Commentaire critique de l’article de Nancy Fraser « L’impossible démocratie de marché »

(in Le Monde diplomatique, décembre 2024)

Tout d’abord, il faudrait lever une ambiguïté, parce qu’il n’est pas sûr que le titre soit de Nancy Fraser. Il émane peut-être de la rédaction. En effet, elle débute son article en mentionnant une crise de la démocratie. Une formulation bien vague puisqu’il y a plusieurs types de démocratie : la démocratie directe, l’indirecte, la représentative, la libérale, la « populaire » — mais ça, c’est du passé —, l’« illibérale » depuis une vingtaine d’années, et on pourrait désormais y ajouter la « post-libérale » si on en croit un politologue américain qui qualifie ainsi le régime trumpien. De la même façon, il y a plusieurs types de régime parlementaire (modèle anglais) et des variantes présidentielles (EU) ou semi-présidentielles (France). Leur point commun principal est d’être indirectes et représentatives par définition — tout en souffrant toujours plus d’une délégitimisation de la représentativité des élus, qui se manifeste par une forte abstention, une versatilité des électeurs, des critiques ad hominem allant jusqu’à la violence contre les élus ou les institutions.

Donc, quand Fraser évoque ici la démocratie, c’est bien de la démocratie en général qu’elle parle et non pas de la « démocratie de marché ». Il est sûr que ce n’est pas très clair puisque tout son exposé repose sur le postulat que le capitalisme serait hostile à la démocratie, alors pourtant qu’il ne se développe pleinement que sous cette forme politique, aussi bien au cours de l’histoire qu’aujourd’hui1. Et, réciproquement, celle-ci n’a pu véritablement s’affirmer et se répandre que dans le cadre du développement capitaliste.

Une interprétation sommaire du rapport entre politique et économie

Une démocratie qui serait en crise, mais sans que sa résolution puisse être politique — et, à ce sujet, Fraser mentionne les fausses solutions que représenteraient une sorte de réformisme éthique de la politique, une transformation des partis, etc. Elle privilégie le niveau de la « totalité sociale », puisque ce serait à ce niveau que se situerait la « crise généralisée » du « néolibéralisme » ; dernier terme qu’elle reprend, comme nombre d’analystes, mais pour nous dire aussitôt qu’il n’a guère de valeur heuristique, parce qu’il ne serait qu’une déclinaison du capitalisme. Sans doute, mais alors pourquoi reprendre le terme comme ceux qui, et c’est une tendance dominante, le critiquent pour mieux l’opposer à un capitalisme d’avant, qu’on a peine alors à définir puisqu’il ne serait pas libéral, sans pour cela être un capitalisme d’État ?

En fait, quand Fraser dit que le capitalisme est hostile à la démocratie, c’est de l’économie de marché qu’elle parle, ce qui l’amène à voir en celle-ci la réalisation d’un découplage entre économique et politique à travers la remise en cause de l’État (des « pouvoirs publics », dit-elle). Elle conclut provisoirement : « Dans le capitalisme, l’économique est donc non politique, et le politique non économique. » Si on veut faire un retour historique, les débuts du capital, du XVe jusqu’au milieu du XIXe siècle, maintiennent encore le lien entre économie et politique, ce que Karl Polanyi qualifie « d’encastrement » (embeddedness) des activités au sein de la société. La preuve en est que les grands économistes classiques comme Smith, Ricardo, Mill parlent en termes d’économie politique et non en termes d’économie, car la bourgeoisie industrielle doit encore compter sur le politique pour asseoir son pouvoir contre la noblesse et les grands propriétaires terriens, qui ont la haute main sur les institutions et la détermination des statuts sociaux. Marx, à la suite, conserve cette même perspective, puisqu’il définit sa critique comme critique de l’économie politique dans un soutien critique à ces théoriciens de la bourgeoisie progressiste et éclairée. C’est surtout à la fin du XIXe siècle que l’économie dite néo-classique ou marginaliste affirmera l’économie comme science et donc son autonomie. L’idée qui s’impose alors est celle de la séparation entre d’un côté l’économie du « Laissez-faire » appuyée sur une « société civile » qui en représente les agents libres de contracter ; et de l’autre l’État, avec la société politique contraignante à qui cette société civile ne déléguerait que la question de l’ordre public et du respect des contrats (« l’État minimum », dit régalien, pour éviter « la guerre de tous contre tous » ; cf. Hobbes et la philosophie anglaise du XVIIIe siècle).

Une telle position n’est pourtant guère tenable au-delà, à l’aune des expériences politiques que furent celles au long du XXe siècle, tels le New Deal de Roosevelt des années 1930 — ce que Karl Polanyi a appelé « la grande transformation » (cf. son livre éponyme), soit le passage de la « désocialisation » des années 1920, avec la mise en pratique des théories du marché autorégulateur, à la « resocialisation » de l’économie dans les années 1933-1945 aux États-Unis ; puis les Trente Glorieuses (1950-1980) en Europe de l’Ouest.

Ce qui a été appelé « mode de régulation fordiste » est l’exemple de l’intégration des trois domaines, politique, économique et social, réunis dans une même stratégie globale… au sein de l’État dans sa forme nation. Sa mise en place est générale parmi les grandes puissances, même si c’est sous différentes formes, le cadre d’origine étant celui du protectionnisme qui prévaut à partir des années 1930, parce qu’il garantit une circulation des flux endogène à chaque circuit économique national : chaque intervention de l’État pour augmenter la demande rencontre son offre correspondante… et inversement. Avec pour conséquence les débuts de la « société de consommation » et des divers systèmes de sécurité sociale ; et, en contrepartie, la plus ou moins grande explosion de la dette publique (welfare state). Un cadre géopolitique dont Fraser tient peu compte, mais qui pourtant correspond à sa définition du capitalisme comme « ordre social institutionnalisé » et, partant, le distingue des formes diverses de capital circulant ou non dans des sociétés qui ne sont pas capitalistes (capital commercial, capital-argent thésaurisé, spéculatif, etc.), et encore moins démocratiques — parce que le militaire ou la dictature ou les oligarques y commandent à l’économique jusqu’à l’absurde2. Un capitalisme qui intègre aussi la classe du travail dans un rapport social de dépendance réciproque (les théories du contrat d’abord, le droit du travail ensuite, les syndicats enfin, le tout sous le contrôle de l’État), avec ses antagonismes et une dialectique des luttes de classes qui le transforme plus ou moins profondément suivant les spécificités nationales, mais toujours sans l’abolir, puisque, par définition, il est essentiellement dépendance réciproque (quel que soit le pays) et seulement éventuellement antagonisme. Une dialectique et des luttes que Fraser n’intègre pourtant pas à son argumentation, dans la tradition d’une grande partie de la gauche américaine et du mouvement ouvrier américain, qui s’est rarement posé (sauf peut-être à l’époque des IWW) comme autonome, ou contre la bourgeoisie. En effet, il s’est plutôt positionné et rapporté à l’ensemble de la société en épousant majoritairement les aspirations individualistes des classes moyennes vers la « grande société » promise par Johnson et Kennedy au début des années 1960, contre le spectre du communisme. Plus généralement, c’est le moment dans lequel s’impose la thèse de la moyennisation des sociétés capitalistes occidentales contre celle de leur prolétarisation et, avec elle, l’éloignement, si ce n’est la disparition, de toute perspective communiste au sens où l’entendait la théorie du prolétariat.

Ainsi, la seule fois où Fraser semble y faire allusion, c’est dans une référence à « une nouvelle gauche qui dénonçait à l’échelon mondial les oppressions, exclusions et prédations sur lesquelles reposait l’ensemble de l’édifice ». Pas de référence à la théorie du prolétariat et au communisme, mais au tiers-mondisme et à la lutte anticoloniale. On comprend ici pourquoi Fraser est une habituée des colonnes du Monde diplomatique.

Or cette intégration des trois sphères est justement le propre du capitalisme dans son devenu progressif et progressiste — alors que l’Antiquité grecque et romaine, comme le régime féodal ou le système des castes aux Indes, prenaient bien soin de les séparer, y compris au sein de la démocratie athénienne, fort limitée au demeurant. Devenu progressif, disais-je, parce que la question parcourt près d’un siècle et demi en réinterrogeant le rapport entre ces sphères. Dans la Révolution française, par exemple, Tocqueville et Arendt analysent la violence de la Terreur, et finalement la défaite révolutionnaire, par la tentative de lier révolution politique et sociale3. Une séparation que Napoléon rétablira en asseyant à la fois le pouvoir de l’État et le développement de la bourgeoisie. En France, elle atteindra son apogée sous la Troisième République, avant que la Seconde Guerre mondiale et le triomphe des idées keynésiennes et fordistes viennent sceller un devenir capitaliste que Marx anticipait sous la forme de la « domination réelle du capital » (une première tentative de globalisation des sphères politique, économique et sociale), la distinguant de la « domination formelle » dans laquelle une part importante de la société reste précapitaliste (la France est en majorité rurale et artisanale jusqu’en 1940).

Un rapport entre économie et politique analysé en dehors de sa dimension historique

Cette idée d’une séparation entre économique et politique n’est pas problématisée dans sa dimension historique, car Fraser la considère comme un invariant, ce qui est tout à fait contestable, nous espérons l’avoir montré. En effet, ce qu’elle développe correspond à une période assez courte (des années 1980 aux années 2000), symbolisée par l’arrivée au pouvoir politique de Reagan et Thatcher. Il s’agit pour ceux-ci d’acter non seulement la défaite de la dernière tentative d’insubordination ouvrière et de révolte de la jeunesse de la fin des années 1960-début 1970, mais aussi la difficulté à sortir de la crise économique (baisse de la productivité, hausse des salaires et de l’énergie) sur les bases de l’ancien mode d’accumulation et de régulation fordiste. Des mesures de rupture sont prises : lutte contre l’inflation, politique de l’offre à la place de la politique de la demande. La déréglementation générale qui s’ensuit enclenche un processus de globalisation et un niveau qualitativement et quantitativement supérieur de mondialisation et de division internationale du travail. Certains vont y voir le retour à un capitalisme sauvage digne de la fin du XIXe siècle, avec effacement du cadre de l’État en sa forme nation et déclin de l’État du welfare, surtout sensible dans le monde anglo-saxon. L’indépendance des banques centrales semble coiffer le tout — ce qui apparaîtra comme le comble du libéralisme dans sa forme néo, alors que les thèses purement libérales (telle celle de F. Hayek) sont pour la suppression des banques centrales et sont toujours restées marginales au sein de la théorie libérale en général et de la théorie économique en particulier —, mais elle ne fait que redoubler la tendance à la caducité du cadre national pour la dynamique du capital. De plus, la Fed américaine comme la BCE ont une indépendance toute relative dans leur politique de taux et de prêt ; on s’en est aperçu pendant la crise sanitaire. La BCE est ainsi très dépendante de la politique monétaire et budgétaire allemande, elle-même très contrainte par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, mais proposant un modèle original d’« économie sociale de marché » qui contredit quelque peu l’« ordolibéralisme » prôné par l’UE. Il ne faut donc pas se fier à un « à première vue » de la globalisation. L’une de ses bases est bien la dérégulation, mais cela ne signifie nullement absence de réglementation. En effet, de nouvelles régulations se mettent en place au niveau du capitalisme du sommet4 : d’un côté, les États ou des organismes internationaux comme l’UE imposent des normes environnementales et de sécurité, des normes bancaires et assurantielles, et continuent à fixer des prix administrés (le salaire minimum par exemple, qui, paradoxalement, tend à se généraliser) ; de l’autre, les grandes firmes multinationales négocient par cartellisation entre oligopoles de nombreux prix mondiaux, qui ne sont donc pas des prix « de marché » au sens strict (par exemple ceux de l’énergie, ceux de l’argent).

Le capitalisme n’a pas de forme privilégiée

Ce que Fraser appelle le « tournant historique majeur » des années 1980-2000 est ce que nous appelons la révolution du capital et non pas une crise. Il se déroule un processus de totalisation du capital — ce qui ne veut pas dire unification, car il existe différentes fractions de capital. La notion de globalisation est d’ailleurs assez appropriée à la description du processus. Mieux en tout cas que celle de financiarisation qu’emploie Fraser, qui amène en général à l’idée d’un capitalisme spéculatif ou parasitaire — une idée qu’évite Fraser, sans nous dire toutefois pourquoi elle domine le discours convenu sur le capital aujourd’hui. Fraser emploie souvent l’expression « par nature, le capitalisme ». Mais, justement, le capitalisme n’a pas de « nature ». Comme le dit Braudel, il est labile, protéiforme, et il n’est pas plus financier que commercial ou industriel. Et il n’est pas non plus la succession de ces formes en fonction d’une évolution au cours du temps qui se ferait sur le même modèle que celui de la succession déterministe-marxiste des modes de production, du moins évolué vers le plus évolué ou progressiste. La finance est en effet présente aussi bien au XVIe siècle, pour participer au développement des « villes-monde », qu’aujourd’hui pour le financement des nouvelles technologies ou à travers le développement du capital fictif.

Le développement du capital exige toujours un financement, et c’est le mode de financement qui change. Le marché monétaire (via la finance bancaire ou finance indirecte) assurait le plus gros du financement, mais dans un cadre national contraint assez bien adapté à une régulation fordiste essentiellement nationale. L’accroissement de la vitesse des échanges et leur mondialisation allaient accroître aussi la vitesse des moyens de circulation par recours à la finance dite directe, celle du marché financier (banques toujours, mais aussi démocratisation du statut d’actionnaire, qui n’est plus un rentier mais un membre, le plus souvent salarié, de fonds de pension par capitalisation). Ce processus de totalisation, malgré son apparence abstraite de « système », correspond pourtant à des fractions de capital, à des forces sociales de pouvoir qui intègrent (ou du moins tentent de le faire) la crise comme une composante de la dynamique d’ensemble. Son existence n’est plus niée comme elle a pu l’être à l’époque où dominait une théorie néo-classique, pour qui la crise ne pouvait venir que d’obstacles extérieurs au libre marché (l’intervention de l’État, des syndicats, de la firme monopolistique, etc.). Elle n’est plus non plus considérée comme crise finale, sauf par les derniers marxistes, ou dramatisée hormis dans sa dimension finalement apolitique de mise en danger de la planète, sans que cela soit forcément relié au capitalisme lui-même5. La crise de 2008, par exemple, loin d’être une crise finale, a permis de purger certains aspects « sales » du marché financier et de mettre en place des pare-feu au niveau des banques centrales et des États. La dernière crise sanitaire a, elle, accéléré la plateformisation, le commerce électronique, le travail à distance. Ces crises ne sont certes pas auto-entretenues ou provoquées sciemment, selon un « plan du capital » qui supposerait son unité parachevée, mais elles fournissent des opportunités6 à certaines fractions ou forces en présence. Elles entretiennent une dialectique de transformation au sein du rapport social capitaliste qui n’épouse pas nécessairement ou essentiellement l’ancienne dialectique des luttes de classes.

Fraser essaie de lier crise et lutte pour sortir d’une vision économiciste qu’elle ne supporte pas, tout en critiquant implicitement le présupposé du marxisme vulgaire de l’automaticité du rapport crise/lutte. Ainsi sa phrase : « Ce n’est que lorsque des membres de la société perçoivent que les graves difficultés qu’ils rencontrent surviennent, non pas en dépit, mais à cause de l’ordre établi, lorsqu’une masse critique décide que l’ordre peut et doit être transformé par l’action collective, lorsqu’une impasse objective se dote d’une voix subjective, ce n’est qu’alors que l’on peut parler de “crise” au sens de “tournant historique majeur” qui impose de prendre une décision. » Mais sa critique est détachée de toute temporalité ; or, cette citation, qui correspond à la période où court le fil rouge historique des luttes de classes, s’avère inopérante aujourd’hui. Fraser le reconnaît elle-même en disant que ce vide a laissé la place au populisme, sans nous dire pourquoi c’est sa version droitière qui tend à l’emporter (comme toujours, pourrait-on dire, si on se réfère à l’histoire et, par exemple, au mouvement boulangiste). Elle fait le parallèle entre les deux populismes contemporains, mais ils ne sont pas de même ampleur et, surtout, hormis la critique des élites et la référence aux identités, les revendications ou valeurs qu’ils expriment ne sont pas les mêmes.

L’articulation actuelle du capitalisme en trois niveaux

Ce processus de totalisation déporte la question de la séparation éventuelle entre politique et économique au niveau de la nouvelle structuration en réseau du capitalisme puisque, à l’opposé de Fraser, nous l’analysons dans sa dimension historique. Qu’en est-il ? Au niveau II, la totalisation se fait par résorption des institutions, disparition de la « société civile » et transformation des citoyens-producteurs en individus-consommateurs dans le cadre de la désindustrialisation et de l’accent mis sur les activités à haute valeur ajoutée, mais avec une augmentation des inégalités et une fragmentation des territoires. Politique de la ville et accentuation des activités régaliennes de l’État sont censées fournir des réponses à ces tensions. La croissance des activités au niveau III est marquée par le développement de zones grises de l’emploi entre travail déclaré et non déclaré ; la variété des statuts (contrat de travail relevant du droit commercial et non plus du droit du travail, auto-entrepreneuriat, déguisé ou non, se distinguant de l’artisanat, ubérisation des conditions, chômage de longue durée), ce qui entraîne des réponses politiques en termes de traitement social.

Enfin, au niveau du capitalisme du sommet, il y a bien une indifférenciation des sphères politique et économique : elles sont unifiées ou plutôt totalisées sur la base de la priorité donnée à la fois à la domination (plutôt qu’à l’exploitation), à la puissance (plutôt qu’au profit) et à la capitalisation (plutôt qu’à l’accumulation, comme le croit Fraser, qui raisonne parfois comme si on était encore dans les années 1950-1960). Le personnage d’Elon Musk est le meilleur représentant/symbole de ce capitalisme de la puissance pour qui le profit au sens traditionnel du terme n’est qu’un élément secondaire (Tesla est un échec de ce point de vue-là). Pour paraphraser le Hegel de la Philosophie du droit, Musk est la figure qui « rend effective la réalité substantielle » (transhumanisme, conquête de l’espace). Et Trump est son « digne » pendant politique, mais pour les deux il est clair que cette distinction entre politique et économie n’a plus de raison d’être. Là où ils sont forts, c’est qu’ils n’ont pas peur de l’affirmer publiquement. En ne séparant plus politique et économie, ils révolutionnent la démocratie américaine par un coup de force, sans que puisse leur être reproché un coup d’État, à l’opposé donc de l’option précédente de prise du Capitole.

L’idée d’une « gouvernance sans gouvernement », outre qu’à mon avis elle provient là aussi de la rédaction du Monde diplomatique et non pas de l’auteur, n’est pas dénuée d’intérêt dans la mesure où elle ne laisse pas prise aux théories sur le capital automate ; mais elle n’est pas d’un grand secours dans la mesure où elle ne saisit pas le caractère de la restructuration du capital selon trois niveaux articulés. Dans cette mesure, il devient difficile d’expliquer pourquoi de grands accords sont signés au niveau I, malgré le maintien de différences de politiques à ce même niveau (retour des souverainismes avec l’isolationnisme américain, le Brexit britannique, le conflit États-Unis-Chine et l’impossible politique européenne, l’« exception française »). Difficile aussi de comprendre les choix différents faits aux niveaux II et III par rapport à l’immigration et aux régularisations, à la source d’énergie privilégiée, à l’âge de la retraite, aux systèmes de retraite et de sécurité sociale, à l’existence d’un salaire minimum ou non, à la façon de lutter contre le chômage, etc. Bref, il y a peut-être gouvernance, même si le terme tire plutôt son origine des « foucaldiens de droite » du patronat, mais il est abusif de proclamer qu’il n’y a plus de gouvernement, si on ne prend pas ce terme au sens strictement politicien et de court terme, mais en l’envisageant au niveau des sommets de l’État, qui, là aussi, comme au niveau I, mêlent politiques, haute fonction publique, syndicats patronaux et de salariés, grands médias.

Les faiblesses de l’analyse en termes d’émancipation

Fraser conclut en critiquant non pas les deux populismes, parce qu’ils ne peuvent mordre dans la politique rationnelle et donc il n’y a rien à en attendre du point de vue alternatif, mais le courant libéral-libertaire de la nouvelle gauche qui, lui, est tout sauf critique des élites, puisqu’il en est un produit radicalisé — plus que gauchisé d’ailleurs. On peut reconnaître cette lucidité à Fraser, ce n’est pas si courant dans les médias officiels, de ne pas s’illusionner sur les « émancipations » d’aujourd’hui. Son point de vue est clair et recoupe le nôtre : « Loin de démasquer les puissances derrière le rideau, les courants dominants de la “résistance” sont depuis longtemps compromis avec elles. Aux États-Unis par exemple, c’est le cas des ailes libérales-méritocratiques de mouvements sociaux qui défendent le féminisme, l’antiracisme, les droits de la communauté LGBTQ (lesbiennes, gays, bisexuels, trans et queer) et l’écologie. » Elle y adjoint tous les innovateurs et chercheurs, souvent en rupture de ban(c) (d’école et d’establishment), qui ont été à l’origine du développement de l’industrie de l’information (les nouveaux visionnaires de la révolution du capital et leur Weltanschauung particulière, en tout cas très différente de celle de la bourgeoisie). Fraser dénonce bien le faux combat aujourd’hui qui opposerait progressistes et conservateurs, woke et anti-woke, mais elle se perd elle-même dans sa référence au concept gramscien d’hégémonie. En effet, elle développe la perspective d’une autre hégémonie — qui est justement le combat que se mènent les deux variantes de populisme —, mais à une époque qui ne le permet plus, dans la mesure où la société civile (lieu de cette confrontation des « consciences de soi7 ») et la « grande histoire » (par exemple celle qui a vu s’opposer capitalisme et communisme et/ou « socialisme ou barbarie ») ont été résorbées dans la société capitalisée et ses réseaux branchés et interconnectés. Il en résulte une actualisation continue qui tente d’échapper au temps (c’est le « temps réel » de l’informatique ; celui de la vitesse de la lumière), de telle sorte que la temporalité humaine est décomposée, altérée, comme suspendue. Et donc, aussi, déshistorisée.

JW, le 29 décembre 2024

  1.  – Je laisse volontairement de côté le cas particulier de la Chine en renvoyant à mes développements dans l’article « La Chine dans le procès de totalisation du capital » (Temps Critiques °10, dans lequel se fait sentir l’influence « sociobarbare », via l’article de Lapassade sur le mode de production asiatique (in Socialisme ou Barbarie, n°40). Mais, pour faire bref, en Chine le capital circule (mal) dans une société qui n’est pas capitaliste, parce que la plupart de la propriété n’y est pas privée et que la force de travail n’y est pas « libre » de contracter et de circuler. À l’inverse de ce que dit Fraser, ce n’est pas l’économie de marché qui y empêche la démocratie, puisque ce type d’économie y est embryonnaire, mais l’insuffisance de son développement. En cela, la direction du PCC maintient maints caractères de l’époque de la « bureaucratie céleste », tout en essayant de dynamiser sa base par l’innovation et l’accumulation bien plus que par la marchandisation. []
  2.  – Cf. Chaulieu (Castoriadis) et l’analyse des rapports de production en Russie dans le n°2 de Socialisme ou Barbarie. []
  3.  – La Commune et la révolution espagnole n’échapperont pas à cette question. Lénine pas plus avec son programme « les soviets + l’électrification ». []
  4.  – Que nous appelons aussi le niveau I de la domination capitaliste. Il regroupe les États comme puissance politique, mais aussi économique, avec l’importance prise par les « fonds souverains », les grandes firmes multinationales, les organisations internationales, y compris certaines ONG, les grands syndicats. C’est là que sont censés se régler les grands problèmes de reproduction globale (par exemple la question de l’environnement et du climat, celle de l’accès aux matières premières et aux nouvelles technologies, la question des paradis fiscaux, des cartels de la drogue et de l’activité de blanchiment, etc.).

    Le niveau II est celui de la reproduction des rapports sociaux, le plus souvent dans le cadre national (rapport capital/travail, intervention sociale de l’État). L’État y persiste encore dans sa forme nation, mais avec d’importantes distorsions comme celles qui président à la résorption des institutions. C’est aussi à ce niveau que se trouvait l’essentiel de « l’économie de marché », celle qui subit les prix plus qu’elle ne les fixe (cf. actuellement le prix du gaz).

    Le niveau III est pour sa part constitué des zones dans lesquelles dominent encore une économie informelle ou de subsistance, le travail clandestin et l’activité de trafic au niveau local et national, les zones de pillage et de guerres ethnicisées au niveau international.

    Ces trois niveaux ne forment pas trois mondes étanches comme cela pouvait être le cas à l’époque où Braudel cherchait à cerner les premiers développements du capital entre le XVIe et le XVIIIe siècle, car ils sont à la fois hiérarchisés et articulés au sein du procès de globalisation. Le premier fonctionne à la puissance, le second au profit, le troisième à la fluidité/flexibilité ; mais il y a interaction entre eux : le niveau I organise, investit, rentabilise grâce aux grandes quantités produites (les « majors »), le second innove (les start-ups) et produit en quantité limitée par manque de surface financière en attendant de passer la main, le niveau III sert de base arrière, alternative ou souterraine.

    Pour plus d’information sur la question, voir les articles de Jacques Wajnsztejn : « Quelques précisions sur capitalisme, capital, société capitalisée » in Temps critiques n°15 et « Sur la politique du capital », n°17. []

  5.  – Cf. d’un côté, la deep ecology, de l’autre, la critique anti-industrielle. []
  6.  – En 1984 déjà, Yves Montand disait : « Vive la crise » et Libération, ce journal de la révolution du capital, en faisait son titre de première page. []
  7.  – Cf. in Interventions n°28, le passage sur la notion d’opinion publique. []

Lettre à Mikkel Bolt Rasmussen

Quelques remarques sur tes deux livres1.

– Tu signales que la mondialisation voit l’émergence d’un « monde américain ». Je suis d’abord surpris parce que, dans un premier temps, on peut penser que tu critiques ce fait et je pense que c’est le cas … sauf que tout au long de tes deux livres on trouve une sorte d’empathie pour ce qui est devenu, de par tes propres termes, la culture de la mondialisation à travers, par exemple, l’extension planétaire des culturals studies et de leur champ. Que ce mouvement ait été ou non impulsé par la French theory n’empêche pas que sa prégnance actuelle au niveau mondial me semble manifester cette émergence d’un modèle américain plus que d’un « monde américain ». Le passage d’une théorie disons communiste historiquement issue de l’Europe et imprégnée d’universalisme, de dialectique et de désir de s’emparer de la totalité (hégélienne ou marxienne), à une théorie relativiste et particulariste dissolvant la totalité (le molaire) dans le moléculaire, l’unité dans l’intersectionnel, le temps dans l’espace, l’historicité dans les cultures, fait justement florès à partir de ce modèle américain et de ses thématiques2. Si je résume, on pourrait dire que la modernité révolutionnaire a été européenne et que la post-modernité est l’émanation de la domination du monde américain. Ce « monde américain » est toutefois à relativiser dans la mesure où les USA ont eux aussi été altérés et bouleversés par la révolution du capital. Même si nous avons critiqué leur ouvrage3, Hardt et Négri ont au moins tenté de tenir compte de cette transformation à l’œuvre avec leur notion d’Empire. La globalisation n’est pas « américaine » ; elle est englobante sur toute la planète (cf. le rôle de la Chine et de l’Inde dans ce processus). Dans cette mesure, la domination ne peut plus être hégémonique au sens où l’entend Giovanni Arrighi quand il pense les anciennes hégémonies anglaise puis américaine et celle de demain qui serait chinoise, sur le même modèle de l’impérialisme. À la limite, il s’agit donc plus de la persistance d’un modèle américain que d’un monde américain.

-D’accord aussi pour dire que cette « postmodernité » court-circuite la temporalité (cf. tes références à F. Jameson et la prédominance croissante de l’espace sur le temps ; et à D. Harvey et la « compression de l’espace-temps ») et fait que « nous sommes piégés dans le présent ». Mais on peut en dire plus là-dessus. Voilà, par exemple, ce que J. Guigou de Temps critiques, avançait sur cette question dans un courrier extérieur : « J’ai à maintes reprises à propos de la virtualisation de la valeur et de la capitalisation des activités humaines, indiqué que les réseaux sous toutes leurs formes, engendrent une actualisation permanente… de l’actuel. J’ai pu le nommer parfois “actualisme”. L’utopie du capital aujourd’hui, via le virtuel, c’est de créer non pas un « présent éternel » comme dans les mythes paradisiaques ou sataniques, mais une actualisation continue qui tente d’échapper au temps (c’est le « temps réel » de l’informatique ; celui de la vitesse de la lumière) ; de telle sorte que la temporalité humaine est décomposée, altérée, détemporalisée et donc aussi bien sûr, déshistoricisée. Le présent ne peut pas être pérennisé : il passe nécessairement depuis un passé vers un futur. L’actuel est susceptible d’être totalisé dans une actualisation permanente ; une répétition sans histoire (à tous les sens de l’expression « sans histoire ») ; une « mise à jour » des individus… comme le sont les logiciels. C’est la temporalité anthropologique d’homo sapiens qui est altérée par la puissante tendance de la dynamique du capital à actualiser l’actuel ; à tenter de créer un monde de l’actualité et de l’actualisation continue.  Dans cette perspective, j’avance qu’il n’y a pas aujourd’hui une domination du « présentisme » (que cette domination soit répressive ou/et sublimation répressive (cf. Marcuse), car le présent n’échappe pas à la « flèche du temps » ; le virtuel et son actualisation continue cherchent à y échapper…et finalement, ils y parviennent assez, malgré tout ce qui s’y oppose ou y résiste ».

-Comme tu le suggères à demi-mot, la floraison actuelle des théories conspirationnistes peut être lue comme une tentative de réintroduire de l’histoire et du récit de façon à se situer par rapport au triptyque passé-présent-devenir, « à visualiser sa propre place dans la totalité du mode de production capitaliste » comme le dit Jameson (Hegel après Occupy, p. 36).
Dans cette mesure, ce complotisme « à la base » et via les réseaux sociaux n’est pas de même nature que le complotisme de l’époque du « Protocole des Sages de Sion » qui relevait de l’État et pour cet exemple précis, de la police secrète de l’Empire russe. Les médias et les pouvoirs politiques des « démocraties libérales » ne s’y trompent pas qui traitent toute contestation des discours de pouvoir, de populiste à tendance complotiste en provenance des bas fonds des réseaux sociaux, même s’ils s’accordent pour dire qu’elle peut être alimentée où instrumentalisée par les dirigeants des « démocraties illibérales » (appellation qui vient de sortir).

-Il y a une idée à creuser dans le fait que la domination actuelle du présent ou de la « contemporanéité » pour Osborne, suppose l’absence d’avant-garde et je dirais même son impossibilité. Là vous partez de l’art, mais il en est de même au niveau de la théorie et de l’intervention politique. Depuis les années 60-70 et a fortiori aujourd’hui il n’y a plus d’avant-garde politiques ni même théoriques, tout juste parfois des avant-gardes de fait. C’est aussi pour ça, qu’à Temps critiques nous n’avons jamais cherché à reconstituer ou refonder une « théorie », malgré les critiques que nous portons maintenant à la théorie communiste. 

-Mais le postmodernisme n’est pas le signe de la crise comme tu sembles le penser. Il est plutôt le moment du capital dans lequel sa dynamique n’est pas cassée par de grandes crises successives (les cycles longs de Kondratief ou les « crises finales » du marxisme orthodoxe), mais alimentée par une succession de ce qu’on continue à appeler « crise » comme si elles pouvaient être « finales » parce qu’elles seraient assimilables à la crise des années 1930, alors que les « crises » ne font que se répéter sous différentes formes tous les dix ans environ depuis le krach boursier de 1987. Ainsi, en 2008 avons-nous vu ressortir cette antienne de façon particulièrement abusive et avec elle toute la panoplie habituelle sur la mauvaise finance à opposer au bon capital productif (tu reprends cet argumentaire p. 34 d’Hegel après Occupy) sans chercher à dégager le rôle du capital fictif aujourd’hui4. C’est sans doute parce que tu reprends cela que tu te réfères à Jameson et son affirmation de 40 années de long déclin et particulièrement des États-Unis, alors que P. Osborne voit 1991 et la chute du mur de Berlin (c’est 1989 !) comme le signe le plus puissant du renouvellement du capitalisme. Sans se fixer absolument et précisément sur cette date, c’est de cette époque aussi que je date ce que j’ai appelé « la révolution du capital ». Le reproche que tu fais à ce dernier (p. 49) d’adopter un point de vue « surplombant » retombe à mon avis dans le champ post-moderne qui considère toute position théorique unitaire et visant la totalité comme surplombante par définition. Je ne dis pas qu’Osborne ne l’adopte pas puisque je ne peux en juger avec le peu que tu nous en dit, mais opposer à ce type de position le simple fait qu’il existe des luttes chez les artistes et précaires comme le font Corsini et Lazzarato me paraît un peu léger comme base d’appui. Mais bien sûr ce n’est pas parce qu’on ne peut pas se contenter d’une position mouvementiste et immédiatiste qui cherche dans les mouvements la vérification de sa théorie (les post-opéraïstes pour faire bref) qu’il n’y a plus place que pour la politique comme idée, une position que tu critiques avec à propos chez Badiou et Rancière. Ce que nous avons vécu en France avec le mouvement des Gilets jaunes peut en témoigner et rétablit, à mon avis, la notion d’événement au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire un fait ou un court processus qui rompt, même partiellement, le bon ordonnancement des choses, qui rompt avec ce qui est attendu et qui fait peur parce que malgré les limites internes ou externes de l’événement, il porte un basculement possible. Ce que ne portent, à mon avis ni le « non mouvement » actuel sur le passe sanitaire ni un mouvement pourtant plus important comme Black lives matter. Mais franchement, quand tu opposes au subjectivisme sans contenu de Badiou et Rancière, la « détermination objective », « la nécessité historique » ou pire encore peut être, « l’économie politique marxiste », je ne peux te suivre. Je ne peux d’autant moins te suivre que, quelques lignes plus loin (p. 55) tu énonces « qu’il n’est sans doute plus possible de partir de la situation objective pour établir l’action subjective », l’idée « qu’il y aurait un sens de l’histoire » étant frappé « d’un profond soupçon pratique et théorique ». Page 56 tu reconnais aussi que « ces mouvements sont surgis de rien ». C’est un peu vite dit pour le mouvement des Gilets jaunes, même si personne ne l’a vu venir ; mais même en admettant qu’il soit parti de rien, alors il est vain de reprocher à Osborne une analyse qui ne part pas des contradictions du rapport social capitaliste, c’est-à-dire, d’après toi, des conditions objectives de l’exploitation. Cela te conduit à affirmer, à mon avis sans argumentation solide, que depuis 40 ans le prolétariat s’est reconstitué (nous pensons exactement le contraire), mais finalement qu’il manquerait un « parti du mouvement » (le « parti invisible » de l’IQV ?), alors que l’identité ouvrière n’est plus disponible (p. 59 et Théorie Communiste). Or, c’est bien parce qu’il n’est plus possible de l’affirmer que Théorie Communiste envoie la classe par dessus bord au profit de la communisation d’abord et de l’affirmation des autres identités ensuite, identités de genre et de race qu’il serait possible d’affirmer et que ce groupe vient de découvrir comme produit de remplacement.

Quand pour conclure tu en arrives à dire que « nous arrivons après la révolution », on pourrait être d’accord parce que nous arrivons après l’ère des révolutions prolétariennes et leur défaite historique et après la « révolution du capital » que nous n’avons pu empêcher du fait, cette fois, de notre défaite à nous qui avons participé au dernier assaut des années 1966-78. Mais alors, en reconnaissant cela, tu es obligé d’en revenir aux conclusions « pessimistes » d’Osborne, le reste n’étant plus qu’écume sans force de vague, simple résistance « naturelle » à l’exploitation/domination. Sinon, on tombe dans la croyance sans religion.

En conséquence de quoi, la phrase de Marx que tu cites en note 82 : Le communisme n’est pas une idée, mais « le mouvement réel qui abolit l’état des choses actuel » qui a servi de sésame à l’ultra gauche depuis la fin des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970, n’a plus de sens aujourd’hui pour nous. Elle n’avait de toute façon qu’une valeur heuristique et historique5 par rapport à ce qui aurait été le mouvement ouvrier réformiste par rapport à la révolution prolétarienne en jouant sur l’illusion de ce que serait l’essence du prolétariat par rapport à ce que faisait la classe Il y avait le présupposé d’un hiatus entre mouvement (le réformisme ouvrier ) et but (le communisme) que le « mouvement réel » devait venir combler. Mais aujourd’hui, parler de « mouvement réel » n’a pas plus de sens que de parler « d’économie réelle » ou de « peuple réel » A la limite, le terme de « socialisme réel » sonne moins faux car il n’est pas purement idéologique puisqu’il correspond bien, lui, au devenu de l’idée  socialiste telle qu’elle a été écrite et mise en pratique par les Lénine, Staline, Mao, Castro et consorts, c’est-à-dire les « socialismes réellement existants ».

-Le plus discutable (dans tous les sens du terme) de ton livre sur la contre révolution de Trump est justement de conforter une idée obsolète à savoir que la contre révolution succède à la révolution comme dans la périodisation de Marx telle qu’il l’a élaborée au XIXe siècle. Or pour qu’il y ait contre révolution, il faut qu’il y ait eu révolution ce qui n’est pas le cas, les mouvements des années 1960-70 n’ayant marqué qu’un dernier sursaut prolétarien d’insubordination et une révolte de la jeunesse. En référer à Korsch qui est effectivement une référence historique et théorique ne l’est, sur ce point en tout cas, que pour son époque où alors il eut fallu que les mouvements des années 1960-70 puissent être comparées aux révolutions allemandes et hongroise des années 1920. A mon avis, ce n’est pas le cas car il y a bien eu à l’époque des révolutions et non de simples révoltes, actes d’insubordination, émeutes, etc.

-Si révolution il y a aujourd’hui, en tout cas depuis les années 1980, c’est de « révolution du capital6 » dont il s’agit. Et si on veut bien admettre qu’à cet égard le mouvement des tea party puis l’orientation vers la défense des «valeurs » du parti républicain ont pu constituer un nouveau mouvement conservateur, il ne s’est pas transformé en mouvement contre révolutionnaire, d’abord parce que le mouvement des tea party n’a jamais été très loin de l’establishment en cultivant un aspect bien propre sur lui et pour tout dire bourgeois qui ne pouvait frayer avec les survivalistes ou suprématistes ; ensuite parce que Trump n’a pas correspondu à une tendance structurelle du capitalisme américain rompant avec l’évolution précédente qui aurait constitué une erreur ou une « décadence », mais a plus constitué un accident électoral provoqué par les vrais comptes d’apothicaires que constituent les résultats des élections américaines, qu’un accident de l’histoire. Or ton livre, écrit certes dans la précipitation immédiate, semble considérer sa victoire comme définitive parce qu’il représenterait les intérêts du « grand capital » (p. 11) ; mais de quel grand capital parles-tu ? Si c’est de la référence historique à Daniel Guérin et à son livre Fascisme et grand capital, cela relève de l’anachronisme. En tout cas, tu en déduis, avec peu de présomptions, que Trump est fasciste. Mais le plus important est que l’histoire du fascisme et l’actualité de Trump te donnent tort. En effet et en premier lieu du point de vue historique, le fascisme n’est jamais éliminé par les élections (et pour cause puisque arrivés au pouvoir ils les suppriment), mais par les guerres et les coups d’État ; en second lieu , du point de vue actuel qui est celui des élections, Trump est redevenu grenouille après avoir tenté vainement de faire le bœuf pendant sa mandature et en désespoir de cause en fin, avec la farce lamentable de la marche sur le Capitole singeant la marche mussolinienne sur Rome. On en connaît le résultat.

Comme tu ne peux trouver de révolution à laquelle répondrait la contre révolution de Trump tu inverses le raisonnement en disant que le néo-fascisme peut intervenir de façon préventive (p. 78). Mais contre qui, on se le demande. Contre les Occupy ou les Gilets jaunes ? Tu y crois vraiment. Comme le dit Mario Tronti dans La politique au crépuscule, « nous avons été vaincu par la démocratie » (et donc sûrement pas par le fascisme) et le discours de Bordiga à Agamben pour dire que le fascisme n’est pas si différent de la démocratie, qui pouvait avoir une certaine valeur contre l’idéologie antifasciste et résistancialiste des années 1940, a perdu tout contenu aujourd’hui et est à l’origine de nombreuses errances d’interprétations quant à la crise sanitaire et sa gestion, les éventuelles positions et interventions possibles pour nous dans ce contexte.

-Que Trump soit le représentant du « grand capital », une expression qui n’a plus de sens aujourd’hui où nous sommes loin des « Cent familles » de la propagande stalinienne des années 1930, les Gafam le montrent d’abondance, qui ont toujours été contre ce ringard de Trump, alors que Wall Street soutenait Hillary Clinton, représentante des fractions dominantes du capital. Dans le même ordre d’idée ton livre trace une victoire partout dans le monde des tendances anti-systémiques à la Trump alors que Biden fait du Keynes7, que la sociale-démocratie relève partout la tête et que les partis écologistes s’apprêtent à participer aux gouvernements dans divers pays. Trump, Orban, Bolsonaro et Modi ou un polonais ne font pas et ne sont pas le monde. Mais comme tu crois que nous sommes dans une tendance générale de crise et de « dépression » (p. 126) tu cherches partout des éléments qui pourraient reproduire les années 1930, alors que le contexte de globalisation et d’interdépendance est totalement différent des politiques nationales protectionnistes menées alors. La typologie de la sortie de crise sanitaire est d’ailleurs parlante à ce propos. Il y a tendance à la surchauffe États-Unis et Chine) et non pas dépression ; il y a accentuation de la mondialisation et non pas relocalisations souverainistes. Et les investissements d’aujourd’hui se font dans les nouvelles technologies et pas dans la sidérurgie base de l’industrie de guerre. La sidérurgie était nationale, les batteries et puces sont globales/mondiales d’où les interdépendances des puissances.

Tout cela sur la base d’une analyse économique qui voit de la « crise » partout sans jamais la définir Ainsi, tu parles d’une baisse du taux de profit, mais à partir de quel calcul ? La baisse tendancielle du taux de profit8 est de toute façon un des plus gros bobard de la critique marxiste de l’économie politique s’étant faite science économique marxiste contre son projet originel. Bientôt deux cent ans de tendance à la baisse du taux de profit tu te rends comptes de la baisse de la baisse que ça représente …. toujours compensée par la tendance à la prolifération et à la pérennité des contre tendances ! Ce n’est plus une référence, c’est de la religion. De la même façon tu parles de la tendance profonde à l’inflation (où tu confonds crédit, dette et inflation) là où la tendance profonde et structurelle est à la déflation même si la réponse des États et des banques centrales à la crise sanitaire a des effets pervers.

-Quand tu fais référence à la symbolique trumpienne de la communauté des américains, on peut y voir une résistance où le fruit d’une décomposition d’un État-nation qui n’a jamais vraiment été consolidé du fait du fédéralisme. De la même façon, tu ne peux rattacher les américains à une « communauté nationale » comme pouvait à la rigueur se l’imaginer les allemands sur la base de la théorie allemande de la nation chère à Fichte et Herder. Rien de tel aux États-Unis. Cela tire donc à hue et à dia parce qu’il n’y a pas véritablement d’histoire commune et de Volkgeist, par exemple entre le Nord et le Sud, entre la Californie postmoderne et le Texas prémoderne pour ne prendre que cet exemple (le capital progresse par englobement, mais ne dépasse rien). C’est peut être ce qui explique que Trump veuille revenir à une Amérique originelle comme tu le dis p. 88, mais cette communauté originelle si elle se veut certes blanche s’attaque surtout aux particularismes et identités minoritaires. Or là encore ton discours post-moderne sur les identités t’amène à faire se côtoyer comme ennemis de Trump tous ceux qu’ils désignent comme « anti-américains » et non comme non blancs. Les latino-américains qui votent contre l’avortement et contre les associations Lgbt sont-ils à ranger dans les « blancs » eux qui sont les grands oubliés des défenseurs des minorités ? Et ces mêmes associations Lgbt sont-elles essentiellement formées de « noirs » (ça se saurait !) ou bien de la fameuse classe moyenne blanche que tu dis fournir les troupes de Trump contre apparemment tous les sondages qui relativisent si ce n’est nient cette affirmation que tu énonces pourtant ? (p. 121).

À vrai dire, si tu me dis dans ta lettre que tu tires profit de la lecture de nos textes, indépendamment que tu ne nous cites jamais, j’avoue ne guère en voir de traces … À toi de m’éclairer si j’ai mal lu…

Pour Temps critiques, JW le 21 octobre 2021

  1. Hegel après Occupy, Divergences, 2020 et La contre révolution de Trump, Divergences, 2019 []
  2. Pour avoir une idée de nos positions générales sur cette question tu peux te reporter à mon livre : Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme (Acratie, 2014). Mais pour serrer de plus près cette question on peut aussi se reporter à certains auteurs qui voient dans la mondialisation de la pensée critique leur américanisation et en fonction de cela, leur neutralisation politique (cf. par exemple, City of Quartz, Los Angelès ville du futur, La Découverte, 2000 et plus particulièrement le chapitre intitulé : « Les mercenaires », p. 70 et sq. []
  3. JW, « De la souveraineté nationale à l’Empire, présentation et remarques critiques sur Empire » de Hardt et Negri, Exils, 2000 in Temps critiques n°13 (hiver 2003). []
  4. Dans le monde anglo-saxon seul Loren Goldner, à ma connaissance, semble avoir cherché à dépasser la conception vulgaire du capital fictif comme « crédit à mort » (Jappe). Pour notre propre approche, cf : JG et JW : Capital fictif et crise financière (L’Harmattan, 2008) et la brochure de JW : Une énième diatribe contre la chrématistique (novembre 2011), disponible sur le site de la revue. []
  5. Cf. notre brochure : « Pourquoi le communisme n’est-il plus qu’une référence historique pour les membres de Temps critiques » (mai 2019), disponible sur notre site. []
  6. Cf. JW, Après la révolution du capital, L’Harmattan, 2007. []
  7. J’avoue ne pas comprendre quelle mouche racialiste te pique quand tu parles du New Deal pour les « blancs » uniquement alors que les analyses de Keynes sur le circuit économique, le rapport investissement-consommation-épargne et le rôle de l’augmentation des bas salaires ne permet aucune analyse en ces termes. Tu oublies aussi complètement le mouvement d’accès à la propriété des noirs dans certains États du nord dans lesquels les noirs étaient déjà rentrés massivement dans les usines et villes industrielles, même si avant la guerre, c’était rarement à un poste à la production. Tu sembles réécrire l’histoire sur les bases d’une lecture rétrospective avec les lunettes postmodernes d’aujourd’hui. Je t’y oppose ce passage qui relativise le racisme structurel dont tu taxes le New Deal : « La population afro-américaine parut néanmoins peu réceptive aux arguments du candidat démocrate, et accorda plus de deux tiers de ses suffrages à Herbert Hoover, le président républicain sortant. Hoover ne devait toutefois ce soutien ni à son bilan, bien terne, à la tête du pays, ni à son intérêt, très limité, pour la cause noire, mais à une fidélité des électeurs noirs au Parti républicain qui remontait au Grand Émancipateur, Abraham Lincoln. Roosevelt pâtissait, a contrario, de la mauvaise image de son parti auprès de la population noire. Le Parti démocrate était en effet dominé par sa puissante faction sudiste, conservatrice et raciste, les dixiecrats, dont le candidat à la vice-présidence, John Nance Garner, était lui-même un représentant. La priorité de Roosevelt était de recouvrer la croissance économique, et parce qu’il avait pour cela besoin du soutien de son parti, il ne pouvait remettre en cause le statu quo racial en prenant des mesures en faveur des Noirs. Comment expliquer, dès lors, qu’à l’occasion du scrutin de mi-mandat de 1934, soit deux années seulement après l’élection de Roosevelt, l’électorat noir bascula de façon durable dans le camp démocrate ? Il convient de s’interroger sur les raisons qui amenèrent une majorité d’Afro-Américains à prendre parti pour le New Deal, en dépit du fait que la politique de Roosevelt n’était pas a priori destinée à leur venir en aide. En ces temps de crise économique, il semble que ce soient les aides apportées par le New Deal qui emportèrent l’adhésion de la population noire. Ainsi, si les Afro-Américains bénéficièrent du New Deal, c’est davantage en tant que catégorie socio-économique défavorisée qu’en tant que minorité raciale (Fabien Curie, Université de Strasbourg). Lors des élections de mi-mandat en 1934, la population noire des pôles industriels, qui était en mesure de voter, avait davantage bénéficié des mesures du New Deal, comme l’explique l’historienne Cheryl Lynn Greenberg, en prenant l’exemple de New York : Le New Deal contribua aussi à améliorer significativement la situation à Harlem. En dépit de ses limites, les Noirs profitèrent considérablement des programmes d’aides sociales. Les aides financières n’étaient peut-être pas aussi importantes qu’elles auraient pu l’être, ou aussi généreuses qu’elles l’étaient vis-à-vis des Blancs, mais elles empêchèrent néanmoins des milliers de personnes d’avoir faim ou d’être expulsées de chez elles. Dans le Sud, les Noirs américains purent s’appuyer sur une nouvelle entité créée en 1937, l’Agence de sécurité agricole (Farm Security Administration ou FSA). Il s’agissait pour le gouvernement d’acheter des terres, puis de les louer ou de les vendre à de petits exploitants agricoles. Grâce à des taux d’intérêt peu élevés, nombre de fermiers purent ainsi réhabiliter leurs terres, voire en acquérir de nouvelles. À la tête du FSA, Will Alexander, originaire du Sud, veilla à ne pas renouveler les erreurs de l’AAA en évitant toute discrimination à l’égard des fermiers noirs. L’Agence nationale pour la jeunesse (National Youth Administration ou NYA) avait pour objectif d’aider de jeunes Américains déscolarisés en leur offrant du travail. Il s’agissait, là encore, d’éviter les écueils passés en veillant à ce que les jeunes Afro-Américains soient aidés au même titre que les jeunes Blancs. Lors de l’élection présidentielle de 1936, Roosevelt remporta 70 % des votes dans certaines circonscriptions noires, et même 81 % à Harlem. À l’approche des élections présidentielles de 1940, la NAACP jugea son bilan « inégal » mais largement positif en comparaison avec d’autres : M. Roosevelt […] est parvenu à inclure les citoyens noirs dans presque toutes les phases du programme gouvernemental. À cet égard, peu importe qu’il soit loin d’atteindre l’idéal, car il devance de beaucoup n’importe quel autre président démocrate ainsi que les derniers présidents républicains. (The Crisis 47.11 : 343). Source : Fabien Curie, Roosevelt et les Afro-Américains :
    une nouvelle donne ?
    []
  8. Sur ces points, cf. JG et JW :  L’évanescence de la valeur, L’Harmattan, 2004. []

Nouvel échange Ch. Hamelin – J.Wajnsztejn

Nous reprenons la discussion avec Christophe Hamelin amorcée autour du RIC à partir de son texte et maintenant enrichie par ses remarques sur notre supplément sur les origines historiques du RIC avec le droit de pétition de la révolution française. Il y aborde plus largement la question du pouvoir en général dans une perspective qu’il définit lui-même comme quelque peu arendtienne et et donc assez distante de nos propres énoncés signalés en fin d’échange.
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