Actions autour du 14 juillet

Pour toutes ces actions nous réaffirmons que c’est une des forces principales du soulèvement des Gilets jaunes que d’avoir veillé à ce qu’aucun groupement d’intérêts particuliers (de classe, professionnel, syndical, religieux, d’âge ou de sexe) ne prenne le pas sur l’universalité de la lutte contre les conditions générales aliénées de vie actuelle. Les habitants des villages, des petites villes et même des « quartiers » des grandes villes étaient présents sur les lieux de blocage et actifs dans les actions, mais ils y étaient en tant qu’individus ; individus-citoyens aimaient à le dire les occupants des ronds-points et les autres protagonistes du soulèvement.

Citoyens, donc, mais pas au sens de l’assignation par le pouvoir en place d’une sorte de donnant-donnant contractuel entre devoirs et droits.

Citoyens au sens de la Révolution française dans ses meilleurs moments, ceux des articles 34 et 35 de la Déclaration des droits et du citoyen de 1793 consacrant les droits à la révolte et à l’insubordination en cas de perte de légitimité du pouvoir en place, l’abolition de l’esclavage, etc. C’est justement ce que les Gilets jaunes ont affirmé dans leur mouvement de confrontation avec l’État.

En effet, les droits ne peuvent avoir une réelle valeur pratique que s’ils sont portés par des individus associés dans l’action commune de bouleversement politique et social. Le caractère abstrait et formel de ces droits à l’insubordination ne peut trouver sa concrétisation que dans la lutte collective ; une lutte que le révolutionnaire Anacharsis Cloots appelait « La République du genre humain » dont le nom définit la perspective universaliste et elle seule.

Le « Tous Gilets jaunes » proclamé aux moments les plus intenses du soulèvement ne signifie donc pas, dans notre acception, que nous sommes déjà tous citoyens et que cela ne serait qu’un droit à faire valoir, au-delà de toutes nos différences, mais que cette qualité s’acquiert dans la lutte. D’où la référence historique à la sans-culotterie de la Révolution française porteuse de la mémoire collective d’un bouleversement social et politique auquel il est possible de s’identifier. Tout le monde peut être Gilet jaune, mais à partir du moment où on se dépouille de ses vieux oripeaux particularistes. Revêtir le gilet jaune exprime cet aspect symbolique. De ce point de vue, beaucoup de personnes participant au mouvement ont eu du mal à le revêtir parce que l’ancien leur collait à la peau.

Est donc citoyen celui qui « décourbe le dos », celui qui avec d’autres se soulève et participe à la seule médiation qu’il reconnaît parce qu’elle le fait advenir à autre chose que ce qu’il était, celle de la communauté de lutte.

C’est avant tout dans cette perspective universaliste que les actions du 14 juillet peuvent acquérir une portée politique générale et non pas par un recours à des groupes et identités qui devraient se coaguler dans leurs différences.

Temps critiques, le 11 juillet 2019

 

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À l’heure du bilan

Cet échange intervient après plusieurs mois de lutte à laquelle les deux intervenants ont participé activement. Ils se sont d’ailleurs souvent côtoyés dans les mêmes actions et aux AG, dans un certain respect mutuel. Si des divergences d’analyse et de perspective existaient dès le début du mouvement, elles n’ont pas cessées, mais là, elles se concentrent sur le devenir de celui-ci. Pedro et Jacques ont participé, chacun de leur côté à une sorte de bilan et l’échange se fait en connaissance de cause puisque tous les deux ont lu leur production écrite réciproque avant d’entamer la discussion.
 



 

Merci Jacques pour ce document1.

Hélas, il est très loin de ce que je pense bien que je puisse être d’accord avec beaucoup des constats que tu fais.

Je vois une explosion sociale limitée par l’action conjuguée des partis de gauche et d’extrême-gauche. C’est le principal.

La répression, il fallait y compter. Il n’y pas eu une seule attaque d’envergure contre la classe capitaliste sans répression et les différences de pays et les cultures ne changent que la forme à cette loi.

Le bas niveau politique des masses en révolte, il fallait y compter aussi. Cela fait des décennies que la pensée socialiste (marxiste-léniniste) a été remplacée par une bouillie postmoderne, libérale qui est un des problèmes du mouvement.

Il fallait combattre tout cela avec l’expérience théorique et pratique du mouvement ouvrier et pour cela il fallait des cadres politiques qui retenus par leurs partis, ont fait défaut. Et peut-être, vu leur conception des choses, ils auraient foutu une merde pas possible aussi. Mais bon, en apprenant avec le temps, et le temps on en a eu, ils auraient pu organiser et orienter un peu mieux le mouvement.

Les partis de gauche et d’extrême-gauche s’adressent encore aux 30% des travailleurs qui « jouissent » encore du débordement de la marmite capitaliste, de l’exploitation des pays pauvres et de la reprise économique de post guerre. Les 70% autres qui composent, par leurs besoins et revendications, le mouvement, n’ont pas d’expression politique propre et l’extrême droite a montré qu’elle est incapable non seulement d’orienter ce mouvement mais encore de le pénétrer.

Alors, qu’est ce qui reste? « Le début d’un début », un esprit de lutte, une autre manière de combattre qui a pénétré profondément la conscience actuelle des travailleurs comme cela se perçoit dans certaines luttes, dans des témoignages.

Mais cela peut retomber très rapidement et faire de ce mouvement magnifique, un feu de paille sans suite.

La seule possibilité était d’essayer de le connecter avec les travailleurs que luttent pour amplifier la méthodologie GJ et avancer dans les pas de la longue lutte des travailleurs.

Mais il se peut aussi que la défaite, la non jonction avec les autres travailleurs provoque une démoralisation encore plus profonde et que de ce « début d’un début » de retournement de l’esprit des travailleurs résulte qu’ils se disent « A quoi bon ? Les GJs après 7 mois d’une lutte forte n’ont rien obtenu ou presque (rien par rapport aux besoins et objectifs), comment pourrions nous obtenir quoi que ce soit sous la férule syndicale et la méthode des manifestations/promenades une fois par mois?

Alors, il se peut bien qu’on soit parti pour 30 ans de « libéralisme », de nouvelles crises et/ou guerres.

On ne sort pas de la vieille recette que ce mouvement a encore une fois démontré par défaut : « Sans parti communiste les travailleurs n’auront rien ». Hélas, un tel parti n’existe pas en France ni ailleurs.

On est au fond du puits et pour cela ce mouvement ne pouvait être, dans le meilleur de cas, que « le début d’un début ».
Tous se sont appliqués à le plomber, sauf de très rares, honnêtes mais, hélas, homéopathiques exceptions qui n’y pouvaient rien changer.

Vae Victis! Les défaites historiques doivent être subies jusqu’à la lie.

Il faut recommencer presque de zéro, mais s’illusionner qu’on pourra faire autrement que ce parcours à partir d’autre chose que Marx et Lénine c’est retarder encore une sortie qui n’est nécessaire que pour les travailleurs pauvres. Les autres peuvent se contenter de la sociologie et du postmodernisme ou des « théories » du genre et de la race, très à la mode chez les petits bourgeois de gauche.

En fait le mouvement des GJs, prolétaire par ses besoins mais surtout parce que sans sortir du capitalisme il ne peut rien obtenir, s’est battu contre un front qui va de la grande bourgeoisie à des secteurs de travailleurs qui espèrent encore (mais pas trop) dans le capitalisme.

Essayons quand même que sa mort soit la moins dure possible pour ne pas finir de décourager à ceux, rares, qui voudraient se battre encore.

Tu excuseras les fautes de français.

Pedro, le 16 juin 2019
 



 
Pedro,

D’abord merci pour cette contribution critique à notre dernier supplément d’autant que tes remarques ne sont pas fortuites, mais proviennent de la même urgence, de la part de nous qui sommes actifs dans le mouvement depuis ses débuts, de savoir ce qui peut en rester étant entendu que, contrairement à d’autres protagonistes, nous faisons un même diagnostic sur son avenir proche et nos tâches immédiates. J’y reviendrai.

Nos divergences sont de forme comme de fond même si ponctuellement nous avons pu intervenir ensemble et en accord.

Sur le fond tu demeures dans ce que la position traditionnelle de l’extrême gauche par rapport à tous les mouvements et ce à un double niveau. Le premier reprend une position habituelle, par exemple chez les trotskistes, d’une base ouvrière qui serait restée « pure » ou au moins « saine » par rapport aux directions syndicales ; la seconde est celle de la nécessité d’un parti de type marxiste-léniniste.

Le problème, c’est que si on veut rester objectif et bien hormis pour une fraction « de gauche » dont on se demande si elle n’existe pas que pour les congrès (CGT) ou les postes de délégation syndicale et de permanents (FO et SUD, ce dernier extraordinairement absent dans l’ensemble), c’est à se demander si les syndicats ne sont pas déjà trop virulent par rapport à leur base (grosso modo la position que tient Martinez). Quand aux partis politiques et ce que tu nommes « les cadres » tu reconnais toi-même que leur vieille façon de penser aurait peser de façon négative sur le mouvement (comme en 68 pourrions-nous rajouter). Certes, comme tu le dis ils auraient pu se corriger au sein du mouvement, mais il n’en a jamais été question. D’entrée de jeu ils ont refusé de reconnaître les GJ comme une possible avant-garde au sein de laquelle ils auraient pu avoir une action. Au « Tous Gilets jaunes » qui nécessitait de laisser tomber tous les vieux oripeaux qui fractionnent la lutte, ils ont préféré, au mieux, le vieux « Tous ensemble » …chacun cote à cote.

Tu dis que les « cadres » politiques ne s’adresseraient qu’aux 30% des ouvriers qualifiés et techniciens, mais c’est en partie faux comme le montre l’action qu’on a mené ensemble à Carrefour-Confluence, manipulé qu’on l’a été par la fraction de gauche de la CGT qui voulait imposer la révolution sans travail militant au préalable (la lutte contre les licenciements, les caisses automatiques, la création d’une section syndicale) se dévoilant ainsi comme complètement hors sol et encore bien plus éloignés de la base que sa fraction droitière. Ce qu’ils ont été incapables d’insuffler ils ont essayé de le reporter sur nous comme si nous étions de nouvelles Brigades rouges faisant peur au patronat, alors qu’eux-mêmes n’était même pas grévistes sur ce coup là, les actions tournantes permettant de camoufler tout le système des permanents, délégations syndicales, heures de RTT, etc.

Contrairement à ce que tu laisses entendre, les GJ ne sont pas tous des précaires où plus exactement leur précarité n’est pas liée à leur statut devenu instable de salariés, mais à une précarité généralisée des conditions de vie qui touchent aussi bien des artisans-commerçants, paysans, étudiants que des salariés précaires ou des retraités. Ce qui relie ces différentes fractions c’est une révolte contre des conditions de vie tout à coup jugées insupportables qu’elles que soient les conditions concrètes du rapport au travail.

C’est cette situation nouvelle qui ne peut être comprise par des « cadres » politiques ou syndicaux tous produits dans le même moule qu’il soit d’origine stalinienne, trotskiste ou libertaire. Il en était déjà de même en 68.

Même les salariés combatifs qui ont soutenu le mouvement des GJ, comme par exemple certains cheminots à Lyon, ont eu du mal à saisir cet aspect quand ils se présentaient à la tribune de l’AG des GJ Lyon le lundi soir « en tant que cheminot » et avec la fierté qui va avec. Non seulement ils n’ont pas compris l’évolution de leur métier qui fait qu’aujourd’hui il y a de moins en moins de « roulants » (l’aristocratie du rail » par rapport au reste du personnel) et que de fait ils entretenaient une histoire illusoire dans la mesure où eux-mêmes ne sont pas des « roulants », mais en plus ils ne comprenaient pas qu’au mieux personne parmi les GJ n’en avait rien à foutre de leur référence et qu’au pire ils étaient exaspérés par leur refus de troquer le gilet rouge contre le gilet jaune.

Pedro reconnaît d’ailleurs ce caractère « inclassable » du mouvement, dans tous les sens du terme. Ce qui ne profite pas à l’extrême gauche du fait de sa vue basse, ne profite pas plus à l’extrême droite qui bénéficie certes d’une implantation électorale en son sein mais s’avère incapable, contrairement aux Ligues fascistes des années 1930, d’orienter la révolte populaire (le 1er décembre 2018 n’a rien de comparable au 6 février 1934 même si éléments d’extrême droit et gauche se sont mêlés dans les deux cas).

Ces deux impossibilités des « extrêmes » à mordre sur le mouvement2 disent justement ce qui le caractérise. Le fait de ne pouvoir être récupéré en l’état parce qu’il a échappé en grande partie à tous les codes politiques et au politiquement correct qui domine dans ce que nous avons appelé « la société capitalisée »

Comme tu le dis « une méthodologie » particulière alliant aussi bien un esprit de lutte qu’une manière de combattre. Mais cette « méthode » ne s’est pas imposée. Elle est trop étrangère au mouvement ouvrier organisé qui a oublié les luttes du tournant des XIX et XXe siècle, le temps des émeutes ruiné par la première guerre mondiale et l’intégration des classes ouvrières dans l’ordre capitaliste à partir des défaites de 1919 et 23 en Allemagne, de 1926 en Angleterre, de 1936-37 en Espagne.

Ce « magnifique mouvement des GJ » comme tu l’appelles ne se situe donc pas, contrairement à ce que tu développes, dans la continuité de la « longue lutte des travailleurs » (ce que nous appelons le fil rouge historique des luttes de classes ») parce qu’il est justement en rupture avec celle-ci et qu’il ne s’y origine pas ; qu’il s’en est même distingué d’entrée de jeu par le fait de mettre en avant les conditions générales de vie plus que les conditions de travail. De façon implicite il a porté la contradiction capital/travail du niveau de la production des marchandises, du profit et de l’exploitation, au niveau de la reproduction des rapports sociaux et de la domination en général (la puissance du capital : dynamique, ce que tu appelles trop faiblement le « débordement » et « révolution du capital »).

Je ne crois pas à la démoralisation au sens où tu l’entends. Du côté GJ, il y a le fait que quoi qu’il arrive, ils ont « décourbé le dos » comme nous l’affirmons dans un texte inédit du livre et si nous sommes loin du compte du point de vue du contenu insurrectionnel qu’a parfois pris le mouvement, les simples résultats quantitatifs ne sont pas négligeables3. Si on compare aux résultats des dernières luttes syndicales cela prouve bien qu’il y a encore des marges de manoeuvre ou du « grain à moudre » par rapport au patronat (cf. aussi la prime de décembre versé par des grandes entreprises) et à L’État.

Pour terminer pour aujourd’hui, nous sommes tous les deux d’accord pour dire que la retombée brutale du mouvement ne doit pas nous amener à quitter le navire pour ne pas couler avec. Il s’agit de l’accompagner en sachant que tous les mouvements reposant sur un évènement, au sens fort du terme, sont nés pour mourir et qu’ils ne peuvent être sauvés par de quelconques mesures d’institutionnalisation, via l’Assemblée des assemblées, le RIC ou même sa substitution modéré en RIP comme il nous a été proposé en AG lundi dernier.

JW, le 1er juillet 2019

  1. Il s’agit du supplément n°7 à Temps critiques, : « Ce qu’il peut rester du mouvement des Gilets jaunes. []
  2. Je ne tiens pas compte ici du rôle des réseaux sociaux qui ont développé parfois des approches complotistes qui ont eu leur influence sur une frange des GJ. []
  3. Pour ma part, si j’ai des revenus de retraite insuffisants pour être imposable je viens de me voir reverser 133 euros de trop payé par rapport à mon changement de taxation CSG sur 4 mois, sans parler du fait que ma pension est peu ou prou réaligné sur l’indexation des salaires. D’ailleurs le gouvernement fait actuellement grand tapage sur ces dépenses non budgétisées et induites par le mouvement. []

Les impasses d’une lecture classiste du mouvement des Gilets jaunes

Ci-dessous un échange amical entre deux anciens militants des courants communistes de gauche. Ils interviennent à propos des premiers suppléments de la revue Temps critiques à propos du mouvement des Gilets jaunes. Tout en y portant attention et en n’étant pas parfaitement d’accord entre eux d’ailleurs, leur prisme d’analyse reste classiste même s’ils semblent diverger sur le porteur actuel ou le sujet de classe. JW qui échange de longue date avec eux intervient ici dans la discussion, mais après coup pour préciser la position de la revue quant à un mouvement des Gilets jaunes à laquelle elle participe activement, même si ce n’est pas toujours au nom de Temps critiques, mais dans un cadre bien plus large, par exemple à Lyon.

 


 
Sur le mouvement des Gilets Jaunes

Extraits d’un échange avec Maxime
Commentaire en couleur de JW, pour Temps critiques

Je suis d’accord avec ton appréciation sur les analyses de Temps critiques à propos des Gilets Jaunes : « le plus fin analyste », même si je ne partage pas tout ce qu’ils disent.
Tout comme toi, ils s’attardent sur la question de savoir si on peut comprendre ce mouvement en termes de « classes » ou de « classisme ».

Toi tu écris :
« C’est une émergence ; de quoi au juste ? là est la terrible question à se poser et l’on n’y répondra pas en continuant de passer par les catégories de “lutte de classe” » et de “sujet révolutionnaire historique : le prolétariat”.

Temps critiques écrit :

Ce mouvement « n’est pas classiste », « l’ensemble n’est pas une particularité identifiable (classe) ».

 

Tu écris « lutte de classe » au singulier et ne te réfères qu’au « prolétariat ». Je crois qu’avant de se pencher sur la place de celui-ci dans le mouvement il est nécessaire de savoir ce qu’il en est en termes de lutte de classes, au pluriel. Le sens le plus élémentaire du terme de « classe » est défini par la position « économique » de ses composants dans la vie sociale et cela indépendamment des idées et convictions de ses membres.

Le mouvement des GJ est une réaction à des mesures d’ordre économique qui depuis des années vont toutes dans le même sens : accroître la rentabilité d’un système basé sur l’exploitation de l’immense majorité de la population au profit d’une minorité. Les dernières décennies sont marquées par un accroissement sans précédent de l’écart entre les « pauvres » et les « riches ». La composition sociale du mouvement des GJ est diverse. Le capitalisme n’exploite pas seulement les travailleurs salariés, cols bleus ou cols blancs, les « prolétaires ». À travers ses banques et à travers la fiscalité de son État, il tire aussi profit du travail des petits paysans, des petits commerçants, des artisans, des « auto-entrepreneurs », etc. C’est cet ensemble de « victimes » du système qui forme l’essentiel des Gilets. Attention, les GJ ne se présentent pas comme des « victimes », ce sont les analyseurs socio-politiques ou médiatiques qui les voient en ces termes (victimes de la mondialisation, de la modernité, de la segmentation métropoles/périphéries, etc.). Mais eux affirment leur force et c’est cela qui leur donne cette détermination presque sans faille. Contrairement à tous ces discours de commerçants qu’on entend sur les marchés ou ailleurs et de salariés qui se plaignent et récriminent, les Gilets jaunes, quels qu’ils soient ont commencé à décourber le dos (c’est le titre d’un prochain texte). Ils ne sont pas ou plus des « victimes » car ils ont « découvert » ce qu’était la domination, non pas l’exploitation, mais la domination. Et c’est là que l’analyse de Raoul souffre d’un certain économisme qui l’empêche de comprendre le souffle qui pousse le mouvement, cette sorte de « liberté … guidant le peuple » dans sa version contemporaine. Une domination ressentie comme celle produite par l’Etat et les nébuleuses de l’hyper-capitalisme du sommet (grandes banques, patrons du CAC 40 et des FMN, Commission européenne), d’où d’ailleurs le complotisme latent de certaines franges du mouvement, mais on ne peut pas attendre, en l’état, qu’il soit plus clairvoyant que Le Monde diplomatique ou n’importe quel gauchiste anti-impérialiste ou altermondialiste.

Un ensemble qui n’est pas caractérisé par une couleur de peau, ni par des croyances religieuses ou philosophiques, un ensemble qui possède comme « particularité identifiable » celle de subir l’oppression économique d’un même système. Oui, mais ce n’est pas venu d’un coup. C’est l’extraordinaire vitesse de maturation du mouvement qui l’a fait passer d’un mouvement anti-taxe et anti-fiscalité qui d’ailleurs regroupait les traditionnels opposants à toute taxe ou impôt (d’où la déqualification rédhibitoire émise par la gauche et l’extrême gauche à l’origine), à un mouvement pour la justice fiscale puis à un mouvement pour la Justice, puis à un mouvement « social », puis à un mouvement anti-système à partir du moment où il a saisi les enchaînements (cf. par exemple son attitude changeante par rapport à la police).

Si on s’en tient à la définition de classe basée sur un critère fondamentalement économique, il s’agit bien d’une classe au sens large, si on ne se réfère pas à la classe au sens de Marx, quel est alors l’intérêt de garder le terme ? la classe des victimes, des exploités. Cette large catégorie est elle même composée d’une diversité de classes. Si tu choisis « classe au sens large » alors c’est l’inverse, c’est cette classe large qui est composée d’une diversité de catégories. Tout ce va et vient découle, à mon avis, du fait que la notion de classe, comme je le disais plus haut est employée sans cohérence définitoire définies suivant des critères plus précis : salariés, chômeurs, petits propriétaires, auto-entrepreneurs, retraités, etc. Ces critères ne sont que des catégories au sens statistique du terme et de toute façon il y a quelque chose que tu oublies, c’est que les GJ ne se posent pas socialement à partir du travail. Ils ne demandent jamais ou presque comme entrée en matière des discussions : « qu’est-ce que tu fais dans la vie ? », mais plutôt « Qu’est-ce que tu vis » qui est beaucoup plus global. Et tu l’oublies parce qu’en bon matérialiste marxiste tu penses que les conditions matérielles sont d’abord les conditions liées à la place dans les rapports de production et sous-entendu au type de travail alors que s’il y a bien une base matérielle à la révolte des GJ, elle est beaucoup plus englobante parce qu’elle met en jeu les conditions même de la survie. C’est pour cela que, depuis longtemps, nous disons que les contradictions du capital ont été portées du niveau de la production au niveau de la reproduction.

D’ailleurs, si l’on considère le camp qui s’oppose au Gilets, il apparaît aussi comme une classe, celle de ceux qui profitent et gèrent aux plus hauts niveaux le système dominant. Non, les enseignants sont massivement, soit étrangers au mouvement, soit profondément hostiles sans pour cela se rallier au camp techno-bureaucratique macronien. De même, les intermittents du spectacle pourtant souvent actifs dans les luttes sont absents du terrain parce que comme les enseignants ils méprisent la sauvagerie des GJ ou en ont peur, sans pour cela se rallier à Macron. D’ailleurs c’est aussi le cas de tous ceux qui ont adopté les valeurs de la post-modernité. Certes elles dynamisent le capital mais on ne peut accuser leurs tenants d’être du côté du capital. En fait, si on veut vraiment parler encore en termes de classes, les vraies classes moyennes sont là. Salariées ou non, du public ou du privé, plutôt « de gauche » ou plutôt « de droite », peu importe, ce sont celles qui ressentent le moins la domination parce qu’elles adhèrent encore aux idées de progrès, de modernité et même parfois d’émancipation si on limite celle-ci aux « questions de société » (il y a beaucoup de femmes ches les GJ, mais pas beaucoup de « féministes » pour ne prendre que cet exemple).
Cet ensemble est lui même composé de « sous-classes » dont les intérêts peuvent parfois être contradictoires mais qui ont un même intérêt face aux exploités : la bourgeoisie industrielle, celle commerciale ou immobilière, les hauts fonctionnaires de l’État, etc.

Mais, quelle que soit la façon dont on distingue ou regroupe les classes en présence, il s’agit bien d’une lutte de classes, au pluriel. Simple rationalisation en termes de classes de la notion de conflictualité sociale et donc sans effet heuristique car tes classifications ne peuvent déterminées aucune « frontière de classe », d’autant que tu as fait disparaître la notion d’antagonisme. La lutte de classes n’apparaît plus qu’en toile de fond de l’analyse, mais l’analyse n’en démontre pas l’existence.

Le terme de « peuple » a souvent été utilisé pour désigner ce qu’incarnent les Gilets Jaunes. Temps critiques écrit à ce propos :

« Ainsi, alors que dans le mouvement même, cet ensemble qui n’est pas une totalité (peuple) ni une particularité identifiable (classe) a tendance soit à vouloir se constituer comme une totalité des dominés (“les gens d’en bas”) dans les conditions présentes incluant les transformations du capitalisme : soit à vouloir réveiller celle d’un Peuple essentialisé à grand renfort de symboles de l’ancien État-nation français (drapeau et Marseillaise). »

 

En réalité le terme de « peuple » peut recouvrir de nombreuses significations. Mais dans l’ensemble elles tournent autour de deux principales. « Peuple peut désigner soit la totalité de la nation, soit la partie de la nation qui est dominée économiquement et politiquement. » (http://www.cnrtl.fr/definition/peuple) Cette ambiguïté est une source de confusion très fréquemment utilisée par les hommes politiques, de droite ou de gauche, pour justifier le nationalisme, l’unité « républicaine » de toutes les classes avec un langage « populaire ». Quand les Gilets Jaunes disent nous sommes « le peuple », « les gens d’en bas », ils ne prétendent pas être la totalité de la nation, mais bien une classe ou un ensemble de classes « dominées ». Quand une partie d’entre eux brandit des drapeaux nationaux ou chante la Marseillaise, cela veut dire pour certains « la vraie France c’est ceux d’en bas » C’est contradictoire parce qu’il y a l’idée, fausse d’après moi, que ceux d’en bas sont très nombreux (toujours cette idée des 99% de dominés) et ceux d’en haut très peu et comme les GJ ne partent pas du travail et de l’entreprise ils ont tendance à minorer les hiérarchies sociales intermédiaires (mais c’était déjà le même cas pour les Occupy et les Nuits debout), ceux qui combattent les dominants, mais pour d’autres, en particulier les minorités d’extrême droite, c’est du simple nationalisme, teinté de xénophobie et de repli sur soi.

C’est une ambiguïté qui traduit la diversité de l’appartenance de classe des GJ, dans la mesure où la place dans la vie économique TEND à favoriser tel ou tel type d’idées, de pensées. Il est plus facile pour une aide-soignante, un ouvrier d’industrie ou une institutrice d’envisager l’élimination de la propriété privée des moyens de production que pour un petit paysan ou un petit patron. Mais ce n’est qu’une tendance. Il y a aussi des prolétaires dans les mouvements d’extrême droite comme il y a des petits paysans qui comprennent « les communs ». Le déterminisme économique au niveau des consciences est une réalité importante mais, contrairement à la caricature que peut en faire un marxisme rabougri, il n’est ni absolu ni unique. Par exemple, dans le cas du mouvement des GJ, il ne fait aucun doute que des facteurs comme la personnalité et le style de Macron, s’autoproclamant Jupiter et parlant des gens « qui ne sont rien », ont joué un rôle important. Merci patron… Merci Macron. Il en est de même de l’image intériorisée d’une France pays des Sans-culottes et des révolutions. C’est bien là une base commune à la révolution française et au mouvement des GJ, ce caractère destituant de la révolte sous la forme du soulèvement (Nous sortons le 9 février un supplément initié par J. Guigou sur ce point)

Pour comprendre le mouvement, dis-tu, il faut se passer de la catégorie « lutte de classe », au singulier, et Temps critiques dit qu’il ne s’agit pas d’un mouvement « classiste ».

Cela peut vouloir dire que l’on n’a pas vu dans ce mouvement un prolétariat homogène, luttant seul pour ses seuls intérêts immédiats. Cela correspond à la réalité.

D’abord, tous les secteurs du prolétariat n’y étaient pas présents. Les plus pauvres en particulier y étaient pratiquement absents. Ce n’est pas parce que les habitants des banlieues sont peu présents qu’ils se désintéressent du mouvement. L’exemple du Comité pour Adama en fournit un exemple, les luttes des lycéens de banlieues ces derniers mois en est un autre. Les GJ qui habitent en banlieue donnent une explication qui certes ne vaut pas excuse : ils ont toujours 2005 en mémoire et le sentiment d’abandon et de stigmatisation qui s’en est suivi ne pousse pas à la solidarité avec un mouvement qui, lui-même, à l’origine, se développe dans un autre univers spatial et qui de plus ne cherche pas à s’en rapprocher (les jeunes des « quartiers » qui se mêlent aux manifestants sont tolérés surtout parce qu’ils sont très jeunes, mais leur jeu avec la police ou leurs petites provocations ne sont pas du gout de tout le monde. Ensuite, ceux qui y participaient ne se battaient pas pour des revendications spécifiques à la seule classe des salariés. Les questions soulevées touchaient, comme on l’a vu, l’ensemble des « victimes » du système : le pouvoir d’achat, par exemple. Elles concernaient aussi des questions plus globales, en rapport avec l’ensemble de l’organisation de la vie sociale : le rejet du spectacle « démocratique » des partis et des syndicats, la dénonciation de la « répartition des richesses », le combat contre la dégradation écologique de la planète : « les fins de mois difficiles et la fin du monde, même combat ».
C’est une évidence : ce n’était pas une lutte classique (classiste ?) des seuls prolétaires contre leurs patrons.

Mais tu dis qu’il faut aussi rejeter la catégorie de « sujet révolutionnaire historique : le prolétariat ».
C’est une question qui pour moi reste ouverte. Même si les conditions d’un dépassement du capitalisme sont très différentes de ce qu’elles furent pour les mouvements révolutionnaires « prolétariens » du passé, du fait en particulier de l’actuelle émergence de « germes » d’un mode de production non-capitaliste, il n’en demeure pas moins que certains secteurs de la société Trop vague, on a l’impression que Renault porte toujours espoir ou désespoir alors qu’il n’existe plus de forteresses ouvrières ; si encore Raoul parlait des salariés du secteur de la reproduction des rapports sociaux capables de bloquer les flux ou les services publics on comprendrait, mais là … sont de par leur situation économique et sociale, plus à même de désirer et de réaliser ce dépassement.

Une question me semble importante à cet égard : celle des rapports entre les prolétaires et le reste des participants au mouvement. Le scepticisme de certains « révolutionnaires » à l’égard du mouvement de GJ repose sur la nature « interclassiste » du mouvement. Deux remarques à ce sujet.

– L’« interclassisme » dont le mouvement a fait preuve est une alliance entre victimes du capital et non une alliance entre victimes et gérants du capital.
– Les principaux moments d’action révolutionnaire du passé caractérisés comme « prolétariens » n’ont pu être révolutionnaires que parce que le prolétariat n’y était pas seul. Ils ont été presque tous liés à des situations de guerre avec toutes les souffrances que cela comporte pour l’immense majorité de la population et pas seulement pour les prolétaires, en particulier dans les pays « vaincus », où la défaite facilite le rejet de la classe dirigeante. Dans les révolutions en Russie et en Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale, les soviets et les conseils de soldats, constitués souvent de « paysans en uniforme », ont joué un rôle crucial et décisif.

Temps critiques fait le même constat lorsqu’il écrit :

« Comme dans les mouvements révolutionnaires historiques (la Révolution française, 1848, la Commune, les révolutions russes et chinoises, l’Espagne, la Hongrie 1956, etc.) ou dans les soubresauts révolutionnaires (mai 1968 ; Italie 1968-78), nous n’avons pas à faire à des mouvements purement classistes qu’il ne s’agit donc pas de définir de façon classiste comme si la révolution allait forcément être facilitée par une pureté de classe et donc qu’il n’y aurait rien à attendre d’un mouvement comme celui des Gilets jaunes du fait de son « interclassisme ». Les luttes de classes ont justement été les plus virulentes quand cette pureté de classe était la moins évidente. »

 

De la capacité à gérer cette diversité dépend le succès d’un dépassement du capitalisme. C’est un des aspects importants de ce mouvement que de s’être confronté en pratique à cette question.

J’ai pu noter dans les témoignages sur la vie dans ces Agora du mouvement qu’étaient les « Ronds Points » et les « cabanes », qu’on y était souvent confronté au problème des divergences, en particulier sur la question de l’immigration. Certains témoignages disaient qu’au bout de plusieurs semaines de discussion et de convivialité les « anti-immigrants » avaient été ébranlés dans leurs convictions. D’autres disaient qu’on avait choisi de ne pas en discuter pour éviter des divisions. Oui, mais Raoul fait ici une confusion entre immigrés et migrants. Des descendants d’immigrés sont présents sur des ronds points (par exemple à Feyzin et même dans les manifestations et cela ne pose pas de problème apparent, mais la question des migrants est plus problématique, comme elle l’est pour la plupart des personnes, GJ ou non. De fait, même si sur la plateforme d’origine apparaît ce point et l’idée de retour au pays pour les déboutés du droit d’asile, il a été relégué dans les deux ou trois dernières préoccupations parmi la cinquantaine que compose l’ensemble et les banderoles contre le pacte de Marrakech ne sont guère brandies que quelques minutes par des identitaires.

Savoir gérer, confronter, surmonter les divisions ne sera pas toujours simple mais ce sera une des principales conditions de force d’un mouvement. Qui plus est, on ne parle vraiment de début de « révolution » que lorsqu’on assiste au refus par une partie des forces de répression de jouer leur rôle et à leur passage du côté du mouvement qu’elles sont censées réprimer.

À ce niveau, une question devra jouer un rôle essentiel : la formulation, la visibilité d’un projet révolutionnaire. Il est difficile de marcher ensemble si on ne sait pas où l’on va.

Temps critiques aborde aussi cette question :

« Mais ce qui va nous être alors rétorqué, c’est “que proposez-vous ?”. C’est la même chose que ce qu’on nous disait en 68 et avec en plus même pas l’échappatoire, pour certains, de répondre en proposant les modèles exotiques (Cuba ou la Chine). » (Une tenue jaune qui fait communauté)

 

Il n’empêche qu’il faudra bien répondre à cette question.
Le mouvement des GJ, en particulier au niveau de son autonomie par rapport aux organes d’encadrement que sont les partis politiques et les syndicats, a été rendu possible en grande partie par les nouvelles technologies de la communication. Techniquement oui, mais il est évident qu’il y a aussi une véritable volonté politique d’affirmation de cette autonomie, non seulement par rapport à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur du mouvement comme on le voit avec l’invalidation permanente de la plupart des leaders auto-proclamés… ou dans le simple déroulement chaotique de manifestations sans tête ni queue et même parfois « sans queue ni tête ». Internet, les réseaux sociaux ont été déterminants. Répondre à la question « que proposez-vous ? » devra tenir compte non seulement de ces nouveaux moyens de communication mais aussi de toute la révolution technologique actuelle qui bouleverse et bouleversera le processus même de production. Une révolution qui permet l’émergence sous forme embryonnaire de rapports non marchands, de façon pure ou hybride, au sein même des aspects les plus modernes de la production, celle des biens digitaux.

Raoul, 25 janvier 2019

JW en couleur, le 8 février