Les frontières de plus en plus floues entre politique, poésie et publicité

Comment interpréter l’élection de Joe Biden et surtout sa mise en scène ? Dans l’ensemble, l’opinion de gauche aux États-Unis a jubilé devant une réaffirmation de la démocratie selon les uns, ou une victoire dans la lutte éternelle (et surtout rituelle) contre la « peste brune » selon les autres. Or, le texte, reçu d’un camarade, que nous publions ici nous propose un tout autre éclairage des événements en cours.

Amanda Gorman, poétesse noire de vingt-deux ans, semble avoir ravi la vedette lors de la cérémonie d’investiture de Joe Biden par la lecture d’un de ses poèmes. Écrit pour l’occasion, « The hill we climb » (« La colline que nous gravissons ») est bien moins remarquable du point de vue littéraire que pour sa qualité de propagande incantatoire et pour l’importance de son auteure comme symbole, à l’instar d’Obama, de la valeur des citoyens noirs et des avancées que les Américains pensent avoir accomplies en matière de dépassement de l’héritage de l’esclavage et du racisme1.

L’aspect politique-spectacle est si évident que ce n’est pas la peine de s’y attarder ici, d’autant que ce n’est pas une nouveauté. De même, les allusions religieuses – « les Saintes Ecritures nous dit d’imaginer que chacun habitera sous sa vigne et son figuier », « nous avons bravé le ventre de la bête », « Un pays meurtri mais encore intact », rappelant la Deuxième Épître aux Corinthiens (« Nous sommes aux prises, mais non pas écrasés ; ne sachant qu’espérer, mais non désespérés ; harcelés, mais non abandonnés ; terrassés, mas non vaincus. »), relèvent d’une longue tradition dans la littérature et la vie culturelle des États-Unis.

En revanche, le nombre de clins d’œil aux discours politiques ayant fait date dans l’histoire du pays doit retenir notre attention. Ainsi, quand Gorman déclame : « But that doesn’t mean we are striving to create a union that is perfect » (« Mais cela ne veut pas dire que nous aspirons à former une union parfaite »), elle convoque non seulement le préambule à la Constitution (« … en vue de former une union plus parfaite »), mais aussi le discours prononcé par Franklin Roosevelt lors de la cérémonie d’investiture pour son quatrième mandat présidentiel (« Notre constitution de 1787 n’est certes pas un instrument parfait. Mais il nous a fourni un socle ferme sur lequel des hommes de toutes sortes, de toutes les races, de toutes les couleurs et de toutes les croyances ont pu ériger la structure solide de notre démocratie. »). Cette même citation est sans doute également la source d’inspiration des mots « To compose a country committed to all cultures, colors, characters and conditions of man » (« Pour constituer un pays qui s’engage à respecter toutes les cultures, toutes les couleurs, tous les caractères et toutes les conditions de l’être humain »).

Surtout, c’est Abraham Lincoln, orateur d’exception il est vrai, que Gorman met à contribution dans ces passages : « We seek harm to none and harmony for all » (« Nous ne cherchons le mal pour personne et l’harmonie pour tous »), « But while democracy can be periodically delayed it can never be permanently defeated » (« Mais si la démocratie peut à l’occasion être retardée, elle ne peut être définitivement supprimée ») ou « Because we know our inaction and inertia will be the inheritance of the next generation » (« Car nous savons que notre inaction et notre inertie seront l’héritage de la prochaine génération »)2. À ceci près que la jeune poétesse se montre plutôt triomphaliste (fidèle en cela au volontarisme optimiste si prisé aux États-Unis) là où le président d’autrefois était pénétré du côté tragique et cruel des événements.

On a donc affaire à un discours politique assez efficace, fût-il truffé de rimes et d’allitérations obsessionnelles à la manière du rap. Mais c’est l’intervention d’un autre artiste à la cérémonie qui permet de mieux comprendre le sens de ce qui se passe. Bruce Springsteen, chantre des victimes de la désindustrialisation, a pu chanter son « Land of hope and dreams » (« Pays d’espoir et de rêves »), chanson qu’il a été jusqu’à présenter comme une « prière ».

Pourquoi y attacher tant d’importance ? Parce que l’une et l’autre ont à nouveau eu la parole lors du Super-Bowl du 7 février, événement sportif de loin le plus suivi aux États-Unis et donc le plus convoité par les annonceurs, dont certains profitent pour dévoiler leur pub la plus coûteuse de l’année. Gorman a pu lire un autre de ses poèmes, hommage à trois travailleurs de première ligne en période de pandémie, qui fonctionne à peu près de la même façon que le précédent : il s’agit de galvaniser et de rassembler le peuple. Et Springsteen ? Pour la première fois apparemment en quarante-huit ans de carrière, il a accepté de se prêter à un clip, en l’occurrence pour la marque Jeep (filiale du groupe Fiat-Chrysler).

Cette « compromission » scandalise certains ; moi, elle me laisse indifférent. Ce qui me frappe en revanche, ce sont les similitudes entre les poèmes de Gorman et le message véhiculé par Springsteen dans « The Middle » (en gros, le juste milieu). Comme la jeune poétesse, ce fils du New Jersey ouvrier nous parle, après avoir montré une accueillante chapelle œcuménique située pile poil au centre géographique des États-Unis, de la nécessité de trouver un terrain d’entente, vaincre nos divisions, sortir des ténèbres pour retrouver la lumière et considérer la liberté comme ce qui fonde le lien social indispensable au pays. Comme elle, il s’appuie sûrement sur Roosevelt (« La seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même ») lorsqu’il souligne l’effet néfaste de la peur. Comme Gorman encore, il utilise l’image d’une colline ou d’une montagne que nous devons – et que nous pourrons – gravir. Comme elle enfin, il nous assure qu’il y a de l’espoir au bout du chemin devant nous, ce qui conduit pour finir au slogan publicitaire du constructeur qui s’affiche à l’écran : « Jeep.com/The Road Ahead ». Juste après l’inscription « To the ReUnited States of America » (« hommage aux États-RéUnis d’Amérique »)3.

Les images, la musique et le texte concourent à créer un clip bien au-dessus de la moyenne. Cela reste certes une pub, mais dans la mesure où elle vise à frapper les esprits, elle est peut-être aussi « efficace » que le poème récité devant le Capitole. En outre, un constructeur automobile, on s’en doute, a intérêt à « vaincre nos divisions » s’il veut vendre le plus de véhicules possible. Et une auteure ? Là aussi, les impératifs de carrière incitent à ratisser large, mais comme indiqué plus haut, Gorman s’exprime presque tout autant comme propagandiste que comme poétesse. Et de toute façon, elle avoue rêver d’être un jour présidente des États-Unis.

Les poèmes de Gorman comme la pub de Jeep puisent des références partagées dans le passé religieux, mais surtout dans la vénération quasi religieuse des Américains pour leurs institutions, leur document fondateur et les figures marquantes de leur histoire. Or, après l’élection américaine la plus « clivante » depuis les années 1860 et l’assaut du Capitole par une foule composée d’une part de militants déterminés d’extrême droite et d’autre part de naïfs qui se croyaient en plein jeu vidéo, cela paraît un peu court.

L’écart de plus en plus aigu entre métropoles et zones rurales est comme enseveli sous les images nostalgiques des grandes plaines. Quant à la fracture entre bas revenus, concentrés pour beaucoup dans les campagnes, et couches urbaines aisées, elle n’aura eu droit qu’à une brève évocation assez générique par Springsteen (« la liberté… n’est pas l’apanage des plus fortunés parmi nous »). Plus largement, on assiste à une érosion des repères traditionnels – concernant le rapport entre l’individu et la communauté, le rôle des institutions, la composition de la population américaine, les rapports hommes-femmes ou le statut des États-Unis dans le monde – qui a affolé les boussoles, au point d’engendrer un authentique mouvement de masse à droite. Mais de cela, il n’est nulle part question. À l’heure de l’indistinction croissante entre politique, poésie et publicité, l’incantation rassurante tient lieu de réflexion et d’action en vue de changer la société. D’un autre côté, le vainqueur de la présidentielle n’a-t-il pas mieux réussi que son adversaire à s’attirer les contributions des couches favorisées et des grosses entreprises ? Il y aura donc bien des changements, mais pas ceux que nous avions en tête…

Larry Cohen

  1. https://www.youtube.com/watch?v=Wz4YuEvJ3y4 Beaucoup de commentateurs américains donnent l’impression de s’émerveiller à l’idée même qu’une jeune Noire puisse faire de la poésie. Et d’y voir une nouvelle preuve du caractère exemplaire de leur pays. []
  2. Dans le discours de Lincoln lors de sa deuxième investiture, il dit : « Sans malveillance envers quiconque, et avec charité envers tous ». Dans son allocution après la victoire des nordistes à Gettysburg, bataille la plus sanglante de la Guerre de sécession, il dit : « … à nous de vouloir qu’avec l’aide de Dieu cette nation renaisse dans la liberté ; à nous de décider que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, ne disparaîtra jamais de la surface de la terre. » Enfin, dans son discours du 1er décembre 1862 devant le Congrès, il lance cet avertissement : « Mes chers concitoyens, nous ne pouvons échapper au jugement de l’Histoire. »

    []

  3. https://www.youtube.com/watch?v=D2XYH-IEvhI []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XVII)

Le modèle capitalist(ique) allemand en question

Non seulement la crise sanitaire a rompu la ligne politique d’austérité allemande et ouvert à un plus grand interventionnisme de l’État par rapport à « l’économie sociale de marché », jusque-là préconisée (aujourd’hui plutôt dénommée « pensée ordolibérale »), mais elle a dévoilé d’autres faiblesses ou anomalies de son fonctionnement macro-économique. Jusqu’à là, le modèle capitalistique préféré des Allemands restait l’entreprise de taille moyenne non cotée, ou le grand groupe dont le capital est détenu majoritairement par une famille, censée exercer un management stable. « Il y a dans l’économie allemande une méfiance traditionnelle vis-à-vis des marchés financiers », explique Jan Pieter Krahnen, expert des crises financières à l’université de Francfort. « Contrairement à ce qui se passe aux États-Unis, la Bourse allemande est peu développée, nos entreprises se financent le plus souvent par leurs banques. C’est ce qui explique pourquoi les autorités de contrôle des marchés sont relativement faibles. » L’affaire Wirecard sur le défaut de contrôle a en effet produit une césure. La frustration liée au scandale est d’autant plus grande que l’Allemagne produit bien des innovations de rupture, mais qui trouvent souvent un financement efficace… en dehors de la Bourse allemande. C’est le cas de BioNTech, un succès de la biotechnologie allemande, qui a réussi à sortir en quelques mois le premier vaccin contre le SARS-CoV2, à base d’une technologie révolutionnaire, l’ARN messager, procédé dont elle n’est pourtant pas à l’origine (cf. infra). Quant aux essais cliniques du vaccin, ils ont été menés par le groupe pharmaceutique américain Pfizer, avec qui les bénéfices sont partagés. « C’est une invention qui a profité des fonds publics dédiés à la recherche fondamentale allemande, mais dont les retombées financières profitent en grande partie aux Américains. Du point de vue macroéconomique, c’est absurde », déplore Siegfried Bialojan, spécialiste des biotechnologies au cabinet EY, en Allemagne (Le Monde, le 26 janvier). Si Berlin peut agir ainsi, à rebours de ses convictions traditionnelles, c’est aussi que la pression pour plus d’interventionnisme vient des milieux économiques eux-mêmes. Le BDI, la grande fédération industrielle allemande, a publié dès janvier 2019 une prise de position décisive sur la Chine. Il y qualifie pour la première fois le géant asiatique de « concurrent systémique » et appelle à renforcer la « souveraineté technologique » européenne face aux plates-formes américaines et chinoises (ibid.). « En Allemagne, si vous êtes une entreprise de taille moyenne, que vous réalisez un chiffre d’affaires entre 50 et 100 millions d’euros par an et que vous n’êtes pas coté en Bourse, il est très difficile de trouver des sources de financement privées », explique au journal Le Monde un porte-parole de la Deutsche Bank. « Si nous trouvons le moyen en Allemagne de transformer les conditions d’investissement de sorte que ces entreprises aient un meilleur accès au capital-risque privé, nous aurons fait un grand pas en avant. » La banque a constaté pendant la pandémie que le système adopté par l’État pour soutenir ses entreprises pouvait facilement être étendu au financement des technologies d’avenir. Bref, l’Allemagne découvre les vertus capitalistes du marché financier. [Une pierre dans le jardin de ceux qui ne parlent qu’en termes « d’économie réelle ». Avec cette nouvelle direction vers une politique industrielle, l’Allemagne démontre que la vieille distinction des années 1980-90 (cf. les thèses défendues par Albert puis Boyer) opposant le modèle capitaliste anglo-américain financiarisé et de court-terme d’un côté et le modèle allemand d’économie sociale de marché, industriel et de long-terme de l’autre est aujourd’hui remise en question par le procès de totalisation du capital, NDLR].

L’anti-modèle français. À partir d’un petit historique de l’industrie pharmaceutique.

En France, la souveraineté nationale en matière de médicaments s’est effritée dès les années 1950. Ce recul s’explique par les caractéristiques de l’industrie pharmaceutique dans l’Hexagone et par une politique publique réduite au contrôle des prix et à la surveillance sanitaire, sans réelle ambition industrielle. À la différence des firmes pharmaceutiques britanniques, allemandes et nord-américaines, les entreprises françaises étaient éloignées de la recherche académique1 et surtout, la relation avec les laboratoires universitaires dépendait plus de relations interpersonnelles que d’un modèle d’organisation. Dès 1945, l’État a bien tenté un rapprochement forcé entre Institut Pasteur, CNRS et entreprises pharmaceutiques pour organiser la production d’antibiotiques et se défaire de l’emprise américaine, mais sans succès. Dans les années 1950, les capacités de recherche et développement (R-D) des laboratoires français sont en situation d’infériorité. Des années 1950 jusqu’aux années 1980, les différents gouvernements privilégient le contrôle du prix des médicaments pour ne pas accroître davantage les charges de l’Assurance maladie. Faute de ressources propres, les entreprises françaises ne peuvent pas investir dans la R-D : elles préfèrent développer des copies et négocier des licences d’exploitation avec des laboratoires étrangers. Enfin, les procédures d’autorisation de mise sur le marché ne prennent guère en compte la dimension innovante des nouveaux produits puisqu’elles allongent le temps de mise sur le marché si on compare aux procédures des pays similaires. À partir des années 1980, l’industrie pharmaceutique s’internationalise pour répondre à la surenchère des moyens nécessaires à la R-D. La financiarisation du secteur et la création des premières sociétés de biotechnologie font émerger des firmes transnationales, et font disparaître, en deux décennies, les acteurs historiques français à l’occasion d’opérations de fusion/acquisition et d’alliances. Aujourd’hui, l’industrie pharmaceutique française est dominée par ces grands groupes transnationaux, auxquels il serait difficile d’imposer une ambition industrielle nationale. Certes, des incitations à localiser en France les activités de recherche, comme le crédit d’impôt recherche ou la volonté de promouvoir la filière des médicaments issus des biotechnologies, témoignent d’une volonté de renforcer l’attractivité du secteur pour les investisseurs. Mais à l’échelle des géants de la pharmacie, ce sont surtout des opportunités à saisir, sans impact majeur sur leurs stratégies de développement. (Sophie Chauveau a été enseignante en histoire des sciences et des techniques, in Le Monde, le 8 février).

À l’origine, le secteur pharmaceutique est inclus dans l’industrie chimique avant que la tendance en vienne à un recentrage sur le cœur de métier pour l’éclosion de champions nationaux. C’est ainsi que le chimiste français Rhône-Poulenc fusionne en 1999 sa branche pharmacie avec celle du chimiste allemand Hoechst (qui a auparavant racheté le français Roussel-UCLAF) pour créer Aventis et que Sanofi, branche pharmacie d’Elf créée en 1973 et entrée en Bourse en 1980, achète Synthélabo, filiale pharmaceutique de L’Oréal, en 1999, puis Aventis en 2004. Le modèle économique de l’industrie pharmaceutique s’est transformé, passant d’un objectif de santé publique — mettre au point des médicaments soignant le plus grand nombre possible de maladies et de gens contrôlé par la Sécurité sociale — à des objectifs de rentabilisation financière des investissements incluant de gros dividendes aux actionnaires2. De fait il s’est premièrement fait un tri entre les activités, des plus rémunératrices à celles qui le sont le moins – Sanofi est ainsi passé du diabète à l’oncologie et l’hématologie) et deuxièmement il s’agit d’axer le développement de la recherche là où la firme peut espérer les prix les plus élevés, à savoir aux États-Unis et en dehors d’un système tel celui de la Sécurité sociale à la française qui surveille à la fois le caractère innovant des produits et leur prix bas3. La finalité pour la grande entreprise devient la production des « blockbusters » (molécules dont le chiffre d’affaires dépasse le milliard d’euros). Ainsi, le principal actif du laboratoire pharmaceutique français, le Dupixent, a joué le rôle de locomotive dans les résultats financiers 2020 du groupe présentés vendredi. Les ventes de ce « blockbuster », un médicament utilisé dans le traitement de la dermatite et de l’asthme, sont en hausse de 74. Cette progression a largement contribué à l’essor du chiffre d’affaires, qui affiche un gain de 3,3 % à taux de changes constants. Les dépenses annuelles de R-D des firmes pharmaceutiques américaines ont augmenté de 7,4 % entre 2003 et 2007, puis de 8,9 % entre 2013 et 2017, alors qu’elles ont augmenté pour les firmes européennes que de 5,8 % et de 3 % respectivement sur les mêmes périodes. Les coûts en R-D sont par ailleurs grandissants parce qu’on est dans une période de transition technologique entre la chimie, la biologie et la génomique. Un médicament innovant sur deux est aujourd’hui issu des biotechnologies. C’est la qualité de la recherche fondamentale qui conditionne les chances de succès du processus d’innovation. Les grandes entreprises externalisent donc la recherche vers des start-ups spécialisées (car elles sont incapables de prendre des risques sur plusieurs projets à la fois), plus compétentes en biotechnologies (surtout que leur métier d’origine en était très éloigné) avant de les racheter. Le gros de leurs dépenses est donc plus axé sur le marketing et le lobbying que sur la recherche fondamentale qu’elles abandonnent aux start-ups. C’est d’ailleurs le cas de Sanofi. Une complémentarité plus qu’une concurrence donc. Ces dernières, pour innover doivent utiliser le capital-risque pour leur financement [d’où une financiarisation de la production aux deux bouts de la chaîne : en amont de la production avec le capital fictif et en aval avec la course à l’actionnaire et à sa satisfaction pécuniaire, NDLR]. Ce capital-risque étant beaucoup plus développé en Amérique qu’en Europe4, CQFD (cf. Nathalie Coutinet, enseignante en économie au Centre d’économie de l’Université Paris-Nord, in Le Monde, le 8 février).

Recherche et santé

 la France a été pionnière en génomique. De Jacques Monod, découvreur de l’ARN messager, à Emmanuelle Charpentier en passant par Jean Dausset, la France dispose des trois Prix Nobel qui ont charpenté la recherche génomique mondiale. [On pourrait dire qu’il n’y a donc pas de « retard » dans la recherche fondamentale sauf que certains de ces chercheurs sont amenés à s’exiler pour trouver de bonnes conditions (cf. Charpentier), NDLR]. Mais les difficultés apparaissent au niveau de la recherche appliquée où la France se situe à la 32e position du classement Collaboration Université-Industrie en R-D de la Banque mondiale en 2016 lorsque la Suisse, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne occupent respectivement les 1re, 4e, 6e et 8e positions5. Mais la situation serait en train d’évoluer avec la mise en place d’une politique publique (création d’une société d’accélération de transfert de technologie, SATT) qui permet de lier recherche universitaire et start-up. Ainsi, en 2019, l’INSERM était le premier déposant de brevets pharmaceutiques et le troisième en biotechnologie à l’Office européen des brevets. Le nombre de demandeurs de brevets français en biotechnologie a augmenté de 12 % entre 2018 et 2019. Mais cela n’empêche pas des manques flagrants liés à une désindustrialisation ; ainsi, l’entreprise française de biotech Yposkesi devrait être rachetée par un groupe coréen faute d’avoir trouvé un industriel français sur lequel s’appuyer.

– Toutefois, le Conseil d’analyse économique (CAE), une structure rattachée aux services du Premier ministre, a relevé qu’entre 2011 et 2018, les crédits publics alloués à la R-D en matière de médicament ont baissé de 28 %. Durant la même période, ils ont progressé de 11 % en Allemagne et de 16 % aux États-Unis et ceci dans un secteur où les coûts en R-D ont été multipliés par 3 depuis 2003. Aux États-Unis, 82 % du capital des biotechs viennent des fonds nationaux, contre 11 % en France.

– La stratégie du labo (Sanofi) en échec dans la lutte contre le Covid doit-elle être remise en question ? Les vaccins ne représentent que 16 % du chiffre d’affaires et 18 % des bénéfices réalisés par le labo français. Son activité s’exerce également dans les produits de santé grand public ou dans les traitements de maladies chroniques comme le cholestérol ou le diabète. Or Sanofi doit composer avec la concurrence des autres labos et la politique de santé des États. L’augmentation des dépenses de santé, due notamment au vieillissement de la population, conduit les systèmes d’assurance maladie à être de plus en plus restrictifs dans les remboursements des soins (Libération, le 30 janvier). Un nouveau plan d’économies, de 2 milliards d’euros voit le premier laboratoire français arrêter la recherche sur le diabète et les maladies cardiovasculaires. Le tout alors que le chiffre d’affaires 2019 était encore en hausse, à 36,1 milliards pour des profits de 7,5 milliards. D’après les responsables CGC et CFDT les suppressions de postes prévus dans la R-D ne concernent pas la branche vaccin et sont indépendantes de l’échec sur le Covid. La CGT a une vision plus globale et parle d’un manque de connexion dans les divers secteurs qui ne se résume pas à une guerre des chiffres sur les transferts de compétence entre sites avec vases communicants. Pour finir, le groupe vient de céder la firme américaine Regeneron spécialisée dans les maladies de peau au Suisse Roche afin de se refinancer.

– Cruelle vérité ? Alors que beaucoup rejettent sur Astra-Zeneca ou les négociateurs européens le retard des livraisons de vaccin, les retards de production sont surtout la marque du sous-investissement dans les industries de santé en Europe ces vingt dernières années. La faible productivité d’Astra-Zeneca sur le continent contraste avec ses capacités en Inde, notamment. Pfizer et Moderna sont confrontés à la difficulté de produire à très grande échelle des vaccins à ARN messager, une technologie pour laquelle les sites restent rares en Europe. Et qui en France souhaitait jusqu’alors accueillir de telles usines classées Seveso ? (Les Échos, le 3 février). « Le sujet est trop grave pour laisser les brevets aux mains d’intérêts privés », clament haut et fort plusieurs élus du Parti communiste, dont son secrétaire national, Fabien Roussel, qui réclame la « réquisition » des usines (Le Monde, le 9 février) (mais de quelles usines parle-t-il ? [NDLR]).

Une insuffisance dans la production donc, plus que dans la recherche où dans ce secteur ce sont plutôt les petites biotechs qui souffrent d’un soutien moins important qu’en Allemagne, par exemple, mais cela n’empêche pas une centaine de solutions contre le Covid d’être en cours actuellement en France, mais à partir d’une autre technique que celle de l’ARN pour des vaccins de seconde génération qui devraient être plus résistants aux variants (Les Échos, le 4 février). Le fonds d’investissement Bio Discovery a multiplié par 25 ses investissements en Europe dans un secteur pourtant très risqué où, d’après les spécialistes, seul un projet sur 10 est couronné de succès (ce qui justifierait, pour les investisseurs, le niveau élevé exigé de retour sur investissement (15 % au lieu des 5 % en moyenne dans d’autres secteurs).

Crise sanitaire, science et décision politique

Pour Antoine Vauchez6, in Le Monde, le 1er février), affectant l’ensemble des domaines de l’action publique et la totalité des administrations, la crise due à l’épidémie de Covid -19 met à l’épreuve la capacité de l’État à être le lieu où se construit une réponse unitaire, légitime et efficace au croisement d’enjeux sanitaires, économiques, scientifiques, logistiques, sociaux, culturels, éducatifs, etc. La tâche, difficile en soi, l’est plus encore dans un contexte où les services publics (santé, éducation, recherche) sont fortement affaiblis par des années de politiques de réduction des coûts. Mais elle est rendue plus ardue encore par le fait que l’État s’est considérablement complexifié sous l’effet d’un mouvement d’« agencification » de l’action publique, qui a conduit à multiplier les ilots bureaucratiques autonomes (Santé publique France, Haute Autorité de santé, Anses, ANSM…), augmentant d’autant les coûts de coordination de l’action publique. Dans un contexte où les gouvernements peinent à trouver une prise sur des États dont ils sont censés être les animateurs, la politique macroniste s’appuie sur le court-circuitage (ou la mise sous pression) des espaces de coordination, d’évaluation et de contrôle de l’État. Elle trouve sa source dans l’éthos anti-bureaucratique aujourd’hui propre aux fractions les plus néolibérales des grands corps de hauts fonctionnaires, qui voient dans les administrations elles-mêmes un frein et un problème potentiels pour la conduite de l’action publique. [ici Vauchez va plus vite que la musique car cet « éthos anti-bureaucratique » se heurte constamment… au bureaucratisme hérité de la forme nation et jacobine de l’État comme on peut le voir dans le pouvoir pris par les ARS ; un pouvoir dénoncé justement par des personnes classées parmi les « conservateurs » comme on peut le lire dans Le Monde du 9 janvier avec l’articledeChantal et Jean-Philippe Delsol, NDLR] et elle se développe dans une politique législative placée sous le sceau de l’efficacité « quoi qu’il en coûte » : le développement massif des ordonnances, le recours de plus en plus fréquent aux cabinets de conseil privés pour échafauder les projets gouvernementaux, l’usage quasi systématique de la procédure accélérée au Parlement et des réformes qui, au nom des « lenteurs » et des « immobilismes » de l’État, multiplient les procédures dérogatoires ou accélérées. Une voie qui fait porte-voix quand elle est répercutée à longueur de colonnes dans des journaux comme Le Figaro ou Les Échos.

Le pilotage gouvernemental de la crise du Covid -19 s’inscrit, au risque du tête-à-queue, dans ce sillage, qui voit toutes les agences et comités précisément créés au nom de l’efficacité de l’action publique aujourd’hui court-circuités par de nouvelles structures au service d’un gouvernement de crise : le conseil scientifique, créé le 11 mars 2020, le comité analyse, recherche et expertise (CARE), formé le 24 mars 2020, ou encore le conseil vaccinal des 35 citoyens tirés au sort, et le conseil de défense, désormais érigé en conseil des ministres bis. D’où, aussi, le déploiement des cabinets de conseil tout au long de la chaîne de la décision publique – depuis la cellule interministérielle de tests à la task force sur les vaccins et autres « unités Covid-19 » dont se sont dotés les ministères –, s’insérant ainsi au plus près de ce qui est traditionnellement compris comme le cœur de l’action de l’État et du travail gouvernemental : le pilotage stratégique, le benchmark (« comparaison ») international, la construction des systèmes d’information, la capacité logistique, le suivi de la qualité et de la rapidité d’exécution, etc.

Cette stratégie du court-circuit a cependant un coût, des biais et des effets pervers. D’abord, parce qu’au nom de la construction d’une capacité à gouverner à distance, c’est une nouvelle strate d’opérateurs publics et privés qui vient s’intercaler entre les ministères et les professionnels des services publics – générant chevauchements de compétence et incertitudes quant aux rôles et responsabilités de chacun dont les commissions d’enquête des deux assemblées ont pointé les effets déstabilisants tout au long de la chaîne de la décision publique. Elle contribue ensuite – et ce n’est pas le moindre des paradoxes – à faire advenir ce qu’elle critique, à savoir l’incapacité des structures et des agents de l’État à être le lieu de construction d’une stratégie, d’une expertise et d’une efficacité logistique. Ce qui n’est du reste pas propre à la France, puisque c’est l’ensemble des États occidentaux (États-Unis et Royaume-Uni en tête) qui sont semblablement marqués par une dépendance croissante à l’égard de multinationales du conseil qui, à l’image de McKinsey, ont acquis une expertise internationale et intersectorielle de la gestion de la crise du Covid -19 et se sont imposées dans un rôle de conseil aux dirigeants politiques qu’aurait pu jouer, en d’autres temps, une organisation publique internationale telle que l’Organisation mondiale de la santé.

Enfin, le face-à-face qui se construit avec les cabinets de conseil double la clôture des cercles dirigeants et leur coupure à l’égard des acteurs de terrain (personnels soignants, maires, enseignants, etc.). Ce n’est pas seulement que les dirigeants des cabinets de conseil sont eux-mêmes souvent issus des mêmes grands corps ou cabinets ministériels, mais c’est surtout qu’ils sont obnubilés par la vision technocratique et centralisée construite sur la valorisation de la tâche noble d’un « pilotage stratégique », à distance et vertical. Aux dépens de la concertation avec les usagers (réduits à la figure managériale de l’« acceptabilité sociale » comme on peut encore le voir avec aujourd’hui avec la gestion de la décision ou de la non-décision d’un possible troisième confinement), les professionnels des services publics et les élus locaux, dont on a pu voir le désarroi et le sentiment d’inutilité à chacune des différentes phases-clés de la gestion de crise (Antoine Vauchez, ibid.).

– La bataille des agences est aussi un signe de ce mille-feuille technocratique qui a fait polémique autour de la deuxième dose de vaccin : la Haute autorité de la santé (HAS), dans son avis du 23 janvier, dans le prolongement des avis de Santé publique France (SPF), préconise « le report de la deuxième dose à six semaines, pour les deux vaccins à ARN, afin d’accélérer l’administration de la première dose aux personnes les plus vulnérables, dans l’ordre de priorité préalablement établi par la HAS ». En effet, dans un contexte où le nombre de doses est limité, l’option de retarder de vingt et un à quarante-deux jours pourrait permettre en France, selon la HAS, la vaccination de 700 000 personnes supplémentaires de plus de 75 ans en un mois, au rythme de 100 000 doses/jour. Mais malgré ces avis, malgré le choix de nos voisins, le ministre de la Santé a annoncé, lors d’une conférence de presse le 26 janvier, la décision de ne pas suivre les recommandations de ces agences. Les positions du comité vaccin et du conseil scientifique semblent avoir pesé en ce sens. Alors que les arguments de la HAS en faveur de l’allongement du délai entre les doses sont exposés dans un avis public, les arguments contre cet allongement ne sont, eux, pas exposés. « Je fais le choix de la sécurité », a indiqué Olivier Véran. Est-ce à dire que nos trois agences sanitaires nationales sont exagérément portées à la témérité ? Les pouvoirs publics ont sans cesse appelé à la transparence, tout en donnant à chaque occasion les preuves de l’opacité croissante des processus de décision (cf. François Bourdillon ancien directeur général de SPF, in Le Monde, le 1er février).

– Dans le relevé précédent, nous avons parlé du rôle des 4 cabinets privés américains dans la logistique de gestion de crise et particulièrement de Mc Kinsey (« la firme ») et le Mag du journal Le Monde du 6 février présente une étude sur le sujet. Mais on retrouve les mêmes pratiques avec les partenariats entre Bpifrance et Amazon. Le thème de la souveraineté est au cœur des liens entre la structure publique et l’américain. Pour la sénatrice UDI de l’Orne Nathalie Goulet, « l’État est un peu schizophrène ; d’un côté, il aide massivement les entreprises françaises à surmonter la crise liée au Covid19 et de l’autre, il fait appel à Amazon pour stocker des données sensibles de sociétés et pour les former à la numérisation » (Le Monde, le 8 février). Le message envoyé par Bpifrance est doublement problématique : il sous-entend que la solution et la compétence numérique seraient celles d’Amazon, et que la numérisation des commerces et des TPE-PME passerait par les marketplaces américaines », avait déjà dénoncé, dans une tribune au Journal du dimanche, parue fin 2020, Pierre Bonis, le directeur général de l’association des noms de domaines Internet français Afnic (ibid.)

Interlude

– Just a joke : les choix de Trump enfin reconnus (sans trop de bruit toutefois) à leur juste valeur ! L’Allemagne va devenir le premier pays européen à utiliser le traitement expérimental à base d’anticorps monoclonaux administré début octobre à Donald Trump, a annoncé dimanche le ministre de la Santé, Jens Spahn. Le gouvernement a acheté 200 000 doses pour 400 millions d’euros de ce sérum, qui fonctionne comme une « vaccination passive », sans solliciter le système immunitaire, et bloque la pointe du virus lui permettant de s’attacher aux cellules humaines. Cela pourrait aider des malades à haut risque à éviter une évolution plus grave (Les Échos, le 25 janvier).

– Du Figaro (28 janvier), ce constat : « Les Français approuvent l’idée d’un troisième confinement, mais pas les restrictions qui vont avec. » Des deux nouvelles laquelle est fake ?

– Olivier Véran, le ministre de la Santé, déclare, à propos de l’éventualité d’un nouveau confinement (le Journal du dimanche 31 janvier) : « Le danger auquel nous faisons face est possible, voire probable ». C’est connu que gouverner c’est prévoir !

Les États-Unis et « L’argent hélicoptère »

2000 $ par américain en 2021 : avec Biden la manne dépasse largement les 600 $ sous Trump (Ioanna Marinescu, enseignante d’économie à l’université de Pennsylvanie, Libération le 26 janvier). Le choix d’urgence de la nouvelle administration a donc revêtu l’aspect d’une forme particulière d’argent « hélicoptère » pour… les 90 % des moins riches. [On a là une réponse du pouvoir aussi inconséquente que la position qui, au début des années 2000, énonçait que s’attaquer aux 10 % des plus riches constituait la voie de sortie du capitalisme. Dans les deux cas, nous sommes dans un anticapitalisme de pacotille ; mais si certains peuvent croire que s’attaquer aux 10 % les plus riches peut changer quelque chose qui croira qu’il y a 90 % de pauvres ? Biden a semble-t-il le sens de l’ouverture au risque de nous donner une nouvelle version inversée de la « Grande Société » de Johnson, tout le monde classes moyennes du haut devenant classes moyennes du bas. Eh bien non, il y a bien une accentuation des inégalités de salaires. Aujourd’hui les bas salaires sont considérés par le patronat ou l’administration comme tellement élevés en regard de leur productivité qu’ils sont perçus comme des coûts insurmontables économiquement au moins dans les pays où les charges sociales sont élevées, particulièrement pour les PME qui sont pourtant les premières pourvoyeuses d’emplois. Mais même dans ceux où ce n’est pas le cas comme aux États-Unis, la tendance n’est pas à cette augmentation, mais à la lutte contre le chômage par le développement des petits boulots. Si bien qu’on assiste à des transferts d’entreprises vers les États où les salaires sont les plus faibles parce que sans tradition industrielle ni syndicale. D’où une distorsion entre salaires suivant les régions qui vient se rajouter aux autres inégalités, une croissance générale de celles-ci et plusieurs niveaux de marché du travail suivant la plus ou moins grande régulation en place, NDLR].

 Biden et ses conseillers en sont quand même conscients puisque leur second projet vise à porter le salaire minimum fédéral à 15 euros (équivalent $) car à l’heure actuelle, il est tombé à un niveau si bas : 7,25, qu’il ne concerne plus réellement que 2 M de salariés alors que possiblement il pourrait concerner 20 M de personnes avec le nouveau taux horaire (en référence, il faut savoir que le salaire minimum moyen actuel est à 11,80). Il a pour ambition de protéger les nouveaux salariés des nouvelles régions sans tradition ouvrière ni syndicale, aujourd’hui grosses pourvoyeuses de « travailleurs pauvres »7 (Les Échos, le 26 janvier). Pour, l’économiste Larry Summers, ancien de l’administration Obama il a l’espoir d’une présentation, ces prochaines semaines, d’un grand plan d’investissement dans les infrastructures par la Maison-Blanche. « Je pourrais soutenir un montant plus élevé pour une relance. Mais une partie substantielle du programme devrait être consacrée à la promotion d’une croissance économique durable et inclusive pour la décennie et au-delà, et non simplement au soutien des revenus cette année et la prochaine » (Les Échos, le 9 février)

La dette encore

– Si la dette ne doit pas être remboursée à court terme et qu’actuellement les pays riches s’endettent à des taux qui n’alourdiront pas notre la d’intérêt, pourquoi se battre pour obtenir de la BCE qu’elle tire un trait sur les titres d’État qu’elle détient ? (cf. Anton Brender, in Les Échos, le 4 février et une tribune publiée dans Le Monde, le vendredi 5 février, par 150 économistes qui prône une solution radicale : l’annulation de 2 500 milliards d’euros de créances.). Pour lui, il vaudrait mieux profiter de la situation (la crise sanitaire qui a activé la « clause de sauvegarde ») pour ne plus retourner aux accords de Maastricht quant aux limites de politique budgétaire et d’endettement public qui sont des perspectives du passé et dépassées. Bien sûr cette position d’économiste ne peut être défendue par Christine Lagarde, la présidente de la Banque centrale européenne (BCE) pour qui l’annulation de la dette Covid -19 est « inenvisageable » et serait « une violation du traité européen qui interdit strictement le financement monétaire des États », a-t-elle souligné, dans le Journal du dimanche du 7 février où elle rappelle les principes du traité de Lisbonne sur l’indépendance de la BCE vis-à-vis des États membres. « Cette règle constitue l’un des piliers fondamentaux de l’euro, a expliqué Christine Lagarde dans l’hebdomadaire français. « Si l’énergie dépensée à réclamer une annulation de la dette par la BCE était consacrée à un débat sur l’utilisation de cette dette, ce serait beaucoup plus utile ! À quoi sera affectée la dépense publique ? Sur quels secteurs d’avenir investir ? Voilà le sujet essentiel aujourd’hui. » Une position reprise à son compte telle quelle par J. Quatremer le correspondant de Libération à Bruxelles, le 8 février où il parle de « débat lunaire » à propos de celui autour de la dette. Mais pour les économistes de la tribune du 5 février, « L’Europe ne peut plus se permettre d’être systématiquement bloquée par ses propres règles ».

– « Lunaire » ou pas le débat bat son plein y compris parmi les responsables ou ex-responsables des grands organismes internationaux. Ainsi, pour Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du FMI : « S’engager à arrêter inconditionnellement les déficits en 2022 serait une erreur. Le danger c’est que l’on refasse ce qu’on a fait en 2010-2011, à savoir essayer de réduire tout de suite la dette. Mais la plupart des gouvernements ont appris leur leçon, le ratio de dette publique rapporté au PIB n’a en tout cas aucun sens. Je le pensais déjà avant la crise, et le critère européen du seuil d’endettement de 60 % du PIB est parfaitement inopérant. Avoir une dette à 60 % avec un taux d’intérêt à 10 % est une politique dangereuse, avoir la même dette avec un taux de 0 % ne pose aucun problème. Ce qui compte c’est la charge d’intérêts, donc le produit du niveau de dette et des taux d’intérêt. Dans la situation actuelle, la dette a augmenté, mais les charges d’intérêts ont baissé. L’endettement est donc parfaitement soutenable. Historiquement, la diminution du poids de la dette publique est venue plus de l’inflation que de la croissance réelle. Mais il n’y a pas besoin de hausses d’impôts à partir du moment où le taux d’intérêt sur la dette reste inférieur au taux de croissance de l’économie. Le poids de la dette diminuera lentement certes, mais il baissera (Les Échos, le 27 janvier).

Pour entrer dans le mécanisme plus technique de la dette de l’État, il faut savoir que celui-ci pratique deux types d’emprunts : des emprunts à long terme sur une période de deux à cinquante ans : les obligations assimilables au Trésor (OAT)8. Et pour boucher les trous imprévus, ou encore faire face aux urgences, il est fait appel aux bons du Trésor à taux fixe (BTF). Des financements à court terme qui doivent être remboursés en un an maximum. Ce sont justement ces emprunts à court terme qui ont explosé depuis le début de la crise sanitaire9. Ils ont été multipliés par cinq. Pour le moment à l’agence France Trésor qui gère tout cela la solution privilégiée est celle du « cantonnement »  de la dette qui aboutit à isoler la dette spécifique due à ce choc « extérieur » conjoncturel, de la dette structurelle et donc de différencier aussi les modes de remboursement.

Pour les « économistes atterrés » la dette publique est soutenable contrairement aux arguments gouvernementaux ou du directeur de la Banque de France qui disent que c’est engager les générations futures et qu’il faut donc faire des réformes d’austérité et reprendre la réforme des retraites (cf. les déclarations récentes de Le Maire). En effet, pour l’économiste atterré Eric Berr, enseignant à l’université de Bordeaux(Libération le 1erfévrier) : « l’État français, hors périodes de récession sévère, enregistre un excédent budgétaire si l’on enlève les dépenses d’investissement. L’État s’endette donc pour investir, pour préparer l’avenir, pas pour faire n’importe quoi ! » De plus les taux zéro actuels permettent de cibler ces investissements d’abord dans les secteurs dont les manques ont été rendus visibles par la crise sanitaire (hôpitaux, secteur de la recherche) ensuite pour des politiques de transition énergétique et écologique. Berr remet en valeur les politiques de relance par la demande avec le rôle fondamental de l’investissement public et son effet « multiplicateur10 ». Mais même pour le directeur de l’observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Xavier Ragot : « Non, on ne s’endette pas auprès des générations futures », avance-t-il : « On s’endette auprès des générations actuelles, mais on rembourse aux générations futures à qui on paiera les taux d’intérêt. » Pour les générations futures, l’enjeu serait donc celui de la redistribution puisque certains recevront les intérêts de la dette et d’autres acquitteront des impôts pour les payer » (Les Échos, le 2 février).

« La vision des économistes néolibéraux est que la dette publique doit être gérée comme celle d’un ménage ou d’une entreprise. Or les deux n’ont rien à voir car l’État, lui, a une durée de vie infinie. S’il emprunte 100 euros à dix ans à 2 %, il va payer 2 euros d’intérêt tous les ans pendant dix ans. Et à la fin des dix ans, il doit rembourser 100. Mais s’il ne les a pas, il peut réemprunter 100 pour rembourser cette première somme, avec un nouveau taux d’intérêt. C’est cela, « faire rouler » sa dette. Jamais l’État ne remboursera l’intégralité de sa dette, alors qu’un ménage doit le faire. L’État doit seulement être en mesure de payer les intérêts de sa dette afin de garder la confiance de ses créanciers » Kerr, ibid.). Le problème est donc plutôt aujourd’hui, celui de la dette privée qui peut déboucher sur un multiplicateur, mais négatif cette fois.

Banque centrale et intervention macro-économique

Les banques centrales des pays de l’OCDE veulent de plus en plus sortir de leur rôle traditionnel (assurer la stabilité des prix) pour intervenir sur l’économie réelle [laissons dire ici l’économiste P. Artus, Les Échos, le 28 janvierqui pense qu’il y a une « économie irréelle, sous-entendu la finance par rapport à l’économie réelle11 », NDLR]. Il s’agit d’abord d’une influence macroéconomique : réduction du chômage et réduction de l’inflation. La Réserve fédérale américaine a clairement annoncé qu’elle voulait amener le taux de chômage à un niveau très bas pour réduire les inégalités, en particulier en réduisant le taux de chômage des minorités (noirs, hispaniques). Elle utilise pour cela ce qu’on a appelé la politique de la surchauffe : soutenir la demande alors que le taux de chômage est déjà très bas pour amener de nouvelles personnes sur le marché du travail, pour pousser les entreprises à devenir plus efficaces, puisqu’il faut qu’elles produisent davantage pour satisfaire la demande alors que le marché du travail est déjà tendu. Cette politique a clairement été mise en place, avec succès, aux États-Unis depuis 2016. Nous l’avons déjà souligné dans le relevé précédent tout ceci pose d’abord un problème institutionnel et politique dans un régime démocratique. Les choix d’investissement public, de soutien à certains secteurs d’activité ou à certains types d’investissements (comme ceux dans la transition énergétique) doivent être faits par le Parlement, pas par la banque centrale. Soit la banque centrale fait des choix qui ne sont pas validés par les Parlements, et il y a problème de démocratie, « dictature » de la banque centrale ; soit la banque centrale suit les injonctions du Parlement, et elle perd son indépendance. Il se pose ensuite la question de l’utilité de l’intervention de la banque centrale. Si des investissements publics ou privés sont rentables, efficaces, ils peuvent être sans danger financés par la dette publique, puisque la rentabilité des investissements est supérieure au coût de la dette. On ne voit pas alors pourquoi il faudrait un financement monétaire de ces investissements par la BCE, ni le maintien de taux d’intérêt anormalement bas. Le cas le plus intéressant est alors celui d’investissements générant de fortes externalités positives et dont la rentabilité économique est faible. Il s’agit par exemple d’investissements dans la transition énergétique. Il est alors légitime que la banque centrale contribue à l’intermédiation des externalités, par exemple, en refinançant à ces conditions privilégiées les créances (obligations, crédits) qui correspondent à ces investissements. Il faut ensuite regarder la question de la disponibilité de l’épargne pour financer les investissements nécessaires. Les États-Unis, par exemple, ont une insuffisance notoire d’épargne. Si la banque centrale met en place un programme d’« helicopter money » (création monétaire qui finance des dépenses des ménages ou des entreprises) pour financer des investissements supplémentaires, ce qui est parfois réclamé, il y aura hausse de l’investissement sans hausse correspondante de l’épargne. D’où déséquilibre extérieur, accumulation de dette extérieure, et risque de crise de balance des paiements, de l’endettement extérieur : la création monétaire allouée au financement d’un investissement ne résout pas le problème d’insuffisance d’épargne. [ce n’est pas le cas de pays à forte épargne comme l’Allemagne, ce qui explique d’ailleurs ses réserves sur l’intervention de la BCE en ce domaine, NDLR]

France, mondialisation et… désindustrialisation ?

– Un rapport à relativiser, car si les chiffres du commerce extérieur montrent un déficit grandissant, la France est parmi les grands pays européens celui dont les entreprises industrielles ont le niveau le plus élevé d’emplois à l’étranger rapporté aux emplois industriels domestiques », écrit le député Thierry Michels, dans un rapport sur la politique industrielle publié la semaine dernière. Les ventes des filiales étrangères des groupes industriels français pèsent deux fois plus que nos exportations industrielles, alors que ce ratio est de moins de 1 pour l’Allemagne et l’Italie.

– Dans le même ordre d’idée, en 2019, le flux des investissements directs français à l’extérieur des frontières était de 34,5 milliards d’euros, contre 30,2 milliards pour les capitaux étrangers arrivés dans notre pays, selon la Banque de France.

– Nous avons vu dans le relevé XVI que les investissements s’étaient plutôt maintenus à un niveau correct pendant la crise sanitaire (toutefois encore en cours) si on compare avec la crise financière de 2008. Il n’en est pas de même pour les investissements directs à l’étranger (IDE) qui ont chuté de plus de 40 % par rapport à 2019 (Les Échos, le 26 janvier). L’Inde (+13 %) surtout dans le numérique et la Chine (+4) restent positives.

– Quant aux mesures de protection de Carrefour par rapport à son possible acquéreur canadien Couche-tard elles ne sont pas une exception française. Ainsi, si ni le Royaume-Uni ni les Pays-Bas ne disposent à l’heure actuelle d’un tel régime de contrôle, de telles restrictions sont également présentes dans les réglementations de plusieurs grands pays européens, en Allemagne, en Italie et en Espagne où le cadre légal qui fait référence respectivement à l’approvisionnement alimentaire, la filière d’approvisionnement agroalimentaire et la sécurité alimentaire, est suffisamment large pour imposer une autorisation préalable (Les Échos, le 2 février).

Covid et pauvreté globale : un retournement historique

À l’horizon 2030, la visée, établie par l’ONU en tant que premier des objectifs du développement durable (ODD), consistait à mettre fin aux formes extrêmes de pauvreté dans le monde. L’optimisme prévalait depuis une vingtaine d’années. La pauvreté régressait (1,7 milliard d’individus en 1997, moins de 650 millions projetés en 2019). L’épidémie de coronavirus et ses conséquences économiques changent la donne. Selon les estimations de la Banque mondiale, plus de 100 millions de personnes seraient venues, en 2020, grossir les rangs de cette extrême pauvreté. Mais ce pourrait être jusqu’à un demi-milliard selon des approches alternatives de la pauvreté, mesurée en conditions de vie. Les observations sortent renforcées lorsque d’autres indicateurs, tels l’indice de développement humain (IDH), qui agrègent les trois dimensions du niveau de vie, de l’état de santé et de l’éducation sont mobilisés. Cet IDH, pour la première fois depuis son établissement en 1990, baisse significativement en 2020. Les progrès du passé récent s’effacent. La crise du Covid-19 a assurément marqué un coup d’arrêt. Selon le contenu et l’intensité de la reprise économique, il s’agira de voir si cette crise n’aura alimenté qu’un à-coup ponctuel ou si, au contraire, elle aura enclenché un revirement intégral. Quant aux prévisions d’une quasi-éradication de la pauvreté à l’horizon 2030, elles ne sont plus à l’ordre du jour (Les Échos, le 9 février).

  1.  – Alors qu’aujourd’hui, les start-ups sont créées dans la proximité des centres universitaires de recherche fondamentale. []
  2.  – Sanofi garantit un niveau moyen de versement de dividende stable sur plusieurs années indépendamment de l’exercice en cours [Cette décision prise ex ante est aujourd’hui assez courante pour les grandes firmes et on peut dire qu’elle intègre la stratégie plus générale de ces firmes dominantes qui tendent aussi à calculer ex ante leur niveau de profit. D’autre part, nous l’avons déjà mentionné dans un autre relevé, il ne faut pas confondre cause et effet : la forte rémunération en dividendes en France n’est pas le fruit du triomphe de la « finance », mais au contraire un signe de sous-capitalisation des entreprises françaises que, du point de vue de la logique capitaliste il faut compenser. Une sous-capitalisation due à de nombreuses caractéristiques du capitalisme à la française : absence ou presque de retraite par capitalisation, mauvaise allocation de la petite épargne à travers le système de l’assurance-vie, frilosité longtemps entretenue des entreprises familiales vis-à-vis d’introduction en Bourse conduisant à terme à une perte de contrôle, etc. NDLR].  []
  3.  – Pourtant la France a peu recours aux médicaments génériques puisqu’ils ne représentent en volume que 30 % du marché en France, tandis qu’ils représentent 81 % du marché allemand et 85 % du marché britannique. []
  4.  – Or la production française de médicaments correspond pour 80 % à des produits à base chimique et à moins haute valeur ajoutée qu’il est aisé d’externaliser (Frédéric Bizard, enseignant d’économie à l’ESCP, Le Monde, le 8 février). []
  5.  – Cf. Les notes du conseil d’analyse économique, no 62, janvier 2021 : Margaret Kylea et Anne Perrot « Innovation pharmaceutique : comment combler le retard français ? ». Ce retard est ancien car la tradition française est d’exceller dans la recherche pure, mais d’être restée longtemps sans contact avec l’industrie, au moins jusqu’en 1945 et le développement du secteur énergie atomique. Pour de plus amples développements sur ces points on peut se reporter à l’enquête sur la technopole de Grenoble in L’université désintégrée ; la recherche au service du complexe militaro-industriel du groupe Grothendick, Le Monde à l’envers, 2021. []
  6.  – Antoine Vauchez est directeur de recherche CNRS au Centre européen de sociologie et de science politique (université Paris-I-Sorbonne-EHESS). Il a notamment écrit, avec Pierre France, « Sphère publique, intérêts privés. Enquête sur un grand brouillage » (Presses de Sciences Po, 2017). []
  7.  – En 2021, plus de 20 États auront augmenté leur salaire minimum. Dernière à rejoindre le mouvement, la Floride a décidé par référendum en novembre 2020 de passer de 8,56 à 15 dollars d’ici à 2026. Les écarts territoriaux restent considérables : la rémunération minimale locale est au plus haut dans les riches régions démocrates San Francisco, 16,07 dollars, Seattle et New York (15 dollars), Californie (13 dollars) et au plus bas dans le Wyoming ou en Géorgie (5,15 dollars). Entre salaire minimal fédéral et local, c’est le plus élevé qui s’applique. Ainsi, une grande partie du chemin vers les 15 dollars a été de facto accomplie : au total, le salaire minimal « moyen » aux États-Unis était en 2019 de 11,80 dollars, selon l’économiste Ernie Tedeschi. Les entreprises ont bougé elles aussi : Amazon a augmenté sa rémunération à 15 dollars sous la pression politique et devant le manque de main-d’œuvre. La hausse toucherait 28 % des salariés d’Alabama, de Louisiane et d’Arkansas, 26 % en Floride ou dans le Montana, mais personne en Californie et 1,4 % seulement dans l’État de New York. Elle bénéficierait à 25 % des Noirs, 20 % des Hispaniques et 13 % des Blancs. Dans la restauration et l’hôtellerie, 40 % et 33 % des salariés en profiteraient, contre 3,7 % des employés du public et 10 % des salariés souvent syndiqués de l’industrie et de la construction. En termes réels, le salaire minimal fédéral n’a cessé de reculer : il fut d’abord laminé par l’inflation auquel s’ajouta la désyndicalisation des années 1980 qui réduisait le pouvoir de négociation des salariés. Ensuite, pour ne pas augmenter le coût du travail et lutter contre le chômage, les pouvoirs publics ont préféré instaurer des aides fiscales pour lutter contre la pauvreté. Tout cela dans le cadre de la remise en cause des politiques keynésiennes au profit des thèses monétaristes et libérales. []
  8.  – France Trésor, chargée de placer la dette de l’État sur les marchés, a levé la semaine dernière 7 milliards d’euros (record battu) pour une nouvelle obligation à 50 ans. []
  9.  – Et c’est là que se trouve le risque. En effet en période de taux bas il y a tout intérêt à emprunter sur le long terme s’il y a des acquéreurs ce qui semble le cas (on dira alors que la maturité de la dette est longue, car cela correspond à un allongement de la dette) or le Trésor public n’a pour le moment proposé cette opportunité qu’aux investisseurs institutionnels (grandes banques et assurances nationales). []
  10.  – Théorisé par Keynes et appliqué pour sortir de la crise des années 1930. Pour le résumer, c’est l’idée qu’une variation d’une grandeur macro-économique (ici l’investissement public qui se substitue au manque d’investissement privé vu les anticipations plutôt négatives de celui-ci en période de crise comme à l’époque ou de forte incertitude comme aujourd’hui) produit une variation amplifiée d’une autre grandeur macro-économique (par exemple de revenu). Dans l’exemple le plus couramment utilisé, le multiplicateur est fonction de la propension à consommer des agents économiques et sa mise en action produit des ondes successives de dépenses. Par exemple si la propension à consommer est de 0,8 (0,2 étant la propension à épargner, le revenu étant = à 1), le multiplicateur, en bout de course sera de 5 suivant une progression géométrique de 0,8. Dans la première étape investir 100 produit une consommation de 80 (100 x 0,8) qui pour d’autres agents sera un revenu ensuite dépensé pour 64 (80 x 0,8), ces 64 devenant un revenu dépensé pour 51,2 (64 x 0,8) etc. au fil des étapes jusqu’à ce que ce revenu supplémentaire devienne négligeable. La formule qui donne le multiplicateur est a (le premier terme de la progression, ici 100)  / par 1-0,8 soit 100 / 20, donc un coefficient multiplicateur de 5. []
  11.  – Le vocabulaire des économistes classiques et de Marx avait au moins l’avantage d’être matérialiste en parlant d’activité productive et d’activité improductive, même si cela ne nous sert pas à grand pour comprendre la révolution du capital aujourd’hui, [NDLR]. []

Échanges autour de sexe, race et sciences sociales

L’origine des échanges est le texte de François Rastier1. Nous (Temps critiques) ne sommes pas à l’origine de cet échange puisque ce sont YC et J-P. F qui ont entamé la discussion tout en en faisant part à JW qui a déjà écrit sur ces questions dès 2002 avec Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût, puis en 2014 avec Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme. Des questions qui, parties du genre et de la libération animale, se sont ensuite étendues à la race et aux thèses décoloniales.

Elles n’ont pas fait qu’imprégner le milieu militant, elles ont aussi fait leur entrée dans l’université française depuis une vingtaine d’années comme le montre justement le texte de Rastier. Il nous est paru intéressant d’interpréter son contenu et ses exemples à partir de nos propres préoccupations et perspectives (JW).


Le 31/01/2020

Apparemment c’est un linguiste, mais ses quatre articles vont beaucoup plus loin que des considérations purement linguistiques (auquel cas je n’aurai rien compris) et avancent des hypothèses intéressantes sur la gauche identitaire et ses références idéologiques. Évidemment cela ne convaincra que les convaincus mais bon….

Il y a aussi une vidéo où il dit pratiquement la même chose si vous préférez la version audio mais il n’est pas un très bon orateur….

YC


Le 1er févr. 2021

Lecture effrayante et utile : à ce point-là…

Je me suis un temps consolé en me disant que ça ne concernait que des minorités universitaires, mais ça peut être des clusters, les lignes de passage existant.

J-P. F


Le  1er févr. 2021

Bonjour, oui je ne sais pas où il est politiquement mais c’est assez convaincant. Sauf à croire que nous sommes tous des vieux cons…. ce qui est aussi une hypothèse envisageable !


YC

Le 1er févr. 2021

Hypothèse « vieux cons » :

– c’est vrai qu’il y a un retour de balancier du fait l’ignorance, les réticences voire plus à aborder certains sujets (femmes, minorités sexuelles) pendant longtemps 

– d’autre part, le social est largement éclipsé alors que c’était la référence ; 

– de même, les mouvements démocratiques larges (type Algérie, Liban, pays de l’Est etc.) ne sont pris en considération par personne 

Du coup ça laisse le champ libre à des universitaires en quête de postes et de notoriété, avec des échos plus larges via certains médias « intellos ».

Des réactions comme le RAAR (même si tu ne les apprécies pas, pour d’autres raisons), Lignes de crête etc. montre, même c’est une minuscule poignée, qu’il y a des aussi des jeunes qui ne se laissent pas engluer dans cette m…

J-P. F


Le 1er févr. 2021

Je suis à la fois d’accord et pas du tout d’accord.

D’accord parce qu’il est évident que l’extrême gauche, les marxistes et même les anarchistes n’ont pas su avancer quoi que ce soit sur certaines questions. En désaccord parce que les mouvements identitaires sont fondamentalement opposés à toute révolution sociale. Et pas simplement les intellos ou les chefs qui recueillent des postes, mais leur base elle-même. En plus, quand tu lis les textes militants, tu as vraiment l’impression d’être hors sol (question d’âge et de formation politique) mais qu’ils sont eux aussi hors sol (quand tu fréquentes des travailleurs sans papiers, quelles que soient leur âge ou leur origine, tu vois bien à quel point les discours postcoloniaux ou féministes n’ont rien à voir avec la réalité quotidienne de ces travailleurs venus en France).

Donc pour moi le problème est autre : si effectivement toute révolution sociale est impossible alors les mouvements identitaires ont raison de lutter chacun dans leur petit –  ou grand (les femmes) – champ d’intervention.

Si des révolutions sociales sont possibles, ces mouvements identitaires sont fondamentalement nuisibles malgré leurs bonnes intentions sur certains points.

Pour ce qui concerne les mouvements démocratiques tu as raison, à l’exception notable de Mouvement communiste qui a produit beaucoup de textes à leur sujet… même si leur jargon et leurs citations de Marx et de Lénine m’insupportent. 

Pour ce qui concerne Lignes de crête et le RAAR, je pense qu’ils sont justement englués dans l’identitarisme et qu’ils n’en sortiront pas. Et même mes camarades néerlandais sont sur cette pente, au nom de la pédagogie et de l’ouverture….

Mais bon j’espère toujours me tromper….

YC


Le 1er févr. 2021

Également d’accord et pas d’accord ! Ce qui nous permet de réfléchir sur le fond.

La révolution sociale telle qu’elle était envisagée par les marxistes ou les anarchistes était aussi identitaire au départ puisque fondée sur le prolétariat comme classe salvatrice, avec – différence sur ce point – un élargissement de la « mission »  prolétarienne, qui devait ipso facto également libérer le genre humain tout entier (reste de l’ambition humaniste du jeune Marx – sur ce point Jacques saura mieux que moi). Il s’agissait d’une identité forte mais vouée à être abolie à l’étape communiste et visant le bonheur commun.

Dans les mouvements actuels, je pense qu’il faut distinguer :

  • des luttes sectorielles larges, à base locale (mouvements contre la corruption ou contre tel ou tel dictateur etc) ou à base identitaire (femmes, homosexuels) ou thématique (climat), ils brassent beaucoup de monde, surtout des jeunes comme c’est normal mais pas seulement ;
  • des affirmations théoriques fermées essayant d’imposer un vocabulaire, des raisonnements, une centralité aussi (comme autrefois le discours marxiste : « ce qui compte, c’est… » : attitude de surplomb) ; ces affirmations sont aujourd’hui défendues plus largement qu’autrefois du fait de l’élargissement des publics universitaires ; une partie de ces affirmations se colore de religion ou de complaisance avec le religieux, tu ‘as montré.

Mais cette distinction est discutable : les théoriciens, aujourd’hui comme hier, prétendent dire la vérité du mouvement réel. Mais pour les mouvements ni identitaires ni écolos, et qui sont importants, il n’y a pas à ma connaissance de réflexion dans ou à côté d’eux. Pas de Marx du 21° siècle tunisien ou biélorusse !

D’autre part, la fin de la croyance dans la venue ou de la possibilité d’une révolution sociale ne signifie pas forcément* l’adoption d’une autre croyance totalisante (écologie par exemple) ou d’une affiliation identitaire.

Elle n’implique pas non plus* l’abandon de toute activité allant dans le sens des aspirations générales du genre humain : combats pour les droits, pour plus de justice, pour plus d’égalité.

*pas de lien logique.

J-P. F


Le 01/02/2021

Pour le coup là je suis d’accord. 

Sans doute (et même certainement) suis-je orphelin d’une « croyance totalisante » comme tu dis, et j’hésite souvent entre dénoncer les nouvelles croyances (en des termes trop violents ou dogmatiques comme tu me le fais remarquer fréquemment)  et en même temps je souhaite confusément l’apparition d’une  nouvelle croyance, bien rassurante…. et bien dangereuse vu le passé du « mouvement ouvrier »…. Un mec m’a d’ailleurs écrit en disant que je devrais faire attention à l’usage et au sens du terme « mouvement ouvrier » aujourd’hui…. Encore un tic hérité d’un passé qui a disparu….

YC


Le 2/02/2021

Je vous ai fait une réponse commentaire que voici

Bonjour à vous deux,

Je ne suis pas surpris par les textes de François R puisque je suis ça de près pour un nouveau travail là-dessus et encore on peut dire si on s’en tient au secteur de l’éducation que la situation est bien pire puisqu’elle ne concerne pas que l’université et touche aussi l’éducation des enfants, même si pour le moment c’est à un degré moindre qu’au Canada ou aux EU.

Par rapport à votre échange, je voulais dire deux mots sur la question de l’identité.

À Temps critiques nous l’utilisons peu et nous lui préférons celle de particularité qui présente à la fois l’avantage de faire partie du vocabulaire courant et de ne pas être entachée de biais idéologiques, politiques ou médiatiques. Pour ne prendre qu’un exemple que l’un de vous deux cite, il est plus facile de comprendre et de faire comprendre Marx démocrate-révolutionnaire à partir de la particularité de classe que de l’identité de classe qui n’apparaît finalement qu’à partir de 1848 avec Le Manifeste. De la même façon si on reste dans sa définition hégélienne des classes (classe pour soi et en soi), la classe est un processus continu de formation/reformation et non une identité. C’est ce que comprendront bien les opéraïstes italiens avec la notion de composition de classe et ce qu’a essayé de produire un groupe comme Théorie communiste qui, à partir de l’actuelle impossibilité d’affirmation de toute identité ouvrière (nous sommes d’accord là-dessus), en vient à théoriser la classe comme  substance se produisant dans l’action de la communisation ce qui est beaucoup plus discutable car on ne règle pas le hiatus existant entre classe ouvrière (structure et mouvement) et prolétariat (essence = révolutionnaire) par un simple coup de baguette magique.

Prenons cela par un autre bout pour revenir à l’identité. Si on prend la Première Internationale, le terme d’identité peut prendre un autre sens à l’intérieur d’un mouvement unitaire d’organisation. Elle est alors synonyme de tendance, de ce qui distingue en propre telle ou telle fraction suivant son « programme » ou sa « sensibilité » dirait-on aujourd’hui. Mais on ne peut pas en déduire que cette identité est identitaire au sens où elle serait comme une superstructure idéologique d’une même infrastructure qui est le mouvement social et le but socialiste. C’est aspect perdurera jusqu’aux conditions d’appartenance à la Troisième Internationale, c’est-à-dire jusqu’au léninisme. Ainsi des communistes de gauche comme Pannekoek ou Rosa Luxembourg resteront dans la Seconde Internationale malgré l’exclusion des anars puis des Jungen. Aujourd’hui et malgré les 68 français et italiens dont on pensait que, parmi les « acquis » ils avaient dépassé dialectiquement les identités et le militantisme, tout ce fatras a tendance à resurgir. En effet, d’un côté, les groupes politiques qui survivent comme « rackets » pour reprendre une formule d’Invariance série II ont fixé des identités de survie pour certains (LO, le POI) ou alors se sont dissous par opportunisme dans les autres « identités » plus fortes ou plus à la mode (NPA, fraction Hamon du PS ou encore mêlent les deux (PCF, Alternative libertaire-CGA) ; et surtout, de l’autre, parce ce qu’on a pu appeler les mouvements de libération au début des années 70 (MLF, FHAR, mouvement anti-nucléaire) qui étaient tous des particularismes, mais trempant dans l’universel de ce qu’on croyait être la révolution générale à l’ordre du jour, se sont trouvés tout à coup, une fois notre défaite consommée à la fin des années 70 au niveau de l’ensemble des pays capitalistes « avancés », ces particularismes se sont trouvés comme orphelins de ce qui, bon gré mal gré les chapeautait encore. A cet égard, le mouvement féministe italien est peut être le plus typique de cette tension entre général et particulier et du passage de l’un à l’autre dans la mesure où, à ma connaissance, il a été le seul a perduré pendant plusieurs années pendant l’affrontement de classes du fait de la durée de celui-ci. De ce fait, il y a eu coalescence des mouvements avant une séparation qui émerge au cours du Mouvement de 1977. Alors qu’en France il y a eu comme une succession sans vraiment de rencontre si on prend certaines figures de ce mouvement comme Marie-Jo Bonnet, une des instigatrices du MLF et du FHAR qui participe à Mai 68 mais sans lien particulier avec le fil rouge des luttes de classes. On peut remarquer la même « même » indifférence, mais inversée, au féminisme posé comme question au sein du Mouvement du 22 mars aussi bien à Paris qu’à Lyon et a fortiori dans les groupes gauchistes avant les années 1970.

Idéalement, la généralité de la révolution conçue comme totalité la rendait « inclusive » pour parler post-moderne.

Orphelin, je disais, mais aussi indépendant ou autonome et bientôt en rupture avec le fil rouge des luttes de classes par l’affirmation d’autre chose qui aurait été jusqu’à là exclu de cette perspective. Il fallait donc affirmer la particularité, l’exclure volontairement cette fois pour exister en tant que mouvement puis un temps plus tard en tant qu’organisations et institutions. Or, à l’inverse de cette perspective, ce qui empêchait la particularité de s’affirmer en tant qu’identité pour le prolétariat c’était à la fois d’être toujours en excès de sa particularité du point de vue théorique (une classe qui n’est pas vraiment une classe et la perspective dialectique de la négation des classes) et pratique du fait même de son renouvellement constant alimenté par l’immigration interne et externe d’origine paysanne apportant ses propres traditions culturelles et de vie ; … et d’être toujours vaincu. L’affirmation de classe qui devenait une identité dans la prise du pouvoir des partis communistes (Russie, Chine, Cuba) n’a finalement existé que là où la classe ouvrière n’était qu’une petite fraction de la population active dans des sociétés pré-capitalistes. Mais autant que je sache dans des moments comme la guerre d’Espagne cette « identité » n’a pas été prédominante à la fois pour le meilleur (les collectivités agricoles) et pour le pire (collaboration au gouvernement républicain).

À l’inverse, pour les particularismes des années 70 il s’agissait de s’affirmer non pas contre le mouvement du capital avec le risque de la défaite au bout, mais de le faire dans le mouvement du capital qui, tout à coup, offrait des opportunités de par sa nouvelle dynamique, dans ce qu’à Temps critiques on a appelé la révolution du capital. Les mouvements de « libération » sont alors devenus des mouvements reconnus par les pouvoirs en place et les institutions. Ils se sont fondus, quelles que soient leur particularité dans un large mouvement pour les droits ; un mouvement « progressiste » (au sens ancien du terme où on l’employait dans le milieu militant ou de gauche), même si on ne s’y reconnaissait pas, c’est le moins qu’on puisse dire, ce qui ne voulait pas dire qu’il n’y avait pas quelques rapports avec certaines de ses franges restées « révolutionnaires » ou se voulant comme telles (Le groupe autour du Fléau social pour les homosexuels ou des groupes contre le nucléaire).

Nous n’en sommes plus là ; la lutte pour les droits à l’intérieur du Droit, s’est transformée en une lutte pour des droits dans le cadre de la dissolution du Droit et ce que nous avons appelé l’institution résorbée, en l’occurrence ici celle de la Justice sur le modèle américain. Le Droit était ce qui unifiait (certes dans l’aliénation/domination) autour d’une même loi compréhensible pour celui qui voulait l’entendre ou s’y soumettre et ce droit ne  évoluer que lentement puisque c’est le fondement même du Droit (et c’est d’ailleurs ce qui lui permettait d’être connu dans toutes les composantes de la société : « Nul n’est censé ignoré la loi »). Or aujourd’hui, à l’intérieur de ces particularismes en grande partie institutionnalisés (parité en politique et dans les entreprises, mariage pour tous, etc.) se détachent des fractions, ce que nous appelons des « particularismes radicaux » au sens où s’ils ne radicalisent pas leur opposition au capitalisme et aux pouvoirs en place, par contre ils radicalisent leur particularité tout en faisant allégeance, d’une manière ou d’une autre au puissances de ce monde par des pratiques de lobby appuyé par quelques actions coup de poing. Les droits qui en ressortent différencient et ne peuvent faire en commun que par intersection artificielle entre eux dans le cadre d’une conception libérale/libertaire complètement étrangère à la tradition philosophique et révolutionnaire européenne jusqu’à ce que nos « déconstructeurs » Derrida, Deleuze, Foucault et le dernier Baudrillard dont aucun n’a eu de lien avec le mouvement prolétarien aillent sévir dans les Amériques et qu’on en subisse le retour de bâton de leurs théories ripolinées au culturalisme.

Ce qui est nouveau aussi et par exemple par rapport à ce que j’appelais le mouvement progressiste (cf. supra) qui s’inscrivait dans le déterminisme historique (influence du marxisme), c’est que cela cède le pas à une régression (le rapport à la nature intérieure, par exemple de l’homme à la femme ou de l’homme à l’enfant n’est plus conçu que comme rapport à soi à travers l’artificialisation de l’humain qui permettrait d’outrepasser des déterminations naturelles qui sont aussi immédiatement sociales) qui se présente comme une émancipation comme si nous étions revenus au contexte « révolutionnaire » des années 60-70 ; or aujourd’hui, comme le disait déjà la revue Invariance au milieu des années 70, c’est le capital qui émancipe comme on peut le voir avec les Gafam qui travaillent sur le transhumanisme, et aussi tous les exemples de François Rastier sur les grandes entreprises et leurs positions sur ces questions.

JW


Le 2/02/2021

Merci beaucoup. Certains passages ne sont pas de lecture facile (par exemple je ne comprends pas les trois dernières lignes, pour le Droit je ne suis pas sûr de comprendre non plus) mais je vais m’y remettre !

J-P. F


Le 3/02/2021

Voici ma réponse aux questions de J-P. F

Pour ce qui est du droit, je voulais dire que le droit a toujours été, dans les meilleurs moments de l’avènement des sociétés démocratiques, de tendance universaliste, un droit pour tous. C’est cette volonté pendant la Révolution française qui a inclus les juifs en tant que citoyens et aboli l’esclavage, comme d’ailleurs on peut le voir aussi dans la Constitution américaine des Pères fondateurs ; mais s’il était inclusif de principe pour la communauté des égaux ou des pairs, il ne mettait pas forcément en pratique ces principes au bénéfice des femmes dans un système restant longtemps patriarcal et de minorités (bien sûr on pense ici aux Afro-Américains du Sud des États-Unis, mais aussi à un niveau plus parcellaire, à l’absence de prise en compte de différents handicaps dans la considération et l’accès à certains lieux).

Le Droit suivait l’évolution des rapports sociaux plus qu’il ne les précédait (ainsi du droit du travail ou des lois brisant le système patriarcal ; mais il n’était jamais un droit des minorités ou plus exactement il ne partait pas des minorités pour leur accorder un droit particulier « supplémentaire ». Il suivait le principe fondamental de l’égalité des conditions (cf. Tocqueville et son exemple de la démocratie en Amérique pays dans lequel cette égalisation était beaucoup plus facile que dans la France déjà profondément stratifiée si ce n’est divisée en classes à l’époque de la Révolution française) et non de la fin des inégalités. Une idée que les socialistes non utopistes comme Marx reprenaient d’ailleurs en justifiant les inégalités de salaires et le « à chacun selon son travail » et qu’en dehors d’une société communiste une autre solution n’aurait pas de sens en admettant d’ailleurs que ça est un sens dans une société communiste (voir les élucubrations de Fourier sur l’amour). Le droit était censé être le même pour tous, même le droit de propriété — rarement perçu comme propriété des moyens de production, mais propriété civile de tout individu (homme à l’origine, chef de famille) — dont le droit est inscrit dans le Code civil. Il était en principe respecté parce qu’il était le fruit d’une sédimentation sociale, culturelle et politique, ce qui faisait qu’« on » trouvait ça « normal » sauf dans des périodes révolutionnaires. La morale venait ainsi se coller à la loi ce qui faisait qu’on ne savait plus si c’était la loi ou la morale qui était le moteur de la chose. D’une certaine façon, la grande victoire de la classe bourgeoise dans sa période « progressiste » a été de promouvoir des valeurs morales et les lois qui allaient avec comme étant commune à toutes les classes y compris à celle qui pouvait porter l’antagonisme au cœur du rapport social (foi en le progrès et la valeur du travail, défense de la propriété au sens courant du terme c.-à-d. condamnation du vol, etc.).

Bref, le Droit dérivait d’un principe constitutionnel d’où découlait toute une hiérarchie de la Constitution aux lois fondamentales inscrites en elles et ainsi de suite pour descendre jusqu’aux décrets administratifs d’application.

Mais dans la perspective actuelle qui, même en France maintenant, tend à se détacher de la perspective universaliste, les nouveaux principes du droit trouvent leur origine dans des identités multiples qui se présentent et se ressentent comme discriminées et peut être à juste titre parfois, mais là n’est pas le problème pour ce que nous discutons ici.

Ce qui est dit ici en creux dans cette critique de l’universalisme c’est qu’il serait abstrait et ses principes en décalage avec le concret ; qu’il faudrait  par exemple corriger l’égalité par l’équité (ex des quotas par caste en Inde ou aux EU), établir la parité en politique et dans la direction des grandes entreprises, donc finalement créer des lois particulières à côté de la Loi générale. Mais dans ce cas, aussitôt tout se brouille, puisque si personne ne peut être raisonnablement choqué que des handicapés aient des accès facilités aux lieux publics, par exemple dans les écoles, il n’en est plus de même quand une loi va décider que la situation estimée défavorisée de tel ou tel élève lui donne plus de droit à aller dans telle ou telle école, par exemple sélective, parce qu’autrement il n’y aurait pas accès. Le critère d’argent ou de position sociale privilégiée est censée ne plus être corrigée par l’institution démocratique et son fonctionnement idéalement méritocratique (l’ascenseur social), mais par l’intervention extérieure de la loi et de l’État. Cet exemple s’inscrit encore dans un cadre institutionnel, celui de l’Éducation. Mais si l’on aborde les nouveaux droits qui surgissent de la sphère privée, on s’aperçoit alors que ces droits dérivent de principes conventionnels déterminés par différentes forces sur la base de leur propre paradigme régulateur (cf. les arguments pour la PMA et la GPA) ensuite soumis à l’État après des pratiques de groupes de pression. L’État doit alors réaliser cet équilibre de façon horizontale plutôt que verticale, de manière purement empirique, à tâtons et de proche en proche. Mais cet équilibre ne peut qu’être instable ou transitoire puisque ces rapports de forces devenus dans la pratique des campagnes de militantisme promotionnel se modifient potentiellement au jour le jour dans le nomadisme des identités. C’est comme s’il y avait une base de droits comme il y a une base de données et que ces droits cherchent des sujets ou même maintenant des paroles pour les représenter quand ils concernent des vivants non-humains (droit des animaux, droit des arbres, etc.) car de la même façon qu’il y aurait des minorités invisibilisées, il y aurait aussi des identités silencieuses. Mais ce qui se présente comme nouveau sujet ne peut le faire que dans l’expressivité d’une pratique sociale et « communicationnelle ». Elle doit s’inventer un langage de compréhension du monde (exemple de l’écriture inclusive) et de compréhension de soi (le discours de la victimisation) qui n’a que peu à voir avec un langage commun et qui doit le poser en a priori de la communication de l’information.

De fait et souvent malgré l’intention consciente des protagonistes, c’est le modèle du marché qui est reproduit, simplement sur le mode alternatif.

C’est le triomphe de l’immédiateté des individus-particules. L’egogestion à la place de l’autogestion sous le parapluie de l’État qui distribue les lois comme l’ancien Régime distribuait les titres et prébendes. Alors même que les institutions sont résorbées et donc affaiblies dans le passage de la forme nation de l’État à sa forme réseau, cette dernière prise comme un retour à l’avant-scène de la « société civile », la demande de plus État se fait de plus en plus forte. En effet, il n’y a qu’une unité supérieure qui puisse classer et trancher entre les différents types de droits tous rendus en principe équivalents ou presque et vérifier la compatibilité du droit devenu contractuel et conventionnel avec la Loi constitutionnelle. Le droit public tend alors à s’aligner sur les procédures de droit privé. La judiciarisation procédurale supplante l’ancienne Justice restée il est vrai sur le modèle laïcisé du droit divin. Loin de moi l’idée d’en faire l’apologie : c’est un constat critique de l’évolution. Les anciennes médiations institutionnelles et symboliques perdent de l’importance au profit de systèmes autoréférentiels appartenant au « monde post-moderne ».

Autre exemple de prolifération des droits et des effets pervers du devenu des mouvements de libération, le c’est mon corps et j’en fais ce que je veux du mouvement féministe qui s’inscrivait dans une libération certes limitée est devenu un « c’est mon choix » qui justifie aussi bien la prostitution (« les travailleuses du sexe ») que la possibilité de congeler les ovocytes des femmes cadres supérieurs puisque leurs employeurs les encouragent à retarder au maximum ce moment non-productif qu’est l’enfantement t l’éducation des enfants en bas âge. Comme « on » sait que le rendement attendu des cadres par les directions est globalement déclinant à partir de 45 ans, il s’agit de ne pas perdre de temps (de travail).

Dernier exemple, le féminicide est devenu un degré supérieur de l’homicide qui particularise un acte de même nature que l’homicide qui d’ailleurs l’incluait, sous prétexte que les causes peuvent être différentes. Que cela soit pour la bonne cause c’est à dire le fait de mettre le doigt sur des circonstances aggravantes ou de faire qu’il soit plus facile de condamner un homme pour féminicide que pour dépit amoureux, il n’empêche que tout cela contrevient à toute la perspective progressiste humaniste du droit.

En effet, les humanistes de gauche ont toujours lutté pour que les peines soient détachées du physique de la personne, de son sexe, de ses origines sociales ou ethniques, de son statut social pour pouvoir les objectiver en neutralisant autant que faire se peut les présupposés et préjugés. La même approche devait prévaloir quant à l’attitude à avoir par rapport à la victime de façon à ce qu’il n’y ait pas de type de victime pouvant constituer en soi un fait accablant (hormis pour les enfants)… Ainsi, pour la Gauche au sens large, tuer un flic n’était pas plus grave, si ce n’est moins dans une période de révolte sociale ou politique, que tuer un autre individu quelconque et elle s’était toujours élevée contre les tendances à faire de ce genre de meurtre un fait plus grave entraînant une peine plus lourde, car elle estimait que cela s’inscrivait dans la lutte contre l’ordre établi, la police en étant le représentant. À l’inverse, les pouvoirs publics, les syndicats de policiers et la magistrature n’ont eu de cesse de vouloir en faire un marqueur de la répression contre les forces subversives. Or, avec les tendances particularistes, relativistes et contractualistes actuelles on mesure l’involution de cette Gauche traditionnellement méfiante par rapport à la justice de la société bourgeoise et tout à coup férue d’appels à toujours plus de judiciarisation auprès de la justice de la société du capital. Oublié le temps où la prison était critiquée en soi en tant que lieu d’enfermement et de reproduction de la délinquance.

Le lien avec la question de l’émancipation est évident. Pendant toute la période où se mêlent procès d’individualisation et lutte des classes (c’est la façon dont s’y détermine alors et de façon spécifique ce que nous appelons la tension individu/communauté), les luttes se font dans la perspective de l’émancipation (des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, des femmes par rapport au patriarcat, etc.), à l’intérieur donc de la perspective plus large, révolutionnaire. Ce sera à un autre niveau, par exemple en Italie, ce qu’on appellera le mouvement de « l’autonomie » et plus particulièrement de « l’autonomie ouvrière », dans la dialectique du « dans et contre » disait par exemple Mario Tronti dans Ouvriers et capital.

Avec la défaite des mouvements prolétariens des années 60-70 (France, Italie, Portugal en tout premier lieu, Pologne ensuite) une nouvelle dynamique du capital se développe sur cette défaite. Les restructurations industrielles, le procès de mondialisation/globalisation sont impulsés dans les pays qui ont le moins connu ce mouvement de subversion (EU, Japon, Allemagne, Pays-Bas) parce que la centralité du travail et du combat de classes y était déjà beaucoup moins prégnante. Les autres suivront. Dans tous les cas, cette période de basculement n’est pas une contre-révolution (il n’y a pas eu vraiment révolution), mais un retournement de l’ancien cycle de lutte dans lequel on pourrait, inversant la célèbre formule de Marx, mais pour l’appliquer à un champ plus vaste, le vif saisit le mort : les restes d’autonomie deviennent gestion de sa ressource humaine ; l’absentéisme et le turn-over qui marquaient la flexibilité pour l’ouvrier deviennent flexibilité pour le patron ; le mouvement de libération des femmes devient féminisme. Le dans et contre n’est plus qu’un dans d’où le mouvement dialectique ou ce qu’on appelait le travail du négatif n’existerait plus. Comme disaient Deleuze et Guattari, il s’agit maintenant d’affirmer les choses … jusqu’à l’empowerment ânonnent leurs disciples. Les pratiques critiques de libération ou d’émancipation sont comme positivées dans le retournement au profit du capital, d’où notre formule, dans le passage de la société de classes à la société capitalisée (grosso modo à partir des années 1990), c’est le capital qui émancipe. Ce qui était revendication et pratique collective de lutte devient, par exemple au sein du féminisme institutionnel, l’expression d’une liberté individuelle inconditionnelle qui certes découle du mouvement féministe originel, mais qui s’en sépare dans la mesure où l’élan d’émancipation qui le sous-tendait sombre dans l’appropriation capitaliste de son propre corps. Une conception qui décide aussi bien du bien-fondé du porno-féminisme, que du « travail du sexe » ; de la PMA que de la GPA.

La libération des désirs a été passée au tamis de l’utilitarisme benthamien.

JW      


Le 3/02/2021

Merci, c’est très clair et très convaincant. Et merci d’abord d’avoir eu cette patience pédagogique pour ce complément, patience dont je sais qu’elle n’est jamais donnée ! 

Réponse immédiate : la question de l’universalisme est bien centrale, qu’on la traite avec comme référence l’affirmation émancipatrice générale du mouvement ouvrier (affirmation plus théorique que vécue, car le nationalisme par exemple a toujours été plus fort, dès la Première guerre mondiale) ou comme une indémontrable affirmation humaniste (n’interdisant pas la prise en compte du combat contre les inégalités sociales* mais ne donnant pas à la classe ouvrière ce rôle de singulier vecteur du général qu’il avait dans ce que j’appellerai maintenant – après avoir expliqué le contraire durant un demi-siècle – les messianismes socialistes).

Sur le droit : le rapprochement avec le droit privé, contractuel, est très parlant. 

* l’expression n’est pas bonne voire molle, disons que c’est ce qui me vient sous le clavier…

Du premier texte, je retiens ce terme de particularité. Je le passerai, avec quelques explications, à  ex-sans-papier (titre salarié il y a deux semaines) de ma connaissance, en butte aux pressions incessantes de son milieu (malien), qui lit et réfléchit à ces questions.

J-P. F


Le 3/02/2021

Pour en rester à la première réponse, je crois qu’il faut tenir compte du fait que depuis les années 1960 dans le monde anglo-saxon tout le monde parle de l’identity politics, de la politique des identités – ou de la politique identitaire si l’on veut être plus méchant et plus précis. Je comprends la décision d’introduire une différence conceptuelle entre particularisme et identité mais je crains que le terme « identité » soit en français devenu le terme dominant et pour longtemps.

Pour la seconde réponse, je crois que ces mouvements identitaires ne partent pas d’une analyse sociale (et encore moins « de classe » puisque les identitaires considèrent comme vous qu’il n’y a plus de lutte de classe ou que s’il y en a une elle n’a aucun sens), mais 

– soit de positions biologiques: la race (omniprésente désormais et là Rastier cogne dur en rappelant les proximités entre la « race sociale » des gauchistes et la « race mentale » de Hitler) ; le sexe (« travesti », si j’ose dire, en genre dans la plus grande confusion, puisque l’on prétend d’un côté que le genre peut changer plusieurs fois dans la journée, serait volatil et insaisissable, tout en réclamant en même temps à l’Etat l’inscription de ce prétendu genre sur des papiers d’identité, donc des documents pérennes ; ou en procédant à des opérations chirurgicales qui ont des conséquences physiques irrémédiables sur la procréation !)

– soit d’héritages au contenu purement psychologique-traumatique : le « descendant » d’esclaves l’est à vie (le traumatisme psychologique peut durer des siècles, voir par exemple les explications socio-psy sur « l’infidélité/irresponsabilité » jugée congénitale des  descendants mâles d’esclaves aux Antilles comme aux Etats-Unis), mais pas le « descendant »  de prolétaires morts dans un accident de travail, au fond d’une mine ou sur un chantier, et encore moins le descendant de déportés juifs assassinés dans les camps nazis, qui lui est uniquement vu comme un profiteur (cf. le livre de Finkelstein au titre et au contenu ignobles  Shoah Business,  et toute la propagande antisioniste qui repose sur la négation du trauma du judéocide et de la signification historique de cet événement).

Il me semble que l’on arrive aussi à une confusion totale entre l’exposé des souffrances les plus intimes et la légitimité politique. Je pense à AOC (Alexandria Ocasio-Cortez) faisant le récit de la peur qu’elle a éprouvée lors de l’intrusion du Capitole2, de la conviction que les manifestants allaient la tuer s’ils la trouvaient, et révélant tout à coup qu’elle a été elle aussi victime de viol dans sa jeunesse. Comme s’il y avait le moindre rapport politique entre ces deux événements, l’un intime et l’autre public.

Cela est d’autant plus absurde que les chaînes américaines semblent dire que celle qu’ils appellent « la femme au porte-voix », et que le FBI n’a pas réussi encore à arrêter bien qu’il ait sa photo, serait l’une des organisatrices de l’intrusion dans le Capitole. Ce qui frappe d’ailleurs dans la composition des manifestants du Capitole c’est le nombre de femmes qui y sont entrées et qui ont joué un rôle rien moins que passif dans cette intrusion. Sans compter le nombre de femmes qui attendent les fachos, les suprématistes blancs ou les gros réactionnaires mâles, devant les postes de police quand ils sortent de garde à vue.

Même s’il n’y a donc aucun rapport entre le « patriarcat violeur » et l’intrusion du Capitole, AOC l’établit subrepticement afin d’accroître sa légitimité politique. Peut-être d’ailleurs ne le fait-elle pas consciemment mais les chaînes de télévision mettent bien cela en valeur dans les incrustations en bas de l’écran de telle sorte que ce que l’on retient, c’est son aveu d’une violence intime, et non son récit des événements traumatisants survenus dans le Capitole.

Je pense qu’il faudrait creuser l’analyse de cette évolution : comment les souffrances réelles éprouvées par les individus (et celles imaginaires ou psychologiques éprouvées par les descendants éloignés – voire très éloignés – des victimes) sont devenues l’unique source de légitimité des combats sociaux.

La téléréalité mettait cela très bien en avant dans des émissions il y a une vingtaine d’années, où l’on invitait des gens pour discuter des rapports mères-filles ou des « tromperies » au sein des couples.

Les gauchistes et les militants des mouvements identitaires ont retenu la leçon des principes de la téléréalité : trouver un exemple bien « saignant » susceptible d’attirer la compassion publique. Mais ils ne se contentent pas d’exposer la souffrance (après tout, la propagande syndicale le faisait déjà depuis longtemps quand elle dénonçait un accident du travail, ou une catastrophe survenue dans une mine, ou l’explosion d’une usine, mais  elle  offrait une explication politique plus large et qui ne se limitait pas aux souffrances des seules victimes), ils prétendent faire de ces souffrances le socle de « théories » et donner un label d’authenticité aux victimes ou aux descendants de victimes. Et l’attribution de ce label permet d’empêcher tout débat sur le contenu et les formes des luttes qu’ils prônent.

Autrefois les méthodes staliniennes se justifiaient par la réussite de l’Union soviétique, la participation à la Résistance, la maîtrise de la « science marxiste » ou l’infaillibilité du Parti. Aujourd’hui ces méthodes staliniennes (les différentes formes de cancel culture, que l’on traduit gentiment par la « culture de l’annulation », mais que l’on pourrait aussi bien traduire par la « culture de l’anéantissement » ou de la « suppression » de ses adversaires politiques) se justifient par les souffrances individuelles éprouvées directement, ou ressenties par procuration, ce qui donne une dimension encore plus irrationnelle à la lutte politique, qui comportait déjà une dimension affective non négligeable.

Et la prépondérance, voire la dictature, des affects (prépondérance inavouée évidemment chez ceux qui se présentent comme des théoriciens) est un terrain idéal pour tous les démagogues qui cherchent des postes dans la société bourgeoise, que ce soit au titre de représentants des victimes ou au titre de spécialistes, d’aidants ou de soignants des problèmes dont souffrent les victimes.

YC


Le 4/02/2021

Une piste très riche en effet ; il ne faudrait pas pour autant nier l’importance des émotions ou le lien entre émotions privées et émotions publiques mais entre le refoulement conservateur classique (version stalinienne ou Lutte ouvrière) et l’étalage à usage politique avec une confusion d’échelle, il y a de quoi faire et dire des choses plus sensées.

J-P. F

  1. https://www.nonfiction.fr/article-10526-sexe-race-et-sciences-sociales-14-le-soutien-des-tutelles.htm et 3 autres parties suivantes ; et vidéo  https://www.youtube.com/watch?v=5XtK0n1lYbE []
  2. à lire sur NPNF le texte Révélations émouvantes d’« AOC » et invasion du Capitole : quand la combattante cède la place à la victime : http://www.mondialisme.org/spip.php?article3002 []

Biden la victoire du capital ?

Nous n’abordons pas souvent la question des États-Unis dans nos colonnes et le texte traduis un peu plus bas (Dylan Riley, Faultlines – Political Logics of the US Party System) nous permet de le faire avec un tour d’horizon des questions économiques et de leurs liens avec la façon dont les partis politiques interviennent sur ces questions. Certains thèmes développés ici par l’auteur recoupent certaines de nos analyses, même si cela s’effectue à partir d’un autre vocabulaire : ainsi, il ne parle pas de reproduction rétrécie mais d’absence de politique d’accumulation et il décrit bien comment s’exprime le principe identitaire à travers la confrontation entre Républicains et Démocrates.


Salut Jacques,

J’avais proposé il y a un moment de résumer ou traduire un article paru dans New Left Review sur l’arrière-plan social et économique des élections américaines, mais j’ai eu une surcharge de travail, ce qui fait que je n’ai pu m’y mettre que pendant ces derniers jours. C’est donc une traduction légèrement abrégée, et sans les notes de pied page, mais je pourrais envoyer l’original pour donner une idée plus complète de ce que l’auteur a en tête. Je pense en particulier que cela pourrait être un apport indirect mais utile à la discussion sur l’Etat-réseau ainsi que sur d’autres thèmes souvent abordés dans Temps critiques.

Amitiés,


Larry,
Merci je vais lire. là, ça fait trois semaines qu’on peine sur un texte autour de la religion comme particularisation de la communauté humaine, ce qui fait que ça a interrompu le travail commencé sur une réécriture de la première version d’un texte sur « capitalisation et reproduction rétrécie » que j’avais entamé, mais que JG voudrait revoir plus à fond car il ne trouve pas la notion de reproduction rétrécie très pertinente.

Bonne journée

Jacques Wajsztejn


Jacques,

Sur la reproduction rétrécie, tu as écrit : Mais elle n’est qu’une expression « intuitive » sur le modèle et en relation avec la notion de reproduction élargie qui, d’ailleurs, elle aussi, en dehors de sa formule A-A’ où A’>A, ne peut être délimitée empiriquement et cela encore moins aujourd’hui que la difficulté d’imputation est bien supérieure.

Si la question de la pertinence actuelle de ce concept se pose, serait-ce liée à ce côté intuitif, ce qui limiterait la possibilité de l’utiliser pour expliquer le cours des choses ? Quoi qu’il en soit, je te rappelle le point de vue de David Harvey (que j’ai déjà eu l’occasion de citer et qui vient de publier un nouveau texte) : l’accumulation mondiale du capital monétaire serait passé d’après la Réserve fédérale d’un peu plus de 2 000 milliards de dollars en 1960 à près de 16 000 milliards aujourd’hui (en dollars constants). Pour Harvey, le décrochage par rapport à l’or sous Nixon est un facteur non négligeable. Mais surtout, il ne peut y avoir de débouchés pour tout cet argent par le biais de l’accumulation classique (ou reproduction élargie). Nul besoin (si je le comprends bien) de faire intervenir des concepts comme la baisse du taux de profit… Enfin, c’est un autre éclairage.

Amitiés,

Larry


Résumé d’un article de Dylan Riley, paru dans le numéro 126 (novembre-décembre 2020) de New Left Review et intitulé : Faultlines – Political Logics of the US Party System

Pour comprendre l’issue des élections de novembre 2020, il peut être utile de préciser les quatre éléments fondamentaux de la politique américaine aujourd’hui :

  1. Les deux grands partis sont constitués chacun d’une coalition de groupes en quête de rentes, tant au sommet – gros donateurs, élus de haut niveau, responsables de parti – que, à un degré moindre, au niveau de masse. À une époque de stagnation structurelle des taux de croissance économique, la lutte entre partis a dégénéré en grande partie en conflit à somme nulle autour de la redistribution, d’où son caractère acharné.
  2. Corollaire : la personnalisation, ou inflexion charismatique, du rôle du dirigeant politique. Si cela remonte à Reagan, voire à Kennedy, cela n’a été consacré que par Obama avant d’être exacerbé par Trump.
  3. Le troisième élément, qui fonctionne en synthèse contradictoire avec le deuxième, est l’opposition entre deux logiques politiques – idéologies programmatiques conçues pour mobiliser un éventail de fractions de classe et d’intérêts particuliers – que l’on ne saurait réduire aux deux partis malgré un degré de coïncidence. On pourrait les désigner comme d’un côté le néolibéralisme multiculturel et de l’autre le néomercantilisme machiste-national.
  4. Enfin, le quatrième élément, très lié au troisième, est le contraste entre deux logiques géopolitiques rivales : libéralisme mondialiste contre l’Amérique d’abord.

Le système des partis américain repose historiquement sur des prétentions concurrentes à l’hégémonie. Des coalitions internes à la classe dominante construisaient une base de masse en prétendant que privilégier leurs intérêts particuliers permettrait de satisfaire en partie du moins les besoins matériels d’une partie des producteurs directs. Ainsi, de 1865 aux années 1920, les Républicains (RP) servaient les intérêts de l’industrie lourde, source d’emplois abondants et de hausses de salaires pour la classe ouvrière du Nord-Est du pays. Puis, des années 1930 jusqu’en 1980, les Démocrates (DP) ont pu jouer ce rôle sur la base d’une coalition de secteurs à forte intensité capitalistique capables de faire des concessions limitées mais réelles aux ouvriers, très combatifs à l’époque. Ces tendances ont pu perdurer pendant des cycles longs, l’un ou l’autre parti dictant les orientations générales même par-delà les changements de pouvoir à la Maison blanche.

Or, avec l’entrée dans la période actuelle de long downturn [soit la stagnation structurelle, théorie de R. Brenner], le système des partis subit à partir de 1980 environ des mutations profondes. Le pouvoir politique, à la place de l’investissement et de l’accumulation, commence à jouer un rôle de plus en plus direct dans le maintien de la rentabilité du capital. En s’appuyant sur la notion wébérienne de « capitalisme impérialiste » pour caractériser Rome, on pourrait parler ici de « capitalisme politique » : soit un mode d’activité de génération de profits dans lequel la rentabilité résulte pour l’essentiel de l’utilisation directe du pouvoir politique.

Au cours des décennies qui ont suivi (délocalisations, bulles financières et reprises économiques sans créations d’emplois des années 1990 et des premières années 2000), la politique américaine suit son cours sur le terrain consolidé du néolibéralisme : la conviction que la coordination assurée par le marché conduit mécaniquement à l’allocation souhaitable des flux d’investissement et donc à la croissance économique. Le néolibéralisme, ainsi défini, se trouve en crise profonde à partir de 2008. Les sauvetages d’entreprises opérés font apparaître au grand jour le rôle indispensable de l’État dans le transfert des surplus existants. Un gouffre s’est donc ouvert entre rentabilité et investissement : si les marges bénéficiaires remontent dès 2010, l’accumulation, elle, reste à la traîne. Selon A. Smithers, l’investissement productif (matériel) en pourcentage de la trésorerie d’exploitation a baissé de 20 points de pourcentage depuis 2000, cependant que les montants distribués aux actionnaires (dividendes et rachats d’actions) sont passés de 25 % à 45 % de la trésorerie d’exploitation.

Pour appréhender les effets de cette forte redistribution vers le haut sur le système politique, il convient d’examiner les coalitions de classe que les partis ont su mobiliser tant chez les élites (donateurs) que chez les électeurs. Si, au sommet, l’un et l’autre parti sont dépendants du secteur finance-assurances-immobilier, les deux coalitions se différencient aux niveaux inférieurs. Les Républicains sont solidement soutenus par les secteurs « polluants » de l’industrie manufacturière, les industries extractives, la grande distribution, la restauration et les grosses entreprises familiales. Les Démocrates, eux, peuvent compter sur l’appui des géants de la Silicon Valley, les secteurs de l’éducation, de l’information, de la culture et du spectacle, ainsi que de l’élite socioprofessionnelle : intellectuels médiatiques et universitaires, avocats, ingénieurs et autres partisans de l’utilisation de la science pour piloter la politique publique. Au niveau des classes dominantes, les Démocrates ont probablement une base plus large que les Républicains. Il semble ainsi que, au cours de la campagne, Biden a réussi à lever plus de fonds que Trump auprès de tous les secteurs majeurs de l’économie ou presque, hormis celui du pétrole et du gaz.

Les segments d’élite de ces deux coalitions ne recherchent pas tous les mêmes formes de redistribution. Le secteur financier a bien sûr bénéficié énormément de la politique monétaire appliquée depuis 2008, tout comme les entreprises ont bénéficié du crédit à bon marché. Quant aux mastodontes de la haute technologie et du divertissement qui soutiennent le DP, ils tiennent à la protection des droits de propriété intellectuelle, tandis que les industries extractives qui financent le RP cherchent plutôt à avoir accès aux terres du domaine public pour pouvoir les spolier à leur guise. Toutefois, seuls quelques sous-secteurs de niche – technologies de pointe, véhicules électriques, fracturation hydraulique – s’attachent à générer des bénéfices par le biais d’investissements dans des technologies permettant de comprimer les coûts et donc d’augmenter leur part du marché mondial. Ni l’une ni l’autre coalition capitaliste ne propose un projet de relance de l’accumulation.

Dans le même temps, cette recherche de rentes est devenue un phénomène de masse qui plonge ses racines dans la structure du marché du travail aux États-Unis, où les cadres et les professions intellectuelles supérieures représentent près de 40 % de la population active (les ouvriers représentant moins du quart). Quant aux secteurs d’activité les plus riches en emplois, c’est l’ensemble enseignement-santé-services sociaux : près du quart du total, alors que moins d’un emploi sur cinq se trouve dans l’industrie, le bâtiment et l’agriculture. Fait remarquable, le secteur finance-assurances-immobilier emploie à lui seul près de 10 millions de personnes, soit plus de 6 % de la population active.

Autrement dit, une part considérable de la population américaine – et pas seulement de l’élite – vit d’une façon ou d’une autre grâce à des « transferts sociaux », des assurances maladie aux droits d’inscription aux écoles, des impôts aux loyers… Et de même qu’au niveau des élites, à la base de la société les formes de redistribution réclamées diffèrent entre les deux coalitions. Cela se manifeste le plus nettement dans la polarisation en matière de niveau d’instruction. À l’issue d’un renversement dont on trouve des exemples ailleurs dans le monde, le RP est devenu le parti de ceux qui n’ont pas dépassé le secondaire, alors que le DP a une avance énorme parmi les diplômés du supérieur. En 2016, le RP a reçu 67 % des voix chez les blancs sans diplôme universitaire et cette influence est durable. Ce qui ne veut pas dire que les ouvriers constituent la base la plus importante du parti, qui serait plutôt à chercher dans les couches intermédiaires. Mais en tout cas, l’avance du DP chez ceux qui ont un master ou un doctorat est écrasante.

À rebours des théories courantes qui considèrent le niveau d’instruction comme un indicateur de classe sociale, il serait plus pertinent de souligner que les diplômés du supérieur peuvent prétendre à une sorte de rente qui serait hors de portée pour les non-diplômés. Les premiers ont donc de bonnes raisons de soutenir toute politique qui donne une prime à l’expertise et qui entraîne souvent des dépenses publiques. Les non-diplômés, eux, ont tendance à se méfier de l’expertise et des fonds publics qui la récompense. Bref, le conflit entre diplômés et non-diplômés revient en partie à un conflit autour de la redistribution.

Les types de redistribution qui plaisent à la base du RP ne sont pas les mêmes que ceux que réclament les Démocrates. Les Républicains privilégient des formes de générosité publique comme les subventions aux agriculteurs, les avantages accordés aux PME ou les mesures protectionnistes. À la place de la reconnaissance des qualifications, les électeurs du RP réclament un traitement préférentiel fondé sur les critères de race, d’ethnicité ou de citoyenneté. Ils demandent donc un meilleur contrôle de l’immigration et, plus généralement, une défense plus efficace des frontières et du statut de citoyen, qui auraient pour effet de réserver les mesures de redistribution aux seuls autochtones. En un mot : les deux partis sont des coalitions redistributives qui se livrent une lutte à somme nulle par le biais de mécanismes politiques permettant de transférer des revenus vers leurs soutiens en haut comme en bas de l’échelle. Dans un contexte de ralentissement de la croissance, le jeu politique s’est figé aux États-Unis dans une logique de forte polarisation qui laisse entrevoir peu d’espace pour une percée des uns ou des autres tant que le système électoral en place reste en vigueur.

Essor postmoderne de la politique charismatique

Compte tenu de la culture de l’image véhiculée par les mass media américains, la montée en puissance de la politique de la redistribution s’accompagne de l’émergence de rapports charismatiques entre élite et électorat, et cela depuis les quatre derniers cycles électoraux : l’admiration ou l’aversion viscérale pour des candidats-célébrités a surchargé les luttes politiques. Chez les deux grands partis, cette personnalisation extrême de la politique n’est que l’autre face de l’absence totale d’un programme de reconfiguration de l’économie en vue de faire redémarrer la croissance. Ces charismes rivaux n’ont toutefois pas le même contenu. Celui d’Obama faisait appel aux valeurs de la méritocratie ultra diplômée. Par comparaison avec Bill Clinton, Obama et sa famille ont scrupuleusement respecté les normes présidentielles américaines. Et pourtant, si Obama plaisait, c’était davantage en tant qu’individu qu’en raison de ses options politiques. À travers lui, les États-Unis étaient censés avoir vaincu leur héritage d’antagonisme racial et la simple vue de sa réussite devait suffire pour permettre au pays entier de se féliciter. En dépit de l’ampleur de la crise de 2008, aucun programme global de réformes (style New Deal, Fair Deal ou Grande Société) ne se manifestait au cours de ses mandats. Le sauvetage des banques et la « guerre contre le terrorisme » allaient se poursuivre subrepticement. La seule réforme d’envergure associée à sa présidence – l’Affordable Care Act (ou Obamacare) – n’était que le recyclage d’une proposition élaborée au départ par Mitt Romney, son adversaire républicain à l’élection de 2012.

Avec le charisme de Trump, on change radicalement de registre. Son mode de gouvernance « patrimonial » a fait un tabac auprès d’un électorat hostile au culte du diplôme. Trump fonctionnait pour l’essentiel par le biais d’ordres qu’il débitait en passant et considérait son équipe comme un groupe de compagnons de table plutôt que comme des responsables dont le rôle était défini par les institutions. Ce faisant, il a vite provoqué une levée de boucliers dans la haute fonction publique à laquelle Trump s’est employé à faire la guerre sans relâche. Il n’est que de voir les efforts de son gouvernement pour priver des milliers d’employés fédéraux de leur statut[les mettant à l’abri d’un renvoi sans motif valable] de fonctionnaires comme point culminant d’un projet d’épuration des « mauvais éléments », considérés comme les agents du deep state. On aurait tort pourtant de mettre cette hostilité entièrement sur le compte d’un désir libertarien de réduire la voilure du gouvernement fédéral. Si elle n’est pas incompatible avec une telle visée, elle découle bien plus de l’aversion de Trump pour le caractère impersonnel de l’esprit bureaucratique. D’un autre côté, dans les États-Unis du XXIe siècle, son style patrimonial souffrait d’un manque de légitimité traditionnelle, faute de quoi Trump a dû s’appuyer sur une forme très personnelle de charisme qui passait par Twitter et, vers la fin, des rassemblements électoraux. Rien ne démontre mieux l’instabilité de ce mode de gouvernance que le renouvellement constant du personnel et le manque de fidélité des anciens employés de la Maison blanche.

Mais en dépit de leurs différences, ces deux modes de gouvernance charismatiques ont pour effet d’élever le chef au rang de totem pour toute sa coalition redistributive : Obama pour les diplômés du supérieur, Trump pour les sans-diplôme. Pour l’un et l’autre parti, la cathexis a fini par remplacer les engagements programmatiques comme moyen de renforcer la base électorale. Quoique poussée à l’extrême par Trump, cette pratique traduit surtout le contexte général dans lequel doit s’inscrire l’activité des partis aux États-Unis. La campagne de Biden a au contraire mis en scène une sorte de cathexis à l’envers : au lieu de présenter des idées pour endiguer la pandémie et la crise économique, il a surtout souligné sa qualité de brave gars, d’homme honorable.

Logiques politiques

Autre différence importante entre les deux partis : leur logique politique dominante. Comme nous l’avons vu, le DP est actuellement le lieu d’une synthèse entre néolibéralisme et multiculturalisme. Il montre remarquablement peu d’intérêt pour les ravages économiques infligés au pays au cours des vingt dernières années. Les deux composantes de sa politique ont bien sûr des origines diverses. Le néolibéralisme, on le sait, a été développé comme doctrine économique par les théoriciens de la Société du Mont-Pèlerin, puis « naturalisé » aux États-Unis sous l’égide de Milton Friedman et ses collaborateurs au cours des années 1960 et 1970. Le multiculturalisme, en tant que mode d’action légaliste enraciné dans les mouvements des droits civiques et féministe, s’est développé à peu près dans la même période. Avec la marginalisation des éléments plus anticapitalistes de ces mouvements, une conception individualiste a pris le dessus : le « paradigme anti-discrimination », qui vise à favoriser l’ascension, dans le cadre du système existant, de membres des couches moyennes de ces groupes opprimés. Ce paradigme a connu une concrétion institutionnelle avec la création de bureaucraties, tant dans les universités que dans les entreprises, ayant pour mission de promouvoir la triade « équité, diversité et inclusion ». Des spécialistes des ressources humaines œuvraient pour l’adoption d’un ensemble de bonnes pratiques qui présentaient désormais les arguments contre les discriminations sous l’angle de la logique du marché : les entreprises ne resteraient compétitives que si elles trouvaient le moyen de tirer parti des talents que recelaient les salariés de tous les niveaux. C’était le début du lien étroit de ces bureaucraties de la diversité avec le néolibéralisme, qui persiste aujourd’hui.

L’idée centrale est l’«équité » : il s’agit de reproduire aux échelons supérieurs de cette société fortement inégalitaire la diversité raciale et sexuelle de la population. […] Supprimer l’« inéquité » – au sens d’augmenter la diversité – est clairement compatible avec le maintien, voire l’aggravation, des inégalités économiques. Le néolibéralisme multiculturel nous entraîne vers un capitalisme profondément inégalitaire mais rigoureusement équitable. Dans une telle société, la mobilité sociale pourrait être faible, mais pas pour des raisons de race ou de sexe. La Californie est à ce titre exemplaire. Ce territoire vaste et immensément riche est gouverné depuis des décennies par l’aile libérale-progressiste du DP. Et le bilan ? La Californie dépasse le Mexique pour les inégalités sociales et est en tête des États-Unis pour le pourcentage des habitants vivant au-dessous du seuil de pauvreté. À cela il faut ajouter une population vieillissante, un marché du logement qui est hors de prix pour la plupart des habitants ouvriers ou des couches moyennes, et des écoles publiques de mauvaise qualité. À mesure que l’activité industrielle se concentre de plus en plus dans le clinquant centre technologique de la Silicon Valley et de la région de San Francisco, la Californie a de moins en moins d’emplois ouvriers à proposer. Voilà en gros le modèle qu’offre le néolibéralisme multiculturel au reste du pays.

La logique politique dominante chez les Républicains a, elle, pour point de départ le constat que les perspectives d’emploi et les services publiques se sont détériorés, mais propose une analyse ultra-nationaliste et une stratégie néomercantiliste. L’analyse en question a été exposée par Jefferson Sessions dans les pages de la National Review, où il écrit : « Les quarante dernières années ont été marquées par une immigration massive et ininterrompue aux États-Unis qui coïncide avec la montée du chômage, la baisse des salaires, l’inefficacité croissante des écoles et un État-providence de plus en plus étendu. » Seule une forte réduction du niveau d’immigration légale et clandestine « permettrait une assimilation réussie et aiderait les millions de personnes qui luttent actuellement pour ne pas sombrer ».Le néomercantilisme machiste-nationaliste complète cette politique anti-immigrés par la notion de « souveraineté énergétique » – soit la libération du secteur des hydrocarbures pour jeter les bases d’une nouvelle phase de croissance économique – et des mesures protectionnistes.

Ce projet est obéré depuis le début par deux problèmes. D’une part, l’identification de l’immigration comme cause du déclin économique des États-Unis ne résiste même pas à une simple comparaison historique. Si on pourrait à la rigueur établir une corrélation entre la stagnation structurelle et le régime d’immigration existant depuis 1965, la mise en cause de l’immigration est démentie par la première vague gigantesque d’immigration, allant des années 1880 jusqu’aux années 1920, qui coïncidait avec la montée en puissance des États-Unis comme poids lourd industriel. D’autre part, des surcapacités pèsent sur le secteur de l’énergie, ainsi que sur les autres secteurs de l’économie mondiale. Une initiative en faveur de la souveraineté énergétique n’aurait donc guère la possibilité de générer un nouveau cycle d’accumulation. Le gouvernement de Trump avait beau mettre au rebut des pans entiers de la réglementation environnementale, il n’est pas parvenu à élaborer un modèle économique crédible qui puisse produire une croissance économique auto-entretenue ou des emplois bien rémunérés. Avant même la crise provoquée par la pandémie, son bilan économique était déjà bien médiocre.

Mais surtout, l’une et l’autre logique politique sont des projets de redistribution. Le néomercantilisme machiste-nationaliste prétend soutenir le prix de la force de travail grâce à des mesures anti-immigrés et protectionnistes, tandis que le néolibéralisme multiculturel plaide pour une distribution équitable des emplois et des revenus. Conformément à l’esprit du capitalisme politique, ni l’un ni l’autre ne propose un projet d’accumulation.

Ce serait une erreur de croire à une correspondance parfaite de l’une ou l’autre logique avec le DP ou le RP. Chaque parti a plutôt composé son propre mélange en puisant dans les deux logiques. Ainsi, le néomercantilisme machiste-nationaliste est certes devenu la tendance dominante du RP sous Trump, mais le parti a aussi eu, du moins jusqu’il y a peu, une aile de centre-droite d’orientation néolibérale-multiculturelle. N’était-ce pas Nixon à avoir donné ses lettres de noblesse au paradigme anti-discrimination, au même moment où il abandonnait les accords de Bretton Woods et l’ordre monétaire international de l’après-guerre ? De même, la diversité a occupé une place non négligeable sous le gouvernement de George W. Bush, qui a nommé Powell et Rice à des postes de premier plan et a consenti des efforts considérables pour s’attirer les sympathies des Latinos. Cet élément du camp républicain est aujourd’hui représenté surtout par le Lincoln Project.

Gènes dominants et récessifs

Les gènes dominants ou récessifs du DP sont l’inverse de ceux du RP. Si le néolibéralisme multiculturel y reste prédominant, le DP abrite également une version atténuée du néomercantilisme machiste-nationaliste. Dans un aveu partiel des limites de l’« équité » après les chocs de ces quatre dernières années, certains cherchent aujourd’hui à souder à leur projet une sorte de nationalisme économique néokeynésien. […]

Ruy Teixeira [l’un des théoriciens démocrates cités, qui plaide pour l’abandon de la politique identitaire, du catastrophisme sur le climat, de la phobie de la croissance et du technopessimisme au profit d’une économie qui crée de l’abondance pour tous] exprime bien sûr une réaction phobique contre l’une des évolutions les plus prometteuses de la politique américaine depuis une dizaine d’années : l’affirmation d’une logique sociale-démocrate au sein (et aussi en dehors) du DP. En tant que force politique, ce n’est pas négligeable : les Democratic Socialists of America (DSA) comptent 75 000 adhérents environ, et la campagne de Bernie Sanders pour l’investiture du parti en 2020 a totalisé environ 10 millions de voix. Les adhérents des DSA sont pour la plupart « des millennials menacés de déclassement » : 60 % d’entre eux ont un master, un doctorat ou un diplôme permettant d’exercer une profession réglementée, alors que les ouvriers ne représentent que 3 % du total. En 2016 Sanders avait affiché un score tout à fait honorable parmi les ouvriers blancs, puis en 2020 il a surtout séduit les électeurs latinos de Californie et du Nevada, surclassant Biden dans l’un et l’autre État.

Il n’empêche que le noyau dur de sa base électorale est constitué de CSP+ de rang inférieur ou en situation précaire du fait qu’ils n’auraient pas dépassé le premier cycle universitaire. En 2020, le groupe le plus important de donateurs à la campagne de Sanders était les ingénieurs en informatique. Quelle logique politique sous-tend donc le socialisme démocratique à la Sanders-DSA ? Parmi les idées clés, on peut citer la progressivité de l’impôt, les dépenses d’infrastructure, un système universel d’assurance maladie et l’expansion des services publics en général. Cela va certes au-delà de la simple « équité » puisqu’il s’agit de s’attaquer directement aux inégalités. Mais il est frappant de constater qu’on a ici aussi affaire à un projet de redistribution : Sanders n’a de cesse de réclamer « une redistribution matérielle massive financée par les bénéfices des grosses entreprises ». Or le principal inconvénient est que le socialisme démocratique en question repose sur les rapports sociaux qui accompagnent un capitalisme industriel fortement rentable, qui aujourd’hui ne représente au mieux qu’un lointain souvenir aux États-Unis. Ce qui fait défaut, c’est un socialisme qui correspond au régime du capitalisme politique qui gagne du terrain. Difficile à dire à ce stade quels contours aurait un tel socialisme.

Points de convergence

Les deux logiques politiques dominantes ont, en dépit de leurs divergences, des traits importants en commun qui reflètent les intérêts des grosses banques et des plus grosses entreprises non financières qui financent l’une et l’autre coalition politique. Cela se manifeste dans l’adhésion des deux partis à une orientation macroéconomique fondée sur des transferts politiquement médiatisés : lois fiscales et réglementaires, politique monétaire ultra-accommodante pour faciliter la tâche au secteur financier, sauvetages sans conditions de groupes importants et ainsi de suite. Et si ces deux logiques politiques n’ont pas tout à fait les mêmes conséquences sur le plan de la politique extérieure – le néolibéralisme multiculturel est favorable à une version de l’internationalisme à la Woodrow Wilson nimbé de promotion de la démocratie, tandis que le néomercantilisme machiste-nationaliste a lancé sous Trump une version cassante du « réalisme » (« l’Amérique d’abord ») –, les deux stratégies impériales ont dans la pratique pas mal en commun. Pour dresser un bilan détaillé de l’héritage national et international du gouvernement de Trump, il faudra laisser de côté l’hystérie l’entourant – alimentée non seulement par le Président lui-même mais aussi par les Démocrates au Congrès sous la direction de Nancy Pelosi – pour en examiner le contenu effectif.

Les premiers pas de Trump sur la scène internationale semblaient annoncer un retour à l’isolationnisme qui a fait hurler les acteurs établis de la politique impériale américaine, tant cela représente une rupture avec le dispositif fondamental d’alliances qui avait encadré l’hégémonie mondiale des États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Trump avait jeté aux orties l’Accord de partenariat transpacifique conçu pour isoler la Chine tout en montant une guerre commerciale contre celle-ci, donné l’accolade à Kim Jong-un et abandonné l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Il avait même envisagé un retrait américain de l’OTAN. Mais une ligne plus classique a progressivement repris le dessus et le consensus en matière de politique étrangère montre à l’heure actuelle une forte convergence avec l’attitude du gouvernement de Trump envers Pékin. (Il s’agit pour beaucoup de préserver l’objectif historique de la politique étrangère américaine, qui est de protéger les alliés contre les ingérences d’une puissance régionale despotique.)

Le non-dit dans ce cas est que la puissance hégémonique mondiale poursuivra ses ingérences à elle. Le nouveau gouvernement Biden ne sera pas en désaccord. Comme l’écrivent les nègres de Biden dans son manifeste publié en janvier 2020 dans Foreign Affairs : les priorités sont d’abord d’assurer que la Chine n’atteint pas le niveau de grande puissance mondiale, ensuite d’abandonner les tentatives peu judicieuses pour transformer le Moyen-Orient tout en sécurisant les intérêts géopolitiques clés des États-Unis dans la région et de profiter des pressions exercées par Trump sur l’Iran pour imposer un accord encore plus exigeant sur le nucléaire, et enfin de rétablir de bons rapports avec les alliés de l’OTAN, et cela pour pouvoir les amener à souscrire aux deux points précédents. La démocratie sera valorisée en principe – c’est « la source profonde de notre puissance », comme l’affirme Biden – mais appliquée sélectivement en pratique.

Sur le plan de la politique intérieure, on peut répartir en trois catégories les « réussites » des années Trump. D’abord, les mesures qui, comme la politique envers la Chine, sont en train d’être débarrassées de leurs aspects les plus trumpiens mais qui seront maintenues pour l’essentiel. Une réglementation plus stricte de l’immigration en fait partie : entre 2016 et 2019, l’immigration a baissé de moitié, du moins en partie sous l’effet d’une répression sévère le long de la frontière mexicaine. Si certaines des mesures machistes-nationalistes les plus agressives, comme la politique infiniment cruelle de séparation entre parents et enfants instituée sous Jefferson Sessions, ont été annulées par les tribunaux, les collaborateurs de Biden semblent prêts à garder nombre des restrictions récentes.

Ensuite, des mesures comme la baisse de l’impôt sur les sociétés ou les nominations à la Cour suprême, domaines où la ligne de Trump était en phase avec les priorités passées du RP. L’adoption de ces mesures doit beaucoup à Mitch McConnell, chef de file des Républicains au Sénat ; nulle trace de rupture radicale dans ce cas. Les magistrats nommés par Trump – plus de cinquante juges des cours d’appel et trois juges de la Cour suprême – sont certes très à droite, mais ils sont plutôt plus nombreux que ceux nommés par les présidents républicains précédents à être issus d’une des grandes écoles de droit du pays. Ce sont les rapports de force au Sénat qui détermineront si ces nominations apparaîtront finalement comme une victoire à la Pyrrhus, compte tenu de la réflexion actuelle chez les Démocrates sur la possibilité d’une réforme du système judiciaire pour pouvoir faire à leur tour les nominations qui leur conviennent.

Pour finir, la réponse de Trump à la pandémie du Covid-19 mérite d’être classée à part. La valse continue du personnel de la sécurité nationale a conduit à une situation où John Bolton a pu décider unilatéralement de démanteler la cellule de gestion des pandémies au sein du Conseil de sécurité nationale, qui aurait pu servir de système d’alerte face au virus. Puis, une fois que celui-ci avait commencé à se propager, la Maison blanche a réagi avec un mélange d’incompétence et d’inconscience. Certes, peu de pays ailleurs qu’en Asie de l’Est ont réussi à endiguer de façon durable le coronavirus, mais le fait à retenir sur les États-Unis est qu’aucun aplatissement de la courbe des contagions et des décès n’est à signaler, des pics ayant été atteints à partir de plateaux déjà étonnamment élevés. Le nombre de morts en bout de course sera vraisemblablement près d’un demi-million.

Dans ce contexte, la grande source de perplexité concernant les élections de 2020 est la mobilisation massive des Républicains. On a ainsi vu surgir deux vagues symétriques qui se sont brisées l’une contre l’autre. La meilleure grille de lecture face à cette mobilisation exceptionnelle de l’électorat est qu’elle découle de la fusion directe de l’économique et du politique qui caractérise la vie des États-Unis aujourd’hui. C’est précisément la nature de l’économie comme un jeu à somme nulle qui donne tant d’intensité au paysage politique. Et l’avenir du néomercantilisme machiste-nationaliste ? Celui-ci conservera vraisemblablement beaucoup de sa popularité auprès des élites comme de la population dans son ensemble. De toute évidence, le secteur extractif et des combustibles fossiles, tout comme les industries les plus polluantes, résistera bec et ongle à toute tentative sérieuse pour décarboniser l’économie. En outre, la diabolisation de la « classe ouvrière blanche » par les tenants du néolibéralisme multiculturel continuera d’inciter des couches significatives de celle-ci à soutenir les « combattants de la liberté » les plus divers. Ce ne serait pas étonnant de voir Tucker Carlson [animateur de télé très pro-Trump] comme candidat à la présidence en 2024.

Bon nombre des analyses faites depuis le scrutin reprochent à la campagne de Biden de ne pas avoir emporté le Congrès. À gauche, certains semblent penser qu’une orientation sociale-démocrate plus classiste aurait mieux marché. Or il est permis d’en douter. Biden a eu plus de suffrages que tout autre candidat présidentiel de l’histoire du pays, et cela sur fond d’un taux de participation impressionnant : 66 % des Américains ayant le droit de voter, soit plus de 6 points de plus qu’en 2016. Dans plusieurs États, le taux de participation a été supérieur à 70%. Aspect le plus frappant, Biden aura ouvert une nouvelle voie vers la Maison blanche qui passe par l’Arizona et la Géorgie, deux États situés dans la sunbelt. En somme, les Démocrates peuvent se targuer d’avoir obtenu un niveau de mobilisation historique chez leurs électeurs. Seuls quatre présidents sortants ont perdu la Maison blanche depuis 1932 : Hoover, Carter, George H. W. Bush et aujourd’hui Donald Trump. Certes, jugé à l’aune de ces revers, Biden a gagné de justesse, soit probablement de 4 points de pourcentage du vote populaire lorsque tous les scrutins auront été comptés, à rapprocher de l’avance de 17 points pour Roosevelt en 1932, de 10 points pour Reagan en 1980 et de 6 points pour Clinton en 1992.

Par ailleurs, Biden semble avoir fait nettement mieux que Trump dans la course aux contributions. Les dépenses de campagne pour la présidentielle et les élections à la Chambre des représentants ont dépassé au total les 10 milliards de dollars. À la mi-octobre, Biden avait déjà réuni une somme qui donne le tournis – 938 millions – dont 62 % avait été fourni par de gros contributeurs individuels donnant chacun plus de 200 dollars. Trump, quant à lui, n’a pu lever « que » 596 millions, dont 55 % était dû aux gros donateurs. Biden a également écrasé Trump en matière de fonds levés auprès des « comités d’action politique » et d’argent de l’ombre (dark money), avec un montant total de 696 millions de dollars, contre 353 millions seulement pour Trump. Quand tout est mis bout à bout, on voit que la campagne de Biden aura dépensé 22 dollars par électeur, alors que celle de Trump aura montré plus d’efficacité puisqu’elle s’en sera sortie avec une dépense de 14 dollars environ par électeur. À présent que la voie vers la Maison blanche est ouverte, les enjeux politiques sont très gros. On n’a pas encore touché le fond de la récession, ni aux États-Unis ni à l’échelle mondiale. Un gouvernement Biden faible qui serait incapable de maîtriser la pandémie et le chaos économique qu’elle a occasionné aura vite fait de rappeler aux électeurs les raisons qui avaient poussé beaucoup d’entre eux à préférer l’ancienne vedette de la téléréalité.

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XVI)

L’État et ses réseaux

– La direction générale de la santé (DGS) a indiqué au Monde, mercredi 6 janvier, que L’État a fait appel à plusieurs sociétés privées (les cabinets de conseil Accenture et McKinsey, et les sociétés Citwell et JLL), pour l’épauler dans la mise en œuvre logistique de sa stratégie vaccinale. Pour Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS, « cela prouve qu’au sommet de l’État, plus personne n’est capable de mettre en place un plan opérationnel ». Il fait appel désormais à des fournisseurs privés de stratégies clé en main alors même qu’il ne manque pas en interne d’experts, d’inspections, de cabinets et d’autorités en tout genre (Le Monde, le 8 janvier 2021). Rouban y voit une privatisation des politiques publiques alors que nous replaçons cela dans le cadre des formes réseau de l’État1. À cela s’ajoute, dans le domaine de la santé, un éclatement des entités. Dans les années 2010, on a importé les agences, une formule très à la mode dans les pays anglo-saxons, en créant des établissements publics (ARS, Santé publique France…) qui ont chacun leur direction et leur état-major protégeant leur pré-carré. Cela a engendré un éclatement des donneurs d’ordre, un enchevêtrement des compétences et une concurrence entre ces entités. Sans oublier une mauvaise coordination. Le chercheur du CNRS en déduit qu’il n’y a plus aucune ligne directrice ou doctrine de l’État. Pour le chercheur, c’est la constitution d’une économie de l’expertise gestionnaire associant le secteur public et le secteur privé et donc d’un marché professionnel nourrissant le pantouflage ou des espoirs de pantouflage ; il ne voit pas que dans le développement de ces formes réseau c’est la distinction même entre privé et public qui s’estompe.

– Dans le même ordre d’idées, selon D. Béhar de Terra nova (Libération, le 22 janvier 2021), l’État est devenu incapable de premièrement cadrer et deuxièmement coordonner l’action territoriale. La « reterritorialisation » idéologiquement plaquée comme conséquence d’une décentralisation conçue comme moins bureaucratique a conduit en fait à une spécialisation techniciste des compétences, une surenchère des collectivités locales par la multiplication des programmes catégoriels (l’exemple de « l’action cœur de ville »), alors que la crise sanitaire a au contraire démontré le lien entre les secteurs (santé, continuité du service public, transports et approvisionnement alimentaire). Cette « reterritorialisation » à qui l’État veut faire jouer le rôle de valeur refuge relève en fait d’une conception centralisatrice qui considère les espaces non métropolitains encore comme des campagnes d’il y a un siècle [alors que cela fait 50 ans qu’un sociologue des rapports ville/campagne comme H. Lefebvre a théorisé le concept de « rurbain ». NDLR]. Quoi d’étonnant alors à ce que le gouvernement s’étonne qu’un département « rural » comme la Haute-Loire soit l’un des plus touchés par la seconde vague de la pandémie, dans la mesure où il néglige son ancrage au sein de l’intense tissu d’échanges stéphano-lyonnais. 


Taux d’intérêt, dette, banques  

Il est faux de prétendre que les actuels taux d’intérêt quasi nuls et même négatifs sont sans aucun précédent dans l’histoire financière. Dans les années 1930 aux États-Unis, les obligations du Trésor étaient tombées après la crise de 1929 à un « taux plancher zéro ». Dans la Confédération helvétique, en 1979, la Banque Nationale avait enrayé ainsi l’appréciation du franc suisse. On peut, plus près de nous, citer l’État français qui en 2012 a placé près de 6 milliards d’obligations à trois mois à – 0,0005 % et à six mois à – 0,006 % (J.-M. Servet : « Taux d’intérêt bas et négatifs, nouveau paradigme de la finance ? », in The conversation, le 17 novembre 2020). Par ailleurs, pendant les Trente glorieuses les taux d’intérêts réels étaient eux aussi proches de zéro une fois soustrait du taux d’intérêt nominal le taux d’inflation. Mais, à  l’inverse la dette publique américaine en 1946 (108 % du PIB) est descendue à 57 % en 1957 grâce à une inflation dont la possibilité est aujourd’hui exclue par la « Théorie monétaire moderne2 » (Les Échos, le 7 janvier 2021). 

Ce qui change aujourd’hui c’est à la fois l’aspect massif, général et continu depuis 2008 de ce phénomène initié par les grandes banques centrales « indépendantes ». De ce fait, elles ont enclenché, non pas un « retour à une inflation modérée » comme elles l’espéraient, mais une spirale baissière des taux d’intérêt à effets déflationnistes3. Néanmoins, du point de vue strictement financier, même les États paraissant les plus sûrs en profitent parce qu’ils ont eux-mêmes emprunté à taux négatifs pour refinancer leur dette ; et les banques centrales aussi comme par exemple, la Banque centrale européenne qui prélève l’équivalent de 10 % des profits des banques commerciales par les taux négatifs qu’elle leur impose sur leurs réserves obligatoires et additionnelles (cf. les accords de Bâle III qui visaient à rendre les banques plus sûres suite à la crise financière de 2008 afin d’éviter les situations de Too big to fall). Toutefois, cela paraît a priori impossible de façon permanente, sauf à imaginer que cette activité soit devenue une sorte de produit d’appel, les profits étant réalisés grâce à d’autres services. Toutefois, les banques ont des revenus procurés par des services diversifiés et par leurs facturations. Ainsi, selon le cabinet Sémaphore Conseil, les frais de tenue de compte ont augmenté de 1 000 % en dix ans en France. Il existe aussi des frais de dossiers pour les prêts4. Contrairement à une croyance commune, de tels taux ne rendent pas les banques automatiquement déficitaires (même s’ils diminuent leur rentabilité) car un prêt bancaire, pour l’essentiel, ne se fait plus par transformation en prêt d’une épargne préalable, mais par création nette de monnaie dont elles ont le monopole via le crédit.

– Néanmoins, ces taux bas ne sont globalement pas favorables à l’investissement et depuis plusieurs années déjà l’investissement productif recule dans le secteur industriel. Au premier regard c’est étonnant, car pourquoi ne pas emprunter puisque l’on peut emprunter de l’argent pour rien ? D’abord, parce que les responsables de projets d’investissement sont découragés d’investir dans un environnement de taux zéro synonyme de faible anticipation de croissance ; ils ont alors tendance à se porter sur des actifs rémunérateurs et spéculatifs. De plus, en raison des taux zéro, l’épargne des ménages en Europe s’est déplacée vers des actifs liquides et non risqués, essentiellement les comptes en banque. C’est logique dès lors que les placements ne rapportent plus la moindre rémunération, pour cause de taux nuls. C’est ce que Keynes appelait la « trappe à liquidités ». Le risque de l’investisseur n’est plus rémunéré. Dès lors, les investisseurs se détournent des projets risqués à long terme (Les Échos, le 22 janvier 2021). Mais ces éléments théoriques sont à relativiser comme le montre l’article du journal Les Échos, le 4 janvier 2021. Confronté à l’arrêt soudain et violent de l’activité, ce poste de dépenses a reculé en 2020. Il n’a toutefois fait qu’accompagner la contraction du PIB sans l’amplifier, à l’inverse de ce qui s’est produit lors des précédentes récessions. L’Insee attend désormais un recul de 9 % de l’investissement productif en 2020, un rythme identique à celui du PIB. Lors des récessions de 2009, 1993 et 1975, sa contraction avait alors été en moyenne de 8,8 % déjà, mais pour des épisodes de recul du PIB « limité » à 1,5 %. Sur le champ de l’industrie manufacturière, la comparaison avec 2009 est plus frappante encore. Les industriels évoquaient en octobre dernier une baisse de 14 % de leurs dépenses d’investissement en valeur pour 2020, alors qu’ils attendaient en recul de la demande et à une incertitude pesante. Mais c’est bien la « faiblesse » de cet ajustement au regard de la chute du PIB qui interpelle. Plusieurs explications peuvent être avancées : les entreprises sont globalement entrées en relative bonne santé financière dans cette crise. Le canal du crédit leur a été maintenu ouvert et même élargi en 2020, contrairement à 2008-2009. La récession est moins industrielle qu’elle ne frappe plus violemment encore les activités de services ; elle touche ainsi moins les secteurs les plus intensifs en capital.

– – Dans une interview Laurence Boone5, cheffe économiste de l’OCDE au Financial Times (4 janvier 2021), défend une nouvelle approche des dettes publiques et des politiques des banques centrales. Cela marque apparemment une petite rupture avec la position pro-austérité de l’OCDE à l’époque de la crise de 2008. Boone met l’accent sur le risque d’explosion sociale en cas de réédition de ces mêmes politiques et souligne le caractère non démocratique des banques centrales, d’où sa proposition d’une politique budgétaire (puisqu’elle est appliquée par un gouvernement élu) qui aurait l’assentiment de la population et qui devrait prendre le relais de la politique monétaire qui relève des banques centrales. Elle rappelle que la politique monétaire a maintenant un effet redistributif, ce qui ne fait théoriquement pas partie de son rôle, alors que cela fait bien partie du rôle de la politique budgétaire.  Sinon, Boone cherche à orienter les politiques économiques vers la notion de soutenabilité à long terme de la dette, qui d’après elle doit tenir compte non seulement de la pérennisation vraisemblable des taux bas, mais aussi de la volonté assurée des investisseurs d’acheter les emprunts d’État [traduction et synthèse par nos soins, Larry C].


Investissement et concentrations

– Malgré le choc du Covid, les fusions-acquisitions mondiales ont bouclé une année solide. Plus de 3.600 milliards de dollars de transactions ont été annoncés en 2020, selon Refinitiv. C’est plus que les sept années qui ont suivi la dernière crise financière, le recul se limitant à 5 % sur un an. Pour pallier une croissance organique affaiblie [ce que nous définissons comme une « reproduction rétrécie », NDLR], les entreprises devront en effet trouver des relais de développement par acquisition. Si on prend l’exemple de la fusion en cours entre PSA et FCA, il est à remarque que c’est une fusion/acquisition entre deux groupes automobiles qui ont fait le moins d’effort en recherche et développement (Fiat offrant l’exemple d’un sous-investissement chronique) ces dernières années, PSA étant surtout redevenu « performant » en baissant ses coûts.  « La fusion permet de créer un effet de taille qui diluera de manière très conséquente nos efforts en matière d’investissement, de recherche et de développement [R&D] » (Le Monde, le 6 janvier 2021), a résumé M. Tavares, le PDG du futur groupe Stellantis qui a le mérite d’être clair. Par delà l’angoisse des salariés français et italiens sur le rééquilibrage possible des productions entre des usines Fiat tournant à 60 % de leur capacité et des usines PSA à bloc, le centre de gravité du groupe va se déplacer vers l’Italie et vers les États-­Unis, le siège se trouvant à Amsterdam (Pays-­Bas). Un exemple d’internationalisation où il y aura sans doute quelques difficultés à composer une image de marque sur une marque aux 14 marques ! On peut rester sceptique devant ce type traditionnel d’alliance alors que de nouvelles semblent plus dynamiques comme le projet qui associerait Apple et Hyundai motor sur la voiture autonome, la première ayant semble-t-il renoncé à son projet initial d’un développement propre qui l’aurait entraîné dans d’énormes investissements en capital fixe dont elle peut profiter directement auprès du constructeur coréen (Les Échos, le 11 janvier 2021). Un exemple indiscutable de synergie.   

– Dans un actionnariat de plus en plus intermédié à travers les gestionnaires de fortune, les fonds d’investissement, les investisseurs institutionnels, les fonds de pension, les normes de rentabilité minimales imposées aux entreprises sont beaucoup trop élevées : 10 à 15 % de rendement du capital sont le plus souvent exigés qui sont en moyenne effectivement atteints. Une norme aussi ambitieuse est contraire au bon sens macroéconomique qui détermine un niveau correct autour de 5 %. Comment expliquer ce maintien d’un taux de rendement élevé avec des taux d’intérêt voisins de zéro et un excédent d’épargne privée ? La doctrine voudrait que le marché s’équilibre par une augmentation de l’investissement et une diminution du taux de rendement du capital, qui devrait revenir, dans les conditions actuelles, aux alentours de 7 %. Comme les chiffres imposés sont impossibles à atteindre de manière étendue par les seuls progrès de productivité et d’innovation des entreprises, qui demeurent globalement faibles (autre contradiction), celles-ci tentent d’y parvenir par des moyens détournés : les entreprises américaines rachètent massivement leurs actions, les opérations de fusions-acquisitions, qui ne sont qu’une forme plus sophistiquée du même rachat d’actions, se multiplient et la main-d’œuvre devient une variable d’ajustement. On licencie non pas parce que l’entreprise est en difficulté, mais pour lui permettre d’atteindre une norme de rentabilité imposée par la Bourse. Les P-DG de Danone et Véolia-Engie justifient leurs politiques de licenciements pour le premier et de fusion/acquisitions (sur Suez) pour les seconds par le fait qu’il faut se prévenir de la concurrence éventuellement hostile (Nestlé pour le premier) de façon à éviter les OPA hostiles et pour cela avoir une bonne rentabilité. Pour J. Peyrelevade dans Les Échos, le 13 janvier 2021, il serait plus efficace d’adopter la même réglementation que les pays du Nord de l’Europe, à savoir l’interdiction des OPA hostiles et ce, d’autant plus que la relative faible capitalisation des grandes entreprises françaises les rend particulièrement vulnérables comme le montre encore le projet du québécois « Couche-tard » de se « rapprocher de Carrefour, deux fois moins valorisé, mais à la surface de vente nettement supérieure. L’offre (20 euros l’action soit 30 % au-dessus de sa cotation) a de quoi séduire les actionnaires de Carrefour. Mais, dans la soirée, Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie, invité sur France 5 et qui s’était entretenu avec tous les responsables du dossier, a déclaré qu’il n’était « a priori pas favorable à l’opération » car « la sécurité alimentaire des Français est en jeu ». L’État qui dispose d’un droit de veto sur les investissements étrangers dans des secteurs dits stratégiques envisage plus que sérieusement d’user de ce droit pour empêcher en pleine crise économique le rachat du premier employeur privé (105 000 collaborateurs) par un groupe étranger6. La crise sanitaire n’a pas vraiment affaibli le secteur, mais la concurrence d’un côté des spécialistes de l’e-commerce tels Amazon et autres Alibaba, et de l’autre des discounters comme E. Leclerc est de plus en plus menaçante7. « La crise est venue conforter nos choix stratégiques sur la transition alimentaire, l’achat local, le lien entre alimentation, santé et environnement, les prix bas, l’e-commerce. Toutes ces grandes tendances sur lesquelles on a bâti notre plan stratégique en janvier 2018 ont été accélérées », déclarait Alexandre Bompard, le PDG-Carrefour, fin décembre aux Échos Week-End. Il n’en demeure pas moins que l’enseigne est passée du deuxième rang mondial en 1999 derrière Waltmart au septième aujourd’hui avec une cotation diminuée de moitié. L’expansion internationale des années 2000 a en fait siphonné les résultats du groupe et les capitaux ont manqué pour rénover les hypermarchés dont la forme est devenue inadéquate aux nouvelles formes de consommation (Les Échos, le 14 janvier 2021). À l’inverse, cette opération avortée a réveillé le cours de Bourse du français, mis en lumière son redressement et peut déboucher sur des partenariats avec le canadien, plus faciles à mettre en œuvre, et c’est d’ailleurs ce qui est en train de se réaliser. Par ailleurs, cela envoie aussi un message direct à Amazon, après des années de rumeurs : la distribution française n’est plus à vendre. Ce qui ne veut pas dire que la concurrence interne ne va pas s’exacerber. En effet, le flot des consommateurs français se divise en deux fleuves : le premier, celui des citadins aisés, coule vers le bio et la qualité ; le second, celui des plus modestes, penche vers le discount. En tant que distributeur généraliste, Carrefour, comme Auchan, peinent à servir les deux populations. Ses coûts d’exploitation sont 3 % supérieurs à ceux des Leclerc (Les Échos le 22 janvier 2021). Pour certains, la surface financière apportée par le canadien aurait hâté cette concentration jugée nécessaire pour faire face aux échéances de demain qui sont celles de la concurrence ou de l’autonomie par rapport à l’e-commerce alimentaire en développement.

Cette situation n’est pas valable que pour Carrefour, en témoigne Renault dont l’internationalisation tous azimuts, chère à Carlos Ghosn, n’a pas vraiment porté ses fruits. « Le groupe n’a pas réussi à diversifier ses profits hors d’Europe », a ainsi constaté le nouveau directeur général. Le Vieux Continent, qui concentre 50 % des volumes, génère 75 % des bénéfices. De nombreuses implantations à l’internationale ont entraîné une véritable hémorragie financière (Les Échos, le 15 janvier 2021).

– Les recherches de synergie n’étant souvent pas évidentes dans le processus de fusion/acquisition les risques de doublons sont très présents, pour les « cols bleus » cela risque de conduire à un tri entre établissements du nouveau groupe pour la fabrication : mais les « cols blancs » sont aussi touchés par la concentration des centres de recherche (nous en avons parlé dans d’autres relevés) et aussi du fait de l’amaigrissement des sièges sociaux, un processus qui risque de s’accélérer avec l’expérience du télétravail expérimenté et développé pendant la crise sanitaire. La banalisation des réunions Zoom ou Teams a également ouvert les yeux du management sur deux réalités. La première est que, pour être efficace, une réunion ne doit pas réunir trop de monde. Et que si les réunions peuvent être productives alors qu’on n’y convie plus jamais certains… c’est peut-être que l’on peut se passer d’eux… « C’est la fin des bullshit jobs, déclare sans ambages un patron [reprenant la formule de l’anthropologue libertaire David Graeber à son compte, NDLR]. La seconde est que les compétences dont on a besoin ne sont pas forcément au siège. Un expert sur une question précise peut être un cadre de terrain dont la compétence sera juste ponctuellement utile en central. Conclusion ? Les sièges vont se réduire inéluctablement, par la taille et le nombre de cadres qu’ils accueillent (Les Échos, le 14 janvier 2021).

– La perspective d’une ample relance budgétaire aux États-Unis a été accueillie avec enthousiasme en Bourse, soutenant les valeurs de la « vieille économie » avec l’espoir d’un nouveau grand plan de relance. La menace d’un surcroît de régulation et d’une mise en place de taxation par les démocrates a en revanche pesé sur le secteur technologique (Les Échos, le 7 janvier 2021).


Question de méthode

– Pour qualifier les effets de la crise sanitaire, l’image d’un « grand bond en arrière » est parfois utilisée. Une chute de 9 %, cela met effectivement le PIB de 2020 au niveau de celui de 2011. Voilà qui vise à rendre les choses concrètes. Pour autant, il s’agit là d’un raccourci. Passons sur le fait que la France compte aujourd’hui davantage d’habitants (environ +3 %) qu’en 2011 : en rapportant le PIB au nombre d’habitants, le tableau se noircit encore plus. Mais, surtout, en sens inverse, il est difficile de prétendre qu’une décennie de croissance aurait été effacée. Car ce que mesure le PIB, c’est l’activité économique sur une période donnée, le trimestre ou l’année. C’est donc un flux plutôt qu’un stock. En 2020, globalement sur l’année, cette activité aura effectivement été au niveau de celle de 2011, mais ce qui a été réalisé entretemps n’a pas été effacé par la pandémie : les maisons construites en 2019 par exemple ne se sont pas soudainement écroulées ! C’est d’ailleurs ce qui différencie les pandémies des guerres ou des catastrophes naturelles (du type cyclones, séismes…), qui provoquent, quant à elles, directement des dommages matériels importants à côté des pertes humaines. D’ailleurs, loin d’être effacés, ce sont sur les progrès scientifiques et techniques des dernières années que nous comptons pour sortir de la crise sanitaire et en atténuer l’impact économique. Ce sont les développements récents de la recherche médicale qui ont permis la mise au point relativement rapide de vaccins, lesquels permettront, nous l’espérons, de sauver des vies. Et c’est le développement des technologies numériques qui aide nombre de secteurs à surmonter l’épreuve (J. Poujet, direction de la conjoncture à l’INSEE, in Les Échos, le 5 janvier 2021).


En marge de la crise sanitaire : le Brexit.

Le Monde diplomatique de janvier 2021 avec l’article : « L’ère de la finance autoritaire » (Benquet et Bourgeron) indique que le rôle de la finance dans la campagne pour ou contre n’a pas été uniforme d’où les difficultés d’interprétation. La plus courante étant que la City aurait été contre. En fait l’article distingue d’un côté, les représentants de la « première financiarisation » — banques, assurances, sociétés de conseil, de communication et d’information financière, de courtage, de change, d’investissement institutionnel (fonds de pension compris) —, dont le mode d’accumulation se caractérise par un appel public à l’épargne, laquelle est investie pour une courte durée dans des actions acquises sur des marchés boursiers. Ce mode d’enrichissement n’implique pas une prise de contrôle des entreprises par les financiers propriétaires de titres : ces derniers ont principalement un mode de gestion passif et délèguent aux manageurs le contrôle des sociétés. De l’autre, les membres de la « seconde financiarisation » : secteurs de la gestion alternative d’actifs, du capital-investissement et des hedge funds. Ceux-ci font appel à des placements privés qu’ils investissent pour une durée moyenne dans des actifs hors marchés dont ils prennent le contrôle. Leur mode de gestion est alternatif et actif au sens où il est relativement décorrélé des marchés financiers, soit que leurs investissements soient non cotés, soit qu’ils ne correspondent qu’à des secteurs très risqués des marchés boursiers. Les données de financement des deux campagnes montrent que celle en faveur du Remain a été largement alimentée par les acteurs de la première financiarisation, et celle en faveur du Leave par ceux de la seconde. En soutenant le Brexit ces derniers ont signalé que l’UE pourtant fort accommodante, était encore trop régulatrice et contraignante. Pour eux, il s’agit de transformer la City en une sorte de plate-forme offshore (la presse anglaise parle de « Singapour sur Tamise » à propos de ce projet)8. Ces contraintes ne touchent pas que le secteur de la finance comme on peut le voir avec l’automobile : Payer 10 % de droits de douane sur les véhicules ou les composants échangés entre l’Union européenne et le Royaume-Uni aurait lourdement pénalisé le secteur. « Il n’y a pas d’industrie aussi étroitement intégrée que l’automobile européenne, avec des chaînes logistiques complexes à travers toute la zone », a rappelé le directeur général de l’Acea (Association des constructeurs européens d’automobiles), Eric Mark Huitema, au lendemain de l’accord. Plusieurs constructeurs asiatiques, comme Nissan ou Toyota, ont ainsi choisi le Royaume-Uni comme base de production. De même, BMW (pour Mini) ou encore PSA (via Vauxhall) ont de grosses usines dans le pays. Des composants traversent plusieurs fois la Manche avant d’être assemblés au sein de véhicules dont 80 % sont ensuite exportés (chiffre 2019). À l’inverse, 88 % des voitures neuves achetées au Royaume-Uni en 2019 ont été importées, dont 78 % en provenance de l’Union européenne. Au total, 3 millions de véhicules franchissent ainsi chaque année la frontière. La question la plus critique sera en fait celle des « règles d’origine » : pour être effectivement exemptés de droits de douane, les véhicules traversant la Manche devront comprendre une part minimum de valeur ajoutée provenant de la zone Royaume-Uni-UE. Des seuils (aux alentours de 55 %) qui ne posaient pas problème pour les véhicules thermiques en posent pour les électriques, car les batteries sont presque toutes en provenance d’Asie. Les seuils ont donc été abaissés à 40 % et devront être alignés progressivement, mais la peur a été grande que le Royaume-Uni jour le cheval de Troie au sein de l’UE dans ce secteur (Les Échos, le 13 janvier 2021).

Alors que le Brexit était censé redonner de la souveraineté nationale au Royaume-Uni (Tack back control), la position géographique du Royaume-Uni est telle que ses relations internationales en termes de commerce de biens et de services seront toujours très étroitement dépendantes des normes et régulations en vigueur dans l’UE. Ce qui fait la force de l’UE face à la Chine et aux États-Unis, c’est la taille de son marché. C’est en conditionnant l’accès de son marché à certaines normes et valeurs que l’UE peut faire pression sur des pays tiers ou sur des entreprises multinationales ; par conséquent, plus la taille de son marché est importante, plus son pouvoir de négociation est grand.


Interlude

– Fort de son expérience sur la gestion des masques en mars 2020, l’ex-ministre Agnès Buzyn rejoint l’Organisation mondiale de la santé où elle sera chargée du suivi des questions multilatérales (Les Échos, le 6 janvier 2021).  [À défaut de recyclage de vieux masques périmés le recyclage des décrédibilisés au sein d’organismes ayant eux-mêmes perdus de leur crédibilité pendant la crise est à la mode, NDLR].

– La notion de résistance, qui suppose combat et communauté, tend à disparaître sous le mot de résilience qui implique individualité et passivité. Macron ne s’y est pas trompé en appelant « Résilience » son premier plan d’action contre le Covid-19. Un monde résilient ne veut pas remettre en cause un fonctionnement mais impose une sorte de devoir psychologique à bien aller quoi qu’il arrive (Olivier Steiner Libération ; le 6 janvier 2021).

– Martinez, secrétaire général de la CGT, critique les mesures d’aide nées de la pandémie (le JDD, 3 janvier 2021) : « On distribue beaucoup d’argent aux entreprises, mais rien aux salariés. ». L’État a pourtant consacré 31 milliards au financement du chômage partiel en 2020. Question : est-ce que la CGT ne considère pas les chômeurs comme des salariés ?

– « L’ultra gauche a infiltré les teufeurs ! Voilà l’argument avancé par l’Intérieur pour expliquer l’incapacité des forces de l’ordre à empêcher la rave-party du Nouvel An organisée près de Lieuron (Ille-et-Vilaine). Ils étaient plusieurs centaines de Black Blocs et de zadistes venus de Notre-Dame-des-Landes assure encore une huile de Beauvau. On aura mis 24 heures pour restaurer l’ordre public râle, pas convaincu, Florian Bachelier, député local et premier questeur de l’Assemblée. On avait six escadrons de gendarmerie et des compagnies de CRS prêts à intervenir à Rennes, tente de faire valoir un galonné. On a préféré les laisser en zone urbaine. D’autant que nous avons été prévenus trop tardivement du lieu précis de la rave. La faute, selon l’aveu de l’un de ses membres, au service de renseignement territorial : « On était à l’ouest ». Le procureur de la République Philippe Astruc a annoncé le 4 janvier, la mise en examen et le placement en détention provisoire d’un supposé organisateur de la rave. Né en 1999, sans antécédent judiciaire, le jeune homme vit dans un camion du côté de Rennes et se dit SDF. Un profil de Black Bloc ? (Le Canard enchaîné, le 6 janvier 2021).

– Fallait s’y attendre. Après un an de Covid et de télétravail, il y a du relâchement. Le maire d’Anvers, le 2 janvier, Bart De Wever, chef du parti nationaliste N-VA, a répondu à une interview télé en chemise… et en slip ! En « visio » à la maison, avec son téléphone ; il a juste oublié qu’un miroir, placé derrière sa chaise, laissait voir ses jambes peu vêtues. (ibid.)

– La faute au Congrès ! Presque partout aux États-Unis, les hôpitaux doivent faire le tri entre les patients infectés par le Covid-19, faute de médecins en nombre suffisant, surtout d’anesthésistes et d’urgentistes. Le Wall Street Journal accuse les parlementaires d’être responsables de cette pénurie. Selon le quotidien, ils avaient décidé il y a une vingtaine d’années de réduire le nombre de médecins hospitaliers. Aujourd’hui, le Congrès peine à corriger ses erreurs en prévoyant, sur les 900 milliards de dollars du nouveau plan d’urgence, le financement par le système fédéral d’assurances publiques (Medicare) de 1.000 nouvelles places de formation de médecins sur cinq ans. Depuis sa création en 1965, rappelle le quotidien, Medicare (assurance-santé pour les personnes de plus de soixante-cinq ans) a financé la grande majorité des formations pour les internes des hôpitaux. Mais, dans les années 1990, la crainte de certains économistes et médecins était de voir une inflation de soins inutiles prodigués par des praticiens en trop grand nombre. Une erreur du Congrès, selon le journal. Car les rémunérations des médecins financés par Medicare et Medicaid (pour les personnes à faible revenu) ont été plafonnées. Ce qui a entraîné une inflation des honoraires dans le secteur privé. Même phénomène observé dans les hôpitaux (Wall Street Journal, le 5 janvier 2021).

– Le pape post-moderne François a annoncé qu’il se ferait vacciner contre le Covid (AFP, 9 janvier 2021). À 84 ans, on peut être représentant du Bon Dieu et personne à risque (Le Canard enchaîné, le 13  janvier 2021).

Enfin une stratégie politique ! Le secrétaire général du parti macroniste, Stanislas Guerini, justifie (cf. BFMTV, 13/1) : « Lʼintérêt du couvre-feu à 18 heures, c’est de contrer l’“effet apéro”. Dans le même ordre d’idée, mais à gauche : Jean-Luc Mélenchon explique d’où vient son expertise en matière de vaccins (cf. LCI, 14 janvier) : « J’ai vécu suffisamment longtemps dans le Jura, dont est originaire Louis Pasteur » (Le Canard enchaîné, le 20 janvier 2021).


Automatisation, productivité et Covid-19

Nous avons déjà mentionné cette difficulté théorique des économistes à comprendre l’évolution inverse de ces deux données puisque l’augmentation de l’automation devrait conduire logiquement à une augmentation de la productivité qui n’est guère repérable statistiquement. Pour P. Artus (25 septembre et 1er octobre 2020, notes de Natixis) le taux d’investissement net (qui prend en compte l’amortissement du capital) a beaucoup reculé. Autrement dit, « les entreprises n’ont pas investi suffisamment pour compenser l’accélération de l’obsolescence de capital, d’où le recul des gains de productivité ». Malgré la baisse du prix relatif des biens d’investissement dans les nouvelles technologies9, le volume de capital nécessaire est élevé, d’autant plus qu’il est soumis à un cycle de vie relativement court. Autrement dit, il faut investir beaucoup et souvent, et le même volume d’investissement semble porteur de gains de productivité décroissants. Mais il faut coupler cette explication avec une autre, à savoir la discordance entre la demande sociale qui se déplace vers des secteurs à moindre productivité et les critères de rentabilité capitalistes. C’est peut-être la réponse de fond au paradoxe de Solow sur la productivité : le flux des innovations technologiques ne semble pas se tarir, mais c’est la capacité du capitalisme à les incorporer à sa logique qui est en train de s’épuiser (cf. les logiciels libres et plus globalement l’extension de la gratuité produite par les nouvelles technologies).

Pour Michel Husson (cf. site À l’encontre, le 3 janvier 2021) le problème du maintien d’emplois que l’automatisation menace se trouve aggravé par les effets de la crise sanitaire qui a crée un double choc d’offre et de demande, à savoir son hétérogénéité selon les secteurs (et les pays). Dès lors, même un redémarrage progressif de l’économie ne résorberait pas les désajustements entre offre et demande, comme le souligne l’étude de McKinsey sur l’emploi en Europe. À côté des 22 % d’emplois menacés par l’automatisation, elle identifie 26 % d’emplois menacés par la crise sanitaire. Ces deux catégories se recouvrent en partie : 10 % des emplois européens seraient ainsi menacés à la fois par l’automatisation et la Covid-19. Or ces emplois « doublement exposés » sont très inégalement répartis selon les secteurs. Ainsi 5,4 millions d’emplois du commerce (soit 2 sur 3) seraient exposés à ce double risque. Une argumentation toutefois peu convaincante si on regarde ce qui est en train de se passez chez Michelin qui va supprimer 2300 emplois en France pour des raisons de compétitivité et de recentrage sur des activités fortement productrices de valeur ajoutée (même argument que Bridgestone dans le même secteur). Les raisons invoquées ne sont donc pas liées à la crise sanitaire (la direction soutient que le plan de dégraissage a même été retardé par celle-ci) ni non plus à l’automatisation bien que la baisse des effectifs des activités tertiaires (1100 des 2300 chez Michelin puisse en être une conséquence), mais plutôt à des raisons stratégiques dans le cadre de la division internationale du travail (1200 des 2300 de suppression dans l’activité industrielle).  

– Afin de mieux saisir les répercussions économiques de l’épidémie de Covid-19, Nicholas Bloom, Philip Bunn, Paul Mizen, Pawel Smietanka et Gregory Thwaites ont analysé son impact sur la productivité au Royaume-Uni en utilisant les données tirées du Decision Maker Panel, une vaste enquête menée auprès de milliers d’entreprises. Leurs estimations suggèrent que l’épidémie de Covid-19 devrait réduire la productivité globale des facteurs dans le secteur privé d’environ 3 % en moyenne entre le deuxième trimestre 2020 et le deuxième trimestre 2021, relativement à ce qu’elle aurait été sinon, et d’environ 1 % en 2022. L’épidémie de Covid-19 alimente-t-elle un processus schumpetérien de destruction créatrice ? En l’occurrence, les firmes présentant la plus faible productivité disparaissent-elles en étant remplacées par des entreprises plus productives ? C’est en partie le cas, mais seulement en partie. En effet, l’économie connaît pour l’essentiel une simple destruction des secteurs présentant une faible productivité. Des secteurs comme ceux de l’hébergement, de la restauration, du voyage et des loisirs se sont fortement contractés, mais les autres secteurs n’ont connu qu’une expansion limitée, ce qui empêche une réallocation des facteurs, notamment des travailleurs, vers les secteurs en expansion. Finalement, la productivité moyenne a augmenté, mais la production totale a décliné. Bloom et ses coauteurs estiment que l’épidémie freinera la croissance de la productivité à plus long terme dans la mesure où les entreprises ont fortement réduit leurs dépenses en recherche-développement autrement dit, les effets de l’épidémie risquent de se conjuguer à ceux de tendances de plus long terme pour freiner le progrès technique (cf. blog D’un champ l’autre, 28/12/20).


Science, industrie pharmaceutique et virus

– Sur 93 milliards d’euros de fonds publics mobilisés pour éradiquer le virus, 63 milliards sont allés aux petites et moyennes entreprises et aux sociétés à capitalisation moyenne (MidCaps), le reste aux multinationales, a calculé la fondation maltaise KENUP. Ce n’est pas une surprise. L’industrie n’a jamais misé sur les vaccins. Sur un chiffre d’affaires de 670 milliards d’euros, ils ne pèsent que 3 %. Traiter des pathologies graves ou chroniques est plus rentable que faire de la prophylaxie. La pandémie a changé la donne : faute de thérapie contre le Covid­-19, le vaccin est redevenu intéressant. Aiguillonnées par des gouvernements de plus en plus inquiets, les firmes occidentales ne pouvaient abandonner ce marché colossal. Ni laisser le champ libre à des entreprises russes et chinoises poussées par Moscou et Pékin, prêts à tout pour gagner la course aux vaccins et prouver la supériorité de leur modèle politico-économique sur les démocraties occidentales. Risque financier supprimé les poids lourds ont fait cause commune avec les poids légers et signé des partenariats de recherche et de financement avec des biotechs très innovantes… qu’ils ont l’habitude de racheter à prix d’or grâce à leurs énormes cash flows. Astra-Zeneca s’est associé à l’université d’Oxford, Pfizer à Bio-NTech, Bayer à CureVac. Ils leur ont apporté leurs capacités de développement, leurs outils de production, leur puissance logistique. Et cinq Big Pharma (Johnson & Johnson, Pfizer, Merck, GSK et Sanofi) se partageaient déjà 80 % du marché avant la crise (Le Monde, le 19 janvier 2021). À noter que Ruffin de LFI réussit la performance, dans un entretien à Libération du 18 janvier 2021, de critiquer à la fois les Big pharma et le fait que Sanofi n’ait pas été capable de produire le vaccin français qui garantirait notre « souveraineté sanitaire » !

– À lire leurs déclarations, les dirigeants politiques réduisent la science à deux de ses dimensions, à savoir la considérer comme un corpus de connaissances et une marque d’autorité. Or, la science est avant tout une démarche, la fameuse méthode scientifique qui justement permet d’acquérir de la connaissance avec des règles, dont la rigueur contribue à établir la confiance et assure in fine l’autorité. En des temps d’incertitude comme aujourd’hui, cette dimension « dynamique » doit être privilégiée par rapport à celle, figée, d’une autorité qui détiendrait une vérité. Aucun comité scientifique, fût-­il de qualité, n’est à même de produire de nouvelles connaissances. Pour cela, il faut expérimenter, faire des hypothèses, les tester, débattre… et organiser un minimum cette stratégie ; une vision absente, à de rares exceptions près, dans le pays depuis le début de la pandémie (Le Monde, le 22 janvier 2021).


Un nouveau type d’entrepreneur capitaliste Elon Musk et Jack Ma

Jack Ma n’est plus apparu en public. La trajectoire de M. Ma ne se réduit pourtant pas à la lutte d’un entrepreneur génial contre un Goliath bureaucratique. Un parallèle avec Elon Musk, autre entrepreneur star, américain, peut s’avérer plus éclairant sur son destin. L’un et l’autre ont fondé leur réussite privée à l’abri de solides protections publiques. Alibaba a profité de l’interdiction faite aux concurrents étrangers d’opérer en Chine. De son côté, Elon Musk a sauvé sa société spatiale Space X fondée en 2002, en signant dès 2008 des contrats avec la NASA pour ravitailler la station spatiale internationale. Il a bénéficié, depuis, du programme civil et militaire visant à reconquérir la suprématie américaine dans la conquête de l’espace. Loin d’être des entrepreneurs solitaires luttant contre des administrations obtuses, leur force a consisté, au contraire, à exploiter des secteurs abrités incapables de se réformer. L’un comme l’autre sont d’ailleurs proches des pouvoirs politiques : Jack Ma est membre du Parti communiste chinois, Elon Musk fut, en 2016, un conseiller, puis en 2020, un soutien public de Donald Trump. La position de ces deux entrepreneurs leur a permis d’être créatifs aux limites des règles (P.-Y. Gomez, Le Monde, le 21 janvier 2021)


L’université au révélateur de la crise sanitaire

Alors que les universités sont fermées, mais pas les classes post-bac des lycées, qui profitent de la protection accordée à l’enseignement secondaire, à l’instar des établissements culturels, l’université se voit de fait rangée dans la catégorie du « non ­essentiel ». Pour résoudre ces problèmes, le gouvernement imagine des solutions spécifiques pour la population jeune qui ne serait ni en formation ni en emploi. C’est ne rien comprendre à la sociologie de la jeunesse, car ce sont les mêmes qui partagent leur vie entre temps de formation, petits boulots, engagements associatifs, etc. Il faut arrêter de penser qu’un jeune de 18 à 25 ans, parce qu’il a une carte d’étudiant, rentrerait dans une catégorie spécifique dont la gestion sociale incomberait aux universités. Elles sont là pour former intellectuellement ceux qui en ont le désir, pas pour assurer la protection sociale de tous les bacheliers. On se préoccupe actuellement de l’accès des plus « fragiles » aux campus, autrement dit de ceux dont on sait que les chances d’obtenir leur diplôme sont extrêmement faibles, épidémie ou pas. La nation ne doit pas négliger la prise en charge sociale de sa jeunesse, de toute sa jeunesse. Pour ce faire, elle doit arrêter de masquer le problème en confiant celle­-ci aux universités dès lors qu’elle est détentrice du baccalauréat (F. Vatin, professeur de sociologie, université de Nanterre, Le Monde, le 22 janvier 2021).

La pauvreté des jeunes n’est pas un phénomène nouveau ; avant la pandémie en France, 22 % des moins de 30 ans qui ne vivaient pas chez leurs parents étaient pauvres (moins de 885 euros par mois) et ils constituaient plus de la moitié des 5,3 millions de pauvres du pays ; parmi ceux de ces jeunes qui étudiaient, près de 20 % vivaient sous le seuil de pauvreté. C’est bien pire depuis la crise sanitaire. Pourtant et depuis longtemps, les pays capitalistes que sont la Finlande, Suède, Norvège, Danemark, Écosse, Autriche, Grèce, ne font payer aucun frais universitaire aux étudiants dans le premier cycle (parfois aussi dans le deuxième cycle) ; quatre d’entre eux (Danemark, Suède, Norvège et Finlande) vont beaucoup plus loin et attribuent des revenus décents à tous leurs étudiants sans condition de fortune. Ainsi, le Danemark délivre-t-il une allocation de 750 euros net par mois à chaque étudiant de plus de 20 ans ne justifiant d’un autre revenu supérieur à 1500 euros (soit 90 % des étudiants) ; il y ajoute des prêts très généreux et des aides complémentaires pour financer des frais de scolarité parfois très élevés pour faire des études à l’étranger ; il octroie cette aide aussi aux étudiants européens étudiant au Danemark, à condition qu’ils travaillent de 10 à 12 heures par semaine à côté de leurs études. (Les Échos, le 22 janvier 2021). On retrouve des mécanismes équivalents en Norvège et en Suède. Il faut donc aller bien au-delà d’un RSA étudiant que le gouvernement actuel n’est d’ailleurs pas près d’accorder. En France que fait-on pour eux ? À part les bourses, très limitées, rien. On applique la théorie du capital humain, qui irrigue depuis des décennies la théorie économique américaine et française, selon laquelle les études universitaires ne bénéficient qu’à celui qui étudie, et que, en conséquence, la collectivité n’a pas à les financer. Alors, on leur dit : les études, c’est votre affaire. C’est à vous de trouver comment financer vos frais universitaires, votre logement, votre nourriture. En travaillant s’il le faut. On ne vous apportera une aide supplémentaire que si vous renoncez à étudier pour entrer sur le marché du travail ; là, vous pourrez bénéficier d’un emploi subventionné dans le secteur privé (CIE jeunes), ou dans le secteur public et associatif (PEC jeunes), ou d’un accompagnement vers l’emploi ; et on versera même une prime aux entreprises qui voudront bien vous embaucher. Et avec, dans quelques cas très limités, une aide, plafonnée à 497 euros par mois.

Temps critiques, le 26 janvier 2021

  1. Cf. J. Guigou, « l’État sous ses deux formes : nation et réseau », in Temps critiques no 20, automne 2020.

    « Différents cabinets de conseil servent d’appui et de passerelles entre ces réseaux : « Ils sont partout, plus aucun secteur ne leur échappe. Ce sont eux qui ont rédigé le plan de relance de Bruno Le Maire », se plaint un inspecteur des Finances de Bercy, crème de la crème de la haute administration, fâchée de se voir ainsi dépossédée de l’essentiel. Dans le cadre du plan de relance, le ministère de l’Agriculture, par exemple, a sollicité le cabinet McKinsey afin, comme le dit la lettre de mission, de « bénéficier d’un accompagnement de courte durée pour structurer le pilotage stratégique du volet agricole et en assurer la qualité et la rapidité de l’exécution ». Les fonctionnaires du ministère ne connaissent-ils rien aux aides agricoles ? Dès lors qu’il s’agit de sortir de la gestion de routine, les cabinets sont appelés à la rescousse – c’est devenu un réflexe : le cabinet Roland Berger a encadré le grand débat de Macron post-gilets jaunes. Pour préparer la loi sur les mobilités d’Élisabeth Borne, des cadres d’Ernst and Young et de Boston Consulting Group ont souvent tenu la plume. Le rapport de la Cour des comptes pointe l’absurdité du processus, quand un ministère sollicite une boîte de conseil pour répondre à un autre qui l’interroge sur ses dépenses… » (Le Canard enchaîné, le 13 janvier 2021). []

  2. Selon la Théorie Monétaire Moderne, l’État ramène l’économie au plein emploi en mettant en place le déficit public qui est nécessaire, quelle que soit sa taille, et la Banque Centrale monétise les dettes publiques correspondantes pour éviter la hausse des taux d’intérêt à long terme qui réduirait l’investissement des entreprises et la dépense des ménages. Dans la crise du coronavirus, les pays de l’OCDE ont adopté la Théorie Monétaire Moderne : déficit public massif, achat par la Banque Centrale des obligations émises par les États (ce qu’on définit comme monétisation de la dette). []
  3. À cela s’ajoute le fait qu’auparavant, la création de la monnaie engendrait le plein emploi, donc la hausse des salaires qui se diffusait à toute l’économie et débouchait sur l’inflation. Aujourd’hui, les hausses de salaire se poursuivent parfois dans l’industrie traditionnelle, par exemple en Allemagne, mais elles ne se diffusent pas à l’ensemble de l’économie, et en particulier à l’économie de services et à l’économie ubérisée. Parce que la courroie de transmission syndicale ne fonctionne plus. Avant, les syndicats répercutaient dans tous les domaines de la vie sociale cette demande d’augmentation de salaire. Ce n’est plus le cas, même s’il existe un puissant syndicat du tertiaire en Allemagne (Verdi). Le salaire minimum est maintenant le seul critère d’homogénéisation (plancher) des différents secteurs d’activité. []
  4. Au niveau des techniques financières, on sait également que les banques prélèvent des pénalités importantes en cas de défaillances dans le remboursement des prêts. Remarquons que pour un établissement financier offrir un prêt à – 1 % est profitable si la ressource à nouveau prêtée a été obtenue à – 5 % (par exemple auprès de la Banque centrale). []
  5. https://www.ft.com/content/7c721361-37a4-4a44-9117-6043afee0f6b []
  6. Pourtant le risque sur l’emploi n’est pas flagrant. D’une part, la distribution alimentaire n’est pas délocalisable et, d’autre part, les deux entreprises ne sont présentes ni dans les mêmes pays, ni sur les mêmes activités : Couche-­tard réalise 70 % de son chiffre d’affaires dans la vente de carburant en Amérique du Nord, le reste dans l’épicerie. En revanche, la protection des filières agricoles françaises est une préoccupation plus légitime. Mais, plutôt que de rejeter en bloc l’opération, le gouvernement ferait mieux d’exiger des garde-fous pour les producteurs en faveur de la production locale (Le Monde, le 16 janvier 2021).

    L’État français n’en est pas à son coup d’essai puisqu’on peut rappeler que l’État a compromis — à tort ou à raison — plusieurs mariages entre fleurons français et investisseurs étrangers Danone-Pepsico en 2005 ; Daily motion-Yahoo en 2013 ; Renault-Fiat-Chrysler après beaucoup d’atermoiements en 2019 ; Photonis-Teledyne dans l’optronique de défense. []

  7. Auchan vient de se retirer de Chine et est par ailleurs trop dépendant de ses seuls hypermarchés ; Casino s’est fortement endetté pour répondre à la concurrence du e-commerce. En effet, la préparation des commandes, pour que celles-ci soient rentables, doit se faire dans des entrepôts spécifiques et automatisés. À titre d’exemple, Casino a construit en région parisienne un entrepôt automatique qui utilise la technologie de l’anglais Ocado. Il peut préparer 100.000 commandes par semaine en six minutes. []
  8. À noter dans le journal de la City, que le Financial Times, le 4 janvier 2021 tente un aggiornamento théorique ou plutôt pragmatique : « Au cours des quarante dernières années, le travail en est venu à ne plus assurer un revenu suffisant et stable pour un nombre croissant de personnes […] Franklin Roosevelt, John Maynard Keynes et plusieurs autres pères fondateurs de l’ordre mondial d’après-guerre avaient compris dès les années 1930 que le capitalisme, s’il voulait être recevable sur le plan politique, devait exiger de ses partisans qu’ils en gomment eux-mêmes les aspérités » et de citer des exemples « d’incroyables situations » [une litote, mais quand même, NDLR] liées à la peur des salariés de perdre leur travail pendant la crise sanitaire. []
  9. Soit en vocable marxiste une baisse de la croissance de la composition organique du capital dont la croissance représentait une donnée fondamentale de la tendance à la baisse du taux de profit. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XV)

Crise sanitaire et accélération capitaliste

C’est un de ces revirements inattendus opérés par l’Allemagne, un de ceux en préparation depuis plusieurs années, mais que l’épidémie de Covid-19 a accéléré : l’expression « politique industrielle » impliquant une économie plus ou moins dirigée n’y est plus taboue, évincée qu’elle avait été par « l’économie sociale de marché » promue par Ludwig Erhardt dès 1949. Et la perspective d’une réindustrialisation menée par des politiques européennes interventionnistes est bien acceptée. En témoignent les annonces cet automne de deux plans financés par l’Union européenne pour des « technologies-clés » : les batteries et les semi-conducteurs (et tout ce qui ressort de l’industrie 4.0). C’est un changement à 180° par rapport à 2018, où la « stratégie pour une politique industrielle européenne » du ministre de l’Économie, Peter Altmaier plaidant pour le renforcement et la protection de certains « champions européens », avait reçu un accueil glacial. Les fédérations d’entreprises familiales, notamment, lui avaient reproché de vouloir enterrer ce qui a fait le succès du made in Germany depuis l’après-guerre : le libre-échange et la neutralité de l’État, qui n’intervient dans aucun secteur industriel et ne favorise aucune entreprise (Le Monde, le 14 décembre). Il est vrai que l’Allemagne et les Pays-Bas ont été les plus grands bénéficiaires de l’idéologie libre-échangiste imposée par l’UE, leurs excédents commerciaux en faisant foi1. Le changement est donc le signe d’une prise de conscience que la phase actuelle de mondialisation doit tenir compte aussi des nouvelles politiques agressives ou/et protectionnistes de certains pays comme la Chine et les États-Unis. À noter quand même que l’UE a subventionné Bridgestone pour ses implantations en Pologne et en Hongrie… ce qui a amené indirectement la fermeture de l’usine de Béthune. L’UE continue donc, elle aussi, sa politique du « en même temps » et ce n’est pas étonnant que Macron soit en phase.

– Le président Xi Jinping a beau vouloir faire reposer davantage l’économie chinoise sur la demande intérieure, c’est le moteur traditionnel des exportations qui tire la croissance. Les ventes de produits chinois à l’étranger ont crû de 21,1 % en novembre sur un an ont indiqué lundi les douanes chinoises. Dans le même temps, les importations ont affiché un rythme bien moins dynamique (+4,5 %). Conséquence directe, la balance commerciale chinoise affiche un excédent record de 75,42 milliards de dollars. Des ventes dopées par le coronavirus : en effet, la hausse des exportations, la plus forte depuis février 2018 est largement liée à la recrudescence de la pandémie que connaissent de nombreux pays. Elle a entraîné une demande toujours très soutenue en équipements médicaux (+42 % sur les dix premiers mois de l’année), en masques anti-Covid, mais aussi en produits électroniques nécessaires au télétravail. « La montée en flèche des produits de haute technologie (+21 % en novembre) pourrait également être en partie due à un chargement précoce des cargaisons alors que les États-Unis envisagent d’élargir leur liste noire pour inclure davantage d’entreprises chinoises », avance aussi Betty Wang (Les Échos, le 8 décembre).

– Renault-Flins : de la production au recyclage de valeur. Les syndicats (et salariés) qui avaient espéré voir maintenue une activité d’assemblage sur le site, seront déçus. La CFDT (premier syndicat de l’usine) a monté tout un dossier pour proposer que l’usine abrite, en plus de ces activités d’économie circulaire (remise en état des véhicules d’occasion, des batteries, conversion des véhicules thermiques), l’assemblage d’un nouveau véhicule électrique de segment B (petites citadines), une fois la Zoé arrivée en fin de vie et étant entendu que la Micra ne se vend plus (Les Échos, le 26 novembre). Projet refusé contre promesse de non-licenciements. On ne peut pas parler de délocalisation puisque ces modèles sont en  fin de vie et que l’usine est réorganisée en fonction d’un recentrage du groupe sur ses unités les plus productives (Choisy qui était déjà dans l’économie circulaire sera relocalisé à Flins) qui se trouvent à Douai et Sandouville… et en Turquie (Bursa) pour le modèle qui se vend le mieux (la Clio). Une valeur toujours aussi évanescente quand on sait par ailleurs que Tesla, de son côté, espère vendre 500 000 voitures cette année et doit une large partie de ses bénéfices à la vente de crédits CO2 à ses concurrents. Mais la firme californienne séduit2, et elle incarne le futur : elle vaut 560 milliards de dollars en Bourse, soit six fois plus que VW et sa capitalisation de 93 milliards pour 10 millions d’automobiles/an !3 Installée près de Berlin et donc loin du creuset historique de l’industrie automobile allemande elle risque de rompre avec le modèle en vigueur puisque la firme a décidé de passer outre au syndicat IG-Metall en offrant directement un salaire brut de 2700 euros à l’entrée contre 2400 en moyenne dans la branche en échange d’une flexibilité maximale.

Pour ce qui est de la France et même si Douai peut devenir le Wolfsburg de la France, le passage à l’énergie électrique devrait coûter au moins 30 000 emplois et même jusqu’à 45 000 si les délocalisations continuent. Ces pertes concerneraient surtout les équipementiers (cf. B. Jullien, Les Échos, le 22 décembre) ; certains de ceux-ci lorgnent maintenant vers les moteurs à hydrogène (Faurécia, Plastic Omnium).

– Les nuggets cellulaires de poulet sont dans les assiettes à Singapour où on songe déjà aux prochaines crises sanitaires globales. Pour le Pr Chen, « il faut s’assurer que l’on peut survivre quelques mois en cas d’arrêt total de l’approvisionnement alimentaire ». Et pour un pays urbanisé plus petit que Londres, la viande artificielle est une solution toute trouvée : « Comme les fermes verticales, que nous cherchons également à développer, la viande produite en laboratoire ne prend pas beaucoup de place. En outre, à Singapour, personne ne sera perdant avec son développement car nous n’avons que deux entreprises d’élevage, donc cela ne risque pas de causer de dommages à ce secteur, et cela n’affectera pas non plus l’urbanisme puisqu’il n’y a pas besoin de pâturage. » Aucun perdant donc pour le scientifique, mais clairement plusieurs gagnants. À noter que la première entreprise autorisée à vendre de la viande de laboratoire est la start-up californienne Eat Just qui assure par ailleurs qu’elle veillera tout de même à ce que son poulet artificiel puisse être certifié halal, Libération, le 5 décembre/2020).

Crise sanitaire, pouvoir d’achat, inégalités, pauvreté

– Pouvoir d’achat : pas de coup de pouce pour le SMIC puisque le gouvernement privilégie l’augmentation du nombre d’heures travaillées. En conséquence il n’y aura qu’une revalorisation mécanique de 1 % en 2020 contre 1,2 en 2019 pour une proportion de salariés concernant 13 % de l’ensemble (1994 : 8 % ; 2006 : 16,5 %). Le rapport des experts livré au gouvernement reste d’optique libérale puisqu’il reconnaît que la question des salaires ne peut être réglée (sauf salaire minimum) au niveau de l’État, mais par des négociations de secteur et d’entreprise. La surexposition au chômage partiel de ces catégories ne leur aurait pas fait perdre de ce pouvoir d’achat puisque leur salaire était pris en charge à hauteur de 100 % (à la différence des autres salariés, indemnisés à 84 %). Par rapport à la chute du PIB de 11 %, ces salaires ont résisté à la pandémie avec une baisse de pouvoir d’achat autour de 0,5 %. Par ailleurs, dans le cadre du dispositif d’activité partielle mis en place par le gouvernement pendant le confinement, les salariés les plus modestes ont perçu une indemnité permettant de maintenir à l’identique leur pouvoir d’achat jusqu’à 1,13 SMIC.

Le gouvernement compte sans doute aussi sur la tendance à la baisse des prix qui s’est accentuée pendant la pandémie (baisse du prix du pétrole, part de l’épargne à la hausse par rapport à la consommation, augmentation du chômage et pression sur les salaires, appréciation de la monnaie euro due aux excédents budgétaires avec un euro à 1,21 $4) pour que le pouvoir d’achat résiste globalement en bout de course (Les Échos, le 2 décembre), mais avec les risques déflationnistes qui en découlent, sans parler de la pression que cela impose sur les entreprises exportatrices. Le fait que la BCE vienne d’allouer 500 milliards de plus au plan anti-pandémie risque de renforcer ce risque sauf à véritablement mettre en place une relance budgétaire au niveau européen pour l’instant retardée par la Hongrie et la Pologne. Par ailleurs, le pouvoir d’achat résiste ; qu’il s’agisse des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Espagne, de l’Italie et même de l’Allemagne, qui a pourtant baissé sa TVA, tous ces pays affichent des consommations en hausse, mais moindres qu’en France cet été. Bref, quand les restrictions sanitaires sont levées, les Français consomment et l’économie tourne à nouveau à un certain régime de croisière. Ainsi, début décembre, dès que les restrictions ont commencé à être levées, les ménages ont dépensé, selon les données de cartes bancaires. Il faut dire que le pouvoir d’achat a bien résisté, eu égard à l’ampleur de la crise, du moins en termes relatifs. Ainsi, l’Insee s’attend à ce qu’il baisse de seulement 0,3 % alors que l’activité devrait chuter de 9 % en 2020 (Les Échos, le 16 décembre). Même problématique en Espagne où Podemos par l’intermédiaire de sa ministre du Travail, essaie de faire augmenter un salaire minimum qui a presque rattrapé celui de ses voisins (805 euros en 2017, 1107 en 2020). « Le problème le plus urgent n’est pas le relèvement du salaire minimum, mais la reprise du marché du travail, particulièrement affecté par la pandémie avec plus de 30 % d’emplois précaires et 40 % des jeunes au chômage », selon l’économiste Marcel Jansen, professeur à l’Université Autonome de Madrid. Il serait plus efficace à ses yeux de se centrer sur « la façon dont les employeurs esquivent la contrainte que constitue le salaire minimum avec des abus d’emplois à temps partiel et des contrats très courts plus ou moins frauduleux qui précarisent les salariés ». Il rappelle que 40 % des CDD ont une durée de moins d’un mois et 27 % de moins d’une semaine (Les Échos, le 18 décembre). 

– La barre des 2 millions d’allocataires du revenu de solidarité active (RSA) vient d’être franchie à cause de la crise sanitaire. Jamais en onze ans d’existence cette prestation n’avait connu telle demande. C’est la crise du Covid qui est la cause de la hausse observée (+8,5 % à fin septembre). L’augmentation du nombre de bénéficiaires du RSA est due pour l’instant bien plus à la baisse des sorties du dispositif qu’à un afflux de nouveaux allocataires, qui ne fait que commencer (Les Échos, le 4 décembre). « Ça souligne le décalage entre les mesures publiques qui viennent au secours de gens qui vont bien — salariés à durée indéterminée et entreprises —, mais qui protègent mal les plus précaires, les non-salariés, les intérimaires obligés de recourir au RSA », déplore Louis Maurin, de l’Observatoire des inégalités (Le Monde, le 24 décembre). L’autre indicateur significatif qui se détériore est celui du nombre de bénéficiaires de l’allocation de solidarité spécifique (ASS) que perçoivent les chômeurs en fin de droits et qui a augmenté de 10,7 % entre mai et septembre (ibid.).

– Le constat initial de chercheurs de France stratégie auprès du premier ministre, se fondant sur les données Eurostat d’avant le Covid-19 en déduisent : « La France apparaît relativement égalitaire en comparaison des autres pays européens », écrivent Julien Rousselon et Mathilde Viennot, du département politiques sociales de France Stratégie. C’est notamment vrai pour les inégalités de revenus primaires, c’est-à-dire avant la redistribution par les impôts et les transferts sociaux — mais ici, les chercheurs ont choisi de prendre en compte les prestations de retraite dans les revenus, ce que ne font pas d’autres études. L’indice de Gini, mesurant le niveau de ces inégalités (1 représentant le seuil d’inégalité le plus extrême), est ainsi de 0,374, inférieur de 1,7 % à la médiane européenne. Cela signifie que les inégalités sont inférieures à celles de 19 des 29 pays européens étudiés. Motif : les écarts de revenus d’activité et de patrimoine restent modérés chez nous. En dépit d’un taux de chômage relativement élevé, la France compte en outre moins d’inactifs que certains pays du sud de l’Europe, où beaucoup de femmes au foyer et de chômeurs découragés sont sortis du marché du travail. Second constat : la redistribution française corrige relativement bien ces inégalités primaires : « La redistribution fait baisser de 24,8 % l’indice de Gini, contre 22,6 % en médiane européenne, ou 17 % en Italie. » Toute la question est de savoir à quoi tient l’efficacité de notre système : à la générosité des prestations, ou bien à leur ciblage ? À la progressivité des prélèvements obligatoires, ou à leur volume ? Progressivité « Contrairement aux idées reçues, la France n’est pas la championne européenne de la redistribution », soulignent d’abord les auteurs. Les prestations en espèces (hors retraite) et les prélèvements obligatoires y représentent en effet 43,7 points du revenu primaire : c’est plus que la médiane européenne (41 points), mais moins qu’aux Pays-Bas (48 points) ou au Danemark (57 points). Dans le détail, c’est davantage grâce aux prestations sociales que la France corrige les inégalités que grâce aux impôts et aux cotisations. En cela, elle se rapproche du modèle des pays nordiques, notamment du Danemark, dont les prestations sont également très correctrices. À l’opposé, le Sud, comme l’Italie et l’Espagne, corrige plutôt les écarts de revenus par les prélèvements. En France, les prestations allouées au chômage et à la lutte contre l’exclusion sont particulièrement importantes : elles réduisent de 7,9 % les inégalités, soit bien plus que les 3,1 % observés en médiane européenne, parce qu’elles représentent un volume deux fois supérieur. « De même, c’est du fait de leur volume très important que les allocations logement réduisent bien plus les inégalités en France », détaille la note. Les prestations familiales tricolores, elles, sont moins massives (1,6 point de revenu primaire, contre 1,9), mais elles corrigent mieux les inégalités (4 % contre 3,4 %), parce qu’elles sont nettement plus ciblées sur les ménages les moins aisés. Enfin, si nos prélèvements obligatoires aident à corriger les disparités de revenus par leur volume, ils gagneraient à être plus progressifs, c’est-à-dire à augmenter le taux de taxation à mesure que le revenu augmente. Par exemple si l’impôt sur le revenu est aujourd’hui progressif, ce n’est, en revanche, pas le cas de la CSG (Le Monde, le 4 décembre). Or, en France 50 % des ménages ne paient pas d’impôts sur le revenu alors que tous les salariés sont astreints à la CSG (NDLR).

– Ces années de progrès social et de réduction des inégalités risquent d’être annihilées. Plusieurs facteurs sont à l’œuvre pour l’expliquer. L’un concerne la récession économique mondiale qui résulte des multiples confinements observés de par le monde. Les pays pauvres sont directement touchés, en particulier ceux qui exportent des matières premières ou dépendent des recettes touristiques. Le prix du baril de pétrole, par exemple, s’est effondré de plus de 30 % par rapport à 2019. Pour l’île Maurice et les Seychelles, les revenus du tourisme se sont taris de près de 20 % sur un an. Pandémie et changement climatique conjuguent leurs effets néfastes (Les Échos, le 8 décembre).

– « Un projet politique de “retour à la croissance” est symptomatique d’une société — en tout cas d’un État — en panne d’imaginaires collectifs », conclut Florence Jany Catrice, spécialiste des indicateurs économiques (Libération, le 8 décembre) et c’est pourtant ce vers quoi se tournent la plupart des plans post-pandémiques dans le monde. Alors que la critique de l’instrument statistique est ancienne (cf. Baudrillard dans son livre de 1968 La société de consommation, Idées/Gallimard, p. 45-47 et la même année Robert Kennedy, alors candidat démocrate à la présidentielle américaine déclarant : « Le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue » ; puis Dominique Méda : Au-delà du PIB, pour une autre mesure de la richesse, Flammarion, 1999), elle semble toujours devoir être renouvelée alors que des procédés de calculs et des chiffres de plus en plus arbitraires sont utilisés. Ainsi, « En avril 2020, l’Insee a réduit arbitrairement de 25 % dans son calcul du PIB la part de la production des services rendus par les administrations publiques, explique la chercheuse. Or, l’Allemagne ne l’a pas fait ». Autre exemple : en 2015, le calcul du PIB irlandais est révisé, de telle sorte que le taux de croissance du pays n’est plus de +7 % mais de +26 %. « Peut-on vraiment croire que l’Irlande ait gagné un quart de richesse en plus en un an ? » (ibid.).

– La crise sanitaire attaque frontalement le modèle économique de la France qui repose sur une spécialisation à risque à l’exportation. Ainsi, l’industrie aéronautique française avait exporté pour près de 65 milliards d’euros de biens l’an passé, ce qui lui avait permis de dégager un excédent commercial de plus de 30 milliards d’euros. En octobre, sur les douze derniers mois, les exportations aéronautiques sont tombées à seulement 40 milliards et l’excédent s’est rétréci à 19 milliards d’euros. De même, les recettes touristiques avaient atteint 57 milliards d’euros l’an passé. Elles ont chuté à 22 milliards d’euros sur les dix premiers mois de 2020. Et l’excédent touristique est passé de 11 milliards en 2019 à 3,4 milliards entre janvier et octobre 2020 (Les Échos, le 16 décembre).

Interlude

– l’État jacobin français qui a réprimé tout au long de son histoire les langues régionales vient de décider que l’accent régional pouvait être l’objet de discrimination ! L’Assemblée nationale a largement adopté jeudi une proposition de loi qui vise à inscrire l’accent comme une des causes de discriminations réprimées par la loi, au même titre que la race, le sexe ou le handicap. Le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, s’est dit « archi-convaincu » par le texte, qui prévoit, contre ces discriminations, des peines de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. La proposition de loi a été déposée par l’élu (Agir) de l’Hérault, Christophe Euze. Encore une preuve, s’il en faut, du vacillement de l’État entre sa forme moderne nation et sa forme réseau post-moderne.

– Deux psychanalystes ont écrit à la revue The Lancet (www.thelancet.com, 19 octobre) pour proposer une solution originale au non-respect des recommandations sanitaires en période de pandémie : psychanalyser les récalcitrants. « Il est temps que les responsables de la santé publique ajoutent l’étude et le traitement du déni psychologique aux instruments de lutte contre la non-observance médicale. Pour ce faire, nous suggérons un nouveau partenariat entre les domaines de la psychologie expérimentale, de la santé publique et de la psychanalyse — la discipline qui, la première, a identifié les mécanismes de défense tels que le déni, et qui reste la seule à tenter de les traiter » (Le Monde Diplomatique, décembre 2020).

– Les élèves ont pu ne pas aller à l’école le jeudi et le vendredi avant les vacances de Noël pour faciliter un confinement… qui n’en est pas un puisqu’il est levé par ailleurs. Pourtant soit l’école n’est pas un lieu de contamination et dans ce cas-là on devrait plutôt supprimer les vacances scolaires surtout vu le prétendu retard scolaire accumulé, soit l’école est un transmetteur et il faudrait la fermer totalement, ce que demandent d’ailleurs implicitement des syndicats toujours prêts à « durcir » le mouvement, c’est bien connu, en parlant déjà de possible troisième vague. Quant à Arenas de la FCPE, toujours à la pointe du « branché » post-moderne, il dit que ce n’est pas au ministre de dire si les parents doivent envoyer enfants ou pas à l’école, mais aux médecins (Le Monde, le 17 décembre). Question : il a tout compris ou rien compris ?

– L’administration chinoise de l’aviation civile (CAAC) recommande aux compagnies aériennes du pays des précautions sanitaires inédites. Explications dans « Ouest France » (11 décembre) : « Elle suggère de faire porter des couches jetables au personnel navigant afin d’éviter aux hôtesses de l’air et aux stewards d’utiliser les toilettes des avions (…), considérées comme une des parties les plus porteuses de microbes. »

– Encore une intermédiation : pour tenter de surmonter la forte défiance de la population, l’exécutif s’est résolu, après de nombreuses demandes en ce sens, à se doter d’un nouvel outil. Un comité citoyen sera désormais associé « à la conception de notre stratégie vaccinale », a annoncé le premier ministre, Jean Castex, le 3 décembre (Le Monde, le 17 décembre). Donc, si on comprend bien, un Comité citoyen fait pour faire passer la pilule des décisions imposées par un Comité d’experts lui-même diligenté par un Comité politique… Mais attention, « Il serait regrettable qu’une telle structure [le comité citoyen, NDLR] conduise à contourner les acteurs existants », indique aussi le rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) chargé d’évaluer les évaluateurs.

– Auchan ne connaît pas des difficultés qu’en Chine face au « système capitaliste » russe. Ainsi comme à la bonne époque du plan stalinien, l’entreprise a sûrement voulu jouer les Mac Donald  avec l’idée « De la fourche à la fourchette » en construisant une usine de transformation de viande à Tombov, 500 km au sud de Moscou… dans une région sans vaches et sans production de viande. Mais « s’adapter » aux réalités locales ce n’est pas seulement copier les méthodes économiques, il faut y rajouter un peu d’expertise type GPU/KGB ; ainsi pour lutter contre la corruption des ses acheteurs et les commissions offertes aux fournisseurs, la Direction d’Auchan a décidé de passer les salariés suspects au détecteur de mensonges (Les Échos en style Canard déchaîné, le 23 décembre).

Entreprises

– Il y a eu en cumul de 23 milliards d’euros de reports de charges sociales, avec un pic mensuel fin juin, à plus de 16 milliards. Mais les dettes constituées par les employeurs à cet effet ont été en majeure partie remboursées, puisque fin novembre il ne reste plus que 10,25 milliards à recouvrer — tout de même dus par 70 % des entreprises. Le second confinement a provoqué un rebond des reports de cotisations, à hauteur de 1,73 milliard d’euros, concernant 17,4 % des employeurs. Rien à voir cependant avec le confinement « dur » du printemps : en avril, les reports avaient grimpé à 7,7 milliards en un mois et 46,4 % des employeurs (Les Échos, le 2 décembre). Comme les mesures sanitaires vont continuer à peser sur la productivité des entreprises dans certains secteurs et qu’une partie de celles-ci ne seront pas viables, en fonction de l’importance de leurs coûts fixes, l’État pourrait prendre une partie des salaires (donc une partie du coût variable, NDLR) à sa charge pendant quelques mois. L’économiste Jean Pisani-Ferry a émis plusieurs fois cette idée à Bercy. Les Allemands, eux, ont préféré faire une subvention directe aux coûts fixes des entreprises (Les Échos, le 9 décembre).

– Selon les économistes de la société de gestion Candriam, la perte des entreprises françaises atteindrait globalement 3 % du PIB cette année, contre 2 % « seulement » en Allemagne. D’ailleurs, d’une façon assez classique, les mesures d’urgence ont plus cherché à aider les entreprises que les ménages, de l’autre côté du Rhin. En France, c’est l’inverse, le revenu des ménages ayant été en grande partie préservé. D’où, aussi, le fait que le plan de relance fasse la part belle aux entreprises en France (puisque la politique de l’offre est toujours à l’honneur, NDLR). Pour Patrick Artus, « l’État a moins soutenu les entreprises en France que dans le reste de la zone euro ». Comme le recul des profits des entreprises en France sera plus important et l’endettement plus élevé, « la dégradation des bilans des entreprises due à la crise de la Covid va être plus grave en France que dans l’ensemble de la zone euro », alerte-t-il (Les Échos, le 15 décembre).

– Étonnement : alors que le marché du jouet est censé être de plus en plus dominé par la production en provenance de Chine, il s’avère que le made in France est passé de 8 % il y a 3 ans à 15 % du marché aujourd’hui avec des exemples de relocalisation industrielle par automatisation de la ligne de production. Par ailleurs, pendant la crise sanitaire, Amazon, souvent pointé du doigt, a donné un sérieux coup de pouce aux petites marques françaises. Le géant mondial leur a ouvert il y a plus d’un an une boutique dédiée, suivi par CDiscount. « De petites marques, avec un revenu entre 500 000 à 10 millions d’euros, ont du mal à entrer dans des magasins, note Alain Ingberg, présidant de l’association des fabricants de jouets. Cette vitrine les a sauvés pendant la pandémie. » En effet, pour certaines, Amazon représente 30 % de leurs ventes5. (Les Échos, le 3 décembre). Plus généralement le made in France continue à gagner du terrain dans l’esprit des Français, 64 % d’entre eux estiment ainsi avoir augmenté leur consommation de produits hexagonaux depuis le début de l’épidémie de Covid, selon la nouvelle étude d’OpinionWay pour l’agence Insign, confirmant la tendance d’une première étude menée sur le thème après le premier déconfinement. L’attrait du fabriqué en France n’est pas le même selon les profils. Chez les cadres et professions intellectuelles, la part monte à 70 % quand les personnes ayant des revenus faibles ne sont que 50 % à le faire. Un effet crise avec la crainte de débourser plus en période difficile. Parmi les marques représentatives du made in France citées en premier par les consommateurs, on trouve Le Slip Français, Saint James, Armor Lux, Petit Bateau, Chanel mais aussi Renault et Michelin (ibid.). En dehors d’un certain souci de protection de l’emploi national, « C’est également le moyen dans l’esprit du public de ne pas opposer le petit commerce et les “market places” », complète Éric Bonnet de l’agence Insign qui a initié l’enquête. CDiscount, qui se définit d’ailleurs comme « l’e-commerce made in France », consacre en outre un onglet de recherche aux produits hexagonaux (ibidem).

Dette et banques

– Techniquement au niveau comptable, l’abolition de la dette-Covid ne poserait pas trop de problème d’après la plupart des économistes dans la mesure où la dette détenue par la BCE est une dette publique dont l’annulation ne toucherait pas les créanciers privés. À l’inverse, une telle opération permettrait d’éviter l’effet boule de neige sur la dette publique à terme. Les États ne pourront refinancer leur dette actuelle que si, dans huit ou dix ans, les taux restent proches de zéro. Or, cela implique que la BCE poursuive ses achats d’actifs, ce qui a des conséquences préjudiciables sur l’économie, telle qu’une hausse des inégalités de patrimoine par exemple ». Le risque est toutefois que la monnaie créée ne soit pas consommée mais investie dans des actifs financiers. Dans ce cas-là le coût de cette politique monétaire accommodante serait la création de bulles, sur le marché des actions, mais aussi immobilier. L’article du Monde, le 24 décembre: « Annuler la dette, le ton monte entre les économistes » est une bonne synthèse des différentes positions des économistes en France. Il en ressort que leurs différences sont plus liées à des présupposés orthodoxes ou politiques qu’à une divergence profonde puisqu’ils sont tous d’accord sur ce qu’il faut éviter : « il est nécessaire d’éviter l’austérité et de revoir les règles budgétaires européennes, guère plus adaptées à la situation », regrette Grégory Claeys, économiste au sein du groupe de réflexion européen Bruegel. Dit autrement, sortir des politiques d’inspiration libérale.

– En contre-feu allumé face à des propositions radicalement dissonantes, telles que l’annulation de la dette-Covid détenue par la Banque centrale européenne (BCE), les pouvoirs en place réfléchissent à son cantonnement dans un véhicule spécial à destination conjoncturelle qui l’isolera ainsi de la dette générale à tendance structurelle qui lui pré-existait (cf. Benjamin Lemoine : « Cantonner la dette ou l’aveuglement budgétaire », Libération, le 15 juin). Un signe que pour eux, la crise n’est que conjoncturelle et non pas structurelle comme la définit pourtant, dans ce journal du même jour, Benjamin Coriat passé du maoïsme à l’anthropocène et à la décroissance.

Les supputations vont en tout cas bon train… et les procès d’intention aussi, puisque le « cantonnement », au-delà de son aspect psychologique (faire baisser l’endettement structurel « vrai » autour de 100 % du PIB) peut aussi bien dire qu’il n’y aura pas nécessité absolue de le rembourser (il a aidé à sauver les besoins « essentiels »), que dire, qu’il sera d’autant plus urgent de rembourser l’endettement structurel (dont une partie pourrait concerner des besoins « non essentiels » sous-entendus des dépenses publiques à réduire). Des supputations très aléatoires dans la mesure où nombre de mesures et par exemple celle des indemnisations d’activité « non essentielles » et le versement continu du chômage partiel, entretiennent parmi la population l’idée de l’argent gratuit et qu’il y a des réserves de richesse cachées ou détournées. Il sera donc peu aisé, pour le pouvoir post-crise sanitaire, de tout à coup demander à cette même population de passer à la caisse pour rembourser d’une manière ou d’une autre. Supputations qui sont aussi contredites par différents projets post crise sanitaire, par exemple sur la baisse, le maintien ou l’augmentation des allocations chômage aux États-Unis et en France (cf. en France le report ponctuel ou sine die de la réforme de l’assurance chômage). Pourquoi ce changement, surtout aux États-Unis où l’idéologie dominante décline le fait qu’une allocation chômage détourne de l’emploi ou même en France où les économistes libéraux dénoncent une « préférence pour le chômage » ? Tout bonnement parce que dans la crise sanitaire actuelle, globalement, il n’y a plus de réserve d’emplois dans laquelle piocher6. Sans effort pour favoriser la demande, pas de reprise sauf à tout attendre de l’investissement public. Toutefois, on a du mal à y voir clair dans la mesure où tout ne va pas dans le même sens ; ainsi, en France la prime Macron ne sera pas reconduite une troisième fois (la première suite aux manifestations de Gilets jaunes, la seconde pour les salariés de première ligne), « Nous privilégions des dispositifs pérennes de partage de la valeur. D’ailleurs les syndicats préfèrent eux aussi des mécanismes pérennes ou des hausses des salaires, tandis que les entreprises sont partagées », explique-t-on à Bercy (Les Échos, le 15 décembre).

– On a parlé dans le relevé précédent des fusions bancaires à l’intérieur de chaque pays européen. Le processus se renforce. Fondamentalement, ces mouvements visent d’abord à redresser la rentabilité d’établissements fragilisés par la crise dans des marchés encore peu concentrés. Mis sous pression par une avalanche de provisions pour pertes de crédit et la certitude que les taux vont rester bas à moyen terme et rogner durablement leurs marges, ils cherchent des moyens de réduire leurs coûts. Mais ces mouvements interviennent aussi dans un contexte particulier, à savoir le retour des banques comme bras armé du politique. En distribuant des prêts garantis par l’État (PGE) aux entreprises frappées par la crise, elles ont retrouvé la confiance des États qu’elles avaient perdue durant la crise financière de 2008 et sont devenues des courroies de transmission des politiques publiques. Chacun agit dans le cadre de son intérêt bien compris. Tout en apportant sa garantie, l’État peut se reposer sur un système bancaire qui, en Europe, assure encore le gros du financement de l’économie. Il en va de même pour la Banque centrale européenne (BCE), dont la politique repose aussi en partie sur les banques. De leurs côtés, ces dernières profitent indirectement de ces dispositifs, qui préservent (pour le moment) leurs propres clients de la faillite, aux frais du contribuable. Cette interdépendance rend les banques encore plus stratégiques pour les États. Comment imaginer dans ce contexte un fleuron bancaire italien ou français se faire avaler par un étranger, alors même que ce genre d’opérations était déjà ultrasensible avant ? (Les Échos, le 17 décembre).

L’ironie de l’histoire, c’est qu’après la crise financière, les autorités n’ont eu de cesse de desserrer le lien entre banques et États, pour s’assurer que l’un n’entraîne l’autre dans sa chute. La crise sanitaire est en train de le reconstituer (NDLR). Et bien évidemment il s’est resserré aussi au niveau du lien Banques centrales-États en contradiction avec l’objectif libéral d’indépendance des banques centrales. Plusieurs économistes7 ont souligné ce risque d’intervention des banques centrales qui signe la fin (provisoire ?) de la discipline budgétaire sur laquelle repose l’équilibre du financement global. Cet équilibre a par exemple été rompu partiellement pendant les quinze premiers jours de mars quand, suite à la crise sanitaire, les entreprises zombies américaines et même de grandes entreprises surendettées dans le secteur de l’énergie et par exemple du gaz de schistes ou Boeing, ont eu une énorme demande de cash qui a entraîné par ricochet une vente imprévue et hors de proportion de bons du Trésor américain pour faire face aux retraits de fonds à destination de ces entreprises8. Une course à la liquidité qui a produit un ébranlement de confiance par rapport au statut de réserve de valeur que représentent justement ces bons du Trésor. À partir du 16 mars, la FED a dû racheter massivement des bons pour calmer le jeu.

Mais le problème reste celui de la dette privée, devenue assez incontrôlable depuis que les règles de Bâle III post-crise financière de 2008 ont imposé des restrictions de prêt aux banques commerciales. Toute une part de crédit privé s’est alors développé auprès d’autres types de sociétés financières moins contrôlées que les banques traditionnelles.

– Le programme de prêts aux entreprises a permis de sauver l’équivalent d’environ 2 millions d’emplois à temps plein aux États-Unis. Mais il s’est montré impuissant face à la vague de faillites qui a touché les PME à travers le pays. Ce sont des centaines de milliers de commerces qui ont dû mettre la clé sous la porte. Et une nouvelle vague, touchant des entreprises plus importantes, pourrait frapper en 2021. Le programme est venu en aide à 5,2 millions d’entreprises. Mais, selon la Small Business Administration (SBA), l’agence fédérale qui a géré le programme, la moitié des 522 milliards de dollars distribués l’a été à 5 % des bénéficiaires seulement. Ce sont les grandes entreprises, disposant de services juridiques rodés, qui ont été les premières à en tirer profit (Les Échos, le 22 décembre).

Mondialisation/globalisation

– La crise sanitaire a permis aux Occidentaux de prendre conscience de l’interdépendance des économies et donc d’une certaine fragilité des chaînes de valeur avec la pénurie de masques, de respirateurs et les ruptures d’approvisionnement de certains médicaments. Pourtant, à y regarder de plus près, l’économie française est assez peu dépendante d’importations étrangères posant problème. C’est ce que montre une étude du Trésor publiée jeudi 17 décembre. Elle estime que « les vulnérabilités des importations de la France semblent limitées ». Le problème de la vulnérabilité de l’économie française se pose d’abord quand les importations d’un produit proviennent de pays qui n’appartiennent pas à l’Union européenne (UE). Et ensuite, la question est de savoir si l’approvisionnement de ces produits importés de pays extra-européens est concentré dans un seul pays. Enfin, il faut définir s’il existe une alternative au sein de l’UE à ces importations. Sur environ 5 000 types de produits importés étudiés, seuls 121 proviennent de pays hors UE et sont des biens dont l’approvisionnement est très concentré dans un pays étranger non-européen. Il s’agit de produits chimiques et pharmaceutiques tels que certains antibiotiques, des produits métallurgiques, dont certaines terres rares, et des biens d’équipement comme les accumulateurs et des machines-outils spécifiques, mais pour à peu près un tiers d’entre eux, la Chine est le plus souvent le premier fournisseur de ces produits. La dépendance est donc réelle mais elle n’est pas si importante puisque, souvent, il existe des alternatives à la production chinoise. Seulement 12 produits dont la fabrication au niveau mondial est concentrée sur un petit nombre de pays producteurs, souvent la Chine, présentent « un risque élevé de pénurie en cas de choc », selon le Trésor. Il s’agit de lampes LED, de couvertures en fibre synthétique ou de simulateurs de vol. Et « les importations de la France depuis les pays tiers sont moins vulnérables que celles de ses voisins européens », soulignent les économistes du Trésor. « Quand on regarde les consommations intermédiaires (c’est-à-dire les différentes composantes d’un produit fini, NDLR), on se rend compte que les importations chinoises ont été multipliées par dix depuis 1995. Mais dans l’absolu, notre dépendance reste très faible » (Les Échos, le 18 décembre). « Les entreprises ont compris qu’elles ne doivent pas dépendre d’un fournisseur. Et donc elles ont déjà commencé à diversifier leurs approvisionnements, explique Lionel Fontagné, professeur à l’université Paris-I. Les relocalisations ont lieu au niveau régional, dans les pays d’Europe de l’Est, par exemple. Il n’y a plus d’approfondissement des chaînes de valeur mondiales depuis 2008 mais une re-régionalisation du commerce international. » (ibid.). En fait, beaucoup d’économistes pensent qu’il n’y aura de relocalisation et de réindustrialisation que si la France redevient compétitive. Cela ne dépendra pas tant du coût du travail que de la productivité. Et pour cela, il faut que la production soit basée sur de nouvelles technologies et in fine sur une nouvelle manière de produire. C’est possible dans certains secteurs. Mais, comme le dit David Thesmar, professeur au Massachusetts Institute of Technology, à Boston, « dans ce cas, il y a fort à parier que la production passe par la robotisation. Donc les emplois industriels nouvellement créés seront peu nombreux » (ibidem). Pour P. Artus (Le Monde, le 20 décembre), la crise sanitaire a dévoilé un peu plus les impasses d’une croissance faible fondée sur la satisfaction des consommateurs par la baisse des prix, cette dernière elle-même permise par les délocalisations9, le développement des plateformes, l’augmentation des travailleurs pauvres et des inégalités, l’énergie à bas prix. Quitter ce modèle entraînerait une hausse des prix qui ne pourrait être supportée par ces mêmes travailleurs pauvres et précaires d’où la nécessité de passer d’un soutien aux consommateurs à un soutien aux bas salaires. Bref, le retour à une relance par la demande plus que par l’offre, ce qui n’a rien d’étonnant vu le contexte, sauf le fait que ce soit aujourd’hui un libéral comme Artus qui le préconise !

– Une seconde délocalisation interne aux États-Unis ? Après avoir connu le transfert de son centre industriel traditionnel du Nord-est vers la « ceinture dorée » du Sud-est, la crise sanitaire va-t-elle avoir raison de la Silicon Valley ? La généralisation du travail à distance et l’importance apportée au cadre de vie ont rendu la concurrence géographique plus aiguë entre les États américains. Cela fait des années que les experts brandissent la menace d’un déclin de la Californie ; or, en l’espace de quelques semaines, plusieurs entreprises ont déménagé leur siège et de nombreux grands patrons se sont installés ailleurs. À commencer par Elon Musk, le fondateur de Tesla qui a révélé qu’il résidait désormais au Texas, un État qui, comme la Floride, ne collecte pas d’impôt sur le revenu. En effet, la fiscalité est souvent mise en avant pour expliquer ces déménagements (Les Échos, le 23 décembre).

– Les politiques palabrent, le rouleau compresseur passe : alors que ces derniers mois, il est apparu clairement que le texte gouvernemental se traduisait par une exclusion de facto de Huawei du marché français de la 5G, la question était alors de savoir si le projet d’usine européenne entre Strasbourg et Haguenau ne déménagerait pas en Allemagne puisque Berlin s’est montré un peu plus ouvert que les autres capitales de l’UE sur la question Huawei. Le groupe chinois n’a finalement pas tenu compte de ces atermoiements politiques. Faisant le pari du long terme, il double la mise en France. Après avoir ouvert un sixième centre de recherche à Paris à l’automne, il a encore prévu d’inaugurer trois boutiques en région parisienne (Les Échos, le 18 décembre).

– Même cause effets contraires : alors que la crise sanitaire a accentué le poids des plateformes et donc aussi celui des plateformes chinoises, grande distribution et production de luxe en ont tiré des conclusions différentes. Nous avions parlé dans le « Relevé » précédent du départ d’Auchan de Chine (après celui antérieur de Carrefour) pour ne pas passer sous les fourches caudines d’Alibaba et bien Kering et l’une de ses marques, Gucci n’a finalement pas pu résister à la caverne mirifique d’Alibaba. Kering a annoncé avoir noué une alliance avec la plus grande plateforme d’e-commerce en Chine. Les portails d’e-commerce chinois ont pleinement participé à la hausse de 48 % des ventes du luxe en Chine — le seul marché à boucler l’année en croissance (Les Échos, le 21 décembre).

Anticipations post-Covid

– La victoire aux urnes pour le rival démocrate de Trump pourrait bien annoncer le retour à une mondialisation fondée sur des règles communes comme « mode par défaut » des rapports économiques internationaux. Mais là s’arrêtera sa ressemblance avec la mondialisation des années 1990. Car même si Washington renoue avec ses engagements précédents en faveur d’un ordre fondé sur des règles communes, les conflits autour de la définition de ces règles sont voués à se durcir. Tant la guerre commerciale de Trump que les réactions immédiates face à la pandémie du Covid -19 ont trait à la relocalisation de la production. Or, dans la période post-Trump, l’enjeu de la lutte ne sera plus le site de la production, mais la manière de la réaliser. Bienvenu dans le nouveau monde de la politique commerciale ! Il s’agira encore de doper les échanges, mais désormais au service d’un renforcement de la puissance réglementaire des trois blocs qui fixent les règles : États-Unis, Union européenne et Chine. Les signes de cette mutation sont déjà abondants. La nouvelle version de l’ALENA pose comme condition préalable à l’accès préférentiel du Mexique à la chaîne d’approvisionnement des constructeurs automobiles l’augmentation des salaires dans les usines mexicaines du secteur. Même chose en ce qui concerne l’accord commercial de l’UE avec les pays du Mercosur, qui impose des obligations dans des domaines allant du bien-être des animaux au respect de l’Accord de Paris sur le climat. Le Cambodge s’est aussi vu retirer une partie de son accès préférentiel au marché européen au motif de ses violations des droits de l’homme. Enfin, la nouvelle route de la soie développée par Pékin vise à enchâsser nombre de pays dans les réseaux commerciaux et financiers chinois. Comme le montrent ces exemples, ce sont les économies de taille modeste qui trinquent lorsque les grands blocs commerciaux insistent sur la conformité avec leurs normes à eux. Les pays émergents n’ont guère d’autre choix que de céder aux exigences des marchés les plus gros du monde. Même des économies nationales relativement importantes peuvent faire les frais de cette tendance. Il n’est que de penser aux illusions du Royaume-Uni sur sa capacité à entretenir des rapports commerciaux forts avec l’UE et les États-Unis en même temps… tout en ayant les mains libres pour fixer toutes les règles qui lui conviennent.

La nouveauté dans tout cela est que des pays se trouvent de plus en plus contraints de mettre des secteurs entiers en conformité avec les exigences d’un des grands blocs. Autrefois, lorsque les matières premières et les biens industriels finis constituaient l’essentiel des échanges, les exportateurs n’avaient pas de mal à moduler leur production selon le marché international visé. Mais aujourd’hui, et pour de multiples raisons, les règles s’appliquent de plus en plus à l’ensemble du procès de production. C’est le cas non seulement traditionnel des échanges industriels, mais aussi celui du commerce croissant de services qui se nichent même désormais dans des produits aussi matériels que la voiture bourrée d’informatique. Cela fait que les trois grands blocs ont bien intérêt à s’assurer que leurs règles à eux triompheront. Les pays du monde ont été sommés de choisir leur camp sous Trump, ils le seront tout autant après son départ. Même dans le domaine où le retour au bercail des États-Unis sera le plus chaleureusement accueilli, on assistera à une remontée des tensions. Certes, un gouvernement Biden souscrirait à nouveau à l’Accord de Paris et pourrait entamer à l’intérieur du pays une politique ambitieuse de lutte contre le changement climatique. Biden promet déjà une taxe carbone sur les importations en provenance de pays accusés de « tricher sur leurs engagements en matière de climat » et l’UE a l’intention de faire de même. Mais une politique consistant à faire la paix avec l’Europe risque de conduire à l’affrontement avec la Chine. Elle ouvrirait la voie à un Occident réunifié qui formerait dès lors un « club anti-carbone » qui sommerait Pékin de réduire ses émissions, sous peine de perdre son accès aux marchés occidentaux. On aurait d’ailleurs tort d’y voir du protectionnisme. Il s’agit plutôt d’une mondialisation plus profonde dans laquelle l’activité économique transnationale s’accompagnerait de règles non moins transnationales pour la régir. Cette re-réglementation des flux transnationaux est une réponse naturelle et, potentiellement saine à l’erreur précédente qui consistait à confondre mondialisation et déréglementation.

On peut imaginer plusieurs issues possibles aux batailles réglementaires qui se dessinent actuellement.

La première serait l’harmonisation des politiques commerciales : les pays se mettraient d’accord sur des règles à peu près semblables. C’est le modèle qui sous-tend l’intégration économique européenne, mais qui a peu de chances de s’instaurer à l’échelle mondiale. La question du climat pourrait toutefois faire figure d’exception, étant donné qu’un club anti-carbone occidental — englobant la moitié de l’économie mondiale — pourrait atteindre la puissance de feu économique requise pour contraindre les autres à s’y plier. Une possibilité, en tout cas à court terme, le projet de débloquer 500 milliards de dollars sous forme de DTS (droits de tirage spéciaux) par le FMI pour une aide mondiale ne devrait plus être bloqué puisque seuls Trump et Modi s’y opposaient. » (J. E. Stiglitz, prix Nobel d’économie, Les Échos, le 24 décembre).

Deuxième issue possible : chaque pays extérieur aux trois blocs finirait par s’intégrer plus fortement au bloc avec lequel il a déjà les liens économiques les plus serrés. Cela créerait un dilemme pour les pays liés à plus d’un bloc : imaginons l’Amérique latine obligée de choisir entre la Chine et les États-Unis, ou l’Afrique entre la Chine et l’Europe. Le dernier exemple en date est la semonce donnée par Washington au Brésil concernant Huawei, groupe chinois des télécommunications.

La troisième issue serait la fragmentation. Dans certains domaines, les normes des trois grands blocs commerciaux sont aujourd’hui irréconciliables et vont vraisemblablement le rester. Cela semble être le cas du traitement des données personnelles : l’Europe donne la priorité au consommateur plutôt qu’aux producteurs de contenu numérique, les États-Unis montrent une préférence pour le Big Tech et la Chine développe la surveillance étatique. Mais on pourrait aussi imaginer un dernier scénario plus optimiste qui verrait une large convergence sur les normes les plus exigeantes. Il existe un « effet Bruxelles » qui incite des pays à adopter des règles européennes du fait que, une fois que leurs entreprises seraient en conformité, d’autres marchés internationaux s’ouvriraient à elles. Comme l’a fait remarquer dans le New Yorker, Nate Persily, professeur de droit à l’université Stanford : « L’Europe est le seul régulateur effectif de la Silicon Valley. »

On a souvent dénoncé la mondialisation dans sa phase précédente pour avoir déclenché une course vers le bas. Dans la phase à venir, une lutte titanesque pour gagner la position dominante en matière de réglementation pourrait paradoxalement déboucher sur une course vers le haut (Martin Sandbu, Financial Times, le 21 août 2020, traduction de Larry C.).

– Aujourd’hui, on vit la troisième contraction du PIB la plus importante depuis 1900, selon la Deutsche Bank. Le gouvernement britannique envisage de prendre des participations dans des entreprises clés (et là, bonne chance à ceux qui espèrent encore toucher des dividendes) et de créer toute une série d’instruments financiers à faible rendement comme des obligations indexées à la croissance du PIB. De même, les taux d’intérêt resteront bas et les loyers pourraient baisser si des logements Airbnb étaient redéployés sur le marché à long terme et à des prix plus faibles. Pour finir, les impôts sur les revenus du capital vont sûrement augmenter. Selon un nouveau document de réflexion de la Réserve fédérale de San Francisco, l’analyse de quinze pandémies historiques en Europe (en remontant jusqu’au XIVe siècle) donne ceci : chute des taux d’intérêt au cours des vingt ans suivant la pandémie, et hausse des salaires réels pendant trente ans. D’après le document de la Fed (disponible en anglais) : « De fortes répercussions macroéconomiques [des pandémies étudiées] se prolongent pendant quarante ans environ, dont notamment une stagnation significative du retour réel sur investissement. En revanche, nous n’avons rien constaté de tel à la suite des conflits armés, bien au contraire. Cette différence s’explique vraisemblablement par la destruction de capitaux typique des guerres, mais pas des pandémies. Sur la base de données bien plus rares, nous avons par ailleurs noté une modeste augmentation des salaires à la suite des pandémies qui paraît logique, compte tenu des pénuries de main-d’œuvre et/ou de la tendance à épargner davantage qui sont parmi les conséquences de celles-ci. » (Financial Times, le 16 avril 2020).

 Et l’auteur de conclure que si, comme le laisse supposer le bilan historique, les taux d’intérêt réels restent durablement bas au lendemain de la pandémie actuelle, les gouvernements auront pas mal de marge de manœuvre budgétaire pour en atténuer les impacts. Une seule réserve cependant : la pyramide des âges aujourd’hui, qui n’est nullement comparable à celle observée au début de la Peste noire…

Temps critiques, le 28 décembre/2020

  1.  – C’est la preuve aussi que l’Allemagne a moins délocalisé que la France où l’exemple de l’automobile est caricatural. « Le déclin du secteur automobile a contribué à lui seul à plus de la moitié de la dégradation de 50 milliards d’euros du solde commercial français hors énergie entre 2003 et 2019 », rappelle un rapport publié par France Stratégie (Les Échos, le 15 décembre). Alors que Macron veut 1M de voitures électriques produites en France en 2025, sauf pour la Zoé de Flins, les deux entreprises françaises produisent celles-ci à l’étranger. D’autant qu’avec les généreuses primes à l’achat sur les véhicules électrifiés, le gouvernement subventionne les importations. » d’après B. Jullien, maître de conférences à l’université de Bordeaux et spécialiste des questions liées à l’automobile. []
  2.  – Une séduction durable ce qui n’est pas le cas de toutes les jeunes pousses industrielles comme le montre a contrario l’exemple des rapports entre Ford et Nikola Motor le fabriquant de camions électriques pourtant sur le modèle de Tesla. []
  3.  – Comme le marché de la voiture électrique a commencé à faire ses preuves cette année, pour les nouveaux venus, cela se traduira par de la croissance nette, alors que les constructeurs « old school » devront aussi gérer le poids du passé. []
  4.  – Ce n’est pas grand chose en comparaison des secousses brutales qui ont eu lieu après la crise financière de 2008, lorsque le taux de change du dollar a fluctué entre 0,63 et 0,93 par rapport à l’euro, et entre 90 et 123 par rapport au yen. La réaction modérée des taux de change face à la pandémie est l’une des grandes énigmes macroéconomiques du moment. Il y a une incohérence fondamentale sur le long terme entre la croissance continue de la dette des États-Unis sur les marchés mondiaux et la baisse continue de leur production dans l’économie mondiale. Un problème analogue a conduit à l’effondrement du système d’après-guerre (Bretton Woods) de taux de change fixes au début des années 70. Une explication possible de la relative stabilité malgré la crise sanitaire est que le fait que les taux d’intérêt soient gelés et sans doute pour longtemps encore diminue l’incertitude (Kenneth Rogoff, ex-économiste en chef du FMI, in Les Échos, le 3 décembre). []
  5.  – Toutefois, au niveau plus général, en dix ans, la vente en ligne a permis la création de 32 000 emplois dans le commerce de gros, mais a détruit 114 000 emplois dans le petit commerce (Le Monde, le 4 décembre). « En théorie, la vente en ligne détruirait des emplois dans les magasins physiques mais en créerait en amont et en aval de l’acte d’achat, par exemple dans le commerce de gros ou la livraison, expliquent les auteurs, citant le concept de “destruction créatrice” théorisée par l’économiste Joseph Schumpeter. Mais au total, il semblerait que le secteur arrive à opérer avec globalement moins de ressources. ». Aux États-Unis, l’assureur Euler Hermes pointait en juillet 670 000 destructions d’emplois dans le commerce physique depuis 2008 et en prévoyait 500 000 de plus d’ici à 2025. En avril 2019, une étude de la banque UBS anticipait, elle, 75 000 fermetures de commerces américains d’ici à 2026, si la part de l’e-commerce passait de 16 à 25 % (elle est de 10 % en France, ibid.). []
  6.  – Sur les États-Unis, cf. Ioanna Marinescu, université de Pennsylvanie : https://papers.ssrn.com/sol3/ papers.cfm?abstract_id=3664265 où il est montré que malgré la forte augmentation des allocations, les demandes étaient restées bien supérieures aux offres alors qu’elles auraient dû baisser si on avait constaté l’existence d’une « préférence pour le chômage ». Finalement, l’assurance chômage n’a plus que la vertu de lutter contre les inégalités. Aux États-Unis, pendant la crise sanitaire, ce sont les salariés à revenus modestes et dans des secteurs comme la restauration, qui ont perdu le plus d’emplois. L’augmentation des allocations chômage de 600 dollars par semaine pour tout le monde a bénéficié de manière plus que proportionnelle aux chômeurs à bas revenus, et a donc joué un rôle très important pour limiter la croissance des inégalités aux États-Unis pendant la crise du Covid -19 (cf. http://ftp.iza.org/dp13643.pdf, Marinescu, Libération, le 15 décembre). []
  7.  – Cf. Michel Aglietta et Sabrina Khanniche : « La vulnérabilité du capitalisme financiarisé face au coronavirus », La lettre du CEPII, no 407, avril 2020. []
  8.  – Il faut savoir qu’en temps de baisse des cours, les bons du Trésor correspondent à un choix de la « qualité » et normalement cela conduit à des achats de bons, alors que là s’est produit le processus inverse du fait de la préférence pour la liquidité (le choix de la quantité). []
  9.  – On estime que l’augmentation des importations en provenance de Chine entre 1995 et 2007 a détruit environ 100 000 emplois en France, des pertes concentrées géographiquement, tandis qu’elle a amélioré le pouvoir d’achat annuel de chaque ménage de 1 000 euros, des gains répartis sur toute la distribution des revenus, donc une diffusion certes, mais sûrement très inégalitaire et dont le sens est difficile à appréhender (Isabelle Méjean, professeure d’économie à l’école polytechnique, Le Monde, le 20 décembre). Si ces problèmes sont réels, on oublie parfois que, pour l’économie française, la mondialisation se joue avant tout à l’échelle européenne. Environ 60 % des échanges de la France avec le reste du monde se font à l’intérieur de l’Union européenne (UE), quand les biens en provenance d’Asie représentent 15 % des importations françaises. Les pénuries de masques ou de paracétamol ont focalisé l’attention, tandis que la prépondérance européenne sur le matériel médical ou d’autres types de médicaments était ignorée. L’UE est le premier exportateur mondial d’une cinquantaine des 90 produits identifiés comme stratégiques dans la gestion de la crise sanitaire par l’OMC. Cela ne signifie pas que l’UE est autosuffisante, mais que les investissements nécessaires pour atteindre la souveraineté dans des secteurs aujourd’hui jugés stratégiques ne concernent qu’un nombre limité de produits (ibid.). []

État et manifestations contre la loi sécurité globale

Sur les tendances émeutistes des manifestations

Les manifestations récentes contre l’article 24 de la loi sur la sécurité globale et en réaction, entre autres, à l’agression policière contre Michel Zecler, montrent que celles-ci ne font plus médiation en tant qu’expression d’un antagonisme entre pouvoir et forces sociales/politiques, comme le faisaient auparavant celles qui étaient convoquées par les organisations ouvrières traditionnelles. En effet, elles mêlaient étroitement et adroitement les manifestations catégorielles, de la manifestation des intermittents à la manifestation des infirmières, en passant par celle des enseignants, avec les manifestations plus unitaires et plus politiques comme celles sur la loi-travail et contre la réforme des retraites. Les différences de revendications et les différentes conceptions de l’expression des antagonismes ou plus modestement de la conflictualité capital/travail s’avéraient secondaires tant que la transmission des mécontentements s’y opéraient. C’est la taille de la manifestation qui déterminait sa réussite ou son échec encore davantage que le taux de grévistes sensiblement en baisse au fil des années, à tel point que leur horaire de départ (souvent vers 11 h-11 h 30) était de plus en plus déterminé syndicalement par la possibilité de rameuter du monde à la pause déjeuner pour faire nombre même sans faire grève, pour faire une démonstration de force même si elle en restait au stade de la démonstration.

Or, aujourd’hui, nous n’en sommes plus là. Ce n’est plus le service d’ordre syndical qui quadrille la manifestation, mais les forces de l’ordre dans un espace lui-même déterminé en fonction de ses finalités particulières au sein du dispositif urbain qui s’est imposé dans la société capitalisée. Un dispositif qui, comme dans le monde du travail privilégie la fluidité et la circulation et la rue est vue par l’État comme un lieu où l’individu se doit de n’être qu’un passant parmi d’autres, un explorateur du patrimoine, un consommateur dans de longues avenues emblématiques de la consommation et de la distinction comme les Champs-Élysées ou des établissements dans le goût de l’Hôtel Dieu transformé en temple du capitalisme. Toute autre attitude, et qui plus est collective, nous plonge dans une confrontation avec l’État comme les multiples manifestations de Gilets jaunes l’ont prouvé à partir du moment où elles ont affirmé en actes le fait qu’il n’y avait pas pour elles de zone interdite. Évidemment au quotidien cela ne se voit pas ou peu, car la fluidité et la circulation urbaine sont routinisées et que c’est seulement la rupture, pour une raison ou une autre, de cette routinisation qui produit un choc parce que, tout à coup, comme sur les ronds-points, on assiste à un détournement de la fonction codée qui s’avère intolérable non seulement pour les autorités qui déterminent les codes, mais aussi pour toutes les personnes qui travaillent et vivent de cette structuration de l’espace et qui se retrouvent impactés par le détournement1.

Si autant du côté des syndicats que du gouvernement on continue à compter le nombre de manifestants, pour ce dernier, il s’agit surtout de rendre compatible la manifestation avec l’objectif de la préservation des lieux marchands. À cet aune, c’est donc la place qu’occupe la manifestation dans les rapports de force politiques qui doit être revue.

Il est de plus en plus clair que les manifestants ne sont plus tolérés que dans un plan de circulation qui les exclut des lieux historiques de manifestation, des lieux de pouvoir et des zones de centre-ville comme si finalement la mobilité des manifestations n’étaient encore tolérée que comme un moment particulier du passage où simplement, le passant individuel devient passant collectif. Avec les arrêtés interdisant les manifestations en centre-ville à Lyon et dans bien d’autres villes on peut dire que le message est clair. Et dans un contexte sinistré de crise sanitaire, encore plus aujourd’hui qu’hier, nulle perturbation ne doit mettre en péril une activité économique et commerciale en souffrance. À Lyon, par exemple, les barrages à chaque intersection en direction de l’hyper-centre et sur les ponts de la Presqu’île, appliquent cet objectif. C’est alors chaque manifestant faisant un pas de côté par rapport à ce rôle passif de passant collectif, en devenant d’une manière ou d’une autre un activiste, qui devient alors porteur d’une possible résistance à la société capitalisée.

Depuis les grandes manifestations contre la loi-travail et jusqu’au mouvement des Gilets jaunes, une nouvelle structuration des manifestations s’est mise en place du fait du déclin syndical et de son incapacité à encadrer les manifestations ; du fait, complémentaire et en interaction, que de plus en plus de manifestants combatifs ne se reconnaissent plus sous aucun drapeau au sens propre comme figuré. Plus sous la banderole de leur entreprise ou administration, mais plus non plus sous les drapeaux des organisations gauchistes et anarchistes. La nouvelle structuration s’est alors établie sous la forme d’un cortège de tête qui ne représentait pas l’ordre habituel des défilés, le plus souvent déterminé en fonction du poids des organisations ouvrières (donc le plus souvent la CGT en tête). Le « rendu » était alors celui d’un cortège de tête regroupant les Gilets, les antifas parfois, les salariés les plus à la pointe des luttes du moment et ne se contentant pas de l’étiquette syndicale (cheminots, infirmières) et tout un chacun qui s’identifiait à une portion de manifestation « activiste » plus que passive. Sans autre représentativité que sa propre présence, il entretient un rapport ambigu avec une fraction peu importante numériquement opérant sur le modèle black block. Cette fraction initie son propre « défilé » au cœur de cortèges de tête qui ne leur appartiennent pourtant pas en propre et cela peut parfois apparaître, de ce fait, comme une sorte de coup de force sur la manifestation, alors qu’ils pensent sans doute tout cela naturel parce qu’ils s’en croient l’avant-garde. Un coup de force à vocation émeutière, mais sans les moyens et la force de son volontarisme exacerbé. Mais malgré toutes ces limites c’était encore dans un contexte et surtout un rapport de force où les cortèges pouvaient tenter de faire corps, de contenir ensemble syndicalistes et toutes les gauches même la plus insurrectionniste.

Aujourd’hui c’est le « cortège de tête » comme entité abstraite existant en soi et pour-soi, complètement composite (Gilets jaunes, féministes, teufeurs, BB, antifas, badauds, etc.) qui donne la mesure, sans plus aucunement se préoccuper de ce qui peut se passer à l’arrière comme par exemple le samedi 28 novembre où le gros de la manifestation est resté bloqué deux heures à son point de départ parce que la CGT, refusant de suivre un cortège de tête livré à lui-même, a décidé de bloquer sa progression au niveau de la préfecture où elle avait de toute façon prévu une prise de paroles sur les centres de rétention.

Pourtant le cortège de tête n’est pas complètement artificiel et d’ailleurs nous y participons, mais il n’est plus représentatif du rapport de force que produirait un mouvement dans sa lutte. Il ne manifeste plus qu’en creux, le fait que rien n’est réglé de ce qui a fait les luttes précédentes, mais le rapport de force s’est inversé. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement quand les manifestants disent s’opposer à l’article 24 au nom de la liberté d’expression et ne pas s’opposer aux mesures tout aussi antidémocratiques qui sont prises au nom de la lutte contre la crise sanitaire ? Le but du cortège de tête n’est pas franchement établi et d’ailleurs la diversité des panneaux individuels signale bien cette hétérogénéité même et on pourrait dire surtout, à l’intérieur du cortège de tête ; mais faute de mieux tout le monde espère au moins un petit affrontement pour marquer le coup et ne pas rentrer bredouille, car rien de pire pour le moral d’un « radical » que d’avoir le sentiment d’avoir fait une manifestation pour rien. Un but vague disions-nous au point où les slogans les plus limités et inconsistants2 fleurissent et peuvent être repris en cœur comme le samedi 5 décembre par les antifas : « Darmanin démission » !

Ce cortège de tête qui s’effrite et se délite au fur et à mesure du trajet n’a alors plus l’intensité produite par la simple densité extrême du cortège compact de départ qui en lui-même donne de la force et porte une force potentielle. Ceux qui avancent sont rattrapés par d’autres qui leur disent de reculer ou d’attendre le gros des « troupes », le temps de latence produit par la rupture objective de la manifestation que, contrairement à Paris, la police n’a même pas besoin de scinder puisqu’elle se scinde elle-même, fait que la moindre rue perpendiculaire est alors utilisée par ce qui reste du cortège de tête comme lieu d’escarmouchesavec les forces de l’ordre dès qu’elles montrent le bout de leur nez cagoulé. On ne saurait dire à l’heure actuelle si c’est un nouveau rituel, mais du côté des manifestants la simulation émeutière est assez évidente. Elle se matérialise par la présence relativement importante de présumés black blocs qui, dans ce contexte de mise en cause des violences policières, ont tendance alors à se conduire bande contre bande en ciblant particulièrement les membres de la BAC pendant que les gentils accompagnateurs crient ACAB (All Cops Are Bastards). Des manifestants font du surplace et assistent à la chose tandis que d’autres avancent malgré tout en prenant de fait leur distance par peur ou indifférence ; mais tout le monde s’accommode des invectives et jets de projectiles malgré le peu de force de l’ordre à se mettre sous la dent. D’où un côté un peu surfait de tout cela, même quand il en ressort une certaine fierté de faire reculer 20 bacqueux sous un déluge de projectiles à la Fosse aux Ours. Tout se passe dans ce no man’s land où il n’y a pourtant rien à conquérir et en dehors de tout intérêt pour ce qu’il serait une attaque du « temple du capitalisme » qu’est devenu, l’ancien Hôtel-Dieu qu’il nous est aujourd’hui interdit d’approcher alors qu’il a moins d’un an il était bombardé de peintures et projectiles. Pourtant, les forces de l’ordre sont maintenant clairement dans la retenue ; les consignes sont maintenant de ne pas faire de « bavure », de se prémunir contre de nouvelles remontrances du gouvernement et des médias. Quand les forces de l’ordre interviennent, à la fin de ces manifestations qui n’en finissent pas de ne pas finir, c’est pour le repousser de façon complémentent théâtrale les résistants de la dernière heure, par exemple en avançant en ligne de face et en tapant sur leur bouclier avant de laisser faire le sale boulot à une BAC qui a attendu la tombée de la nuit qu’il n’y ait plus de journalistes… pour se livrer à sa basse besogne. D’où des blessés prévisibles mais invisibles comme le samedi 5 décembre (selon les street medics : au moins 3 blessés par des tirs de LBD à Lyon et trois personnes tabassées puis embarquées à la tombée de la nuit à l’angle de la rue Émile Zola et de la place Bellecour).

Le cortège de tête reste dans sa fixation d’une opposition à la police qui ne lui laisse aucune échappatoire surtout dans un rapport de force, nous l’avons déjà dit, devenu beaucoup plus défavorable que ces deux dernières années.

La Gauche pendant ce temps tente de récupérer de la crédibilité, déclaration de parcours après déclaration de parcours. Pour elle l’essentiel est que le cortège puisse se former et d’ailleurs cette position est reprise par certains Gilets jaunes organisés, mais qui sont en fait devenus ses supplétifs. En effet, ils se mettent aujourd’hui à signer au bas de n’importe quel appel ou collectif d’organisations, ce qu’on avait toujours refusé pendant le mouvement. Pour ses « résilients », la défaite non assumée les renvoie directement vers une convergence sans issue avec des organisations croupions qui se serrent d’autant plus les coudes que chacune séparément ne représente à peu près plus rien et se retrouve incapable d’appeler toute seule. Cette situation fait que ces manifestations demeurent, pour le moment, amarrées à un cap de « contestation légitime » des violences policières et leurs organisateurs seront sans doute prêts à accepter l’hypothèse de manifestations immobiles si cette idée déjà utilisée dans les faits à l’étranger passait tout à coup dans la tête du pouvoir en France.

Quelques participants aux manifestations à Lyon, le 15 décembre 2020

  1. Ainsi, on a pu voir à Lyon quelques commerçants indépendants du centre-ville assister et participer aux premières assemblées des Gilets, mais qui chaque fois que se décidait le trajet, posait la question : mais pourquoi dans le centre, pourquoi rue de la République comme si nous étions nous les ennemis. Au bout de deux ou trois AG, ils ne sont bien sûr plus revenus. Dans une situation, disons non insurrectionnelle, même si très troublée, il n’y avait tout simplement pas de solution et deux mois après nous vîmes apparaître des affichages sur tous les commerces indépendants, y compris les plus petits et les plus marginaux pour interdire les manifestations en centre-ville les samedis. []
  2. Quand on pense que les gauchistes et autres antifas critiquaient le côté non politique et non explicitement anticapitaliste des Gilets jaunes parce qu’ils voulaient simplement « Allez les chercher chez eux » ! C’est pourtant sûr que, quant à faire dans l’infra-politique, cela avait quand même une autre gueule. []

L’Ouroboros-À teste d’Or

Il vient de sortir le premier numéro d’une revue de poésie, philosophie art plastique, critique littéraire et cinématographique… d’un véritable « luxe communal », en belle couleur jaune « Gilet Jaune » -en toute conscience de cause commune. Une invitation audacieuse au contact sensuel avec l’écrit et l’expression plastique, à contre-courant du virtuel régnant. Les éditeurs ouvrent les pages de leur « ardente revue » à la présentation de travaux « sans exercer la moindre censure idéologique ». Ils comptent avec un même « élan créateur » de tous les participants à cette aventure, que « nous voulons, pour notre part –la part du feu-, résistant voire révolutionnaire. Ainsi soufflons-nous résolument sur les braises, pour faire croître un feu créateur et purificateur…». L’équipe de la rédaction, localisée à Lyon, et les contributions au premier numéro sont largement inspirées par l’héritage de Max Schoendorff (1934-2012), peintre et créateur en 1978 du Centre international de l’estampe URDLA, et son bulletin trimestriel « …ça presse ». Il était avec Jacques Wajnsztejn, Gzavier, moi et quelques autres complices lyonnais(es) à la base de l’éphémère initiative « Journées critiques » il y a une dizaine d’années (2010-2012). Cette nouvelle revue donne l’occasion de finir l’année en beauté et ouvre des horizons enflammés pour le nouvel an.

Dietrich Hoss

Revue bi-annuelle « L’Ouroboros-À teste d’Or » N°1, sous parrainage de Jean-Claude Silbermann avec quelque trente de ses encres de Chine « héroïques », créées en 2019 sous le nom d’Une voie limpide qui, nous espérons, s’ouvre à nous… ; coédition Association de la revue L’Ouroboros/Edition A plus d’un titre, avec le soutien de la Fondation Jan Michalski, 4ième trimestre 2020, 222 p., 111 illustrations en blanc-noir et couleurs.

Prix du numéro 25.-Euros (frais de port inclus), abonnement (deux numéros) 50.- Euros, (abonnement de soutien à partir de 70.- Euros), règlement par chèque à l’ordre de « Revue L’Ouroboros » en ajoutant vos coordonnés, adresse postale: 320 rue Duguesclin, 69007 Lyon, mail : ouroboros.dard@gmail.com

Pour le moment la revue est seulement disponible en librairies à Lyon.