Fin des échanges sur imagination/imaginaire/imageries

Fin des échanges qui avaient débuté par la note de J.Guigou sur imagination/imaginaire/imageries suivi des remarques de Laurent et J.Wajnsztejn mais aussi des remarques à chaud de D.Hoss pour continuer par le billet remarques sur les commentaires de Laurent et J.Wajnsztejn toujours à propos d’imagination, imaginaire, imageries.


Le 18 décembre 2022

À propos de la notion « d’excès de sens »

Tout d’abord, nous prenons acte de ta tentative de ne caractériser qu’une courte période historique, mais à la lecture ce n’était pas évident puisque tu citais Le Goff et l’époque médiévale !

Ensuite, il ne s’agit pas de paraphraser ta thèse, mais de la rendre plus claire comme nous l’avons déjà essayé avec une réécriture de la première mouture de ton premier texte qui a gommé l’essentiel de nos différends. Tu as pourtant l’air de l’oublier en faisant comme si ton texte et donc ta « thèse » n’avaient pas déjà été remis en question sur le fond par nos corrections tendant à rétablir le fait que, qu’on le veuille ou non et quelque soit la « thèse » à soutenir, le terme d’imaginaire ou des imaginaires redevenait omniprésent non pas seulement dans les textes savants mais aussi dans les discours sociologistes ou médiatiques de base. D’où d’ailleurs la demande de J.Wajnsztejn à l’origine de ces échanges en vue d’un éclaircissement sur le rapport imagination/imaginaire. 

Par ailleurs, nous n’avons pas utilisé la notion « d’excès de sens » tirée de notre interprétation de la Théorie esthétique d’Adorno pour en faire une notion politique permettant d’évaluer le « contenu de vérité » d’une œuvre ou pour dire qu’elle était le propre de l’imagination ou de ses produits. C’est d’ailleurs pour cela que la référence à Adorno et aux œuvres artistiques nous paraissait probante, quelque soit le jugement qu’on peut porter sur Adorno, ce qui n’est pas le sujet ici. Ainsi, si on suit la théorie esthétique d’Adorno à partir du livre au titre éponyme, l’écriture poétique peut être considérée comme un des genres de l’excès de sens. Le côté métaphysique de l’art en quelque sorte. L’œuvre d’art tend à échapper à l’immédiateté du sens apparent de l’œuvre par excès de sens (cf. aussi, Kant et « l’esthétique du sublime », W. Benjamin et « l’aura » de l’art) parce que les intentions s’en détachent (cf. Théorie esthétique, Klincksieck, p. 109) ; « L’œuvre d’art n’est pas simplement art, mais est plus et moins […] et possède le caractère chosal d’un fait social » (Autour de la théorie esthétique, Klincksieck, p. 20).

Tu sembles confondre ce sens particulier de cet « excès de sens » avec une apologie théorique ou pratique de « l’excès » par rapport aux conventions et à la norme sociale (cf. Bataille, les références positives à Sade) ce qui nous renvoie aux questionnements du début du XXème siècle autour de la crise de sens (Musil) et du sujet ( la psychanalyse), et plus prêt de nous aux questionnements postmodernes de la fin du XXème avec les références à l’insensé, la folie, la psychanalyse quand tout sens premier ou évident aurait disparu.  

Pour finir, un exemple : en 1883, alors que très peu de personnes connaissent les oeuvres de Rimbaud qui vit toujours comme commerçant en Abyssinie,  le critique et anarchiste Félix Fénéon consacre un article aux Illuminations, œuvre dont il a été partie prenante de la publication ; il termine son article par cette phrase : « Œuvre en dehors de toute littérature, et probablement supérieure à toute ». Ce que la poésie de Rimbaud montre ici, c’est qu’au-delà de l’activité sur les mots — et les images, elle « promet », en quelque sorte, une vie « plus vraie », excès de sens par rapport à ce qui est immédiat et inconnu. Le sens de ce qui est écrit excède une signification immédiate. Rien à voir donc avec un délire, la folie, l’anti-psychiatrie et toute la glorification politique des positions « excessives ».

« Excès de sens » ne signifie pas ici un trop plein de sens, mais que la réalisation ou la réalité d’une chose peut à l’occasion signifier plus que ce à quoi elle est destinée ou que ce qu’elle signifie immédiatement. L’imaginaire ou les imaginaires révèlent des codes sociaux et de systèmes de représentation, l’imagination est potentiellement libre et se déploie à partir de n’importe quel matériau ou prétexte comme quelque chose avant tout de singulier, même si cela peut ensuite confiner au collectif.

Jacques W et Laurent


Le 18 décembre 2022

Bonjour,

Il y aurait matière à poursuite, mais est-ce nécessaire ?

Dire par exemple qu’avec votre référence à la théorie esthétique d’Adorno, vous situez l’écrit de poésie dans l’ordre de la métaphysique. Voilà qui est une conception idéaliste de la poésie ; une conception certes partagée par de nombreux poètes dans l’histoire de la poésie, mais qui n’est pas créative aujourd’hui.

Pour le titre abruptement, avançons que la poésie n’est ni de l’art ni de la littérature, encore moins de la métaphysique. Je m’en suis expliqué dans «Poétiques révolutionnaires et poésie(( https://www.editions-harmattan.fr/livre-poetiques_revolutionnaires_et_poesie_jacques_guigou-9782343172620-62629.html )) » (L’Harmattan, 2019).

C’est aussi la raison pour laquelle, le commentaire des Illuminations par cet anarchiste, selon lequel ces poèmes « excéderaient toute littérature », est une tautologie, n’a pas de portée critique ; critique littéraire et moins encore critique politique.

En bref, la poésie est une parole, la littérature est un discours, un langage de l’ordre de la lettre, etc. Je renvoie à mes écrits sur la poésie((https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=523)) et à mes commentaires sur des œuvres de poésie contemporaines. La poésie est la première parole de l’espèce humaine ; la littérature émerge avec l’invention de l’écriture, c’est-à-dire…tout récemment. Cf. « Introduction à la poésie orale(( https://www.amazon.fr/Introduction-%C3%A0-po%C3%A9sie-orale-Zumthor/dp/202006409X )) » de Paul Zumthor (Seuil, 1983) ou bien « Trésor des la poésie universelle » de R.Caillois et JC. Lambert (Gallimard/Unesco, 1994).

J.Guigou

Les élections, l’abstention et l’effacement de la société civile

Nous vous signalons la publication d’un Supplément à la revue Temps critiques n°21 intitulé : Les élections, l’abstention et l’effacement de la société civile. Il est disponible immédiatement sur notre site (http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article522) et se trouve aussi imprimable en brochure A5 sur ce lien. Il fait suite à la mise en ligne, en son entier, du numéro 21 de la revue disponible ici : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?rubrique97

Nouvelle parution : Temps critiques n°21 / printemps 2022

Sommaire :

  • Un rééquilibrage du national et du global dans le jeu des puissances
    Jacques Wajnsztejn
  • Fractions du capital et luttes de pouvoir
    Jacques Wajnsztejn
  • Les nouvelles formes d’emploi et le télétravail
    Gzavier et Julien
  • L’économie de plateforme : une tendance irrésistible ?
    Larry Cohen
  • La fin du couple aliénation/émancipation
    Jacques Guigou
  • L’aliénation initiale, un hors-champ des théories de l’émancipation
    Jacques Wajnsztejn


Prix de l’exemplaire : 10€ port compris – Chèque à l’ordre de : Jacques Wajnsztejn – 11 rue Chavanne – 69001 Lyon.


Abonnement : Pour 2 numéros (dont abonnement à la liste de diffusion du blog pour Suppléments et Hors-séries) : 15 € (port compris); soutien : à partir de 35 €


L’hypothèse d’une « crise finale » du capitalisme le poussant à creuser sa propre tombe a été démentie par les faits, même si sa dynamique actuelle repose sur le risque et donc suppose la possibilité et l’existence de crises. En effet, le capital n’a pas de forme consacrée, comme le démontrent ses différentes formes historiques, commerciale et financière d’abord, industrielle ensuite et à nouveau financière et technologique. Ce qui est nouveau aujourd’hui c’est une tendance forte à l’unité de ces formes, c’est-à-dire un processus de totalisation du capital.

À l’encontre de l’idée d’un « système » capitaliste au développement aussi bien unilatéral que mécanique, ne serait-ce que parce qu’il dispose des moyens financiers et technoscientifiques d’imposer sa domination pleine et entière, le capital ne tend vers l’unité qu’à travers des processus de division et de fragmentation qui restent porteurs de contradictions et réservent des possibilités de crises et de luttes futures comme le mouvement des Gilets jaunes a pu le montrer. C’est bien pour cela qu’il fait encore « société », mais il s’agit en l’occurrence, d’une « société capitalisée.

 De la même façon, le retour des luttes entre grandes puissances signifie que la restructuration en réseau du capital ne conduit pas mécaniquement à une globalisation harmonieuse. On a pu le voir avec le Brexit hier comme avec le conflit entre l’Ukraine et la Russie aujourd’hui où la rivalité naissante entre les États-Unis et la Chine.

Les jeux de puissance des dirigeants politiques, des actionnaires et des créatifs, concourent malgré tout à une innovation permanente et nécessaire à la dynamique d’ensemble.

Cela se produit aussi bien au niveau de l’hyper-capitalisme du sommet où certains États retrouvent et exercent une puissance qui semblait s’être dissoute dans le processus anonyme de globalisation et le seul pouvoir des grandes firmes et de la finance, qu’au niveau interne où ils gèrent la reproduction des rapports sociaux capitalistes comme on a pu le voir dans la répression des mouvements sociaux comme au cours de la crise sanitaire.

Si ce processus fait encore société malgré les fractures qu’il produit, c’est parce que le capital n’a pas engendré une domestication totale. Il se fait milieu, valeurs, culture, provoquant une adhésion contradictoire d’individus qui participent ainsi à des modes de vie de la société capitalisée, par exemple à travers une consommation des objets techniques, qui tend à virtualiser les rapports sociaux. D’où, en retour, l’activation de références communautaires ou particularistes qui rend difficile une lutte unitaire contre le capital. Nous assistons à ce mouvement au cours duquel la société capitalisée semble s’émanciper de ses contradictions internes et subir ses contradictions externes parce que nous-mêmes avons pour le moment échoué à révolutionner ce monde.

Temps critiques, printemps 2022

Relevé de notes n°25 (fin de série)

Inflation

– [Déjà, avant toute chose et par rapport à ce qui s’entend de façon dominante dans la presse, il n’y a pas de risque d’hyperinflation, sauf à considérer, par relativité, que l’inflation soit aujourd’hui « ressentie » d’autant plus fortement que nous venons de sortir d’une période assez longue de déflation ce qui, là aussi relativement, a longtemps été considéré comme pire. Ce contraste est d’ailleurs plus spécifique à l’Europe et au Japon qu’à l’ensemble des pays.

Si l’étalon de référence et de mesure est celui de l’inflation des années 1970 et de la stagflation qui l’accompagnait et non pas celui de l’après-Seconde Guerre mondiale où l’inflation restait en dessous du niveau de croissance, pour la France, par exemple, 4,14 contre 5, 7 en moyenne entre 1960 et 1971, c’est que comme nous le disons dans nos textes plus théoriques1, le capital fonctionne aujourd’hui sur le mode de la reproduction rétrécie et de la capitalisation différentielle, NDLR].

– À long terme, si la baisse des taux d’intérêt que nous connaissons depuis une quinzaine d’années est grandement artificielle, puisqu’elle a été suscitée par les décisions des banques centrales, il n’en reste pas moins qu’elle s’inscrit dans une tendance historique de très long terme. L’historien britannique de l’économie Paul Schmelzing a pu établir une série longue de taux d’intérêt pratiqués au sein de l’économie dominante. Cette série commence à Venise au XIIIe siècle et se termine à New York au XXIe siècle. D’après ces calculs, de 1400 à 2000, nous sommes passés d’un taux d’intérêt réel (c’est-à-dire diminué du taux d’inflation) de 9,1 % à 1,3 %. Une telle évolution traduirait essentiellement la sécurité renforcée des opérations financières. L’affirmation progressive de l’État de droit, en mettant en place des procédures normalisées de cessation d’activité des entreprises et en imposant aux États de respecter leur signature, a réduit les incertitudes sur l’avenir des emprunteurs et sur leur capacité à honorer leurs engagements. Cela a conduit à la quasi-disparition des primes de risque incorporées dans les taux d’intérêt et permis de rapprocher ceux-ci de ce que les économistes appellent le taux d’intérêt naturel.

– Ce taux d’intérêt naturel est et a été au centre de nombreuses recherches théoriques d’économie. Nous pouvons ainsi évoquer le modèle de croissance de Robert Solow qui lui a valu l’attribution du prix Nobel en 1987, ou les travaux de Maurice Allais, ou encore la règle d’or de l’accumulation formulée par Edmund Phelps. Que disent ces économistes ? Que le taux d’intérêt de long terme doit être égal à celui de la croissance potentielle. Quant à ce taux de croissance potentielle, il est égal à la somme de l’évolution de la productivité, c’est-à-dire de l’efficacité du capital et de l’évolution de la quantité de travail disponible, c’est-à-dire de la situation démographique.

Toute situation économique qui ne réalise pas cette égalité est déséquilibrée. C’est en particulier sur ce constat que s’appuie Thomas Piketty dans Le Capital au XXIe siècle. Il y affirme en effet la nécessité économique de corriger par l’action fiscale l’inégalité « r > g », formule mathématique devenue une des références du livre, où « r » représente le taux d’intérêt et « g » le taux de croissance potentielle (Les Échos, le 16 février 2022)

Sur la séquence de moyenne durée qui vient de s’écouler, l’inflation n’a jamais atteint un tel niveau depuis 1978, mais elle est plus conjoncturelle que structurelle. Et de ce fait la réponse ne peut être conventionnelle. D’abord, elle ne correspond pas au classique cas d’un excès de demande globale, que ce soit par le biais de l’investissement des entreprises, très inégal suivant les secteurs ou par l’augmentation de la consommation des ménages là aussi très inégale suivant les catégories de revenus. Ensuite, le choc d’offre produit par la crise sanitaire ne peut être compensé par une augmentation des taux d’intérêt. Ce choc ne concerne pas un seul secteur, par exemple celui de l’énergie qui semble moins fort que prévu ou celui des produits agricoles qui semble plus fort que prévu dans la mesure où il y a de plus en plus d’intégration d’un ensemble de consommations intermédiaires dans un produit final. Ainsi la production d’engrais s’est renchérie de 80 % en un an ce qui a eu une influence sur les moyens de productions agricoles qui ont augmenté de 16 %, touchés aussi par l’augmentation du prix des céréales. Actuellement, l’agriculture est majoritairement industrielle, elle dépend des engrais azotés synthétiques, ce qui veut dire que notre système agroalimentaire dépend des énergies fossiles. Et alors que la crise sanitaire semblait avoir eu un effet critique sur ce type d’agriculture et la nécessité de la verdir, la guerre en Ukraine recrée une tension sur les productions céréalières qui pousse à nouveau le lobby agricole vers l’idéologie de la production maximum et la reconstitution de réserves.

La hausse des prix montre combien la production alimentaire est désormais intégrée au reste de l’économie. Cette interdépendance s’observe à plusieurs niveaux : l’importance des échanges commerciaux (en moyenne, 20 % des calories consommées dans un pays proviennent d’importations) ; la complémentarité entre les activités de production et de commercialisation ; et les arbitrages (selon les prix) entre alimentation humaine, alimentation animale et biocarburants, pour des cultures comme la betterave, le soja ou le maïs. Face à cette interdépendance multiple, les solutions constituant à considérer l’agriculture comme un secteur à part, séparé du reste de l’économie et exclusivement domestique, comme les interdictions temporaires à l’exportation, le contrôle des prix alimentaires, ou la mise en place de stocks nationaux, sont vouées à l’échec (Akiko Suwa-Eisenmann est professeure à l’École d’économie, Les Échos, le 2 février). La tension n’est pas due à des questions climatiques, mais à la croissance de la demande de pays comme la Chine qui a besoin de maïs pour reconstituer son cheptel porcin après l’épidémie de peste porcine africaine.

– Un changement de politique monétaire n’est pas la solution, car il n’aura pas d’influence sur ces mécanismes [et reproduirait l’erreur de 2008 et 2011 où le même type de choc extérieur avec l’augmentation des prix de l’énergie avait conduit à un resserrement monétaire et à la stagflation, NDLR]. Les « phares » traditionnels de l’activité économique ne sont pas plus éclairants. La « règle de Taylor », qui permet de déterminer le niveau des taux d’intérêt en fonction de l’inflation et de la production, exige de connaître une « croissance potentielle » qu’aucun économiste ne sait plus calculer. Quant à la « courbe de Phillips » qui relie salaires et chômage, elle s’était aplatie, ce qui signifie que l’inflation est devenue moins réactive à l’activité économique (Les Échos,le 17 janvier). À cela s’ajoute la spécificité européenne. Elle est composée de dix-neuf pays très disparates. Depuis 2012 et la crise de la monnaie unique, la BCE est de facto l’institution qui maintient ensemble cette construction politique. La BCE doit régulièrement intervenir pour que les taux italiens ou grecs ne grimpent pas trop. Son rôle, sans que ce soit officiellement dit, est largement de soutenir le maillon le plus faible, quitte à en faire trop pour les économies solides. Dans sa construction actuelle — une banque centrale unifiée, mais des budgets et des économies séparés —, la zone euro est condamnée à un biais de politique monétaire accommodante (Le Monde, le 2 février). Pourtant, la situation est bien différente de celle qui prévalait en 2010. D’abord, « les taux italiens restent aujourd’hui relativement bas et proches de leur niveau d’avant la pandémie », rappelle Guillaume Derrien. « Le taux apparent de la dette italienne est aujourd’hui de 2,2 % alors qu’il atteignait 5 % au début des années 2010. Quant à la charge de la dette, elle représente 3,5 % du PIB en 2022, contre près de 6 % au milieu des années 2000 », explique Jésus Castillo. La pression est donc moins forte sur les finances italiennes à court terme qu’il y a dix ans avec un endettement pourtant bien plus important. D’autant que l’État a allongé la maturité de la dette (la durée de vie de l’emprunt), passée de 5 ans en moyenne lors de la crise de 2010 à 7 ans aujourd’hui. Ensuite, « le risque italien est moins élevé que par le passé, notamment parce que le pays dégage un excédent de sa balance courante alors qu’il accusait un déficit important lors de la crise des dettes souveraines, en 2010 », souligne Guillaume Derrien. Sur le plan conjoncturel, « la croissance est soutenue, elle pourrait franchir encore 4 % cette année après 6,5 % l’an passé. Les entreprises italiennes ont beaucoup investi malgré le Covid, et ce mouvement devrait se poursuivre cette année, avec la montée en puissance du plan de relance européen, qui bénéficiera largement à l’Italie », affirme l’économiste de BNP-Paribas (Les Échos, le 7 février).

– Cette différence entre le rôle et l’intervention de la BCE par rapport à la FED est cruciale parce que les États-Unis ont doté ce bras (la banque centrale) aujourd’hui stratégique dans l’économie de la croissance, d’une mission de plein-emploi dont le corollaire est un soutien à l’économie américaine jusqu’à son plein potentiel. Une croissance maximale permettant d’asseoir le rang du pays au niveau mondial. À l’inverse, en consacrant une politique monétaire reposant exclusivement sur la stabilité des prix et sur la modération salariale, la zone euro s’est inscrite dans une logique de croissance sous-optimale visant à profiter relativement de la demande étrangère ; une stratégie principale de compétitivité plutôt que de croissance, synonyme de stagnation économique (Cf. Goetzman, Les Échos, le 11 mars). Le premier révélateur a été la pandémie et la dépendance aux masques et Doliprane, le second est la guerre en Ukraine et la dépendance au gaz, engrais, etc.

– Pour lutter contre l’inflation Leclerc à la parade, la baguette à 29 centimes soit 10 c de moins que Super U et Intermarché, 16 de moins que Carrefour. Devant ce prix virtuel et alors que le prix de la farine augmente, l’enseigne a trouvé une parade à l’augmentation des salaires (le cuisinier Thierry Marx, le bien nommé, s’indigne pour « la filière agricole qu’on assassine », in Libération le 19 janvier). Il est vrai que l’inflation ne touche pas toutes les catégories sociales de la même façon, puisque l’alimentation et l’énergie ne pèsent pas du même poids dans le panier des ménages, mais à l’inverse de ce qu’avance J.-P. Fitoussi dans Libération, le 22 février, quand il compare l’inflation d’aujourd’hui à celle des années 70 comme si c’était une nouveauté, il en est toujours ainsi même avec des modalités différentes. L’argument sur le raisonnement « en moyenne » qui aplatit les écarts est plus recevable, mais là aussi il n’est pas nouveau sauf à considérer que les inégalités de revenus du travail ont augmenté et ne sont pas compensées ou fortement limitées par la redistribution… ce que les statistiques sur la France démentent. [C’est plutôt le type de revenus que son montant qui intervient. Ainsi, fonctionnaires et retraités, quels que soient leurs revenus sont plus impactés que les salariés du privé y compris au SMIC et surtout des grandes entreprises dont l’indexation des salaires est plus ou moins mécanique par rapport aux salariés des branches qui se retrouvent constamment à courir derrière les augmentations automatiques de celui-ci en raison de la hausse des prix, NDLR]. La question d’un retour à une politique des revenus n’étant pas prévue, c’est le choix fiscal qui est fait avec les mesures ponctuelles et dédiées (Libération, le 22 février). Or, ce n’est pas cela qui gonflera la demande, alors même que ce sont dans les catégories les plus en difficulté financière que la propension à consommer est la plus forte.

– Une des vertus de cette accélération aurait pu être de mettre de l’huile dans les rouages économiques en trompant les travailleurs comme le montrent les économistes classiques. À court-terme, l’illusion monétaire des salariés, dont la rémunération progresse moins vite que les prix, permet de réduire le chômage. En effet, les travailleurs sont censés former leurs anticipations à partir des prix observés à la période précédente, ce qui est trompeur. La hausse des salaires nominaux suite aux négociations collectives augmente leur envie de revenir sur le marché du travail et de travailler plus même si leur salaire réel baisse. Les entreprises multiplient les embauches face à la diminution des salaires réels. L’inflation a alors une influence positive sur l’économie. Mais les salariés ne se bercent pas d’illusions comme le montrent les récents sondages sur le « ressenti » d’une baisse du pouvoir d’achat. Ils sont plus keynésiens que classiques. Keynes estimait en effet que les travailleurs sont « des économistes plus raisonnables que les auteurs classiques quand ils résistent aux réductions des salaires nominaux ». Une des explications est que l’énergie est la première cause de l’accélération de l’inflation. Or, l’appréciation du pouvoir d’achat résulte souvent d’une attention particulière aux produits les plus consommés et indispensables. Le fait que la hausse touche les prix du gaz et de l’essence réduit le biais de perception entre l’inflation mesurée et ressentie (Les Échos, le 1er mars).

– Bref, si on veut résumer ou plutôt synthétiser toute cette séquence, on peut dire que l’orthodoxie monétaire est devenue une théorie hors-sol la guerre en Ukraine venant succéder à la crise sanitaire, le tout dans la perspective plus large des plans de transition énergétique à financer. C’est un peu comme si toutes les situations étaient devenues à ce point exceptionnelles qu’elles en deviennent une nouvelle norme dérogatoire et que ce soit l’orthodoxie monétaire qui fasse maintenant figure d’exception. Ce qui s’est imposé depuis quelques années, c’est une configuration de financement quasi administrée des États par rachats d’actifs par la BCE et cela, en opposition avec un discours de la Commission européenne qui parle toujours en termes de conditionnalité des aides (cf. B. Lemoine, Libération, le 28 mars). Mais cette faillite théorique n’est pas suivie d’effets « anti-système ». Aucun gouvernement ne se livre à un contrôle des prix, hormis pour le gaz chez certains ; ils sont laissés à la discrétion du secteur privé concurrentiel avec éventuellement des mesures de compensation prises pays par pays. On assiste donc à la réactivation d’un discours sur la dette qu’il va bien falloir rembourser « quoiqu’il en coûte là aussi avec l’idée qu’il va falloir la faire payer aux populations en général puisque ni le marché ni les puissants ne seront vraiment mis à contribution ; la question de sa soutenabilité ne semble même plus évoquée du fait que les économistes orthodoxes parient sur une remontée des taux d’intérêt. Mais la dette publique étant devenue une source de financement du marché financier, comment la BCE pourrait-elle taxer ce qui nuirait à son propre mécanisme de transmission de politique monétaire ? C’est la limite interne à la gestion « réussie » de la crise actuelle. L’arme monétaire ne redistribue pas la donne et ne sert que de matelas amortisseur reproduisant et amplifiant les inégalités (ibid.).

Dans le même ordre d’idée et comme l’écrit l’économiste Benjamin Lemoine dans
La Démocratie disciplinée par la dette (La Découverte), «les institutions publiques de la dette et de la monnaie (Trésor et Banque centrale) opèrent aujourd’hui comme une usine à garantie de l’industrie financière privée». Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les sanctions prises en représailles par les Occidentaux, les Etats en viennent à se servir de la finance globale comme d’une arme: gel des réserves internationales, déconnexion du réseau de messagerie interbancaire Swift, interdiction de transactions, etc. Cet usage guerrier de la déglobalisation financière révèle que les États ont bien la capacité d’intervenir dans les rouages de la finance, de la recloisonner, de la balkaniser quand telle est leur volonté. C’est aussi ce qu’a montré la menace du gouvernement canadien de geler les avoirs bancaires et les polices d’assurance des camionneurs qui manifestaient, en février, à Ottawa, contre les restrictions sanitaires. Les relations commerciales et financières ont toujours eu une dimension politique, mais la guerre en cours leur confère un rôle central, via l’intervention politique des États.

Si, en revanche, il n’a pas été possible jusqu’ici de débrancher du réseau Swift des banques implantées dans des paradis fiscaux ou de suspendre les transactions sur les dark pools (plates-formes opaques de transactions financières), c’est que telle n’est pas la volonté des États. La déglobalisation de la finance ne rime donc pas forcément avec la définanciarisation de l’économie – elle sauvegarde plutôt la poursuite de son expansion (cf. Jezabel Coupey-Soubeyrand, Le Monde, les 3 et 4 avril).

flux financiers. En 2000 la banque Goldman-Sachs redistribuait abondamment ses profits à ses employés, à tel point que le plus modeste assistant y était millionnaire. Ce temps béni serait-il revenu à Wall Street ? Selon le Financial Times, les stars de la banque américaine — Morgan Stanley, JP Morgan Chase, Citygroup, Goldman Sachs et Bank of America — ont versé pour 142 milliards de dollars (125 milliards d’euros) de salaires et bénéfices à leurs employés en 2021. Pour sauver le monde de la récession, notamment durant la crise sanitaire, les banques centrales ont créé, par leurs politiques de rachats d’actifs et de taux d’intérêt voisins de zéro, un océan d’argent dont les premiers bénéficiaires ont été les banques d’affaires et les fonds d’investissement. [Cela accroît évidemment les écarts de richesse, mais cet argent propulse la Bourse vers les sommets et finance aussi largement l’innovation et les grandes firmes, ce qu’oublient souvent les tenants de la déconnexion entre finance et « économie réelle », NDLR]. Selon une étude du cabinet PitchBook, citée par l’AFP, les fonds de capital-investissement ont placé 1200 milliards de dollars aux États-Unis en 2021, soit 50 % de plus qu’en 2019, et 754 milliards en Europe (+ 60 %). Par étonnant qu’en France, les licornes surgissent à chaque coin de rue. Effet positif donc, les entrepreneurs trouvent des financements pour leurs projets, même les plus risqués. Mais le gouvernement voudrait orienter ce flot d’argent vers des jeunes pousses industrielles seules à même de pouvoir créer de l’emploi local. Cet argent devrait aussi être utile pour financer la transition énergétique. (Le Monde, le 20 janvier).

– Sur les quatre derniers mois de 2021, le Livret A et le Livret de développement durable et solidaire accusent une décollecte de près de 5 milliards d’euros, selon les chiffres de la Caisse des Dépôts. Au total, la collecte annuelle atteint 19,21 milliards, un montant qui reste très élevé. Mais la parenthèse de la sur-épargne semble terminée. Un doublement du taux de rémunération du Livret A et du LDDS est prévu au 1er février. Le Livret A a terminé l’année dans le rouge en signant une décollecte importante témoignant du retour de la vie d’avant, du moins dans les comportements d’épargne », souligne Philippe Crevel, le président du Cercle de l’Épargne. « Les hausses de taux dopent temporairement les versements, mais ont peu d’effets sur la durée », nuance Philippe Crevel. (Les Échos, le 24 janvier).

Souci de prévenir l’inflation ?

Politique économique

– À chaque fois, un choc politique ou économique imposait de modifier le financement de la dette publique et de repenser le développement industriel. Les références à des expériences passées, quelquefois réhabilitées, ou à des écrits d’économistes ont servi à la fois de répertoire, de boîte à idées pour penser de nouvelles normes, mais rarement de façon explicite et de manière cohérente. Si Emmanuel Macron a eu raison de relancer la dépense publique pour contenir les risques économiques liés à l’épidémie de Covid-19, c’est parce qu’une épidémie relève de l’économie publique, et c’est une politique publique qui est pertinente pour la combattre. En effet, la contagion échappe aux individus, de sorte que se préserver d’un virus ou en préserver les autres ne relève pas de la liberté individuelle (Le Monde, les 22-23 janvier). C’est ce que les gouvernements ont essayé de démontrer à leurs populations pour justifier leurs manquements aux libertés et tenter de contrer les mouvements anti-passe sanitaire.

– État et trusts pharmaceutiques. Le secteur pharmaceutique est aujourd’hui à la fois une économie ultra-subventionnée et un système capitaliste ultra-monopolistique. Les accords passés entre les États et les firmes pharmaceutiques pour les vaccins contre le Covid l’illustrent bien. Des clauses de confidentialité drastiques y sont incluses. On ne connaît donc pas exactement l’argent public investi, mais les montants colossaux, passent par plusieurs canaux : financements directs, contributions en nature dans le cadre de partenariats public-privé, crédits d’impôt, préachats. Le remboursement des produits de santé est aussi une garantie de paiement très spécifique au secteur pharmaceutique. Pour les vaccins à ARN messager (ARNm), de l’argent public a été investi bien avant la pandémie, pendant trois décennies, suivant le fonctionnement habituel de la recherche médicale. Il est donc totalement faux de dire que les firmes ont développé un vaccin en un an. Pfizer a fini de développer le vaccin qu’il a récupéré en signant un accord de collaboration avec BioNTech. À partir de l’an dernier, une nouvelle manne de financements publics a été ajoutée, pour soutenir le développement et la production à travers le préachat de doses de vaccins. L’argument est toujours le même : il faut garantir l’achat des doses à l’avance en espérant que les firmes proposent d’emblée des prix plus intéressants sur de gros volumes — sachant qu’on est dans l’incapacité de juger ces prix puisque l’on n’a pas d’information. On commence aujourd’hui à voir les profits records que cela va générer… S’y ajoute l’octroi de monopoles, notamment les brevets qu’accordent les États (cf. Gaëlle Krikorian, sociologue, consultante sur les questions de santé, ancienne responsable du programme d’accès aux médicaments de Médecins sans Frontières (MSF) entre 2018 et 2020. (Cf. Alternatives économiques, juillet 20212).

– Contre tous les discours sur la santé sacrifiée à l’économie, L’obligation de télétravailler au moins 3 jours par semaine est prolongée jusqu’au 2 février. MEDEF, CPME et U2P auraient préféré un retour à l’incitation. Les entreprises « se conformeront aux demandes du gouvernement », a réagi le Medef. Mais, a ajouté l’organisation dirigée par Geoffroy Roux de Bézieux, « elles regrettent cette décision qui va peser sur certains secteurs de l’économie et sur le moral des collaborateurs. Nous aurions préféré l’incitation à la contrainte ». Dans le même ordre d’idée à contre-courant de la vulgate, les embauches en CDI ou CDD longs ont relégués au second plan les CCD courts du fait de la difficulté à trouver du personnel aux conditions proposées. (Les Échos, le 21 janvier).

– Et pour ceux qui pensent que le Covid -19 est une arme pour imposer le profit, rentrer ou sortir de Hong Kong, autrefois un non-événement, qui faisait de l’île une base régionale idéale pour nombre d’entreprises internationales, est devenu extrêmement compliqué, tant pour les personnes que pour les marchandises. Faute de liaisons, aériennes ou maritimes, fiables ou régulières, même le courrier postal n’est plus assuré avec de nombreux pays (dont la France, depuis le 11 janvier). Certains étals commencent à se vider dans les rayons frais des supermarchés, alors que la ville importe 98 % de son alimentation. Les délais des commandes en ligne sont passés de quelques heures ou quelques jours par le passé à plusieurs semaines, voire plusieurs mois, avec des prix qui grimpent dans la plupart des secteurs. (Le Monde, le 2 février 2022).

Crise sanitaire et déqualification

Santé

[On avait déjà la prise d’importance de Doctolib pour pallier à l’absence de médecins généralistes, ce qui aboutit de fait à la suppression de la notion de « médecin traitant » que promouvait pourtant la sécurité sociale, on a maintenant l’extension des fonctions pharmaceutiques sans la médiation du personnel médical, ce qui va permettre de transformer les officines en des lieux directs d’application des mesures sanitaires gouvernementales en situation d’urgence, NDLR]. Forts d’une situation financière prospère, compte tenu de leur activité Covid, les pharmaciens abordent une nouvelle phase de la transformation de leur métier. Débutées en décembre, les négociations avec l’Assurance-maladie à propos de la future convention doivent aboutir en février. À la clé, un élargissement de leurs compétences, avec de nouvelles missions de santé pour pallier la pénurie de médecins. « Les officines doivent être le lieu de toutes les vaccinations », défend le président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France, Philippe Besse. L’extension du dépistage est également au menu, pour le cancer colorectal et l’infection urinaire (Les Échos, le 24 janvier).

[Les pharmaciens souvent moqués comme épiciers en médicaments sont promus techniciens de surface de la santé, une belle promotion, NDLR].  

Travail

– 60 % des branches professionnelles proposent encore des salaires minimums inférieurs au SMIC et 2 millions de salariés sont au SMIC. Le patronat avance timidement là-dessus même si l’hôtellerie et la restauration ont vu le minima augmenter de 16 % ce qui fait qu’il dépassera de 4 % le niveau du SMIC.

Le patronat reconnaît d’ailleurs lui-même que les « allègements Fillon » dégressifs de cotisations patronales de 2003 sur les salaires jusqu’à 1,6 fois le SMIC, ont eu un effet pervers en poussant plus à bloquer les salaires qu’à embaucher (Libération, le 25 janvier). Le patronat est moins prudent sur les impôts de production dont la baisse est demandée dans la continuité de la politique de l’offre qui est privilégiée depuis plus de vingt ans. Un patronat en gros d’accord sur le fond avec la ligne Macron, a fortiori depuis que celui-ci vient de reprendre l’idée de la retraite à 65 ans et un couplet habituel sur les 35 h pour chasser sur les terres de la droite en période pré-électorale. C’est du côté des entreprises de taille intermédiaires que les demandes sont les plus fortes. En gros pour les pays de l’ouest de l’Europe il se produit une convergence des SMIC compte tenu des différences de puissance autour de 60 % du salaire médian.

Il n’y a pas que le personnel de l’hôtellerie-restauration qui se retrouve en position de force dans la période qu’on peine encore à appeler post crise sanitaire : outre le problème du vivier, le marché de l’emploi des cadres se heurte à une autre tendance post-crise. La reprise étant forte, ils sont en position de force. Ils ont la bougeotte et n’hésitent pas à aller voir ailleurs, surtout les moins de 35 ans. À cela s’ajoute un désir de reconversion élevé, qui se manifeste de plus en plus tôt. Au final, près d’un cadre sur cinq quitte volontairement son CDI après deux ans de contrat, indique Gilles Gateau, président de l’association pour l’emploi des cadres. Il signale aussi que depuis quelques mois, les entreprises indiquent à nouveau les salaires sur les annonces pour le recrutement des cadres (Les Échos le 25 janvier).

– Synthèse des deux articles du journal Le Monde sur les jeunes et le travail et la prétendue grande démission (les 25 et 26 janvier 2022). Si maintenant on passe au niveau plus pratique et concret/actuel en fonction de la crise sanitaire qui a joué comme accélérateur, il me semble qu’on peut faire la synthèse suivante :

– les jeunes sont dans la recherche d’un sens au et du travail parce qu’à la fois le type de travail proposé par le rapport social capitaliste aujourd’hui (déprofessionnalisation des métiers, tendance à la transformation du travail en « job », déclin du collectif de travail) et la perte de visibilité de l’utilité sociale dans beaucoup d’activités de bureaux par rapport à ce que représentait auparavant le travail industriel strictement défini comme productif, avec malgré l’exploitation sa dimension de participation au changement de ce monde dans la foi dans le progrès) ne fournissent plus un excès de sens permettant de s’y retrouver d’une manière ou d’une autre.

– comme ils ne trouvent pas cet excès de sens, cela renforce leur idée que le travail n’est pas une valeur morale et qu’il y a moyen de le squeezer soit en s’enrichissant par tout un tas de moyens plus ou moins légaux, soit de le mettre au second plan par rapport à la vie privée, au non-travail. La vie personnelle passe en premier comme si l’activité professionnelle et les activités militantes sur le lieu de travail et le quartier ne faisaient plus partie de la vie personnelle pourtant indiscutablement sociale, mais individualisée à outrance.

– le rapport compulsif au temps renforcé par les TIC entraîne des comportements courts-termistes, le zapping avec, comme on le voit avec la crise sanitaire une rupture record des CDI en 2021. Même phénomène aux États-Unis où certes la mobilité traditionnelle est plus grande, mais où, par rapport aux autres périodes précédentes de plein emploi, non seulement les salariés démissionnent, mais ils le font même à 40 % sans avoir trouvé préalablement un autre emploi (cf. enquête du cabinet Mc Kinsey). Ces comportements correspondent à un discours souvent contradictoire :

1) les jeunes affirment le souhait d’un travail dont ils ressentiraient le caractère de mission, or, pour la plupart d’entre eux, ils intègrent le fait que leur désir d’autonomie et de flexibilité ne se retrouve que dans l’auto-entrepreneuriat comme fuite par rapport à l’exploitation par le salariat. [Une situation bien décrite par Negri et d’autres post-opéraïstes au sein de la revue Futur antérieur, à partir de l’exemple de l’Italie dans les années 1990 ; mais cette critique prend trop souvent une forme apologétique, comme renversement de la flexibilité patronale au profit des prolétaires. Cette analyse semble aujourd’hui dépassée par la vogue des travaux indépendants ou free-lance qui participent d’une sorte de second marché d’où se dégage une forme plus noble de l’intérim pour les plus diplômés, qui est de ne concevoir leurs taches que sous forme de « missions”. [Les missions des jobs à la place de la mission de service public en quelque sorte ; une mission de service public qui dépassait largement le cadre du service public car, par exemple, les boulangeries, à l’époque où on pouvait encore les appeler de ce nom, avaient cette mission en assurant, souvent en coopération avec leurs collègues, une ouverture tous les jours par alternance. Dans cette mesure on comprend qu’ils ne se précipitent pas tous dans l’Éducation nationale pourtant à la recherche d’enseignants. ! Pas vraiment de plan de carrière et zapping. Le travailleur nomade comme il y a un nomadisme des identités. Fidélité et loyauté au travail sont ringardisées comme elles le sont dans la vie quotidienne. De ce point de vue il y a une cohérence qu’on ne retrouve pas dans le point suivant, NDLR]

2) volonté d’un travail en équipe d’un côté, mais exacerbation de l’autonomie individuelle et de son débouché méritocratique de l’autre. Ce n’est pas le statut qui compte puisque les identités ne sont pas fixes ; d’où la désaffection pour les postes de fonctionnaires à l’inverse de la période des Trente glorieuses. Aux USA ce nomadisme renforcé par la numérisation peut même épouser le nomadisme des entreprises. Ainsi, de la même façon que Tesla change ses implantations d’usines pour quitter la Californie trop taxatrice pour les États du sud profond, des salariés vont faire de même pour aller vers le moins-disant imposable (cf. Le Monde, le 26 janvier).

– ce mouvement pourrait ne concerner que les classes moyennes plutôt supérieures, mais il n’en est rien comme la crise sanitaire a pu le montrer avec la situation dans l’hôtellerie-restauration et à l’autre bout du spectre, la démission des cadres en plus grand nombre.

– [ce rapport au travail n’est certes pas majoritaire, mais, comme ne l’est pas non plus, à l’opposé, le discours sur l’ubérisation du travail et avant lui sur la précarité subie qui participe de la tendance générale à épouser la figure de la victime plutôt que celle du combattant, alors qu’à l’inverse, certains intérimaires très demandés ne voient pas l’intérêt financier d’opter pour un CDI et font le choix de la précarité pourvoyeuse d’un salaire plus élevé même s’il est plus irrégulier. Il s’agit toujours de formes de fuite passive par rapport à ce qui est considéré comme une sorte d’esclavage salarié, NDLR].

Ainsi les faits et chiffres sont têtus et l’observation concrète du travail aujourd’hui donne le résultat le plus contre-intuitif quand tout le monde peut connaître ou observer (le « ressenti ») cette montée du précariat. Or, les chiffres ne confirment pas du tout cette impression de fin du salariat, ou de remplacement du statut de salarié par l’emploi précaire. Entre 2007 et 2017, malgré dix ans de crise économique, la part de l’emploi en contrat à durée indéterminée dans l’emploi total est restée à peu près stable en France, passant de 86,4 % à 84,6 %. Il n’y a pas eu d’explosion de la précarité. De même, la durée moyenne de l’ancienneté dans l’entreprise, malgré les plans sociaux, les restructurations, les licenciements, est restée à peu près la même. Elle a même augmenté durant les périodes de crise, pour une raison bien simple : on ne cherche pas un autre emploi quand la conjoncture est mauvaise. Et c’est exactement l’inverse quand elle s’améliore : ce qu’on présente aujourd’hui comme le phénomène inédit de la « grande démission » est simplement le signe que la conjoncture s’améliore, permettant comme à chaque fois dans une telle période une plus grande mobilité sur le marché de l’emploi. Mais cela ne veut pas dire que la précarité n’existe pas. Seulement, elle est concentrée sur des catégories précises : les jeunes et les femmes peu diplômées, les immigrés, dont la durée d’accès à l’emploi stable s’est considérablement allongée. Ce sont eux les précaires, pas l’ensemble des travailleurs. Le problème du salariat n’est pas la précarisation, mais les transformations du salariat lui-même, attaqué en son cœur pour tous les travailleurs : accroissement des horaires flexibles et atypiques (la nuit, le week-end), multiplication des heures supplémentaires, stagnation voire recul des rémunérations, avec l’accroissement de la part variable liée aux résultats de l’entreprise ou du travailleur lui-même. En cela, oui, la situation des salariés s’est détériorée (cf. J. S Carbonnel, Le Monde, le 22 mars 2022).

– Dans l’article, « Logistique : nouveaux paysages, nouvelles précarités », Le Monde, le 3 février se penchait déjà sur ce qui serait le creuset d’une nouvelle classe ouvrière, la logistique, un secteur, qui pèse 10 % du PIB, redessine les campagnes, avec près de 87 millions de mètres carrés d’entrepôts sur tout le territoire. Autrefois, entre les usines Renault de Cléon, Sandouville et les sous-traitants, l’industrie automobile était le premier pourvoyeur d’emplois intérimaires de la région. En six ou sept ans, l’automobile a dégringolé et on a basculé sur les métiers de la logistique, un marché très porteur, et de surcroît non délocalisable », relève Sylviane Havel. Deux sociologues, Carlotta Benvegnù et David Gaborieau, se sont penchés sur ce nouveau prolétariat, celui de l’entrepôt, caractérisé par une forte concentration de postes peu qualifiés, des perspectives d’évolution professionnelle limitées et de faibles rémunérations. « Au sein du monde ouvrier, les logisticiens représentent désormais 13 % des emplois, contre seulement 8 % dans les années 1980, un basculement observable dans la plupart des pays occidentaux », notent-ils dans un article publié le 5 octobre 2021 par la direction de l’animation, de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail. Et là encore, comme dans l’article précédent, on observe plutôt une précarité en diminution, vu les tensions sur le marché de l’emploi. « Avec la croissance de l’activité logistique, les entreprises ont besoin d’avoir du personnel permanent, alors, elles pérennisent de plus en plus de postes (Cf. Brice Mullier, directeur de l’agence Pôle-emploi de Louviers). Entre 2019 et 2020, le volume des offres durables (CDD de plus de six mois et CDI) dans son agence a augmenté de 13 %. « Les gens râlent, mais ils ne sont pas prêts à se battre. Certains demandent même à travailler le dimanche pour gagner plus. Avec le Covid, on n’a jamais autant bossé, mais la direction nous a donné des primes : l’année dernière, on a eu 1 000 euros. Les équipes sont contentes avec ça », rapporte Antonio Martins Pinto, délégué syndical CGT de la plateforme Intermarché de Louviers, avant de conclure : « Ici, à part la logistique, il n’y a pas grand-chose. » (Le Monde, le 3 janvier).

– Chez Stellantis, de nouveaux départs volontaires sont envisagés dans la continuité de ce qui se fait depuis la fusion. La négociation intervient alors qu’une réorganisation industrielle est mise en place dans les sites français en février. Sur le modèle des usines latino-américaines de Fiat Chrysler, un niveau hiérarchique va disparaître dans l’encadrement des chaînes de montage, passant de trois à deux. Voilà de quoi inquiéter des syndicats français qui vivent déjà un sentiment de déclassement d’après le journaliste du Monde, dans une entité moins centrée sur la France qu’avant la fusion.

 [C’est connu que les syndicats vivent mal la réduction des hiérarchies du travail qu’ils vivent comme un déclassement puisque la plupart de leurs adhérents sont promus tout au long de cette hiérarchisation qui divise la classe du travail, NDLR]. Les ouvriers sont surtout nombreux à déplorer une aggravation des conditions de travail : « En Moselle, les salariés quittent les usines de Metz et Trémery pour les horaires plus vivables et les meilleurs salaires d’Amazon, qui vient de s’installer à proximité », relève Mme Virassamy (Le Monde, le 3 février).

Crise sanitaire et absentéisme au travail

L’observatoire de l’absentéisme Diot-Siaci a en effet constaté en 2021 une progression pour la seconde année consécutive de la durée moyenne des arrêts de travail. Celle-ci a atteint 23,6 jours l’an dernier, après 22,5 en 2020 et 19, 6 en 2019. Le phénomène a notamment concerné les moins de 35 ans : +33 % pour les arrêts de 10 à 29 jours en 2021 par rapport à 2019, +13,5 % de 30 à 89 jours et +10,1 % au-delà de 90 jours. Le Covid n’explique pas tout : engagement, reconnaissance, motivation, temps de trajet sont des facteurs à ne pas négliger, ont détaillé lors de la conférence de presse Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’IFOP, et l’ex-ministre du Travail Myriam El-Khomri, directrice du conseil de Diot-Siaci. Ce qui fait de l’absentéisme un défi grandissant pour les entreprises. Ce constat est conforté par l’examen des motifs des arrêts de travail d’au moins un jour, autres que ceux liés au Covid. Selon le sondage de l’IFOP, en 2021, les risques psychosociaux ont fait jeu égal avec les troubles musculo-squelettiques (cités par 15 % et 14 % des salariés ayant été arrêtés), devant les accidents du travail (12 %) et les maladies chroniques (10 %). Et parmi les 22 % des salariés arrêtés pour une autre raison qu’une maladie, un tiers l’a été pour garde d’enfant, un autre tiers a évoqué « une situation conflictuelle dans l’entreprise » avec un collègue ou un supérieur, ou bien une absence de motivation ou une fatigue liée au travail (Les Échos, le 25 mars).

Interlude

– Est-ce le début d’un mouvement des machines ? « Un robot aspirateur autonome a échoué à s’arrêter devant la porte d’un hôtel à Cambridge, là où il était censé faire demi-tour, pour s’échapper dans la nature » (site BBC, le 22 janvier). Les employés de l’hôtel ne l’ont retrouvé que le lendemain matin, coincé dans une haie (in Le Canard enchaîné, le 2 février).

– Alors, cher lecteur, comme l’écrivait Rimbaud à la fin de ses lettres : « Je vous serre la main. » Le serrement de main date du XIXe siècle ; les paysans qui « topent » sur les marchés auraient exporté ce geste de bonne entente dans les foyers urbains. L’anthropologue Emmanuel Desveaux y voit « l’idée républicaine d’égalité entre les sujets qui se substitue à des systèmes de révérence dans une hiérarchie ». On comprend mieux, dès lors, tout ce que l’on perd avec le check des nouveaux « branchés ». Le poing fermé est dissimulateur, presque offensif. Plutôt que de nouer un lien entre deux personnalités, il les entrechoque. On passe de l’égalité à l’affrontement. Autant il est naturel d’avancer son buste pour venir serrer une main, autant le check suppose de se raidir. Norbert Elias, l’auteur de La Civilisation des mœurs, qui analysa la constitution de l’espace privé au fil des siècles, en aurait sans doute fait le stade ultime de l’individualisme. Le check nous vient d’ailleurs des États-Unis : il est à la socialité ce que le MacDo est à la gastronomie (G. Koenig : les Échos, le 9 février). [Les sociologues se retrouvent devant un champ nouveau d’étude qui leur permettra de gloser sur la perte de virilité dans l’abandon de la poignée de main et le rejouement euphémisé de l’hubris dans le check, NDLR]

– Chez Dassault, des grèves perlées retardent la production depuis mars 2021 car la direction refuse la revendication de l’intersyndicale de 200 euros d’augmentation pour tous. La CGT trouve quand même que ce coup de frein à la production tombe mal au moment même où « le carnet de commandes de Dassault se remplit » (sic, Le Monde, le 15 février).

– Le climatologue Jean Jouzel propose, dans un récent rapport, que la formation aux enjeux de la transition écologique s’intègre dans tous les cursus d’ici cinq ans. « L’approche par les compétences » et « l’approche programme », seraient les seules à même de forger une culture commune à travers des exemples, des exercices ou des projets favorisant une « en capacitation » des étudiants (Le Monde, le 18 février).

[On subissait déjà la vogue récente transmise par les médias du « en capacité de », les étudiants subiront le « en capacitation » en plus et il y en a qui s’étonne de la baisse du « niveau ». Il paraît qu’il y a en France une baisse de l’enseignement scientifique, pourtant on a comme ici des exemples de bond conceptuel qui devraient nous mettre en haut de classement ! Dans le même ordre de gag le rapport soulève le fait que « plus de 80 % des professeurs des écoles titularisés proviennent de cursus tels qu’ils n’ont souvent plus étudié la science après la classe de seconde » et pour remédier à cela, il propose quatre « problématiques » principales « en guise de base commune » : l’impact des activités humaines sur l’environnement à l’échelle planétaire, notamment sur le climat et la biodiversité ; l’impact des activités humaines à l’échelle locale, en particulier sur la pollution des eaux, des sols et de l’air ; les enjeux de société et de gouvernance associés ; enfin, les modalités d’un passage à l’action. Que le rapport utilise « problématique » comme le fait un journaliste sportif qui cherche à se hausser du col, c’est-à-dire à la place de « problème » ou mieux « thème » laisse bien augurer de l’introduction de cette nouvelle « science » et surtout de sa « méthode » dans les programmes et concours de l’Éducation nationale. Déjà, quand, dans les années 1980-1990 on avait vu apparaître le terme de « problématique » chez les inspecteurs de l’éducation nationale, on s’était dit, ça y est ils ont découvert le fil à couper le beurre, mais aujourd’hui que problématique est équivalent à problème, c’est la réduction ad infinitum qui est à l’ordre du jour, NDLR]. Pour paraphraser les années 1970, mais dans sa version postmoderne, la question n’est plus « la dialectique peut-elle casser des briques ? », mais « la problématique peut-elle casser des briques ?

– Face à la difficulté d’augmenter leurs prix et confrontées à des hausses de coûts, les entreprises japonaises de taille moyenne privilégient la shrinkflation, de l’anglais shrink (contraction), qui se traduit par le maintien du prix d’un produit avec des quantités moindres dans le même paquet (Le Monde, le 29 mars).

Start-up, crypto-monnaies et économie virtuelle

– Facebook a voulu saisir l’occasion, mais n’y est pas parvenu. Son projet de cryptomonnaie, d’abord appelée Facebook Coin en 2018, puis Libra en 2019, puis Diem un an plus tard, a été vendu lundi 31 janvier pour une bouchée de pain à la banque californienne Silvergate. Pourtant, à son lancement, le réseau social a affolé le monde et les gouvernements en prétendant battre monnaie. Grâce à lui, plus d’intermédiaires et de frais astronomiques pour transférer de l’argent d’un pays à l’autre. Plus de craintes non plus pour les consommateurs de pays à monnaie faible ou dévaluée. Mark Zuckerberg plus fort que les États. Une trentaine de partenaires étaient de la partie, dont quelques pointures comme MasterCard, Visa, PayPal, Uber, Spotify et même le français Iliad. Rien n’y a fait, régulateurs et autorités ont pilonné le projet. Dès 2020, MasterCard, Visa et PayPal ont quitté le navire, contraignant le groupe à réduire ses ambitions, puis à abandonner l’affaire. (Le Monde, le 2 février). [Où est-t-il le capitalisme sauvage de l’économie néo-libérale ? Toutes les puissances étatiques réagissent, y compris la Chine contre Alibaba et consorts. Pas question de perdre la main. La souveraineté politique l’emporte même quand elle ne s’exerce plus que dans le succédané de la « bonne gouvernance », NDLR].

– Si la France est devenue une usine à start-ups, il manque encore les start-ups à usines. Il leur faut un cadre favorable. Pour une start-up industrielle, le lancement commercial intervient souvent une dizaine d’années après la création, soit au-delà de la durée de vie des fonds de capital-risque ! Il leur faut des instruments financiers à la temporalité alignée sur les cycles de développement. Pour changer ce paradigme, les pouvoirs publics présents au capital des fonds de capital-risque via Bpifrance et le Fonds européen d’investissement ont un rôle à jouer. Ils peuvent pousser à un allongement de la durée de vie des fonds, promouvoir les fonds Evergreen (sans date prédéterminée de clôture). Un premier recensement montre que seulement 12 % des start-ups ont des projets industriels. Ensuite, il faut qu’elles trouvent des financiers prêts à les aider sur des projets plus risqués, alors qu’il est plus facile de calculer les retours sur investissements d’une place de marché. Le mois dernier, le gouvernement a décidé d’apporter 1 milliard d’euros à un fonds de Bpifrance pour financer les premières usines, une structure qui a déjà investi dans… 20 participations sur les cinq dernières années. (Les Échos, le 2 février).

Martin Ford, auteur d’un essai sur la robotisation, L’Avènement des machines, FYP éditions, 2017, est persuadé que : « la pandémie a favorisé l’automatisation des restaurants. Dans un premier temps, en 2020, les robots sont apparus comme une réponse aux inquiétudes sur la transmission et le besoin de distanciation sociale, explique-t-il. À présent, c’est le manque de main-d’œuvre qui sert d’argument à cette substitution capital/travail. Le secteur est l’un des moins attractifs, les salaires sont bas et le travail difficile, donc les travailleurs préfèrent aller ailleurs ». Flippy, le robot de Miso Robotics, n’a pour sa part pas vocation à se promener en salle. Ce bras robotisé est conçu pour travailler en cuisine, plus précisément à la préparation de frites, chicken wings et autres beignets. « Le poste de friture est l’exemple parfait d’un travail sale, dangereux et ennuyeux », explique Jacob Brewer, directeur de la stratégie produits de Miso [un peu l’équivalent de la peinture carrosserie dans les usines automobiles dans les années 1960-70 qui furent les premiers postes de chaîne à être robotisés, NDLR]. En France, Pazzi Robotics, fondé en 2017, propose un robot autonome qui fabrique des pizzas sur mesure devant le client, de l’étalement de la pâte à la découpe en passant par la garniture, la cuisson et la mise en carton. L’entreprise a ouvert deux restaurants sous son nom, à Val d’Europe en 2019 et à Paris en 2021. En Italie, Makr Shakr a mis au point un robot barman, qui confectionne des cocktails classiques ou sur mesure, que le client commande avec son smartphone. (Les Échos le 2 février).

Compétitivité-prix et compétitivité hors prix

– La dégradation du déficit commercial français au début des années 2000 correspond en grande partie à la dégradation du solde commercial des multinationales françaises. Pendant cette période, les délocalisations s’accélèrent, tout comme les embauches à l’étranger. Elles emploient aujourd’hui 6,1 millions de personnes à l’étranger, soit beaucoup plus que leurs homologues allemandes ou japonaises, par exemple. Elles n’ont pas hésité à déplacer des pans entiers de leur production. Le cas du secteur automobile est à cet égard très éclairant, car il explique à lui seul le tiers de la différence de solde commercial entre l’Allemagne et la France sur les vingt dernières années. Renault et Peugeot sont parmi les constructeurs automobiles européens ceux qui ont le plus délocalisé en Europe de l’Est et dans le pourtour méditerranéen, notamment leurs usines d’assemblage, alors que leurs concurrents allemands ont moins déplacé leur production. Cela a permis à l’Allemagne de conserver son industrie automobile compétitive du point de vue de la productivité avec un point mort plus bas. (Le Monde, le 9 février). De fait, ces multinationales françaises profitent de la logistique d’État (la diplomatie au service de l’économie) et des crédits d’impôt recherche sans renvoyer l’ascenseur par des implantations locales et un tissage de lien avec les PME pour créer un Mittelstand à l’allemande. À cela s’ajoute « un biais dont personne ne parle », ajoute Bernard Jullien, économiste de l’automobile, maître de conférences à l’université de Bordeaux. C’est l’effet chômage partiel lié au Covid -19. De fait, les surcapacités de production ont été prises en charge par l’État depuis la mi-2020. C’est le bonheur pour les entreprises : lorsque la demande n’est pas là, elles renvoient les salariés chez eux, et c’est l’État qui paie ! Cela peut finir par agir comme une drogue dure masquant des difficultés durables. » (Le Monde, le 19 février). [Ce que nous relevons là comme incidence sur la balance commerciale, se relève bien évidemment au niveau de la désindustrialisation du territoire, elle-même aggravée par le plus grand fossé existant en Europe entre, d’un côté les grandes firmes françaises du CAC 40 qui ne fabriquent plus et ne font pas leurs profits en France et la masse de PME subissant les prix de marché que leur imposent leurs donneurs d’ordre. Rien ne fait plus tissu industriel, NDLR].

– Rentabilité à court terme. La théorie des avantages comparatifs, fondée sur la doctrine du libre échange dans la complémentarité compétitive, a poussé l’économie française à se spécialiser dans les productions les plus rentables et à importer celles qui le sont moins, mais qui sont fondamentales par rapport à la structure de l’appareil de production (le secteur des biens d’équipement, par exemple). Ce choix stratégique industriel a rendu l’économie française fortement dépendante à l’égard de nombreux produits fabriqués à l’étranger, notamment en Chine, alors qu’il y avait du potentiel pour les produire sur le territoire national. Au nom de la rentabilité à court terme, l’économie française s’est orientée vers le commerce international à flux tendus, préférant importer et faire faire, plutôt que de faire. Dès lors, à chaque reprise de la demande et de la croissance, cette stratégie industrielle alourdit le déficit extérieur et, à terme, fragilise la croissance économique. Côté exportations, les ventes des produits de luxe, des produits agroalimentaires et aéronautiques continuent de progresser, mais à un rythme encore insuffisant pour enrayer le dynamisme inverse des importations sur des produits beaucoup plus courants et nécessaires. Malgré le redémarrage de l’économie mondiale, les exportations n’empêchent pas le déficit extérieur de se creuser, marquant ainsi les limites de la politique de baisse du coût du travail menée pour restaurer la compétitivité-prix des entreprises françaises. Or, pour faire face à la concurrence étrangère, les entreprises, avec l’aide des pouvoirs publics, doivent développer davantage la compétitivité hors prix fondée sur la qualité. Le rétablissement et le renforcement de cette compétitivité passent non seulement par des investissements accrus dans l’éducation et la formation, dans la recherche, dans l’innovation ou encore dans la montée en gamme de tout notre appareil productif (donc des mesures de moyen ou long terme), mais aussi par une stratégie industrielle d’ancrage territorial plus immédiat. Pour produire sur le territoire, il est donc nécessaire de développer des systèmes territoriaux de compétences associant des entreprises cotraitantes, sous-traitantes avec des écoles d’ingénieurs, des universités, des laboratoires de recherche et des infrastructures publiques. Ces pôles territoriaux de compétences capteraient les capitaux étrangers attirés par le savoir-faire plutôt que par les avantages fiscaux. Cette offre encouragerait les entreprises à substituer leurs anciennes stratégies de domination par les coûts à leurs stratégies plus innovantes de différenciation, leur permettant d’être plus à l’abri de la concurrence asiatique. Elles seraient ainsi davantage incitées à se concurrencer sur la qualité, en améliorant la situation des salariés plutôt que celle des actionnaires. Cependant, pour produire sur le territoire, il faut aussi que la demande intérieure soit soutenue afin qu’elle puisse se tourner davantage sur les produits fabriqués en France plutôt que de se diriger vers les produits étrangers, jugés moins chers. C’est pourquoi il s’avère nécessaire d’accroître le revenu du travail pour donner plus de pouvoir d’achat aux ménages, garantissant à la fois la préférence des consommateurs pour les produits français et les débouchés des entreprises. Cette hausse généralisée des salaires étendue sur tout le territoire, évitant ainsi une concurrence interentreprises par les prix, exhorterait celles-ci à se positionner (G. Fonouni enseignant éco-gestion in Le Monde, les 20-21 2022). Apparemment tout ce discours de bon réformateur s’avère un vœu pieux puisque la stratégie de l’offre continue à être privilégiée par l’équipe Macron.

– Une des rares sources de compétitivité des entreprises françaises était le prix de l’énergie. Si les prix des combustibles fossiles diffèrent peu entre les pays, ce n’est pas le cas de ceux de l’électricité et du gaz naturel. Durant ces dix dernières années, le prix de l’électricité pour les entreprises de taille moyenne était 16 % inférieur en France par rapport à celui de leurs homologues de la zone euro. Pour les entreprises industrielles, le prix était bien inférieur à celui de leurs homologues italiennes, britanniques, allemandes ou japonaises. Les coûts de l’énergie représentent entre 1 et 10 % des coûts de production, mais peuvent dépasser 10 % pour les industries intensives en énergie. La base industrielle est devenue tellement étroite qu’elle n’a plus d’effet d’entraînement sur les autres secteurs. En revanche, tous les autres secteurs la plombent. L’accès à une énergie moins coûteuse et décarbonée était la dernière politique transversale qui soutenait l’industrie. (Les Échos, le 29 mars).

– La crise sanitaire semble fatale à Boeing par rupture de l’équilibre de duopole de Cournot qui concerne deux entreprises qui (Boeing depuis le rachat de Douglas et Airbus) dominent 99 % d’un marché et tirent leurs profits de l’augmentation de la production, sans baisse des prix jusqu’au prix d’équilibre du fait de la barrière à l’entrée que représente un niveau de production très élevé empêchant toute concurrence sérieuse d’une entreprise tierce3. Or la crise du Boeing 737 MAX a vu Boeing décrocher et, en grande partie à cause de la crise sanitaire, l’entreprise américaine s’est avérée incapable de répondre à la demande par de nouveaux investissements pour un modèle de remplacement. Airbus en a profité suivant le modèle duopolistique de Stakelberg sur le duopole asymétrique dans lequel celui qui produit moins ne peut que baisser ses prix (Les Échos, le 17 février).

Temps critiques, 17 janvier-4 avril 2022

  1.  – Cf. Temps critiques , no 17, « Sur la politique du capital » [http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article310] et « Notes de lecture sur le livre Le capital comme pouvoir » (2014)  [http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article311] et no 19, « Capitalisation et reproduction rétrécie » (2018) [ http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article383]. []
  2.  – Cité in Mouvement communiste, brochure 7, décembre 2021 []
  3.  – On sait qu’à certains moments de l’histoire industrielle des États-Unis, les grandes firmes ont même été jusqu’à entretenir artificiellement des tierces entreprises, comme American Motors dans l’automobile, afin de ne pas tomber sous les lois anti-trust. []

Manifestations de Gilets jaunes, Black bloc et antifas ; retour et précisions

Ces échanges entre des camarades américains et nous sont intervenus suite à la traduction de plusieurs de nos textes en langue anglaise (américain). Par delà ces textes qui portaient sur d’autres thèmes, ces camarades ont voulu clarifier le rapport que le mouvement des Gilets jaunes entretenait avec l’anticapitalisme d’une part,  des groupes extérieurs d’autre part ; extrême droite, Black bloc et antifas.

Le 01/01/2022

On viens de traduire un deuxième texte de Temps Critiques : https://illwill.com/labor-value

Amicalement,

Adrian, ill will 


Le 02/01/2022

merci. Je viens de commander le livre sur le GJ…j’aimerais bien le lire. J’ai écrit un texte sur cette événement est ici (malheureusement pas disponible en français) encore): https://www.metamute.org/editorial/articles/memes-force-%E2%80%93-lessons-yellow-vests

Bises,

Adrian


Le 02/01/2022

Adrian,

Oui notre éditeur l’a envoyé. Pour être complet voici quelques précisions :

Notre livre couvre la période novembre 2018-mars 2019. Nous pensions urgent de le livre et il ne fallait pas non plus que le livre soit trop gros. Résultat, nous avons continué à sortir des brochures à propos du mouvement et qui, évidemment, ne figurent pas dans le livre :

-« Gilets jaunes : une résistance à la révolution du capital » (avril 2019) qui est une petite synthèse que nous demandait la revue suédoise Subaltern

-« Du droit de pétition au référendum d’initiative citoyenne » (juillet 2019) : une mise en perspective historique et critique du RIC

-« Un analyseur de la crise de la reproduction des rapports sociaux capitalistes : les Gilets jaunes » (septembre 2019). C’est à ce moment que nous nous sommes retirés de ce qui, pour nous, n’avait plus qu’un lointain rapport avec le mouvement d’origine  alors qu’à Lyon au moins nous avions été fait groupe Gilet jaune par les Gilets jaunes eux-mêmes du fait de nos interventions (un groupe beaucoup plus large évidemment que les quelques lyonnais de Temps critiques). Nous étions en effet regroupés dans la structure informelle appelée le « Journal de bord ». Sur cette activité spécifique tu peux te reporter à l’article   » Activité critique et intervention politique » paru dans le n°20 de Temps critiques et disponible sur notre site. Il a été écrit par trois membres de ce « Journal de bord ».

-« Les Gilets jaunes et la crise de légitimité de l’Etat (janvier 2000).

Ces brochures complémentaires sont disponibles sur le site mais si tu nous en fait la demande expresse on peut te les envoyer gratuitement par la poste en tarif livre de vitesse lente (mais pas si lente que ça aujourd’hui que plus personne n’utilise le courrier postal !).

Nous allons jeter un œil à ton texte indiqué dans ta lettre.

Amicalement,

Pour Temps critiques,

JW


Le 02/01/2022

Merci bien pour tout cela. 

J’ai parle hier avec un ami de Marseille, qui m’a dit que les GJ (peut-être pas partout, mais quelque part) ont commencé un dérive vers la droite, particulièrement avec les manifs contre le passe sanitaire. Moi je suis curieux de ton avis de ça, et s’il importe quelque choses à propos du mouvement dans un sens plus large. Si tu lis notre texte, tu trouvera un argument / hypothèse concernant le question de quoi permettait les GJ de ne pas fais un dérive comme ça plus tôt, et peut-être c’est le manque des actions visant la propriété privée / capitaliste dans ce nouveau cycles des luttes qui permet une dérive au présent ? 

C’est juste une curiosité…

Bien à toi,

A


Le 02/01/2022

Bonjour,

Après concertation on t’envoie ça comme approche synthétique par rapport à ta question :

Le mouvement des GJ n’a pas véritablement « dérivé » parce qu’il n’a jamais eu une ligne déterminée ni même de revendications unifiées. On peut plutôt dire qu’il s’est étiolé pour deux raisons principales : son incapacité à réaliser le « Tous Gilets jaunes » d’une part (la reformation d’un peuple qui dépasserait à nouveau la question des classes dans l’exigence d’une nouvelle révolution fortement influencée par les idéaux de la révolution française, de 1848 ou même de la Commune plus que par la lutte contre le capital de la révolution prolétarienne ; la réalité de la répression d’autre part et nous ne parlons pas principalement de la violence policière dans les manifestations mais du traitement général contre le mouvement avec très rapidement l’impossibilité de continuer l’occupation des ronds points. Devant son isolement le mouvement, dans une forme déjà fortement réduite a toléré plus que cherché des convergences à gauche et par rapport aux militants climat qui s’offraient à lui, mais à aucun moment il n’y a eu alliage entre ces forces. Les heurts avec les militants climats étant parfois même assez durs dans l’attitude même s’il n’y a pas eu d’affrontement physique. De la même façon qu’aujourd’hui, les individus ex-Gilets jaunes ou portant encore le gilet et non pas un « mouvement » qui n’existe plus, cherchent des convergences à droite chez les anti-vax sous prétexte d’un refus du passe-sanitaire qui leur semble continuer leur combat d’origine contre la « tyrannie ». Mais cela est très confus puisque des ex-Gilets jaunes se sont « radicalisés » au point d’abandonner leur ouverture d’esprit d’origine pour des positions antifa qui les amène à refuser tout contact avec les manifestants appelés par Philippot d’une part, le docteur Foucher de Marseille d’autre part. Ce sont les termes de droite et de gauche qui sont inopérants pour saisir la situation comme ils l’étaient déjà en 2018 et c’est l’une des originalités du mouvement des GJ de les avoir mis de côté.

Ce que tu appelles des dérives nous paraît plutôt relever des limites intrinsèques du mouvement. Malgré les slogans des gauchisés, il n’était pas anticapitaliste et c’est ce qui le rapprochait de 1789 et 1793. L’attaque contre la propriété n’était pas centrale car aujourd’hui très peu de gens remettent en cause la propriété privée si elle est fondée sur le travail. Donc s’il y avait anticapitalisme, il était très superficiel et comme pour les « occupy Wall street, c’est la finance et l’oligarchie qui étaient attaqués en priorité d’où sur ce point une convergence entre ex-droite et ex-gauche pour « exploiter » le moment et le mouvement.

Par ailleurs, ce que tu appelles un « nouveau cycle de lutte » est très discutable. Le terme n’est pas aberrant si on prend le cas de la France où s’enchaînent des mouvements depuis 2016, mais c’est une exception. Aux EU par exemple il n’y a pas de fil conducteur entre « occupy » et BLM. Et même en France, la lutte sur les retraites suit le mouvement des GJ mais sans réelle continuité autre que celle d’une encore relative présence massive d’ex-GJ dans les cortèges. La présence de cortèges de tête dans les manifs en France ne peut suffire à qualifier le cycle ; d’ailleurs à ce compte ce cycle s’arrêterait avec les manifs antipass qui n’en comportent pas. Il nous semble même que le cortège de tête soit devenu une idéologie du cortège de tête (cf. déjà notre n°20) … et que la réalité de ce cortège soit battue en brèche aujourd’hui principalement par l’éclatement et même la désintégration interne des manifs et secondairement par la place disproportionnée qu’y prennent les antifa, le plus souvent sans aucun rapport avec la manif elle-même. C’était déjà le cas des BB pourrait-on dire, mais eux profitaient de la force politique de la manifestation et du mouvement, mais de sa seule faiblesse « militaire » pour en assurer un succédané, alors que les antifa et actuels participants des cortèges de tête nous semblent bien plus profiter de la faiblesse structurelle et politique des dernières manifestations comme celle appelée par les syndicats au mois de novembre.

Pour Temps critiques,

JW


Le 26/01/2022

Hi there

Thanks for this email, and apologies for the slow reply, it’s been a very busy month. 

Your arguments here are very challenging to our reading of the situation, but in ways that make things more complex not less, and we are very appreciative of that. 

As for your reading of property, my sense is that you must avoid many details in order to make the claim you make about property not being central. What I mean is, there’s a difference between a tactical repertoire and a broad framework that sets the ‘problem’ (problems, plural) of a struggle within which this repertoire is active. I think we emphasized the tactical repertoire, and the importance of property destruction within it as a way of blocking fascist hegemony, because we actually agree with you on another level that, as you say in the first sentence, there never was a determinate line or set of demands framing the struggle. For this reason, so long as the antagonism has a flexible frame and is able to continue mutating and growing (as we emphasize in our theory of the ‘meme with force’), the capacity to avoid fascist reterritorializations will depend to some extent on the tactics that become widespread. We should not confuse a willingness to use property destruction tactically to attack the rich or the ‘elites’ with a critique of all property. I think you’re right that the movement wasn’t properly speaking ’anti-capitalist’ (in fact: no mass movements today are, by our estimation…and this in spite of producing ethically communist phenomena in their midst with relative frequency), as it did not seek to abolish all social property. In other words, I think I agree with you about the general frame or lack thereof, but I would question the extent to which you wish to marginalize the violence by laying it at the doorstep of ‘outside agitators’ from the extreme left or right. This was not our perception, during several of the big days of action in Paris. Extreme leftists joined in the fun, but it was also GJs, suburban kids, and various others all at once. 

What you point to regarding the limits encountered by the movement seems correct to us and also to be of great importance. The disappearance of the roundabouts was a tremendous blow, and it’s not for nothing that the state expended so much energy attacking and crushing them. In an interview I did at the time, with friends from Rouen and Paris, they describe how the roundabout in Rouen had to be destroyed and reconstructed fifteen times. This indicates that the state is not so stupid, and clearly perceived the material basis of self organization of the movement. 

Lastly I appreciated your comments on the ‘cycle’ question, and that of the cortèges. I will think more about this, and try to reply more. I’m not sure, however, that I understand the significance, for your reading of our present moment, of this analysis you shared with me. Could you clarify why you feel the need to insist on the distinction between antifascists and BB from the rest of the movement in such stark ways? This seems like it risks falling prey, once more, to the idea of an “essential” movement that is then invaded by outsiders. That doesn’t seem like the basic situation we’re in today, globally: rather, it seems like whenever conflicts kick off, a plethora of different composing forces throw themselves in, and begin experimentally forming a composition. Why index tactics only to certain groups? What function does this play in your analysis? 

As a final note: our friends in Rome translated your text, that we published : https://www.archeologiafilosofica.it/valore-lavoro-e-il-lavoro-come-valore/

They asked us to tell you.

Best,

 Adrian 

and also I forgot to link to the interview I mentioned: https://communemag.com/the-counter-insurrection-is-failing/


Traduction : L.Cohen

Salut.

Merci pour ton e-mail, et toutes mes excuses pour la lenteur de ma réponse : le mois écoulé a été très chargé.

Les arguments avancés dans ton message posent des problèmes considérables pour notre lecture de la situation, mais de telle sorte que les choses paraissent plus complexes au lieu de moins complexes qu’auparavant. Ce que nous apprécions beaucoup.

Concernant tes remarques sur la propriété, j’ai l’impression que vous ne pouvez maintenir votre position sur le caractère non central de cette question qu’en faisant l’impasse sur pas mal de détails. J’entends par là qu’il y a une différence entre un répertoire tactique et le contexte plus général qui délimite le « problème » / les problèmes autour d’une lutte et à l’intérieur duquel ce répertoire est mis en œuvre. Je pense que si nous avons insisté sur le répertoire tactique et sur l’importance, dans ce cadre, de la destruction de propriété comme moyen d’empêcher l’hégémonie des fascistes, c’est parce que, à un autre niveau, nous sommes au fond d’accord avec ton affirmation dans la première phrase que le mouvement des GJ n’a jamais eu de ligne déterminée ni même de revendications unifiées. Donc, tant que l’antagonisme s’exprime dans un cadre mouvant et reste capable de transformation et de développement (aspect que nous soulignons dans notre théorie des « mèmes-avec-force »), la capacité à éviter des reterritorialisations fascistes dépendra dans une certaine mesure des choix de tactique qui se diffusent. Il ne faut pas prendre pour une critique de toute propriété une disposition tactique à détruire des biens comme moyen d’attaquer les riches ou les « élites ». Je pense que vous avez raison de dire que le mouvement n’était pas à proprement parler « anticapitaliste » (à notre avis d’ailleurs, cela vaut pour tous les mouvements de masse actuels, et ce malgré leur capacité à produire assez souvent des phénomènes communistes sur le plan éthique), étant donné qu’il n’a pas cherché à abolir toute propriété sociale. Pour le dire autrement, je pense être d’accord avec vous sur le contexte général ou son absence, mais je me demande si vous ne cherchez pas trop à marginaliser la violence qui a eu lieu en la mettant sur le compte d’« éléments extérieurs », qu’ils soient d’extrême gauche ou d’extrême droite. En effet, ce n’était pas l’impression que nous avions eue au cours de plusieurs journées de grande mobilisation à Paris. Des gens d’extrême gauche s’en sont certes donnés à cœur joie, mais il y avait aussi des GJ, des jeunes de banlieue et bien d’autres qui s’y sont mis.

Votre caractérisation des limites auxquelles s’est heurté ce mouvement nous semble non seulement bien vue, mais de la plus grande importance. La disparition des ronds-points aura été un coup terrible, et ce n’est pas un hasard que l’État se soit tant acharné à les attaquer et à les écraser. Dans un entretien que j’ai réalisé à l’époque, des copains de Rouen et de Paris m’ont raconté que le campement de Rouen a été démoli et reconstruit quinze fois. Cela laisse penser que l’État n’est pas si bête que ça et avait pris clairement conscience de cette base matérielle de l’auto-organisation du mouvement.

Pour finir, j’ai bien aimé tes remarques sur la question du « cycle » et sur celle des cortèges. Je vais y réfléchir encore et j’essaierai d’y répondre plus avant. Cela dit, je ne suis pas sûr de saisir la signification, pour votre interprétation de la conjoncture actuelle, de l’analyse que tu m’as fait parvenir. Pourrais-tu expliciter les raisons qui t’ont poussé à établir une distinction aussi tranchée entre les antifa et les BB d’un côté et le reste du mouvement de l’autre ? On voit poindre là le risque de retomber dans l’idée d’un mouvement « essentiel » qui subit ensuite l’invasion d’éléments extérieurs. Or, à l’heure actuelle, cela ne me semble pas correspondre à l’état des mouvements dans le monde. Je pense plutôt que dès qu’éclate un conflit, une pléthore de forces différentes s’y engouffrent et se mettent de façon expérimentale à constituer un ensemble. Pourquoi alors attribuer une tactique précise à tel groupe en particulier ? Et quelle place cette interprétation occupe-t-elle dans votre vision globale ?

Amitiés,

Adrian


Le 02/02/2022

Adrian,

C’est à 2 que nous te répondons car nous avons co-écrit dans le numéro 20 de Temps critiques : « Activité critique et intervention politique » qui parle des Gilets jaunes.

Nous ne savons pas si c’est un problème de traduction mais l’attaque symbolique des biens et la destruction de la propriété nous semblent deux perspectives différentes même si dans les deux cas, il s’agit bien d’une atteinte à la propriété. Par exemple, le premier terme peut recouvrir l’incendie du Third Precinct tandis que le second peut se comprendre de façon plus générale, telle une remise en cause de la propriété comme éléments du capital. Il faudrait nous dire précisément ce que tu entends par des « actions visant la propriété » ?

De manière générale, nous pensons que l’antienne marxiste de la « socialisation des biens » par le processus au cours duquel les travailleurs abolissent la propriété en s’appropriant et en socialisant les moyens de production détenus par une classe parasitaire n’a plus guère de sens dans une époque actuelle où les classes sont devenues introuvables. En effet, nous avons tenté d’expliquer cette dissolution/disparation dans ce que nous avons appelé « la révolution du capital » où, à la suite des échecs du dernier assaut prolétarien des années 60/70, le capital s’est restructuré ouvrant un nouveau cycle, sa dynamique ne se développant plus à partir des antagonisme historiques (ce qui sonne la fin du moteur qu’a pu être la lutte des classes) mais à partir de la part croissante du travail mort (les machines) au dépend du travail vivant par l’intégration de la technoscience dans le processus de production.

Pour revenir au mouvement des GJ, il illustra bien ce « pas de côté » et cette critique des conditions de vie dégradées dans le rapport social capitaliste en apportant de façon inédite la lutte sur des lieux liés au flux et la circulation des biens et des personnes. Cela nous a appris que la lutte ne peut plus guère être menée sur des lieux historiques que sont l’usine ou l’entreprise où le travail vivant à largement cessé d’être à la base du procès de production valorisation (restructuration, licenciement massif). Les lieux aujourd’hui qui nous paraissent déterminants sont ceux au centre de la reproduction des rapports sociaux et des flux (hôpitaux, écoles, transports, plateformes, entrées d’hypermarchés, nœuds routiers, artères commerçantes des hypercentres des villes) où la lutte se confronte directement à l’État comme interlocuteur garant de ces flux.

Quant à la place de la violence au sein du mouvement, il s’est trouvé que nous étions des rares à ne pas l’ignorer quand d’autres cherchaient purement et simplement à la minorer ou en ignorer la présence au cœur du mouvement. En ne respectant pas la règle du dépôt de manifestation, ou en occupant sans titre ni droit ces non lieux du développement urbain comme les ronds-points ils faisaient immédiatement violence à l’État. Et d’ailleurs, c’est ce sont ces occupations qui ont rendu matériellement possible l’éclosion d’une communauté de lutte active. Les Gilets jaunes dans leur grande majorité voyaient cela comme le simple exercice de leur droit fondamental à pouvoir manifester, se parler et mettre en place la fraternité présente au fronton de tous nos lieux publics.

Cela n’a pas empêché, dès les premiers temps, que de petits groupes déposent des parcours de manifestations et pas que sur Paris, mais il était impossible de s’y tenir vu le caractère hétéroclite que prenait les manifs GJ où se mêlaient pelle mêle des jeunes des banlieues, des ouvriers artisans, des handicapés, etc. et où la spontanéité et l’improvisation étaient souvent le maître mot pour s’engager exprimant cet engagement sur des voies encore jamais empruntées par des manifestants et surtout pas par les syndicats. Et ceci a perduré tant que les GJ ont conservé l’initiative sous la perplexité des forces de l’ordre qui avait toujours un temps de retard. Tandis qu’une fois passée la surprise du 1er décembre (et à la rigueur le 8) c’est au contraire le pouvoir et ces mêmes forces de l’ordre qui a déterminé le niveau de l’affrontement.

Pour ta question sur la distinction entre Blackbloc, Antifas et mouvement des GJ, nous pouvons répondre que si les minorités actives de BB se sont mises, un temps, au service du mouvement cela transcrit le fait que ce dernier n’arrivait pas à assumer par lui-même une violence diffuse et qu’il déléguait de fait la chose à des « spécialistes » où plutôt un groupe se présentant comme tel. Mais ce n’est pas simple car les BB ont aussi parfois desservi ce mouvement en provocant la confrontation sans la moindre stratégie collective donnant toute légitimité aux forces de l’ordre pour réprimer et tenter de disperser les manifs.

De plus il faudrait distinguer ville par ville leur action. Par exemple ce qui se passait à Paris relevait plus de l’exception que d’une règle. En effet les personnes qui « montaient » à Paris y allaient pour participer à ce qui leur semblait être une manifestation nationale où tout était possible parce qu’en dehors de chez eux et par exemple par des attaques contre des biens particuliers qui ne sont même pas des attaques contre la propriété mais des attaques contre des symboles de celle-ci ou du pouvoir, ou du luxe et de la richesse. Ces pratiques de BB relèvent pourtant, en partie, de personnes incapables de faire ces actions dans leur propre ville…

Avant d’en venir aux Antifas il faut signaler que notre livre L’événement Gilets jaunes ne reflète que partiellement notre activité durant le mouvement qui a eu lieu en participant aux manifestations et autour de l’assemblée générale (AG) lyonnaise des GJ. Celle-ci avec ces commissions (actions, revendications, etc.) nous a permis de bien distinguer les rôles et les lignes de force du mouvement. Même, si comme tu le dis et nous en conviendrons, lorsqu’un conflit social d’une certaine ampleur éclate, pléthore de forces différentes s’y engouffrent et se mettent à constituer un ensemble, il ne faut cependant pas être dupe de certains protagonistesqui comportent des positions de principe par exemple : les BB donnent la primauté à la violence contre les biens et les forces de l’ordre et inversement les chantres de la non-violence et de l’écologie radical qui veulent un mouvement pacifique.
Quant aux Antifas, ils venaient faire la leçon aux GJ en assemblée générale sur comment reconnaître un fasciste qu’il définisse comme l’ennemi de l’antifa, ce qui ne veut effectivement strictement rien dire pour un GJ qui ne pensent ni les « fascistes » ni les « antifa » comme des ennemis (ni d’ailleurs comme des amis). Ceci si bien que cela à fait fuir des GJ qui avait rejoint le mouvement pour son caractère au-delà des étiquettes politiques. Par ailleurs, si l’on s’en tient à l’exemple lyonnais sur les manifestations celui-ci est assez significatif des distinctions que nous faisons : au mois de février 2019, des fascistes ont attaqué les antifas présent en cortège dans la manifestation. Conséquence ? Ce jour-là un bon nombre de GJ sont partis écœurés ne voyant dans l’incident qu’une violence insupportable entre manifestants alors qu’ils venaient nouvellement rejoindre le mouvement à Lyon. L’action des Antifas au sein du cortège, avec leur guerre privée dont nous venons de donner l’exemple n’a pas constitué une réponse de fonds. Une fois les affrontements terminés les Antifas ne sont plus venus en AG. Pour ceux-ci tous les Gilets jaunes étaient suspects d’accointance avec des fascistes, c’était assez flagrant dans leurs interventions en AG.

Aujourd’hui tu cherches encore si les restes de GJ ont des sympathies fascistes ou non ce qui est un non-sens car pour nous il n’y a plus que des individus dans la rue et rien d’autres (Cf. l’article de Temps critiques : Les manifestations contre le pass sanitaire : un non-mouvement ?). De plus nous n’avons jamais eu l’intention de déterminer qui devait être exfiltré de la lutte ou non, ce sont aux mouvements de le décider et non des spécialistes de la bonne ou mauvaise idéologie. En ce sens, nous sommes maintes fois intervenus pour critiquer des positions (BB et antifa) à partir de notre insertion dans le mouvement comme « groupe non groupe » du Journal de bord.

Ju et Gzavier


Bonjour

Quelques précisions en complément de la lettre de Gzav et Ju

– Que voudrait dire s’emparer aujourd’hui de ces forces productives (et donc de la propriété des moyens de production) ? Dans quelle mesure ne sont-elles pas devenues aujourd’hui seulement « pour le capital » et non pas « progressistes » en général comme le concevait Marx dans son évaluation du MPC ?

-Par rapport à ce point fondamental les atteintes à la propriété que représentent les attaques ponctuelles contre leur représentation concrète (banques, pub des abribus), ne sont que des attaques contre des symboles de la propriété ou du pouvoir, ou du luxe et de la richesse, comme d’ailleurs celles contre des flics qu’on ne peut battre aujourd’hui militairement. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’opposer y compris physiquement aux forces de l’ordre, mais pas de la même façon que quand ce rapport de forces était moins déséquilibré (par exemple en 1968 et début des années 70).

-Alors que les BB pensent prendre l’initiative de l’affrontement eu donnant la primauté à la violence contre les biens et les forces de l’ordre, une fois passée la surprise du 1er décembre  (et à la rigueur le 8) c’est au contraire le pouvoir et ces mêmes forces de l’ordre qui ont déterminé le niveau de l’affrontement. Dans un premier temps le refus de l’Etat de procéder au corps à corps à travers l’action des CRS formés à cela mais où les risques de décès sont importants, a conduit à laisser faire les manifestants tant qu’ils ne pénétraient pas dans la « zone rouge », d’où les pillages du 1et et du 8 puis à un changement de stratégie des forces de l’ordre et l’arrivée du préfet Lallement, par tirs à longue distances et LBD pour faire mal (mutilations diverses), mais toujours en limitant les contacts physiques. Les BB comme d’ailleurs la BAC de son côté pouvaient donc opérer quelques raids sans que cela change le cours des choses. Le moment charnière a peut-être été celui correspondant à l’action avec le boxeur. A partir de là, les choses étaient réglées, chacun jouant sa partition sans surprise, d’autant que les fouilles préventives ôtaient toute spontanéité à un quelconque affrontement un peu moins asymétrique que celui entre manifestants désarmés et robocops. Pour résumer, et pour moi en tout cas, dès le 15 décembre, ce sont bien le pouvoir et les forces de l’ordre qui ont repris l’initiative et de fait, malgré de nombreuses actions moins visibles en semaine, le mouvement s’est mis à décliner de samedi en samedi si on juge cette évolution à la visibilité de ce qui se passait les samedis, puisque les ronds-points allaient être parallèlement démantelés sans véritable résistance. Pour se tenir les manifs ont commencé à être déclarées à Paris, même si en province la situation restait plus confuse, mais surtout la liberté de parcours était interdite, les flics coupant les ponts et sanctuarisant les hypercentres restreints des villes de province ce qui est très facie dans les villes de province et à fortiori pour celle traversées par un ou des fleuves délimitant les espaces.

-Si les BB étaient extérieurs au mouvement c’est surtout parce qu’ils se veulent tels en tant que « non groupe et surtout non groupe politique ; donc ils n’étaient pas plus extérieurs à ce mouvement-ci qu’ils ne l’avaient été au mouvement contre le projet de loi travail. En effet, ils négligent des différences théoriques et les préjugés éventuels contre le mouvement parce qu’ils privilégient toujours un commun possible qu’ils ressentent comme insurrectionniste, dimension qui ressort ou qu’il faut faire ressortir. D’une certaine façon, on peut dire qu’ils utilisent le mouvement, mais à l’inverse des « antifas », ils ne cherchent nullement à l’instrumentaliser. En effet, les premiers ne sont pas guidés exclusivement par leur idéologie (insurrectionniste) dans la mesure où celle-ci rencontre ou peut rencontrer la pratique d’un mouvement qui porte en son sein la possibilité de cette dimension quand il n’est pas étroitement encadré ; et c’est ce qui s’est passé avec les Gilets jaunes même si, comme disent Gzav et Ju cela a été aussi le produit d’une incapacité de ce même mouvement à penser sa propre violence … et, à Paris surtout, à s’en remettre à une nouvelle sorte « d’experts ».

-Les Gilets jaunes qui participent aujourd’hui aux manifestations antipass ne sont pas la frange fasciste des GJ qui rejoindrait les manifs Philippot de droite, mais comme nous le disons dans le dernier bulletin qu’on vient de t’envoyer ((« Un rééquilibrage … » dans la partie II), la queue de la comète Gilets jaunes, un noyau d’irréductibles y compris aux appels lancés par quelques GJ se croyant représentants du mouvement passé ou d’un mouvement qui perdure. Ils enfourchent les luttes au fur et à mesure, en toujours plus petit nombre. Ce sont des individus. Et nous en connaissons personnellement et sommes en rapport, au moins à Lyon, avec eux, mais nous ne sommes pas avec eux dans ces manifestations pour les raisons que nous avons exposé dans la brochure que vous avez traduite.

Bien à toi et à te lire

JW

Un rééquilibrage du national et du global dans le jeu des puissances

Nous vous signalons la publication du Hors-série à notre revue intitulé Un rééquilibrage du national et du global dans le jeu des puissances. Ce texte s’inscrit dans la continuité de celui sur le Brexit il y a quelques années. Il est disponible immédiatement sur notre site (http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article512) et se trouve aussi imprimable en brochure A5 sur ce lien.

Relevé de notes sur la crise sanitaire n°24

Science et politique au temps du Covid

– « En France, l’avis du Conseil scientifique n’a été pris en compte par le gouvernement que jusqu’à juin 2020. Ensuite, c’est le conseil de défense qui a arbitré secrètement les décisions sanitaires, instrumentalisant à sa guise les préconisations scientifiques. Les idéologues anti-industriels qui tiennent à voir parfaitement coïncider pouvoirs politiques et “scientisme” s’empêchent de comprendre un rapport beaucoup plus complexe. Dans le cas précis, c’est parce que le monde scientifique s’opposait régulièrement aux politiques sanitaires qu’il a été écarté des instances de décisions » (Serge Quadruppani & Jérôme Floch, « Sur la catastrophe en cours et comment en sortir », Lundi matin, no 321, le 10 janvier 2022).

– Pour Christian Walter, chercheur associé au Centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne, on doit toujours être vigilant quand un argument éthique qui impose une norme de conduite nécessite une norme de connaissance (ici une représentation statistique qui donne une image du danger) pour être validé. Quand doit-on croire à l’image de danger donnée ? Jusqu’où le Covid est-il dangereux ? Qui sont les plus exposés ? Car si la norme de connaissance venait à changer, cela nécessiterait de revoir la norme de conduite. Distinguons selon l’usage le vital, ce qui relève de la biologie, de la santé physique, et le vivant, qui désigne la vie sociale, relationnelle, la santé psychologique. Un danger Covid sous-évalué par une mauvaise mesure de risque pourra tuer le vital, mais un danger Covid surévalué pourra tuer le vivant. Il y a donc une position de curseur à trouver entre ce qui est recherché (sauver le vital) et le mal collatéral subi (tuer le vivant). Sauver le vital, jusqu’où ? Cela dépend de la norme de connaissance. A côté de la responsabilité morale (se protéger ou non), il apparaît une autre responsabilité, tout aussi importante, la « responsabilité épistémique » dans le recours aux modèles et aux statistiques pour justifier des normes de conduite (Les Échos, le 15 décembre).

– Dans son éditorial du 19 décembre, « L’esprit de résilience contre les variants », Le Monde déclare : « Dans son pays [les États-Unis] la politisation de la pandémie a produit une tragique démonstration de la létalité de la désinformation sur la maladie. On meurt trois fois plus dans les comtés qui ont voté pour Donald Trump en 2020 que dans ceux qui ont adoubé le démocrate, faute d’un niveau de vaccination suffisant ». [Cette dernière information ne participe t’elle pas elle-même de la politisation de la pandémie en oubliant volontairement toutes les autres causes (pauvreté, niveau de comorbidité] ? Quand un autotest coûte 25 $ aux États-Unis (ils ne sont pas subventionnés) contre moins de 5 euros en France ne peut-on pas douter de la volonté de ce gouvernement d’avoir un contrôle de la situation sanitaire ?

– Intervenant devant le Parlement, le Premier ministre japonais a reconnu, ce mercredi, que les économistes du gouvernement avaient surévalué, pendant des années, certains des composants utilisés dans le calcul de la croissance du produit intérieur brut (PIB) du pays. Les erreurs statistiques proviendraient de données erronées fournies au bureau du Premier ministre par le ministère du Territoire, des Infrastructures, des Transports et du Tourisme. Ses fonctionnaires auraient décidé d’eux-mêmes d’ajuster, pendant au moins huit ans, une partie des montants des nouvelles commandes enregistrées par les 12 000 entreprises de construction sélectionnées sur tout le territoire pour évaluer la santé économique du secteur. Le pays, connu pour ses régulières révisions de ses données économiques, avait déjà dû promettre, en 2019, de revoir ses méthodes de calcul. Un an plus tôt, il avait découvert que le ministère du Travail utilisait, depuis le milieu des années 2000, des données salariales faussées. (Les Échos, le 16 décembre).

– On parle beaucoup du déficit de la balance commerciale française et sans doute l’État et sa politique du tout service et de la désindustrialisation a-t-il joué son rôle, mais pas seulement, car la stratégie commerciale internationale des entreprises françaises a compté. Depuis le début des années 2000 au moins, beaucoup de sociétés dans leurs engagements à l’étranger ont préféré investir dans le développement de filiales localisées sur des marchés locaux plutôt que d’exporter… En effet, aujourd’hui la France compte plus de 46 000 filiales à l’étranger, soit le niveau le plus élevé parmi les pays européens. Cette politique a eu un impact positif sur la balance courante de la France qui inclut les rapatriements de dividendes. Mais elle ne profite ni au tissu productif ni à l’emploi sur le sol national. Inversement, quand Toyota fabrique des voitures en France, l’effet est positif pour la balance commerciale française ! Depuis 2013, des mesures d’allégement des coûts du travail ont ainsi réduit l’écart de compétitivité. De leur côté, les petites entreprises sont restées tournées sur le marché intérieur : seules 132 000 sociétés tricolores exportent, contre 220 000 en Italie et 300 000 en Allemagne. Le plus souvent, cette orientation reflète une perte de compétitivité de l’économie nationale, la recherche d’une main-d’œuvre locale à bas coût et la volonté affichée de se rapprocher de leurs clients. (Les Échos, le 22 décembre). Que cela n’ait pas été la seule politique possible, en fait foi la comparaison avec les chiffres allemands : quand, en 2000, importations et exportations pesaient chacune, en Allemagne, 31 % du PIB, les chiffres étaient presque les mêmes pour la France — 27 % et 29 % respectivement. Mais, en 2019, les exportations allemandes avaient augmenté de 16 points, et les importations de 10, alors que, pour la France, ces mêmes ratios d’augmentation étaient de 3 et 5 points. C’est qu’entre-temps, l’Allemagne a restructuré son économie en redéfinissant son insertion internationale et en construisant des chaînes de valeur globales. Résultats : la valeur ajoutée de l’industrie française, qui représentait la moitié de celle de l’Allemagne en 2000, était tombée à 37 % en 2018 selon l’Insee. Industriellement, la France pèse aujourd’hui moins que l’Italie (cf. Pisani-Ferry in Le Monde, le 1er janvier 2022). Le paradoxe étant que la France est le plus gros investisseur européen aujourd’hui 16 % contre 12 % l’Allemagne, derrière les États-Unis (24 %).

– Pour terminer, une sorte de galéjade statistico-économique de la pourtant très sérieuse Isabelle Schnabel un des six membres du directoire de la BCE : « Nos équipes chargées des projections utilisent les meilleurs modèles économiques disponibles. Mais tout le monde s’accorde à dire que l’incertitude est exceptionnellement élevée. L’une des questions les plus délicates est de savoir si l’économie est en proie à des changements structurels fondamentaux, qui ne seraient pas encore reflétés dans les modèles » (Le Monde, le 23 décembre).

« Où sont passés les travailleurs ? » Ce titre d’un article du Financial Times reflète assez fidèlement le « ressenti » actuel des recruteurs. « On me dit qu’ils sont rentrés en Europe. Mais ce n’est pas vrai puisque mes confrères restaurateurs sur le continent ont autant de difficultés à recruter », s’alarme Tomas Maunier. Cela dit, le Brexit n’a pas aidé. Avant la pandémie, ses restaurants Fazenda employaient 77 % de personnel venant d’Europe. Cette part est tombée à 30 %. Pendant les périodes de fermetures, les employés, restés seuls chez eux à payer un loyer élevé en Angleterre, ont préféré rentrer dans leur pays. Certains ont trouvé du travail sur place, d’autres n’ont pu revenir à cause des nouvelles règles migratoires depuis le 1er janvier 2021. « Entre le Covid et le Brexit, nous avons perdu la moitié de nos effectifs », indique-t-il.

« Vous avez trois types de démissionnaires », analyse Matt Weston, à la tête d’une société de recrutement dans les métiers du juridique et de la finance. « Il y a ceux qui cherchaient déjà avant la pandémie, ceux qui n’ont pas supporté la façon dont ils ont été traités par leur employeur pendant les confinements et ceux pour qui le Covid a été un révélateur et qui souhaitent changer de carrière. » Dans ce contexte, le recrutement peut s’avérer un véritable chemin de croix. « Généralement, sur 20 candidats attendus pour un entretien d’embauche, seuls un ou deux viennent au rendez-vous », raconte Nina Wyers. Certains, une fois recrutés, ne se présentent pas le jour de l’embauche. D’autres travaillent quelques jours, puis abandonnent. « C’est le plus frustrant, car vous devez reprendre tout le recrutement depuis le début », poursuit-elle. Pas étonnant, dans ce contexte, que les rémunérations soient poussées à la hausse (Les Échos, le 25 décembre). C’est ainsi que le SMIC anglais a rejoint le niveau du SMIC français (10,57 euros). En avril, il va encore faire un bond de 6,6 %, à 9,50 livres (11,30 euros), dépassant alors nettement celui de la France dans un pays où il n’existe pourtant que depuis 1999. Et, pour l’instant, il n’y a pas d’effet sur le niveau d’emploi alors que les gouvernements anglais s’étaient clairement prononcés pour un blocage des salaires et allocations pour faire baisser le nombre de « faux chômeurs ». En pleine épidémie de Covid-19, le taux de chômage britannique culmine à… 4,2 %. Paradoxalement, cette inversion de tendance teintée de keynésianisme ne vient pas des travaillistes et date du gouvernement Cameron et de la politique d’Osborne son chancelier de l’Échiquier qui veut faire des économies budgétaires : « Nous devons passer d’une économie aux salaires bas, aux impôts et aux aides sociales élevés à un pays aux salaires plus élevés, et à des impôts et à des aides sociales plus bas. ».

6 % de la population active reste concernée contre 12 % en France, mais en Angleterre il existe de fortes, de plus fortes, disproportions géographiques. Toutefois, la situation britannique participe d’un mouvement européen plus large. En Espagne, le salaire minimum a augmenté de 7 % en 2017 et de 22 % en 2019. En Allemagne, la nouvelle coalition au pouvoir a promis une hausse d’un quart, de 9,60 euros de l’heure à 12 euros. La Commission européenne essaie par ailleurs d’imposer l’instauration d’un salaire plancher pour tous les pays de l’Union. Ces nouveaux minima salariaux semblent tous converger vers un niveau similaire : entre 60 % et 66 % du salaire médian. (Le Monde, le 6 janvier).

Pour l’heure, « dans les préoccupations des chefs d’entreprise, les difficultés d’approvisionnements et de recrutements supplantent les problèmes d’absentéisme », a souligné Hélène Tanguy, directrice des enquêtes et statistiques sectorielles de la Banque de France (Les Échos, le 12 janvier).

Qui sont les salariés ?

Statistiquement, le travail salarié reste la norme. Dans l’industrie c’est même la norme absolue puisque plus de 75 % des salariés sont en CDI et que près de 20 % sont en CDD. On ne peut donc pas parler d’explosion du travail indépendant contrairement à ce qu’on entend un peu de partout. Les chiffres de l’Insee en attestent : les travailleurs indépendants représentaient près de 20 % des actifs au début des années 1980, ils sont aujourd’hui tombés à 12 %. Parallèlement, et suite à la création du régime de l’auto-entrepreneur en 2009, le nombre de micro-entrepreneurs a augmenté, mais de nombreuses personnes sous ce statut cumulent d’autres activités. Ceux qui le sont à titre exclusif sont plus rares, et le travail à la tâche se développe finalement assez peu. Ainsi, selon les données de l’Acoss-Urssaf, la moitié de ceux dont la micro-entreprise est l’activité principale réalisent moins de 750 euros de chiffre d’affaires mensuels — c’est-à-dire qu’une fois les cotisations payées, il reste 500 euros de revenus nets — et un quart touche moins de 220 euros. Même s’il est très commenté, le phénomène dit « d’ubérisation » représente une petite partie des pratiques de travail. Ne touche que des secteurs particuliers et dans une économie déjà très tertiarisée, il est normal qu’il devienne plus visible. Dans l’organisation actuelle de la production en flux tendus, lorsque les PME, les entreprises qui embauchent le plus, ont des besoins spécifiques et de courte durée, embaucher en CDI n’a plus de sens (capitaliste) ; la prestation de service est plus rationnelle. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on retrouve les indépendants dans les services aux entreprises. Pour autant, dans ce secteur, qui comprend notamment la communication, les activités juridiques et les conseils en gestion, on ne compte encore aujourd’hui que 3 % d’indépendants pour 97 % de salariés. L’informatique est vraiment typique d’un marché de l’emploi en tension, avec des compétences rares, qui vont aux plus offrants. C’est un problème auquel peuvent être confrontées les PME, qui n’offrent ni la notoriété d’une grande entreprise ni des rémunérations à la hauteur. L’une des solutions à ce problème réside dans le « Paythem more » (« Payez-les plus ») de Joe Biden, face aux entreprises américaines qui se désole de ne pas trouver à embaucher (Nadine Levratto, Les Échos, le 13 janvier).

La production de masse à prix réduit ou produire moins plus cher : l’exemple de l’automobile

– Il faut en moyenne débourser quelque 26 000 euros pour un véhicule flambant neuf (35 % de plus qu’il y a dix ans, selon L’Argus), et l’âge médian de l’acheteur se situe au seuil de la soixantaine. Pris en étau entre l’inflation continue des tarifs — accentuée depuis le début de la crise des semi-conducteurs — et des consommateurs dont les revenus ne suivent pas, les réseaux de distribution ne cachent plus leur inquiétude. « On atteint la limite de l’acceptabilité sociale du prix du véhicule neuf », martèle Marc Bruschet, président de la branche concessionnaires du Conseil national des professions de l’automobile (CNPA). Une étude commanditée par cet organisme fait apparaître qu’entre 2011 et 2019 les tarifs ont augmenté d’un peu plus de 16 %. Pour Flavien Neuvy, qui dirige l’Observatoire Cetelem de l’automobile, la « problématique » [novlangue, NDLR] de la voiture chère s’inscrit « dans un angle mort des politiques publiques de mobilité […] Chaque hausse de tarif évince un peu plus les acheteurs jeunes ou appartenant aux catégories populaires et aux classes moyennes, par ailleurs confrontées à une autre inflation, celle des dépenses de logement ». Les prix augmentent car les investissements liés à l’électrification sont énormes résume un porte-parole de Ford. « L’inflation tient en partie à la constitution de gammes hyper diversifiées et à leur renouvellement accéléré. Les gens ne se détournent pas de la voiture mais de la voiture neuve », assure Bernard Jullien, spécialiste des transports à l’université de Bordeaux (Le Monde,le 14, décembre). De son côté Renault assume : 700 emplois seront supprimés dans les deux ans dans l’ingénierie (300) et les fonctions support (400), qui viennent s’ajouter à l’hémorragie du plan de restructuration du printemps 2020. Ce dernier prévoyait la disparition de 4600 postes en France, dont 2 500 pour les employés Renault du tertiaire. Ce sont donc bien les cols blancs qui, entre le plan de 2020 et l’accord de 2021, paient le plus lourd tribut, avec un solde de – 3700 emplois quand la diminution des cols bleus s’établit, au bout du compte, à − 100 postes puisque l’étiage à la production est constant depuis déjà plusieurs dizaines d’années. « La stratégie de Renault — la Renaulution — consiste à passer d’une priorité donnée au volume à une priorité donnée à la valeur » (Le Monde, le 15 décembre), ce qui revient à s’aligner sur la politique de son concurrent Stellantis à partir d’une option d’origine pourtant opposée à l’époque Ghosn (Les Échos, le 14 janvier). Cela est à mettre en relation avec le fait que ce qui est appelé en langage technique « l’intelligence embarquée » est en forte progression : « Les logiciels et les applications représentent déjà — pour certains modèles de certaines marques — plus de la moitié de la valeur du véhicule, dit Laurent Petizon, directeur général pour la France du cabinet de conseil Alix Partners. D’ici dix ans, 50 % sera un niveau moyen pour toute l’industrie automobile, soit l’équivalent de ce que l’on connaît aujourd’hui dans l’aéronautique. » (Le Monde, le 3 janvier 2022). Le problème, pour les grands constructeurs est de récupérer cette part importante de valeur ajoutée qui actuellement leur échappe en partie dans la mesure où le software était jusque-là la spécialité des équipementiers (par exemple pour Stellantis : Waymo-Google dans la conduite autonome, Foxconn dans l’intelligence artificielle). « Nous vivons très concrètement le moment ou l’industrie du logiciel et l’activité de production automobile se rejoignent », résume Heiko Carrie, le patron de Bosch France. Si la pénurie de semi-conducteurs due à la crise liée au Covid -19 a été un tel choc pour l’industrie automobile en 2021, c’est d’abord parce que le contenu des véhicules est de plus en plus informatisé et donc gourmand en puces. Les à coups de livraison de semi-conducteurs ont contraint les constructeurs et les équipementiers à des réallocations permanentes et à des coupes sévères dans la production (ibid.).

En conséquence le marché de l’occasion se développe ; toutefois les mesures prises pour empêcher les automobiles anciennes même passées au contrôle technique d’entrer dans les villes risquent de creuser les inégalités sur ce marché et d’accroître paradoxalement la territorialisation. Ce marché ne s’évalue pas qu’en aval mais aussi en amont avec les usines de recyclage qui proposent une alternative non décroissante à l’idéologie de la production avec la notion d’économie circulaire, un concept né au début des années 70 suite au rapport Meadows sur les limites de la croissance pour la croissance. L’économie circulaire ? « C’est le sujet le plus intelligent à tout point de vue », assure le président de Renault : « Ce qui n’était qu’un petit sujet d’optimisation classique est devenu une révolution. Une renaulution ! ».

« L’économie circulaire, c’est la promesse d’une déconnexion entre la croissance et les pressions sur la biosphère, ce que les économistes appellent le découplage », explique l’économiste Florian Fizaine, spécialiste des ressources minérales. « Il est d’ailleurs intéressant de noter que le concept, popularisé dans les années 2010 par la Fondation Ellen Mac Arthur, a été substitué à celui de développement durable critiqué pour sa dimension oxymorique, ajoute Baptiste Monsaingeon, sociologue et auteur de Homo Detritus. Critique de la société du déchet, Seuil, 2017, in Le Monde le 3 janvier 2022. Mais l’économie circulaire, qui implique une intensification du recyclage, sera inflationniste, du moins à moyen terme. Aujourd’hui, on estime que seulement 9 % des ressources extraites retournent au système de production comme intrants dans de nouveaux produits. En cause notamment, des technologies complexes et évolutives rendant le recyclage difficilement rentable. «En réalité, pour recycler massivement, il faudrait simplifier et uniformiser les technologies. Or ce n’est pas la direction prise par les industriels qui cherchent plutôt à imposer leurs propres standards», regrette Florian Fizaine. Mais même si la technologie permettait de réutiliser 100 % de la matière, tout en conservant ses qualités intrinsèques, le recyclage ne pourra jamais répondre entièrement à la hausse de la demande matérielle », estime Patrice Christmann.

« Le droit à la propriété et le droit au neuf restent très puissants dans l’imaginaire collectif […] L’économie de la seconde main par exemple renvoie à plein d’écueils consuméristes. Des sites comme Vinted ont renforcé les logiques de consommation en déclenchant les actes d’achats », explique Emmanuelle Ledoux. Une forme d’effet rebond bien connu des économistes. Pour Matthieu Glachant, « toute la difficulté consiste à faire des politiques publiques sans effets pervers, ce qui est très compliqué sur ces sujets. Par exemple subventionner le recyclage revient à décourager la sobriété et la prévention1… » (Le Monde, le 3 janvier 2022).

Une situation qui n’est pas uniquement française et qui a vu Biden prendre les devants : Ceux qui pensaient que la politique commerciale américaine serait plus douce sous Joe Biden qu’avec Donald Trump en sont pour leurs frais. Seul le style, plus policé, a changé. Pour le reste, c’est parfois pire. C’est ce que constatent amèrement le Canada et le Mexique, victimes toutes désignées des pulsions protectionnistes de leur voisin. Dernier épisode, les subventions à la voiture électrique. Dans le gigantesque programme d’investissement de 1,7 milliard de dollars (1,5 milliard d’euros), déjà voté par la Chambre des représentants, mais pas par le Sénat, de larges subventions à l’achat de vélos ou de voitures électriques sont prévues. Dans ce dernier cas, la subvention peut atteindre 12 500 dollars par véhicule. Cette aide spectaculaire n’est pas pour tous. Aux 7500 dollars de base s’ajoutent 4500 dollars si la voiture est produite aux États-Unis et encore 500 dollars si la batterie elle-même est made in USA.

Mary Ng, la ministre canadienne du Commerce extérieur, a sorti sa calculette et affirme que cela revient à taxer à hauteur de 34 % une voiture produite au Canada et vendue aux États-Unis. Dans ces conditions, ce n’était pas la peine de signer, en 2018, sous l’administration Trump, un nouvel accord de libre-échange, entré en vigueur en 2020. De plus, comme pour se démarquer de la précédente administration et satisfaire son aile gauche, le plan Biden prévoit une clause plus étonnante encore. Elle restreint la subvention made in USA de 4500 dollars aux seules voitures produites par des ouvriers syndiqués. Ce qui exclut de facto les voitures étrangères, allemandes, japonaises ou sud-coréennes, toutes fabriquées dans des États du Sud, dépourvus de syndicats tels la Virginie ou l’Alabama… Depuis des décennies, ces contrées conservatrices ont accueilli les industriels étrangers en laissant à la porte les syndicats qui rendaient les voitures si chères à fabriquer dans le Michigan, siège historique de Ford et de General Motors. Aussitôt, Toyota, BMW et Mercedes ont protesté contre cette nouveauté propre à réduire leur compétitivité (Ph. Escande, ibid.).

Pendant ce temps le Not in my backyard ! représente le niveau immédiat d’opposition (« Pas dans mon arrière-cour ! ») Ainsi, après plusieurs semaines de manifestations pour protester contre un projet d’extraction de lithium situé près de Loznica, dans l’ouest de la Serbie, le gouvernement a suspendu sa loi d’expropriation des riverains (ibidem). Il y a peu de chance que ces mouvements de protestation se produisent au Congo (cobalt) ou Chine (graphite naturel) ; peut-être au Chili (lithium)… Les Européens avec leurs projets récents de construction de giga factories ne semblent pas accorder d’importance à cette donnée, convaincus, surtout les allemands, de la supériorité des marchés sur les souverainetés. De leur côté, les États-Unis pensent, dans la logique de la fin de l’ère impérialiste, que la meilleure des politiques est d’apprendre à se passer des matières premières critiques en investissant des sommes conséquentes dans des programmes de R&D permettant la substitution des matières premières critiques par d’autres matières premières. Par rapport à cette perspective, la Chine reste, elle, très influencée par le modèle impérial de son ancien commerce au long cours (elle ne possède que 1 % des gisements mondiaux de cobalt et en raffine plus de 50 % et 90 % du cobalt et du cuivre produits en RD du Congo sont exportés en Chine, Les Échos, le 6 janvier).

Toyota est d’ailleurs plus réservée devant ce qui serait une marche inéluctable vers le tout électrique. L’an dernier, Toyota n’a écoulé, dans le monde, que 3.300 voitures électriques. « En choisissant l’horizon 2030 ou 2035, Toyota prend le temps d’ajuster ses objectifs en fonction des différentes régulations, de l’évolution des coûts des technologies ou de l’appétit des clients », décrypte Chris Richter. « Nous voulons laisser le choix aux gens, et plutôt que de savoir où, ou sur quoi nous allons nous concentrer, nous allons attendre un peu plus longtemps jusqu’à ce que nous comprenions où va le marché », a confirmé Akio Toyoda (Les Échos, le 15 décembre). D’autant que le développement du leasing rajoute de l’opacité à la pertinence des stratégies de moyen terme. Ainsi en est-il de la Société Générale, car la banque française débourse 4,9 milliards d’euros pour s’offrir le néerlandais Lease Plan et créer ainsi un champion mondial du leasing automobile hors constructeur (Volkswagen et Renault RCI gèrent respectivement des flottes de 11,3 millions et 3,8 millions de véhicules), en le mariant avec sa filiale ALD. Le nouvel ensemble, qui sera basé en France, sera propriétaire d’une flotte de3, 5 millions de véhicules et pourrait peser 10 milliards d’euros en Bourse (Les Échos, le 7 janvier). Elle emploiera 145 000 salariés… mais dans quarante pays différents.

Par ailleurs, les entreprises ont tendance, même quand elles cherchent à apparaître comme nationales, à faire jouer la concurrence internationale au niveau des sous-traitants sur lesquels elles font peser les prix mondiaux en hausse des matières premières. Le caoutchouc, c’est + 40 % d’augmentation, les métaux + 50 % à 60 % et avec la hausse des prix de l’énergie [comme nous le disons souvent, c’est le niveau de salaire qui devient la seule variable d’ajustement et que les grandes entreprises vont essayer de faire passer aux comptes de leurs sous-traitants, NDLR]

« Si on désigne par un indice 100 le coût de la main-d’œuvre en France dans l’automobile, l’Espagne est à 70, les pays de l’Est à 50, la Turquie 25, le Maroc 13 », précisait Luc Chatel, président de La Plateforme automobile (Le Monde, le 17 décembre).

– Plus généralement, la bataille pour le partage de la valeur ajoutée entre profits et salaires devient une tactique de court terme par rapport aux stratégies de partage des profits où c’est la question du placement sur les secteurs à haute valeur ajoutée qui prime, là ou finalement les salaires pèsent relativement peu. Ainsi, dans l’agriculture 80 % de la volaille consommée dans la restauration commerciale sont importés. Comment ne plus perdre la plus-value sur la tomate produite en France mais transformée en sauce ailleurs, ou sur la pomme de terre exportée en Belgique et réimportée sous forme de frites ?

Interlude

– La prétendue « communauté des soignants » chère aux médias vole en éclat : les infirmiers anesthésistes diplômés d’État (IADE) ont pu lire, mercredi 5 janvier, le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), commandé par le ministre de la Santé, Olivier Véran, dans un contexte d’amélioration de l’accès aux soins et de revendications d’autonomie des professionnels paramédicaux. En grève depuis novembre 2021 pour dénoncer un manque de reconnaissance de leur profession, les IADE sont globalement satisfaits des conclusions tirées par le rapport, contrairement aux médecins anesthésistes-réanimateurs, inquiets de voir leur métier « bradé » (Le Monde, le 8 janvier). Le monde d’après reste bien le monde d’avant !

– 600 000 volailles abattues. Que faire contre la grippe aviaire ? Respecter les gestes barrières et ne pas vous réunir à plus de 2000 dans une enceinte close (Le Canard enchaîné, le 5 janvier). Dans la même veine et du même journal : « Confiner les oies c’est bien beau, mais comment on va faire pour les gaver par visioconférence ? ».

– Le sociologue Georges Mink, spécialiste de l’Europe centrale au CNRS nous fait remarquer : « Depuis des années, Solidarnosc et M. Duda sont des alliés de la majorité nationale conservatrice de Jaroslaw Kaczynski. Au-delà d’une proximité assumée sur les questions sociétales, la droite ultraconservatrice est la force politique du pays qui a le plus repris à son compte et mis en œuvre les revendications du syndicat : baisse de l’âge de départ à la retraite, hausse du salaire minimal et instauration d’un SMIC horaire pour les travailleurs précaires, droit du travail plus protecteur, limitation du travail le dimanche, extension des droits syndicaux, etc. ». Et d’enchaîner : « le conservatisme profond du syndicat était déjà observable dans les années 1990 ». (Le Monde, le 17 décembre). Pas de commentaire du journal à propos du drôle de « progressisme » de ce sociologue à la mode post-moderne.

Crise sanitaire et accélération numérique

– L’épidémie de Covid a donné un coup d’accélérateur au développement du télétravail chez les fonctionnaires. La deuxième édition du baromètre Wimi-Ipsos publiée le 11 janvier vient montrer que, comme dans le privé, il s’est installé dans la sphère publique comme une modalité d’organisation à part entière, même s’il reste pour l’instant moins pratiqué que dans les entreprises. Quasi doublement de la proportion d’agents travaillant à distance deux jours par semaine (15 % contre 8 % avant la crise) ; émergence du rythme de trois jours par semaine pratiqué par 5 % des fonctionnaires contre 2 % précédemment. Si la progression est notable, le télétravail reste toujours moins pratiqué dans le public que dans le privé où, selon le sondage, 58 % des salariés télé-travaillent, au moins occasionnellement. La différence est encore plus marquée au-delà de deux jours par semaine, un rythme qui concerne 16 % des salariés du privé, le double du public. La différence pourrait-elle s’estomper ? La demande du côté des agents est forte : 62 % estiment qu’il y aura demain « davantage » de télétravail et sept sur dix en émettent le souhait. « Il y a un plus gros turnover chez les adeptes d’une forte dose de télétravail que chez les autres », confirme le psychologue Christophe Nguyen. Ce roulement d’effectif peut coûter très cher. L’entreprise américaine Work Institute, dans un rapport (2017), estime la facture à 33 % du salaire annuel d’un travailleur. (Les Échos, le 14 décembre 2021).

– La reprise de l’obligation de télétravail en 2022 dans un contexte de hausse de l’absentéisme incite les DRH à être vigilantes sur le management à distance. Les deux années passées ont été marquées par un effet de ciseau entre d’une part une baisse des arrêts de travail courts, évités grâce à la liberté d’organisation du travail (en 2021, 21 % des télé-travailleurs n’ont pas pris les arrêts maladie prescrits) et d’autre part un allongement des arrêts longs des salariés épuisés par le télé-travail massif. En 2021, 18 % des arrêts de télé-travailleurs sont dus aux risques psychosociaux contre 13 % pour les autres. En 2021, 65 % des entreprises ont ainsi été touchées par les arrêts longs, liés en grande partie aux traumatismes, aux accidents et aux troubles psychologiques, détaille le baromètre annuel du mutualiste Malakoff Humanis, réalisé du 23 août au 24 septembre 2021 auprès de 2500 salariés et dirigeants d’entreprises du secteur privé (Anne Rodier in Le Monde, le 13 janvier).

– Le constat est unanime : dans le dossier au long cours de la transformation numérique de l’État, l’épidémie de Covid -19 a été l’occasion d’appuyer sur l’accélérateur et de faire tomber des réticences. « Le Covid nous a fait gagner deux ans dans la transformation numérique de l’État », estime Nadi Bou Hanna, le directeur interministériel du Numérique (Les Échos, le 14 janvier).

Toujours le pouvoir d’achat

– Crise sanitaire et grande distribution

Elle a joué les accélérateurs de particules commerciales. Le flot des consommateurs a tendance à se diviser en deux. D’un côté, ceux qui n’ont pas vraiment de problème de pouvoir d’achat et qui continuent à avancer vers une consommation plus responsable. Ce sont les acheteurs de bio, ceux qui « pre-miumisent » leur panier, comme disent les panélistes, en achetant un peu moins et un peu plus cher. De l’autre côté se rassemblent

les Français qui sont à dix euros près lorsqu’ils poussent leur chariot. Des années 1970 aux années 2000, ils côtoyaient les plus aisés dans les rayons des grands hypermarchés qui offraient toute la gamme des tarifs : des premiers prix aux marques nationales en passant par les marques de distributeurs. Les Carrefour, Leclerc, Auchan et autres avaient réussi à les détourner des hard-discounters allemands Aldi et Lidl qui déboulaient dans les campagnes et villes françaises moins fournies en hyper. Les plus modestes n’étaient en effet pas attirés par des magasins austères qui les renvoyaient à leur condition. Les codes ont changé. Les hard-discounters sont devenus « soft discounters » en accueillant quelques marques nationales sur leurs étals, en peaufinant leurs stands de fruits et légumes et en embellissant leur décor. Cela a été la stratégie de Lidl, que suit aujourd’hui Aldi. Dans le même temps, fragilisés par l’assèchement de leurs rayons non alimentaires par Amazon et autres spécialistes de l’e-commerce, les hypermarchés ont peiné à tenir leurs prix bas. Cela a marqué la fin du « tout le monde sous le même toit » selon l’expression de l’expert Philippe Goetzmann. (Les Échos, le 14 janvier).

– Avec le projet gouvernemental de remonter le taux d’intérêt du Livret A d’épargne de 0, 5 à 0,8 ou 1 % ; on continue dans la compensation initiée avec les primes pour l’emploi et autres mesures visant à limiter les effets de l’inflation sans jamais toucher au rapport capital/travail et plus concrètement à la façon dont se partagent salaires et profits. Par le simple fait de sa volonté de contrôler l’inflation, l’État réduit la pression qui pourrait pousser les salaires à la hausse du fait du déséquilibre conjoncturel entre offre et demande de travail. La hausse du SMIC sera par exemple limitée à 0,9 % au premier janvier soit 1603 euros bruts pour 35 heures ou 10, 57/h. La reprise de la consommation de la phase post-covid se financera donc en partie par une baisse de l’épargne qui devrait revenir rapidement à son niveau moyen d’avant la crise sanitaire (autour de 15 % du revenu disponible brut). Une seule exception pour le moment, dans l’hôtellerie restauration où l’État fait pression auprès de l’organisation syndicale patronale pour un relèvement des rémunérations ou l’instauration d’un 13e mois qui divise les entreprises (Le Monde, le 16 décembre).

– Ce décalage entre le ressenti de beaucoup de Français sur leur pouvoir d’achat et les mesures statistiques provient d’une hétérogénéité croissante des situations. Au sortir de la crise Covid, on observe à la fois une forte épargne excédentaire et inédite de l’ordre de 170 milliards, soit 11 % de leur revenu annuel, et en même temps un débat sur le pouvoir d’achat et l’inflation. Comme au moment des « Gilets jaunes », ces périodes de chocs macroéconomiques ont des effets différenciés, avec une visibilité légitime de ceux qui perdent du revenu, et n’entrent pas dans les statistiques agrégées. Cela peut être des gens qui vivent loin des centres-villes, les personnes particulièrement affectées par la hausse des prix alimentaires, et surtout les jeunes de moins de 25 ans qui ont perdu leurs petits boulots (Xavier Ragot ; Président de l’Observatoire français des conjonctures économiques, Les Échos, le 24 décembre) ou encore des salariés liés à certaines branches aux conditions particulières (hôtellerie-restauration, transports, entreprises de sous-traitance avec faiblesse de la représentativité syndicale côté salariés et des tarifs tirés vers le bas par les donneurs d’ordre, État inclus, côté patronat).

– Par rapport au risque d’inflation toujours, on peut noter que les grandes entreprises qui continuent aujourd’hui à pratiquer le rachat d’actions plutôt que l’investissement (surtout aux EU : 51/31 contre 46/49 en Europe, mais inversement les dividendes n’y représentent que 30 % de l’argent distribué aux actionnaires contre 70 %, puisque cette pratique augmente le rendement de l’action, Le Monde, le 26 décembre) participent aussi de la limitation d’un possible retour à la tendance inflationniste.

Selon deux auteurs du Roosevelt Institute, les économistes William Lazonick et Leonore Palladino, l’explication du culte voué par les entreprises américaines aux rachats d’actions se trouve dans le mode de rémunération des patrons américains. « Avec la majorité de leur rémunération qui provient des stock options et des plans en actions, les dirigeants ont utilisé les rachats sur le marché pour manipuler leur cours de Bourse à leur profit », dénonce M. Lazonick dans un article paru en janvier 2020 dans la Harvard Business Review. Pour réduire cette pratique, une taxe de 1 % sur ces transactions est prévue dans le plan de relance du président Joe Biden, englué au Congrès.

– Dans Les Échos, le 14 janvier 2022 Nicolas Goetzmann revient en l’actualisant sur la notion de « haute pression » qu’il avait énoncée dans le même journal en mai 2021 (cf. notre relevé no XIX) : selon les dernières projections publiées par Goldman Sachs pour 2022, le PIB américain dépassera de plus de 3 % son niveau potentiel estimé par le bureau économique du Congrès. Or, et à titre de comparaison, pendant les quatre décennies qui couvrent la période 1980-2019, le PIB du pays a évolué — en moyenne — 1,5 % en dessous de ce niveau potentiel. C’est donc un véritable changement de régime économique qui est actuellement à l’œuvre, faisant de la reprise post-crise sanitaire une période expérimentale menée par les autorités américaines : un régime de « haute pression » inédit depuis la fin des années 1960 qui met fin à plusieurs décennies de croissance « sous-optimale ». Cette situation potentielle de surchauffe liée à une décision politique de l’exécutif devrait être favorable à une nouvelle dynamique si les entreprises innovent et investissent et accroissent plus production et productivité plutôt que hausse des marges. Ce n’est pas « tendance » si on prend l’exemple que nous exposons à propos de l’automobile, certes dans une situation spécifique avec le passage à l’électrique.

– Gafam et « bulle internet »

Apple vient de battre tous les records de capitalisation boursière et ses complices-concurrents s’en approchent aussi, mais contrairement à la bulle internet du tournant du siècle, la Big Tech d’aujourd’hui ne domine pas la Bourse grâce à la spéculation. Les géants de l’Internet ont démontré qu’ils pouvaient générer des profits immenses et réguliers. Ce sont de véritables machines à cash : ils sont en passe d’accumuler 500 milliards de dollars de profits depuis le début de la pandémie. La Big Tech apparaît même désormais comme une valeur refuge, immune aux aléas économiques, soulignent les analystes de J.P. Morgan. (Le Monde, le 5 janvier 2022).

Fusions et acquisitions

– L’arrivée en force des capitaux chinois dans les secteurs industriels européens avait déjà semé le trouble, mais la crise sanitaire a achevé de raidir les positions : chaque pays s’est mis à réfléchir en matière de dépendance économique, et pas seulement pour les masques ou les vaccins. Si la localisation des usines est essentielle, la propriété du capital est jugée également cruciale. Quand, en janvier 2021, le Canadien Couche Tard tâte le terrain en vue de racheter Carrefour, le ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, déclare le projet inacceptable, au nom de la « sécurité alimentaire des Français et de la protection de nos filières agricoles » (Le Monde, le 15 décembre).

Alexandre Bompard, le PDG de Carrefour, qui cherche un allié à tout prix, en tire les conséquences quand il prend langue avec la famille Mulliez, propriétaire d’Auchan. Les candidats étrangers au rachat de M6-RTL avaient également compris qu’il valait mieux passer leur chemin. L’accord Véolia-Suez est pour l’instant la consécration de cette stratégie pourtant plus risquée du point de vue de l’emploi sur le sol national que celle d’accords avec des groupes étrangers et cela même si Véolia n’annonce pas de suppression d’emploi sur les 23 000 concernés (Les syndicats en évoquent 3 ou 4000).

– La crise sanitaire a conduit tous les États à porter une attention accrue aux enjeux de souveraineté et donc à inverser une tendance dominante depuis de nombreuses années et que la BCE vient encore de réaffirmer à propos des banques : dans une interview au journal Les Échos, Andrea Enria, président du conseil de surveillance prudentielle de la Banque centrale européenne (BCE), regrette que le marché bancaire européen soit encore « compartimenté en marchés nationaux » et invite les banques à réaliser des fusions transfrontalières.

Ces enjeux devraient aussi conduire les pays de l’UE à revoir leurs règles sur les aides publiques. En effet, alors qu’elles sont au cœur des avancées économiques et technologiques américaines et chinoises, l’UE les considéraient, jusqu’à la crise sanitaire, comme une entrave à la libre concurrence… à l’intérieur de l’UE.[On retrouve ici des exemples concrets de ce que nous développons au niveau théorique avec les différents niveaux de domination et tout particulièrement les contradictions entre l’hypercapitalisme du sommet (le niveau I) à laquelle participe d’ailleurs les États des grandes puissances à côté d’autres fractions capitalistes et le niveau II où prédomine encore les impératifs nationaux de gestion et de reproduction des rapports sociaux sur un territoire déterminé, NDLR].

Temps critiques, le 15 janvier 2022

  1. Dès la naissance de la discipline au XVIIIe siècle, les physiocrates placent la nature au cœur de la production des richesses, ce qui implique d’en respecter les contraintes. À partir de la révolution industrielle, cette question de la finitude des ressources prend une autre tournure et va devenir plus conflictuelle chez les économistes classiques. Alors que, pour Jean-Baptiste Say, les ressources naturelles, illimitées et donc gratuites, ne sont pas un sujet, pour d’autres, comme David Ricardo, il existe une limite naturelle à la croissance, se traduisant par une décroissance des rendements, et donc une hausse du prix du blé, qui conduira l’économie à un état stationnaire sur le long terme. À partir de là, des économistes comme John Stuart Mill vont considérer cette décroissance comme une opportunité pour l’humanité qui, au lieu d’accumuler des richesses, pourra se tourner vers d’autres activités, telles que l’art. D’autres, à l’image de Thomas Malthus, craignent que les ressources naturelles ne s’accroissent pas suffisamment vite face aux dynamiques de croissance démographique, ce qui nécessite de limiter la fécondité. Après la seconde révolution industrielle, l’idée dominante est celle qu’il n’y a pas de limites à la croissance…

    À la fin du XIXe siècle, l’école néo-classique estimera que la disponibilité limitée en ressources naturelles peut être compensée par une organisation du travail optimisée. Le progrès technique et les découvertes de nouvelles ressources pourront continuellement lutter contre les rendements décroissants. Malgré cette idéologie devenue dominante, certains économistes commencent à réfléchir à l’épuisement des ressources. Au milieu du XIXe siècle, Jevons s’inquiète de la hausse de la consommation de charbon en Grande-Bretagne. Selon lui, l’amélioration des technologies ne se traduit jamais par une baisse de la consommation de ressources. C’est là qu’on trouve les prémices de l’effet rebond signalé plus haut. Un siècle plus tard, on attribuera à l’économiste Kenneth Boulding cette phrase devenue célèbre : « Celui qui croit à une croissance exponentielle infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. »

    En réaction au rapport Meadows, Partha Dasgupta, Geoffrey Heal, Robert Solow, Joseph Stiglitz ont démontré, au milieu des années 1970, que l’économie pourrait continuer à croître éternellement, dès lors qu’il était possible de substituer assez vite des ressources essentielles s’épuisant par du capital (cf. Florian Fizaine, enseignant à l’université Savoie-Mont Blanc, spécialiste des questions d’énergie et d’environnement, ibidem). Mais les problèmes climatiques remettent aujourd’hui ce modèle capitaliste en question. []

Le livre « L’évènement Gilets jaunes » en une interview

Dans une courte interview ( https://youtu.be/TZGJhr85HL0 ) sur la chaîne Youtube Pour le cinéma Jacques Wajnsztejn développe quelques aspects significatifs du livre L’évènement Gilets jaunes qui compile jusqu’à mai 2019 nos textes majeurs sur le mouvement. Vous pouvez retrouver l’ensemble de nos publications sur le mouvement des Gilets jaunes sur la page récapitulative.