Comptes rendus des manifestations du 10 décembre 2019 à Lyon

Un matin lycéen

Échec du blocus à Ampère-Bourse qui avait pourtant bien marché la veille, mais gros blocus à Saint-Exupéry. Puis descente des croix-roussiens sur Ampère, traversée du Rhône pour ramasser les Édouard-Herriot et les Ampère-Saxe qui les avaient rejoints. Puis direction Rectorat devant lequel se retrouvent des JC et des étudiants. À environ 500 direction tranquille vers Jean-Macé avec arrivée en avance vers 10 h 30.

L.

Manifestation au départ de Jean-Macé

Le départ de la manifestation officielle a été fixé à 11 h 30 et non 10 h 30 comme le 5 ce qui montre que les syndicats ont anticipé une participation moindre et décalé l’horaire pour récupérer des manifestants entre midi et 14 h.

Effectivement, le cortège met du temps à se former. La CGT essaie d’organiser son service d’ordre et semble espérer prendre la tête comme à Paris, mais elle n’a pas la force d’empêcher la formation d’un cortège derrière des Gilets jaunes, lycéens et manifestants autonomes dans tous les sens du terme. On y reviendra.

Surprise, un petit nombre de pompiers en tenue, plus d’autres sans, se mettent dans les premiers rangs et fraternisent.

La manifestation démarre enfin et un fort cortège de tête se forme avec 3 ou 4000 personnes, mais un cortège trompeur, car son arrière garde composé des JC(r) et de groupes marxistes léninistes, n’est qu’une antenne jeune de la CGT organisée en bloc derrière une banderole générale à l’avant et des banderoles de côté qui enserrent le bloc suivi de près par l’UCL (fusion de la CGA et d’Alternative libertaire).

Au bout de 200 ou 300 mètres, un groupe très important de jeunes en noir et cagoulé/masqué (le plus important jamais aperçu pour Lyon, il me semble) traverse le cortège de tête et se porte à l’avant, mais en se mêlant à l’ensemble. Leur présence semble ragaillardir la tête de cortège et les Gilets jaunes les applaudissent, les pompiers leur serrent les mains.

Pas de présence policière visible sauf loin devant le cortège, mais on apprendra plus tard par un photographe que de nombreuses forces de police et de la base fourbissent leurs armes, car ils ont reçu l’ordre de défendre les banques de Saxe-Gambetta. Comme le bruit court dans le cortège de tête que la Société Générale serait visée, tout le monde doit être au courant, c’est le cas de le dire. En conséquence, tout le monde prend ses précautions et la densité de la manif est plus lâche. On voit mieux la situation, on est moins les uns sur les autres.

Les premières devantures sont taguées puis les canettes et pierres giclent sur la devanture de la banque. De nombreuses forces de l’ordre se précipitent sur le trottoir concerné pour défendre la banque. Image saisissante de la police-milice du capital comme lancent nombre de manifestants.

Les flics se sont introduits dans la manif entre le bloc de tête et la ligne des staliniens de la JC, qui en bloquant le passage, leur facilitait la tâche même s’ils n’étaient franchement pas à l’aise. Des individus du cortège de tête ont alors hurlé aux JC d’avancer afin de prendre les flics en tenaille. Certains sont allés à leur contact pour leur dire d’avancer. Ils ont été insultés et menacés. À ce moment un groupe de l’UCL est arrivé en appui au cordon sanitaire entre « organisations responsables » et l’expression autonome du mouvement.

Les policiers sont en mauvaise posture, gazent presque immédiatement et c’est l’embrasement. Les pompiers essaient de former une timide barrière « du feu », pour protéger l’avant du cortège qui pour le coup lève les bras parce qu’il y a une sorte de nasse qui s’est formée, mais peine perdue. Les ordres sont à l’offensive côté police. Ça bombarde. Néanmoins une quinzaine de policiers se trouvent tout à coup en situation d’être encerclés par des manifestants au contact. C’est alors que plusieurs groupes de bacqueux interviennent et des horions sont échangés, des grenades touchent certains manifestants et un pompier en civil est victime d’un LBD à l’épaule ; et un groupe de la BAC pourchasse les personnes en noir sur le côté gauche. Tout ce qui est noir devient un objectif même s’il n’a que peu de rapport avec les apprentis BB. Des Gilets jaunes sans gilet sont de la fuite.

Cela se calme car il faut attendre le reste de la manif. Les JC et ml tapis derrière leurs banderoles ont en effet continué à brailler leurs slogans… à 100 mètres des affrontements, bloquant ainsi le début du cortège CGT.

Nouvel arrêt à la Place du pont. La police se fait plus discrète. Les manifestants gazés récupèrent. Et on repart vers le pont de la Guille. Pas d’obstacle ni barrages, on ne se presse pas et le gros du cortège de tête arrive à hauteur de la place et s’aperçoit que toute la presqu’île nord avec ses artères commerçantes est interdite aux manifestants par les Gendarmes mobiles. La rue de la République et ses hauts grillages est délaissée et les manifestants les plus combatifs se reportent sur le camion à eau, qui bloque la rue Édouard-Herriot, et la Pizza Pino.

Après une séquence d’observation, les OVNIS sont de retour et la police y répond par des gaz et l’eau. Une ou deux charges suivent, un jeune est envoyé à terre par un coup de matraque. On le relève car la police a opté pour la mobilité, vu que la masse de la manif ne leur permet guère que de faire des incursions par l’intermédiaire de la BAC alors que les GM sont handicapés par leur matériel et procèdent simplement par petites avancées en ligne avant de regagner leur position d’origine qui répond à l’unique objectif de blocage de l’hypercentre. Résultats, ils se reçoivent un déluge de projectiles divers.

JC, ml et UCL qui ont complètement bloqué la manif à hauteur de la rue de la Barre-angle République, pour bien se distinguer des « autonomes », se mettent enfin à bouger et les manifestants en plus grand nombre peuvent atteindre le centre de la place.
Il y a là répétitions de ce qui s’est déroulé au croisement de Saxe-Gambetta.

Là, tactique quand même rarement vue pour une manif syndicale, les GM décident de suspendre les grenades et sur ceux qui leur envoient des bricoles et lancent au plus loin du milieu de la place de nouvelles grenades, dont le seul but est de hâter la dispersion du plus grand nombre de manifestants. Tactique payante.

Le camion de la CGT et des membres du service d’ordre de la CGT arrivent enfin, mais sur le côté de la place ils sont au contact d’un groupe de bacqueux qui s’en prend plein la gueule. Ils donnent l’impression de vouloir utiliser le côté du camion pour se protéger, mais ils se retrouvent au contact du SO de la CGT. Des coups sont échangés, le SO est offusqué et ses membres se mettent à s’engueuler entre eux, entre ceux qui trouvent que c’est inadmissible ce qui se passe (sous-entendu attaquer une manif syndicale et encore plus la CGT) et ceux (plus rares) qui disent que la police a bien le droit de se défendre.

Un membre du SO assez imposant qui vient de se prendre un grand coup de matraque dans le dos répond à des manifestants qui lui demandent où est le SO de la CGT et pourquoi il se laisse bousculer par la Bac, répond qu’il n’y a plus vraiment de SO organisé… et que personne ne veut plus en faire partie. Par certains côtés on ne peut que s’en réjouir, surtout nous les anciens qui avons connu les durs temps du stalinisme, mais d’un autre côté, quelle tristesse de penser qu’ils ne sont même pas capables de défendre leur camion. À part le cégétiste légèrement blessé, un Gilet jaune s’est pris une LBD sur le coude. Il est pris en charge, mais cela n’a pas l’air très grave.

Cela aura été le dernier incident de la journée. D’après la CGT, 17 000 manifestants contre les 30 000 de jeudi 5.

Des Gilets jaunes se sont donné rendez-vous vers le cheval place Bellecour pour 15 h 30, mais après une demi-heure de tour de la place, une centaine d’irréductibles sont poussés par la police qui ratisse la place finalement sans contrôle d’identité alors qu’elle les en avait menacés.

J. et J-P

Comptes rendus des journées du 5 et 7 décembre à Lyon

La grève du 5 décembre

Environ 30 000 personnes. Par rapport à Paris et aussi par rapport à la loi-travail, pas l’ombre d’un service d’ordre par la CGT qui laisse la manifestation s’organiser, ce qui fait qu’un cortège de tête multiforme se met spontanément en place avec les Gilets jaunes, plutôt plus présents que prévus, les étudiants et lycéens et diverses personnes ou groupes qui ne se sentent ni liés à un syndicat ou à une organisation. Quelques LGBTQI+ aussi. Tout cela forme un gros groupe d’environ 3 à 4000 personnes. Quand le cortège s’ébranle ce groupe avance à marche forcée et serrée ce qui donne une impression d’intensité et de force, mais l’ambiance reste relativement décontractée, malgré la présence de la police qui ouvre un peu avant la marche, mais reste discrète sur les côtés et rues adjacentes. Entre Garibaldi et Saxe-Gambetta la manifestation commence à se scinder car, volontairement ou pas, le cortège syndical marque le pas et prend ses distances. Mais la tête de manifestation attend la jonction. Cela se reproduit à hauteur de la rue Créqui et peu avant Saxe. Le temps d’attente permet un resserrement du groupe de tête qui fait quasiment du corps à corps comme s’il ne formait qu’un ensemble. Le stationnement sur place s’éternisant, la présence d’une banque va cristalliser l’attention de certains manifestants. De la peinture et les premiers projectiles volent sur la façade ; un container de bouteilles est renversé et le contenu répandu par terre. Pourtant peu de personnes s’en emparent comme si ce n’était pas l’objet, comme si la masse et l’intensité de cette partie de cortège suffisaient à prouver la détermination. Sans sommation, en tout cas on ne l’a pas entendue, les forces de police bombardent la manifestation sans distinction, à l’aide de lacrymos particulièrement efficaces. Ce qui faisait la force du cortège, à savoir sa densité quand il avançait devient sa faiblesse à partir du moment où il recule. Le pire est évité car on aurait pu se piétiner mutuellement. La boulangerie qui fait le coin est prise d’assaut pour s’y réfugier. Une personne au moins a perdu connaissance et est étendue dans la boulangerie. On ouvre les portes qui donnent sur l’autre côté de façon à donner de l’air aux personnes en difficulté.

Retour au calme jusqu’à la Fosse-aux-ours. Devant le pont de la Guillotière les forces de l’ordre ont dressé des barrières et disposé leurs camions. Ils enserrent les côtés donnant sur la préfecture et le pont et cherchent à presser les manifestants le long du quai, ce qui est le trajet prévu. Ceux de tête ne sont pas décidés à obtempérer. Les premières escarmouches éclatent avec gaz et début de charges. Les manifestants s’éparpillent et certains, sur le bas port, sont abondamment arrosés de gaz lacrymogène. Ceux restés sur le quai avancent presque au contact et après une nouvelle petite charge, la police recule et une partie se replie par les escaliers, pas sûre du tout de sa sécurité, car descendre des escaliers à reculons quand on est harnaché comme ils le sont n’est pas une mince affaire.

À noter que le début de la manif CGT a aussi goûté de la lacrymo ce qui lui permet sans doute de mieux comprendre ce qu’on vit depuis plus d’un an.

Repli sur Jean-Macé par l’avenue Berthelot. Nous ne sommes plus qu’un petit millier. Visiblement la masse des manifestants s’est littéralement évaporée n’allant même pas jusqu’au terme prévu. Une preuve s’il en est que le gouvernement n’a pas trop à craindre de la rue, le pilonnage médiatique… et militant sur « le niveau jamais atteint de répression » ayant porté ses fruits.

À Jean-Macé alors qu’un militant du camion CGT essaie de résister à la débandade en faisant état des actions à suivre, il ne tarde pas à s’apercevoir qu’il parle dans le vide ou à personne et il plie bagage. La police peut alors donner libre cours à de nouveaux gazages qui se succèdent pour répondre à quelques projectiles. Cela va durer une bonne heure avant dispersion progressive.

Pendant ce temps à la Bourse, une AG étudiante et une autre enseignante envisagent l’action à suivre en présence de Gilets jaunes. Des allers-retours donnent lieu à un appel à manifestation le lendemain (vendredi 6) et à rejoindre la manifestation des Gilets jaunes le samedi 7… mais au départ de Jean-Macé. Comprenne qui pourra !. L’argument donné serait que l’hypercentre sera occupé par la fête des Lumières et inaccessible. De plus pas question de troubler la fête pour les syndicats.

Nous nous élevons contre cette décision de lieu de départ, mais trop tard car restés trop longtemps sous les gaz nous sommes arrivés à la fin de l’AG et n’avons pu discuter qu’avec ceux qui en sortaient. Nous nous adressons à quelques Gilets jaunes qui ont l’air content, dans l’ensemble, que les salariés et syndicats nous « rejoignent enfin ». Nous avons le plus grand mal à expliquer notre position comme quoi le rendez-vous de Jean-Macé, lieu traditionnel de manifestations syndicales, est plutôt le signe du ralliement des Gilets jaunes au giron syndical et nous émettons aussi les plus grands doutes sur cette déclaration d’unité.

La manifestation du 7 décembre

Et ça n’a pas manqué. À Jean-Macé à 14 h, pas de syndicat ! Juste une camionnette de Solidaires qui partira à la première grenade et des syndicalistes bien sûr, mais à titre individuel. On apprendra par la suite que la déclaration de manifestation a été faite par le groupe de Gilets jaunes de Lyon-centre, les syndicats s’étant défilés à la dernière minute. Le trajet est prévu jusqu’à la place Guichard (c’est donc en gros un « Bastille-Nation » entériné par les responsables d’un groupe de Gilets jaunes !), mais la manifestation, très conséquente (2000 personnes, de ce point de vue là c’est un succès pour Lyon) ressemble plus à un cortège de tête qu’à une manifestation. De fait, on n’a pas encore fait 200 mètres qu’une partie des manifestants quittent la manif pour prendre la rue Montesquieu mais cela ne dure qu’un temps. Au croisement de Saxe-Gambetta plutôt que de suivre le chemin déposé, c’est l’avenue de Saxe qui est empruntée. Après la place Bahadourian a lieu un sévère gazage de même pas 10 flics seuls et bien distants. Tout le monde réintègre par différents chemins la manifestation qui s’est poursuivie sur le tracé officiel et retour au calme jusqu’à la Place du Pont. La police qui était restée présente mais discrète (ouvrant la marche et gardant les rues adjacentes comme durant le jeudi 5), se fait pressante et cherche à nous empêcher de progresser vers Guichard. Nouveaux gazages mais très intenses et incommodant toute la population alentour. Une partie de la manif se dirige vers la préfecture où, bien évidemment elle se retrouve bloquée et bifurque vers la place Guichard où il n’y a même pas une prise de parole. Un « cortège » très distendu redémarre et va errer dans le 7ème jusqu’à se rendre à la Fosse-aux-ours, mais toujours dans l’impossibilité de passer en manif en presqu’île.

Une partie des manifestants occupent la police qui a été obligée de fermer le pont occasionnant des embouteillages monstres et un certain affolement chez les touristes qui tentent de rejoindre la presqu’île.

Nouveau gazage. Nous décrochons car l’abcès de fixation nous semble suffisant et nous essayons individuellement de gagner la presqu’île. Après un long face à face la police dégage le carrefour et les alentours.

Une fois de plus nous sommes rivés à cette maudite rive gauche du Rhône qui a enterré nombre de nos manifestations de Gilets jaunes, mais cette fois nous n’y avons pas été poussés et forcés par la police, se sont des Gilets jaunes qui l’ont choisie comme lieu de rassemblement !

Manifestation du soir contre la fête des Lumières

Pendant tout l’après-midi, l’info sur la manif anti-fête des Lumières de 19 h a circulé parmi les manifestants… mais ne semble pas avoir préoccupé la police, alors pourtant que de gros affichages ont été effectués dans Lyon les jours précédents. Si au rassemblement à l’heure dite au Pont Lafayette rive gauche du Rhône, nous ne sommes qu’une grosse cinquantaine, le groupe grossit vite et quand nous arrivons aux Cordeliers nous sommes bien 200. Nous abattons vite fait bien fait les barrières de filtrage au grand dam des quelques policiers et agents de sécurité placés ici pour le filtrage. Nous sommes entrés dans la zone réservée à « la fête » et nous allons y défiler pendant presque une heure et demie avec des slogans plus ou moins réussis. Nous profitons du fait qu’il n’y a pas encore trop de monde parmi les visiteurs pour être bien visible et il y a quand même suffisamment de monde pour que la police n’intervienne ni immédiatement ni violemment. Elle a été prise de surprise, il faut qu’elle se réorganise, elle est aussi gênée par le fait qu’elle ne peut déplacer ses véhicules et son armement. On peut parier que Collomb a été averti et qu’il doit modérer le préfet pour ne pas qu’on lui sabote « sa fête ».

À 20 h 30 les manifestants sont nassés à hauteur des Cordeliers, mais un nassage mollasson qui permet, à quiconque le désire, de quitter individuellement le groupe principal de manifestants. Si bien qu’alors que les forces de l’ordre poussent le gros des manifestants vers les quais et vont bientôt contrôler leur identité, un nombre presque équivalent de personnes joue à pousser la police en les encerclant de fait, mais symboliquement. Le gag est parfait, mais les agents de sécurité et la police remettent les barrières en place. La « fête » peut alors vraiment commencer.

Quelques remarques et réflexions suite à la réunion Temps critiques

Réunion Temps critiques à Lyon les 22, 23 & 24 novembre 2019

— Elle a permis la participation/intégration de nouveaux venus.

— L’après-midi du samedi sur les Gilets jaunes a facilité la rencontre. Le revers de la médaille est qu’on a passé pas mal de temps dessus et qu’il est difficile de « bouillonner » toute une journée.

Mais il était logique de passer du temps sur ce qui constitue notre première intervention non sur le mouvement, mais dans le mouvement, à travers l’expérience du Journal de bord à Lyon.
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Ni apocalypse, ni révolution à l’horizon, mais critique théorique et intervention ici et maintenant

À propos de la présentation du livre de Giorgio Cesarano Manuel de survie par Dietrich Hoss sous le titre Apocalypse ou Révolution – ce qu’avait prévu Giorgio Cesarano publiée à la suite :

Cette « Apocalypse et révolution » n’était-elle pas une façon pour Cesarano d’affirmer dans son propre langage la révolution du capital, ce que Pasolini fit lui aussi à partir d’autres mots dans ses Écrits corsaires et Les lettres luthériennes ?

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Les assauts prolétariens contre le capital : mythe ou réalité ?

Nous publions ci-dessous un échange récent entre Henri D. et Jacques Wajnsztejn. Autant par les thèmes abordés que par les exemples historiques cités, leurs propos sont emblématiques de la manière dont l’ancienne « question sociale » est aujourd’hui réactivée par les luttes actuelles et notamment par celle des Gilets jaunes.
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Dans les traces encore fraîches des Gilets jaunes

À partir de la lecture de l’article de Dietrich Hoss Ce qu’il pourra rester du mouvement des Gilets Jaunes ? publié sur le site Lundi.am1, il nous semble utile de formuler quelques remarques.

Sur le fond de notre présentation, de ce qu’il faut garder des Gilets jaunes, plusieurs choses vécues de l’intérieur nous ont amené à certaines conclusions et au contraire de ce qui est dit de notre article, nous avons tenté de ne pas noircir le tableau. Oui il y a des traces qui resteront de ce mouvement, et pour illustrer notre position générale à son sujet, on peut se rappeler de la phrase de Horkheimer pour qualifier Adorno et son approche de la critique comme celle d’un « pessimiste théorique et d’un optimiste pratique ». C’est ce que nous avons appliqué dans ce texte qui s’efforçait de faire un premier bilan. Mais il y a des moments où même cet optimisme pratique n’est plus de mise. Et à notre avis nous en sommes là. Il a souvent été reproché à Temps critiques (surtout côté insurrectionnistes), d’avoir une critique juste, mais « en surplomb », or là, le moins qu’on puisse dire c’est que nous ne sommes pas dans cette position puisqu’à notre connaissance, nous sommes le seul groupe « extérieur » à avoir opéré de manière affichée à l’intérieur du mouvement des Gilets jaunes.

Il est possible d’évoquer une « nouvelle socialité » qui, certes, nous est apparue comme importante, ce que nous avons appelé la tendance à la communauté des Gilets jaunes, mais elle ne fait pas tout, surtout une fois le mouvement retombant. Il ne s’agit pas de clore des potentialités, mais il est possible de se raccrocher à ce qui se passe réellement comme le permet le Journal de bord2. Ce n’est pourtant pas ce à quoi se livre D. Hoss dont l’interprétation apparaît très décalée dans la mesure où elle consiste à adopter une position velléitaire conduisant à vouloir toujours plus alors que le mouvement est maintenant dans une phase où il a épuisé sa dynamique. En outre, l’apport qu’il va chercher auprès des analyses de Marcello nous apparaît bien problématique. En effet, Tari se méprend sur les modalités actuelles de la dynamique du capital et sa marche vers la société capitalisée. Sa notion « d’insurrection destituante » ou encore celle de « communisme destituant » ne tient pas compte de la tendance à la dissolution des institutions de l’Etat-nation. Avec la mise en réseau de l’État, avec la contractualisation et la particularisation des rapports sociaux, les anciennes médiations institutionnelles se résorbent dans une gestion numérisée des individus (cf. les services publics à distance). Sans en tenir compte, Tari combine le dégagisme du mouvement des Places et le territorialisme des ZAD. De cette combinatoire, il réactive les notions passe-partout : « d’insurrection destituante » et de « République constituante », déjà proposées, en vain, dans les années 2000 par certains post-opéraïstes et la revue Multitudes. Avec ce que nous avons nommé la « révolution du capital », le capitalisme du sommet ne craint pas les actions « destituantes » puisqu’il les pratique intensément lui-aussi. (cf. par exemple, Macron et son livre « La révolution » et aussi « les réformes » au niveau théorique, la tendance à la privatisation de la police et de la justice au niveau pratique). Les perspectives tracées par Tari sont bien plus métaphysiques que politiques et restent très éloignées de celles explorées par le mouvement des Gilets jaunes. Revenons-y.

En effet, au sortir d’assemblées générales plus que houleuses il faut poser les limites de ce que nous avons vécues. Aujourd’hui les uns et les autres s’insultent et s’écharpent pour rien ou presque parfois, jusqu’à ce que certains quittent ponctuellement ou définitivement l’AG. Quant à nous, nous n’avons pas quitté les AG malgré l’envie de certains de nos amis de lutte qui nous pressaient de le faire, mais on a subi des pressions dénonçant nos interventions intempestives qui auraient eu pour effet de déstabiliser les personnes à la tribune et on nous a sommés de nous justifier ! Par exemple, sans rentrer dans les détails, car le Journal de bord l’explique, nous sommes attaqués par les ex-Nuit Debout et LFI pour avoir fait exploser le carcan de « leur » AG dans lequel ils se reconnaissaient et qu’ils voulaient imposer à tout un mouvement sur Lyon. Les communicants en herbes étaient bien là avec tout leur langage et codification extrême. Nous avons pu l’expérimenter dans notre participation aux débuts de la commission organisation avec des individus essayant, de bonne foi, de recycler leur formation en sciences humaines (il serait plus juste de dire, en « ressources humaines ») pour gérer le mouvement comme ils gèreraient une start up. Le fait de ne pas les avoir laissé faire est pris comme la plus haute des trahisons, alors que c’est une critique en acte envers une fraction du mouvement (celle qui se rattache aux Assemblées des assemblées) qui pense tout en termes d’affirmation et d’institutionnalisation (cf. le ralliement soudain au RIP), pendant qu’une autre pense radicaliser une pratique d’action directe qui, si elle restait adéquate pendant la phase ascendante du mouvement, en dérive aujourd’hui vers l’immédiatisme activiste (éclatement du groupe du péage TEO et formation d’un groupe « Gilets jaunes-Lyon résistance» dont les tendances clandestinistes le coupent du peu de « combattants » qui restent).

Ceci dit, dans nos écrits nous ne nous sommes jamais étendus sur les dissensions et affrontements entre groupes qui ont parcouru tout ce mouvement. Mais aujourd’hui où nous faisons des manifestations d’à peine cent personnes dont la moitié ne va pas ou plus aux AG et des AG à quatre-vingts dont la moitié des participants ne va plus aux manifestations, ces affrontements sont devenus un problème. Plus rien ne vient donner de l’unité et tout ce qui n’a pu être dépassé auparavant revient comme un boomerang. Les différences d’origine sociale pour ne pas dire de classe font exploser des personnes et l’on est loin des attaques feutrées des universitaires… Il s’agit là d’attaques physiques qui se rajoutent, niveau stress ou « ressenti d’insécurité » à ce que la police nous a fait subir. Comment faire face alors à des situations où, comme dans la dernière AG départementale on passe d’un soutien à un flic mis à pied du syndicat Vigie police, à des « nique ta mère Castaner » ? Il faut se rendre compte à quel point c’est le grand écart pour des Gilets jaunes dont le problème est de toujours tout vouloir faire tenir ensemble.

Quant à la dimension destituante via M.Tari puisqu’il faut y revenir, en Assemblée Régionale Rhône-Alpes-Auvergne, avec des référents par groupes régionaux, cela a commencé par parler… des élections municipales. Nous faisons en effet face à deux types de municipalisme à l’intérieur du mouvement : celui de l’assemblée des assemblées sur les bases du municipalisme libertaire à la Bookchin, ce qu’on peut qualifier de municipalisme programmatique, hors sol ; et celui des groupes de ronds-points de village qui voient ça comme une prolongation politique et citoyenne du mouvement sur la durée. Des groupes comme celui de Givors sont très en pointe à ce sujet. Ici c’est sur une base de gauche (le délégué de Givors fait aussi partie d’un « CNR-jaune »), mais rien n’empêche de penser qu’il existe son pendant à droite puisque le RIP des aéroports de Paris fait bien unité droite/gauche !

Ce n’est pas la prise à son compte par Hoss de la teneur insurrectionniste en soi du propos de Tari qui est critiquable, mais le fait de donner crédit à l’idée de « l’insurrection destituante », une hypothèse sans rapport avec le mouvement réel des Gilets jaunes et sans référence aux transformations de l’État et du capital.

Pour parler des conditions présentes, beaucoup de protagonistes du Journal de bord, dont nous-même, traversons des moments à souhaiter… que cela s’arrête. La dureté même des échanges après sept mois, dégoûte bon nombre de personnes et crée de vraies défections.

Certes on peut gloser sur notre façon de « clore » le mouvement, mais au contraire c’est lui donner ses lettres de noblesse en lui reconnaissant des points forts sans ignorer ses faiblesses. C’est au contraire bien se situer au niveau de l’Histoire que de différencier la phase où l’évènement s’enracine et parfois fait éclore les plus beaux combats et celle où les fleurs se fanent. Il faut simplement reconnaître que lorsqu’ils ne se transforment pas en autre chose de plus puissant les mouvements sont faits pour mourir.

Pour finir, le temps ne s’arrêtant pas, ces remarques critiques par rapport à notre brochure apparaissent un peu datées et notre nouvelle brochure sur l’historique du droit de pétition indique un devenir de ce qui reste du mouvement dans un sens rien moins qu’insurrectionniste. En effet, l’Assemblée des assemblées de Montceau n’a rien trouvé de mieux que de lancer les Gilets jaunes sur la piste du RIP contre la privatisation de AdP en se rapprochant de l’idéologie CNR (il existe maintenant un « CNR jaune ») et ce n’est pas l’action du 14 juillet, louable en soi, qui nous fera changer d’avis.

Temps critiques
17 juillet 2019

  1. Ce qu’il pourra rester du mouvement des Gilets Jaunes ? Sur le site de Lundi.am : https://lundi.am/Ce-qu-il-pourra-rester-du-mouvement-des-Gilets-Jaunes []
  2. Accessible à cette adresse : http://blog.tempscritiques.net/archives/2231 []