où une domination des institutions publiques et leurs subventions, mais aussi des directeurs artistiques, des commissaires d’expositions, des critiques d’art, qui dictent leurs normes sur « la valeur » des produits. Les grandes fondations privées (Arnault, Pinault, Carmiganc, Cartier, Dumas, etc.) interviennent puissamment sur le marché, ce qui surenchérit les prix de vente. L’art contemporain, produit artistico-culturel, est d’abord un « produit financier ».

À maintes reprises, N.Heinich caractérise les produits de l’art contemporain comme des « singularités ». Avançons qu’il s’agit de particularités. Pourquoi ?

Pour le dire en termes hégéliens, parce que les produits et les interventions de l’art contemporain ne sont pas le résultat d’un processus technique, culturel, politique de double négation ; c’est-à-dire le résultat de la seconde négation (singularité), d’une première négation simple (particularité). Pour se légitimer en tant qu’œuvres, installations « originales », « nouvelles » (en fait, seulement innovantes), leurs auteurs ne réalisent qu’une négation imaginaire des deux autres paradigmes (classique et moderne). Alors que ces producteurs culturels n’en finissent pas de proclamer que leurs réalisations sont un « dépassement » des formes antérieures, il ne s’agit que d’une parodie de dépassement, une fiction de dépassement. Leur opposition n’est pas une négation et moins encore une double négation. Ils opèrent dans la positivité de la société capitalisée.

Rappelons-le, dans la dialectique hégélienne, la singularité est une particularité niée, laquelle était d’abord une universalité niée. La singularité réalise une double négation, c’est en cela qu’elle peut être un dépassement puisque niant la particularité, elle la dépasse tout en renouant autrement avec l’universalité de la première affirmation10.

Transposé à l’art contemporain, le processus serait (hypothèse) le suivant :

1- universalité de l’art classique ;

2- négation de cette universalité par l’art moderne, ce qui l’assigne à la particularité ;

3- l’art contemporain réalise-t-il la négation de cette particularité de l’art moderne ? Non. Il est bien loin de réaliser cette double négation porteuse d’un possible dépassement de l’art moderne. Pourquoi ? Parce qu’il se veut entièrement positif, pure positivité. En cela d’ailleurs, il est intégralement post-moderne. Nous savons comment et combien les philosophes post-modernes ont abandonné toute référence à l’histoire et au négatif dans l’histoire. Le plus emblématique est Gilles Deleuze avec ses concepts de multiplicité, d’évènements, de virtualité, d’immanence absolue, qui homogénéisent un monde sans histoire ni communauté humaine.

Se situant hors histoire et hors naturalité, l’art contemporain impose une immédiateté dans une actualité continue. Son mot d’ordre implicite : l’actuel contre le présent. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle toute réalisation en art contemporain n’existe pas si elle n’est pas accompagnée de son récit qui la donne comme vraie, légitime, réelle (au sens d’actualisée).

N.Heinich a d’ailleurs publié une étude sur les récits dans l’art contemporain. Récits et argumentaires qui non seulement accompagnent nécessairement les productions, mais font eux-mêmes partie du produit. En cela ces récits et ces discours ne sont pas, bien sûr, différents des arguments de marketing d’un bien ou d’un service quelconque. Ce n’est pas un billet d’avion pour les îles Trobriand que vous achetez, c’est le récit, la vision, le rêve que vous désirez réaliser.

Mais avec l’art contemporain, il y a plus que la valorisation imaginaire et immédiate du produit.

Nathalie Heinich décrit une double opération dans la mise en scène de l’objet. D’une part, attribution du sens que l’œuvre est supposée transmettre et d’autre part « transformation de ce sens ou de cette signification en instrument de valorisation11 ». Elle voit dans cette imposition d’un sens et d’une valeur un « acharnement herméneutique ». Acharnement qui fait appel à des virtuosités langagières qui doivent apparaître comme originales, singulières alors qu’elles ne sont de particulières (cf. supra).

Les discours de l’artiste et de ses sponsors inculquent une croyance dans la toute-puissance de ce que l’individu ne voit pas lorsqu’il regarde (mais ne perçoit pas) l’objet. Selon ces publicistes de l’art contemporain, cet objet existerait alors virtuellement, subliminalement.

L’objet d’art contemporain veut signifier avec force la réalité virtuelle, la puissance augmentée dont l’objet est supposé porteur. L’objet doit produire une conversion sensible et mentale sur l’individu qui le voit. Chargé de fiction et d’autofiction, l’art contemporain induit chez le spectateur la croyance en ce que j’ai décrit et interprété comme La Cité des ego où triomphent les particularismes et les hyperindividualismes, les identitarismes en tout genre.

L’approche de N.Heinich se veut surtout descriptive, analytique et moins interprétative. Elle a pourtant rencontré les polémiques de fervents défenseurs de l’art contemporain, qui voient chez elle, derrière l’objectivation scientifique, un dénigrement de leurs intérêts politico-esthétiques. Et l’on sait la ferme détermination (parfois hargneuse) avec laquelle les producteurs culturels défendent leurs propres intérêts…qu’ils font passer pour universels.


Une autre lecture de l’art contemporain,

Carole Talon-Hugon

Philosophe, professeur d’esthétique à la Sorbonne et directrice de revues d’esthétique, Carole Talon-Hugon ne se veut pas historienne de l’art, mais définit son objet de recherche autour des rapports entre l’art et l’esthétique d’une part, l’art et l’éthique d’autre part.

C’est une histoire de l’idée de l’art qu’elle développe dans un de ses livres12, Morales de l’art .

Retenons-en ceci.

L’opposition théorisée par Adorno entre l’industrie culturelle et l’art véritable n’a plus de portée critique. N’oublions pas qu’Adorno rejetait le jazz hors du domaine de l’art ; il croyait à la valeur universelle de l’art, toutes époques confondues, mais c’était un art « bourgeois ». Nous ne sommes plus dans cette période. Cette opposition n’a plus de portée interprétative.

C.Talon-Hugon avance que cette absence de portée critique de l’art contemporain a pour conséquence qu’il n’est plus source de connaissance (n’oublions pas que la critique est d’abord une connaissance), car l’art contemporain tend à faire fusionner les deux domaines de l’esthétique et du cognitif. C’est la transgression des frontières et la marche vers le « tout culturel ».

L’esthétisation de la politique ne se distingue plus de la politisation de l’art. On sait comment et combien les élus des grandes métropoles investissent dans l’art contemporain (musée, associations, espaces publics esthétisés, décorations, festivals, concours, etc.

Ainsi, Montpellier a son musée d’art contemporain ( Le MO.CO ) depuis une quinzaine d’années et prépare à très grands frais , sa candidature13 au titre de « Capitale européenne de la culture » ; une reconnaissance qui sera attribuée par l’UE en 2028. En novembre 2023, lors de son passage à Montpellier, la ministre de la culture a déclaré : « À Montpellier vous êtes déjà capitale européenne de la culture ! Vous avez anticipé ! ». En effet, l’offre culturelle y est si foisonnante, si généralisée, si permanente, si multiple, si insistante, si prescriptive, que certains habitants se sentent comme « pris en otage » (dixit Annie Le Brun) par les injonctions au Tout culturel de tous les pouvoirs locaux.

Carole Talon-Hugon poursuit son analyse sur les dimensions activistes des producteurs culturels. Elle donne de nombreux exemples de performances, d’installations ou d’interventions, qui défendent des causes particulières. L’artiste devient un activiste de l’art, un « artctiviste ». Il met en scène (souvent de manières hyperréalistes et gigantesques) les griefs ou les souffrances qu’endurent les dominés ou les victimes. La liste est longue : handicapés, migrants, femmes, LGBT+, « racisés », chômeurs, harcelés, discriminés, etc. D’où leur proximité, parfois leur complicité, avec les ONG ou les fondations des milliardaires.

Autre apport de Carole Talon-Hugon :

la dé-définition de l’art et la désartification.

Dans le paradigme classique, la morale doit se prononcer sur l’art. L’art est d’abord édifiant, allégorique, il indique la voie du salut de l’âme et la conduite à tenir dans le monde.

Dans le paradigme moderne, l’art et la morale sont indépendants l’un de l’autre. L’art moderne s’est construit contre la morale bourgeoise. Dans ses expressions les plus caricaturales à cet égard, il est allé jusqu’à défendre une esthétique du mal, de la laideur, de la folie.

Dans le paradigme contemporain, l’art doit se préoccuper de morale ( retour du paradigme classique, mais sous forme activiste, particulariste, propagandiste ) ; il porte un jugement éthique sur l’artiste ; il dicte le jugement sur l’œuvre.

On reconnaît les attaques contre des auteurs anciens ou actuels : des éditeurs censurent des œuvres pour leurs rééditions ( Agatha Christie, Rowling, et tant d’autres ), des œuvres sont attaquées dans les musées.

Dans, L’Art sous contrôle. Nouvel agenda sociétal et censures militantes, ( PUF, 2019 ), C.Talon-Hugon décrit et analyse la tendance des artistes contemporains à se faire « chercheur » en sciences humaines, sociales, politiques, anthropologiques, etc., ils se donnent comme des influenceurs savants14. De plus, elle met en évidence un renversement de tendance dans l’art contemporain.

Alors que depuis son émergence dans les années 1950 ( Duchamp ayant été un anticipateur ) jusqu’à la fin des années 1990, un des traits majeurs de l’art contemporain c’était une pratique de toutes les formes de transgressions, de parodies, de simulacres, de dérisions, de détournements ( en cela il est fondamentalement post-moderne ) ; depuis deux décennies environ, il est orienté vers la critique morale et le moralisme, accompagnés d’anathèmes sur des œuvres qui ne sont pas dans la ligne juste ainsi que d’une censure et d’une occultation de certaines œuvres du passé.


Dominique Chateau

Relevons un article15 intéressant de Dominique Chateau qui conduit une réflexion fructueuse sur les rapports de l’éthique et de l’art contemporain.

Cet auteur approfondit la notion actuelle de dé-défintion de l’art en l’appliquant à cette caractéristique commune à l’art moderne et à l’art contemporain, à savoir : dissoudre l’art dans la vie ; parvenir à un moment « d’art-vie ».

N’oublions pas que toutes les avant-gardes de la première moitié du XXe siècle ont cherché à supprimer l’art en le réalisant dans la vie quotidienne pour la transformer. Nous le savons, cela a donné de la peinture sans tableau, une pratique qui se poursuit chez Aubertin, Blazy, les expérimentateurs, Arte povera, etc., ou encore chez les situationnistes avec la poésie sans poèmes, etc.

Dominique Chateau remarque :

« C’est sans doute l’aspect le plus frappant du second stade de la dé-définition, et aussi, on va le voir, l’aspect le plus notable à l’égard de notre sujet : l’« art-vie » se distinguait de l’industrie culturelle ; rêvant encore au plein sens de l’art, il héritait même de sa fonction critique, voire la radicalisait dans une posture politique d’opposition à l’industrie culturelle ; désormais, il fournit le principal argument qui nourrit l’industrie culturelle : l’art ne doit plus se distinguer, au double sens de la « séparation » et de la « hiérarchie ». ( Souligné par nous ).

On trouve aussi dans cet article des analyses perspicaces sur l’autonégation de l’artiste et de son « anti-œuvre » ou de sa « non-œuvre », vues comme une nécessité pour lui de se valoriser sur le marché de l’art contemporain. Pour exister dans la sphère de l’art, l’artiste contemporain doit se nier comme artiste et dénier toute singularité ( ou originalité ) à son œuvre…qui d’ailleurs n’en est pas une ! Salut Hegel ! Mais ce même producteur culturel sait affirmer son identité et donner son numéro de compte en banque lorsqu’il s’agit de vendre une de ses « anti-œuvres ». Salut Marx !


Jacques Rancière

Ce philosophe qui travaille sur l’esthétique et la politique a écrit une œuvre qu’il n’est pas question ici d’analyser intégralement. Revenons seulement sur quelques-unes de ses thèses concernant l’art contemporain.

Rancière ne se veut ni historien de l’art ni philosophe politique, mais penseur de l’esthétique. Il définit trois « régimes de l’art » : éthique, représentatif, esthétique. L’art contemporain relève du troisième régime, car celui-ci réalise une expérience des formes possibles d’une communauté sensible. Selon lui, l’art contemporain « participe à l’ensemble des formes d’expériences qui effectivement intensifie la vie16 ». Dans la seconde partie de ce texte, je commente cette valeur d’intensification de la vie.

Bien que se tenant à distance de la politique, Rancière n’en rejette pas cependant certaines conceptions portées par des courants d’extrême gauche ou écologistes. Par exemple, il met en avant la notion de « commun ». Une référence fréquente, on le sait, des courants gauchistes, écologistes et anarchistes qui, en deuil du communisme, n’ont pas pour autant abandonné le projet d’une société de partage des biens communs.

Nous n’entrons pas ici dans une discussion générale sur les biens communs.

Remarquons seulement que parmi les nombreuses définitions des biens communs données par une multitude de sources, l’art contemporain ne figure que très rarement dans le champ des biens communs. C’est donc par analogie, métaphoriquement parlant, que Rancière l’y inclut.

Les dispositifs, les performances, les installations, et autres interventions de l’art contemporain sont pour ce philosophe des expériences pour « construire du commun » ( ibid. ). L’art contemporain sort des frontières traditionnelles de l’art pour créer dans des espaces publics ou privés, connus comme non artistiques, « une sphère particulière d’expérience ». À la faveur de cette expérience, l’art devient alors « autre chose que lui-même ». Les artistes utilisent toutes sortes d’objets de la vie quotidienne ; ils introduisent des supports et les techniques ordinaires de la communication, etc. En tendance, tout se passe comme si l’art contemporain se dissolvait dans la société.

Cet au-delà de l’art dans lequel celui-ci devient « autre chose que lui-même », quel est-il ?

Rancière répond : une « expérience sensible ». Une expérience sensible comme le fut « la grande tentative d’identification entre l’art et la vie au temps de la Révolution soviétique et l’effacement des frontières entre art et politique et – plus profondément – entre art et non-art qui caractérise les installations et performances de l’art contemporain » ( ibid. ).

Chez Rancière, la référence aux avant-gardes artistiques et politiques actives lors de la révolution russe ne doit pas être confondue avec son échec dans le réalisme socialiste. Il montre comment, au début de la révolution russe, les tentatives des artistes communistes pour faire fusionner l’art et la vie ont été stoppées et englobées dans un art de propagande dans lequel l’artiste est sommé d’illustrer la cause de manière à impressionner les individus. L’artiste qui se nie comme créateur séparé de la vie, devient l’artiste « prolétarien » qui met son talent au service du Parti et de l’État ouvrier.

Si l’on ne peut que partager cette dernière analyse, d’ailleurs banale, sur l’échec des avant-gardes artistiques soviétiques ; en revanche il est nécessaire d’interroger le propos de Rancière lorsqu’il établit une équivalence avec les réalisations de l’art contemporain. Pourquoi ?

Parce que le contexte historique n’est pas pris en considération., du moins insuffisamment pris en considération. Plus précisément et plus profondément parce que « la révolution » que poursuivent les producteurs de l’art contemporain, n’est pas la révolution communiste, mais celle du capital17. Car, si l’on souhaite encore parler en termes de révolution, il n’y en a qu’une seule à l’ordre du jour de notre temps, c’est celle que le mouvement du capital réalise dans le monde et donc dans la vie quotidienne des individus. L’art contemporain en constitue un opérateur.

Certes, les « expériences pour construire du commun » ne sont pas toujours à visée communalisante ou communisante. Il peut s’agir d’une gestion commune d’un bien considéré comme inappropriable par un pouvoir public ou privé ( les communs ). Par exemple les beni communi18 en Italie qui s’apparentent à des formes d’autogestion ou encore d’auto-organisation pour l’exercice d’un « droit à la ville19 ». Un dispositif localiste qui peut entrer en tension avec l’État, supposé défendre les intérêts supérieurs de la nation, sans significativement entamer sa puissance pour autant.

Car, considérées globalement, les pratiques des communs achoppent toutes sur la puissance de l’État. Un État dont les médiations sont certes affaiblies et résorbées dans une gestion en réseau des intermédiaires20, mais un État qui reste malgré tout présent et actif dans la vie quotidienne des individus.

Les divers courants de gauche, gauchistes, écologistes, anarchistes, qui s’affirment comme partisans du « commun » adoptent le plus souvent des positions particularistes, différentialistes, voire communautaristes, autant de forces accompagnant ( et pour certaines anticipant ) sur les tendances à la capitalisation des activités humaines.

En bref, les « expériences du commun » que réalise l’art contemporain serait-il autre chose qu’une publicité pour les réseaux sociaux et la virtualisation de la vie ? Hypothèse que nous expliciterons dans la partie II ; notamment une analyse du « régime d’intensification de la vie », donné par Rancière comme l’objectif fondamental poursuivi par l’art contemporain.


Alain Badiou

Dans une conférence21 donnée sur l’art contemporain, Alain Badiou partage l’essentiel de la périodisation, largement consensuelle, entre l’art moderne et l’art contemporain. Il apporte cependant une inflexion à cette approche. Selon lui, l’art contemporain est toujours inscrit dans le cycle long de la modernité, mais il a opéré une « rupture immanente au sein de l’art moderne » ; il a créé « une exception créatrice au sein de la modernité » ; une « rupture intérieure au sein de la modernité ». Sans rejeter l’appartenance de l’art contemporain à la période post-moderne, Alain Badiou propose deux définitions de l’art contemporain.

Une première de caractère historique et négative : la critique de toutes les formes esthétiques antérieures dont les œuvres sont « les témoins de sa disparition » ; une seconde davantage ontologique comme « un art séparé du réel, la création d’un nouveau réel, d’une pure forme nouvelle ». Dans ces deux sens, poursuit Badiou, l’art contemporain se manifeste comme une autonégation qui cherche à expérimenter un dé-placement dans l’ordre dominant du monde. Ce faisant, l’art contemporain réaliserait « une soustraction locale à la loi du monde ». De plus, cette soustraction locale et ponctuelle au cours dominant du monde, créée par les productions de l’art moderne, leur conférerait « une fonction prophétique » ; une disposition « d’attente ».

Attente de quoi ? Prophétie de quoi ? Badiou le suggère à bas mots dans cette conférence, mais lorsqu’on connaît l’œuvre philosophique et les positions politiques d’Alain Badiou, il n’est pas hasardeux d’y voir l’attente, l’annonce du Grand Évènement qui va à nouveau et cette fois pour de bon, changer la face du monde : la Grande Révolution prolétarienne universelle.

Au regard de cette finalité, on comprend pourquoi Badiou, malgré des ruptures avec le paradigme artistique précédent, inscrit finalement l’art contemporain dans la modernité. Car la modernité a ouvert le cycle historique des révolutions à portée universelle ; il faut donc qu’il se poursuive, même si cette continuité se fait dans le nihilisme, cet adversaire tentaculaire et maléfique contre lequel Badiou ne cesse de combattre. Pour Badiou le cycle historique des révolutions n’est pas achevé tant que La Révolution n’a pas surgi dans l’histoire. D’où son attente de la réalisation de la prophétie maoïste, celle de la Grande Révolution prolétarienne ; l’accomplissement de l’apocatastase qui va rétablir le règne général du Bien.


Brefs commentaires sur l’art contemporain récent (2000-2024) dans la société capitalisée

Partons d’un constat : l’échec d’une prophétie

La critique politique de l’art contemporain est restée dépendante de l’idéologie de la négation de l’art héritée des avant-gardes artistiques et politiques de la première moitié du XXe siècle. Le mot d’ordre « dépasser l’art » constitue la référence suprême de cette idéologie. On le retrouve sous diverses formes chez les futuristes, les dadaïstes, les surréalistes, les lettristes, les situationnistes, chez Fluxus, Cobra, etc. Autant d’écoles ou de courants qui sont des références-fétiches chez les producteurs d’art contemporain. Les néo-dada frustrés sont légion……mais ils se trompent d’époque et de société. Pourquoi ?

Les protagonistes des avant-gardes du XXe siècle étaient pour beaucoup des militants de la révolution communiste, celle qui devait abolir la société de classe, émanciper les travailleurs de leur esclavage salarial, abolir l’État et le capital, et donc supprimer l’art dominant bourgeois pour le réaliser dans la vie quotidienne émancipée.

Nous savons l’échec que fut cette prophétie. Ce qui ne signifie pas que des œuvres majeures ont été réalisées malgré le bruit et la fureur de cette période.

Les producteurs d’art contemporain (et leur monde) n’en finissent pas de simuler, parodier, caricaturer l’art moderne et ses avant-gardes. Pourquoi ? Parce qu’ils se veulent « révolutionnaires ».

Révolutionnaires en art, bien sûr, mais aussi dans tous les domaines de la culture, de l’action sociétale (pas sociale) et de la politique. Leur activisme est d’autant plus exacerbé qu’aucune « révolution » n’est à l’ordre du jour dans l’histoire contemporaine. En effet, le cycle historique des révolutions dans la modernité (d’abord bourgeoise, puis prolétarienne) s’est achevé avec l’échec des bouleversements politiques et anthropologiques des années 60 et 70 du siècle dernier. Avec d’autres auteurs autour de la revue Temps critiques, nous avons analysé ce processus comme celui de « la société capitalisée ».

De sorte que, faute de révolution à l’horizon, ses substituts révolutionnaristes sont diffusés par des activistes de l’art contemporain qui inondent l’espace médiatico-culturo-économique.

L’effet de sidération recherché par l’art stalinien repris aujourd’hui par l’art contemporain

L’épisode stalinien de l’art au service du parti et promu par « l’État ouvrier » fut une forme autoritaire et dogmatique de « l’art révolutionnaire »… devenu conservateur avec le « socialisme réel ». On connaît les conversions de certains futuristes en commissaires politiques de l’art prolétarien ( le prolekult ). Il s’agissait de supprimer les formes d’art attachées à la société bourgeoise, mais en conservant ses règles figuratives et ses canons esthétiques. L’art prolétarien devait capter la totalité de la sensibilité des communistes, leur montrer la juste et la seule voie à suivre ; produire un choc de conscience sur tout l’être ; un choc politique et subjectif. En bref une sidération, recherchée et… obtenue.

Or, fructueuse analogie, c’est le mot sidération qu’Annie Le Brun et Carole Talon-Hugon choisissent pour définir les effets recherchés par l’art contemporain.

Avec des expressions qui leur sont propres, ces deux théoriciennes décrivent et interprètent la puissance de sidération des productions de l’art contemporain comme une composante de la capitalisation des activités humaines.

Nous partageons leur jugement à cet égard, mais à condition d’introduire dans l’analyse une distinction de méthode. L’effet de sidération dont il est question n’est pas à confondre avec les figurations, les défigurations et les symbolisations de la violence et du mal, qui sont présents dès les premières formes d’art ; notamment de l’art chrétien et ses matrices archétypales de la Chute et de la passion de Jésus-Christ.

« L’art contemporain au sens large se signale, par rapport à tous les autres arts historiques, de nous proposer une monstration incessante et quasi encyclopédique du Mal », écrit Medhi Belhaj Kacem dans l’entréeArt de Système du pléonectique ( Diaphane, 2020 ).

Là où cet auteur voit une continuité ( avec intensification ) de la représentation du mal depuis les arts historiques jusqu’à l’art contemporain, nous y voyons plutôt une rupture. Déterminé par son actualisme et sa déhistoricité, l’art contemporain ne cherche pas un effet de catharsis —qui serait porteur possible de sublimation — mais davantage une commotion cérébrale qui arrête toute activité motrice et intellectuelle. Arrêt immédiat toutes affaires cessantes, devant moi, telle est l’injonction proférée par l’anti-artiste contemporain.

Intensifier la vie ?

Nous l’avons vu supra, J.Rancière définit l’art contemporain comme un « régime d’intensification de la vie ».

Ce philosophe de l’esthétique n’a pas fait son deuil des avant-gardes révolutionnaires du XXe siècle. Il n’a pas tiré les leçons de leur échec définitif.

Comme les philosophes de la différence et du désir des années 70/80 ( Deleuze, Derrida, Foucault, etc. ), il paye lui aussi son tribut au nietzschéisme et à son leitmotiv de la volonté de puissance. Dans un essai22 lumineux et perspicace, le philosophe Tristan Garcia montre à quel point toutes les formes d’intensification de la vie ont constitué et constituent toujours plus, « une obsession moderne ».

Depuis la fascination des bourgeoisies européennes pour la découverte de l’électricité en passant par « le libertin, homme de nerfs, le romantique, homme d’orage », jusqu’au « rocker, adolescent électrifié », Garcia dresse une fresque convaincante de la place centrale que la pratique et la théorie de la vie intense ont tenue dans la société bourgeoise et tiennent toujours plus dans la société capitalisée.

De simple complément du concept d’extension, le concept d’intensité a « introduit le loup dans la bergerie » de la philosophie classique, car il est « le principe même de toute classification et de toute distinction » (ibid.). Ce renversement des valeurs au nom de l’intensité, opéré par l’esprit moderne, se retrouve chez de nombreux philosophes de la modernité. « Nietzsche, Whitehead ou Deleuze ont proposé chacun une vision d’un univers non plus étendu, composé de parties agençables, mais purement intensif et dont les parties stables en apparence ne sont que des illusions de la perception limitée que nous en avons » (ibid. p.79).

Rancière lui aussi, chevauche le tigre de la vaste particularisation des rapports sociaux et ceci au nom d’une subjectivité révolutionnaire imaginaire aussi bien politique qu’artistique. L’intensification de la vie qu’il attend de l’art contemporain, est-elle autre chose que l’affirmation du vécu de l’individu démocratique, egogéré, atomisé, particularisé ? Un individu qui intensifie le moindre de ses instants en multipliant les moyens technologiques pour y parvenir : culte de la vitesse en toute chose, de la mobilité ( un mobilisme généralisé ), des stupéfiants, des états modifiés de conscience, des imageries, des jeux vidéo, des sports de compétition, des communications, des réseaux, de la pornographie, etc.

Comme les situationnistes, mais sans l’époque dans laquelle ils tentaient de les réaliser, Rancière et les arts contemporains veulent eux aussi « créer des bouleversements de situations » qui intensifient la vie.

Un exemple d’art contemporain intensificateur :

les ZAT à Montpellier

Il y a une quinzaine d’années, la ville de Montpellier a mis en place, durant un jour ou deux jours, une Zone Artistique Temporaire ( ZAT ). Il s’agit d’offrir à des groupes de producteurs culturels et des collectifs amateurs, un espace public dans lequel ils vont donner libre cours à leur créativité.

Sur internet, on trouve ceci : « Le projet ZAT, à l’initiative de la Ville de Montpellier, est une invitation à explorer la ville autrement à travers des projets artistiques surprenants. Il envisage l’espace public comme lieu de liberté et d’expériences. Inventant d’autres parcours dans la ville, faisant résonner projets artistiques et projets urbains, il met la ville en récit(s). ( … ) La programmation artistique des ZAT est contextuelle : elle s’inspire des lieux investis, de leur histoire, de leur usage, de leur paysage, pour les révéler ou les décaler. Les ZAT mêlent spectacle vivant ( théâtre, danse, musique ), arts visuels ( installations plastiques, pyrotechniques, projections ), street art, performances, projets in situ, créations partagées et projets participatifs. »

Au-delà du discours attendu sur le culturalisme ordinaire des métropoles, il est exemplaire pour nous de relever la référence au « commun » que nous avons déjà rencontré comme objectif politique emblématique de l’art contemporain.

À Montpellier, comme ailleurs, il s’agit de « transformer l’espace public en espace commun ». Le commun, nous y revoilà.

Or, ce commun est-il autre chose que celui de la communauté des artistes et des adeptes de la religion culturelle ? Malgré le zèle prosélyte et propagandiste des associations mobilisées dans la ZAT, le caractère dominant de la manifestation reste celui d’un entre-soi, d’une confrérie d’adeptes, d’une corporation esthétisante.

Les habitants des lieux impactés par la ZAT ( des milliers de personnes ) sont plutôt indifférents aux spectacles « inclusifs » auxquels ils sont soumis et pour certains hostiles aux nuisances sonores et spatiales que la ZAT ne manque pas d’engendrer.

Car il s’agit bien d’une appropriation de l’espace public par une forme de pouvoir politique qui, sous couvert de « l’art partagé », exerce une emprise sensible et intellectuelle sur les habitants.

Il n’est pas incongru d’ailleurs de déceler dans cette appellation de ZAT une analogie avec les diverses ZAD qui ces temps derniers se sont installées sur des territoires proches de grands travaux pour les contester. La ZAT comme substitut des luttes anticapitalistes des ZAD ? Ce n’est pas improbable. Une parodie d’insurrection sur le mode progressiste et artistique en quelque sorte…

Lorsque la subversion de l’art rend hommage à l’art subversif

Quelques mots, pour clore ces brèves notes, sur une vaine tentative d’un critique d’art, pris au piège de sa critique…des critiques politiques de l’art contemporain. Dans un livre récent23, Laurent Buffet décrit et analyse ce qu’il nomme « le paradigme sociologique de l’art ». Il vise les auteurs qui, selon lui, réduisent l’art contemporain à une puissance économique et financière qui esthétise la société au profit du capitalisme. Des auteurs qui à ses yeux, confondent critique du capitalisme et critique de l’art contemporain. À leur encontre, L.Buffet pense trouver dans certains « travaux » de plusieurs artistes contemporains moins connus que les icônes, des preuves de « résistance » et des capacités de « subversion ». Deux « valeurs » que ne cessent pourtant d’affirmer sur tous les tons les récits qui justifient les productions culturelles actuelles. Autrement dit, la simple reproduction du principal discours autojustificatif de l’art contemporain : la transgression et la subversion, peut-elle suffire à construire une critique externe à l’objet critiqué  ?  Le mythe de l’autosubversion de l’art, un des traits politiques les plus marqués de l’art contemporain devient pour L.Buffet un argument pour réfuter les critiques politiques de celui-ci. Nous voilà en pleine tautologie.

De plus, la notion de « capitalisme tardif » dans le titre du livre de L.Buffet utilisée pour qualifier le cycle actuel du capital n’a pas de portée politique et théorique. Les historiens désignent comme tardive une période effectivement achevée, par exemple l’antiquité tardive, ou le Moyen-Âge tardif. Aujourd’hui, où sont les preuves de l’achèvement du capitalisme ? Quasiment depuis son émergence, des voix se sont élevées, des luttes se sont menées pour précipiter la fin du capitalisme, prenant une de ses formes historiques pour sa totalité. Le capitalisme d’aujourd’hui n’est en rien « tardif », il est actif, global et particulier à la fois. Dans la crise, le chaos, la fuite en avant, il dure et à l’encontre de nombreux êtres vivants, il y trouve même une certaine vigueur.

J.Guigou

mars 2024


Echanges Gzavier et Grégoire

Le 30 décembre 2023

Salut Greg,

En parcourant Youtube je suis tombé sur cette vidéo du « Fossoyeur de films » : https://www.youtube.com/watch’v=wEAPMZeZ1cY

Sous un air de critique je ne suis pas certain de saisir si cette dernière porte vraiment. Peut-être ces éminents Youtubeur sont-ils très pointus, mais il manque toujours de faire un rapport simple avec le capital. Qu’en penses-tu ?

Dans la vidéo Theurel questionne les formes de la narration dans un même medium, sont-elles épuisées pour le cinéma ? C’est une impression car c’est la société du capital qui est refermée sur elle-même (« inclusive » où plutôt englobé dans notre langage) et donc cela se retrouve assez dans ces films récents. Donc cet animateur peut poser la question mais il faut élargir le spectre pour comprendre le navrant résultat qu’on obtient au cinéma.

a+

Gzavier


Le 4 janvier 2024

Hello Gzave,

merci de m’avoir indiqué cette vidéo. Je pense que je ne vais rien t’apprendre mais j’ai envie de réagir. Je reste sceptique quant au discours des deux intervenants.

La « pop culture », comme on l’appelle, n’est rien d’autre que celle du capital. Point final. Un grand nombre d’individus n’ont pratiquement pas d’autres références que celles produites par les industries dites « culturelles » depuis, je dirais, une bonne quarantaine d’années. Et bien que l’on vive malgré tout une expérience esthétique devant ces œuvres, rien ne semble échapper au pouvoir. Les expériences que nous pensons êtres les plus intimes ou personnelles lui appartiennent déjà. Quand on est né et que l’on a grandit dans un tel « bain culturel », qui promet de tout vous procurer à domicile, il est impossible pour les plus jeunes de connaître autre chose. Et l’âge ne rend pas plus lucide, semble-t-il. C’est ce que je reproche aux gars de la vidéo. Malgré leur érudition, leurs références sont principalement actuelles. Même lorsque des images plus anciennes sont utilisées, il y a comme une perte d’épaisseur historique. Ils n’évitent pas l’écueil du lieu commun : « la technique c’est ce qu’ont en fait, pas ce qu’elle est… ». Le montage est plutôt indigent (cut, auto-référencé, petites blagues comme reposoir, etc.) proche de ce que Peter Watkins appelle la « monoforme ». Le fait, également, que la chaîne soit sponsorisée par Nord VPN pass avec la pub pour Amazon. L’énorme problème que cette vidéo n’ose ou ne peut pas vraiment poser n’est rien moins que celui de l’art en général, du renouvellement de la tradition, et de sa disparition à l’heure de la reproductibilité numérique des sons et des images. Je fais remonter ce phénomène à la décennie 1975-85, qui coïncide à ce que Temps critiques identifie comme le commencement de la révolution du capital, qui est avant tout anthropologique. Évidemment, nous pouvons différencier des époques à l’intérieur de cette fuite en avant.

Ce que la vidéo dit de l’image numérique est la partie la plus intéressante, à mon avis. Parce qu’elle est d’aussi bonne que de mauvaise qualité, l’image numérique n’a aucune personnalité. Même en la comparant à l’image vidéo des années 80-90, qui reste à ce jour la pire qui soit, nous ne pouvons pas la dater. Il en va de même pour l’audionumérique si on le compare aux sons électroniques des années 50-60. Pour dire vite, le numérique, c’est toutes les époques, tel un immense succédané dans l’enfer de la compilation que représente internet, et aucune à la fois. Il reproduit même les avant-gardes, en plus petit, dans tout ce qu’elles ont d’aporétique (j’en dirai autant des milieux militants) ! Bien qu’il méconnaisse le passé, le monde dans lequel nous vivons ne peut être que passéiste. Il ne vit que sur ce qui existe déjà et ne peut rien inventer. Ainsi, les grands événements historiques de la modernité n’ont toujours pas connu leur dépassement. Il peut bien se passer quantité de choses, rien de décisif n’arrivera dans le domaine de l’émancipation humaine avant longtemps. C’est pour cette raison que les blockbusters, à côté desquels le « cinéma français » passe pour être du grand art, ne peuvent proposer que ce que le « grand public » connaît déjà. Ce n’est pas seulement la répétition du même, c’est carrément morbide et régressif. Car le phénomène récursif qui se met en place ne renvoie qu’à l’individu et à son égo, bref à sa vie mutilée. Comment peut-on se laisser volontairement humilier à ce point et depuis si longtemps par de telles merdes ? A la question : « vous préférez le cinéma d’autrefois à celui d’aujourd’hui ? », Maurice Pialat avait répondu « je préfère surtout celui qui reste à inventer ». J’aime mieux ça. Mais l’on ne peut rien inventer de nouveau sans connaître le passé, c’est une banalité.

J’ai retrouvé une citation de la veuve d’Orson Welles à propos de Spielberg : « Je me souviens d’un dîner avec Spielberg au moment où Welles cherchait le financement de The Cradle Will rock dans lequel devait jouer Amy Irving, l’épouse de Spielberg. Le film ne s’est pas fait, faute de parvenir à rassembler un budget de quatre millions de dollars, ce qui est absolument ridicule, et Spielberg n’a rien fait pour l’aider. Lui qui clame connaître les films de Welles depuis sa plus tendre enfance, et qui a plus d’argent qu’il ne sait qu’en faire, tout ce qu’il a trouvé à dire à Welles, c’est qu’il avait dépensé soixante-dix mille dollars pour acheter la luge de Citizen Kane. ». Bel exemple de l’esprit nostalgique du nouvel Hollywood, tant vénéré aujourd’hui ! A l’inverse, Welles, mort en 1985, aura par exemple tenté jusqu’au bout, même de façon impuissante, à proposer une autre manière de faire du cinéma, proche de l’inachèvement, en questionnant les faux-semblants du montage. Et bien que n’étant pas un contestataire, il a saisi dans quoi l’art s’engouffrait à la fin du siècle dernier. Sans doute, parce qu’il venait d’une autre époque ?

Bref, le cinéma, ce n’était pas mieux avant, tout bêtement parce que cet art ne pouvait excéder le 20ème siècle. Aujourd’hui, il faut sans doute envisager d’autres formes critiques et réflexives (petits formats, série, etc.). L’art est-il encore possible ? Mais est-ce souhaitable et lequel ?

Voilà, juste quelques idées en vrac avant d’aller me coucher. J’espère ne pas avoir été trop confus.

Bonne nuit,

Greg


Le 11 mars 2024

Greg,

Je ne connais pas toute la filmographie d’O.Welles (Le troisième homme est magistral) mais son Don Quichotte inachevé et fragmentaire vaut autant l’intérêt qu’un autre comme celui de Terry Gilliams auquel je n’avais pas trouvé beaucoup de qualité… et ce malgré des moyens bien supérieurs, pourtant un film qui a failli ne jamais exister.

Je t’ai renvoyé à la vidéo de Theurel car il est facilement invité notamment aux Intergalactiques à Lyon (festival de SF) pour parler de cinéma que son regard engloberait. Mais dans mes pérégrinations un peu masochistes, il faut le reconnaitre, j’ai découvert des chaines Youtube qui mène la bataille culturelle de « gauche » sur cette plateforme investie par tous désormais quel que soit leur camp politique. Mais l’écrit permet de se rendre compte des positions politiques prisent et s’extraire des montages de citations de films et autres trucs pour faire passer la pilule le cas échéant. Ainsi un texte sur les industries culturelles m’a interrogé malgré son titre un peu racoleur : Industrie du divertissement, pop culture et contre-culture, les liaisons infernales ?

On a affaire à un discours d’un vidéaste, Benjamin Patinaud (au pseudo Bolchegeek), qui se présente comme tel (et non en militant) sauf qu’il manifeste bien des séquelles de sa formation politique à la LCR. Désormais sponsorisé par L’Humanité (une vidéo d’une autre source lui demande s’il est toujours bolchevik ?) il poursuit son parcours en repérant les éléments critiques trouvé dans le cinéma contemporain ou les comics. Ils seraient présents chez les méchants (ce qu’il appelle le Syndrome Magneto) et par des références au sein de œuvres de façon plus où moins claire.  Mis à bas de l’hégémonie culturelle américaine mondiale (mais que dire de la Chine qui rayonne sur une bonne part de l’Asie !) comme relevant d’une industrie culturelle guidée par la recherche de profit et d’une forme de domination culturelle justement. Les exemples de discours « critique » où juste de citations politiques relevées par l’interviewé proviennent des pires blockbusters dont ceux qui font la part belle à la question raciale aux US, au décolonial même. Sur cette base politiquement en vogue et nulle artistiquement c’est plus le dévoilement de type sociologique qui nourrit la critique de ce vidéaste.

Ce que disait Adorno sur les produits de l’industrie culturelle c’est qu’ils mettent en œuvre un statu quo ante récurent et donc qu’on connait la fin d’un film avant même de l’avoir vu, où plus précisément, ils ne vous permettent pas d’être étonné, détourné. Ces produits ne sont que captation de l’attention contrairement à l’art authentique même si cette différence est désormais caduque.

De fait vu le processus de création des œuvres cinématographiques actuelles nous sommes en réalité aux prises avec les différents discours des pouvoirs établis où en devenir. D’ailleurs d’une façon qui peut être lucide où simplement cynique, l’industrie présente parfois tout un discours sur le pouvoir et ce dans des films comme Le Seigneur des anneaux (surtout le premier film) par exemple, mais aussi de façon extrême dans la série Game of Thrones.

Par contre ce qui échappe à l’article dont nous partons, c’est qu’il ne peut plus il y avoir de contre-culture, que la fin des avant-gardes artistiques est assurément irrémédiable. Pour que leur projet/programme se réalise il faudrait qu’il y ait un extérieur à la société du capital, que la révolution du capital n’ait pas eu lieu mais dont Pasolini avait repéré l’avènement de façon précoce. C’est bien un tout qui nous traverse et non plus une lutte entre des classes qui se confrontent selon des intensités différentes et qui seraient chacune porteuses d’une culture différente.

Mais cela échappe majoritairement à cette gauche Youtube qui se situe de façon privilégiée sur le terrain de l’idéologie alimentée, par exemple, par d’anciens trotskystes qui relaient allègrement les positions particularistes où très basiquement classiste. Il semble évident de dire que tout ce qui tenterait de critiquer de « l’intérieur » cette sous culture est parfaitement contre dépendante de cette industrie et que donc sa critique n’atteint que rarement la question du rapport social capitaliste dans son ensemble d’autant moins lorsque cette critique s’appuie sur un discours sociologique de type bourdieusien sans effet politique. Mais ces batailles idéologiques peuvent d’autant plus avoir lieu que la virtualisation des rapports sociaux abouti à une prévalence de celle-ci notamment au travers des réseaux sociaux. Cela ne serait rien si l’idéologie ne faisait rien que planer au-dessus du monde, c’est en réalité aussi une force qui se voit par exemple dans les identités multipliées dont nous ne saurions dire où tout cela nous mènera.

A+

Gzavier

  1. Vladimir V. Maïakovski, Comment faire des vers, 1926. []
  2. « Et c’est ainsi que le poète se trouve aussi lié, malgré lui, à l’évènement historique. Et rien du drame de son temps ne lui est étranger. Qu’à tous il dise clairement le goût de vivre ce temps fort ! Car l’heure est grande et neuve, où se saisir à neuf. Et à qui donc céderions-nous l’honneur de notre temps ? » Saint John Perse, Discours de Stockholm. Œuvres complètes, Gallimard, 1975,p. 443-447. []
  3. Le Centre d’Études, de Recherches et de Formation Institutionnelles a été fondé en 1976 par Félix Guattari et plusieurs militants issus du Mouvement du 22 mars ou encore par d’autres cercles de l’autonomie et de l’écologie. Ses réflexions étaient publiées dans la revue Recherches. []
  4. « “Bifo” et radio Alice », entretien avec Franco Berardi par Carlos Ordonnez, Autonomia (5). Revue en ligne Autonomie. https://autonomies.org/2023/02/italy-autonomia-5/ []
  5. El Pais, https://elpais.com/eps/2023-12-09/franco-berardi-filosofo-tenemos-que-desertar-de-la-reproduccion-de-la-especie.html []
  6. cf. René Lourau, Auto-dissolution des avant-gardes, Galilée, 1980. []
  7. Annie Le Brun parle de son livre dans un entretien télévisé ici  []
  8. cf.  https://blog.tempscritiques.net  Note sur imagination/imaginaire/imageries []
  9. J’ai analysé ce processus dans « La fin du couple aliénation/émancipation » Temps critiques n°21, 2022. []
  10. Cette dialectique formelle qui a été à la base des philosophies politiques hégélo-marxistes dans la société bourgeoise, n’opère plus aujourd’hui. Les contradictions historiques à l’œuvre dans la modernité, ont tendance à être effacées, désamorcés par les processus d’englobement des conflits dans, ce que nous avons nommé, la société capitalisée (L’Harmattan, 2014). Cf. J.Guigou et J.Wajnsztejn, Dépassement ou englobement des contradictions ? La dialectique revisitée. L’Harmattan, 2016. []
  11. Heinich Nathalie, « Les récits de l’art contemporain » dans : Yves Charles Zarka éd., La France en récits. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Hors collection », 2020, p.175-185. DOI : 10.3917/puf.zarka. 2020.01.0175. URL : https://www.cairn.info/la-france-en-recits–9782130824442-page-175.htm []
  12. Carole Talon-Hugon, Morales de l’art, PUF 2099. []
  13. En décembre 2023, le jury a désigné Bourges pour Capitale européenne de la culture en 2028. []
  14. C.Talon-Hugon, L’artiste en habit de chercheur. PUF, 2021. []
  15. Dominique Chateau, « L’éthique dans le contexte de la dé-définition de l’art », Nouvelle revue d’esthétique, n°6, 2010. []
  16. Johan Faerber, entretien avec Jacques Rancière, in Diacritik, 25 sept. 2023 (en ligne ici).  []
  17. Depuis plus de deux décennies, à la revue Temps critiques, nous avons proposé cette expression pour caractériser les bouleversements de tous ordres et notamment anthropologiques qui affectent les êtres vivants tels que  les produit la dynamique du capital. Cf. Par exemple, le n°15 (2010) intitulé Capitalisme, capital, société capitalisée ou encore J.Wajnsztejn, Après la révolution du capital, L’harmattan, 2007. []
  18. cf. « Communs dans le droit italien. Les beni comuni et patti di collaborazione », Chemins publics, 26 avril 2021 https://www.chemins-publics.org/articles/communs-dans-le-droit-italien-les-beni-comuni-et-patti-di-collaborazione []
  19. Dans les années 1970 et 80, Henri Lefebvre a proposé une extension des droits sociaux et humains appliquée au milieu urbain. Plusieurs de ses livres l’argumentent, notamment, Espace et politique. Le droit à la ville (Anthropos, 1972) et La production de l’espace (Anthropos, 1974). Dans ma préface à la troisième édition de livre d’Henri Lefebvre , La survie du capitalisme (Antrhopos, 2020), j’argumente la thèse selon laquelle Lefebvre reste partisan du paradigme classiste et donc d’une vision marxiste de la révolution, vision certes non dogmatique de type autogestionnaire, mais qui ne tient pas compte de l’échec des mouvements contestataires des années 65-74 et de leur englobement dans la société capitalisée. La négativité historique dont ces mouvements étaient porteurs a été soit effacée, soit s’est convertie à la positivité généralisée de l’actuelle société capitalisée. []
  20. cf. J.Guigou, L’institution résorbée, Temps critiques, n°12, 2001. []
  21. Alain Badiou, « Du moderne au contemporain. L’art où la possibilité de l’impossible ». Conférence donnée le 22 octobre 2019 à Bruxelles, disponible en ligne https://www.youtube.com/watch?v=LC9Zp00l60c []
  22. Tristan Garcia, La vie intense. Une obsession moderne. Autrement, 2016. []
  23. Laurent Buffet, Captation et subversion. L’art à l’épreuve du capitalisme tardif. Les Presses du réel, 2023. []

Art et révolution – hier et aujourd’hui

Ci-dessous un commentaire actualisé de D. Hoss au texte Révolution à titre humain et tension vers la communauté humaine de J. Wajnsztejn paru sur ce blog en mai 2018 proposant, en réponse à plusieurs sollicitations et demandes de précisions, une synthèse de cette double perspective, présente dès l’origine de la revue, de manière implicite ou explicite dans des articles et interventions, mais jamais exposée ainsi dans un même texte.

Lire la suite →

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (V)

– Le 5 mai, la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe s’est opposée, à la politique de rachat des dettes des pays de l’UE par la BCE en alignant sa position sur celle, traditionnelle, de la Bundesbank, pourtant ébranlée par le soutien de son président à la BCE. Le souci ici n’est pas celui d’une lutte contre l’inflation qui n’a pas lieu d’être actuellement, mais une critique indirecte des bas taux d’intérêt occasionnée par les pratiques d’argent facile (quantitative easing) de la BCE qui nui-raient particulièrement au plus gros pays épargnant d’Europe qu’est l’Allemagne. Une prise de position étonnante quand on sait que cette Cour garante de l’État de Droit (Rechtstaat) en Allemagne est censée trancher sur la base de grands principes politiques ou philosophiques et moraux allant de l’interdiction du Parti communiste allemand en 1956 jusqu’à celle du suicide assisté en 20171.

L’Allemagne, de par sa puissance, peut à la suite être la nation qui a le plus poussé pour l’indépendance de la banque centrale européenne, et être celle maintenant qui limite son pouvoir. La Hongrie et la Pologne sont évidemment à l’affut de l’évolution de la situation puisque la position de Karlsruhe renforce la position souverainiste de leurs gouvernements respectifs. Mais dès le lendemain la Cour de Justice de l’UE (CJUE) a fait savoir qu’elle ferait respecter les règles de subsidiarité et la présidente de la Commission européenne envisagerait une procédure de sanction.

La BCE va se retrouver devant un choix : maintenir le caractère d’exceptionnalité de la situation actuelle avec mise sous perfusion de la dette italienne par exemple, sans modifier la réglementation complexe de Maastricht ou pousser plus avant son pouvoir propre avec la mutualisation de la dette2. La BCE de gauche ? La bonne finance chassant la mauvaise ? L’économie à nouveau politique ? À condition dit Cohn-Bendit (Libération du 23 mai) que la BCE change son orientation et que le but ne soit pas la stabilité des prix, mais la croissance, ce qui est par exemple le choix de la FED. La divergence entre la FED américaine (malgré la position contraire de Trump) et la BCE se situe aussi au niveau des taux directeurs3 négatifs de la banque centrale que les européens ont adoptés et que refusent les américains. Pour Kenneth Rogoff, ex-économiste en chef du FMI, c’est pourtant ce retour à une poli-tique monétaire active complétant une politique budgétaire elle-même active (position « non conventionnelle » par rapport à la traditionnelle policy mix qui fait fonctionner ces deux politiques en sens inverse l’une de l’autre) qui pourrait permettre une reprise à un niveau mondial4 et qui présenterait aussi l’avantage de ne pas être trop défavorable aux pays les plus pauvres (tribune Les Echos du 14 mai).

– D’une manière générale les banques rassemblent d’énormes provisions pour parer à toute éventualité et principalement les banques américaines qui sont finale-ment sorties beaucoup plus solides de la crise de 2008 qu’elles n’y étaient entrées (Les Echos, 14 mai/20). Leur grosse assise est un atout. Mais les banques européennes provisionnent aussi (1,5 milliard de plus, Les Echos du 12 mai) et font bonne figure exceptée la Société Générale touchée par ses activités-actions et en difficulté potentielle au niveau de ses investissements sur le gaz de schiste américain qui contreviennent aux accords de Paris sur le climat (2015).

– Une cinquantaine de banques et assurances ont répondu à l’appel, mi-avril d’un plan de relance verte à l’initiative de l’écologiste Pascal Canfin appuyé par le prix Nobel d’économie américain Joseph Stiglitz. Néanmoins, une transition écologique n’est pas évidente quand elle nécessite l’utilisation de « terres rares » qui ne se si-tuent pas en Europe et ont déjà été largement explorées et exploitées/captées par la Chine.

– On assiste à une nette baisse du prix des fusions-acquisitions, ce qui risque de favoriser en retour une plus forte concentration du capital dont nous avons parlé dans nos précédents bulletins qui, a priori, ne va pas dans le sens d’une relance, verte ou pas. Effet induit : une nouvelle baisse de la part des salaires dans la pro-duction de la richesse nationale, puisque dans ces enterprises au fort profit, les salaires ne représentent qu’une part marginale de la valeur ajoutée.

– Pendant ce temps le personnel hospitalier attend toujours le décret permettant le versement de la prime promise et pour les heures supplémentaires, pour l’instant ne seront payées que celles qui se situent en supplément des jours de récupération à prendre automatiquement, car les notes de service précisent bien que le personnel a besoin de repos (Les Echos, 14 mai) ; pendant ce temps Véran dénonce la rigidité dommageable (« le mauvais deal ») des 35 h dans les hôpitaux publics ! (Libération, 16 mai). Le plan sur 4 ans d’investissement massif en matière de santé an-noncé des derniers jours par Macron et par le gouvernement s’élèverait à plusieurs centaines de milliards comprenant revalorisation substantielle des salaires des soignants, équipements de haute technologie, promotion des médecins de ville et de campagnes dans le service public de santé, etc. Promesses électorales ou stratégie économique souverainiste ?

INTERLUDE

– D’après le journal Le Monde du 5 mai, il est aujourd’hui possible, pour les Italiens, dans le cadre d’une politique de déconfinement à petits pas, de visiter ses parents (et uniquement ses parents)… jusqu’au 6e degré de parenté.

– Elon Musk, le PDG de Tesla vient de traiter les mesures prises par les pouvoirs publics de Californie de fascistes parce que son entreprise n’avait pas été considérée comme suffisamment essentielle pour pouvoir échapper au confinement et à l’arrêt de la production. À sa menace de délocaliser et quitter la Californie pour le Nevada ou le Texas, une élue démocrate de Californie lui a répondu qu’il pouvait « aller se faire foutre ». Une réponse qui montre que le politiquement correct n’a pas complètement envahi les États-Unis et surtout que le pouvoir politique, y compris aux États-Unis peut ne pas exactement être aux ordres des patrons.

– De nombreuses manifestations ont eu lieu en Allemagne ces derniers jours au moins dans les grandes villes : Stuttgart la première il y a quinze jours, Munich il y a une semaine et sur des bases politiques différentes des manifestations qu’ont connu les États-Unis. Des groupes de gauche5 comme Querdenken 711 (« Pensez autrement ») et Widerstand 2020 (« Résistance 2020 ») en sont à l’initiative même si des groupes d’extrême droite peuvent s’y mêler). « Bas les masques » ; « Résistez » ; « Tracking vaccins » ; « Ne laissez pas passer Bill Gates » figurent parmi leurs slogans.

– Le Royaume-Uni pourrait faire appel à Apple et Google pour une application de tracking après avoir, comme la France, longtemps refusé. « C’est le reflet d’une profonde évolution : les États entrent dans des logiques de réseaux privés et les plate-formes numériques, dans des logiques souveraines. Cette interaction a pour conséquences de faire voler en éclats la ligne de démarcation public-privé, en particulier en ce qui concerne la protection de la vie privée ». (11 mai 2020, Les Echos propos du Directeur de l’Institut français des relations internationales, recueillis par Virginie Robert). La crise sanitaire accroît en effet les rapports entre les États et les grandes plateformes numériques privées qui font partie du complexe militaro-industriel et maintenant numérique américain. Elles payent certes peu d’impôt, mais investissent beaucoup et participent donc de la politique de puissance… américaine surtout, chinoise aussi comme le montrent à propos de la 5G les rapports entre l’Allemagne et la Chine où on n’en est plus à échanger des données individuelles, mais des données industrielles. Toutefois tout ne leur est encore pas permis puisque Trump vient d’attaquer Amazon qui profiterait gratuitement de l’infrastructure postale américaine. Des élus démocrates et même républicains brandissent la menace d’un démantèlement des Gafam avec l’application de la loi antitrust. Leur rapport à l’État n’est donc pas encore clairement établi. Qui profite le plus de qui ? Le secteur est de toute façon marqué par une instabilité définitoire. En effet, si le coronavirus a profité à la Big Tech, les « licornes » que sont Uber et Airbnb sont en difficulté (5000 emplois supprimés à eux deux d’après Le Monde du 14 mai) et d’une manière générale les sociétés de capital-risque qui soutiennent l’ensemble de la « netéconomie » y regardent à deux fois avant de nouveaux financements du fait même de cette instabilité.

– Dans un entretien au journal Le Monde du 14 mai, le président de Medef s’oppose aux déclarations du gouvernement sur la fin du chômage partiel6 généralisé pour les salariés dont les entreprises sont à l’arrêt ou fonctionnent au ralenti, prévue pour le 1er juin. Il oublie au passage de nous dire que cette mesure ne coute pour l’instant rien au patronat même si le gouvernement en cas de prolongation envi-sage de faire payer les entreprises au niveau de 10 % de la prise en charge totale. Pour le patron du Medef la demande ne remontera que lentement, alors même que la croissance française dépend structurellement plus de la consommation interne que la croissance allemande ; il faudrait éviter une situation à l’américaine laissant faire le marché producteur mécanique de licenciements secs. Pour cela, il est nécessaire de conserver des mesures transitoires comme un chômage partiel7 reconduit pendant l’été accompagné d’un moratoire des mesures de transition énergétique en les compensant par une taxe carbone8 aux frontières de l’Europe : et éventuellement, dans certains secteurs, compenser la perte de productivité due aux mesures de précaution sanitaire par un allongement provisoire de la durée du travail en accord avec le personnel dans le cas d’accords d’entreprise9. Mais contrairement à certains cercles de la pensée libérale comme l’Institut Montaigne qui parlent de la nécessité de revenir sur les 35 h (cf. Romaric Godin, Médiapart du 14 mai) le patron du Medef ne s’illusionne pas sur le niveau de production à venir et la force de travail nécessaire pour l’atteindre10. Le problème est plus actuellement celui d’une surcapacité potentielle qu’une situation de sous capacité. Alors pourquoi ces sirènes libérales ? Pour favoriser un effet d’aubaine !

Le paradoxe est quand même que les patrons semblent peu empressés de redémarrer à plein régime, alors que les économistes commencent à faire courir le bruit que le choc économique particulièrement fort en France s’expliquerait peut être par un chômage partiel trop avantageux pour les salariés et surtout pour les cadres. Après la trop fameuse « préférence française » des salariés pour le chômage y au-rait-il donc une préférence patronale pour le chômage partiel comme l’a longtemps connu l’Italie avec la Cassa integrazione ? Plus sérieusement on peut penser que les deux pôles, salariés et patronat, ont subi les effets pervers en temps de déconfinement de la politique de la peur menée par le gouvernement pour imposer le con-finement11.

– Le gouvernement planche sur une revalorisation statutaire des professions ayant montré leur utilité sociale sur le terrain pendant la crise sanitaire, alors qu’ils sont les oubliés des périodes plus calmes où tout semble marcher tout seul. Dans Les Echos du 15 mai, Muriel Pénicaud, ministre du travail parle de la nécessité de revaloriser certaines professions du secteur privé en apportant à leur statut et conditions de travail une sorte de correctif de « philosophie morale » (« Cela récompensera les métiers les plus méritants ») aux anciennes grilles de qualifications hiérarchiques Parodi (du nom du ministre gaulliste du travail en 1945 et dont le travail sera poursuivi par son successeur le « communiste » Ambroise Croizat courant 1946 et 1947). Celles-ci ont été déterminées en fonction de la théorie de la valeur-travail et du caractère plus ou moins productif stricto sensu de la profession. Mais problème : si le correctif reste dans le cadre de la grille de branche cela revient à pousser tout le monde vers le haut, mais sans correctif dans l’échelle sociale12 ; s’il en sort cela revient à une revalorisation anti-hiérarchique qui n’est dans l’air du temps ni du côté des gouvernements actuels ni du côté des syndicats (la CGT s’en tient à une augmentation généralisée du SMIC… mais s’accompagnant d’une revalorisation branche par branche des autres salaires. Martinez, Libération du 15 mai). En clair maintien de la grille hiérarchique et aucune reconnaissance de l’implication particulière des « invisibles » toujours aussi invisibles donc, surtout pour des professions qui, par exemple pour les caissières des hypermarchés sont menacées en interne par l’automatisation croissante et en ex-terne par le développement de l’e-commerce. Pour le pouvoir, la façon la plus hypocrite pour s’en sortir ce sont les primes globales égales pour tout le personnel ; c’est d’ailleurs le choix qui a été fait pour le personnel hospitalier et ce qui est recommandé au niveau des PME. Autrement, Par ailleurs, du côté des grandes entre-prises on peut lire des choses ahurissantes sur un intéressement des salariés du privé sous forme d’une sorte d’échelle mobile liée au niveau de distribution des dividendes (Patrick Mignola, président du Modem à l’assemblée nationale, Libération du 15 mai) qui non seulement lie le simple salarié de l’entreprise aux résultats, mais nous fait croire que la plupart des salariés du privé travaillent dans des entre-prises cotées en Bourse, alors qu’on sait que l’emploi est ailleurs (TPE et PME)

– Les crédits accordés aux grandes entreprises fleurons de l’industrie nationale comme Renault et Air-France ne semblent pas s’accompagner de garanties quant à l’emploi, or des départs naturels en retraite dans la seconde entreprise ne seront pas compensés et dans la première des fermetures en France et à l’étranger sont envisagées dont éventuellement Flins ! (Le Figaro du 13 mai). C’est le paradoxe de cette aide accordée aux grandes entreprises qui n’embauchent plus, alors que les PME sont abandonnées même si elles condensent le maximum des emplois présents et à venir.

– Dans le même ordre d’idée ; la présidence de la République découvre que la Santé est un « bien commun » (non pas un « commun » quand même, mais un « “bien” commun », son ouverture à des limites) à travers les déclarations du directeur de la branche française de Sanofi à qui l’État a accordé de larges crédits d’impôt. Ce dernier a répondu en disant qu’on ne peut fabriquer en fréquence accélérée un vaccin (18 mois au lieu de 5 ans en moyenne) en s’en tenant à la méthode du téléthon à la française et de citer en exemple le partenariat public/privé établi aux États-Unis à travers le BARDA13 dont les européens ont refusé de mettre en place une version propre pour-tant proposée par Sanofi à la Commission européenne (Le Monde du 16 mai).
– La méfiance vis-à-vis d’une trop grande dépendance envers la Chine gagne le Japon, la Corée du Sud et Taïwan. Les difficultés politico-économiques d’une rupture sèche empêchent de fait toute politique générale de relocalisation ; par contre, pour les nouveaux investissements, le Vietnam et la Thaïlande sont plébiscités. Désormais le Japon a établi une liste de productions stratégiques qui feront l’objet de mesures protectionnistes (Les Echos du 13 mai). Toujours le retour de l’État-nation sous la forme particulière de l’État commercial.

– On a beaucoup parlé du télétravail pendant le confinement, beaucoup moins de l’automatisation de la production ; or, il s’avère que les patrons américains et japonais pensent de plus en plus à hâter un processus qui, après une embellie, s’était quelque peu ralenti (Les Echos du 15 mai). Vu la structure d’âge de la population active, les effets sur l’emploi seront sans doute plus redoutables aux États-Unis, beaucoup moins au Japon, de par leur effet d’éviction de l’emploi (accentuation du processus de substitution capital/travail.

– Malgré l’aspect économique de la réouverture des écoles primaires que nous avions sous-estimé parce que Blanquer avait été désavoué par son propre gouvernement, le transfert ne se passe pas tout seul. Les entreprises se retrouvent face à un nombre considérable de salariés qui ne peuvent reprendre du fait que c’est une reprise au ralenti. D’après Les Echos du 13 mai, les patrons des PME reprochent au gouvernement d’avoir suscité une peur contreproductive vis-à-vis des parents. Quant aux profs ils sont évidemment accusés de ne pas vouloir reprendre.

– Si Blanquer a été beaucoup attaqué pour le côté intempestif de ses prises de position, quelle réponse lui ont donnée les enseignants ? Les plus actifs d’entre eux dans les grèves et contre la Réforme donnaient déjà l’impression de naviguer à vue entre l’acceptation que l’école française accroît les inégalités (les statistiques libéra-les de Pisa détournées par les gauchistes) tout en s’opposant à une Réforme qui aurait eu si ce n’est pour but, mais comme conséquence de les accroître encore. Ils ont pourtant accueilli sans broncher le télétravail qui, paraît-il, accroît aussi le décrochage scolaire et donc les inégalités sociales… Mais leurs syndicats sont réticents devant une réouverture des écoles parce que les conditions de reprise ne sont pas conformes aux règles de distanciation, que l’école ne pourra être qu’une garde-rie parce que la présence physique des élèves n’est pas obligatoire et que cela accroîtra les inégalités. C’est l’exemple même d’un double discours politiquement mortel ; si la tutelle les enjoint à faire des révisions plutôt qu’à « avancer le Pro-gramme », ils répondent, c’est de la garderie ; si elle leur dit d’avancer le Programme, ils répondent cela accroît les inégalités puisque tout le monde ne sera pas présent. Les syndicats se défaussent en posant des préavis de grève courant sur une longue période. C’est devenu une habitude de la part de certains syndicats comme SUD-éducation qui joue les « solidaires », mais en fait se lavent les mains de ce qui se passe n’étant pas en mesure de mobiliser de toute façon et ne sortant jamais de la sauvegarde de l’Institution. Comme pour les syndicats ouvrir les murs de l’école équivaut pour certains, à détruire ses fondations et pour d’autres à l’ouvrir à l’entreprise, l’essentiel c’est que rien ne change. On passe d’un confinement à un autre. Partout dans le monde l’État n’est plus éducateur14 et se pose la question « Que faire des enfants ? » Une interrogation qui semble faire l’unanimité des parents-enseignants et des gouvernants si ce n’est leur unité. Le « pompon » semble pouvoir être décerné à l’Espagne qui a réussi à les empêcher les enfants de mettre le pied dehors pendant deux mois et maintenant les renvoie en vacances jusqu’en septembre ! L’école est un exemple du fait que le virus ne pré-pare en lui-même à rien d’autre et que contrairement à ce que dit Bruno Latour (Libération du 14 mai), le virus ne produit pas un « crash test » ou alors un test négatif.

Quant à l’enseignement supérieur, si on en croit Frédérique Vidal qui en a la charge et bien les efforts vont être portés sur une « hybridation » des enseignements qui va encore accorder la part belle aux technologies numériques, mais non sur ce qui fait que les universités sont désertées ou fonctionnent mal.

– Quelles que soient les procédures d’information pour le traçage/dépistage15 qui seront finalement choisies, on peut s’accorder sur le fait que le Covid-19 aura déjà eu un potentiel normalisateur important. Cette normalisation a été vue, du côté du pouvoir et des médias comme le signe d’une unité retrouvée plutôt que d’une adhésion. À cet égard, les applaudissements aux fenêtres et bal-cons pour soutenir les « soignants » réunissaient les macroniens n’ayant jamais mis les pieds à une manifestation d’hospitaliers et une grande partie de ceux ayant lutté contre la réforme des retraites. Un comble ! Unité donc, mais autour des « soignants » qui en appelaient, comme le gouvernement, au principe responsabilité… avec comme conséquence la peur instillée, mais aussi intériorisée.

Temps critiques, le 19 mai 2020.

  1. – Contrairement au Conseil constitutionnel français dont les 12 membres sont nommés par le Président de la République et les présidents des deux Chambres, ses 16 membres sont élus à moitié par le Bundestag et le Bundesrat, à la majorité des 2/3. Il n’empêche que c’est bien cette démocratique Cour qui a cautionné la mise en place de l’état d’urgence en RFA dans l’après 68 avec, par exemple, les interdictions professionnelles prononcées par les länders à l’encontre des personnes travaillant dans la fonction publique et susceptibles d’appartenir à la « mouvance » d’extrême gauche.
    De par son histoire l’Allemagne a privilégié le droit comme principe d’unité et ce, dès le Saint-Empire germanique ; l’a ensuite théorisé avec Carl Schmitt sous la forme de « l’État constitutionnel de droit » qui a légitimé l’État nazi et orienté finalement la nouvelle Constitution de la RFA vers une conception restrictive de la démocratie dans le cadre de la lutte contre le bloc soviétique. L’ennemi intérieur théorisé par Carl Schmitt dans la phase historique antérieure était réintroduit… dans la nouvelle démocratie (source : Peter Brückner, Alfred Krovoza, Ennemis de l’État, La pensée sauvage, 1972. Brückner, professeur à l’université de Hanovre fut lui-même deux fois suspendu de ses fonctions.
    Terminons par une déclaration de cette Cour constitutionnelle en 1972 : « On attend des citoyens qu’ils défendent cet ordre [les droits fondamentaux de la Constitution, NDLR] ; les ennemis de cet ordre, même s’ils se situent de manière formelle dans le cadre de la légalité, ne seront pas tolérés » (source : Sebastian Cobler, « R.F.A. : l’“État normal” » in Les Temps Modernes, no 396-397, juillet-août 1979, p. 59). []
  2. – La dette italienne pourrait monter à 150 % du PIB, la française à 118 soit des bonds d’une trentaine de points chacune. Quant à la dette japonaise, elle caracole en tête et atteint 238 % du PIB, mais sa soutenabilité ne pose en principe pas de problème, car premièrement son taux d’actualisation est nul (c’est le rapport entre le taux d’intérêt payé sur la dette et le taux de croissance) deuxièmement la dette est détenue à moitié par la Banque centrale du pays et le reste est détenue par des investisseurs institutionnels japonais : le troisièmement en découle qui est que la dette est en monnaie nationale. Pour Michel Aglietta (Le Monde du 17 mai) il n’existe pas de niveau optimal de la dette, cela dépend de la politique macro-économique que l’on veut mener et à l’heure actuelle la BCE n’a aucun intérêt à imposer à l’Italie — dont la dette est la moins soutenable, parce qu’entre autres son infrastructure publique (qui représente potentiellement une contrevaleur) est insuffisante (cf. l’écroulement du pont de Gênes) —, des conditions à la grecque. []
  3. – C’est-à-dire le taux de refinancement des banques auprès de la banque centrale qui guide leur politique de crédit et ses limites en fonction du niveau du taux. []
  4. – Tout en n’obérant pas la possibilité d’une « transition verte » nécessitant des investissements de long terme que le maintien des bas taux d’intérêt rend théoriquement possible.
    []
  5. – En Allemagne ce terme n’a pas le même sens qu’en France. Le terme ici employé ne renvoie pas à la bonne gogauche à la française, mais aux prétendus « ennemis de l’État » dont nous parlons dans la note 1. []
  6. – Son montant est en France de 84 % du salaire net jusqu’à 4,5 fois le SMIC pour 12,2 millions de personnes jusqu’à fin mai (6 salariés sur 10 du secteur privé) ; contre 60 % en Allemagne et 10 millions de salariés (un tiers des salariés du privé) et seulement jusqu’au niveau du salaire minimum (1200 euros) pour l’Italie qui a par ailleurs mis en place tout un système de prîmes compensatoires (Les Echos, 13mai ). Il est vrai qu’il y a danger vu l’activisme mafieux qui sévit dans la Péninsule, non seule-ment dans le Sud, mais jusqu’à Turin. En Angleterre, 80 % du salaire pour 7,5 millions de salariés, mais à hauteur de 2500 livres sterling maximum par mois.
    Toutefois, cette procédure, du moins dans sa version française, ne concerne par les salariés en fin de mission intérim ou en fin de contrat CDD. []
  7. – Si on veut se baser sur des exemples historiques pour voir l’effet de ces mesures, du point de vue économique, l’Allemagne avait utilisé le chômage partiel pendant la crise de 2008-9 de façon à ne pas rompre la continuité du travail, mais il s’agissait surtout d’emplois industriels qualifiés à l’époque alors qu’aujourd’hui ce sont essentiellement des emplois de services qui sont concernés et qui sont soit peu qualifiés, soit précaires et à l’avenir incertain donc à fonds perdus du point de vue capitaliste. []
  8. – C’est un peu une illusion si on raisonne non pas au niveau de la France, mais de l’UE qui est exportatrice nette de produits industriels (Les Echos, 13 mai). []
  9. – Ainsi, Air France essaie de faire signer un « accord de performance » que jusqu’ici seule FO a accepter de signer. []
  10. – Pour prendre un exemple, au niveau du groupe Nissan-Renault-Mitsubishi, l’usine Nissan de Sunderland en Angleterre ne produisait avant le confinement que 50 000 véhicules sur une capacité de 200 000. Le problème est donc celui d’une réorganisation du groupe et particulièrement de sa localisation et non pas un problème de « reprise ». Cet exemple est loin d’être un cas isolé. []
  11. – Cf. l’exemple du BTP arrêté à 80 % en France contre 20 % en Allemagne. []
  12. – C’est pour cela que chaque fois qu’il y avait une augmentation du SMIC en principe supérieure à l’augmentation du reste des salaires de base, la CGT s’empressait de demander une augmentation des salaires situés juste au-dessus de façon à bien maintenir la hiérarchie des salaires sous le prétexte qu’il fallait refuser un nivelle-ment par le bas. []
  13. - La Biomedical Advanced Research and Development Authority est l’office du ministère de la santé américain chargé des contre mesure sanitaire en cas de crise liée à des agents chimiques, biologique ou encore nu-cléaire. []
  14. – Cf. la brochure « L’État-nation n’est plus éducateur. L’État-réseau particularise l’école. Un traite-ment au cas par cas » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article277 []
  15. – « Brigades des anges » de Véran ou brigades d’intervention contre des « porteurs de peste » (Untorelli) ? La première formule nous dit implicitement que les enjeux sont ouverts. []

Les frontières de plus en plus floues entre politique, poésie et publicité

Comment interpréter l’élection de Joe Biden et surtout sa mise en scène ? Dans l’ensemble, l’opinion de gauche aux États-Unis a jubilé devant une réaffirmation de la démocratie selon les uns, ou une victoire dans la lutte éternelle (et surtout rituelle) contre la « peste brune » selon les autres. Or, le texte, reçu d’un camarade, que nous publions ici nous propose un tout autre éclairage des événements en cours.

Amanda Gorman, poétesse noire de vingt-deux ans, semble avoir ravi la vedette lors de la cérémonie d’investiture de Joe Biden par la lecture d’un de ses poèmes. Écrit pour l’occasion, « The hill we climb » (« La colline que nous gravissons ») est bien moins remarquable du point de vue littéraire que pour sa qualité de propagande incantatoire et pour l’importance de son auteure comme symbole, à l’instar d’Obama, de la valeur des citoyens noirs et des avancées que les Américains pensent avoir accomplies en matière de dépassement de l’héritage de l’esclavage et du racisme1.

L’aspect politique-spectacle est si évident que ce n’est pas la peine de s’y attarder ici, d’autant que ce n’est pas une nouveauté. De même, les allusions religieuses – « les Saintes Ecritures nous dit d’imaginer que chacun habitera sous sa vigne et son figuier », « nous avons bravé le ventre de la bête », « Un pays meurtri mais encore intact », rappelant la Deuxième Épître aux Corinthiens (« Nous sommes aux prises, mais non pas écrasés ; ne sachant qu’espérer, mais non désespérés ; harcelés, mais non abandonnés ; terrassés, mas non vaincus. »), relèvent d’une longue tradition dans la littérature et la vie culturelle des États-Unis.

En revanche, le nombre de clins d’œil aux discours politiques ayant fait date dans l’histoire du pays doit retenir notre attention. Ainsi, quand Gorman déclame : « But that doesn’t mean we are striving to create a union that is perfect » (« Mais cela ne veut pas dire que nous aspirons à former une union parfaite »), elle convoque non seulement le préambule à la Constitution (« … en vue de former une union plus parfaite »), mais aussi le discours prononcé par Franklin Roosevelt lors de la cérémonie d’investiture pour son quatrième mandat présidentiel (« Notre constitution de 1787 n’est certes pas un instrument parfait. Mais il nous a fourni un socle ferme sur lequel des hommes de toutes sortes, de toutes les races, de toutes les couleurs et de toutes les croyances ont pu ériger la structure solide de notre démocratie. »). Cette même citation est sans doute également la source d’inspiration des mots « To compose a country committed to all cultures, colors, characters and conditions of man » (« Pour constituer un pays qui s’engage à respecter toutes les cultures, toutes les couleurs, tous les caractères et toutes les conditions de l’être humain »).

Surtout, c’est Abraham Lincoln, orateur d’exception il est vrai, que Gorman met à contribution dans ces passages : « We seek harm to none and harmony for all » (« Nous ne cherchons le mal pour personne et l’harmonie pour tous »), « But while democracy can be periodically delayed it can never be permanently defeated » (« Mais si la démocratie peut à l’occasion être retardée, elle ne peut être définitivement supprimée ») ou « Because we know our inaction and inertia will be the inheritance of the next generation » (« Car nous savons que notre inaction et notre inertie seront l’héritage de la prochaine génération »)2. À ceci près que la jeune poétesse se montre plutôt triomphaliste (fidèle en cela au volontarisme optimiste si prisé aux États-Unis) là où le président d’autrefois était pénétré du côté tragique et cruel des événements.

On a donc affaire à un discours politique assez efficace, fût-il truffé de rimes et d’allitérations obsessionnelles à la manière du rap. Mais c’est l’intervention d’un autre artiste à la cérémonie qui permet de mieux comprendre le sens de ce qui se passe. Bruce Springsteen, chantre des victimes de la désindustrialisation, a pu chanter son « Land of hope and dreams » (« Pays d’espoir et de rêves »), chanson qu’il a été jusqu’à présenter comme une « prière ».

Pourquoi y attacher tant d’importance ? Parce que l’une et l’autre ont à nouveau eu la parole lors du Super-Bowl du 7 février, événement sportif de loin le plus suivi aux États-Unis et donc le plus convoité par les annonceurs, dont certains profitent pour dévoiler leur pub la plus coûteuse de l’année. Gorman a pu lire un autre de ses poèmes, hommage à trois travailleurs de première ligne en période de pandémie, qui fonctionne à peu près de la même façon que le précédent : il s’agit de galvaniser et de rassembler le peuple. Et Springsteen ? Pour la première fois apparemment en quarante-huit ans de carrière, il a accepté de se prêter à un clip, en l’occurrence pour la marque Jeep (filiale du groupe Fiat-Chrysler).

Cette « compromission » scandalise certains ; moi, elle me laisse indifférent. Ce qui me frappe en revanche, ce sont les similitudes entre les poèmes de Gorman et le message véhiculé par Springsteen dans « The Middle » (en gros, le juste milieu). Comme la jeune poétesse, ce fils du New Jersey ouvrier nous parle, après avoir montré une accueillante chapelle œcuménique située pile poil au centre géographique des États-Unis, de la nécessité de trouver un terrain d’entente, vaincre nos divisions, sortir des ténèbres pour retrouver la lumière et considérer la liberté comme ce qui fonde le lien social indispensable au pays. Comme elle, il s’appuie sûrement sur Roosevelt (« La seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même ») lorsqu’il souligne l’effet néfaste de la peur. Comme Gorman encore, il utilise l’image d’une colline ou d’une montagne que nous devons – et que nous pourrons – gravir. Comme elle enfin, il nous assure qu’il y a de l’espoir au bout du chemin devant nous, ce qui conduit pour finir au slogan publicitaire du constructeur qui s’affiche à l’écran : « Jeep.com/The Road Ahead ». Juste après l’inscription « To the ReUnited States of America » (« hommage aux États-RéUnis d’Amérique »)3.

Les images, la musique et le texte concourent à créer un clip bien au-dessus de la moyenne. Cela reste certes une pub, mais dans la mesure où elle vise à frapper les esprits, elle est peut-être aussi « efficace » que le poème récité devant le Capitole. En outre, un constructeur automobile, on s’en doute, a intérêt à « vaincre nos divisions » s’il veut vendre le plus de véhicules possible. Et une auteure ? Là aussi, les impératifs de carrière incitent à ratisser large, mais comme indiqué plus haut, Gorman s’exprime presque tout autant comme propagandiste que comme poétesse. Et de toute façon, elle avoue rêver d’être un jour présidente des États-Unis.

Les poèmes de Gorman comme la pub de Jeep puisent des références partagées dans le passé religieux, mais surtout dans la vénération quasi religieuse des Américains pour leurs institutions, leur document fondateur et les figures marquantes de leur histoire. Or, après l’élection américaine la plus « clivante » depuis les années 1860 et l’assaut du Capitole par une foule composée d’une part de militants déterminés d’extrême droite et d’autre part de naïfs qui se croyaient en plein jeu vidéo, cela paraît un peu court.

L’écart de plus en plus aigu entre métropoles et zones rurales est comme enseveli sous les images nostalgiques des grandes plaines. Quant à la fracture entre bas revenus, concentrés pour beaucoup dans les campagnes, et couches urbaines aisées, elle n’aura eu droit qu’à une brève évocation assez générique par Springsteen (« la liberté… n’est pas l’apanage des plus fortunés parmi nous »). Plus largement, on assiste à une érosion des repères traditionnels – concernant le rapport entre l’individu et la communauté, le rôle des institutions, la composition de la population américaine, les rapports hommes-femmes ou le statut des États-Unis dans le monde – qui a affolé les boussoles, au point d’engendrer un authentique mouvement de masse à droite. Mais de cela, il n’est nulle part question. À l’heure de l’indistinction croissante entre politique, poésie et publicité, l’incantation rassurante tient lieu de réflexion et d’action en vue de changer la société. D’un autre côté, le vainqueur de la présidentielle n’a-t-il pas mieux réussi que son adversaire à s’attirer les contributions des couches favorisées et des grosses entreprises ? Il y aura donc bien des changements, mais pas ceux que nous avions en tête…

Larry Cohen

  1. https://www.youtube.com/watch?v=Wz4YuEvJ3y4 Beaucoup de commentateurs américains donnent l’impression de s’émerveiller à l’idée même qu’une jeune Noire puisse faire de la poésie. Et d’y voir une nouvelle preuve du caractère exemplaire de leur pays. []
  2. Dans le discours de Lincoln lors de sa deuxième investiture, il dit : « Sans malveillance envers quiconque, et avec charité envers tous ». Dans son allocution après la victoire des nordistes à Gettysburg, bataille la plus sanglante de la Guerre de sécession, il dit : « … à nous de vouloir qu’avec l’aide de Dieu cette nation renaisse dans la liberté ; à nous de décider que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, ne disparaîtra jamais de la surface de la terre. » Enfin, dans son discours du 1er décembre 1862 devant le Congrès, il lance cet avertissement : « Mes chers concitoyens, nous ne pouvons échapper au jugement de l’Histoire. »

    []

  3. https://www.youtube.com/watch?v=D2XYH-IEvhI []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XIX)

Course vers l’avant ou rattrapage par l’arrière ?

– En 2020, le ministère des Solidarités et de la Santé n’affichaient que 7450 équivalents temps plein, soit moins que… la Culture. Ils étaient plus de 9 000 en 2019, et l’hémorragie ne va pas s’arrêter : pour 2021, la loi de finances prévoit de passer à 4819. Toute l’expertise scientifique et technique est partie dans les agences créées au fil de scandales sanitaires : l’Agence française du sang en 1992 après l’affaire du sang contaminé, l’Agence du médicament en 1993 aprè l’affaire des hormones de croissance, l’Institut de veille sanitaire et l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments en 1998 après la vache folle, l’Agence française de sécurité sanitaire environnementale en 2002 après l’amiante… Face à l’empilement de structures, la France a cherché à rationaliser la filière sanitaire et s’est dotée en 2016 d’une agence nationale de santé publique, Santé publique France, née du regroupement de quatre structures préexistantes. « Santé publique France n’est pas une administration, c’est une agence scientifique avec peu d’administratifs. Elle compte 600 personnes contre 8 000 pour son homologue britannique », défend François Bourdillon, son ancien directeur général. « Ce qui ne marche pas en temps de crise est tout ce qui n’a pas été réglé avant, observe Laurent Chambaud, directeur de l’EHESP, la grande école de Rennes qui forme les directeurs d’hôpitaux et cadres de santé. Notre système de santé s’est bâti sur les soins hospitaliers avec de très bons résultats, mais n’a pas fait le pari de la prévention et de la promotion de la santé. » (Le Figaro, le 30 mars). Et il faut rappeler que cela ne semble pas suffire puisque ces organismes et l’État se sont adjoint des cabinets d’experts privés (cf. le Relevé de notes XVI)… et ne pas choquer. Alors, face à une crise sanitaire d’une telle ampleur, que le gouvernement ait sollicité des cabinets de conseil, « ça ne me choque pas », confie Michèle Pappalardo, ancienne rapporteure générale à la Cour des comptes. « Ce n’est pas très étonnant, estime-t-elle. Personne ne sait rien sur rien. Donc tous les pays font la même chose : ils cherchent à comprendre, à s’organiser au mieux. » (Le Monde, le 2 avril).

– Dans les jours qui viennent, le premier site industriel français va commencer à produire des vaccins contre le Covid-19. Formulation et mise en flacon du Moderna sortiront des lignes de production de l’usine de Recipharm en Indre-et-Loire. Il y a non seulement du retard, mais aussi une différence de vision. En effet, les États-Unis ont pris très tôt le virage des sciences de la vie. Leur agence étatique, la BARDA a mis plus de 12 milliards de dollars sur la table pour préfinancer les projets de vaccin contre le Covid. Novavax et Moderna en ont profité pour mettre en place des plateformes vaccinales bien avant le Covid-19 et dont elles profitent maintenant (Marie-Paule Kieny, présidente du Comité vaccin Covid-19 (Libération, 1er avril). Pendant ce temps, en France et plus généralement en Europe les gouvernements, faute de vaccins, mettent l’accent sur les « solutions » comportementalistes des gestes barrières et des slogans quasi publicitaires (« Dehors en citoyen et chez moi avec les miens ») faisant comme si les comportements n’étaient pas en partie prédéterminés et sociaux et comme si les variants du virus avaient un rapport avec ces mêmes comportements (cf. G. Lachenal, historien des sciences, Libération le 1er avril).

Dans le même temps, l’Europe a mis en place un mécanisme commun d’achat des vaccins. Mais elle s’est comportée uniquement comme un acheteur représentant de 27 pays et non pas comme un État voulant contribuer à la mise en place d’une stratégie industrielle (Les Échos, le 24 mars). Et quand elle se montre comme productrice comme l’entreprise de biotechnologie Valneva, sise à Saint-Herblain, en Loire-Atlantique qui va passer à la phase 3 et compte produire à l’automne, c’est l’État qui s’avère mauvais commerçant en ne cherchant pas à coordonner une répartition des doses et laisse à la GB la possibilité de préempter 200 millions de doses jusqu’à l’horizon 2025, à la condition qu’elles soient produites… en Écosse Le Monde, le 8 avril). Suite du feuilleton un mois après : l’État, qui détient 8,13 % de Valneva par le biais de BPI-France, affirme qu’il a commencé à avoir des échanges avec les dirigeants de l’entreprise en mai 2020. Ceux-ci ont été auditionnés le 18 juin. « On a proposé de pousser les curseurs au maximum de ce que permet le cadre réglementaire, en prenant en charge 80 % du budget du projet, assure le cabinet de Mme Pannier Runacher. Le gouvernement britannique s’est affranchi de ces règles et a proposé un financement à 100 %. Valneva s’est aussi appuyé sur son site de production existant en Écosse, ce qui était rationnel. »

« La réalité est tout de même plus complexe, précisait, début 2021, une voix au sein de Valneva. Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt : l’État a surtout misé sur Sanofi et l’Institut Pasteur. Ici, du fait des procédures mises en place, le programme aurait pris de nombreux mois de retard. » (Les Échos, le 19 avril). Dans le même ordre d’idées, les cryomicroscopes électroniques, dont l’extrême précision permet d’observer les coronavirus, manquent ainsi cruellement. « Chaque fois qu’un nouveau variant apparaît, explique Bruno Canard (spécialiste des types de Corona depuis 2002, CNRS, université Aix-Marseille), ce sont les résultats acquis avec un microscope haute résolution qui permettent d’interpréter sa trajectoire. » Problème : l’appareil coûte 5 millions d’euros. L’Allemagne en possède 30, l’Angleterre 25 et la France… 3. « En Allemagne, il faut six mois entre la demande d’un cryomicroscope par les chercheurs et sa réception, en France, il faut six ans. » pointe Bruno Klaholz, directeur de recherche au CNRS à l’Institut de génétique et de biologie moléculaire et cellulaire (IGBMC) de Strasbourg (Le Canard enchaîné, le 12 avril).

Cette situation se retrouve aussi dans la robotisation y compris par rapport à ses voisins (nous en avons parlé dans le relevé VIII, mais un écart qui pourrait se réduire si l’on en croit les dernières évolutions. Ainsi, en 2 019, 6700 nouveaux robots ont été mis en service en France pour un total de 42 000 installés, soit une hausse de 15 % en un an. Une tendance qui était déjà perceptible l’année précédente avec 4658 nouveaux robots (+ 4,8 %). Ce phénomène est le fruit d’une réorientation des politiques publiques dans ce domaine. L’une des clés a été la décision d’accorder une nouvelle déduction fiscale pour les PME qui investiraient dans la robotique ou la transformation numérique. Une mesure qui avait été mise en place également de 2015 à 2017 sous l’impulsion du ministre de l’Économie de l’époque (Macron). Ce dispositif permet aux entreprises concernées de déduire de leur résultat imposable, en plus de l’amortissement classique, une somme égale à 40 % de la valeur d’origine de certains équipements, en particulier les robots. D’autres mesures d’incitation ont suivi, comme le prêt-robotique de BPI-France, permettant aux entreprises d’obtenir une avance pour l’investissement dans des robots. Une politique jusque là négligée pour des raisons sociales, l’automatisation nuisant à l’emploi (ibid.). Le développement des start-ups entretient cette sorte de nouveau cercle vertueux dans lequel la finance — via les sociétés de capital-risque — investit dans la transformation des processus de production (le journal prend ici l’exemple des fermes verticales qui viennent de lever en 2020 des sommes quatre fois supérieures à celles de 2015). Encore un exemple qui montre qu’il n’y a pas fondamentalement de déconnexion entre économie et finance. Wall Street en est d’ailleurs persuadé puisque « il y a un véritable enthousiasme de la Bourse pour Joe Biden », observe Wilfrid Galand, stratégiste chez Montpensier Finance. « Le président américain a répondu aux attentes des marchés avec une hausse sans précédent de la dépense publique, sans augmentation de la fiscalité jusqu’à présent » (Les Échos, le 4 mai). Le Wall Street Journal ne l’entend toutefois pas de cette oreille comme le résume un éditorial du 27 avril : « l’excuse de la Maison-Blanche arguant qu’elle a hérité d’un foutoir dû au Covid est absurde. La production de vaccins était pré-planifiée. Il en va de même pour l’économie, qui est en croissance depuis juillet dernier », écrit le quotidien des affaires, qui constate : « L’inévitable boom post-pandémique est arrivé. La même chose se serait produite si M. Trump avait gagné » transcription Les Échos, le 4 mai.

La stratégie américaine

Le plan capitaliste (présenté par Biden)

 La haute tension : un consensus émerge aux États-Unis : la meilleure stratégie pour effacer les séquelles de la crise sanitaire et atténuer les problèmes sociaux du pays, c’est de placer l’économie en régime de haute pression. L’idée n’est pas neuve. Elle remonte à Arthur Okun (1928-1980), un économiste keynésien, ancien conseiller de Lyndon Johnson. Mais elle a été évoquée par Janet Yellen, peu avant sa nomination comme secrétaire au Trésor, et inspire Jérôme Powell, le président de la Réserve fédérale (Fed). De quoi s’agit-il ? Depuis une conférence prononcée par Milton Friedman en 1968, les politiques macroéconomiques s’articulent généralement autour de l’idée qu’il existe un taux de chômage d’équilibre en dessous duquel on ne peut descendre qu’au prix d’une inflation croissante. À l’approche de ce seuil, il faut freiner la croissance pour éviter une surchauffe. C’est ce à quoi on assiste depuis les années 1980, au point d’aboutir à une inflation trop basse dont on n’arrive pas à se dépêtrer. La thèse d’Okun, formulée en 1973, est au contraire qu’il faut tester les limites à la baisse du chômage pour tenter de faire fonctionner l’économie en régime de rareté des ressources en travail. Cela demande un peu plus d’efforts de recrutement et de formation aux entreprises, mais ramène vers l’emploi ceux qui en sont le plus loin : chômeurs de longue durée, personnes tombées dans l’inactivité, salariés à faibles qualifications, minorités. En cas de succès, le bénéfice est double : un potentiel de production plus élevé (de 2 à 3 points pour chaque point de baisse du chômage, selon Okun) et une amélioration sensible de la situation des plus défavorisés. Jérôme Powell, dans l’explication de texte qu’il en a donnée le même jour, souligne les bienfaits qu’un marché du travail tendu apporte aux « communautés à faible revenu », notamment aux minorités ethniques. Début 2020, avant le choc du Covid-19, ces bienfaits étaient visibles. Alors que le taux de chômage des Noirs et des non-diplômés était, en 2009, supérieur de cinq points au chômage moyen, l’écart n’était plus que de deux points et demi début 2020. Parallèlement, les taux d’activité augmentaient et les salaires du bas de l’échelle progressaient sensiblement plus vite que la moyenne. L’expansion à tout va de Donald Trump avait produit les effets annoncés par Okun. Il se pourrait même qu’un tel épisode macroéconomique améliore durablement le sort des moins favorisés : une personne ramenée vers l’emploi par quelques trimestres de haute pression tendrait à y demeurer par la suite, même si la situation se normalise (Le Monde, le 27 mars).

La leçon vaut particulièrement pour la zone euro, qui fonctionne depuis longtemps en régime de basse pression par aversion à l’inflation et crainte des déficits. Tenter la haute pression ne nécessite pas de jouer l’expansion à tout va. Il suffirait, dans un premier temps, que la politique économique se fixe en priorité l’objectif raisonnable, de demeurer expansionniste aussi longtemps qu’il le faudra pour effacer complètement la trace du choc pandémique sur l’activité, ramener durablement l’inflation à sa cible de 2 % et placer l’économie sur la voie d’une croissance robuste et créatrice d’emplois (Tribune de Pisani-Ferry, ibidem). Le problème en Europe est aussi que toute accentuation de la politique de relance est soumise d’abord aux échéances des élections allemande puis française alors qu’il serait pourtant nécessaire de prendre des initiatives concertées.

Un keynésianisme au petit pied

Au-delà des différences de montants engagés pour faire face à la crise du coronavirus, Europe et États-Unis se distinguent par leurs objectifs de sortie de crise. Alors que les institutions et les gouvernements européens se mobilisent pour replacer l’économie à son niveau d’activité de la fin d’année 2019, les États-Unis ambitionnent de retrouver leur trajectoire de croissance pré-crise dès la fin de cette année 2021. L’action combinée de la relance budgétaire et monétaire doit relever le potentiel de croissance de l’économie américaine, aussi bien en soutenant le niveau d’activité à un régime de haute pression qu’en investissant dans le développement de ce potentiel. Après avoir rattrapé sa trajectoire, la croissance américaine devrait connaître une accélération au cours de ces prochaines années ; alors que selon les projections économiques réalisées à horizon 2024, la zone euro devrait voir son niveau de PIB atteindre un niveau de 4 % inférieur à ce qu’il aurait été si la crise sanitaire n’avait pas eu lieu. Soit une perte de trois années de croissance. Aux États-Unis, le niveau de PIB pourrait être de 0,6 % supérieur à ce qu’il aurait été sans cet événement. De fait, les acteurs économiques — entreprises et salariés — se reposant sur le marché intérieur européen se trouvent pénalisés par une politique macroéconomique européenne sous-optimale, (Nicolas Goetzmann, Les Échos, le 3 mai).

– Le nouveau plan de plus de 2000 milliards de l’administration Biden devrait se consacrer au renouvellement et transformation des infrastructures (pour un tiers), alors que le pays est le seul parmi les grandes puissances à avoir vu ses investissements/PIB en ce domaine baisser depuis 25 ans. Un autre tiers serait consacré à la R-D et le dernier à la rénovation de l’habitat et au care parce que comme il l’a aussi déclaré « La théorie du ruissellement n’a jamais fonctionné ».

Le retour du big government ne s’embarrasse pas du débat qui distinguerait la formation du capital humain et l’investissement physique. À travers la notion d’infrastructure humaine, la Maison-Blanche défend un soutien massif aux transformations de la force de travail (48 milliards de dollars), aux écoles (100 milliards) et community colleges (12 milliards), au logement social (200 milliards), aux crèches (25 milliards) et au soin à domicile (200 milliards). Une seule boussole : la création nette de valeur, permise par la capacité de l’État à se projeter à long terme. On est frappé par le contraste avec le programme de stabilité qui vient d’être présenté en France. Ici est la principale leçon du plan Biden : maximiser la capacité du big government à élargir l’horizon de l’économie américaine. Le plan met l’accent sur les « communs », ces éléments du patrimoine national dont les externalités drainent toute l’économie et qui sont incontournables pour aller vers une économie décarbonée : production de batteries à hydrogène, parcs éoliens, rénovations des réseaux électriques et des bâtiments… cinquante milliards sont aussi annoncés pour réinstaller sur le continent américain des fonderies de semi-conducteurs et ainsi retrouver une autonomie stratégique vis-à-vis de la Chine (Les Échos, le 19 avril).

Mais en contrepartie de ses dépenses sont évoquées des recettes avec la remontée (légère) de l’impôt sur les sociétés (de 21 % depuis la loi Trump de 2017 à 28 %, mais avant 1917, le taux était de 351). Par ailleurs les FMN seront assujettis au taux minimum de 21 % alors que la loi de 2017 l’avait fait passer de 16 à 8 % (Les Échos, le 1er avril), une mesure qui se voudrait non seulement américaine mais mondiale, car Biden veut aussi « mettre fin à la course vers le bas sur les taux d’imposition des sociétés qui permet à des pays de gagner en compétitivité en devenant des paradis fiscaux », non seulement exotiques, mais comme l’Irlande à l’intérieur même de l’UE. Des mesures loin d’être révolutionnaires — elles trouvent pour partie leurs sources dans l’explosion de la dépense publique provoquée par la crise liée à la crise sanitaire —, mais qui semblent plus consensuelles que celle de 1933-36 pendant le New-Deal puisque la Cour suprême ne s’y oppose pas pour l’instant. Mais si la proposition américaine ne rencontre pas trop d’opposition au niveau des institutions nationales et internationales, elle risque en revanche d’affronter la pression des multinationales et des cabinets de conseil qui vivent de l’optimisation fiscale.

Les propositions de l’administration américaine tranchent aussi avec celles prises après 2008, mais elles ne seront toutefois pas faciles à mettre en place quand on sait que les entreprises ont de nombreuses niches pour abaisser la facture du fisc. Dans un discours, le président Biden a rappelé que « 91 entreprises de l’indice boursier S&P 500 ne paient pas un cent d’impôt sur les sociétés… Un pompier et un enseignant payent 22 % de leur revenu. Amazon et 90 autres grandes entreprises ne payent aucun impôt fédéral ? Je vais mettre un terme à cela. » a-t-il déclaré (Les Échos, le 6 avril).

– Le New Deal de Roosevelt (1933-1939) est une référence explicite de l’administration Biden et il comprend à la fois son volet économique qui n’est pas axé sur la croissance pour la croissance, parce que les activités soutenues tournent autour de la maintenance, de l’entretien, du care ; et son volet social (notamment le soutien à la syndicalisation, des infrastructures ciblées pour des « populations désavantagées » avec par exemple le revenu garanti pour les parents avec enfants alors que l’on estime que 1 enfant sur 7 vit en dessous du seuil de pauvreté).

Pour Biden, la classe moyenne c’est la working class. Le message que Joe Biden lui envoie est le pendant démocrate de la ligne populiste de l’« America First » de Trump. Joe Biden juge aussi que les syndicats « ont construit la classe moyenne » et qu’il faut donc donner aux salariés « les moyens de se syndiquer et de négocier avec leurs employeurs ». Il soutient en ce sens le projet de loi PRO-A adoptée par la Chambre des représentants, mais honnie par le patronat. La voiture électrique créera de « bons emplois pour la classe moyenne », assure aussi Joe Biden dans son plan de lutte pour le climat.

Cet ensemble d’éléments a permis d’éviter ce que beaucoup craignaient, à savoir une reprise en W, ce que prévoyait en septembre dernier, Stephen Roach (ancien chercheur à la FED et aujourd’hui enseignant à Yale) pour l’économie américaine, insistant sur le fait que la reprise naissante de l’automne 2020 serait probablement marquée par une forte rechute sur le modèle des sept récessions précédentes. Il n’en est rien comme il le reconnaît dans un article Les Échos, le 29 mai, et ce pour 3 raisons : vaccins, nature humaine et Bidenomics.

– Deux causes sont généralement retenues pour imaginer que l’inflation puisse dépasser durablement les 2 %, seuil de tolérance de la Fed et niveau jugé aujourd’hui optimal. Soit le taux de chômage devient inférieur à son niveau optimal et finit par générer des tensions sur les salaires. Ce serait le cas pour une reprise trop rapide qui ferait apparaître un déficit de force de travail dans les secteurs fermés depuis longtemps et où la population active a pu se reconvertir et le cas est courant aux États-Unis ou à Londres pour les travaux saisonniers. Soit les anticipations d’inflation pour les années à venir sont révisées à la hausse par les ménages. Les économistes s’accordent de plus en plus pour constater que le niveau d’emploi n’aurait presque plus d’influence sur l’inflation. En revanche, les anticipations d’inflation sont devenues déterminantes. La baisse de l’inflation, depuis les années 1980, s’expliquerait presque par les seules anticipations. Or, d’après Olivier Blanchard, ces anticipations pourraient s’inverser soudainement en cas de surchauffe durable, comme ce fut le cas dans les années 1960. Sauf que le monde a changé. Le Prix Nobel d’économie 2008, Paul Krugman, fait remarquer que ces anticipations d’inflation sont, par exemple, restées insensibles aux craintes de déflation de la crise de 2008 (Le Monde, le 29 mars).

– La relégitimation des politiques industrielle et budgétaire est loin de signer le retour de l’État keynésien surtout si on prend en compte le contexte dans lequel il est aujourd’hui envisagé en Europe où il n’y a pas eu le traumatisme occasionné par la présidence de Trump. Si on centre le débat, plus précisément sur la France, la référence n’est déjà pas la même : ce n’est pas celle du New Deal, mais les années d’économie planifiée, ou du moins concertée, des « Trente glorieuses ».

Du point de vue de la politique industrielle tout d’abord, les investissements publics y sont conçus selon des objectifs et des modalités diamétralement différentes. Durant les Trente glorieuses, l’objectif des politiques d’investissement pour l’État, était de structurer des secteurs économiques entiers, parfois directement par des nationalisations, parfois indirectement par des subventions qui lui permettaient d’influer sur les choix de développement des entreprises. Il s’agissait ainsi de contrôler le marché, voire, pour certains secteurs stratégiques comme l’énergie, de s’y substituer. Or, les politiques d’investissement actuelles visent au contraire à encourager le développement des acteurs privés et du marché en déterminant des objectifs généraux — comme la transition écologique —, mais sans intervenir dans les stratégies des acteurs économiques. Elles s’appuient, pour ce faire, sur des instruments financiers comme des prêts, des prises de participation sous forme de capital-risque ou des garanties qui sont délivrées en premier lieu par les banques publiques d’investissement — dont l’activité a explosé depuis une décennie. Ces financements sont octroyés sur le critère de la rentabilité financière des projets et de la promesse d’un « retour sur investissement » pour l’État, mais sans exigence de contrepartie en matière de « gouvernance ». De plus, quand l’État investit par le biais des banques publiques d’investissement au capital d’entreprises, l’objectif est de s’en retirer dès que l’activité est rentable, de manière à réinvestir dans d’autres activités émergentes prometteuses, sur le modèle d’un fonds d’investissement. Par ailleurs, la valorisation actuelle du rôle d’« investisseur » de l’État ne s’accompagne pas d’une revalorisation de la dépense publique en général. Ces dépenses d’investissement sont en effet nettement distinguées des autres dépenses publiques, dites de fonctionnement ou de redistribution, qui financent les services publics et les transferts sociaux. Ainsi, si le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, affirmait, le 2 février, devant l’Assemblée nationale, que la dette liée à l’investissement était de « la bonne dette », il ajoutait aussitôt ne pas « être favorable à de l’endettement qui irait à des dépenses de fonctionnement pérennes ». Cette perspective politique et économique explique également le maintien des plans de réduction du nombre de lits dans les hôpitaux publics ou la faiblesse des revalorisations salariales lors du Ségur de la Santé. On comprend ainsi la logique globale des politiques économiques françaises actuelles, partagées entre, d’une part, la mise en avant croissante du rôle de l’État dans l’économie pouvant justifier des dépenses publiques nouvelles et même l’augmentation de l’endettement et, d’autre part, le maintien de l’objectif de diminution de son périmètre au nom de la réduction des déficits et de la dette. (Ulrike Lepont, CNRS, université Versailles-St-Quentin, Le Monde, le 12 avril). Le récent rapport de la Cour des comptes vient d’ailleurs le confirmer en déclarant : « (Le rapport sur) le budget 2020 de l’État montre qu’une partie de la forte hausse des dépenses s’explique par celle des dépenses “ordinaires” non liées à la crise sanitaire » (Les Échos, le 14 avril).

Ensuite, le cadre idéologique et conceptuel reste le même. Les interventions de l’État restent en réalité dans le cadre du libéralisme, puisqu’il s’agit de mettre en place des incitations et des interventions qui corrigent des « externalités négatives » — c’est-à-dire les conséquences défavorables des comportements spontanés des ménages et des entreprises sur le bien-être des autres ménages et entreprises. Il ne s’agit donc pas de sortir du libéralisme, mais « d’internaliser les externalités » dans un cadre de fonctionnement libéral de l’économie, ce que les libéraux ne contestent d’ailleurs pas lorsqu’il s’agit de corriger les externalités pour aboutir à une situation économique optimale (P. Artus, Le Monde, le 26 avril).

Enfin, la politique industrielle qui pourrait se mettre en place est déconnectée d’une perspective de plein emploi qui lui était pourtant rattachée pendant les Trente glorieuses. Aujourd’hui, l’industrie n’est utilisée que comme une métaphore du travail en général. Pierre Mauroy reprochait déjà à Lionel Jospin de n’avoir pas prononcé le mot « ouvrier » pendant sa campagne de 2002. « Ce n’est pas un gros mot », avait-il avancé. Vingt ans plus tard, on parle davantage d’industrie que d’ouvriers. Mais le sujet continue de diviser la gauche. « Pour beaucoup de gens de ma famille politique, l’industrie, ça pollue, c’est anti-écologique, résume la députée PS Valérie Rabault, qui dit militer au contraire « pour qu’on recrée de la croissance, et l’industrie a un rôle majeur à jouer. On peut le faire de façon intelligente » (Le Monde, le 28 avril). Aurélie Filipetti, fille d’ouvrier mineur et cadre du PS avait aussi soulevé cette question il y a déjà une quinzaine d’années.  

Les États-Unis : reprendre l’initiative au niveau I de l’hypercapitalisme

Le projet des États-Unis reviendrait à relever, au niveau national, de 21 à 28 % le taux d’impôt sur les sociétés avec un plancher minimal qui passerait de 10,5 % à 21 %. Grande nouveauté : cet impôt minimum serait calculé pays par pays, une fois déduites les taxes qui ont déjà été prélevées dans chacun d’entre eux, et non plus à partir d’un taux moyen comme c’était le cas de la réforme fiscale mise en place par l’administration précédente avec le dispositif Gilti. Ce qui rendrait beaucoup moins attractifs les pays européens pratiquant une faible fiscalité, commente-t-on à Bercy. Paris et Berlin applaudissent la position américaine qui devrait permettre de faire avancer les travaux de l’OCDE réunissant quelque 140 pays (Les Échos, le 7 avril). À noter que le plan Biden est également soutenu par le patron de la grande banque JPMorgan-Chase, traditionnel soutien des démocrates. Jamie Dimon se félicite, enfin, de la bonne santé du secteur bancaire. Face à la crise du Covid, « le gouvernement a réagi à une vitesse sans précédent. Heureusement, à la différence de la crise de 2008, les banques ont fait partie de la solution », assure-t-il. En effet, une partie de l’aide a transité par les grandes banques. Pour résumer : le « il n’y a pas d’alternative » d’Obama, Clinton et Trump est remplacé par le « la seule chose que nous ayons à craindre est la crainte elle-même » de Roosevelt.

Tout cela est congruent avec le rapport de la branche budget du FMI qui conseille : « Les pays […] peuvent envisager de prélever des contributions temporaires au recouvrement du Covid-19 en complément des taux les plus élevés de l’impôt sur le revenu des particuliers […]. Alternativement, les impôts sur les bénéfices “excédentaires” en plus ou à la place de l’impôt ordinaire sur les sociétés peuvent assurer une contribution des entreprises qui prospèrent pendant la crise (comme certaines entreprises pharmaceutiques et hautement numérisées) » (Les Échos, le 8 avril). Les mois à venir seront déterminants pour l’avenir de cette réforme fiscale sans équivalent et la mise hors circuit des paradis fiscaux. Il ne fait aucun doute qu’en cas d’accord à l’OCDE les États-Unis abandonneraient les mesures de rétorsion contre des pays qui, comme la France, ont d’ores et déjà adopté des taxes nationales unilatérales sur les mastodontes du numérique. Toutefois, le mondial envisagé ici est le mondial des grandes puissances et comme le fait remarquer Piketty (Le Monde, le 12 avril) aussi bien sur la question de la production des vaccins, avec l’obstacle du droit de propriété sur les brevets, la taxation des Gafam que de la fiscalité, les « réformes » se réduisent à une discussion entre pays riches visant à une nouvelle réallocation des profits entre pays riches2. Toutefois, le G20 a soutenu l’initiative du Fonds monétaire international d’émettre des droits de tirage spéciaux d’un montant de 650 milliards de dollars. Cette émission se traduirait, pour l’Afrique, par 34 milliards de dollars de ressources supplémentaires et permettrait d’augmenter les prêts de l’institution sise à Washington (le Monde, le 9 avril). Comme en 1981, mais en sens inverse, la France est à contre tendance de la position internationale dominante : l’impôt élevé sur les entreprises y est encore vu comme une explication de la désindustrialisation, alors que sa baisse va encore infléchir un investissement insuffisant en R-D fondamentale et infrastructures. Résultat, des appels velléitaires à « la croissance » de la part de Bruno le Maire, une croissance dont on ne connaît pas le ressort.

– Le nouveau visage du protectionnisme : Avec la crise du Covid a émergé un nouveau protectionnisme, fondé sur les exportations et plus sur les importations. Selon l’OMC, 80 pays et territoires douaniers ont mis en place des restrictions à l’exportation. Du jamais-vu depuis la Seconde Guerre mondiale. L’idée d’une politique d’exportation n’est cependant pas neuve. Pendant des décennies, de nombreux États ont piloté leurs ventes à l’étranger en visant trois principaux objectifs. Le premier est l’encouragement à exporter, comme celui qui a causé maintes bisbilles entre l’Europe et les États-Unis à propos des avions. Le deuxième est le remplissage des caisses publiques via des taxes à l’exportation, perçues notamment sur des matières premières. Le troisième objectif est la préservation de produits le plus souvent alimentaires, en temps de pénurie, pour éviter une envolée des prix. L’exemple le plus fameux est celui de la Thaïlande avec le riz en 1973. Il y en eut d’autres, plus récents, comme la Russie et l’Ukraine avec le blé en 2007 et 2010, ou l’Ukraine, le Kirghizistan et la Thaïlande en 2020. Il s’agit de priver d’autres pays de produits nécessaires à leur production. La Chine a commencé à expérimenter cette technique en 2009 en imposant des quotas aux exportations de terres rares, ces produits indispensables à l’électronique dont elle était devenue le fournisseur quasi exclusif. Elle les a supprimés en 2014 après une condamnation par l’OMC (Les Échos le 2 avril). Les États-Unis de Donald Trump ont suivi, non avec des matières premières, mais des composants électroniques (cf. aussi plus récemment les américains avec Huawei et une nouvelle riposte chinoise sur les terres rares). Ce néoprotectionnisme est redoutable pour les entreprises, car il touche non pas un marché comme les bons vieux droits de douane, mais toute leur chaîne d’approvisionnement et donc l’ensemble de leur production. L’économiste Christian Bluth, de la fondation Bertelsmann, parle d’une « mondialisation géo-économique », où les pays « cherchent à créer des interdépendances asymétriques qui leur donnent un levier politique sur un partenaire commercial » (ibid). Reste à savoir si celle-ci est compatible avec la division internationale du travail qui est déjà en place. La question des semi-conducteurs l’illustre, les États-Unis et l’Europe ayant pris conscience de leur dépendance à l’Asie par rapport à la production de puces. Mais la distribution de la valeur est très éclatée. Les États-Unis règnent en maître sur les activités les plus gourmandes en R-D. Par exemple, le design des puces ou la fabrication des machines. À l’inverse, la Chine s’est spécialisée pour le moment dans l’assemblage, l’emballage et le test des puces, trois activités à moindre valeur ajoutée. C’est cette hyperspécialisation — un exemple concret de la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo — que le BCG préconise d’exploiter. L’idée : investir dans la production des puces les plus stratégiques, mais aussi les plus consommées localement — comme les puces pour les réseaux télécoms, les super-ordinateurs, les centres de données, la défense et le spatial. « Seuls les États-Unis, avec Intel, pourraient à la limite se permettre de devenir autosuffisants, à condition toutefois de sécuriser Taïwan », estime François Candelon le coordinateur du Boston consulting group qui a produit un rapport récent sur le sujet (Les Échos, le 28 avril).

Par ailleurs, la dernière étude de l’OCDE publiée ce mardi révèle que près de 60 % des acquisitions étrangères dans le monde sont désormais soumises au contrôle des États, un record depuis les années 1990. Ce sont les technologies de pointe, et moins les infrastructures de santé, qui mobilisent les velléités de contrôle des États. Désormais aussi, « les États n’entendent plus s’appuyer sur de simples critères formels de seuil de détention ou de droit de vote, explique Joachim Pohl, expert à l’OCDE. Certains pays ont observé des pratiques de contournement, comme l’octroi de droits de gouvernance ou d’accès à des informations sensibles disproportionnés par rapport au seuil formel de détention des acquéreurs ». L’Italie en fournit un bon exemple : « L’Italie ne deviendra pas le supermarché des autres pays comme en 2008, affirmait alors Luigi Di Maio, le ministre des Affaires étrangères. Les actifs stratégiques nationaux seront protégés. » C’est ce qu’a prouvé le gouvernement de Mario Draghi en bloquant le mois dernier le chinois Shenzhen Investment Holdings. « La pénurie de semi-conducteurs a contraint de nombreux constructeurs automobiles à ralentir leur production l’année dernière. C’est un secteur jugé d’importance stratégique », a-t-il déclaré pour justifier le recours à la norme « Golden Power ». Celle-ci avait été introduite par Mario Monti, en 2012, pour protéger les entreprises opérant dans des secteurs stratégiques de la défense, de l’énergie, des transports et des télécommunications. En avril 2020, elle avait été renforcée et étendue à la finance et aux assurances « Golden Power ». Tout investisseur étranger est dorénavant soumis à une autorisation préalable pour toute acquisition de plus de 5 % du capital d’une société italienne avec un droit de veto du gouvernement. Le gouvernement de Mario Draghi s’est également félicité fin avril de l’échec des négociations pour le rachat d’Iveco, le constructeur italien de camions et autobus membre de l’ex-galaxie Fiat de la famille Agnelli (Les Échos, le 4 mai).

Mais par ailleurs, « Nous sommes dans le septième mois d’une vague d’importations historique, motivée par une demande inégalée des consommateurs américains », observe Gene Seroka, le directeur du port de Los Angeles. Les importations américaines de biens ont atteint en janvier un plus haut historique, à 221 milliards de dollars (+8,5 % sur un an), selon le Census Bureau (ibidem). Une situation qui s’explique en partie par le décalage dans la reprise de la consommation entre biens et services au profit des premiers qui sont plus importés que les seconds.

– Par delà le protectionniste, la bataille continue : d’un côté, deux groupes en pointe, Apple et Samsung, les seuls à pouvoir vendre des appareils à plus de 1000 euros. Ils font près de 40 % des ventes mondiales et bien plus des bénéfices. De l’autre, une multitude de constructeurs chinois, qui se partagent la quasi-totalité du reste. Huawei, Xiaomi, Oppo, Vivo sont déjà tous entrés dans le top 10 mondial. Et leur conquête n’est pas finie : en Europe, Oppo, Vivo, Realme et One Plus grignotent chaque année des parts de marché. Ces quatre-là appartiennent tous au groupe BBK Electronics, parfait inconnu il y a cinq ans. Il a tout pour devenir le futur Samsung, à moins que ce ne soit Xiaomi, qui rêve désormais de fabriquer aussi des voitures. Le bannissement de Huawei par les Américains n’a pas entravé très longtemps cette longue marche. La Chine est en train de faire subir aux Sud-Coréens le même sort que ces derniers ont infligé aux Japonais à partir des années 2000, en les éjectant progressivement du principal marché grand public de l’époque, les téléviseurs. Rien n’est jamais longtemps acquis dans le monde des technologies (Le Monde, le 7 avril). 

– Crise sanitaire et crise classique. La première est atypique dans la mesure où ne permet pas une analyse en termes de dévalorisation comme c’est le cas pour les crises classiques et les guerres.

 En France et contrairement aux prévisions de certains fonds vautours, les prix de l’immobilier touristique, et particulièrement des hôtels, ne se sont pas effondrés, contrairement à certains secteurs en 2008 où il y avait eu des affaires à faire. Là il peut y avoir une certaine décote due à la baisse de l’activité, mais le prix de l’immobilier tient le choc. Comment expliquer cet enthousiasme des investisseurs pour un secteur aujourd’hui sinistré ? « Ils pensent au-delà de la conjoncture, explique Philippe Doizelet, du cabinet Voltere by Egis. Quand bien même le modèle touristique dominant est mis en difficulté, l’idée demeure que les gens aiment voyager et que le secteur ne va pas s’effondrer, notamment sur le trafic domestique. » L’incitation fiscale à l’investissement hôtelier est également un atout pour les family offices, et les liquidités abondantes soutiennent le marché. Il suffit également qu’un grand fonds de retraite décide de rediriger 5 % de ses investissements vers les hôtels pour que le petit marché de l’hospitalité en soit bouleversé. « À moyen terme, il y a moins d’inquiétude sur les hôtels que pour les tours et l’immobilier de bureau, soutient Vanguelis Panayotis, de MKG (Le Monde, le 29 avril).

Interlude

  • Dimanche 28 mars dans le Le Figaro  et le Journal du dimanche, 41 médecins de l’AP-HP publient un texte coup de poing, annonçant : « Nous n’avons jamais connu une telle situation, même pendant les pires attentats de ces dernières années ». « Coup de com’ », rétorque l’urgentiste Patrick Pelloux, tandis que la Fédération hospitalière d’île de France se désolidarise d’un texte « dont la véhémence est de nature à inquiéter les malades et leurs familles ». « Nous allons faire en sorte de prendre en charge au mieux les patients », corrige-t-elle. S’ensuit une journée BFM et Twitter, où défilent les médecins. Petit aperçu non exhaustif : « Il faut un freinage brutal » (médecins de l’APHP), « Fermer les écoles » (Eric Caumes), « Nous sommes au-delà de la ligne rouge du tri » (Gilbert Deray), ou le contraire : « On ne fait pas face à un tsunami » (Olfa Hamzaoui), « Il faut tout faire pour éviter de fermer les écoles » (société française de pédiatrie). Ce serait sans commentaire, sauf qu’on apprend dans tous les journaux que, par ces lectures spécialisées, Macron maîtrise maintenant le sujet et peut agir en conséquence. Face aux scientifiques et experts transformés en groupes de pression, la voix de son maître chargé de faire la synthèse.
  • L’allocution, spécificité française. Quelques heures avant l’intervention de M. Macron, un conseiller de l’exécutif voyait dans celle-ci « la traduction de la servitude volontaire dans laquelle nous nous sommes installés » depuis un an. « Soixante-six millions de gens attendent la pythie du palais qui va départager les alarmistes des “rassurantistes” et indiquer la voie au peuple », soupirait ce conseiller, tandis qu’un autre ironisait sur « l’apparition attendue de l’oracle de la rue du Faubourg Saint-Honoré » (Le Monde, le 2 avril).
  • Dans la société capitalisée règne l’équivalence : la course Paris-Roubaix, la « reine des classiques », a été reportée du 11 avril au 3 octobre en raison de la situation sanitaire. L’an dernier, l’épreuve avait déjà été décalée à l’automne et finalement annulée, pour le même motif. Depuis la première édition à la fin du XIXe siècle, seules les deux guerres mondiales ont eu raison de la course Paris-Roubaix, entre 1915 et 1918 puis entre 1940 et 1942. (Les Échos, le 2 avril). C’est dire si nous sommes en guerre !
  • Le Conseil économique, social et environnemental vient de rabaisser le nombre de représentants d’ATD-Quart monde de 3 à 2, c’est à dire au même niveau que celui des représentants de chasseurs (Libération, le 23 avril) et cf. infra.

Luttes et résistance sur les plateformes

– Amazon s’est excusé ce week-end pour un tweet envoyé quelques jours plus tôt, en réponse à un élu démocrate du Wisconsin. Ce dernier avait écrit le 24 mars : « Payer les employés 15 dollars de l’heure ne fait pas de vous un “lieu de travail progressiste” lorsqu’ils sont obligés d’uriner dans des bouteilles d’eau ». Mark Pocan dénonçait, sur la base de témoignages, les cadences infernales imposées aux chauffeurs-livreurs d’Amazon. « Vous ne croyez pas sérieusement à cette histoire de devoir uriner dans des bouteilles, si ? Si c’était vrai, personne ne travaillerait pour nous », avait tweeté en retour la société sur un compte officiel ; le géant américain s’est excusé ce week-end pour un tweet envoyé quelques jours plus tôt, en réponse à l’élu. Amazon a reconnu sa maladresse : « C’était un but contre notre camp, nous n’en sommes pas fiers et nous devons des excuses au député Pocan ». « Un problème de longue date qui n’est pas spécifique à Amazon », cherche à relativiser le géant qui attend maintenant le résultat d’un vote historique sur la création d’une section syndicale en Alabama à l’appel du puissant syndicat Retail-Whole-sale and Department Store Union. En effet, les 5800 salariés de l’entrepôt géant d’Amazon à Bessemer, dans l’Alabama, étaient appelés à se prononcer pour ou contre la création d’un premier syndicat au sein du géant de l’e-commerce américain.. Pendant cette campagne très tendue, Jeff Bezos aurait demandé à ses équipes de défendre plus activement l’image du groupe sur Twitter… Une consigne visiblement mal comprise, qui s’est retournée contre lui. L’arroseur arrosé ? (Le JDD, le 5 avril). Pourtant, aux dernières nouvelles (le 9 avril), au vu des premiers résultats du dépouillement des 3 200 votes (soit un taux de participation de 55 %), une majorité de « non » l’a emporté. Près de 1798 employés se sont exprimés contre la création d’un syndicat dans l’entrepôt. Et seulement 738 en sa faveur. C’est une victoire pour Amazon et son patron Jeff Bezos qui s’étaient impliqués dans la campagne. Amazon, craignant que la création d’un syndicat ne fasse tache d’huile parmi les autres sites du groupe qui emploie 1,2 million de personnes dans le monde (dont 800 000 aux États-Unis), avait fait une intense campagne contre cette idée. Amazon estimait que les salariés de l’entrepôt d’Alabama étaient bien payés et leurs conditions de travail satisfaisantes. La gêne était également manifeste chez les autres Gafam, qui se présentent comme étant les champions de l’atmosphère cool, mais ne veulent pas voir émerger de syndicats. Chez Google, le sujet est délicat depuis qu’en janvier un embryon de syndicat a vu le jour. De son côté, le camp démocrate s’était mobilisé en faveur du « oui » ; la campagne était menée par le sénateur Bernie Sanders et le nouveau président avait apporté son soutien (Le Figaro, le 10 mai).

Plusieurs explications possibles à ce résultat a priori étonnant : d’abord, les salariés votent pour leurs intérêts directs et il n’y a pas eu de « convergence des luttes » entre les revendications salariales d’un côté et le mouvement Black Lives Matter de l’autre — qui avait apporté en mars son soutien à la syndicalisation dans l’entrepôt —, dans une usine où près de 80 % des salariés sont Africains-Américains ; ensuite, Amazon paye un salaire horaire supérieur à 15 dollars (12,60 euros) de l’heure, soit plus de deux fois le salaire minimum3 (7,25 dollars) en Alabama. Enfin, l’entreprise offre de nombreux plans d’assurance-santé, qui permettent de couvrir les salariés dès le premier jour, ce qui est décisif dans ce Sud pauvre en période de Covid-19, d’autant que nul n’osait exclure qu’Amazon n’en profite pour fermer l’entrepôt géant qui emploie environ 5600 personnes. En effet, début 2019, la firme de Jeff Bezos a renoncé à installer son second siège dans le quartier populaire de Queens, à New York, lorsque les élus locaux, dont le maire démocrate de New York, Bill de Blasio, et la personnalité de la gauche américaine Alexandria Ocasio-Cortez, ont commencé à demander que le site puisse être syndiqué (Le Monde, le 11-12 avril). L’affaire est une victoire pour Amazon, deuxième employeur du pays, après Walmart, avec 950 000 salariés, qui reste une entreprise sans syndicat. Il s’agit d’une nouvelle défaite au sein des entreprises du numérique, où les organisations syndicales ont grand mal à s’implanter. Nouvelle défaite aussi pour les syndicats dans le Sud profond américain, où les consultations donnent inexorablement le même résultat, au vu des échecs de ces organisations à entrer chez Boeing, Mercedes, Volkswagen ou Nissan. Enfin, ce scrutin est un revers pour Joe Biden, qui proclame à juste titre, pour le moment du moins, être le président le plus « pro-syndicats » que les États-Unis aient jamais eus (ibid.).

Mais ce ne sont pas que les petites mains dans les entrepôts qui envisagent de se syndiquer. En début d’année, plusieurs centaines de cols blancs de chez Google ont ainsi lancé l’Alphabet Workers Union, une structure ayant pour champ d’action les États-Unis et le Canada. Fin janvier, Alpha Global, une structure syndicale au niveau mondial, a ensuite vu le jour, en coordination avec la fédération syndicale internationale Uni Global Union. L’Alphabet Workers Union n’a pas tardé à se montrer actif. Dans un data center de Google situé en Caroline du Sud, la section syndicale a récemment volé au secours d’un salarié suspendu pour avoir publié, via Facebook, un texte pro-syndicat, et a aussi contraint Google à faire savoir aux employés de ce centre de données qu’ils avaient le droit de parler de leurs salaires entre eux — ce que le management tentait jusqu’alors de proscrire (Les Échos, le 14 avril).

Les luttes de livreurs ont tendance à se multiplier et démontrent qu’il est malgré tout possible de s’organiser au sein des secteurs qui en apparence s’y prêtent le moins. Autre paradoxe et non des moindres, la revendication qui porte sur le statut juridique du travailleur. Louée au départ comme une alternative décontractée au rapport salarial, voilà que des « auto-entrepreneurs » réclament dorénavant la requalification de leur activité sous le régime du salariat ; certains d’entre eux ont d’ailleurs obtenu gain de cause aussi bien en France qu’en Grande-Bretagne. Cette conversion n’est pas le fruit d’un travail militant et idéologique auprès d’eux, mais du changement de leurs conditions de travail. Depuis quelque temps, la rémunération, formulée en termes de « chiffre d’affaires » de ces « auto-entrepreneurs », ne cesse d’être revue à la baisse par les patrons du secteur. Demeurant encore, pour un temps au moins, un espace à défricher, l’exploitation de la main d’œuvre s’y réalise autant sur le mode absolu que relatif. La division qui était faite par Marx entre extraction de plus-value absolue (dans la « domination formelle du Capital) et extraction de plus-value relative (dans la « domination réelle du capital, cf. le 6éme chapitre inédit du Capital) est remise en question, d’autant que le phénomène se produit au cœur même des grandes puissances capitalistes et non pas seulement dans le cas de la division internationale du travail. Soumis au contrôle direct de l’algorithme le coursier se devra de travailler à la fois plus vite et plus longtemps pour obtenir en contrepartie une rémunération qui ne cesse de diminuer. À la fin du mois, la plupart d’entre eux sont loin d’approcher le SMIC et pour rester dans la course certains mécanisent leur pratique et délaissent le vélo au profit du booster. Le temps mesuré du capital menace l’intégrité physique du livreur, le nombre de blessés ne cesse d’augmenter et six coursiers ont trouvé la mort sur le bitume ces deux dernières années.

– C’est une nouvelle fracture qui est en train de se dessiner entre les entreprises. L’appétence des dirigeants pour le télétravail est nettement corrélée à la taille de l’entreprise, montre une enquête réalisée par l’institut Viavoice pour Sopra Steria Next et Les Échos. Ainsi, 80 % des dirigeants des grandes entreprises interrogés se disent prêts à pérenniser le télétravail, contre seulement 23 % des patrons de PME. Les postes de travail semblent moins se prêter au télétravail dans les petites structures. Les outils numériques exigent aussi des investissements importants que les PME n’ont pas toujours les moyens d’effectuer. Comme aujourd’hui dans la presse toute différence de situation a tendance à être analysée comme discrimination, on n’a droit à aucune analyse sérieuse des avantages et inconvénients du télétravail pour les salariés.Le risque d’un accroissement des inégalités entre salariés est réel, avec un tissu productif à deux vitesses trouve-t-on dans Les Échos, le 8 avril. Toutefois, le télétravail resterait partiel puisqu’en moyenne, les dirigeants qui veulent développer le travail à domicile de leurs salariés accepteraient que ces derniers télétravaillent 2,5 jours par semaine (ibid.). À ce sujet, le sénateur Julien Bargeton a déposé, le 5 février, une proposition de loi pour faciliter l’accès à des bureaux de proximité. « Des tiers-lieux peuvent permettre des avantages du télétravail en supprimant une partie de ses inconvénients : on y retrouve le principe de la machine à café où on fait des rencontres professionnelles, la connexion y est meilleure parce qu’assurée par de grandes entreprises, on peut avoir des postes de travail bien équipés avec trois écrans, et ça soutient aussi le développement des villes moyennes et des centres-bourgs », a-t-il expliqué au Sénat, le 1er avril, lors d’une table ronde sur « Les perspectives pour le télétravail ». Sur la même ligne, dans un rapport publié en février, le Conseil économique et social d’Auvergne recommande de repenser le maillage territorial en créant des tiers-lieux « pour réduire la fracture numérique et rompre l’isolement » des salariés. Certaines PME ont déjà inclus l’alternative coworking dans leur organisation, en louant des espaces pour leurs salariés. Mais dans les grands groupes, comme Accenture ou Orange, le nomadisme s’organise d’abord au sein du siège. Pour l’opérateur téléphonique, il s’agit de permettre à tout salarié du groupe, quel que soit son lieu de travail en France, de pouvoir travailler au siège. « Orange avait déjà la pratique du télétravail. On est passés à une autre échelle en intégrant le nomadisme : il y aura davantage de personnes qui viendront que de postes affectés, avec de grands espaces de coworking ouverts à ceux qui passeront », a déclaré le PDG, Stéphane Richard, le 18 mars (source INSEE, in Le Monde, le 9 avril). En tout cas la pratique du télétravail est fortement corrélée aux revenus et statuts. Par quintile elle se détermine ainsi : 53 % pour le quintile supérieur des 20 % les plus riches, puis 40 % ; 33 ; 18 et 21 % Libération, le 30 avril).

– Pendant ce temps, dans la vieille industrie, la métallurgie allemande montre une tendance inverse vers la baisse du temps de travail. L’accord patronat-syndicat vient de poser les bases pour sécuriser l’emploi dans des secteurs en pleine reconversion, entre le repli de la sidérurgie et la transition au tout-électrique du secteur automobile. Le passage éventuel à une semaine de quatre jours est un reflet d’une « tendance » a souligné Knut Giesler, le président local (de la région de la Ruhr) du syndicat. Selon un sondage de l’institut économique de Munich, l’Ifo, publié mercredi, 50 % des Allemands et 41 % des Allemandes travaillent plus qu’ils ne le souhaiteraient, soit 41 heures pour les uns et 32 heures pour les autres en moyenne (les Échos, le 31 mars. Toutefois, « Il ne s’agit pas d’une entrée dans une réduction générale du temps de travail », a insisté Stefan Wolf, président de la fédération patronale Gesamt metall. Le puissant syndicat, dont les avancées sociales sont considérées comme pionnières pour le reste de l’économie, y voit un pas décisif vers l’individualisation généralisée du temps de travail (Le Monde, le 2 avril).

En vrac…

– Alors qu’un rapport de la Commission sur l’avenir des finances publiques nous annonce qu’il n’y a pas d’alternative à la compression des dépenses publiques pour rembourser la dette, un article de M. Lavaine, enseignant de droit public à Brest, dans Libération, le 6 avril nous rappelle quelques exemples historiques contraires comme celui qui a vu le gouvernement Poincaré de 1928 annuler législativement 80 % de la dette publique en divisant la valeur du franc par cinq puisque cette dette était exprimée en France. Or, de 1918 à 1926 tous les discours politiques exprimaient la même formule du « il n’y a pas d’alternative possible » et c’est surtout la fonction publique et son trop grand nombre d’agents supposé qui est l’objet de toutes les attaques, aussi bien de celles du ministre des Finances, un ancien de la banque, que du personnel politique (G. Mandel à la Chambre, le 28/02/1924). 110 000 postes de fonctionnaires sont ainsi supprimés entre 1921 et 1923, mais cela ne résout rien, car c’est la dette et son service qui produit la dépense. Comme toujours c’est l’argument de la restauration de la confiance qui est avancé et E. Herriot en 1924 fait une déclaration à la Chambre où on a l’impression qu’il confond le budget de l’État et celui des ménages. Faute d’éteindre une dette trop importante, les politiques vont admettre qu’une solution réside dans le fait de réduire non sa quantité, mais sa qualité, à savoir sa valeur.

– Fonction publique : depuis quinze ans, le nombre d’agents recrutés sur contrat s’est accru dans la fonction publique en France : de 755 307 en 2005, ils sont passés à 1 125 900 en 2019, soit une augmentation de 49 %. Ce qui a porté leur part dans l’emploi public à 19,9 % en 2019, contre 14,3 % à l’époque (Le Monde, le 13 avril). Il n’empêche que le nombre de fonctionnaires continue d’augmenter dans les secteurs de la justice, de la police et de l’enseignement (+2800 en 2020 alors qu’il était prévu de réduire de 200 ; et + 5000 de prévus pour 2021 alors que Macron avait « promis » –  55 000 pendant son mandat de cinq ans). Nous sommes dans une situation où cohabitent la logique du statut, qui demeure majoritaire, et une vision managériale de la fonction publique, qui favorise le contrat. On reste donc dans un modèle confus et antinomique, qui est en tension. Le cadre uniforme du statut demeure influent. Cela se traduit par une rigidification du recrutement des contractuels, soumis à toujours plus de contrôles. Par ailleurs, les agents sous contrat peuvent être en CDI, dérouler une carrière de plus en plus organisée et conserver leur ancienneté. Dans le même temps, le fait de recruter des contractuels permet de contourner les rigidités ou les inadaptations du système statutaire. Il peut s’agir d’assurer des remplacements dans l’Éducation nationale ou d’attirer ponctuellement des spécialistes dont le recrutement est rendu difficile par l’organisation de l’administration en corps. Dans les règles de droit public que l’on applique aux contractuels, on intègre de plus en plus d’éléments qui relèvent du Code du travail, mais sans passer tout à fait dans le droit privé. Bref, le contrat est de moins en moins dérogatoire et les syndicats se plaignent de voir la logique statutaire de 1946 [qui prévoit que les agents publics de l’État soient fonctionnaires] disparaître. C’est un alignement européen qui entérine le modèle allemand : le statut est réservé aux fonctions régaliennes de l’État, mais dans un cadre global très différent (rigidité de l’État jacobin en France alors que le fédéralisme règne en Allemagne). Mais, comme on ne peut pas supprimer les grands corps, dont deux ont un statut constitutionnel, la logique managériale dévie. Elle joue à la périphérie de l’État, pas au cœur. Surtout qu’une autre tension anime la question statut/contrat : derrière la logique statutaire, il y a une logique sociale. En effet le contrat est plutôt réservé aux emplois d’appoint, les moins qualifiés. Plus on monte dans la hiérarchie, plus c’est statutaire, plus c’est fermé, plus on descend, plus cela s’ouvre vers l’extérieur mais avec comme résultat une précarisation à la périphérie. Un dispositif qui place les corps situés au cœur de l’État, ce qui dès lors les fait apparaître indispensables et en position de force. Pour le directeur de recherche au CNRS Luc Rouban, par certains côtés, cela fait penser à la féodalité d’Ancien Régime (Le Monde, le 13 avril).C’est peu dire que la forme réseau a du mal à supplanter la forme nation dans la restructuration de l’État. D’ailleurs les dissensions sont fortes entre les propositions du commissaire des finances de l’Assemblée nationale, le LR Eric Woerth et la ministre de Montchalin ; pas tant sur le maintien du caractère public que doit garder la fonction publique, mais plutôt sur son champ qui doit être restreint au régalien pour le premier, un cadre assoupli pour la seconde pour qui le statut ne doit pas empêcher l’embauche. Par ailleurs la refonte actuelle de l’ENA et les attaques contre le Conseil d’État montrent où se situe la tendance générale qui est de briser les corps et leur bureaucorporatisme.

– la crise sanitaire a de toute façon montré la dépendance public/privé. Quand la pandémie intervient et que le premier confinement est mis en place, l’État s’aperçoit que les seuls chiffres dont il dispose sont ceux de l’INSEE qui concernent l’année précédente. Or, il s’agit de connaître « en temps réel » le niveau d’emploi maintenu, région par région alors que les enquêteurs habituels ne peuvent plus se déplacer et visiter les personnes. Le directeur de l’INSEE doit se retourner vers les données à haute fréquence qui relèvent toutes de l’activité privée (cartes bancaires, relevés de caisse des supermarchés, niveau de fret ferroviaire, consommations énergétiques des entreprises, etc., toutes données qui ont fait l’objet de négociations avec les propriétaires privés de ces données. Il semblerait qu’elles se soient faites sans que la question des coûts de livraison ait posé un problème (Anne-Laure Delatte, CNRS, Université Paris-Dauphine, Libération, le 13 avril).

– À propos des débats autour de l’assurance-chômage, il est à noter que la France est le dernier pays à le faire gérer par les partenaires sociaux, fruit de l’ancien compromis entre classes sociales dans le mode de régulation fordiste. Dans tous les autres pays, elle est intégrée à la loi de finances, en l’occurrence ici, dans le cas de la France ce serait dans la loi de financement de la sécurité sociale. Dans les autres pays, il revient donc au pouvoir législatif de fixer les objectifs et la cohérence de la redistribution sociale en tenant compte donc d’un ensemble de critères et non pas uniquement de ceux qui relèvent du rapport salarial (situation familiale, accès au logement et patrimoine) qui conduisent à une redistribution à l’aveugle. Par exemple, l’assurance-chômage attribue des compléments de revenu substantiels à un jeune vivant chez ses parents et travaillant en CDD la moitié du temps, mais ne donne rien à une mère célibataire à temps partiel gagnant le même salaire mensuel. Elle donne aussi des compléments de revenu pérennes à des salariés en CDD ou intérimaires, sans toutefois en accorder aux salariés à temps partiel (Les Échos le 23 avril).

Le paradoxe est que le grand pays européen le plus en voie de désindustrialisation est celui qui conserve le système social le plus centré sur l’ancienne conception du travail qui a dominé de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la fin des années 1970 à travers ce que certains auteurs (Aglietta et Brender) ont appelé « la société salariale ».

– Un des signes de la caducité de la notion de « société civile » que nous avons développée dans un article du no 20 de la revue Temps critiques apparaît clairement dans la dernière réforme concernant le CECE. Déjà le passage antérieur du Conseil économique et social ancien au nouveau Conseil économique, social et environnemental avait indiqué une évolution postmoderne où aligner les mots, les champs et les supposées intersections relève de l’illusionnisme. Il était évident que Macron le pourfendeur des corps intermédiaires ne pourrait supporter cette institution de « l’Ancien Monde » censée représenter la « société civile ». Néanmoins, le mouvement des Gilets jaunes, en négatif, a amené le Président avait envisagé un recyclage du Conseil dans la perspective de la participation citoyenne. Finalement le Conseil n’a pas véritablement été transformé en Conseil citoyen sur le modèle de la Convention climat et si son maintien est maintenant confirmé ses moyens et le nombre de ses membres vont être quasiment diminués d’un tiers.

Temps critiques (24 mars-5 mai 2021)

  1.  – L’impôt sur les sociétés a en effet commencé à baisser en 1964. Créé en 1909, il avait auparavant gonflé au fil de la Première Guerre mondiale, puis de nouveau pendant la Seconde Guerre en passant de 19 à 40 % sous la houlette du démocrate Franklin Roosevelt, avant d’être porté à 52 % pendant la guerre de Corée. La guerre du Vietnam provoque certes une poussée à 52,8 %, mais la baisse amorcée par John Kennedy reprend vite et s’accélère pendant les années Reagan (34 %). Ce dernier entraîne tout le monde dans son sillage. Élue à la même époque que Reagan, Margaret Thatcher ramène le corporation tax rate de 52 % à 35 %. Le taux britannique diminue ensuite sans cesse jusqu’à 19 % en 2017. La France suit un peu plus tard et moins fort, ramenant son taux de 50 % au milieu des années 1980 à 33 % au milieu de la décennie suivante. Il faut attendre l’élection d’Emmanuel Macron pour que ce taux soit abaissé à 27,5 % en 2021. Le taux moyen des pays de l’OCDE est passé de 28 % à 21 % (Les Échos, le 6 avril). []
  2.  – Un impôt mondial de 2 % sur les fortunes supérieures à 10 millions d’euros rapporterait dix fois plus : 1000 milliards d’euros par an, soit 1 % du PIB mondial, qui pourrait être attribué à chaque pays en proportion de sa population. En plaçant le seuil à 2 millions d’euros, on lèverait 2 % du PIB mondial, voire 5 % avec un barème fortement progressif sur les milliardaires. En s’en tenant à l’option la moins ambitieuse, cela suffirait amplement pour remplacer toute l’aide publique internationale actuelle, qui représente moins de 0,2 % du PIB mondial (et à peine 0,03 % pour l’aide humanitaire d’urgence (ibid.). []
  3.  – D’une manière générale, l’idée du salaire minimum fait son chemin dans les pays de l’OCDE et même dans l’UE ou pourtant la détermination du coût du travail et donc des salaires relève de chaque pays. Il ne s’agira pas dans un premier temps d’un salaire minimum européen unique, mais d’une tendance à l’harmonisation sociale par le haut (clause de non-régression) comme le réclament conjointement Macron et le président du MEDEF (Les Échos, le 30 avril). []

Des rapports entre théorie et pratique

Dans sa dernière lettre du 3 mars 2015, Dietrich Hoss répond à une critique de J.Wajnsztejn parue dans ce qui est la partie IV de la discussion autour de la rationalité. Cette critique concernait la tendance de D.Hoss, dans sa dernière conférence, à évacuer toute dialectique négative au sein de la pensée critique sous prétexte qu’elle conduirait automatiquement à la coupure théorie/pratique que l’École de Francfort avait provoquée puis subie avec les mouvements contestataires des années 60.
Dans sa réponse, nous pensons qu’il ne répond pas sur le fond (c’est-à-dire « qu’est-ce que la critique aujourd’hui », que ce soit sous sa forme théorique ou pratique) mais simplement en faisant remarquer que Temps critiques se tiendrait en dehors de toute pratique. Assertion que nous trouvons injustifiée.
Cette nouvelle réponse de JW est une tentative d’éclaircissement sur ces deux points qu’elle replace aussi dans leur évolution historique. Lire la suite →