À l’heure du bilan

Cet échange intervient après plusieurs mois de lutte à laquelle les deux intervenants ont participé activement. Ils se sont d’ailleurs souvent côtoyés dans les mêmes actions et aux AG, dans un certain respect mutuel. Si des divergences d’analyse et de perspective existaient dès le début du mouvement, elles n’ont pas cessées, mais là, elles se concentrent sur le devenir de celui-ci. Pedro et Jacques ont participé, chacun de leur côté à une sorte de bilan et l’échange se fait en connaissance de cause puisque tous les deux ont lu leur production écrite réciproque avant d’entamer la discussion.
 



 

Merci Jacques pour ce document1.

Hélas, il est très loin de ce que je pense bien que je puisse être d’accord avec beaucoup des constats que tu fais.

Je vois une explosion sociale limitée par l’action conjuguée des partis de gauche et d’extrême-gauche. C’est le principal.

La répression, il fallait y compter. Il n’y pas eu une seule attaque d’envergure contre la classe capitaliste sans répression et les différences de pays et les cultures ne changent que la forme à cette loi.

Le bas niveau politique des masses en révolte, il fallait y compter aussi. Cela fait des décennies que la pensée socialiste (marxiste-léniniste) a été remplacée par une bouillie postmoderne, libérale qui est un des problèmes du mouvement.

Il fallait combattre tout cela avec l’expérience théorique et pratique du mouvement ouvrier et pour cela il fallait des cadres politiques qui retenus par leurs partis, ont fait défaut. Et peut-être, vu leur conception des choses, ils auraient foutu une merde pas possible aussi. Mais bon, en apprenant avec le temps, et le temps on en a eu, ils auraient pu organiser et orienter un peu mieux le mouvement.

Les partis de gauche et d’extrême-gauche s’adressent encore aux 30% des travailleurs qui « jouissent » encore du débordement de la marmite capitaliste, de l’exploitation des pays pauvres et de la reprise économique de post guerre. Les 70% autres qui composent, par leurs besoins et revendications, le mouvement, n’ont pas d’expression politique propre et l’extrême droite a montré qu’elle est incapable non seulement d’orienter ce mouvement mais encore de le pénétrer.

Alors, qu’est ce qui reste? « Le début d’un début », un esprit de lutte, une autre manière de combattre qui a pénétré profondément la conscience actuelle des travailleurs comme cela se perçoit dans certaines luttes, dans des témoignages.

Mais cela peut retomber très rapidement et faire de ce mouvement magnifique, un feu de paille sans suite.

La seule possibilité était d’essayer de le connecter avec les travailleurs que luttent pour amplifier la méthodologie GJ et avancer dans les pas de la longue lutte des travailleurs.

Mais il se peut aussi que la défaite, la non jonction avec les autres travailleurs provoque une démoralisation encore plus profonde et que de ce « début d’un début » de retournement de l’esprit des travailleurs résulte qu’ils se disent « A quoi bon ? Les GJs après 7 mois d’une lutte forte n’ont rien obtenu ou presque (rien par rapport aux besoins et objectifs), comment pourrions nous obtenir quoi que ce soit sous la férule syndicale et la méthode des manifestations/promenades une fois par mois?

Alors, il se peut bien qu’on soit parti pour 30 ans de « libéralisme », de nouvelles crises et/ou guerres.

On ne sort pas de la vieille recette que ce mouvement a encore une fois démontré par défaut : « Sans parti communiste les travailleurs n’auront rien ». Hélas, un tel parti n’existe pas en France ni ailleurs.

On est au fond du puits et pour cela ce mouvement ne pouvait être, dans le meilleur de cas, que « le début d’un début ».
Tous se sont appliqués à le plomber, sauf de très rares, honnêtes mais, hélas, homéopathiques exceptions qui n’y pouvaient rien changer.

Vae Victis! Les défaites historiques doivent être subies jusqu’à la lie.

Il faut recommencer presque de zéro, mais s’illusionner qu’on pourra faire autrement que ce parcours à partir d’autre chose que Marx et Lénine c’est retarder encore une sortie qui n’est nécessaire que pour les travailleurs pauvres. Les autres peuvent se contenter de la sociologie et du postmodernisme ou des « théories » du genre et de la race, très à la mode chez les petits bourgeois de gauche.

En fait le mouvement des GJs, prolétaire par ses besoins mais surtout parce que sans sortir du capitalisme il ne peut rien obtenir, s’est battu contre un front qui va de la grande bourgeoisie à des secteurs de travailleurs qui espèrent encore (mais pas trop) dans le capitalisme.

Essayons quand même que sa mort soit la moins dure possible pour ne pas finir de décourager à ceux, rares, qui voudraient se battre encore.

Tu excuseras les fautes de français.

Pedro, le 16 juin 2019
 



 
Pedro,

D’abord merci pour cette contribution critique à notre dernier supplément d’autant que tes remarques ne sont pas fortuites, mais proviennent de la même urgence, de la part de nous qui sommes actifs dans le mouvement depuis ses débuts, de savoir ce qui peut en rester étant entendu que, contrairement à d’autres protagonistes, nous faisons un même diagnostic sur son avenir proche et nos tâches immédiates. J’y reviendrai.

Nos divergences sont de forme comme de fond même si ponctuellement nous avons pu intervenir ensemble et en accord.

Sur le fond tu demeures dans ce que la position traditionnelle de l’extrême gauche par rapport à tous les mouvements et ce à un double niveau. Le premier reprend une position habituelle, par exemple chez les trotskistes, d’une base ouvrière qui serait restée « pure » ou au moins « saine » par rapport aux directions syndicales ; la seconde est celle de la nécessité d’un parti de type marxiste-léniniste.

Le problème, c’est que si on veut rester objectif et bien hormis pour une fraction « de gauche » dont on se demande si elle n’existe pas que pour les congrès (CGT) ou les postes de délégation syndicale et de permanents (FO et SUD, ce dernier extraordinairement absent dans l’ensemble), c’est à se demander si les syndicats ne sont pas déjà trop virulent par rapport à leur base (grosso modo la position que tient Martinez). Quand aux partis politiques et ce que tu nommes « les cadres » tu reconnais toi-même que leur vieille façon de penser aurait peser de façon négative sur le mouvement (comme en 68 pourrions-nous rajouter). Certes, comme tu le dis ils auraient pu se corriger au sein du mouvement, mais il n’en a jamais été question. D’entrée de jeu ils ont refusé de reconnaître les GJ comme une possible avant-garde au sein de laquelle ils auraient pu avoir une action. Au « Tous Gilets jaunes » qui nécessitait de laisser tomber tous les vieux oripeaux qui fractionnent la lutte, ils ont préféré, au mieux, le vieux « Tous ensemble » …chacun cote à cote.

Tu dis que les « cadres » politiques ne s’adresseraient qu’aux 30% des ouvriers qualifiés et techniciens, mais c’est en partie faux comme le montre l’action qu’on a mené ensemble à Carrefour-Confluence, manipulé qu’on l’a été par la fraction de gauche de la CGT qui voulait imposer la révolution sans travail militant au préalable (la lutte contre les licenciements, les caisses automatiques, la création d’une section syndicale) se dévoilant ainsi comme complètement hors sol et encore bien plus éloignés de la base que sa fraction droitière. Ce qu’ils ont été incapables d’insuffler ils ont essayé de le reporter sur nous comme si nous étions de nouvelles Brigades rouges faisant peur au patronat, alors qu’eux-mêmes n’était même pas grévistes sur ce coup là, les actions tournantes permettant de camoufler tout le système des permanents, délégations syndicales, heures de RTT, etc.

Contrairement à ce que tu laisses entendre, les GJ ne sont pas tous des précaires où plus exactement leur précarité n’est pas liée à leur statut devenu instable de salariés, mais à une précarité généralisée des conditions de vie qui touchent aussi bien des artisans-commerçants, paysans, étudiants que des salariés précaires ou des retraités. Ce qui relie ces différentes fractions c’est une révolte contre des conditions de vie tout à coup jugées insupportables qu’elles que soient les conditions concrètes du rapport au travail.

C’est cette situation nouvelle qui ne peut être comprise par des « cadres » politiques ou syndicaux tous produits dans le même moule qu’il soit d’origine stalinienne, trotskiste ou libertaire. Il en était déjà de même en 68.

Même les salariés combatifs qui ont soutenu le mouvement des GJ, comme par exemple certains cheminots à Lyon, ont eu du mal à saisir cet aspect quand ils se présentaient à la tribune de l’AG des GJ Lyon le lundi soir « en tant que cheminot » et avec la fierté qui va avec. Non seulement ils n’ont pas compris l’évolution de leur métier qui fait qu’aujourd’hui il y a de moins en moins de « roulants » (l’aristocratie du rail » par rapport au reste du personnel) et que de fait ils entretenaient une histoire illusoire dans la mesure où eux-mêmes ne sont pas des « roulants », mais en plus ils ne comprenaient pas qu’au mieux personne parmi les GJ n’en avait rien à foutre de leur référence et qu’au pire ils étaient exaspérés par leur refus de troquer le gilet rouge contre le gilet jaune.

Pedro reconnaît d’ailleurs ce caractère « inclassable » du mouvement, dans tous les sens du terme. Ce qui ne profite pas à l’extrême gauche du fait de sa vue basse, ne profite pas plus à l’extrême droite qui bénéficie certes d’une implantation électorale en son sein mais s’avère incapable, contrairement aux Ligues fascistes des années 1930, d’orienter la révolte populaire (le 1er décembre 2018 n’a rien de comparable au 6 février 1934 même si éléments d’extrême droit et gauche se sont mêlés dans les deux cas).

Ces deux impossibilités des « extrêmes » à mordre sur le mouvement2 disent justement ce qui le caractérise. Le fait de ne pouvoir être récupéré en l’état parce qu’il a échappé en grande partie à tous les codes politiques et au politiquement correct qui domine dans ce que nous avons appelé « la société capitalisée »

Comme tu le dis « une méthodologie » particulière alliant aussi bien un esprit de lutte qu’une manière de combattre. Mais cette « méthode » ne s’est pas imposée. Elle est trop étrangère au mouvement ouvrier organisé qui a oublié les luttes du tournant des XIX et XXe siècle, le temps des émeutes ruiné par la première guerre mondiale et l’intégration des classes ouvrières dans l’ordre capitaliste à partir des défaites de 1919 et 23 en Allemagne, de 1926 en Angleterre, de 1936-37 en Espagne.

Ce « magnifique mouvement des GJ » comme tu l’appelles ne se situe donc pas, contrairement à ce que tu développes, dans la continuité de la « longue lutte des travailleurs » (ce que nous appelons le fil rouge historique des luttes de classes ») parce qu’il est justement en rupture avec celle-ci et qu’il ne s’y origine pas ; qu’il s’en est même distingué d’entrée de jeu par le fait de mettre en avant les conditions générales de vie plus que les conditions de travail. De façon implicite il a porté la contradiction capital/travail du niveau de la production des marchandises, du profit et de l’exploitation, au niveau de la reproduction des rapports sociaux et de la domination en général (la puissance du capital : dynamique, ce que tu appelles trop faiblement le « débordement » et « révolution du capital »).

Je ne crois pas à la démoralisation au sens où tu l’entends. Du côté GJ, il y a le fait que quoi qu’il arrive, ils ont « décourbé le dos » comme nous l’affirmons dans un texte inédit du livre et si nous sommes loin du compte du point de vue du contenu insurrectionnel qu’a parfois pris le mouvement, les simples résultats quantitatifs ne sont pas négligeables3. Si on compare aux résultats des dernières luttes syndicales cela prouve bien qu’il y a encore des marges de manoeuvre ou du « grain à moudre » par rapport au patronat (cf. aussi la prime de décembre versé par des grandes entreprises) et à L’État.

Pour terminer pour aujourd’hui, nous sommes tous les deux d’accord pour dire que la retombée brutale du mouvement ne doit pas nous amener à quitter le navire pour ne pas couler avec. Il s’agit de l’accompagner en sachant que tous les mouvements reposant sur un évènement, au sens fort du terme, sont nés pour mourir et qu’ils ne peuvent être sauvés par de quelconques mesures d’institutionnalisation, via l’Assemblée des assemblées, le RIC ou même sa substitution modéré en RIP comme il nous a été proposé en AG lundi dernier.

JW, le 1er juillet 2019

  1. Il s’agit du supplément n°7 à Temps critiques, : « Ce qu’il peut rester du mouvement des Gilets jaunes. []
  2. Je ne tiens pas compte ici du rôle des réseaux sociaux qui ont développé parfois des approches complotistes qui ont eu leur influence sur une frange des GJ. []
  3. Pour ma part, si j’ai des revenus de retraite insuffisants pour être imposable je viens de me voir reverser 133 euros de trop payé par rapport à mon changement de taxation CSG sur 4 mois, sans parler du fait que ma pension est peu ou prou réaligné sur l’indexation des salaires. D’ailleurs le gouvernement fait actuellement grand tapage sur ces dépenses non budgétisées et induites par le mouvement. []

Les impasses d’une lecture classiste du mouvement des Gilets jaunes

Ci-dessous un échange amical entre deux anciens militants des courants communistes de gauche. Ils interviennent à propos des premiers suppléments de la revue Temps critiques à propos du mouvement des Gilets jaunes. Tout en y portant attention et en n’étant pas parfaitement d’accord entre eux d’ailleurs, leur prisme d’analyse reste classiste même s’ils semblent diverger sur le porteur actuel ou le sujet de classe. JW qui échange de longue date avec eux intervient ici dans la discussion, mais après coup pour préciser la position de la revue quant à un mouvement des Gilets jaunes à laquelle elle participe activement, même si ce n’est pas toujours au nom de Temps critiques, mais dans un cadre bien plus large, par exemple à Lyon.

 


 
Sur le mouvement des Gilets Jaunes

Extraits d’un échange avec Maxime
Commentaire en couleur de JW, pour Temps critiques

Je suis d’accord avec ton appréciation sur les analyses de Temps critiques à propos des Gilets Jaunes : « le plus fin analyste », même si je ne partage pas tout ce qu’ils disent.
Tout comme toi, ils s’attardent sur la question de savoir si on peut comprendre ce mouvement en termes de « classes » ou de « classisme ».

Toi tu écris :
« C’est une émergence ; de quoi au juste ? là est la terrible question à se poser et l’on n’y répondra pas en continuant de passer par les catégories de “lutte de classe” » et de “sujet révolutionnaire historique : le prolétariat”.

Temps critiques écrit :

Ce mouvement « n’est pas classiste », « l’ensemble n’est pas une particularité identifiable (classe) ».

 

Tu écris « lutte de classe » au singulier et ne te réfères qu’au « prolétariat ». Je crois qu’avant de se pencher sur la place de celui-ci dans le mouvement il est nécessaire de savoir ce qu’il en est en termes de lutte de classes, au pluriel. Le sens le plus élémentaire du terme de « classe » est défini par la position « économique » de ses composants dans la vie sociale et cela indépendamment des idées et convictions de ses membres.

Le mouvement des GJ est une réaction à des mesures d’ordre économique qui depuis des années vont toutes dans le même sens : accroître la rentabilité d’un système basé sur l’exploitation de l’immense majorité de la population au profit d’une minorité. Les dernières décennies sont marquées par un accroissement sans précédent de l’écart entre les « pauvres » et les « riches ». La composition sociale du mouvement des GJ est diverse. Le capitalisme n’exploite pas seulement les travailleurs salariés, cols bleus ou cols blancs, les « prolétaires ». À travers ses banques et à travers la fiscalité de son État, il tire aussi profit du travail des petits paysans, des petits commerçants, des artisans, des « auto-entrepreneurs », etc. C’est cet ensemble de « victimes » du système qui forme l’essentiel des Gilets. Attention, les GJ ne se présentent pas comme des « victimes », ce sont les analyseurs socio-politiques ou médiatiques qui les voient en ces termes (victimes de la mondialisation, de la modernité, de la segmentation métropoles/périphéries, etc.). Mais eux affirment leur force et c’est cela qui leur donne cette détermination presque sans faille. Contrairement à tous ces discours de commerçants qu’on entend sur les marchés ou ailleurs et de salariés qui se plaignent et récriminent, les Gilets jaunes, quels qu’ils soient ont commencé à décourber le dos (c’est le titre d’un prochain texte). Ils ne sont pas ou plus des « victimes » car ils ont « découvert » ce qu’était la domination, non pas l’exploitation, mais la domination. Et c’est là que l’analyse de Raoul souffre d’un certain économisme qui l’empêche de comprendre le souffle qui pousse le mouvement, cette sorte de « liberté … guidant le peuple » dans sa version contemporaine. Une domination ressentie comme celle produite par l’Etat et les nébuleuses de l’hyper-capitalisme du sommet (grandes banques, patrons du CAC 40 et des FMN, Commission européenne), d’où d’ailleurs le complotisme latent de certaines franges du mouvement, mais on ne peut pas attendre, en l’état, qu’il soit plus clairvoyant que Le Monde diplomatique ou n’importe quel gauchiste anti-impérialiste ou altermondialiste.

Un ensemble qui n’est pas caractérisé par une couleur de peau, ni par des croyances religieuses ou philosophiques, un ensemble qui possède comme « particularité identifiable » celle de subir l’oppression économique d’un même système. Oui, mais ce n’est pas venu d’un coup. C’est l’extraordinaire vitesse de maturation du mouvement qui l’a fait passer d’un mouvement anti-taxe et anti-fiscalité qui d’ailleurs regroupait les traditionnels opposants à toute taxe ou impôt (d’où la déqualification rédhibitoire émise par la gauche et l’extrême gauche à l’origine), à un mouvement pour la justice fiscale puis à un mouvement pour la Justice, puis à un mouvement « social », puis à un mouvement anti-système à partir du moment où il a saisi les enchaînements (cf. par exemple son attitude changeante par rapport à la police).

Si on s’en tient à la définition de classe basée sur un critère fondamentalement économique, il s’agit bien d’une classe au sens large, si on ne se réfère pas à la classe au sens de Marx, quel est alors l’intérêt de garder le terme ? la classe des victimes, des exploités. Cette large catégorie est elle même composée d’une diversité de classes. Si tu choisis « classe au sens large » alors c’est l’inverse, c’est cette classe large qui est composée d’une diversité de catégories. Tout ce va et vient découle, à mon avis, du fait que la notion de classe, comme je le disais plus haut est employée sans cohérence définitoire définies suivant des critères plus précis : salariés, chômeurs, petits propriétaires, auto-entrepreneurs, retraités, etc. Ces critères ne sont que des catégories au sens statistique du terme et de toute façon il y a quelque chose que tu oublies, c’est que les GJ ne se posent pas socialement à partir du travail. Ils ne demandent jamais ou presque comme entrée en matière des discussions : « qu’est-ce que tu fais dans la vie ? », mais plutôt « Qu’est-ce que tu vis » qui est beaucoup plus global. Et tu l’oublies parce qu’en bon matérialiste marxiste tu penses que les conditions matérielles sont d’abord les conditions liées à la place dans les rapports de production et sous-entendu au type de travail alors que s’il y a bien une base matérielle à la révolte des GJ, elle est beaucoup plus englobante parce qu’elle met en jeu les conditions même de la survie. C’est pour cela que, depuis longtemps, nous disons que les contradictions du capital ont été portées du niveau de la production au niveau de la reproduction.

D’ailleurs, si l’on considère le camp qui s’oppose au Gilets, il apparaît aussi comme une classe, celle de ceux qui profitent et gèrent aux plus hauts niveaux le système dominant. Non, les enseignants sont massivement, soit étrangers au mouvement, soit profondément hostiles sans pour cela se rallier au camp techno-bureaucratique macronien. De même, les intermittents du spectacle pourtant souvent actifs dans les luttes sont absents du terrain parce que comme les enseignants ils méprisent la sauvagerie des GJ ou en ont peur, sans pour cela se rallier à Macron. D’ailleurs c’est aussi le cas de tous ceux qui ont adopté les valeurs de la post-modernité. Certes elles dynamisent le capital mais on ne peut accuser leurs tenants d’être du côté du capital. En fait, si on veut vraiment parler encore en termes de classes, les vraies classes moyennes sont là. Salariées ou non, du public ou du privé, plutôt « de gauche » ou plutôt « de droite », peu importe, ce sont celles qui ressentent le moins la domination parce qu’elles adhèrent encore aux idées de progrès, de modernité et même parfois d’émancipation si on limite celle-ci aux « questions de société » (il y a beaucoup de femmes ches les GJ, mais pas beaucoup de « féministes » pour ne prendre que cet exemple).
Cet ensemble est lui même composé de « sous-classes » dont les intérêts peuvent parfois être contradictoires mais qui ont un même intérêt face aux exploités : la bourgeoisie industrielle, celle commerciale ou immobilière, les hauts fonctionnaires de l’État, etc.

Mais, quelle que soit la façon dont on distingue ou regroupe les classes en présence, il s’agit bien d’une lutte de classes, au pluriel. Simple rationalisation en termes de classes de la notion de conflictualité sociale et donc sans effet heuristique car tes classifications ne peuvent déterminées aucune « frontière de classe », d’autant que tu as fait disparaître la notion d’antagonisme. La lutte de classes n’apparaît plus qu’en toile de fond de l’analyse, mais l’analyse n’en démontre pas l’existence.

Le terme de « peuple » a souvent été utilisé pour désigner ce qu’incarnent les Gilets Jaunes. Temps critiques écrit à ce propos :

« Ainsi, alors que dans le mouvement même, cet ensemble qui n’est pas une totalité (peuple) ni une particularité identifiable (classe) a tendance soit à vouloir se constituer comme une totalité des dominés (“les gens d’en bas”) dans les conditions présentes incluant les transformations du capitalisme : soit à vouloir réveiller celle d’un Peuple essentialisé à grand renfort de symboles de l’ancien État-nation français (drapeau et Marseillaise). »

 

En réalité le terme de « peuple » peut recouvrir de nombreuses significations. Mais dans l’ensemble elles tournent autour de deux principales. « Peuple peut désigner soit la totalité de la nation, soit la partie de la nation qui est dominée économiquement et politiquement. » (http://www.cnrtl.fr/definition/peuple) Cette ambiguïté est une source de confusion très fréquemment utilisée par les hommes politiques, de droite ou de gauche, pour justifier le nationalisme, l’unité « républicaine » de toutes les classes avec un langage « populaire ». Quand les Gilets Jaunes disent nous sommes « le peuple », « les gens d’en bas », ils ne prétendent pas être la totalité de la nation, mais bien une classe ou un ensemble de classes « dominées ». Quand une partie d’entre eux brandit des drapeaux nationaux ou chante la Marseillaise, cela veut dire pour certains « la vraie France c’est ceux d’en bas » C’est contradictoire parce qu’il y a l’idée, fausse d’après moi, que ceux d’en bas sont très nombreux (toujours cette idée des 99% de dominés) et ceux d’en haut très peu et comme les GJ ne partent pas du travail et de l’entreprise ils ont tendance à minorer les hiérarchies sociales intermédiaires (mais c’était déjà le même cas pour les Occupy et les Nuits debout), ceux qui combattent les dominants, mais pour d’autres, en particulier les minorités d’extrême droite, c’est du simple nationalisme, teinté de xénophobie et de repli sur soi.

C’est une ambiguïté qui traduit la diversité de l’appartenance de classe des GJ, dans la mesure où la place dans la vie économique TEND à favoriser tel ou tel type d’idées, de pensées. Il est plus facile pour une aide-soignante, un ouvrier d’industrie ou une institutrice d’envisager l’élimination de la propriété privée des moyens de production que pour un petit paysan ou un petit patron. Mais ce n’est qu’une tendance. Il y a aussi des prolétaires dans les mouvements d’extrême droite comme il y a des petits paysans qui comprennent « les communs ». Le déterminisme économique au niveau des consciences est une réalité importante mais, contrairement à la caricature que peut en faire un marxisme rabougri, il n’est ni absolu ni unique. Par exemple, dans le cas du mouvement des GJ, il ne fait aucun doute que des facteurs comme la personnalité et le style de Macron, s’autoproclamant Jupiter et parlant des gens « qui ne sont rien », ont joué un rôle important. Merci patron… Merci Macron. Il en est de même de l’image intériorisée d’une France pays des Sans-culottes et des révolutions. C’est bien là une base commune à la révolution française et au mouvement des GJ, ce caractère destituant de la révolte sous la forme du soulèvement (Nous sortons le 9 février un supplément initié par J. Guigou sur ce point)

Pour comprendre le mouvement, dis-tu, il faut se passer de la catégorie « lutte de classe », au singulier, et Temps critiques dit qu’il ne s’agit pas d’un mouvement « classiste ».

Cela peut vouloir dire que l’on n’a pas vu dans ce mouvement un prolétariat homogène, luttant seul pour ses seuls intérêts immédiats. Cela correspond à la réalité.

D’abord, tous les secteurs du prolétariat n’y étaient pas présents. Les plus pauvres en particulier y étaient pratiquement absents. Ce n’est pas parce que les habitants des banlieues sont peu présents qu’ils se désintéressent du mouvement. L’exemple du Comité pour Adama en fournit un exemple, les luttes des lycéens de banlieues ces derniers mois en est un autre. Les GJ qui habitent en banlieue donnent une explication qui certes ne vaut pas excuse : ils ont toujours 2005 en mémoire et le sentiment d’abandon et de stigmatisation qui s’en est suivi ne pousse pas à la solidarité avec un mouvement qui, lui-même, à l’origine, se développe dans un autre univers spatial et qui de plus ne cherche pas à s’en rapprocher (les jeunes des « quartiers » qui se mêlent aux manifestants sont tolérés surtout parce qu’ils sont très jeunes, mais leur jeu avec la police ou leurs petites provocations ne sont pas du gout de tout le monde. Ensuite, ceux qui y participaient ne se battaient pas pour des revendications spécifiques à la seule classe des salariés. Les questions soulevées touchaient, comme on l’a vu, l’ensemble des « victimes » du système : le pouvoir d’achat, par exemple. Elles concernaient aussi des questions plus globales, en rapport avec l’ensemble de l’organisation de la vie sociale : le rejet du spectacle « démocratique » des partis et des syndicats, la dénonciation de la « répartition des richesses », le combat contre la dégradation écologique de la planète : « les fins de mois difficiles et la fin du monde, même combat ».
C’est une évidence : ce n’était pas une lutte classique (classiste ?) des seuls prolétaires contre leurs patrons.

Mais tu dis qu’il faut aussi rejeter la catégorie de « sujet révolutionnaire historique : le prolétariat ».
C’est une question qui pour moi reste ouverte. Même si les conditions d’un dépassement du capitalisme sont très différentes de ce qu’elles furent pour les mouvements révolutionnaires « prolétariens » du passé, du fait en particulier de l’actuelle émergence de « germes » d’un mode de production non-capitaliste, il n’en demeure pas moins que certains secteurs de la société Trop vague, on a l’impression que Renault porte toujours espoir ou désespoir alors qu’il n’existe plus de forteresses ouvrières ; si encore Raoul parlait des salariés du secteur de la reproduction des rapports sociaux capables de bloquer les flux ou les services publics on comprendrait, mais là … sont de par leur situation économique et sociale, plus à même de désirer et de réaliser ce dépassement.

Une question me semble importante à cet égard : celle des rapports entre les prolétaires et le reste des participants au mouvement. Le scepticisme de certains « révolutionnaires » à l’égard du mouvement de GJ repose sur la nature « interclassiste » du mouvement. Deux remarques à ce sujet.

– L’« interclassisme » dont le mouvement a fait preuve est une alliance entre victimes du capital et non une alliance entre victimes et gérants du capital.
– Les principaux moments d’action révolutionnaire du passé caractérisés comme « prolétariens » n’ont pu être révolutionnaires que parce que le prolétariat n’y était pas seul. Ils ont été presque tous liés à des situations de guerre avec toutes les souffrances que cela comporte pour l’immense majorité de la population et pas seulement pour les prolétaires, en particulier dans les pays « vaincus », où la défaite facilite le rejet de la classe dirigeante. Dans les révolutions en Russie et en Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale, les soviets et les conseils de soldats, constitués souvent de « paysans en uniforme », ont joué un rôle crucial et décisif.

Temps critiques fait le même constat lorsqu’il écrit :

« Comme dans les mouvements révolutionnaires historiques (la Révolution française, 1848, la Commune, les révolutions russes et chinoises, l’Espagne, la Hongrie 1956, etc.) ou dans les soubresauts révolutionnaires (mai 1968 ; Italie 1968-78), nous n’avons pas à faire à des mouvements purement classistes qu’il ne s’agit donc pas de définir de façon classiste comme si la révolution allait forcément être facilitée par une pureté de classe et donc qu’il n’y aurait rien à attendre d’un mouvement comme celui des Gilets jaunes du fait de son « interclassisme ». Les luttes de classes ont justement été les plus virulentes quand cette pureté de classe était la moins évidente. »

 

De la capacité à gérer cette diversité dépend le succès d’un dépassement du capitalisme. C’est un des aspects importants de ce mouvement que de s’être confronté en pratique à cette question.

J’ai pu noter dans les témoignages sur la vie dans ces Agora du mouvement qu’étaient les « Ronds Points » et les « cabanes », qu’on y était souvent confronté au problème des divergences, en particulier sur la question de l’immigration. Certains témoignages disaient qu’au bout de plusieurs semaines de discussion et de convivialité les « anti-immigrants » avaient été ébranlés dans leurs convictions. D’autres disaient qu’on avait choisi de ne pas en discuter pour éviter des divisions. Oui, mais Raoul fait ici une confusion entre immigrés et migrants. Des descendants d’immigrés sont présents sur des ronds points (par exemple à Feyzin et même dans les manifestations et cela ne pose pas de problème apparent, mais la question des migrants est plus problématique, comme elle l’est pour la plupart des personnes, GJ ou non. De fait, même si sur la plateforme d’origine apparaît ce point et l’idée de retour au pays pour les déboutés du droit d’asile, il a été relégué dans les deux ou trois dernières préoccupations parmi la cinquantaine que compose l’ensemble et les banderoles contre le pacte de Marrakech ne sont guère brandies que quelques minutes par des identitaires.

Savoir gérer, confronter, surmonter les divisions ne sera pas toujours simple mais ce sera une des principales conditions de force d’un mouvement. Qui plus est, on ne parle vraiment de début de « révolution » que lorsqu’on assiste au refus par une partie des forces de répression de jouer leur rôle et à leur passage du côté du mouvement qu’elles sont censées réprimer.

À ce niveau, une question devra jouer un rôle essentiel : la formulation, la visibilité d’un projet révolutionnaire. Il est difficile de marcher ensemble si on ne sait pas où l’on va.

Temps critiques aborde aussi cette question :

« Mais ce qui va nous être alors rétorqué, c’est “que proposez-vous ?”. C’est la même chose que ce qu’on nous disait en 68 et avec en plus même pas l’échappatoire, pour certains, de répondre en proposant les modèles exotiques (Cuba ou la Chine). » (Une tenue jaune qui fait communauté)

 

Il n’empêche qu’il faudra bien répondre à cette question.
Le mouvement des GJ, en particulier au niveau de son autonomie par rapport aux organes d’encadrement que sont les partis politiques et les syndicats, a été rendu possible en grande partie par les nouvelles technologies de la communication. Techniquement oui, mais il est évident qu’il y a aussi une véritable volonté politique d’affirmation de cette autonomie, non seulement par rapport à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur du mouvement comme on le voit avec l’invalidation permanente de la plupart des leaders auto-proclamés… ou dans le simple déroulement chaotique de manifestations sans tête ni queue et même parfois « sans queue ni tête ». Internet, les réseaux sociaux ont été déterminants. Répondre à la question « que proposez-vous ? » devra tenir compte non seulement de ces nouveaux moyens de communication mais aussi de toute la révolution technologique actuelle qui bouleverse et bouleversera le processus même de production. Une révolution qui permet l’émergence sous forme embryonnaire de rapports non marchands, de façon pure ou hybride, au sein même des aspects les plus modernes de la production, celle des biens digitaux.

Raoul, 25 janvier 2019

JW en couleur, le 8 février

Gilets jaunes : « une République du genre humain* »

*Anacharsis Cloots (1793)

Texte issu d’une intervention le 16 mars 2019 à Fertans (Doubs) dans le cadre de l’Atelier de philosophie plébéienne consacré aux Gilets jaunes.

Un caractère d’événement

Alors que le pouvoir en place et l’État attendent toujours plus ou moins une petite révolte paysanne encadrée par la FNSEA, un mouvement de cheminots ou d’enseignants encadrés par les syndicats de salariés qui savent ne pas dépasser la ligne jaune ou même un mouvement lycéen ou une révolte des banlieues qu’ils savent plus difficile à contrôler, c’est du côté d’une population majoritairement rendue invisible qu’est venue la surprise en des temps qui sont ceux où les différentes forces de pouvoir cherchent à faire une place aux « minorités visibles ».

L’événement, au sens fort, c’est ce qui marque une rupture avec ce qui est attendu, que ce soit du point de vue de sa composante (ce n’est pas une classe ni même une catégorie ou une corporation), de ses objectifs (ils peuvent être aussi bien globaux que paraître dérisoires aux personnes extérieures) de son organisation (les médiations habituelles, syndicales ou politiques sont ignorées, l’attaque contre l’État est frontale) ou encore de ses moyens de lutte (action directe, occupation et blocages de lieux inhabituels comme les ronds-points, manifestations urbaines non déclarées, détermination à la mobilité non entravée dans les centres-villes au cours des manifestations).

L’événement, c’est aussi ce qui marque une rupture entre l’avant et l’après. L’avant parce que pas grand-chose ne le laissait présager (les Gilets jaunes sont une caricature de majorité silencieuse pour le pouvoir) et l’après parce que rien ne préfigure ce qui va suivre le soulèvement. Par rapport à la simple émeute, il perdure (trois mois maintenant), c’est en cela qu’il fait événement, mais la dynamique qui l’anime pendant ce temps n’est pas gage de transcendance ou de dépassement. Pour prendre un exemple, il y a des points communs entre l’événement Mai-68 et l’événement Gilets jaunes parce que dans les deux cas il y a bouleversement des comportements pratiques dans un déroulement qui n’est pas linéaire et qui peut très bien connaître son acmé au début, au milieu ou à la fin du mouvement qui fait événement. Dans tous les cas, il fait qu’on ne peut faire de la question : « Quelle perspective ? » ou « Comme cela va-t-il finir ? » la question essentielle. L’événement se suffit à lui-même et ne préjuge pas de son devenir et des risques encourus, de ses dérives, de son résultat (Mai-68 n’est pas réductible à Grenelle, le mouvement des fourches au parti Cinq étoiles, les Gilets jaunes au RIC, etc.).

Il est dans sa nature d’événement de se poser les questions dans des termes nouveaux d’où son allure « sauvage », de groupe en fusion, sa désinvolture par rapport à toutes les règles sociales de bienséance envers les différents pouvoirs, qu’ils soient politiques, économiques ou médiatiques et évidemment par rapport aux forces de l’ordre une fois qu’il en a compris la fonction répressive à son encontre en tant que corps particulier de l’État (cf. infra). Le choix entre respect de la légalité ou passage à l’illégalité n’est alors plus pour lui un principe défini à l’avance, comme dans l’action syndicale et politique, mais un sujet à traiter de façon pragmatique, au coup par coup et si passage à l’acte il y a il est assumé sans crier au loup ! Ainsi des milliers de gardes à vue signifiées aux Gilets jaunes, sans autre forme de procès, ne le pousse pas à se poser de façon essentiellement victimaire.

Une composition sociale diverse…

Le mouvement ne se laisse pas saisir aisément. Dans un premier temps sociologues, politiques et médias ont entonné l’antienne des classes moyennes, celles qui se sentiraient déclassées, qui jugeraient payer trop d’impôt, à la fois parce les pauvres n’en paieraient pas et parce que les puissants y échappent aussi par évasion fiscale. Et puis devant le peu de réalité de la chose, les commentateurs sont passés à la notion de « classe moyenne inférieure », regroupant par là un vaste magma qui serait composé des 50 % de ménages qui ne se situent pas dans les 25 % les plus riches ou les 25 % les plus pauvres. Le peu de sérieux de ces tentatives a conduit ensuite à privilégier finalement la notion de « classes populaires » qui permettrait de mieux rendre compte de ce que ressentent les protagonistes (« Nous sommes le peuple ») sans donner l’air de céder à une lecture populiste du mouvement. Un analyste qui se prétend géographe (C. Guilluy) s’est même saisi de ce dernier qualificatif pour désigner un ensemble surdéterminé par la division spatiale du territoire entre centre et périphérie, oublieux du fait que les « classes populaires » peuplent aussi les HLM des banlieues des grandes métropoles. Quant aux marxistes orthodoxes, ils ont campé sur leur lutte de classe éternelle, la plupart pour refuser un mouvement au mieux interclassiste au pire petit-bourgeois et réactionnaire comme si les événements révolutionnaires du passé avaient été mis en jeu par des classes « pures » (Canuts lyonnais mêlant salariés et artisans, paysans anarchistes ukrainiens de 1917 et d’Andalousie de 1936 côtoyant les conseils ouvriers). Pour rester au plus près de notre époque, dans les années 1960-70, en France et en Italie c’est justement le mixage entre souvenirs des révoltes paysannes de l’Ouest de la France ou du Mezzogiorno italien qui a produit cette insoumission à l’usine et la mise à feu et à sang d’une usine de la dimension de FIAT par les jeunes ouvriers insoumis à la discipline d’usine.

Et là, avec les Gilets jaunes, au niveau de « l’impureté », on est servi : 33 % se disent employés, 14 % ouvriers, 10 % artisans, commerçants ou auto-entrepreneurs, 10 % professions intermédiaires, 25 % inactifs ou retraités. Mais c’est quand on leur demande, dans des sondages et enquêtes, qu’ils répondent en ce sens, car l’une des caractéristiques premières du mouvement est de ne jamais aborder une discussion par le biais du travail concret effectué, mais par celui des conditions de vie. C’est d’ailleurs comme cela qu’il constitue son unité. Celle d’une commune condition de vie, difficile ou précaire. Par rapport à ces analyses en termes de classes nous pensons justement que la caractéristique du mouvement des GJ est d’être a-classiste, parce que ni l’analyse sociologique ou statistique en termes de catégories socioprofessionnelles ni l’analyse marxiste en termes de bourgeoisie et prolétariat ne sont pertinentes. Il n’y a plus de classes antagonistes au sens de Marx parce que les éléments objectifs (le nombre d’ouvriers et son enfermement dans les forteresses ouvrières et ses quartiers), comme subjectifs (la conscience de classe et de l’antagonisme capital/travail) se sont évanouies avec les restructurations et ce que nous avons appelé la « révolution du capital ».

S’il ya donc bien encore lutte, ce n’est plus d’une lutte de classes dont il s’agit et qui avait sa ou ses théories, ses perspectives inscrites de longue date et sur lesquelles se jouaient diverses partitions, mais avec les mêmes instruments.

Une lutte sans classe donc, au sens d’absence d’un sujet historique, même de rechange (l’étudiant, l’immigré, le sans-papiers) plutôt qu’une lutte de classes.

…Qui doit trouver ses propres références

Que le mouvement des GJ ne se rattache pas au fil rouge historique des luttes de classes ne signifie pas qu’il est dans un pur présentisme parce qu’il serait « mouvementiste » avant tout. En effet, il a tendance à ressusciter les grandes révoltes populaires du passé contre l’impôt et les taxes (cf. les Cahiers de doléances de 1788-89). Paradoxalement, c’est l’affaiblissement des États-nations (« à la française ») censés assurer l’égalité des conditions (Tocqueville et les révolutions américaine et française) et la fin des privilèges, qui, dans sa crise, produit à nouveau des inégalités sociales et de nouveaux privilèges (relations sociales, procédures de cooptation et clientélisme sous la forme du lobbysme, se substituent au régime méritocratique). Ainsi, de la même façon que sous l’Ancien Régime des charges étaient achetées aujourd’hui elles redeviennent héréditaires de fait si ce n’est de droit. C’est donc une remise en cause du pacte social en général auquel on aboutit et finalement autour de ce qui symbolise son financement, condition d’une reproduction plus ou moins satisfaisante du rapport social : l’impôt. Que la goutte d’eau qui fait déborder le vase soit fiscale n’est pas innocent dans un pays dont les pouvoirs publics refusent une réforme fiscale jugée pourtant nécessaire par tous, mais considérée comme une véritable usine à gaz. La grogne vis-à-vis de l’impôt déjà fort présente ne pouvait donc pas rester lettre morte à partir du moment où des mesures aussi provocatrices que la suppression de l’ISF sur la fortune et la hausse des carburants pour les ménages étaient prises sans justification légitime. Crispation contre l’impôt en général donc (c’est ça qui a fait parler en termes de mouvement de classes moyennes ou poujadisme à l’origine), mais révolte contre la spécificité française en matière de fiscalité qui fait que l’impôt sur le revenu progressif rapporte peu en France et que c’est par les taxes et la CSG non progressives que l’État engrange la majorité de ses recettes, taxes qui grèvent proportionnellement beaucoup plus les budgets modestes que les autres vu la structure des dépenses dans les budgets de ces ménages (le poids relatif des « dépenses contraintes » y est plus fort).

La Révolution française, la Marseillaise comme chant révolutionnaire des citoyens, les cahiers de doléance, les montées à Paris sur les lieux de pouvoir, le rappel au droit à l’insurrection de l’article 35 de la Constitution de l’an III, le RIC qui rappelle le droit de pétition de 1791, l’appel à une Constituante, voilà donc aujourd’hui les références que le mouvement se réapproprie, même s’il a parfois du mal à en saisir la dimension d’universalité dans toute son ampleur, universelle justement et donc non nationale, sa dimension citoyenne au sens de 1789-94, c’est-à-dire révolutionnaire et non pas citoyenniste qui elle répond à l’appel de responsabilité que l’État adresse à ses sujets quand il leur demande en fait d’obéir à ses règles (cf. l’instruction civique).

Trouver ses propres références et ses propres supports, c’est cela qui est difficile, car les regroupements de ronds-points ne sont pas des conseils ouvriers, l’assemblée de Commercy n’est pas l’assemblée ouvrière autonome de l’Alfa-Romeo de 1973, le RIC n’est pas le programme d’un parti communiste prolétarien.

En effet, le mouvement naît et se développe dans le procès de circulation plus que de production et pose la question de la reproduction des rapports sociaux d’ensemble (d’où son rapport conflictuel immédiat à l’État) plutôt que celle de la production et du rapport au patronat. Cela s’explique, entre autres, par la baisse de centralité du travail productif dans le procès de valorisation du capital avec l’inessentialisation de la force de travail qui en résulte et la tendance à la substitution capital/travail dans le procès de production. Il en découle, au niveau de la structure même du capital une importance accrue du procès de circulation et une tendance à la totalisation du procès production/circulation qui rend l’action de blocage des flux au moins aussi importante que la forme historique que constituait le blocage de la production par la grève et l’occupation des usines. Or, cela ne mobilise pas forcément les mêmes protagonistes (retraités, chômeurs femmes au foyer, étudiants, auto-entrepreneurs) et les GJ ont su se glisser dans cette configuration pour porter leur action là où ça fait mal sans pourtant enclencher un processus de grève.

Enfin, ces changements entérinent l’idée que tout se jouerait au niveau de l’hyper-capitalisme du sommet et ses représentants visibles : État, GAFAM, banques, Commission européenne, etc.

Un mouvement d’insubordination

De la revendication particulière (la lutte contre les taxes) à une révolte contre l’injustice fiscale puis, plus généralement contre l’injustice sociale avec des revendications de plus en plus proches de celles des salariés (augmentation des salaires et du SMIG, halte à la précarité, retour de l’ISF, fin de la CSG), le particulier tend vers l’universel.

Le mouvement n’est pas mû par une critique des conditions de travail et du travail, mais par une référence aux conditions de vie. Il est certain qu’auparavant, dans les luttes ouvrières, les conditions de vie jouaient leur rôle, mais étaient comme incluses dans les conditions de travail, car c’est la professionnalité qui déterminait le reste (la fierté d’être mineur ou docker et non pas la vie de misère qui leur était attenante). Alors qu’aujourd’hui, cette professionnalité a été en grande partie détruite et elle n’est plus qu’une composante (avec les conditions de travail) des conditions de vie plus générales. D’ailleurs les GJ ne se présentent guère par leur profession d’origine. C’est aussi cette caractéristique qui fait l’unité au-delà des différentes conditions. En effet, préalablement, c’est le collectif de travail qui faisait l’unité et l’idée d’une classe particulière dans son opposition à la classe dominante ; or aujourd’hui, cette unité n’est plus donnée directement par le capital qui a d’abord corporatisé les segments de la force de travail salarié, puis atomisé cette force de travail qui ne trouve plus guère son unité qu’idéologiquement dans les grandes messes syndicales. L’unité, si unité il peut y avoir ici ne peut donc qu’être reconstruite sur la base des conditions de vie, ce à quoi les Gilets jaunes se sont attachés. « Tous Gilets jaunes » en représente la formule la plus adéquate et récurrente qui dit la façon de faire des Gilets jaunes : l’idéologie et le politique ne sont pas les filtres qui guident le mouvement, malgré tous les risques que cela comporte.

Plus concrètement et à l’origine, ces conditions de vie sont marquées par les dépenses contraintes qui absorbent une part grandissante du budget des ménages pauvres ou modestes d’où l’accent mis sur les prix et les taxes jugées abusives, le pouvoir d’achat, le « reste à vivre » au 15 du mois et le « pouvoir vivre ».

Tous ces prix sont perçus comme un arbitraire de l’État qui fixe des prix administrés ou des grands monopoles/oligopoles qui fixent des prix mondiaux. Tous ces prix apparaissent arbitraires car sans rapport avec une « valeur » quelconque. Une chose facile à constater même pour des personnes peu versées vers l’analyse économique quand on voit le peu de rapport entre les variations de prix du baril de pétrole et celles du prix à la pompe à essence.

Dans cette mesure et à l’opposé de ce que l’on entend souvent, la conscience du mouvement des GJ n’est pas forcément moins avancée que celle des ouvriers ou salariés s’attaquant à des patrons précis. Les premiers s’attaquent directement à l’hyper-capitalisme, via l’État, alors que les seconds en restent encore à une conception de la domination reposant sur les mécanismes de l’exploitation. De cela peut naître l’illusion qu’il n’y a que peu de puissants (les fameux 1 %) et une immense majorité de dominés (les 99 %) ce qui occulte complètement la complexité de la hiérarchisation sociale des rapports sociaux capitalistes. Une des faiblesses du mouvement des GJ, mais déjà présente dans des mouvements censément plus conscientisés comme les « Occupy Wall Street ». Or, la plupart des Gilets jaunes n’ont que trois mois au compteur !

Le mouvement des Gilets jaunes n’est pas « social » au sens des mouvements sociaux traditionnels, mais il a une nature sociale.

Il n’est pas non plus directement politique, mais il a une âme politique parce qu’il déconstruit immédiatement l’évidence d’une soumission naturelle au pouvoir de la part des dominés par rapport aux dominants. C’est dans ce soulèvement qu’il produit sa propre violence, violence de détermination plus que violence effective parce qu’il ne veut pas de cadre et surtout, plus concrètement, qu’il déborde les cadres de la légalité républicaine. Le refus de déclarer les manifestations et leur parcours, les occupations de ronds-points et de plateforme sont les signes concrets de ce passage en force par l’action qui délimite un nouveau rapport de force. Là aussi nouvelle pratique par rapport aux mouvements sociaux habituels encadrés : ce n’est pas le mouvement qui s’adapte à un rapport de force établi qu’il prend en compte en phase statique, c’est lui qui produit le rapport de force « qui fait mouvement ». Son refus de négocier et sa critique de toute représentation, y compris en son sein, place alors la barre très haut et rempli de désarroi les différentes formes de pouvoir en place (gouvernements, médias, partis et syndicats), d’où la violence de la répression par les forces de l’ordre et la virulence du discours anti-mouvement dans les médias sérieux et la « pédagogie » par les images de la part des télés poubelles.

Mais tout cela ne doit pas occulter le fait que, malgré ses références récurrentes à la démocratie, le mouvement s’affirme bien plus comme un mouvement d’action directe que comme un mouvement pour la démocratie directe, même s’il n’y a pas forcément de contradiction entre les deux tendances. L’auto-organisation du mouvement, tant que les ronds-points en ont été l’axe majeur, est restée une auto-organisation de proximité sans formalisme, loin, par exemple, de l’assembléisme de Commercy qui, avec le RIC comme revendication unitaire apparaissent plutôt comme des recettes pour une porte de sortie par le haut d’un mouvement né par le bas, qu’une véritable perspective de développement et d’approfondisse­ment du mouvement…

Une communauté de lutte

Pour passer du virtuel des réseaux sociaux au réel du terrain de lutte, les GJ ont dû construire leur propre corps collectif à partir, pourtant, de l’éclatement produit par l’atomisation sociale et géographique. C’est de là que se sont dégagées des subjectivités elles aussi collectives au-delà des fragmentations objectives du corps social dans son entier. La communauté du travail, comme à Lip, qui s’érigeait en communauté de lutte n’est plus possible et s’y substitue la communauté de lutte directement comme seule communauté immédiate, mais en tant qu’elle n’existe que par la lutte (sinon, retour à l’atomisation et en conséquence à l’individualisme). Une communauté de lutte dont la perspective est universaliste (celle de la perspective d’une communauté humaine qu’anticipait déjà Anacharsis Cloots, révolutionnaire allemand de la Révolution française en en appelant en 1794, juste avant d’être guillotiné, à une « République du genre humain »), au sens où elle n’est pas exclusive (« Tous gilets jaunes »), même si elle peut parfois être tentée de se référer à une communauté nationale des gens d’en bas (elle bute sur l’ambiguïté et la polysémie de la référence citoyenne). Ce corps antagonique se fait peuple, mais celui-ci n’est pas essentialisé, même si, là encore, la référence à la communauté nationale et à la Révolution française ne sont pas véritablement « pensées » et questionnées). Corps antagonique qui s’oppose aux différents corps de l’État et à celui qui, tout à coup, lui est apparu comme son auxiliaire, à savoir le corps des forces de l’ordre, accusé, dès l’acte III de « collaboration » avec l’État. Il n’y a donc pas, à proprement parler, de demande par rapport à l’État, comme par exemple dans le cas des luttes dans la fonction publique, parce que l’État apparaît ici comme l’ennemi… sans que soit produite une claire critique de l’État en tant que pouvoir, que ce soit à la façon anarchiste ou à la façon américaine conservatrice.

Le « Tous ensemble » que l’on entend crier comme en 1995, n’est donc pas une demande de restauration de l’État-providence de la période des Trente glorieuses, mais un « “Tous ensemble” contre ce monde » qui peut effectivement s’ouvrir à toutes les problématiques autour de la question du climat et de l’écologie, des « grands travaux », etc.

Cette communauté de lutte est communauté de pratiques collectives proche de celle des ZAD avec l’expérience des cabanes de ronds-points. C’est fort, mais limité car le mouvement n’a pas de pensée de l’émancipation à portée de main. C’est la solidarité (fraternité) présente sur ses lieux d’action et les désirs d’égalité et de liberté qui l’animent. La tension individu/communauté s’y dévoile. Point.

Temps critiques, février 2019

Affiche – Gilets jaunes « une République du genre humain »

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