Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XI)

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (XI)

– Les cas sévères de Coronavirus vont être reconnus par un décret mi-juillet en tant que maladie professionnelle comme cela avait été annoncé fin mars par le ministre de la Santé à la suite du décès par Covid-19 de plusieurs médecins. Néanmoins, syndicats et associations critiquent la distinction maintenue entre « premiers de cordée » : personnel soignant au sens large (les non-soignants travaillant à l’hôpital public étant finalement inclus après des hésitations et négociations) et « seconds de cordée » qui ont pourtant été à l’ouvrage pour assurer l’intendance dans différents secteurs (Le Monde, le 2 juillet).

– Alors que le développement du télétravail a fait porter l’attention des médias et dirigeants sur les formes d’organisation du travail, la crise sanitaire semble avoir déclenché un moment de « vérité » du travail au sens où plus ou moins confusément chacun a pu mettre le sien en rapport concret avec la marche du monde tel qu’il est et son modèle de croissance (Les Échos, le 29 juin). Cela ne constitue certes pas une critique radicale du travail puisqu’implicitement, ou explicitement, tout est ramené à une « utilité » dont on a déjà dit à quel point elle était subjective et ne remet en cause ni la division du travail ni la hiérarchie qui l’accompagne ; mais cela questionne son sens et les choix des différents pouvoirs dans la plus ou moins grande valorisation de ces tâches. L’étude Malakoff Humanis, publiée le 25 juin et réalisée du 6 au 20 mai auprès de 2970 salariés du secteur privé signale une réticence importante à la reprise du travail (Le Monde, le 2 juillet). Parmi les réticents, il y a les salariés en activité partielle et ceux dont le travail n’a pas été qualifié d’« essentiel ». Pendant des semaines, les manageurs étaient au four et au moulin, et leur priorité allait aux collaborateurs qui avaient une importante activité. Ceux qui n’avaient plus l’obligation de se rendre au bureau ont été isolés du collectif. « Il n’y a pas plus de décrocheurs que d’habitude, mais le confinement a zoomé sur des situations particulières qu’il a amplifiées, relativise Frédéric Guzy. Ainsi, la personne qui est en chômage partiel à 80 % de son temps quand son voisin l’est à 20 % sur une même activité révèle une différence de performance et d’implication », illustre-t-il ; et « Ces mesures sanitaires très restrictives qui accompagnent l’obligation de retour empêchent le collectif de fonctionner ». Enfin, les véritables salariés décrocheurs du Covid-19 sont tous ceux qui, pendant le confinement, se sont interrogés sur le sens de leur travail et ont réalisé soit qu’il ne leur plaisait pas, soit que leur contribution au collectif n’était pas valorisante. Ceux-là plus que tous les autres freinent des quatre fers pour revenir. Pourtant, on va les obliger à revenir disent plusieurs DRH, même si c’est en commençant par un ou deux jours par semaine jusqu’en septembre. C’est dire si loin d’un appel à une mobilisation générale les dirigeants marchent en fait sur des œufs.

– On peut étendre ce champ de questionnement au type de consommation et au tourisme. Ainsi, si on remarque une reprise aléatoire de la consommation, car si l’épargne a été forte pendant le confinement, et ce malgré les pertes de revenu, il s’agit de savoir ce qui sera consommé et s’il n’y aura pas de changement dans la structure des postes de consommation. Les effets n’en sont pas les mêmes. En effet, 85 % des services sont produits en France contre 36 % des produits manufacturés (Les Échos, le 29 juin). Dit autrement si le fait de ne pas aller au restaurant et au spectacle conduit à acheter un lave-vaisselle Bosch le compte n’y est pas ni du point de vue de l’emploi, ni du point de vue du maintien de commerces indépendants1 en centre-ville, ni du point de vue de l’équilibre des échanges commerciaux. Par exemple, la commercialisation de vêtements était un des rares domaines à ne pas être passé aux flux tendus. Le Covid-19 aura eu raison de cette exception. Le modèle de la profusion qui se termine en soldes (60 % de la production totale) de plus en plus fréquentes a montré son caractère inopérant pendant la crise. D’une manière générale il a stoppé la plupart des fuites en avant et la nécessité de flexibilité aux goûts versatiles et d’adaptation au climat (qui achète un manteau pour à peine deux mois d’hiver ?) devient essentielle.

– La bataille capitaliste pour les « valeurs » bat son plein : Le boycott commencé par le mouvement civique américain #StopHateForProfit, s’est amplifié en fin de semaine dernière visant, notamment, Facebook et Instagram de la part de grands annonceurs tels que Coca-Cola, Verizon, Unilever ou encore Starbucks, ce dernier spécialisé dans la défense de la « valeur » que représente le non-paiement d’impôts dans les pays où il s’installe. En conséquence, la société de Mark Zuckerberg a vu son action chuter de 8 % vendredi. Ce dernier a annoncé l’interdiction sur ses réseaux de toute publicité à caractère raciste ou discriminant (Les Échos, le 29 juin) ; et il va ajouter un avertissement sur les messages de personnalités politiques dont le contenu pose problème (en l’occurrence ceux de Trump que Twitter avait déjà sanctionnés), tout en les laissant en ligne, car ils ont une valeur informative, (Le Monde, le 30 juin)2. L’Europe ne sera pas en reste : sur le front de la censure, des convergences objectives entre extrême droite et extrême gauche3 marquent un recul historique des garanties en matière de liberté d’expression, même si la plupart du temps il ne s’agit que de pressions insidieuses.

Depuis les attentats de janvier 2015 à Paris, la lutte contre la propagande djihadiste et les « discours de haine » justifient des collaborations toujours plus étroites entre les forces de police et les plates-formes pour invisibiliser les expressions jugées illicites ou simplement « indésirables », selon le terme employé par M. Macron à l’UNESCO. Il s’agit à présent de massifier la censure en contournant les procédures judiciaires et en l’automatisant. Les États entendent en effet généraliser le recours aux techniques d’intelligence artificielle développées par les géants de la Silicon Valley pour identifier dans l’océan numérique les « contenus » jugés inappropriés et les bloquer. Et ce même si, pour l’heure, les plates-formes doivent encore faire appel aux milliers de « petites mains de la censure », ces travailleurs précaires chargés d’appliquer leurs politiques de modération. Dans un courrier conjoint envoyé à la Commission européenne en avril 2018, les ministres de l’Intérieur français et allemand évoquaient sans fard le but de ces textes : la généralisation à l’ensemble du Web des dispositifs de censure développés par Google ou Facebook (4). Ils expliquaient également que l’« apologie du terrorisme » — une notion extensible régulièrement instrumentalisée pour invisibiliser des expressions contestataires — ne constituait qu’un premier pas. À terme, écrivaient-ils, « il conviendra d’étendre les règles fixées aux contenus à caractère pédopornographique et à ceux relevant des discours de haine (incitation à la discrimination et à la haine raciale, atteinte à la dignité de la personne humaine) ».

– D’après Émilie Raoult, « la création des emplois aujourd’hui suivrait une logique d’agglomération, tandis que les migrations résidentielles se font au profit des zones périurbaines ». Le mouvement des « gilets jaunes4 », à l’automne 2018, a montré les tensions qui en résultaient. L’épidémie et le confinement risquent d’amplifier ce qu’Émilie Raoult appelle « le risque d’une inadéquation grandissante entre la localisation de l’offre et la demande de travail, risque contre lequel il appartient aux politiques publiques de lutter. » (Les Échos, le 30 juin). Or, jusqu’à là les politiques prenaient plutôt le chemin inverse en restreignant certains services publics de ces zones périphériques soit pour des raisons budgétaires (lignes de chemin de fer, postes, écoles rurales) soit pour des raisons dites technologiques (insuffisance d’équipement et de compétences dans les petits hôpitaux vétustes). Et si la dépense publique ne suffit pas à combler cet écart entre offre et demande d’emplois, il y a des demandes privées qui se bousculent au portillon profitant de la digitalisation de l’économie pour proposer leurs formations. C’est le cas de Microsoft qui veut, via Linkedin, accompagner le retour à l’emploi des 25 millions de personnes dans le monde à l’avoir perdu à cause de la crise sanitaire. Et les autres GAFAM ne sont pas en reste (Le Figaro, le 1er juillet). Mais pour nous les GAFAM ne font pas qu’accompagner le retour à l’emploi par le biais de formations, ils créent des emplois directement. Et contrairement à la doxa dominante qui sévit depuis les années 70, la formation n’a jamais créé d’emplois ; elle contribue bien plutôt à gérer les suppressions d’emploi, ce que J. Guigou a mis en avant dès 1973 avec l’exemple de Lip et de l’industrie de la chaussure à Romans5.

– Pensions et nivellement par le bas. Plusieurs experts (cf. Le Monde, le 1er juillet) font état d’une participation inégale au financement de la pandémie dans la mesure où les retraites indexées sur l’inflation (augmentation de 1,2 % en 2019) seraient mieux protégées que les salaires (baisse de 5,3 % dans le même temps). Avancer cela, c’est ne pas tenir compte du fait que le processus est inverse en période de croissance et surtout, ce que personne ne semble relever, que l’éventail des retraites est beaucoup plus resserrée que l’éventail des salaires avec sans aucun doute une baisse plus que proportionnelle des salaires les plus élevés.
Toujours à propos des retraites et alors qu’on reparle de la réforme ensablée dans la crise sanitaire, il est piquant de voir se confirmer, contre la volonté des États à allonger la durée de vie au travail, une volonté des dirigeants d’entreprises de mettre en avant comme solution provisoire aux dégâts de la crise sanitaire… la pyramide des âges comme c’est ouvertement le cas pour Airbus (d’ici 2027 où un tiers du personnel partira naturellement à la retraite dans les conditions actuelles (Les Échos, le 1er juillet). Mais 400 entreprises de la région toulousaine travaillent pour et seulement pour Airbus ce qui représente près de 100 000 salariés (Le Monde, le 2 juillet). Or, ces entreprises découvrent le concept de « l’entreprise étendue », qui a fait d’Airbus un groupe mondialisé, avec des usines d’assemblage jusqu’en Chine et outre-Atlantique. Les PME qui vivaient sous l’aile protectrice6 de l’ex-Aérospatiale à Toulouse ont découvert à l’occasion du dernier plan de restructuration qu’elles étaient désormais susceptibles d’être mises en concurrence avec des entreprises du monde entier. La présidente (PS) de la région Occitanie, Carole Delga, doit présenter vendredi une nouvelle mouture d’urgence du « plan Ader », destiné à sauver les meubles dans les PME en facilitant les regroupements d’entreprises. L’un des objectifs affichés est d’empêcher la prise de contrôle d’entreprises jugées stratégiques par des capitaux étrangers. Latécoère, l’entreprise pionnière de l’aéronautique à Toulouse, est ainsi passée récemment sous contrôle de fonds de pensions américains (Libération, le 2 juillet).

– Si on entend beaucoup parler des « accords de performance » qui feraient payer une partie de la crise sanitaire aux salariés, une nouvelle plus surprenante est venue du tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand qui a obligé la direction de Michelin à annuler sa proposition faite aux salariés de renoncer aux accords collectifs salariaux signés avant la crise sanitaire. Le côté croquignolesque de l’affaire réside dans le fait que la CGT et SUD n’ayant pas signé l’accord, ils ne pouvaient l’attaquer en justice et que la CFDT qui avait signé acceptant la proposition patronale, il ne restait que la vaillante CGC lutte de classes pour attaquer la proposition et remporter le morceau (Le Monde, le 7 juillet).

– Dans un document, publié mercredi 1er juillet, l’Association des administrateurs territoriaux de France (AATF) fournit des informations sur les rapports entre les différentes strates de l’État pendant la gestion de la crise. Les cadres territoriaux ayant contribué à cette enquête expriment un sentiment général d’insatisfaction et relèvent « un déficit de coordination ». Ils déplorent à la fois un « manque de concertation », « l’imprécision des informations et des directives », « le temps de latence entre les annonces gouvernementales et les conditions de mise en œuvre ». « Elles ont souvent dû anticiper les normes nationales et adopter des mesures dans un contexte d’incertitude quant à leur maintien dans le temps et leur sécurité juridique », note le rapport, rappelant les difficultés rencontrées à l’annonce de la fermeture des écoles ou dans la préparation du déconfinement. Pour le président de l’AATF, Fabien Tastet, ce retour d’expérience met en exergue, d’une part, la capacité d’adaptation et l’agilité des collectivités territoriales et, d’autre part, la nécessité d’« un État plus svelte et plus musclé ». « On a observé, pendant cette crise, un État effacé, désarticulé et englué, note-t-il (Le Monde, le 2 juillet). C’est qu’il est loin le temps ou la forme État-nation parlait encore dans un langage où s’opposaient « déconcentration » et « décentralisation7 » !

– Dans une certaine mesure la crise sanitaire enchaîne sur celle des Gilets jaunes dans la mise en cause de la représentation politique. Ceux qui se gaussaient de Macron élu par moins de 30 % des français crient pourtant victoire pour une victoire des « Verts » dans le cadre d’un taux d’abstention record qui marque décrochage par rapport aux institutions, indifférence politique, ressentiment car colère sans débouché (Libération, le 4 juillet). Pour Chloé Morin, directrice de l’Observatoire de l’opinion à la Fondation Jean-Jaurès, « Une majorité de français ont d’autres priorités que l’écologie ». L’autre point à retenir est celui de la désarticulation entre local et national. Les partis traditionnels droite/gauche continuent à dominer sur les valeurs idéologiques de l’ancien État-nation et ce même s’il y a une interprétation différente de ces valeurs (le RN est à ce niveau réintégré dans le champ politique). Ils résistent dans les petites et moyennes villes ; alors que LREM et les « Verts » épousent la fluidité des nouvelles formes réseau de l’État qui convergent dans les nœuds de pouvoir que forment les grandes agglomérations. Ces derniers s’échangent même ce qu’on ne peut plus appeler une « clientèle » fidèle, mais des individus-particules interconnectés et échangistes se portant sur LREM aux élections nationales, sur les « Verts » au niveau local (cf. aussi Rémy Lefebvre, enseignant de Sciences politiques à l’Université de Lille, Libération, le 4 juillet).

Interlude

– À la soirée électorale où il avait invité une vingtaine de personnalités proches, Macron a attendu le dessert pour annoncer le verdict final : « On a toujours tort de s’embourgeoiser » (Le Canard enchaîné, le 1er juillet).

– Dans son dernier essai, Dans la tempête virale, qui vient de paraître, le philosophe Slavoj Žižek pose son regard sur la pandémie de Covid-19 et souligne « la nécessité d’un communisme revisité, pragmatique. La survie nous l’impose. N’est-il pas déjà un tout petit peu à l’œuvre quand l’État réquisitionne des chambres d’hôtel pour gérer les malades et accueillir les personnels soignants ? Quand le président américain ordonne à General Motors de produire des respirateurs ? » (Libération, le 2 juillet). Après avoir soutenu avec Badiou que le communisme pouvait être sauvé en tant qu’idée, voilà qu’on apprend qu’il peut être sauvé par l’État et par Trump. Pas tant revisité que ça quand même puisque si Lénine et Trotsky nous ont présenté leur « communisme de caserne », Žižek propose un « communisme du désastre » avec un État plus puissant pour échapper au « capitalisme du désastre ». Et pour corser le tout un féminisme du désastre sans doute : « Plus que jamais, il nous faut des leaders forts. Le problème de Trump n’est pas son autoritarisme, c’est sa bêtise. Peut-être que les dirigeants doivent être des femmes, là où elles sont au pouvoir, en Allemagne, au Danemark, en Nouvelle-Zélande, en Finlande, la situation est souvent meilleure. Elles savent prendre des décisions fortes. Une petite provocation : peut-être que ce dont l’Angleterre a besoin, c’est d’une Margaret Thatcher ! ».

– Selon l’avocat au barreau de Paris Édouard Delattre (Libération, le 2 juillet), une dizaine de pays ont déjà inséré l’écocide dans leur droit pénal, parmi lesquels le Vietnam, la Russie et l’Ukraine. [Sans doute, pour un avocat parisien, trois grands modèles de lutte contre le crime contre les humains, NDLR].
Il propose par ailleurs des peines de réclusion criminelle proportionnelles à celles des trafics de drogue et d’être humains quand ils sont commis en bandes organisées. Il est vrai que les pays qui lui servent de référence ont des prisons bien pleines,

– La consigne vient d’une note publiée le 30 juin dans le New York Times : désormais, les journalistes du quotidien américain devront écrire « Black » avec une majuscule. La décision a été prise après avoir consulté « plus de 100 membres de la rédaction, et dans un contexte particulier : celui de la mort de George Floyd, tué par un policier blanc fin mai aux États-Unis. « Sur la base de ces discussions, nous avons décidé d’adopter ce changement et de commencer à “capitaliser” le mot “Black” pour décrire les personnes et les cultures d’origine africaine, aux États-Unis et ailleurs », écrit le New York Times qui visiblement pense que ce sont les journalistes qui font l’histoire au fil de l’actualité. Avant le Times, l’agence Associated Press (AP) avait pris la même décision. « Le noir en minuscule est une couleur, pas une personne ». Concernant une éventuelle capitalisation du mot « blanc », AP se pose toujours la question. Ce n’est pas le cas du New York Times, qui a de son côté tranché : « Nous conserverons le traitement en minuscule pour le mot “blanc”. Bien qu’il y ait une question évidente de parallélisme, il n’y a pas eu de mouvement comparable vers l’adoption généralisée d’un nouveau style de “blanc”, et il y a moins le sentiment que “blanc” décrit une culture et une histoire partagées. De plus, les groupes haineux et les suprémacistes blancs ont longtemps privilégié le style majuscule, ce qui en soi est une raison pour l’éviter. » En France, la grande majorité des médias met une majuscule à « Blanc » et à « Noir », principalement pour des raisons grammaticales. « A partir du moment où on l’utilise comme une ethnie, la règle des nationalités s’applique », explique Michel Becquembois, chef du service édition de Libé. La question qui se pose, c’est : combien de temps tiendra-t-elle encore ?

– À propos de l’intervention des banques centrales et particulièrement de la BCE sur les rachats de dette, il y a un point que nous n’avons pas abordé et qui est pourtant important parce que le comprendre permet d’éviter des confusions et déclarations plus ou moins militantes à l’emporte-pièce. En effet, ces banques centrales mènent déjà des politiques monétaires massives et non conventionnelles qui ont des effets redistributifs. Les achats d’actifs par les banques centrales réduisent les inégalités de revenus (salaires surtout) en soutenant l’emploi. Mais ils augmentent les inégalités de richesse (patrimoine surtout) en soutenant le prix des actifs (Benoît Cœuré, directeur à l’innovation de la Banque des règlements internationaux (BRI), in Les Échos, le 1er juillet) et par exemple les prix de l’immobilier ce qui avantage les propriétaires par rapport aux futurs accédants. Toutefois, c’est un effet pervers de l’intervention et non une volonté explicite. Les observateurs, pour la plupart, pensent que cela ne peut être compensé par « l’argent hélicoptère » que les banques centrales feraient pleuvoir au petit bonheur la chance, mais relève des politiques sociales et fiscales ; les banques centrales devant se contenter de surveiller que leur quantitative easing débouche sur une bonne allocation de l’épargne vers l’investissement et ne finisse pas en capture du marché financier (Le Monde, le 7 juillet). Macron semble avoir choisi, pour le moment en tout cas, le volet social des aides sans toucher à la question fiscale qui selon lui, tarirait l’investissement.

– La FED a décidé de limiter les versements de dividendes par les banques américaines ainsi que les rachats d’actions. Le but : préserver la disponibilité des capitaux en cas de faillites de débiteurs en freinant les tendances à la capitalisation (Les Échos, le 29 juin). Ce n’est en tout cas pas ce qui se passe au niveau des entreprises puisque 37 % des entreprises américaines cotées à l’indice SP500 ont versé en 2019 plus de dividendes qu’elles n’ont fait de bénéfices contre 29 % en Europe (Le Monde, le 7 juillet).

– La crise sanitaire a recentré l’Allemagne sur l’UE dans la mesure où sa politique du tout globalisation, axée autour de l’automobile et ses dérivés, qui l’amenait à s’en désintéresser, se heurte à une nouvelle situation où son marché intérieur et ses rapports aux voisins redeviennent importants (Les Échos, le 30 juin). Face à la Chine et aux USA, l’Allemagne semble envisager la question de la compétitivité à l’aune de l’Europe (digitalisation et Big Pharma). [Si on compare l’Allemagne et la France au terme à terme, l’État y est ordolibéral (colbertiste en France), la grande industrie nationale et exportatrice (internationale tout en étant centrée sur le marché intérieur8), la Bundesbank rigide sur les règles de Maastricht (la BDF plus accommodante), le Mittelstand pour l’économie sociale de marché (les PME plus petites) et à la recherche d’aides à l’investissement ou à l’exportation. Or, la crise sanitaire a mis à mal l’équilibre allemand et les trois premiers acteurs en ont tiré la leçon, seules les forces représentant le Mittelstand (et par ailleurs la Cour de Karlsruhe sur la dette) critiquant l’abandon de principes jugés intangibles, ceux de la propriété privée quand l’État entre au capital d’une entreprise de bio-tech comme il vient de le faire avec Curevac, (cf. relevé précédent) ; et du refus de toute tutelle quand l’actionnaire principal de Lufthansa menace de faire capoter le plan gouvernemental de redressement]. Mais Peter Altmaier le ministre de l’Économie défend sa nouvelle ligne stratégique industrielle avec l’argument qu’elle n’intervient pas pour soutenir des entreprises contre le marché, mais pour faire que les mêmes règles de marché s’appliquent à tous et donc aussi hors de l’UE, principalement en Chine et aux EU où les subventions vont bon train (Les Échos, le 30 juin). Dit autrement, nous sommes tellement éloignés des conditions de la concurrence libre et parfaite que les fervents soutiens d’une économe de marché régulé sont obligés de monter au créneau. Comme nous l’avons dit pour la France dans un relevé précédent, mais c’est aussi valable aujourd’hui pour l’Allemagne, dans ce nouveau contexte, le commerce extérieur ne peut plus se réduire aux chiffres de la balance commerciale. Il s’agit de rapatrier les productions à haute valeur ajoutée, raccourcir les chaînes de valeur, choisir ses interdépendances sur des critères aussi politiques qu’économiques. Deux exemples : le premier concerne le Nord de l’Italie qui est considéré comme vital par l’Allemagne. C’est ce qui a sans doute poussé les Allemands à faire pression sur les industriels de Lombardie pour qu’ils ne ferment pas les entreprises au début de la pandémie quand l’Allemagne n’était pas encore touchée et ce qui les pousse aujourd’hui à accepter de venir en aide à l’Italie parce qu’elle a besoin de ce Nord du Sud (Paolo Gentiloni, commissaire aux affaires économiques de l’UE dans Libération, le 1er juillet). Second exemple : pourquoi dépendre de la Chine, ce qui n’apparaît plus aux yeux de personne comme quelque chose de neutre, mais comme ayant été une solution de facilité qui s’est finalement révélée dangereuse, alors qu’il y a le Vietnam ou d’autres pays émergents ? Nous sommes donc loin d’un simple « moment hamiltonien » (cf. relevé VI) vers une sorte de fédéralisme comme en parle la presse. Les enjeux sont beaucoup plus globaux.

La politique industrielle n’est plus une incongruité française dans le monde occidental. L’affrontement entre grandes puissances et la violence de la crise économique provoquée partout par la pandémie conduisent les États à un interventionnisme de plus en plus assumé. Il ne s’agit plus seulement, pour les gouvernements, de prendre des mesures de soutien génériques ou sectorielles, mais de s’impliquer, y compris comme actionnaire, dans des situations particulières. Ainsi, l’administration Trump dans son souci d’avancer sur la 5G tout en s’opposant au chinois Huawei s’est renseignée sur la possibilité d’une prise de contrôle public sur Nokia le finlandais ou Eriksson le suédois. Outre-Manche aussi, les esprits ont beaucoup évolué. Même le Financial Times a basculé et appuie le « Project Birch » du gouvernement Boris Johnson, prêt à sauver avec l’argent des contribuables des entreprises en difficulté mais jugées stratégiques, comme le sidérurgiste Tata Steel ou le constructeur automobile Jaguar Land Rover ; et à se réclamer de Roosevelt plutôt que de Churchill pour lancer son New Deal9 de reconstruction par les infrastructures. Pour les Pays-Bas, cette évolution est encore plus contre-nature. Pourtant, le gouvernement de Mark Rutte s’y est essayé dès l’an dernier, en entrant par surprise au capital d’Air France–KLM. Objectif : faire contrepoids à l’influence française (Le Figaro, le 1er juillet).

Temps critiques, le 10 juillet 2020

  1. ؘ– Le gouvernement planche sur un nouveau plan de soutien au petit commerce qui dépasserait la simple suppression des charges pour cette année. Il parle de baisser les loyers par différents procédés telles que la création de sociétés foncières en lien avec les municipalités, alors que ce qui grève les marges relève plus de taxes importantes subies qui sont bien supérieures à celles de l’e-commerce (Libération, le 29 juin). []
  2. ؘ– Cf. aussi la tribune libre d’intellectuels américains contre la Cancel culture, Le Monde du 9 juillet et ses effets : licenciements immédiats sans médiations, enquêtes, autocensure. Salman Rushdie est un des signataires. Il doit quand même « halluciner ». []
  3. ؘ– On peut se rappeler l’exemple de censure des Suppliantes d’Eschyle le 25 mars 2019 à la Sorbonne. []
  4. ؘ– À noter que la taxe carbone n’a pas produit les mêmes effets partout. En Angleterre le pays le plus décarboné d’Europe, elle n’a produit aucune grève massive alors qu’elle a été imposée à un moment de pétrole cher. Elle a en partie été compensée par des soutiens aux ménages modestes. []
  5. ؘ– https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=396#Lip []
  6. ؘ– Airbus a signé une « charte de bonne conduite » avec les éléments de sa supplychain, comme on dit dans le jargon. « On connaît des boîtes qui travaillent à perte pour Airbus et qui sont sauvées chaque année pour ne pas les faire couler », glisse un militant CGT de la métallurgie. (Libération, le 2 juillet). []
  7. ؘ– Richard Ferrand (LREM et sur le perchoir de l’Assemblée nationale) croit avoir trouvé la porte de sortie en parlant d’une « décentralisation ascendante » (Les Échos, le 25 juin). []
  8. – Par exemple, l’Alpine-Renault de Dieppe qui tourne à moins de 50 % de ses capacités et qui est en sursis) est vendue à plus de 60 % en France, ce qui est trop limitatif pour un haut de gamme et par rapport aux « allemandes » qui ont une prime a priori à la qualité. L’automobile semble le secteur où la France a le plus de mal à vendre du haut de gamme et donc à maintenir l’emploi sur le territoire dans cette filière… qui est celle qui rapporte le plus de valeur ajoutée. Ainsi, la DS4 de PSA qui devait être produite à Sochaux le sera finalement sur un site allemand d’Opel. On s’aperçoit ici de la distance entre les stratégies industrielles des entreprises — ici la logique d’intégration d’Opel dans PSA —, qui n’ont rien de nationales et la politique industrielle que certains États veulent relancer. Mais au moins la stratégie s’avère-t-elle européenne avec en complément l’établissement d’un modus vivendi entre syndicats français et allemands de la métallurgie pour faciliter cette intégration en Allemagne sans trop de dommage en France (il s’agit là que d’une petite production en termes de quantité), Les Échos, le 1er juillet. []
  9. – Pour le Times toutefois « c’est peanuts » car les sommes engagées ne représentent que 0,2 % du PIB, contre plus de 5 % pour le New Deal américain (en Europe, l’enveloppe se situe un peu au-dessus de 1 %, ibidem). Cela apparaît d’autant plus insuffisant que l’intérêt de la dette est en net recul. Si on prend un pays comme la France, alors que la dette a presque doublé entre 2008 et 2020, l’intérêt de la dette a diminué de moitié (de 2,8 % du PIB à 1,4 %) et il n’y a pas de raison de penser qu’il en est différemment Outre-Manche. C’est donc particulièrement le moment, pour la société capitalisée, d’investir dans les écoles, logements sociaux et autres infrastructures d’autant que le chiffre de levée de dettes pour les nouvelles est encore nettement plus bas puisqu’il s’établit pour la France à -0,07.

    Ou comment s’enrichir en empruntant (Les Échos, le 7 juillet). Et ça n’a rien de fictif ! []

Annonce du Guide de lecture Temps critiques

1990-2020 : la revue Temps critiques a trente ans. Autant d’années d’interventions politiques pratiques et théoriques, de rencontres, d’échanges, d’associations, de coopérations, de controverses, d’affrontements, de polémiques. Tout cela est publié dans des milliers de pages sur papier (revue, livres, brochures, tracts, bulletins…) et sur des supports numériques (site de la revue, blog de la revue).

Depuis longtemps déjà, nombre de nos nouveaux lecteurs nous demandaient des conseils sur des cheminements possibles dans ce qu’on peut considérer comme une sorte de « corpus Temps critiques ». Entrepris il y a trois années, approfondi par intermittence, mais sans jamais abandonner le projet, nous avons travaillé à élaborer cet outil d’accompagnement. Après recherches, erreurs, rebonds pour indexer, établir des mots-clés, introduire aux concepts centraux de nos thèses et de leurs évolutions dans le temps, nous sommes parvenus au Guide de lecture que nous présentons ici.
Ce n’est pas un plan à sens unique et sens obligatoire, ce sont des suggestions de parcours que le lecteur compose à sa guise, selon ses propres centres d’intérêts. Les arborescences sur les thèmes ou les notions peuvent se parcourir de différentes manières. L’exploration se fait par clic avant lecture, le guide est fait pour être parcouru selon cette modalité dont nous donnons des éléments dans la procédure décrite ci-dessous.

Chapeauté d’une introduction retraçant l’origine de ce guide vous aurez au choix 2 menus de base :

• L’un avec une micro sélection des textes essentiels à la revue pour nous
• L’autre par thèmes, « une porte d’entrée » ou où il faut cliquer sur les « têtes » de couleurs pour avancer.

Ce qui permet :

• Sur la page d’un thème, de cliquer sur le titre pour faire apparaître un résumé et le contexte d’élaboration de la notion dans la revue.
• Le clic sur un titre d’article ouvre systématiquement celui-ci sur une nouvelle fenêtre du navigateur que ce soit sur le site de Temps critiques ou sur le blog.
• Un moyen de retourner au point de départ se fait avec le bouton « retour » (en bas à droite le plus souvent).
• L’icône en bas à gauche est celle de la plateforme que nous utilisons pour le moment pour ce guide. Inutile d’en tenir compte.

Pour découvrir le Guide de lecture suivre ce lien sur le blog :

http://blog.tempscritiques.net/guide-de-lecture-2020

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Temps critiques – juillet 2020

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (X)

– À la rubrique gestion de L’État-réseau par ses intermédiaires qui supplantent les anciennes médiations institutionnelles en voie de résorption, la Convention-climat rend son diagnostic et ses préconisations. À noter que les 150 personnes tirées au sort ont été bien encadrées. En effet, l’organisation de la Convention a été confiée à un consortium d’entreprises : l’institut de sondage Harris Interactive pour le tirage au sort ; Eurogroup Consulting pour le socle d’informations à disposition des citoyens ; et, pour l’animation des débats, Res Publica et Missions publiques, deux cabinets de conseil en démocratie participative (Libération, le 19 juin). Mais on ne s’arrête pas à la « technique participative », il y a aussi une couverture idéologique : une trentaine d’universitaires surveillent le bon ordonnancement de la chose et que tout fonctionne suivant les règles post-modernes. Parmi eux, Maxime Gaborit, chargé de cours à Sciences-Po. Derrière l’activité des animateurs, il décèle « le rôle moteur des sciences sociales et leur réflexion autour des mécanismes qui permettent de produire une bonne décision » grâce à cette « ingénierie de la concertation ». Au sein des groupes, observe-t-il, les professionnels « veillent à distribuer la parole à tous et à éviter que ne se reproduisent des dominations de classe ou de genre ». Bref, une sorte de conjonction de « Nuit debout », d’Université Paris VIII et de « Grand débat ». Des tirés au sort donc, mais guidés par un bien petit « milieu » comme le reconnaît d’ailleurs Libération, dans lequel les startuppers de la communication et de l’information qui ont fait leurs armes dans les mouvements des années précédentes ont semble-t-il toute leur place dans une optique « d’open government ». « C’est un outil conçu par des technos, un affaiblissement du pouvoir représentatif », cingle un dirigeant de la majorité (Le Monde, le 20 juin). Mais rassurons-nous : tout cela est quand même dirigé par un « comité de gouvernance » de la Convention.

Et de quoi ont-ils accouché ? Sur les 150 mesures envisagées, toutes ont été acceptées sauf une (la baisse du temps de travail à 28 h) avec, comme dans les dictatures, des scores à plus de 90 %. Les sujets qui fâchent n’ont pas été abordés, telle la taxe carbone qui a été remisée à plus tard avec un moratoire de 5 ans peu engageant, mais très éclairant de la vive conscience de la part des « tirés au sort » qu’ils ne sont « représentatifs de rien » ou, si on veut être gentil, que d’eux-mêmes. Quant à l’énergie nucléaire, elle a quasiment été plébiscitée comme énergie décarbonée ! (Libération, le 22 juin). Par contre les déclarations de bonne intention sont légion et une nouvelle qualité de crime devrait être promue de par son inscription dans la Constitution : « l’écocide ».

– Marcus Rashford, l’attaquant international anglais de football et son réseau de followers ont fait plier le gouvernement britannique qui revient sur sa décision de suspendre les mesures de soutien alimentaire en direction des familles pauvres avec enfants (15 livres sterling soit 16,50 euros/semaines/enfant) prises pendant le confinement afin de compenser la fermeture des cantines scolaires. Où ne va pas se nicher la gestion par les intermédiaires aujourd’hui !

Pour éclairer maintenant l’aspect résorption des institutions au profit de la « gestion par les émotions », Sabine Prokhoris, dans sa tribune (Libération, le 19 juin) fait remarquer que le président de la République, garant de la séparation des pouvoirs, demande à la ministre de la Justice de se pencher sur cette affaire, puis que celle-ci propose de recevoir la famille du jeune homme alors que l’affaire judiciaire est en cours. Récoltant au passage le ridicule de se voir rappeler à l’ordre par l’avocat de la famille Traoré. Pain bénit pour Marine Le Pen, laquelle ne souffle mot, attendant d’empocher les dividendes d’une telle faillite politico-institutionnelle et pendant ce temps Virginie Despentes continue sa descente aux enfers en nous annonçant sur une radio du service public, qu’il n’y a jamais eu de « ministre noir » en France. Pauvre Taubira ; sans doute n’est-elle pas de la bonne couleur noire pour la « blanche » Despentes experte en couleur. La police de la pensée ne gagne toutefois pas à tous les coups, la loi Avia sur la haine en ligne vient d’être censurée par le Conseil constitutionnel. Quand on peut en venir à préférer un sursaut de ce type d’organisme de pouvoir par rapport à laisser la définition et la délimitation de la censure aux Gafam et aux groupes de pression de toutes sortes, c’est que l’heure est grave. Mais ladite Avia ne s’est pas démontée en répliquant : « Cette décision doit pouvoir constituer une feuille de route pour améliore un dispositif que nous savions inédit et donc perfectible » (Les Échos, le 18 juin).

– Au moins en ce qui concerne l’Europe, le Covid -19 aura accéléré les choix énergétiques vers une décarbonisation. De leur côté, les grandes compagnies pétrolières réorientent leurs investissements vers le gaz et l’électricité plutôt que vers les gaz de schistes et l’off shore profond, formes d’extraction à prix élevé. Mais cela s’accompagne de versements de hauts dividendes à leurs actionnaires qui pourraient avoir envie de se réorienter vers des secteurs plus porteurs à l’avenir que le pétrole parce que l’innovation technologique rend aujourd’hui la chose possible (cf. aussi la voiture électrique). Les collapsologues de l’épuisement de la dernière goutte de pétrole nous privant d’énergie sont donc devancées par de nouvelles anticipations capitalistes qui comptent compléter ces nouveaux investissements par l’exploitation actuelle des réserves de pétrole ordinaire sur la base d’un prix dorénavant structurellement bas (Ph. Escande, Le Monde, le 17 juin). Toutefois comme chaque tendance comprend des contre-tendances, la production de pétrole ordinaire, la moins onéreuse voit ses réserves entamées pendant que la demande potentielle va continuer à croître au niveau mondial. Le prix de ce pétrole devrait alors remonter à l’horizon 2027/2030 et à ses conditions, de nouveaux investissements dans l’exploration redeviendraient rentables (Le Monde, le 24 juin).

– Les déclarations de la Commission européenne et de sa commissaire à la concurrence Margrethe Vestager en faveur d’une réindustrialisation de l’Europe passant par des restrictions à l’entrée sur le marché européen d’entreprises subventionnées par des capitaux publics sont une première réponse à ce qui était apparu à beaucoup comme une anomalie, à savoir le rachat du port du Pirée à vil prix par le trust chinois Cosco. Mais là où la Commission avait laissé faire dans la période pré-Covid, sa décision est attendue en ce qui concerne le dossier de fusion entre Fiat-Chrysler et PSA. La tendance est au changement de stratégie avec une surveillance de la nature des IDE (par exemple le labo allemand Cure-vac en recherche de vaccin anti Covid, menacé par une offensive américaine a vu le gouvernement allemand y répondre par une entrée au capital), une taxation aux frontières (sur des produits textiles égyptiens… subventionnés par des chinois), mais par exemple, pour la taxe carbone, en toute logique elle ne pourra être imposée aux frontières que si son empreinte est d’abord réduite à l’intérieur de l’Europe (Le Monde le 28 juin). Dans la période antérieure, la Commission ne jugeait finalement que les atteintes à la concurrence au sein de l’Europe, alors que là, le projet est d’adopter une position globale et mondiale sur la concurrence d’abord pour donner une chance à des « champions européens » (cf. Relevé IX), ensuite pour s’opposer à des pratiques anti-concurrentielles d’entreprises non-européennes comme c’est le cas actuellement avec l’enquête en cours contre Apple.

Comme il était assez prévisible, la crise sanitaire renforce la tendance à la concentration et aux surprofits. Apple vient ainsi de décider de se passer (dans les deux ans) de son fournisseur de microprocesseurs, le leader mondial Intel (Le Monde, le 24 juin) pour produire ses propres puces pour Mac similaires à celles qui équipent déjà ses smartphones. Une internalisation de production qui renforce sa structure en écosystème et devrait lui faire économiser 1 à 2 Mds de dollars/an dans deux ans. Il faut dire qu’en pleine crise sanitaire et malgré la fermeture de 500 de ses magasins, sa capitalisation boursière a augmenté de 200 Mds de dollars depuis le début de l’année. Cette tendance à la concentration se retrouve dans beaucoup de secteurs ; par exemple le produit « bio » a fait une large percée hors de sa niche d’origine pendant la crise sanitaire et le confinement. Résultat : Monoprix avait racheté Naturalia ; Carrefour la pépite du web Greenweez, Picard1 rachète Bio C’Bon. Le but est que les discounters fassent ce que ne savent pas faire (lire : imposer) les pionniers du bio : faire pression sur les commissions pour assouplir le cahier des charges et faciliter l’augmentation de la production et la baisse les prix (Les Échos, le 24 juin). Mais même si la part du bio augmente, la production reste instable et la consommation incertaine en fonction de l’évolution du pouvoir d’achat. Toutefois, les « bios » résistent mieux que Fauchon !

– un exemple simple de défaut d’articulation entre niveau I et niveau II dans la société capitalisée, la décision des 27 de taxer les Gafam en 2018 avait reçu l’approbation de 26 pays sur 27 mais la règle de l’unanimité en matière fiscale a pu faire que l’Irlande fasse capoter le projet, ce pays étant le siège social de plusieurs de ces entreprises du numérique (Libération, le 19 juin). Comment financer le plan de soutien dans ces conditions ?

Interlude

– À propos de la campagne de dépistage conduite aux États-Unis, qualifiée d’« arme à double tranchant » par Trump : « Quand on fait ce volume de dépistages, on trouve plus de gens, on trouve plus de cas. Alors j’ai dit : ralentissez le dépistage », a assuré le président des États-Unis le 20 juin à Tulsa (Le Monde, le 23 juin). À noter aussi une forte augmentation de la contamination et des décès dans les États républicains qui ont refusé de confiner au début puis déconfiné plus vite. Le gouverneur républicain de Floride, farouche partisan de Trump a pris le contre pied de la déclaration du Président en déclarant que ces nouveaux chiffres ne pouvaient s’expliquer par un plus grand usage des tests.
– Castaner dans Le Parisien du 21 juin : « Quand on jette un pavé sur un policier on le jette sur un morceau de la République ».
Selon Le Figaro, le 19 juin : « Faute de débouchés sur les tables 5 % du vin français sera recyclé en gel hydroalcoolique ». Commentaire du Canard enchaîné du 24 juin : « Le Covid -19 sait à quoi s’en tenir ; grâce au pinard, les français auront de quoi lui faire barrière ».
–L’Oréal, une grande entreprise française marquée par ses rapports avec l’extrême droite dans les années 1930 puis par la collaboration vient de découvrir que noir lave plus blanc en supprimant sur tous ses produits les mots « blanc », « blanchissant », « white », « whitening », « fair », « fairness » (Le Progrès, le 28/06).

– Conséquence indirecte de la crise sanitaire la Lufthansa quitte le DAX (le CAC40 allemand), son déclassement étant dû à la situation difficile de l’aéronautique et du transport aérien. Elle y est remplacée par Deutsche Wohnen (Habitat allemand), un groupe propriétaire d’immeubles de location qui n’a rien fait, c’est le moins qu’on puisse dire, pour éviter la montée vertigineuse des loyers, surtout à Berlin, où le parc locatif représente 80 % du total à cause de l’histoire particulière de Berlin où la partie Est n’était pas sous le régime de la propriété privée. Devant la crise sanitaire, ce groupe immobilier s’est quand même engagé à créer un fonds de soutien pour les locataires ne pouvant temporairement payer leur loyer et à construire de nouveaux logements, problème particulièrement aigu dans cette ville où 50 000 nouveaux habitants sont comptabilisés chaque année depuis 2011(Le Monde, le 23 juin). Un DAX d’ailleurs affaibli par le trou béant découvert dans les comptes de la fintech Wirecard.

– À nouveau sur la dette et pour contredire les tenants de la tendance à la banqueroute, la dette française est détenue à 46 % par des investisseurs institutionnels résidents, dont 18 % par la banque de France ; les détenteurs non résidents représentent 54 % des détenteurs (en baisse puisque 60 % en 2015). Ceux-ci pourraient représenter un risque « extérieur » par rapport à la souveraineté nationale, mais on peut en douter dans la mesure où ces non-résidents sont de même nature que les résidents, à savoir eux aussi des investisseurs institutionnels et des banques centrales étrangères qui marquent ainsi leur confiance en la richesse potentielle du pays (par comparaison la dette italienne est presque totalement la propriété de résidents). Or dit P. Artus (Le Monde, le 24 juin) on n’a jamais vu une banque centrale provoquer volontairement une crise de la dette. Le fait que la dette soit largement possédée par des non-résidents permet aussi une meilleure « allocation des ressources » (orientation de l’épargne disponible) vers l’investissement productif par rapport aux seuls placements financiers sur la dette. Nous avons déjà parlé, dans de précédents « Relevés » du fait qu’il y avait eu depuis 2008 au moins, un découplage entre création monétaire et inflation la première n’entraînant plus la seconde. Pour être précis il faudrait rajouter que ce découplage ne concerne que le prix des biens et services qui restent stables et non le prix des actifs (actions et immobilier) qui augmentent fortement au risque de bulle si la création monétaire venait à perdurer après la reprise (P. Artus, Les Échos, le 24 juin).

– Les premiers signes d’une reprise plus rapide que prévue en juin pour l’ensemble de la zone euro et plus rapide en France que dans la zone semblent conforter le choix de l’État d’un remède de cheval pour soutenir les entreprises d’une part, le maintien d’un niveau de salaire par l’intermédiaire du chômage partiel d’autre part. Mais le gouvernement actuel va-t-il rester dans cette logique où bien faire du Fillon comme en 2010 où celui-ci étouffa la reprise d’après crise de 2008 en en revenant aux règles de l’orthodoxie budgétaire de compression des dépenses d’une part et d’augmentation des recettes par l’impôt d’autre part ? (Les Échos, le 24 juin) Pour le moment, Macron dit non, d’abord parce qu’il prolonge les mesures de chômage partiel à un haut niveau (l’équivalent d’une nationalisation des salaires) et ensuite parce qu’il adopte la perspective et le langage de la croissance quantitative (travailler plus, produire plus, recommencer à consommer). Or, dans l’automobile, si PSA réembauche 800 intérimaires parce que son PDG Tavarez tient bon la barre sous les auspices de Charles Darwin (Le Figaro, le 25 juin), un compétiteur né, la demande est au rendez-vous sur les modèles qui dégagent le plus de marges et permettent en outre l’embauche de personnel en France parce que ces modèles y sont encore produits… ce sont aussi les véhicules les plus polluants (les SUV 308 et 508) qui vont être produits par des salariés occasionnels auxquels, a priori, la Direction ne réserve aucune perspective de qualification par une formation quelconque. Vous avez dit croissance quantitative ? Il en est de même, de l’extension des mesures de chômage partiel jusqu’à octobre puis, dans une formule moins avantageuse du point de vue salaire pendant deux ans dans le cadre d’accords d’entreprise, mais où entend-on parler d’autre chose que « d’accords de performance » avec intensification du rythme du travail ? C’est-à-dire là encore une conception quantitative et cour-termiste de la performance que Dani Rodrick, professeur d’économie à la Kennedy School de l’université d’Harvard, dénonce dans Les Échos, le 25 juin ? En effet, la reconfiguration de la production post-Covid reste de l’ordre de ce qu’on appelait, dans les années 1975-1980 la restructuration capitaliste avec intégration de la technoscience dans le procès de production et ses conséquences : surqualification pour une minorité de salariés / déqualification pour la masse dans la mesure où les machines s’incorporent les anciens savoirs professionnels. Ce processus s’est depuis étendu au secteur des services produisant ce que Rodrick appelle la raréfaction des « emplois médians2 » qui, pour les américains, constituaient la base de leur « grande société » (cf. John Kennedy et Humbert Humphrey).

Les relocalisations, si elles sont effectives et qu’elles concernent bien, comme nous l’avons indiqué dans de précédents relevés, des emplois très mécanisés, pourraient peut-être s’inscrire dans la perspective tracée par Rodrick. Mais pour que cela soit significatif, il faudrait que leur nombre soit élevé et là les considérations spécifiques des différents pays interviennent. Si les allemands et les italiens produisent plus « national » que les français (respectivement 70 %, 75 et 64, source : Mickaël Valentin in Les Échos, le 25 juin) ce n’est pas parce qu’ils sont plus nationalistes, mais parce que les premiers ont conservé l’hinterland et les seconds les petites industries lombardes dynamiques et agressives (on a vu l’effet-Covid sur des villes moyennes comme Bergame et Brescia qui, malgré tout, ont refusé d’arrêter la production) qui forment un dense tissu industriel qu’on ne retrouve plus en France où domine un capitalisme de CAC40 et de FMN qui n’a pas d’intérêt particulier à produire sur le territoire français et a ainsi tendance à contrevenir à ce qui pourrait être éventuellement une politique industrielle et commerciale initiée ou orientée par l’État. Outre le problème que cela pose au niveau de l’articulation entre niveau national et niveau international, le résultat le plus visible se manifeste au niveau de la Comptabilité nationale aussi bien du point de vue de la mesure du PIB3 que du déficit de la balance commerciale.

– Sanofi fournit un bon exemple des restructurations actuelles dans l’industrie parce que ce n’est pas une entreprise sinistrée par la crise sanitaire, mais une entreprise qui tout en n’ayant jamais arrêté la production et finalement tiré son épingle du jeu dans la crise, n’en est pas moins obligée de se réorganiser. Quelle est la situation générale de l’industrie ? Depuis de nombreuses années la plupart des grandes entreprises sont en sureffectif et le restaient pour garder de la « ressource humaine » à disposition et ce, particulièrement dans le secteur de la recherche-développement (R-D), un secteur qui comme les autres dans une vision à court terme, doit être réorganisé pour se centrer sur ce qui est rentable immédiatement et donc pour Sanofi, ce sera sur les vaccins avec abandon d’autres activités. Nous avons vu dans d’autres relevés que le secteur R-D de Renault serait celui qui souffrira le plus de la restructuration à venir en termes d’emploi et pour les mêmes raisons. Par contre PSA qui s’est recentré plus vite arrive quand même en tête des innovations françaises cette année en les ayant ciblées.

Pour en revenir à Sanofi voilà donc un de nos principaux groupes du CAC40 qui vit à 80 % des remboursements de la Sécurité sociale, qui a touché 150 millions d’euros en crédit impôt-recherche et qui va maintenant recevoir une aide pour relocaliser la production de paracétamol (Neuville-sur-Saône, près de Lyon, environ 200 emplois d’après Le Monde, le 28-29 juin), mais prévoit par ailleurs d’en supprimer 1000 tout en versant 4 milliards de dividendes à ses actionnaires soit plus qu’en 2019. Que lui demande l’État en échange ? Premièrement, que ses vaccins soient immédiatement délivrés en France selon les besoins et non pas prioritairement aux États-Unis comme l’avait impudemment affirmé son PDG sous influence trumpienne sans doute ; deuxièmement ne procéder qu’à des départs volontaires en mesure d’âge ou en acceptation de changement de lieu de travail. Vous avez dit volontaire ?

  1. – Pour être plus précis la famille Zouari déjà plus gros franchisé du groupe Casino était devenue majoritaire chez Picard. Quant à Bio C’Bon elle a été fondée par le fonds d’investissement Marne et finance qui a eu l’originalité de faire appel directement aux particuliers pour la constitution de son capital. Leur part s’élevait à 25 % du total. []
  2. – Pour prendre un exemple en France, le secteur de la banque a perdu 130 000 salariés entre 2018 et 2019 même si, pour la plupart, ils ont bénéficié de mesures d’âge. []
  3. – Celui-ci ne prend en compte que ce qui est produit sur le territoire national, quelle que soit la nationalité de l’entreprise. C’est l’inverse pour le PNB. Mais ces indicateurs comme d’ailleurs celui de la balance commerciale perdent le sens qu’ils avaient, à l’origine, dans les premiers systèmes de Comptabilité nationale (1945-46) parce qu’ils ont été mis en place dans l’optique de mesurer des grandeurs cumulées (les « grands agrégats ») au niveau national. Ces systèmes de comptabilité nationale sont unifiés progressivement à la fin des années 70 (1976 pour la France) de façon à permettre les comparaisons internationales certes, mais sur la base des nations. Il est bien évident que la globalisation/mondialisation qui se développe dans le cours des années 1980 change complètement la donne en ce qui concerne la pertinence actuelle des anciens instruments de mesure. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (IX)

– On assiste à un début de dérive constitutionnelle à travers ou au prétexte d’une « urgence sanitaire » qui tend à fonctionner comme un véritable laissez-passer pour le pouvoir exécutif. Cela peut commencer par des choses assez peu spectaculaires comme la décision du Conseil constitutionnel du 28 mai 2020 où ce même Conseil saisi d’une « question prioritaire de constitutionalité » au sujet de l’installation d’éoliennes a décidé, en vertu de l’article 38 de la Constitution donnant force de loi aux ordonnances sous condition de ratification par une loi au Parlement dans la limite d’un certain délai, de faire comme s’il y avait eu ratification sous l’effet d’aubaine que représente la situation d’urgence sanitaire (en fait plusieurs dossiers traînaient effectivement). Une fois de plus se pose le problème constitutionnel de savoir si l’article 38 maintient l’équilibre entre ordonnances (l’exécutif) et ratification (le législatif), surtout dans une période où le gouvernement donne l’impression de ne gouverner que par ordonnances (Le Monde, le 6 juin). Le problème va à nouveau se poser sur un sujet majeur cette, fois, à savoir le prolongement ou non de l’état d’urgence sanitaire au-delà du 10 juillet sachant que les parlementaires ne pourront pas se réunir avant septembre. Le constitutionnaliste Dominique Rousseau s’est déjà élevé contre cette possibilité (Les Échos, le 8 juin). Conscient du danger le gouvernement prépare un projet de loi pour le 11 juillet où il serait possible de faire des restrictions similaires à celles du temps d’urgence, à l’exception d’un nouveau confinement, jusqu’au 10 novembre (Les Échos, le 11 juin).

– Les enquêtes judiciaires contre la police en France ont augmenté de plus de 23 % en un an. Il est vrai que plus les mouvements se développent — et cela a été le cas depuis plusieurs années — plus mathématiquement — dans le cadre où on est resté d’une répression accrue et de la criminalisation des luttes — ces chiffres ne peuvent qu’augmenter. Sur le même sujet, et en résonnance avec ce qui se passe aussi bien en France avec « Justice pour Adama » qu’avec la révolte après le meurtre de Georges Floyd, la ville-État de Berlin, pour lutter contre un type de discrimination, dite institutionnelle, a adopté jeudi dernier la « LADG », soit la loi anti-discrimination du Land qui vise à inverser la charge de la preuve en cas de conflit avec la police (Le Figaro, le 8 juin). Castaner encore un effort…

– Alors que les manifestations contre les violences policières ont montré que le droit de manifester ne se demande pas mais se prend, les syndicats continuent à chercher la marche à suivre pour la grande manifestation hospitalière du 16 mai. De la même façon qu’ils n’ont tiré aucune leçon du mouvement des Gilets jaunes, ils ne tirent aucune leçon du mouvement contre les violences policières. Ils restent comme leur statut le veut, attachés aux basques de l’État et à sa légalité censée être par définition légitime. Preuve en est, la CGT, avec la Ligue des droits de l’Homme, vient de demander au Conseil d’État la levée de l’interdiction de manifester (Libération, le 12 juin). Peu de chance qu’elle se rende compte que la légitimité de manifester se passe de sa légalité. « L’autorisation permettrait une concertation avec les autorités sur le choix du lieu, le parcours, l’encadrement par les forces de l’ordre », estime Patrice Spinosi, avocat de la LDH. Les syndicats l’affirment : ils sont aujourd’hui capables d’organiser des rassemblements dans le respect des gestes barrières en encourageant le port du masque et les distances entre participants. Ben voyons !

Le Conseil d’État semble mieux prendre en compte le rapport de forces quand, devant les manifestations répétées contre les violences policières, il vient de se prononcer, le 13 juin, pour une autorisation partielle jusqu’à 5000 participants au lieu des dix d’origine. Mais pourquoi le chiffre de 5000 plutôt qu’un autre, on ne le saura pas (Le Monde, le 16 juin).

– Dans l’entretien qu’il a donné aux Échos le 8 juin, le directeur général de Nissan insiste sur le fait que la priorité va être de baisser les coûts fixes. Plutôt rassurant pour l’emploi sauf que traditionnellement, dans les zaibatsu de l’industrie japonaise, les salariés titulaires avaient tendance à être considérés comme du capital fixe (« capital humain » et emploi à vie)… au coût fixe. On jugera donc sur pièce.

Mais dans les secteurs les plus touchés par la crise sanitaire (restauration-hôtellerie, aéronautique), c’est le capital variable qui devient surnuméraire. Trois économistes (Blanchard, Pisani-Ferry et Philippon) par ailleurs experts de Macron, bien que travaillant aux USA, proposent de subventionner les salaires de ces branches à hauteur de 30 % pour éviter que les entreprises ne ferment pour rouvrir plus tard. Le coût de l’opération ne serait pas très élevé, car il n’y aurait plus besoin de verser les allocations chômage et il y aurait, en compensation, une récupération des cotisations sociales sur les 70 % du salaire restant. Il s’agirait d’éviter un processus de destruction-création conjoncturel sur le temps court en aidant à la continuité de l’activité. L’autre volant de leur plan est que les banques se substituent à l’État pour l’aide aux PME dans la mesure où ce sont elles qui connaissent le mieux leurs clients et qu’elles pourraient donc faire le tri dans les défaillances d’entreprises qui ne vont pas manquer de survenir ; cela éviterait d’accorder des aides au hasard à des entreprises qui auraient fermé de toute façon.

– Ce type de subvention est aussi ce que préconise Patrick Artus économiste en chef chez Natixis (Le Monde, le 13 juin) quand se produisent des blocages comme dans le cas des « accords de performance » (voir relevés précédents) qui se font plus nombreux et dont certains semblent achopper sur la question des salaires comme chez Derichebourg dans l’aéronautique à Blagnac (Toulouse). L’idée c’est que soit la subvention doit aller à l’entreprise pour préserver l’emploi et la « ressource humaine, soit elle doit compenser la perte de salaire des salariés ; mais cela ne doit se faire que dans les secteurs qui le nécessitent vraiment parce qu’ils sont les plus touchés par la crise sanitaire et pour les entreprises qui ont un plan clair de reprise les rendant capables d’aller de l’avant quand la reprise sera amorcée. On peut avoir des doutes : Peugeot, Renault et Air-France, un plan clair ? Quant à des entreprises sous-traitantes comme Derichebourg (Airbus) elles ne sont effectivement pas prévues dans le plan d’extension du chômage partiel, pendant un an ou deux pour les salariés de l’aéronautique. En attendant et malgré la signature de l’accord par FO, la résistance s’organise chez les 1600 salariés avec la CGT et l’UNSA qui n’ont pas signé + un collectif de non-syndiqués déclarant représenter 400 salariés et qui appelle à une manifestation rejoignant celle des hospitaliers le 16 juin (Libération du 16 juin).

– Pour le Ségur de la Santé, la lutte sur les salaires des hospitaliers commence avec les propositions syndicales classiques comme celle de la CGT sur l’augmentation du point d’indice qui permet de maintenir et même d’accentuer la hiérarchie salariale ; ou celle plus égalitaire de Sud-santé qui demande un premier geste de 300 euros net pour les plus bas salaires avant toute discussion ultérieure (Le Monde, le 9 juin). Les pistes gouvernementales, outre un « premier geste », s’orientent plutôt vers une individualisation des rémunérations, au mérite ou suivant la technicité et la pénibilité, mais on voit mal comment cette dernière pourrait être détachée de la question d’ensemble des conditions de travail à l’hôpital et plus structurellement des interactions entre médecine de ville-urgences et hospitalisations. Le numerus clausus supprimé en 2020 et qui fonctionnait comme politique malthusienne ne résoudra pas les problèmes de lieu d’installation et de déserts médicaux comme la Seine-St-Denis en est apparue un, mais cela pourrait mieux servir de contention pour la masse de personnes qui se retrouvent aux urgences comme solution de facilité et dont une partie est déversée ensuite sur les hôpitaux en mal de lit. Le problème, c’est que comme dans le privé, tout le monde se sert au passage : la densité médicale permet de se payer à l’acte même quand on est conventionné, chaque passage aux urgences « rapporte » 161 euros à l’hôpital qui, de son côté, pratique maintenant la rétribution à l’acte. L’infirmière expérimentée passe dans le privé où comme le médecin elle double son salaire (Le Monde, le 16 juin). Le système entretient le système et les pharmaciens y jouent aussi leur rôle.

– Ceux que les médias ont appelés les « seconds de cordée » ont l’impression de retomber dans l’oubli. Leur relative héroïsation en temps de confinement se rapprocherait plutôt de l’esprit de sacrifice au regard des miettes qui leur sont promises ou accordées, il est vrai essentiellement dans le secteur privé où l’État ne peut se substituer à des directions qui arguent des difficultés de reprise (Le Monde, le 9 juin). On pourrait penser que les organisations syndicales… mais non puisque si les médias ont vilipendé la CGT pour avoir prétendument bloqué la reprise du travail à Renault-Sandouville, ils ont oublié de nous dire (excepté Le Canard enchaîné du 10 juin) que la CGT aux côtés de son supposé ennemi la CFDT avait signé avec la puissante DGB allemande une déclaration de soutien au plan de relance initié par Macron-Merkel. Néanmoins, les staliniens de la Fédération de la Chimie ont manifesté leur mécontentement contre la Direction de leur Centrale. La situation n’est pas sensiblement différente en Italie où les syndicats confédéraux, alors que les assemblées et les initiatives sur le lieu de travail sont interdites, relancent la concertation et, par la bouche de Maurizio Landini, un de leurs dirigeants, déclarent « en tant que syndicats, non pas seuls mais avec les associations et le gouvernement, nous avons fait des choses importantes et avons obtenu un plan de travail » (traduit du site carmillaonline qui y voit un exemple de retour des organisations ouvrières à la vieille stratégie togliattiste d’unité nationale de l’après seconde guerre mondiale).

– Les économistes Saez et Guzman qui ont déjà conseillé Elizabeth Warren la candidate démocrate aux primaires sur ce sujet, proposent une taxation provisoire des 1 % les plus riches pour rembourser les sommes prêtées, une solution pour eux plus plausible que celle d’un gommage de la dette par une inflation improbable dans les conditions actuelles (en France ces 1 % détiennent d’une manière ou d’une autre 20 à 25 % de la richesse nationale). Mais alors que le gouvernement n’entend pas céder, contrairement à 2008, des voix autorisées comme celle de Louis Maurin de l’Observatoire des inégalités, se sont penchées sur les seuils de richesse pour en tirer d’autres conclusions ; à savoir qu’il n’y a pas de raison que les ménages aisés échappent à la solidarité sous prétexte qu’ils ne sont pas dans les 1 % de plus riches.

Contre cette idéologie des 1 % de super-exploiteurs contre les 99 % d’exploités tous pareil qui s’est répandue depuis le mouvement Occupy Wall Street aux USA pour gagner ensuite l’Europe, Maurin propose un seuil de richesse qui pourrait concerner entre 8 et 10 % de la population au-dessus de deux fois le salaire médian (Le Monde, le 11 juin). Cela ne le conduit pas à négliger des mesures pouvant concerner les 1 %, puisqu’il montre que c’est en France qu’on trouve les plus gros revenus du travail en Europe (alors que c’est loin d’être le cas pour les revenus du patrimoine1 ), si l’on excepte la Suisse. Il n’y a donc pas eu, contrairement à ce que cherche à faire accroire un gouvernement qui crie au feu à la moindre occasion, de fuite des plus riches à l’étranger car ces derniers connaissent leur intérêt bien compris et de toute façon ont l’habitude de garder deux fers au feu. En valeur relative à l’augmentation de la population, il y a même eu un tassement du nombre de « riches », mais un approfondissement des écarts de richesse avec des classes dites moyennes qui ont vu s’accroître l’écart entre ses différentes composantes. C’est sans doute pour cela que Maurin cherche à définir, au moins fiscalement, un bloc « bourgeois » nettement plus important que celui des hypercapitalistes du sommet.

– Ce qui tranche dans ce que nous appelons le discours actuel du capital par rapport à ce qui a été jusqu’à la Première Guerre mondiale l’idéologie bourgeoise, c’est que, par exemple à propos des conséquences de la crise sanitaire, presque tous les articles parlent en terme de croissance ou de creusement des inégalités comme si cela était une surprise ou un effet pervers des restructurations et réformes amorcées dans le courant des années 1980, la période des « Trente Glorieuses » ayant produit un nouveau mode de régulation reposant sur la réduction des inégalités. Un processus effectif mais qui s’est dégradé puis inversé depuis la fin des années 1980 sauf en France où l’amortisseur social de l’État-providence a continué tant bien que mal à corriger en partie les inégalités en termes de revenu disponible.

Derrière ce discours s’entrecroisent des tentatives pour trouver des nouveaux modes de régulation et une plus grande flexibilité sous prétexte d’équité (Le Monde, le 11 juin et aussi notre relevé de notes (VII) mentionnant l’opposition entre insiders et outsiders).

Le dernier discours de Macron en date du 15 juin est typique d’un manque de ligne directrice. Il pose cette question comme s’il s’agissait de vases communicants où pour soutenir l’emploi des seconds il faudrait que les premiers fassent des sacrifices. C’est inepte parce que ce qui détermine le problème est ailleurs, c’est-à-dire que son « règlement », de toute façon problématique, dépend d’abord du niveau de la stratégie de relance : savoir si elle est essentiellement française ou européenne et nous l’avons déjà dit si elle est européenne ce que semblait laisser penser les derniers accords et les déclarations de Von der Leyen sur la nécessité d’une politique industrielle européenne avec des « champions » européens, la question de la compétitivité et de son rapport à la croissance qui détermine le taux d’emploi ne peut pas être première ou alors uniquement si on la rapporte au niveau mondial, mais c’est alors d’une compétitivité européenne dont il s’agirait, une compétitivité européenne en grande partie sabotée jusque-là par la volonté de la Commission européenne de lutter contre toute tendance monopolistique à l’intérieur du marché unique. Une politique qui l’a conduite à s’opposer à maintes fusions entre entreprises européennes.

Elle dépend ensuite de la qualité de la relance ; très clairement Macron ne semble pas s’orienter vers une relance des infrastructures publiques et dans une démarche écologique. En effet, les secteurs ciblés comme fondamentaux sont ceux qui sont au cœur du modèle capitaliste de croissance hérité des Trente Glorieuses et ils concernent des entreprises qui n’embauchent qu’à la marge, mais dont la production gonfle le PIB et entretient un semblant de tissu industriel traditionnel comme c’est encore le cas pour l’automobile. Aucune relance particulière du secteur du bâtiment (logements sociaux par exemple qui manquent cruellement pour les plus démunis et les plus jeunes) n’est pour le moment mise en avant. Dans le flou actuel la seule façon, pour le gouvernement, de faire tenir en l’état le couple salariés garantis/salariés précaires sans risquer des situations explosives est de suivre la voie scandinave en rajoutant de la « flexsécurité ». Certaines mesures vont dans ce sens avec les nouveaux contrats d’intérim (cf. Relevé VIII), la transformation des contrats de certains salariés ubérisés de contrats commerciaux en contrats de travail, des projets de formation professionnelle de conversion. Tout cela complété, à l’autre pôle par la continuation du déclin d’embauche de fonctionnaires aux conditions de leur régime particulier (on l’a vu avec le projet de réforme des régimes spéciaux) remplacés au mieux par des CDI et autrement par un développement de différentes formes de contrats d’auxiliaires qui donnent malgré tout du travail à des jeunes sans passer par les concours ; et pour le noyau dur des salariés dans les grandes entreprises du secteur privé, les « accords de performance collective2 ».

Les mêmes injonctions contradictoires se retrouvent dans ce que le gouvernement nous présentera comme l’opposition salaire/emploi comme si la solution idéale était forcément celle choisie par les allemands avec Schroeder ou pire celle des anglais, « d’incitation » forcée au travail et à la multiplication, de fait, des petits boulots3, c’est-à-dire une politique d’arbitrage qui ne change pas de paradigme. Maintien coûte que coûte de la croissance d’un PIB pourtant de plus en plus critiqué parce que détaché de la mesure de la richesse produite de par sa mesure purement quantitativiste qui ajoute les moins au plus comme si on avait que des plus (cf. les différents articles dans la presse de Dominique Méda sur ce sujet, certains de ses arguments ayant déjà été avancés dès 1968 par Jean Baudrillard dans son livre La société de consommation). Priorité accordée à une politique de l’offre, alors que de nombreuses entreprises sont en situation de surproduction contenue. Et nous ne parlons pas ici d’abolition du capitalisme, tant s’en faut. On guette juste un pas de côté.

Interlude

– Les syndicats les plus attachés au caractère national des examens sont le SNALC et le SNES. Les syndicats qui ont le plus poussé à la suppression de l’épreuve de français au bac de 1re sont… le SNES et le SNALC (Le Figaro, le 8 juin). Cherchez l’erreur. Le double langage des enseignants a encore frappé. A noter que deux mois après le confinement et deux mois de battage gouvernemental sur l’école en télétravail, qui à court terme accroîtrait les inégalités et à terme la fracture sociale, nos dirigeants et la presse continuent à employer la notion de « distanciation sociale » et non celle de distanciation physique (ibidem) sans y voir aucune contradiction et surtout aucune acceptation implicite de ce qu’ils font semblant de dénoncer par ailleurs.
« Pendant le confinement, j’ai travaillé comme un Romain ! » déclare de son côté le ministre Blanquer (ibidem). On ne sait pas de quel « Romain » il s’agit là. Est-ce le Romain des administrations romaines qui, il y a encore quelques dizaines d’années, venait pointer le matin et repartait immédiatement pour faire « un vrai boulot » dans le secteur privé ou le Romain de la Rome antique et ses travaux herculéens… effectués par ses esclaves ?

– « Si tu continues, je te renvoie à l’école » (parole de parents, Le Monde, le 15 juin). Tout un programme en effet (cf. à ce sujet sur notre blog le texte de J. Guigou : « École, déconfinement et autonomisation des apprentissages »).
– « Dans la situation exceptionnelle que nous vivons aujourd’hui, l’essentiel est de maintenir un lien pédagogique et éducatif avec tous les apprenants et notamment les plus fragiles, afin de maintenir leur encrochage » (note d’après confinement adressée par l’Inspection de l’enseignement agricole aux 220 établissements concernés). La même note invite aussi les professeurs « à préparer des temps d’échanges individuels et collectifs synchrones et asynchrones avec leurs apprenants » (Le Canard enchaîné, du 10 juin).

– Toujours dans la novlangue du capital, « la problématique » continue à faire fureur en remplaçant définitivement le trop vulgaire « problème » ; ainsi, pour le président de l’Adhrhess Mathieu Girier, une structure qui réunit les responsables RH des établissements de soins, « La vraie problématique, c’est qu’on manque d’agents ». Dit comme cela ça va être difficile de problématiser. Des exemples comme cela il y en a plusieurs par jours dans chaque article de presse et nous ne parlons pas de la radio et de la télévision.

– Alors que 87 % des interrogés (Le Monde, le 10 juin) pensent que « C’est aux scientifiques de dire quelles mesures doivent être prises pour lutter contre l’épidémie et le gouvernement doit les appliquer le plus strictement possible », 73 % des mêmes estiment que « les chercheurs servent trop souvent les intérêts de l’industrie, notamment pharmaceutique »… tout en affirmant à 86 % que « les chercheurs sont des gens dévoués, qui travaillent pour le bien de l’humanité ». Ah, comme les sondages sont réconfortants dans leur fabrication de l’équivalence des opinions. Ils réduisent la dialectique à son sens littéral de « contradiction ».

– Comme nous le disions dans nos relevés précédents à propos de la « reproduction rétrécie », la relance des entreprises va se faire sur des bases darwiniennes : les experts d’Alix Partners, par exemple, s’attendent à une rationalisation industrielle (moins de modèles, davantage de plates-formes communes) et à l’accélération des partenariats, voire des fusions/acquisitions. L’étude anticipe une baisse du point mort (nombre de véhicules produits en dessous duquel l’industriel perd de l’argent) à 65 millions, contre environ 80 millions l’an dernier, une nécessité sur un marché saturé et en reconversion du point de vue énergétique. « Ceux qui ont su abaisser leur point mort avant le Covid ont un avantage certain » (Le Monde, le 9 juin).

Quant à l’effort budgétaire et monétaire des États et de la BCE, le prix Nobel Joseph Stiglitz, dans Les Échos du 11 juin, estime que pour l’instant il ne semble pas avoir eu « d’effet multiplicateur » puisqu’il a renforcé l’épargne plus que la demande (consommation + investissement) ; et les liquidités bancaires en excédent, si elles ne sont pas dirigées vers des entreprises désirant investir, risquent d’alimenter encore des placements spéculatifs. Pour briser ce cercle vicieux, les pouvoirs publics devraient intervenir d’abord en donnant des bons d’achat en direction des ménages pour stimuler la consommation ; ensuite en garantissant aux entreprises des compensations si une durée trop importante de la crise entraînait des défauts de paiement de leurs clients. Bon, le « monde d’après » pour Stiglitz ressemble beaucoup au monde d’avant et sans grand nouveau projet capitaliste, ses remèdes ne rendront confiance ni aux ménages ni aux entreprises.

Les décisions de soutien à Renault vont dans le même sens ; elles entérinent la doxa de Renault (et Peugeot) comme quoi il est impossible de construire un petit modèle en France alors que la Yaris de Toyota triomphe à Valenciennes. Tout ça pour se projeter sur une voiture électrique dont on ne sait pas encore si elle se vendra en nombre suffisant pour équilibrer les investissements. Une fuite en avant donc… sans plan clair. Même dans les secteurs de pointe plus récents comme la pharmacie — et alors que les entreprises n’ont pas été touchées négativement par la crise sanitaire (elles n’ont jamais fermé) — et bien cela n’empêche pas de fermer des entreprises, comme s’apprête à le faire Sanofi qui abandonne son centre de recherche d’Alfortville (Val-de-Marne). C’est comme si la réindustrialisation repérée statistiquement depuis 2015 en France n’empêchait pas la désindustrialisation par transfert territorial de capital. Ce transfert est médiatisé dans le cadre de la mondialisation, mais il l’est moins quand il consacre des transferts interrégionaux. Ainsi le secteur industriel en Île-de-France n’a représenté que 5 % des créations d’emplois depuis 2018 au lieu de 19 % pour le reste de la France (Le Monde, le 16 juin). Terrain et immobilier y sont en effet devenus trop onéreux et les usines trop polluantes par rapport aux nouveaux critères environnementaux.

– Alors que les gamins et adolescents gambadent par grappes agglutinées, l’école continue à faire de la résistance avec des règles qui ne s’appliquent plus qu’à l’école. Comme si derrière tout ça se cachait la crainte d’actions en justice en cas de contamination. Pressé de toute part le ministre vient de déclarer à nouveau l’école obligatoire pour tous, sauf pour des lycéens qui, pour la plupart, sont en vacances depuis longtemps avec l’annonce de la suppression du bac de 1re et l’épreuve de Term’ sur dossier ne comptabilisant pas les notes du confinement. « Pour la première fois le rapport entre les lycées d’élite et les autres s’inverse » (Eléa, élève de Term’ à Henri IV, Libération, le 15 juin) avec des notes de contrôle annuel plus sévères dans les premiers qui vont nuire aux mentions sur-vitaminées des années précédentes.

– Un condensé de l’inessentialisation de la force de travail transparaît à travers l’historique des mesures prises « en faveur » de l’emploi des jeunes en France depuis plusieurs décennies. Pour l’ensemble des actifs se sont succédés les travaux d’utilité collective en 1984, puis, après un « plan d’urgence pour l’emploi des jeunes » en 1986, les contrats emplois-solidarité, puis les contrats initiative emplois, les emplois-jeunes, les contrats jeunes en entreprise, ceux dits « d’avenir », « d’initiative emploi », ou « d’accompagnement vers l’emploi ». Il y aura aussi les mort-nés contrats d’insertion professionnelle (CIP) de 1994 et contrat première embauche (CPE) que les mouvements lycéens-étudiants refuseront, le contrat unique d’insertion, les emplois d’avenir, le parcours emploi compétences et, enfin, la garantie jeunes, généralisée au 1er janvier 2017. Un enchaînement de dispositifs qui illustre la limite de ce type de politique. Parallèlement, des aides pour les entreprises embauchant des jeunes ont été prises le plus souvent sous forme d’allégements de charges. À ces mesures, il convient d’ajouter les derniers dispositifs en faveur de l’apprentissage et de l’alternance (Le Monde, le 15 juin).

– Pour ceux qui pensent encore que le « capital fictif » n’est que spéculation et n’aurait rien à voir avec « l’économie réelle », l’exemple de Nikola Corporation leur ouvrira peut-être les yeux. En effet, cette start-up américaine vient de se manifester sur le devant de la scène économique. Spécialisée dans le secteur du camion électrique à hydrogène, sa capitalisation boursière a bondi, atteignant les 34 milliards de dollars (31 milliards d’euros), soit autant que la valeur combinée de PSA, Fiat-Chrysler Automobiles et Renault. Une valorisation d’autant plus sidérante que Nikola n’a jamais vendu ni même vraiment produit un seul véhicule, qu’il prévoit un chiffre d’affaires nul pour 2020 et que sa propre usine d’assemblage en Arizona ne sera pas opérationnelle avant 2027 (Le Monde, le 15 juin).

– À nouveau sur la dette et contre ceux qui nous serinent qu’il ne faut pas se leurrer sur la possibilité d’un « tour de magie monétaire ». Mieux que la mutualisation de la dette dont on a déjà parlé dans des Relevés précédents se fait jour une solution capitaliste d’annulation pure et simple de la dette qui n’a rien d’utopique (cf. l’article du journal Le Monde, le 15 juin : « Pour une annulation des créances détenues par la Banque Centrale Européenne (BCE) »). Dans ce projet présenté par des chercheurs, dont le très sérieux Gaël Giraud, il s’agirait d’annuler uniquement les dettes rachetées par la BCE depuis 2015 et non celles détenues par les banques commerciales, les assurances ou les fonds de pension. En effet, annuler ces dernières conduirait à ruiner les épargnants y compris les petits épargnants (« l’euthanasie des rentiers » produite par la crise de 1930), alors que la BCE ne peut se ruiner elle-même parce que sa dette n’est exigible par personne. Les États endettés n’auraient donc ni à rembourser l’intérêt de la dette (ce qu’on exige d’eux en premier d’habitude) qui de toute façon aujourd’hui est proche de zéro, ni « le principal » et ils pourraient donc immédiatement s’endetter d’autant (2320 mds d’euros dont 457 pour la France) pour, par exemple, une reconversion verte des investissements au lieu de laisser rouler la dette jusqu’à des ratios dette/PIB (120 % pour la France) qui ne peuvent que conduire les « politiques » à des choix d’austérité sous-tendue par une morale sacrificielle (« il faut bien payer » ; « il ne faut pas sacrifier la génération future » et autres rengaines du même type).

L’annulation des dettes aurait aussi l’avantage d’éviter tout risque inflationniste. En effet, il n’y aurait pas création monétaire puisque l’annulation ne ferait qu’empêcher la destruction monétaire qui préside à tout remboursement. Par rapport à un endettement public qui continuerait à croître au mieux pour assoir des investissements publics nécessaires, L’État ou l’ensemble de ceux de l’UE fonctionnant alors comme assureurs en dernier ressort, l’annulation ne craindrait pas une remontée des taux, elle subirait juste une baisse de ses fonds propres qui ne l’empêcherait pas de continuer à fonctionner. Mais ce plan, le plus radical du point de vue capitaliste aussi bien dans sa conception que par l’effet de choc qu’il produirait, est pourtant celui qui risque de n’être essayé qu’en dernier recours, une fois épuisées les autres « solutions ».

Un exemple de ces solutions qui n’en sont pas : quand l’exécutif entend faire passer la dette Covid dans la dette sociale, cela revient à augmenter des prélèvements sociaux qui seront payés par les salariés et les retraités (une fraction de la CSG y serait consacrée et la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) serait prolongée de 9 ans) pour un gouvernement qui claironne à tous les vents que la France a déjà le plus haut taux de prélèvements obligatoires…. Julien Damon, enseignant associé à Sciences-Po (Le Monde, le 9 juin) pense qu’il aurait été plus juste que l’État garde la dette Covid dans son giron puisqu’il s’agit de « sa » dette et qu’en plus il peut actuellement la financer à long terme à des taux très faibles. Il s’agit bien là d’un choix politique.

Un autre plan semble plus probable (Le Monde, le 16 juin) qui verrait l’UE déléguer à la Commission européenne une autonomie budgétaire lui permettant d’emprunter à bon marché du fait de son évaluation AAA. En conséquence, un pan du budget ne dépendrait plus des États qui eux, sont tenus à l’équilibre, et le financement pourrait provenir de taxes communes dont nous avons déjà parlé.

– Après le discours autour du « plombier polonais », un des premiers cas de « travailleurs détachés », c’est aujourd’hui au tour de PSA de rapatrier d’urgence en France ses salariés polonais qui travaillent localement pour son groupe. Il s’agit de parer aux commandes en retard alors que les intérimaires du groupe travaillant dans les sites en France ont été écartés pendant la crise sanitaire. Devant cette situation, le gouvernement réagit comme s’il se trouvait surpris des incidences de la mondialisation parce que ce qui se fait parfois entre usines nationales d’un groupe (les ajustements temporels de personnel) devient tout à coup international et apparaît comme un mauvais coup contre les travailleurs français d’une entreprise française (Le Monde, le 15 juin). L’arroseur arrosé. Selon les dernières informations (Le Monde, le 16 juin), l’action du gouvernement aurait porté ses fruits. Toutefois cela ne concernera que le plus gros site d’Hordin (Nord), mais pas ceux de Metz et de Douvrain (Pas-de-Calais) où des salariés polonais sont à pied d’œuvre depuis le 15 juin.

« Je vais demander à Muriel Pénicaud d’aller travailler six mois en Pologne ! Ce n’est pas la société que je souhaite pour mes enfants » a déclaré avec aplomb le secrétaire national du PCF. Est-ce à dire qu’il exonère les 50 ans de stalinisme subit par la Pologne de toute responsabilité sur la situation actuelle ?

Temps critiques, le 17 juin 2020

 



 

Nous vous livrons un commentaire d’Harpo du 18 juin sur une partie de notre « Relevé (IX) », celle qui concerne les hospitaliers, (notre texte est retranscrit en italique) suivi d’un éclairage de la situation à Alès.

– Un premier niveau est celui des intérêts de classe qui sont sous-jacents à la tension, antécédente au confinement, générée parmi les personnels hospitaliers par la rentabilisation managériale capitaliste, et dont la gestion irrationnelle gouvernementale du confinement Covid-19 aura mis en évidence les aspects saillants : salaires (et non « primes »), effectifs, équipement et lits… Je reprends un passage de « Relevé de notes…IX » publié sur le blog de « Temps Critiques » pour « faire court »

C’est assez explicite en ce qui regarde la torsion dynamique, dans la lutte, entre revendications quantitatives et revendications qualitatives des personnels les plus exploités dont et le temps de travail et la qualité de vie continueront à se voir dégradés par les objectifs de rentabilité maintenus par « le retour à la normale »…

-Le second degré du regard porte sur la manif’ : manifestement, il y a eu « un cortège combatif » parti de l’hôpital avec les délégations motorisées parties dans d’autres établissements hospitaliers, présent dès 14h devant la Sous-préf’, et un cortège de l’intersyndicale parti lui aussi de l’hôpital et plus fourni, qui arrivera sur place une heure plus tard, alors que les premiers étaient « partis faire un tour » en ville…
Assis sur le muret attenant au terre-plain de la Sous-préf’, je me trouve face aux camarades qui s’époumonent en slogans et discours anti-capitalistes, lorsqu’à côté de moi, j’entends la conversation de trois infirmières cinquantenaires d’un établissement hospitalier voisin, « qui sont venues aux nouvelles », avec une plus jeune de l’hôpital d’Alès, visiblement au fait des décisions de l’UL-CGT d’Alès, mais pas de la Fédé-Santé-A.P. du Gard, de donner cette forme à la mobilisation nationale. De ce que j’en entends, la mobilisation a reposé sur les établissements (dont l’hôpital d’Alès) sur lesquels la surcharge du confinement a pesé. Les trois infirmières disent que c’est à peine si des consignes syndicales leur auront été communiquées, leur présence étant due à des coups de téléphone passés à des collègues. Sous la langue, j’entends aussi que l’une d’entre elles trois a plus d’ancienneté que les deux autres, ou un statut élevé dans la hiérarchie, comme « infirmière-chef », à la fréquence avec laquelle elle insiste sur « l’organisation de son service »…Puis, une camarade des G.J. (présente à « La G. » le lundi 1° Juin, et à « Là-Tes-Rives », le vendredi 5 vient leur parler à elles quatre, et je perds le fil…

-Enfin, le troisième degré du regard porte sur le contenu anti-capitaliste et anti-hiérarchique de notre présence dans cette lutte, par-delà les objectifs de cette lutte, qu’elle soit à même de « dépassement ou non ».

« Le problème, c’est que : comme dans le privé, tout le monde se sert au passage : la densité médicale permet de se payer à l’acte même quand on est conventionné, chaque passage aux urgences « rapporte » 161 euros à l’hôpital qui, de son côté, pratique maintenant la rétribution à l’acte. L’infirmière expérimentée passe dans le privé où comme le médecin elle double  son salaire (Le Monde, le 16 juin). Le système entretient le système et les pharmaciens y jouent aussi leur rôle ».

Ayant été « patient » à l’hôpital d’Alès pour une ablation de la vésicule biliaire, voici 3 ans, je ne puis pas dire que j’aie ressenti ou observé quoi que ce soit en 72 heures qui « écorne » la procédure à laquelle je me suis conformé. En tant que « patient », on est presque « rassuré de la division du travail », entre chirurgien-spécialiste, anesthésiste, radiologue, infirmières du bloc, infirmières d’étages, comme si, mentalement, l’ignorance des surprises que réserve son propre corps à l’intervention chirurgicale demandait à ce que « chacun son métier et les vaches seront bien gardées », jusqu’à ce que quelque chose « coince » et provoque « le dédouanement administratif », le « retranchement derrière la procédure » et la décharge que l’on a signée… Donc, on est « attentif » parce que c’est de sa propre couenne dont il s’agit, et pas spécialement contrariant pour ne pas risquer se voir fermée l’écoute…
C’est d’auparavant dont je parle de « 3° niveau de regard » qui porte sur à qui donne-t-on le droit de toucher ou d’intervenir sur son propre corps, par des gestes appropriés, codifiés selon une procédure qualifiée et ce qu’on y aperçoit, au détour d’un rapport de mise en confiance réciproque ?

Lors d’un internement en U.M.D. (Unité de Malades Difficiles) de plus d’un an, suite à mon évasion d’un C.H.S. où j’avais été placé en P.O. préfectoral découlant d’un art.64 prononcé sans jugement par une juge d’instruction en 1988, j’avais pu observer et écouter chez des infirmiers psychiatriques la dimension de « promotion sociale » que prenaient leurs qualifications lorsqu’ils provenaient de milieux agricoles ou ouvriers. Ils abondaient en empathie et en « pédagogie » dans leurs relations aux patients, ne manquant jamais de « valoriser l’acte » au moment où ils le pratiquaient, comme pour compenser la sécurité de l’emploi qu’ils avaient recherché (quelqu’un qui vous répète qu’il n’est pas fonctionnaire avant de vous faire la piqûre qui vous met H.S…). En fait, ils devaient être « dévots » face aux injonctions du tout-puissant médecin-psychiatre du pavillon, qui avait notre dossier en charge, et nous remettait entre leurs mains, surveillance de tous les instants, applications du traitement et consignes particulières de « sécurité » selon le degré de dangerosité individuelle signalée ou estimée en « équipe », du lever le matin à 07h00, au coucher à 20h00 en dortoirs de 20, en passant par la cantine, matin, midi et soir, dans un réfectoire de 100 places environ et les ateliers d’ergonomie (reliure, maçonnerie, métallerie…). Ainsi, « la valorisation des actes » faisait-elle écran au rapport coercitif pour l’insinuer et enjoindre au « consentement » du patient sur tout aspect de sa détention et de sa domestication, « pour son bien »…
Le comportement d’infirmiers-stagiaires de passage, en « formations plus qualifiées et qualifiantes » était plus distant et moins « familier »…

C’est évidemment cet aspect corollaire de l’aspiration au « retour au programme du C.N.R. » pour ce qui est de la Fonction Publique hospitalière, qui trimballe une raideur corporatiste devant les approches du corps alternatives, dans la mesure où elles fragiliseraient « les idées reçues hiérarchiquement admises » ayant cours, essentiellement vitalistes, voire parfois positivistes sans le savoir… et compliqueraient la segmentation des tâches de plus en plus précises et spécialisées incombant à un personnel en effectifs de plus en plus réduit, que je souligne là.
L’épisode Covid-19 a inhibé une part de la révolte hospitalière dans les faits, par l’astreinte, la pénibilité et l’absence criante de moyens, parce qu’il y a la relation aux patients, et ce sont les pires conditions pour faire avancer des approches du corps qui s’éloignent définitivement d’une chirurgie provenant de la chirurgie de guerre, tant par sa brutalité, que par son aspect hiérarchique.

Harpo

  1. – Il n’est donc pas étonnant que l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) ne touche plus que 133 000 contribuables déclarant un patrimoine immobilier supérieur à 1,3 million d’euros, bien moins que l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) qu’il a remplacé et qui touchait, jusqu’en 2018, 358 000 foyers. Pas touche à l’ISF du côté du pouvoir et de la droite est devenu un marqueur du même type que le pas touche aux 35 h du côté de la gauche et des syndicats. C’est pour cela que le gouvernement lui préfère une solution de taxe des Gafam et de taxe carbone aux frontières. []
  2. – Dans ces accords, le piège consiste à faire croire que le droit négocié dans le cadre de l’entreprise l’emporte sur le droit imposé par la loi et l’État (cf. Pascal Lokiec, Paris I, Libération du 16 juin). Cela a été souvent le cas pendant la période où dominait le compromis fordiste avec des accords d’entreprises et de branches souvent plus favorables, mais suite au renversement du rapport de force et osons le dire aussi, à la déclin de l’antagonisme de classe, la tendance s’inverse aujourd’hui. La décision du Conseil constitutionnel de ne valider que des accords qui seraient établis en la présence d’un délégué du personnel limite quand même le « laisser-faire laissez-passer » à la base de ce type d’accord dans la mesure où il concernait quand même un tiers d’entreprises de moins de 50 salariés. []
  3. – Des incitations plus douces comme l’augmentation de la prime d’activité (cf. l’article de Mathieu Plane, économiste, dans Libération du 16 juin) restent toujours dans l’idéologie de la « préférence pour le chômage ». []

École, déconfinement et autonomisation des apprentissages

Les tensions sociales et les conflits politiques engendrés par le déconfinement progressif des établissements scolaires manifestent-ils seulement une intensification des problèmes de l’éducation produite par la crise sanitaire ou bien sont-ils le signe avant-coureur d’une avancée dans la « déscolarisation de la société » pour reprendre le titre du livre d’Ivan Illich diffusé en France dans les années 1970 ?

Mais, une déscolarisation de la société (Deschooling society a été mal traduit par une « Une société sans école ») qui ne se ferait pas au profit de cette « convivialité » universelle portée par l’utopie d’Illich. Au contraire, il s’agirait davantage d’un processus de remplacement des fonctions d’aide aux apprentissages : le pédagogue « en présenciel » cédant la place au tuteur numérique « à distance ». Un au-delà de la distanciation sociale exigée par les protocoles sanitaires en quelque sorte. Une dissolution en acte du « pacte scolaire républicain ».

Une telle hypothèse n’est pas fictive, ni ahistorique. Le processus est déjà largement entamé depuis des décennies. Au fil des diverses « réformes » du système éducatif et de leurs avatars politico-pédago-syndicaux, ce sont les médiations traditionnelles de l’école de l’État-nation qui ont été altérées, résorbées, délitées, désubstantialisées. La loi sur l’urgence sanitaire accélère ces processus puisque l’obligation scolaire est levée. Ne pas envoyer ses enfants à l’école n’est plus un délit. La scolarité obligatoire, ce principe fondamental de l’État-nation républicain, est abolie. Avec l’effet de loupe porté par les politiques de lutte contre la pandémie, la tendance à la déscolarisation, déjà effective depuis des décennies, devient une réalité sociale, politique et juridique.

Ces processus à la fois techniques et politiques ont accompagné et souvent même anticipé la montée en puissance de l’État sous sa forme réseau1.

Autonomisation des apprentissages, pédagogies par objectifs, auto-évaluation, contrôle continu des compétences, dispositifs de formation, etc. autant de méthodes et de procédures d’abord appliquées dans la formation professionnelle des adultes qui ont été transposées dans le système éducatif. Ce déplacement/remplacement a accéléré la particularisation des rapports sociaux d’éducation. On peut résumer ces transformations en disant qu’en quelques dizaines de décennies on est passé du paradigme étatico-républicain de l’éducation à celui, globalisé, de formation continue. L’institution nationale de l’éducation est devenue réseau mondial de formation des compétences. Depuis plus de vingt ans, nous tentons de caractériser et d’interpréter ces processus politiques comme une tendance forte à la particularisation de l’éducation, un affaiblissement de la fonction éducative de l’État-nation au profit d’un traitement « au cas par cas » propre à l’État-réseau2.

Certes des contre-tendances ralentissent ces processus de déscolarisation dans la société capitalisée d’aujourd’hui. Elles s’expriment et s’affirment, par exemple, dans les pressions des parents d’élèves pour une accélération du déconfinement et pour l’abandon des règles qui limitent l’accès de tous les enfants à l’école. Dans ces rapports de force, les enseignants y occupent une place ambivalente. Ils sont loués par le pouvoir et les syndicats pour avoir assuré avec courage « la continuité pédagogique » via le télétravail scolaire ; mais ils sont critiqués par d’autres, car un certain nombre d’entre eux sont des « décrocheurs » qui n’ont jamais contacté un seul de leurs élèves (5 % annonce le Ministère, donc environ 40 000 « enseignants décrocheurs3 »).

Relevons ici que c’est la fonction socialisatrice de l’école qui est en jeu davantage que ses fonctions cognitives. Tout se passerait-il alors comme si, les apprentissages étant autonomisés par les technologies de la cognition et donc réalisables et évaluables à distance, resterait à l’école cette fonction de dressage des jeunes individus pour les rendre aptes à consentir aux exigences de la dynamique du capital ?

On sait que la critique de la fonction répressive de l’école et sa contribution à la « reproduction » avaient été le fer de lance des contestations de l’école et de l’université dans les années post-68. Or elles ne se faisaient pas au nom d’une autonomisation généralisée des apprentissages4 mais d’une démocratisation, d’une libération de l’emprise de l’école de classe ; autant d’objectifs, de fait, réalisés par ce que nous avons appelé « la révolution du capital ».

La question serait-elle déjà réglée pour les universités ? Autrement dit, malgré le confinement, les examens, les concours s’étant déroulés sans dommages majeurs et les diplômes ayant été délivrés eux aussi à distance, rien ne semblerait s’opposer en septembre, à une rentrée virtuelle des universités. Pour l’instant les seules oppositions sont d’ordre… philosophique.

Ainsi, Giorgio Agamben, dans un texte récent : « Requiem pour les étudiants » publié dans le no 246 de lundimatin, s’élève contre une telle éventualité à ses yeux pure barbarie. Il y prophétise la fin du dialogue professeur/étudiant et l’enfermement dans « l’écran spectral ». Selon ce philosophe ce sont près de dix siècles de vie collective étudiante qui disparaissent définitivement. Une socialité étudiante qui a été à l’origine même des universités : les Collèges (collegium). L’actuel règne de « la barbarie télématique » accomplirait la fin de ce qu’étaient les formes de vie étudiante depuis les débuts des universités européennes.

À la fois lieu d’hébergement et d’étude, les Collèges ont certes contribué à fonder la dimension universaliste des savoirs (et des dogmes d’ailleurs aussi) enseignés dans les universités médiévales, mais ce qu’oublie de dire Agamben c’est qu’ils étaient placés sous le contrôle de l’église et que c’est l’église et ses docteurs, soutenus par l’État royal, qui organisaient les études et délivraient les diplômes. En ne présentant que la face « démocratique » de l’histoire des universités, celle du partage des connaissances et de la confrontation des thèses (disputatio), Agamben omet son autre face, despotique. Une fois de plus c’est la dialectique de la contradiction qui est mise à la porte et toute l’histoire récente de l’université et du mouvement étudiant (contestation de l’institution en 68, institutionnalisation de la contestation à Vincennes et réforme Edgar Faure dans l’après-68, résorption de l’institution dès les années 1990 qui devient incompréhensible).

De plus, emporté par sa verve antifasciste il en vient à condamner par anticipation les enseignants qui accepteraient de donner leur cours en ligne et ainsi se soumettre « à la dictature télématique ». Il les compare aux universitaires italiens qui, en 1931, ont juré fidélité au régime fasciste. Quant aux étudiants, ils devraient eux aussi refuser de s’inscrire dans cette université barbare et plutôt s’associer pour créer « une nouvelle culture ». Un gramscisme mâtiné d’assembléisme libéral-libertaire… qui semble ignorer les modes contemporains de création et de diffusion des connaissances. Lorsqu’après sept années d’isolement, Grigori Perelman a résolu la conjecture de Poincaré, il a placé son résultat sur un site internet accessible à tous…

Temps critiques, 14 juin 2020

  1. – Cf. J.Guigou État-réseau et genèse de l’État : notes préliminaires []
  2. – Cf. Ni éducation, ni formation.  Temps critiques, 1996. Et aussi, L’État-nation n’est plus éducateur. L’État réseau particularise l’école. Un traitement au cas par cas. Temps critiques, 2001. []
  3. – Un éditorialiste de France Inter rapporte les propos tenus en privé par « un ministre en première ligne : «Si les salariés de la grande distribution avaient été aussi courageux que l’Éducation nationale, les Français n’auraient rien eu à manger ». []
  4. – Cf. J. Guigou, L’autonomisation des apprentissages dans la société capitalisée (1999). []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (VIII)

Assa Traoré dans Libération, le 4 juin : « Peu importe notre origine sociale, notre religion ou orientation sexuelle. La période du coronavirus a poussé les gens à évoluer sur leur manière de voir les choses, de consommer, de ne plus être passif ». Cela n’enlève évidemment rien au fait que des dizaines de milliers de personnes ont manifesté en France le 2 et le 6 juin, mais on ne peut s’empêcher de penser que le « peu importe » ne se justifie pas en l’occasion, puisqu’il « importe » justement à qui l’énonce1. Pendant ce temps (le même mardi 2 juin), Donald Trump a signé dans la matinée un décret réaffirmant le principe de la liberté religieuse [« peu importe », NDLR] en politique étrangère. Puis, il s’est rendu en compagnie de la First Lady au sanctuaire dédié au pape Jean Paul II [« peu importe », NDLR] dans la capitale fédérale (Le Monde du 4 juin).

La génuflexion, expurgée ou non de sa connotation religieuse, est emblématique des protestations pacifiques contre les violences policières et le racisme institutionnel, depuis qu’en 2016 le joueur de football américain Colin Kaepernick l’a popularisée, posant le genou à terre en début de match, lors de l’hymne national. Joe Biden l’a bien compris qui, à l’issue d’une discussion qui s’est tenue lundi dans une église avec des responsables noirs d’associations a posé le genou sur le sol, invitant, en outre, à la prière (« peu importe », NDLR].

Alors que les observateurs se sont immédiatement posé la question du rapport spécifique qu’entretiendraient coronavirus et Africains-Américains2 (morbidité supérieure, licenciements, manque d’accès aux soins dans les quartiers les plus déshérités) pouvant être un des éléments susceptibles d’expliquer le caractère massif des émeutes de ces derniers jours, par delà le crime commis par des policiers, les conclusions d’une enquête Ipsos commandée par le Washington Post iraient plutôt dans le sens d’un rapport ténu (Le Monde du 4 juin). En effet, les latinos-américains plutôt plus exposés aux emplois les plus précaires et ne bénéficiant parfois pas de papiers et travaillant dans les secteurs de la restauration et du BTP, auraient été plus touchés par les pertes d’emplois que les Africains-Américains dont certains travaillent dans la fonction publique ou dans des usines où ils ont pu bénéficier du filet social (aide fiscale + chômage partiel accordé par les autorités fédérales). Il faut dire que les latinos-américains sont les grands oubliés de l’antiracisme de gauche. Ils n’ont pas de Martin Luther King ou de Blacks Panthers pour faire oublier aux gauchistes américains à quel point leur « communauté » comme celles des Africains-Américains est conservatrice politiquement, la différence étant que lorsqu’elle vote (et elle vote moins) elle ne se porte pas sur le même parti. En effet, si les Africains-Américains votent démocrates, ils soutiennent la plupart du temps dans les primaires le candidat le plus à droite. Bernie Sanders vient encore de s’en apercevoir lui le candidat de la gauche « blanche » branchée sur les « sujets de société » qui a été obligé de se retirer au profit de Joe Biden qui ne porte absolument aucun projet autre que de battre Trump.

Le 2 juin, dans son éditorial Le Monde donnait son avis : « Cela ne suffit pas. Un autre facteur, sous-jacent, explique la colère : la disproportion dans la répartition ethnique des quelque 100 000 victimes de l’épidémie de Covid-19 aux États-Unis. Les Afro-Américains ont été deux fois et demie à trois fois plus nombreux à mourir du virus que les membres des communautés blanche, latino et asiatique. Les Noirs américains concentrent plus de facteurs de comorbidité, comme le diabète et l’obésité, que les autres, parce qu’ils concentrent aussi plus de pauvreté3 ».

Au-delà de ce fait indéniable, on s’aperçoit que le journal, gagné par son empathie avec la révolte des Africains-Américains en vient à adopter l’hypothèse d’une « communauté blanche » dans un pays qui a déjà du mal, malgré sa volonté identitariste, à classer les latinos-américains qui ne sont pas considérés officiellement par l’administration américaine comme une « race4 ».

Pour Jason Furman, professeur à Harvard et ancien conseiller économique de Barack Obama : « En février encore, le taux de chômage des Afro-Américains était à son plus bas historique. De plus, la réponse du gouvernement à la crise du Covid-19 a très certainement conduit à une hausse du revenu net disponible. Le désavantage économique [dont souffrent les Afro-Américains] fait donc partie de l’explication des émeutes, mais il est peu probable qu’il s’agisse de changements économiques récents et certainement pas de disparités raciales dans les changements économiques récents. » (Le Monde, le 4 juin).

Là où il y eut une dégradation importante c’est par rapport à la propriété du logement : Afro-Américains 41 %, blancs 71 %, une situation plus défavorable qu’en 1968 où il existait pourtant une discrimination légale au logement (Libération, le 30 mai).

– Dans son éditorial Libération du 30 mai, Laurent Joffrin tire la sonnette d’alarme devant les conséquences que pourraient produire les failles du discours scientifique. Il conclut par un « Ce n’est pas la science qui trompe l’opinion. C’est sa politisation ou sa déification ». Le jour même des dizaines de scientifiques ont écrit pour dénoncer les conditions de l’enquête publiée dans The Lancet lui apportant indirectement leur réponse. Depuis, la revue a fait amende honorable par rapport à son coupable laisser-aller.

– Jusqu’en 2004, M. Fortunak, chimiste ayant travaillé 20 ans dans l’industrie pharmaceutique supervisait la production de midazolam pour le compte du laboratoire américain Abbott. « À l’époque, le principe actif était fabriqué aux États-Unis. Par la suite, le laboratoire a préféré s’approvisionner en Inde, car c’était moins cher. Vendre des principes actifs est bien moins rentable que vendre des produits finis » (Le Monde, le 4 juin) et El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine d’expliquer les raisons qui augurent mal d’une relocalisation « En dépit des possibilités d’automatisation, les groupes préfèrent délocaliser dans des pays à bas salaire, de façon à dégager des marges importantes, grâce auxquelles ils pourront verser des dividendes élevés à leurs actionnaires et/ou compenser les investissements réalisés pour le marketing et la recherche et développement » (ibid.). Pour les mêmes raisons, la fabrication des « génériques » a été délaissée. E.M. Mouhoud poursuit : « Les normes européennes n’autorisent pas les États à mener des politiques ciblées sur tel ou tel secteur. Il faudrait changer les règles, de façon à mieux orienter les aides publiques, notamment le crédit d’impôt-recherche, en le concentrant sur les chaînons manquants des filières de production. Ainsi que sur les secteurs stratégiques, comme la santé : aujourd’hui, le crédit d’impôt recherche est aussi bien alloué à l’industrie pharmaceutique qu’à la grande distribution » (ibidem).

Plutôt que d’une relocalisation problématique plusieurs observateurs dont Penny Goldberg, enseignante à Yale (Le Monde, le 7 juin) pensent plus efficient une rupture avec les pratiques du juste à temps et du zéro stock qui s’avèrent incapables de répondre à des chocs conjoncturels. Elle présenterait en outre l’avantage de ne pas rompre les liens avec les pays pauvres mais industrieux (par exemple le Bengladesh) qui se sont accrochés au cycle mondial. Problème : si les chaînes de valeur restent mondiales, la rupture n’a de sens que si elle est mondiale.

– Après avoir nommé un Conseil scientifique pour lutter contre la pandémie Macron vient de créer une sorte de brain-trust économique, en s’entourant d’une équipe « d’économistes conventionnels » pour garantir l’homogénéité de son travail (Libération du 30 mai). Ni Thomas Piketty pourtant une coqueluche étasunienne et sa réforme de la fiscalité ni Esther Duflot prix Nobel et son ISF ne font partie du convoi. Sans doute étaient-ils trop « monde d’après » pour LREM et Macron. Les experts « élus », emmenés par Jean Tirole, autre prix Nobel issu de la libérale École d’économie de Toulouse ont pour but de construire « une boîte à idées » (eux aussi décidément, cf. relevé VII). Sur quels sujets ? Ils sont restés dans le vague : climat, inégalités, vieillissement. Mathiew Crawford chercheur à l’Université de Virginie parle à propos de la santé et du climat, d’une symbiose entre une morale précautionniste (safetyism) et l’autorité de l’expertise. Le PDG de Youtube déclare ainsi : « Tout ce qui irait à l’encontre des recommandations de l’OMS constituerait un viol de notre politique » (Le Figaro, le 27 mai). Dit autrement les experts s’appuient sur les réseaux et réciproquement.

– On apprend (Le Monde, le 6 juin) que la plus grosse société française de conseils, Capgemini, qui avait été chargée par l’ARS d’instaurer les principes de lean management dans les hôpitaux publics, dans le but d’un retour à l’équilibre budgétaire et de limiter les dépenses publiques de santé, vient d’être chargé, par les mêmes, d’apporter aide et secours à l’hôpital post-crise sanitaire. « On appelle les mêmes pour faire une chose et ensuite faire son contraire, c’est la stratégie de Pénélope, on tricote puis on détricote », s’amuse le sociologue des organisations François Dupuy. D’une manière générale les grands consultants ont maintenant une fonction d’expertise qui fonctionne comme légitimation préventive de la future décision de l’institution concernée. Dit autrement, les consultants tendent à définir les politiques publiques en l’absence de stratégie. Toujours la gestion par les intermédiaires qui caractérise la nouvelle forme réseau de l’État dans son action au niveau II.

– Depuis deux jours, la presse écrite consacre des articles au fait que la crise sanitaire marque le déclassement de la France et que ce qui était accepté jusque-là dans l’opinion, à savoir le décalage de puissance économique par rapport à l’Allemagne, ne l’était pas pour des domaines comme la santé et l’éducation. En fait, c’est la crise de l’État dans sa forme d’État-nation5 qui se manifeste ouvertement avec le décalage entre la place permanente de la France au conseil de sécurité d’un côté (la marque de sa puissance historique) et le manque de lits, de masques, de tests, d’appareils respiratoires de l’autre. De cette forme, il ne lui reste plus que son autoritarisme, sa police, ses autorisations dérogatoires de sortie, ses contraventions qui ne peuvent cacher l’absence de ligne directrice dont les tergiversations autour de la fermeture et de l’ouverture des établissements scolaires, du caractère obligatoire ou non de la présence des enseignants et des élèves auront fourni l’exemple le plus frappant.

– Toujours du côté des experts et des réseaux, Pierre Moscovici vient d’être nommé à la tête de la Cour des comptes (Les Échos du 2 juin) qui, d’après lui, doit jouer un rôle d’interface entre les administrations nationales et la Commission européenne. Si nous reprenons nos catégories d’analyse, c’est un exemple du rôle de l’État, dans sa forme réseau, pour articuler niveau II, celui qui lui revient en propre de gérer et le niveau I du capitalisme du sommet où ne représente qu’une instance parmi d’autres et pas forcément la plus déterminante.

Interlude :
– Dans la série novlangue du capital « l’agenda » a remplacé le programme puisque les politiques ne classent pas leurs idées, mais leurs rendez-vous. Nous avons eu droit aussi à une multiplication des « cides ». Après le féminicide qui apparemment n’est plus un homicide puisque ce dernier ne concernerait plus que les « victimes » masculines et non les humains en général6, nous avons eu droit au « climaticide ». Mais les deux nouvelles perles de la semaine sont : « être allant » ou pas, tel ce : « Macron est plutôt allant dès qu’il est question de restreindre les libertés » livre un député de la majorité au journal Le Monde du 28 mai ; ainsi que « tangenter avec » : cette « idée tangente avec », ce qui à l’usage doit être très pratique pour faire passer n’importe quoi puisque personne ne s’accorde sur le sens de l’expression.

– Muriel Pénicaud : « Il faut, en tant que français (sic), qu’on ose consommer, qu’on ose ressortir, maintenant qu’il y a les conditions nécessaires » (Le Figaro, le 2 juin). Sans commentaire.

– « Frichti » entreprise plateforme de plateaux-repas s’autodésigne « livreur de bonheur » vantant un modèle alter-écologique derrière lequel se cache un sous-traitant employant des travailleurs sans-papiers et sans contrat (Libération du 2 juin).

– Depuis le Covid-19 « la résilience » s’est répandue à grande vitesse. Exemple parmi tant d’autres, dans Les Échos du 4 juin nous trouvons « le coronavirus est un test pour la résilience du dollar ». De la même façon, on apprend par la porte-parole de la Maison-Blanche que Trump en se rendant à l’église St John pour brandir une Bible a voulu montrer « un message de résilience et de détermination » (Le Monde, le 5 juin).

– Si certains salariés « invisibles » ont été mis en lumière par la nécessité d’assurer la logistique du confinement, ce dernier aura eu aussi quelques effets positifs sur des personnes parfois jugées trop visibles par les autorités municipales, c’est-à-dire les sans-abris. L’État a ainsi mobilisé des moyens pour loger 178 000 d’entre eux dans différentes structures et 90 000 personnes ont pu bénéficier de chèques alimentaires. Maud Bigot à Lyon déclare au Monde du 4 juin : « Entre associations, collectivités territoriales et services de l’État, nous nous sommes fixés pour objectif “zéro retour à la rue après le 10 juillet”. Les bailleurs sociaux jouent le jeu et ont déjà identifié 500 logements disponibles tandis que la métropole cherche des locaux en attente de transformation…» Ces mesures seront-elles pérennes ? À l’inquiétude des associations, le ministre du Logement a répondu qu’il réunissait les « acteurs » (sic) deux fois par semaine.

Comme pour la crise sanitaire, comme pour l’arrêt de l’activité économique, il y a donc bien eu une réaction et une réponse de l’État, mais dans sa forme réseau et la gestion des situations par les intermédiaires. Mais ces mesures seront-elles pérennes ? Cela reviendrait à réinstiller de l’institution là où il n’y en a plus. A priori, ce n’était pas à « l’agenda », mais qui sait, le virus est passé par là.

– Benjamin Lemoine, chercheur au CNRS (Paris-Dauphine) dans une tribune à Libération du 2 juin explique que la BCE (Banque Centrale européenne) reste spectatrice du fonctionnement économique parce que son plan d’aide n’est conçu que pour garantir et non orienter les prêts. Pour lui, là réside la grosse différence avec ce que faisaient les États nationaux au moment de la reconstruction de l’après Seconde Guerre mondiale. En France l’État-nation articulait budget, politique monétaire, orientait le crédit avec la nationalisation des banques de dépôt et leur séparation des banques d’affaires, promouvait le rôle du Trésor public (les Bons du Trésor) et la culture du service public. Alors qu’aujourd’hui, toujours pour lui, ce sont les marchés qui décident ? C’est effectivement l’impression que l’on pourrait avoir quand on constate que les marchés de taux d’emprunt viennent de demander à la BCE d’augmenter l’aide jusqu’à 1250 Mds parce qu’au train amorcé les premières centaines de milliards seront entièrement absorbées à la fin septembre et que risquerait de se produire une fragmentation des taux d’emprunt (les trop fameux spreads) mettant en danger des pays comme l’Italie et l’Espagne. Mais on peut aussi avoir l’idée inverse qui est que les marchés suivent aussi toute décision politique qui leur apparaît comme ferme. Ils sont tendanciellement pro-cycliques mais ils ne décident pas du cycle7. En tout cas la BCE exauçait largement leurs vœux deux jours plus tard avec un total porté à 1350 Mds.

À l’heure de la globalisation, de la forme réseau des États et de la finance directe sur le marché financier, Lemoine regrette la période de l’État-nation et de sa finance intermédiée par le système bancaire. Hélène Rey de la London Business School lui répond indirectement dans Le Monde du 4 juin, que ce n’est pas à la politique monétaire (technocratique) de faire des choix qui relèvent eux-mêmes des politiques budgétaires (démocratiques) privilégiant tel ou tel agent, tel ou tel secteur.
Dans les mesures particulières d’accompagnement pour une sortie de crise, l’Allemagne a décidé de baisser de 3 points ses deux taux de TVA pour relancer plus rapidement la consommation ; une mesure que le gouvernement Macron refuse parce que la France devenue plus importatrice qu’exportatrice, la baisse profiterait aux produits chinois. Ce n’est pas l’avis du secteur de la restauration, on s’en doute !

– Comme nous le disions dans un de nos précédents relevés (VI), c’est la négociation dans la métallurgie qui semble donner le ton des débats sur l’accompagnement des salariés dans la période de crise actuelle. D’après Les Échos du 2 juin, c’est sur cette base que le gouvernement bâtit son projet de « régime spécifique d’activité partielle » prévu pour succéder aux mesures actuelles de chômage partiel. Sa programmation court sur le moyen terme puisque les entreprises peuvent en faire la demande jusqu’en juin 2022. L’idée (idéal) est que cela se fasse par accord d’entreprise même si l’accord métallurgie est un pré-accord concernant toute la branche. En cas d’échec cela peut être une mesure prise unilatéralement par les patrons dans le cadre d’une demande « d’activité réduite pour maintien dans l’emploi » qui avait déjà été initiée en 2017 sous la présidence de François Hollande. Dans ce cas, la validité de la demande serait contrôlée, théoriquement, par l’Inspection du travail.

Des mesures allant dans le même sens ont d’ailleurs été prises pour ce qui est du travail intérimaire où la chute d’activité pendant la crise sanitaire a atteint 61,1 % (Les Échos, le 4 juin), mais où les salariés ont globalement bénéficié du chômage partiel. Par ailleurs, s’il existait déjà un CDI de l’intérim (CDII) d’une durée maximum de 36 mois, Proman, la 4e agence européenne a décidé de développer un nouveau « CDI aux fins d’employabilité » qui existe en théorie depuis la loi Avenir de 2008 réformant le Code du travail, mais qui est resté peu utilisé sans doute parce que le chômage avait lentement décliné. Il ciblerait aujourd’hui les salariés de l’intérim les plus en difficulté pour retrouver un emploi dans la nouvelle situation, c’est-à-dire les moins qualifiés ou les salariés handicapés ou encore les plus de 50 ans à condition que tous soit au chômage depuis plus de six mois et qu’ils touchent les minima sociaux. Les syndicats y étaient jusqu’à maintenant opposés parce qu’ils y voyaient une méthode d’externalisation de la force de travail.

Pour l’instant les sirènes de mauvais augure sur l’augmentation du temps de travail8 semblent plus dans l’idéologie que dans l’analyse des mesures spécifiques qui posent plutôt le problème de l’emploi que du temps de travail.

– Cette préoccupation prioritaire semble confortée par un article du Monde en date du 3 juin à propos des relocalisations qui, là aussi comme nous le disions dans un relevé précédent (VI) ne peuvent guère concerner que les tâches déjà très mécanisées et donc robotisables. L’OCDE prévoit ainsi une perte possible de 16,4 % des emplois pour la France dans un pays peu robotisé (154 robots/10000 salariés contre 168 pour l’Espagne, 174 Slovénie, 200 Italie, 338 Allemagne9). Il est à remarquer que le pays européen qui reste le plus industrialisé (en production de valeur ajoutée/PIB) est aussi le plus robotisé et celui où le secteur industriel a continué à embaucher (100’000 salariés supplémentaires en 20 ans). La relocalisation pourrait aussi être simplement est-européenne, des pays comme la Roumanie et la Bulgarie offrant une structure industrielle avec des salaires qui sont concurrentiels avec ceux de Chine si on inclut la différence de prix de transport (Le Monde, le 5 juin). Mais d’autres comme la Tchéquie et la Pologne ont envie de monter en gamme dans la production de valeur ajoutée et de ne pas devenir simplement l’atelier de l’Europe.

Mais en dehors de l’Allemagne qui demeure un contre-exemple, cette substitution capital/travail produit de la robotisation risque de conduire à une inessentialisation encore plus grande du travail vivant (force de travail) dans le procès de valorisation avec son double processus contradictoire de surqualification pour une minorité de salariés et déqualification pour une majorité, avec en prime, si l’on peut dire une tendance globale à la baisse du salaire médian. C’est ce que des économistes de Harvard assez conservateurs comme Anna Stansbury et Larry Summers observent pour les États-Unis même s’ils relient cette baisse du pouvoir ouvrier de négocier à la désyndicalisation plus qu’aux transformations de la structure de production (cf. l’article de Iana Marinescu, professeur d’économie à l’université de Pennsylvanie, Libération du 3 juin).

C’est pourtant l’objectif vers lequel se dirige Bruno Le Maire quand il vise à faire de la France le leader de la voiture électrique avec son « alliance » pour la fabrication de batteries10 pour le moment fabriquées en Pologne pour Renault, en Chine pour Peugeot. Mais pour des raisons de rentabilité cela ne pourrait se faire que par plus de protectionnisme en instaurant une taxe sur l’énergie carbonée qui domine dans ces deux pays. Et cela ne résoudrait pas la question de la cherté des véhicules électriques par rapport à leurs concurrents. La CGT propose en ce sens une petite voiture populaire électrique produite en France sans doute en souvenir de la légendaire 4 CV Renault, voiture des « travailleurs français » produite à des millions d’exemplaires dès 1946. Une époque mythique pour la CGT…

– Pour Macron, l’agriculture française est stratégique : « Il nous faut rebâtir une indépendance agricole, sanitaire, industrielle et technologique française et plus d’autonomie stratégique pour notre Europe. » Le beurre et l’argent du beurre si on comprend bien puisqu’il passe de « ma » France à « mon » Europe sans aucun problème pensant sans doute que la France est restée cette grande puissance agricole que pourtant elle n’est plus (cf. relevé IV).

La FNSEA est évidemment d’accord avec cette stratégie industrialiste qui seule peut faire que « ma » et « mon » correspondent ; la Confédération paysanne (et la Coordination rurale) l’est moins qui parle d’agriculture sans paysans et d’une compréhension concurrentielle de la « souveraineté alimentaire » (produire toujours plus pour moins cher) alors qu’elle a été définie par Via Campesina dans une optique coopérative de garantie des prix des petits producteurs (Le Monde, le 4 juin).

Temps critiques, le 9 juin 2020

  1. – Par rapport au mouvement des Gilets jaunes pour qui finalement un tel énoncé aurait pu convenir (« peu importe, tous Gilets jaunes »), la différence réside justement dans le fait d’en faire ici une sorte de pré-requis qui est un signe de plus de l’américanisation des politiques militantes. Ce mimétisme des activismes US est une dimension qui bouleverse nos conceptions et pratiques en Europe et surtout en France : moralisme politico-religieux, racialisme, communautarisme, victimisme, dichotomisme entre Le Bien et Le Mal. Bref, tous ces éléments montrent une emprise religieuse inédite sur les luttes menées surtout par des jeunes.

    Dans son langage empreint directement de références à Dieu certes, Terrence Floyd, le frère de Georges assassiné, a pourtant un langage plus clair : « le pouvoir au peuple ». « Pas seulement mon peuple, pas seulement votre peuple, mais à tout le peuple, chacun de nous. » []

  2. – 1988 est l’année où l’expression Afro-Américain a été lancée dans le débat public par Jesse Jackson et un groupe d’universitaires noirs qui ont appelé les gens à abandonner Negro (Nègre ou Noir suivant les acceptions puisque les afro-américains sont eux-mêmes divisés sur le signifiant des termes), Black et colored. Les esclaves s’appelaient eux-mêmes Africains au départ. Cependant les propriétaires d’esclaves américains les ont appelés « Negroes » (Nègres) qui avaient une tonalité péjorative puisque les Africains libres vivant en Afrique étaient appelés « Africains ». Certains Américains ont ensuite inventé le terme colored (plus respectueux) mais ce n’était pas majoritaire. La National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) a pris à son compte dans son sigle le terme colored (donc jugé par les Noirs moins péjoratif que « Negro »). Marcus Garvey panafricaniste lui utilisait le terme « Negro » dans le sigle de son organisation, l’Universal Negro Improvement Association (UNIA).

    Au milieu des années 1960 « colored » et « negro » ont été jugés dépassés et racistes, grâce au mouvement des droits civiques et on a adopté le terme « Black » (d’où le slogan Black is beautiful, le Black Power et les Black Panthers), et Black a gardé cette tonalité militante encore aujourd’hui aux USA, les autres termes étant progressivement abandonnés et définitivement considérés comme racistes. À la fin des années 1980 Jesse Jackson et un certain nombre d’universitaires ont décidé qu’il fallait choisir African American plutôt qu’afro-american que reprend pourtant encore, majoritairement, la presse française dans sa traduction (source : Yves Coleman, NPNF, article à paraître : « Du nègre à l’afro-descendant »). []

  3. – Pourtant, si les Noirs ont deux fois plus de probabilités de ne pas avoir d’assurance médicale que les Blancs, pour les Hispaniques c’est trois fois plus (Le Monde, le 4 juin). []
  4. – La question de l’origine hispanique ou latino est distincte de la question de la race. Les hispano-américains et les latino-américains ont des origines ethniques dans les pays d’Amérique latine et de la péninsule ibérique. Par conséquent, il n’existe pas de catégorie raciale distincte pour les Hispano-Américains et les Latino-Américains, car ils ne constituent pas une race, ni un groupe national. Lorsqu’ils répondent à la question sur la race sur le formulaire de recensement aux États-Unis, chaque personne est invitée à choisir parmi les mêmes catégories raciales que tous les Américains et est incluse dans les chiffres indiqués pour ces races. Chaque catégorie raciale peut contenir des non-hispaniques ou des latinos et des hispaniques ou des latino-américains.
    Par exemple : la catégorie raciale des Blancs ou des Euro-Américains contient des Blancs non hispaniques et des Blancs hispaniques (de même qu’il y a des Blancs hispaniques et des Blancs latino-américains); La catégorie des Noirs ou des Afro-Américains contient les Noirs non hispaniques et les Noirs hispaniques (de même qu’il y a des Noirs hispaniques et des Noirs latino-américains). La catégorie des Asiatiques-Américains contient les Asiatiques non hispaniques et les Hispano-Américains (voir Asiatiques hispaniques et latino-américains) ; et de même pour toutes les autres catégories (source Wikipedia en anglais, traduction : Yves Coleman). []
  5. – Nous l’analysions dès 1990 dans l’article « Crise de l’État-nation » du no 2 de Temps critiques, automne 1990, sans en développer toutes les déterminations et conséquences. []
  6. – Ce découplage est en rupture avec la progressivité historique du droit qui a consisté à développer une conception universaliste détachant la particularité des individus, qu’elle soit physique, de race, de sexe, d’origine sociale, du contenu de l’acte criminel lui-même pour donner à ce dernier une importance intrinsèque. Qu’il y ait eu des difficultés à faire correspondre droit progressiste et décisions de justice comme dans le cas du prétendu « crime passionnel » ne doit pas amener à tordre le bâton dans l’autre sens et en légalisant la chose qui plus est. Mais l’extrême gauche d’aujourd’hui a perdu toute ligne de conduite. Alors qu’elle s’est toujours opposée à ce que le meurtre d’un policier soit plus gravement puni, qu’elle s’oppose aussi, en général à la loi sur les repentis comme elle a été utilisée en Italie contre le mouvement de d’insubordination des années 70, elle applaudit maintenant à ce que ce soit le cas pour un « féminicide ». Bon, c’est vrai que l’extrême gauche et le droit c’est presque pire que l’extrême gauche et l’économie. []
  7. – Ce ne sont pas les marchés qui ont décidé, par exemple, de la globalisation financière, mais gouvernements et dirigeants d’entreprise qui ont privilégié des politiques de finance directe coïncidant davantage à l’intensification des échanges internationaux. []
  8. – Les menaces qui pourraient advenir via les Accords de performance collective crées par la réforme du Code du travail sont très hypothétiques ; d’abord parce que jusqu’à maintenant ils ont été peu nombreux (environ 200 sur trois ans et surtout pour des entreprises de moins de 20 salariés) ; ensuite parce que les problèmes principaux des entreprises en sortie de crise sanitaire sont de l’ordre de la reprise de la demande et de besoin de trésorerie, non de productivité et de compétitivité (Les Échos, le 4 juin). Muriel Pénicaud est d’ailleurs intervenue contre les menaces contre l’emploi chez Ryanair, une situation qui, d’après elle, ne rentre pas du tout dans le cadre des Accords de performance, n’en déplaise à Romaric Godin dans Mediapart du 28 mai. []
  9. – La différence avec nos pays voisins s’expliquerait d’abord par le fait que leur tissu industriel de PME est plus dynamique et a plus investi dans les procédures automatiques en ouvrant aussi son capital de façon à pouvoir augmenter surface financière et productive, alors qu’en France, de fait, la priorité a été donnée à la préservation de la nature patrimoniale du capital.

    Il y a par ailleurs des marges importantes de robotisation possible dans les services. On pense évidemment à l’automatisation des caisses d’hypermarchés, mais d’après une enquête des Échos du 3 juin, 4000 petits robots viennent aussi d’être installés dans la plus grande plateforme d’Amazon-France, à Brétigny-sur-Orge. []

  10. – Elles représentent 35 % de la valeur ajoutée du produit fini. []

Les limites de la mondialisation

État stratège ou forme réseau ?

Cet article a été écrit fin 2018 et est resté inédit aussi bien dans sa version numérique que dans une version papier qui n’a jamais existé parce que tout à coup le mouvement des Gilets et notre participation à celui-ci nous a pratiquement amené à cesser toutes nos autres activités. Or, à la relecture fortuite de son contenu nous nous sommes aperçus que ces remarques qui concernaient un texte de l’économiste marxiste Michel Husson, dépassaient le côté de simple réponse à son texte parce toute une partie de cette réponse avait comme anticipé les questions qui se posent au capital au sortir de la pandémie : limites de la mondialisation et du fractionnement des chaînes de valeur ; capitalisation et désaccumulation, articulation entre niveau I de l’hypercapitalisme et le niveau II où se repose la question de la souveraineté.

Nous le livrons donc à votre lecture, sans aucune modification par rapport à l’original.
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Relevé de notes en temps de crise sanitaire (VII)

Que cette « crise sanitaire » engendre un surcroît de débats et d’écrits sur les rapports des hommes à leur condition d’être vivants ne saurait surprendre. Parmi les innombrables théoriciens et les analystes actuels du système médical, de ses contradictions, de ses avantages et de ses menaces, il en est un, plus ancien et dont on ne parle plus : Ivan Illich. Ayant été proche de l’auteur de Némésis médicale, l’expropriation de la santé, David Cayley, dans un article récent1 cherche à montrer l’actualité des thèses d’Illich sur les aspects funestes et mystificateurs des technosciences médicales contemporaines. Il rappelle les dimensions religieuses qu’Illich attribuait à la science, conduisant à des individus dépossédés de leur jugement et à une société « prise d’hallucinations au sujet de la science » ; de la science et donc des scientifiques qui imposent leur savoir aux populations à travers des « institutions » aux mains des corps professionnels.

Comme il l’avait fait pour sa critique de la scolarisation de la société (cf. Deschooling society, mal traduit en français par Une société sans école) où il désignait « l’institution scolaire » et ses professionnels comme des obstacles aux apprentissages authentiques, Illich dénonce l’appropriation par les professionnels de la santé des capacités naturelles de tous à trouver les voies de la guérison.

Partisan de la décroissance, de l’utilisation des technologies douces et des ressources locales, il se disait proche de Charbonneau et d’Ellul. En matière de politique de santé non soumise au monopole des savoirs professionnels et de leur « système », il admirait la campagne des « médecins aux pieds nus », pendant la révolution culturelle chinoise ; ces paysans formés en quelques mois qui pratiquaient la médecine traditionnelle et quelques bases de médecine « occidentale ». De la même manière, dans les montagnes d’Amérique latine, il a favorisé la conception d’un « mulet mécanique », moteur très simple monté sur roues, outil polyvalent et non dépendant des monopoles industriels du machinisme agricole.

Aussi novatrices qu’elles aient pu être dans leur époque, les thèses d’Illich étaient déjà oblitérées par deux présupposés d’ordre, si ce n’est métaphysique, du moins spéculatif : l’un théologique qui fait de l’homme une créature de Dieu et l’autre économique qui laisse au marché la libre circulation des capitaux. David Cayley reconnait le premier présupposé, mais il semble ne pas percevoir son influence sur la conception illichienne de la Vie. L’homme être de finitude, certes, mais face au Covid-19 conviendrait-il se suivre le précepte d’Illich : celui de faire avec, d’accompagner la pandémie quelles qu’en soient les conséquences… comme il a accompagné la tumeur qui l’a emporté en s’abstenant de toute intervention thérapeutique ?

Il y a là un point aveugle de la démonstration que développe Cayley sous nos yeux, trop enclin à voir en Illich un guide pour le temps présent ; comme si les « institutions » que dénonçaient Illich étaient encore ce qu’elles étaient dans l’Europe et le monde des années soixante.

Aujourd’hui l’utopie d’Illich devient dystopie. Ainsi, dans les actuelles discutailleries sur l’hydroxychloroquine et sur Raoult, tout semble se passer comme si la vision d’Illich sur l’appropriation des savoirs par tous et chacun, se réalisait… mais se réalisait comme funeste farce. Pas un commentateur, pas un internaute qui ne fasse valoir sa science sur les virus et ne la distribue au monde entier, là une critique d’une publication de chercheur en virologie, ici un avis tranché sur les propos méthodologiques du Professeur Raoult…

Il faut dire que « la science » donne parfois le bâton pour se faire battre comme l’admet, contrit, Laurent Joffrin dans son éditorial du 30 mai de Libération et comme le sociologue Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS le développe dans un article pour Mediapart2.

Après avoir critiqué la méthode de l’article du Lancet, Mucchielli cite Richard Hurton qui a été son rédacteur en chef pendant 25 ans. Voilà ce qu’il a écrit dans le Lancet d’avril 2015 : « une grande partie de la littérature scientifique, peut-être la moitié, est peut-être tout simplement fausse. Affligée par des études portant sur des échantillons de petite taille, des effets minuscules, des analyses exploratoires non valables et des conflits d’intérêts flagrants, ainsi que par une obsession à poursuivre des tendances à la mode d’importance douteuse, la science a pris un virage vers l’obscurité. (…) L’endémicité apparente des mauvais comportements en matière de recherche est alarmante. Dans leur quête d’une histoire convaincante, les scientifiques sculptent trop souvent les données pour qu’elles correspondent à leur théorie du monde préférée. Ou bien ils modifient leurs hypothèses pour les adapter à leurs données. Les rédacteurs en chef des revues scientifiques méritent eux aussi leur part de critiques. Nous aidons et encourageons les pires comportements. Notre acceptation du facteur d’impact alimente une compétition malsaine pour gagner une place dans quelques revues sélectionnées. Notre amour de la “signification” pollue la littérature avec de nombreuses fables statistiques. Nous rejetons les confirmations importantes. Les revues ne sont pas les seuls mécréants. Les universités sont dans une lutte perpétuelle pour l’argent et le talent, des points d’arrivée qui favorisent des mesures réductrices, comme la publication à fort impact. Les procédures d’évaluation nationales, telles que le cadre d’excellence pour la recherche, encouragent les mauvaises pratiques. Et les scientifiques, y compris leurs plus hauts responsables, ne font pas grand-chose pour modifier une culture de la recherche qui frôle parfois l’inconduite ».

Au demeurant, l’histoire de la production éditoriale du Lancet a été marquée par plusieurs graves controverses et scandales ces dernières années (ainsi que le rappelle Patrick Champagnac, ancien de France 3, sur sa page Facebook3).

Six ans plus tôt, c’était la rédactrice en chef historique du New England Journal of Medicine (l’autre revue médicale la plus prestigieuse du monde), Marcia Angell (professeur de médecine à la Harvard Medical School de Boston) qui, dans un article du New York Review of Books4 intitulé « Drug Companies & Doctors: A Story of Corruption », passait en revue une série d’affaires de compromission de médecins avec les industries pharmaceutiques, conduisant parfois à d’énormes scandales sanitaires. Elle concluait son article en écrivant : « Des conflits d’intérêts et des préjugés similaires existent dans pratiquement tous les domaines de la médecine, en particulier ceux qui dépendent fortement de médicaments ou de dispositifs. Il n’est tout simplement plus possible de croire une grande partie de la recherche clinique publiée ou de s’appuyer sur le jugement de médecins de confiance ou sur des directives médicales faisant autorité. Je ne prends aucun plaisir à cette conclusion, que j’atteins lentement et à contrecœur au cours de mes deux décennies en tant qu’éditeur au New England Journal of Medicine ».

– Pour Barbara Stiegler dans Libération du 29 mai, l’accentuation du télétravail qui s’annonce après l’expérience que constitue son extension pendant la crise sanitaire, ainsi que la décision de faire redémarrer les universités à la rentrée sans présence en cours, confirment une tendance lourde entamée avec la pratique de l’hospitalisation en ambulatoire. Sa critique est toutefois limitée par deux présupposés. Le premier est d’ordre méthodologique puisqu’il consiste à poser l’État en dehors des rapports sociaux (de la société) comme si il leur (lui) était extérieur et les réformes qu’il initie comme produisant un face à face antagonique et inégal entre le pouvoir et les dominés. Or la crainte de l’hospitalisation de la part des patients est souvent réelle et le développement de la pratique ambulatoire remplit les deux objectifs attendus par les deux parties : réduction des dépenses publiques et angoisse diminuée du patient ; il en est de même pour le travail où ne comprenant pas la dépendance réciproque entre capital et travail Stiegler ne la voit que dans l’antagonisme. Or, le télétravail qui certes tend à faire disparaître le temps de travail objectif et ses limites, de l’avis de nombreux télétravailleurs, fournit aussi sa dose « d’autonomie » s’il n’est pas exclusif, mais complémentaire. Son second présupposé est plus d’ordre subjectif. En effet, quand elle dit très justement qu’il ne faut pas penser abstraitement « l’après » sans référence aux luttes qui ont précédé la crise sanitaire, elle ne peut s’empêcher de faire comme si le mouvement des retraites, par exemple, avait permis de se poser la question d’une autre façon de travailler, d’enseigner, de soigner et qu’il suffirait de s’approprier cela en passant à l’acte à travers l’opportunité du coronavirus. Sur ce présupposé, elle ne peut que s’étonner de la passivité des anciens protagonistes des luttes de ces deux dernières années, alors que comme elle le fait remarquer, « à Hong-Kong la lutte a déjà repris ». Elle en reporte donc la faute sur la gauche, les syndicats et les intellectuels qui n’auraient pas joué leur rôle en ne prenant pas parti contre la « distanciation sociale ». Elle ne perçoit pas le rapport entre le manque d’autonomie de la lutte sur les réformes (par rapport à l’État, par rapport aux syndicats) et l’acceptation sans broncher des mesures de confinement et du maintien de la « distanciation sociale » même après le confinement qui amène les enseignants à repousser le plus possible l’ouverture des écoles, les libraires l’ouverture des librairies5, la CGT la réouverture des usines, etc.

– Dans leur article de Mediapart du 28 mai : « La folle histoire du laboratoire P4 de Wuhan », Karl Laske et Jacques Massey reviennent sur le laboratoire de haute sécurité (P4) de l’institut de virologie de Wuhan conçu par la France sur le modèle du P4 de Lyon de Mérieux, en dépit des objections de l’administration dès 2004 au moment de la signature de l’accord6. Depuis son inauguration en 2017, Paris ne disposait plus d’aucun contrôle sur la gestion de l’installation, et la coopération prévue a été stoppée. Pourtant le premier ministre de l’époque, Bernard Cazeneuve déclarait alors à Wuhan, le 23 février 2017 : « Mesdames, Messieurs, ce laboratoire que nous avons bâti ensemble sera un fer de lance de notre lutte contre les maladies émergentes. Il accroîtra considérablement la capacité de la Chine à conduire des recherches de pointe et à réagir efficacement à l’apparition de maladies infectieuses qui menacent les populations de l’ensemble du globe ». Du résultat de cette enquête Mediapart, il ressort que la course aux armements biologiques se poursuit dans les laboratoires y compris dans les pays où il n’y a pas de séparation entre civil et militaire. Mais cela ne veut pas dire que des laboratoires purement civils ne puissent aussi s’échapper des virus ou bactéries manipulés sans précaution et stockés sans protocoles stricts de sécurité.

– Durant cette crise sanitaire, la question du rapport croissance économique/sécurité sanitaire a pesé lourd dans la décision des gouvernements de suivre une politique de confinement ou une politique dite « d’immunité de groupe ». En réaction au faible taux de mortalité supposé du Coronavirus parmi la population des actifs, certains pays comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas, et dans un premier temps la France, ont pu penser qu’il était plus rentable de laisser poursuivre l’activité économique si on pouvait maîtriser la gestion hospitalière. Mais la réalité de l’épidémie et ses conséquences aussi bien sociales, que politiques et économiques ont fini de les faire changer d’avis et les ont contraints à opter pour le confinement.

Il n’empêche que cette question de la rentabilité des systèmes de santé se pose pour tous les pouvoirs en place. Pour l’évaluer, des indices ont été jugés opérationnels, comme aujourd’hui l’indice QALY (Quality Adjusted Life Year ou année de vie pondérée par la qualité) qui est un des plus utilisés à travers le monde. Il vise à évaluer si appliquer un traitement sur un patient est « rentable » au vu du nombre d’années de vie en bonne santé qu’il pourrait lui faire gagner. Cette variable statistique est appréciée par les gestionnaires de santé publique, car elle permet d’intégrer la notion d’utilité, c’est-à-dire une année de vie en parfaite santé, plutôt que celle seulement de la productivité que l’on fait gagner au patient. La nuance reste ténue, au moins pour les actifs, car une année de vie en bonne santé implique implicitement une meilleure productivité. Mais au-delà de cette question, le QALY est surtout utilisé pour déterminer le prix que la collectivité est prête à payer pour tel ou tel traitement. Par exemple au Royaume-Uni, le service de santé national (NHS) a limité ses dépenses de santé à 30 000 £/QALY maximum. C’est-à-dire qu’on estime qu’il n’est pas rentable de dépenser plus de 30 000 £ pour une intervention thérapeutique et ses à-côtés (hospitalisation, traitement, opération, soin, etc.) puisqu’elle ne permettrait pas d’espérer plus que le gain d’une année de vie en parfaite santé pour le patient. Si l’exemple du Royaume-Uni est souvent cité, c’est que depuis 1990 le NHS a adopté le système QALY pour évaluer son système de santé et qu’il communique officiellement sur le sujet. En France, le système d’évaluation reste plus opaque et les décideurs publics ne communiquent pas sur le prix qu’ils sont prêts à payer par QALY. Il n’empêche que les critères d’évaluation restent les mêmes et que la Haute Autorité de Santé (HAS) désigne le QALY comme le critère à privilégier pour déterminer le rapport « coût-utilité » d’un traitement7. Dans la continuité du QALY, un second indice a été développé à partir des années 1990 par les économistes de la santé pour affiner leurs calculs de rentabilité : Le DALY (Disability Adjusted Life Years ou « année de vie ajustée sur l’incapacité »). Il mesure les années de vie en bonne santé perdues en cas de maladie ou d’accident. C’est une échelle qui a pour but de déterminer l’impact négatif sur la santé en termes de perte d’année de pleine capacité. Elle fonctionne à l’inverse du QALY, c’est-à-dire qu’une année de vie en parfaite santé équivaut à 0, tandis que l’année où l’on meurt correspond à un DALY de 1. Suite à une maladie, cet indice fait la synthèse entre les années de vie perdues liées à une mort précoce et les années de vie passée avec un handicap. Le DALY est un système largement utilisé par l’OMS pour définir la gravité que peut représenter une maladie pour une population. Cet indice est surtout utilisé sous forme d’agrégat à l’échelle d’une population. Par exemple, les maladies cardiovasculaires ont fait « perdre » (coûté) 858 000 DALY à la population française en 2004. Il permet surtout de déterminer si les mesures de santé publique ou le traitement d’une maladie sont considérés comme efficaces au vu de leur prix. Selon les critères de l’OMS, si une mesure de santé publique (vaccin, confinement, campagne d’information, de prévention, achat de masques) ou un traitement (chirurgical ou médicamenteux) coûte moins cher que le PIB par habitant du pays par DALY qu’il permet de « gagner » (soustraire), alors il est considéré comme efficace. S’il coute plus de trois fois le PIB par habitant, il est considéré comme inefficace, indépendamment de son efficacité réelle. En 2019, le PIB par habitant en France était de 32 900 €. Dépenser 10 milliards d’€ pour diviser par deux les conséquences des maladies cardiovasculaires serait donc considéré comme rentable. Avant tout, cette méthode de calcul permet de déterminer quelles dépenses le fonctionnaire public chargé d’appliquer une politique d’austérité va rogner en premier : celle qui diminue le moins le nombre de DALY.

Prenons l’exemple du dépistage de l’ensemble d’une population à l’aide de tests PCR. Il a été annoncé que le test coutait 135 €. S’il était utilisé pour dépister l’ensemble de la population française, cela couterait 8,7 milliards d’€. Pour que ce choix s’avère « rentable » en termes d’évaluation de santé publique, il faudrait donc qu’il permette de gagner presque 264 500 DALY (soit 4 DALY pour 1000 habitants). Or, c’est loin d’être le cas. À titre de comparaison, l’ensemble des maladies infectieuses génère « seulement » 194 000 DALY (soit 2,9 DALY pour 1000 habitants). Pour comparaison, et selon la Cour des comptes, s’il n’y avait plus aucun accident de la route en France, cela permettrait de gagner 184 000 DALY (2,8 DALY/1 000 habitants). De plus, la généralisation du dépistage du COVID en elle-même n’aurait aucun impact sur le DALY. Elle permettrait en revanche la prise en charge des patients infectés et donc la limitation de la propagation de la maladie. Alors que l’utilisation massive de tests serait utile pour endiguer la pandémie, les critères d’évaluation actuels des politiques de santé publique ne permettent pas de l’envisager, le test étant jugé non rentable. C’est ce qui expliquerait, au-delà du manque de matériel médical, la non-mise en place d’une stratégie de dépistage massif. D’une manière générale cette extrême quantification est liée au développement/généralisation de la « médecine industrielle » théorisée par des économistes comme Claude Le Pen, pour laquelle toute procédure de soin se voit standardisée et rationalisée. Elle est ensuite appliquée scrupuleusement par le personnel soignant réduit au rôle d’exécutant, la réflexion devenant le domaine réservé de l’expert se basant sur les indices et les modèles préalablement établis pour établir les protocoles à suivre. Avec la généralisation de ce modèle, le but principal n’est plus de soigner un patient, mais de produire un protocole de soin pour traiter une maladie en général8. La quantification statistique de la santé permettant sa rationalisation économique ne modélise absolument pas la réalité, mais cela n’a aucune importance. L’important c’est que le modèle soit suffisamment crédible pour permette d’affirmer publiquement que la rentabilité a été améliorée et permette ainsi aux financements de continuer à arriver. Qu’importe que ce soit vrai ou non tant que l’indice statistique démontre que la rentabilité s’améliore, même si dans les faits ce n’est pas le cas. En effet, malgré toutes ces réformes visant à l’améliorer, 40 % des hôpitaux et 30 % des cliniques privées restent en déficit (ibid.).

Rose-Marie van Lerberghe, ancienne directrice de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris (2002-2006) estime pour sa part, mais cela n’infirme pas ce qui précède, que c’est l’opacité générale des dépenses qui est en cause. Ainsi, le plus souvent c’est la tarification à la tâche (T2A) qui est clouée au pilori comme signe de la marchandisation de la santé alors que, d’après elle, cela masque l’obsession de contenir les dépenses de santé à l’intérieur de l’objectif national de dépense d’assurance maladie (Ondam), alors que le vieillissement et les maladies chroniques vont croissants. Le T2A ne ferait que tenter de réguler le rapport prix/volume dans un cadre ou le premier terme baisse parce que l’assurance maladie rembourse moins et le second augmente pour rééquilibrer l’ensemble. C’est l’approche médico-économique qui est mise en échec sans que, jusqu’à maintenant, une enveloppe budgétaire comprimée pour des raisons de dépense publique générale en baisse ne puisse s’y substituer. Clairement, la santé n’était plus depuis longtemps une priorité.

 

Interlude

– Effet pervers du politiquement correct ou l’arroseur arrosé : depuis une semaine, une quinzaine de militants LGBT et activistes de la lutte contre le sida ont vu leurs comptes Twitter et Facebook suspendus à cause de l’emploi du mot « pédé » dans leurs publications (Libération, le 28 mai).

– Libération (25 mai) dévoile un projet de transformation de l’Hôtel-Dieu de Paris en galerie marchande. Sur le modèle de ce qui s’est fait à Lyon ? Les décideurs parisiens n’ont-ils pas entendu parler du sort réservé à ce nouveau « temple du capitalisme », appellation incontrôlée qui lui a été décernée par les manifestants lyonnais depuis un an et conduisant la Préfecture à détourner depuis toute manifestation pour éviter les jets d’objets divers et variés à son encontre ?

– Trump fait taxer les produits chinois importés… or ce ne sont pas les chinois qui paient les droits de douane, mais les entreprises américaines qui importent des produits semi-finis qui leur sont nécessaires (Libération, le 26 mai).

– Pour les élèves retoqués de l’école, parce que « non prioritaires », Blanquer invente un nouveau sigle magique : les 2S2C (sport/santé et civisme/culture). Pour filer la métaphore, la coexistence du deuxième couple risque d’être « sportive ».

– Pedro Sanchez a osé négocier avec le petit groupe de 5 députés d’extrême gauche basque un donnant-donnant : abstention de ce groupe pour le vote sur la continuation de l’état d’alerte contre abrogation de la loi sur la flexibilité du travail. Réaction : un patronat et des syndicats ouvriers furieux d’avoir été court-circuités, alors qu’ils étaient en négociation et qu’en plus cette initiative risque d’incommoder l’UE pour le plan de mutualisation de la dette (Libération, le 26 mai).

– En début de semaine, le maire PCF de Grigny (Essonne) a porté plainte suite à un match de football ayant réuni 300 personnes au stade local. Ainsi, des villes qui, en temps normal, voient leurs bandes aller à la baston, ont dû apprécier le match de l’amitié Corbeil-Grigny à cette occasion. Aujourd’hui en France (28 mai) qui a mené une enquête sur le sujet fait état de nombreux matchs « sauvages » en Île-de-France, surtout depuis le 11 mai, La police aurait reçu l’ordre de ne pas intervenir à partir du moment où ne lui étaient pas signalés d’incidents.

– Magdalena Anderson, ministre des Finances de Suède déclare dans un entretien au journal Le Monde du 29 mai : « Je trouve très provoquant que des pays qui, de différentes manières depuis le début de la crise sanitaire, ont violé le marché intérieur en bloquant par exemple l’exportation d’équipements médicaux [en mars, la France avait saisi 4 millions de masques à Lyon, appartenant à une multinationale suédoise, dont la moitié était destinée à l’Espagne et l’Italie, ce qui avait failli déclencher un incident diplomatique entre Stockholm et Paris], nous parlent de solidarité.

– Édouard Philippe, au cours de son intervention jeudi soir 28 mai sur la seconde phase du déconfinement, s’est réfugié derrière les « décisions des ligues et fédérations » qui ont décidé, seules parmi les grandes fédérations européennes de football, d’arrêter précipitamment la saison indépendamment de l’évolution du virus ; quant à la Ligue 1, elle s’est abritée derrière l’interdit gouvernemental pour justifier sa décision (éditorial de Vincent Duluc, L’Équipe, le 29 mai). Match nul dirons-nous !

 

– On entend souvent dire que la politique économique de l’Allemagne est dictée par la peur historique d’une inflation qui aurait conduit indirectement Hitler au pouvoir. Or si cette inflation fut réelle au début des années 1920 et la tentative de putsch de la Brasserie de Munich de 1923 en fut en partie la conséquence, la période qui précéda l’arrivée d’Hitler au pouvoir fut au contraire celle d’une grande dépression avec une sévère déflation. On parle moins du fait que l’Allemagne a été marquée par un fait plus récent, la réunification qui l’a amené à assumer presque seule l’intégration de la partie Est de son territoire, l’UE intervenant surtout pour l’intégration de l’ex-bloc de l’Est de l’Europe.

S’il y a dans l’attitude allemande par rapport à la monnaie une part de rationalité : les ménages y sont moins endettés qu’en France 54,5 % du PIB contre 61,1 et moins propriétaires de leur logement 45 contre 62, ils sont plus épargnants 11,6 contre 8,4 (Italie : 2,5) ; elle contient aussi une part d’irrationalité car les actifs des ménages allemands ont augmenté de 4, 3 % pendant la période récente de rachat de la dette par la BCE (politique anti-conventionnelle dénoncée par la Cour de Karlsruhe, cf. Relevé V), alors qu’ils n’ont augmenté que de 3,7 entre 2004 et 2008 (Les Échos, le 26 mai).

– Le gouvernement prolonge le chômage partiel, mais en le rendant plus incitatif pour les patrons qui se voient mis à contribution à hauteur de 14 % des 84 % du salaire net versé par l’UNEDIC. Par contre il ne va pas jusqu’à remettre en cause la hiérarchie des salaires à travers sa prise en charge maintenue jusqu’à 4,5 fois le SMIC alors que tous les observateurs attendaient une baisse à 3,5 ou même à 2 (Les Échos, le 26 mai). Les mesures sont proches de ce que proposaient l’union patronale de la métallurgie et l’ensemble des syndicats de la branche, excepté la CGT.

Pourtant, dans l’ensemble le gouvernement continue sa politique de « distanciation sociale » envers les syndicats par une nouvelle ordonnance du 27 mai qui vise à raccourcir les prises de décision en période de crise sanitaire et éviter donc de les consulter pour chacune (Le Monde, le 29 mai). Les pratiques dérogatoires au droit du travail prises par ordonnances vont dans le même sens d’une urgence décrétée, comme celle qui vient d’être prise pour l’extension conjoncturelle du travail le dimanche au personnel administratif de l’assurance maladie.

– L’Espagne innove pour éviter la répétition de 2008. Nous avions parlé antérieurement de la proposition gouvernementale de « dette perpétuelle », puis du « revenu minimum vital » qui concernerait finalement 2,3 millions de personnes (800 000 familles en fait, proportionnellement à leur taille) et voici maintenant que suite à une menace de grève des loyers le 30 mars, Pablo Iglesias lance un moratoire sur les loyers ou une réduction de 50 % de son montant pour les personnes en difficulté, auprès des grands propriétaires immobiliers (plus de dix biens) dont seuls 30 % auraient déjà signés ; et il invite aussi les petits propriétaires à négocier avec leurs locataires (Le Monde, 27 mai). Pendant ce temps, les salariés de Nissan-Barcelone et leurs soutiens ont manifesté devant l’usine contre la fermeture annoncée et brulé des pneus (Le Figaro du 29 mai).

– En France, pour le mois d’avril, le nombre de personnes inscrites en catégorie A, c’est-à-dire n’ayant pas du tout travaillé le mois précédent, a enregistré une hausse historique de 843 000 personnes, soit + 22,6 % en un seul mois. En mars, la hausse en catégorie A, avait atteint 246 000 personnes (+7,1) « Sur trois mois, 1 065 200 demandeurs d’emploi supplémentaires sont enregistrés dans cette catégorie », note la Dares, l’institut statistique du ministère. Cette hausse brutale et inédite s’explique en partie par l’effondrement du nombre de personnes inscrites en catégorie B et C (qui ont travaillé respectivement moins de 78 heures, et plus de 78 heures durant le mois précédent) : ils sont 633 600 de moins en avril qu’en mars. « Ainsi, trois quarts de la hausse du nombre de demandeurs d’emploi en catégorie A observée ce mois-ci est alimentée par des personnes inscrites en catégories B et C en mars », explique la Dares. Dit autrement : les petits boulots ont massivement disparu au mois d’avril (R. Godin et D. Israël, Mediapart, 28 mai).

Plus concrètement encore, des travailleurs de l’événementiel (maître d’hôtel, cuisiniers, serveurs, conducteurs) à l’arrêt complet depuis le confinement, ont manifesté à Cannes le 26 mai (Aujourd’hui en France, le 28 mai). De plus, ils sont menacés par le nouveau calcul des droits qui concerne aussi les intermittents du spectacle, autres « invisibles » du confinement.

– Il y a certes un début de reprise de la consommation, mais cela semble plus être le fait d’un rattrapage que dû à une frénésie compensatrice. L’incertitude sur l’emploi, mais aussi sur les vacances ne pousse pas à « manger » immédiatement les économies qui auraient pu être faites pendant le confinement. En effet, les embauches sont encore rares et concernent beaucoup plus que d’ordinaire un travail précaire là aussi de rattrapage et qui n’a donc pas vocation à se pérenniser.

Fort de ces constatations, le Medef compte proposer un mixage de relance par l’offre (baisse des impôts sur la production, report de charges ou même exonération pour l’embauche au premier CDI) et de relance par la demande (écochèques, aide à l’emploi même en sous-activité) avec l’accent mis sur l’embauche des jeunes. À noter que personne ne parle de réaliser ce dernier objectif sous la forme des brulots que constituèrent le contrat d’insertion professionnelle (CIP) en 1994 et le contrat premier emploi (CPE) en 2006. C’est l’apprentissage en alternance qui sera privilégié avec une prime à l’embauche pour l’employeur (entretien de Muriel Pénicaud, ministre du Travail au Figaro du 29 mai). Cela n’empêche toutefois pas des économistes orthodoxes comme Cahuc et Zylberberg (Les Échos, le 29 mai) de reposer la question de l’inégalité de situation entre insiders (favorisés d’après eux par leur position acquise et leur statut) et outsiders (entrants sur le marché du travail) dans la mesure où ni les patrons ni l’administration ne veulent que les seconds n’entrent sur le marché du travail dans les conditions des premiers.

Mais pour le moment, l’essentiel pour le patronat, semble être de recréer la confiance à chaque bout de la chaîne (capital et travail ; production et consommation) avec une croix tirée sur l’orthodoxie budgétaire (Les Échos du 29 mai). Du Keynes libéral où il faut que l’épargne accumulée9 se transforme en investissement et consommation sans toucher aux salaires.

Les planètes peuvent s’aligner temporairement pour les gouvernements si on pense que l’austérité ne sera pas acceptable par les opinions publiques et qu’elle n’est pas efficace pour relancer l’économie… sauf si un forcing d’une fraction du patronat sur la productivité/compétitivité avant tout venait à s’imposer.

– En contrepartie du plan d’aide à Renault10 le gouvernement a obtenu que la fabrication des futurs moteurs électriques de l’alliance entre les trois constructeurs du groupe, revienne à l’usine de Cléon alors que c’est une localisation en Chine qui était prévue. La stratégie du groupe passe par un découplage des territoires de marché (Renault a l’Europe, l’Amérique du Sud et le Maghreb), mais avec une tendance à la normalisation/unification de la RD et des plateformes communes (de 8 elles ne seront plus que 4) sur le modèle leader-follower. Renault l’est par exemple sur le Kangoo et le sera sur la voiture connectée, sauf pour la Chine, et l’électronique (Le Monde, le 28 mai), Nissan sur la voiture autonome, Mitsubishi sur les hybrides. Il ne s’agit plus de faire du volume, mais de réduire les coûts fixes avec comme objectif d’abaisser le « point mort11 » et de voir venir en étant capable de répondre à une nouvelle hausse de la demande si elle se produit

« C’est une méthode différente de ce qui se faisait sous Carlos Ghosn où tout était imposé pour tous d’en haut. Il n’y a plus de Gosplan mais la mise en commun d’une grande boîte à outils [le petit Deleuze et Guattari illustré pour dirigeants, ndlr] explique l’un des cadres de l’Alliance. À cet aune l’usine de Choisy-le-Roi (Val-de-Marne) doit apparaître comme un bien petit outil alors pourtant que le site a reçu en 2014 le trophée de l’économie circulaire pour son activité de remanufactoring  réduisant l’impact environnemental (Le Monde, le 29 mai). Un transfert à Flins (à 50 kms) serait toutefois prévu.

Renault est à l’image de l’évolution du pays, laboratoire industriel et social pendant les années de la reconstruction puis la première phase de la société de consommation ; laboratoire des restructurations à partir de la fin des années 1980 avec la liquidation de la « forteresse ouvrière » de Boulogne-Billancourt et les délocalisations. En bout de piste, Renault n’est plus définie en France par ses unités de production — même là où il en existe encore, comme à Douai où l’usine tourne à 20 % de ses capacités, 50 % à Maubeuge et Sandouville —, mais par son technocentre de Guyancourt où se trouvent le plus grand nombre de salariés. L’ingénierie et la conception, c’est ce qui reste de l’identité Renault liée à son histoire particulière depuis 1945 ; mais là aussi il est prévu le départ de 10 % du personnel.

Dans cette situation certains ont tendance à comprendre cette surcapacité comme étant une surproduction. Nous ne le pensons pas. La plupart des entreprises automobiles sont en surcapacité (la mondialisation a poussé à la course à la taille), mais en sous production pour maintenir des prix élevés en situation d’entente oligopolistique sur un marché déprimé. La concurrence ne s’y exerce pas par la compétitivité-prix puisque ces derniers sont à peu près fixes par gammes, mais par les marges bénéficiaires d’où les délocalisations, par la capacité à monter en gamme où les marges sont croissantes et par l’image de marque équivalente à une compétitivité-qualité.

– Le plan de relance européen de 750 milliards se fait théoriquement sur la base : « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins » (Libération du 28 mai) même si on peut douter de l’esprit par rapport à la lettre (le journal ne va pas jusqu’à citer Marx comme référence de citation) puisqu’il faudra en rembourser une partie, certes à très long terme. Il faudra attendre 2021 pour bénéficier de l’ensemble du prêt qui en valeur absolue bénéficie surtout à l’Espagne (170 milliards) et l’Italie (140) puis la France (39) dans l’ordre d’après Le Figaro du 28 mai. Mais en valeur relative par rapport au PIB, ces chiffres se dégonflent puisque sur les 27 pays l’Espagne n’est que huitième, l’Italie douzième et la France dix-huitième. Ce sont les Peco (pays de l’Est de l’Europe faisant partie de l’UE) qui arrivent dans le peloton de tête avec le Portugal. Ils ont pourtant moins été touchés par le virus, mais il s’agit d’un savant calcul politique de la part des pays à l’initiative du plan, de façon à s’attacher leurs voix pour contrer les quatre « frugaux » (G. Duval, Alternatives économiques n°402, juin 2020).

Mais dans tous les cas, il s’agit d’un plan de relance pour la croissance. Point. L’urgence est de compenser en termes de croissance ce qui est financé et non pas d’initier/impulser un autre modèle de croissance. Nous l’avons vu pour l’automobile où comme le disent ministre de l’Économie et journalistes, « il ne faut pas envoyer Renault dans le mur12 » et pour ceux qui ont des Lettres politiques et historiques : « il ne faut pas désespérer Flins » (la plus « grosse » usine restante) ; il en va de même pour les compagnies aériennes où toutefois Air-France s’engagerait à fermer certaines lignes domestiques à moins de 2 h 30 de Paris en train, ce qui est le cas pour Bordeaux, Lyon, Nantes, mais pas pour Aix-Marseille, Nice et Toulouse (Aujourd’hui en France ; le 28 mai). Réseau Action Climat de Bordeaux a calculé que la suppression des trois liaisons avec Orly aurait un impact « insignifiant » sur les émissions de CO2. Il réclame la suppression pure et simple de tous les vols court-courriers et leur remplacement par le train, jugé « plus propre ». Même s’il roule grâce à une électricité d’origine nucléaire honnie des écologistes… (Le Monde, le 29 mai).

L’Allemagne nous suit avec le sauvetage de Lufthansa.

Les réaménagements pourraient bien n’être qu’à la marge. Dans le plan de relance européen la part prévue en direction des entreprises stratégiques évitera sans doute la mortifère concurrence intra-europénne qui régnait jusqu’à-là, mais il ne dit pas un mot sur la nature et l’intérêt de ces entreprises stratégiques. Tout juste a-t-on des premiers éclaircissements sur le financement, le plan prévoyant de recourir au maximum à des fonds propres tels ceux pouvant être obtenus par une taxation des GAFA, la taxe carbone aux frontières, la taxe sur le plastique à usage unique et une taxe sur les transactions financières (Les Échos, le 28 mai).

L’Espresso, pour sa part, suggère un dénouement en deux phases, « dans la première, celle que nous sommes en train de vivre, la priorité sera d’aider les entreprises en difficulté pour éviter des pertes d’emplois immédiates. Mais dans une seconde phase, celle de la reconstruction proprement dite, il est probable que les prêts et les aides européennes seront soumis à des conditions précises liées à la transition écologique. » (Courrier International, 28 mai).

Un exemple de ces tendances contradictoires en provenance des États-Unis : « l’électricité produite à partir de sources d’énergies renouvelables pourrait dépasser cette année celle produite par les centrales à charbon », souligne le New York Times. Selon le dernier rapport de l’Energy Information Administration, les centrales à charbon ne devraient produire « que 19 % de l’électricité du pays, devancées pour la première fois par la production d’électricité nucléaire ainsi que celle issue des énergies renouvelables » (éolien, solaire, barrages hydroélectriques, énergie géothermique et biomasse). Le quotidien y voit une mini révolution « liée en partie à la pandémie de Covid-19 » et qui intervient alors même que, depuis trois ans, le gouvernement Trump « tente de raviver l’industrie du charbon ». Le New York Times souligne également que « depuis 2010, le coût de construction des grandes fermes éoliennes a baissé de 40 %, tandis que celui des installations solaires a chuté de 80 % ». Mais l’après-pandémie pourrait être porteuse de moins bonnes nouvelles : ces dernières semaines, le gouvernement Trump a poursuivi son entreprise de démantèlement des mesures de protection de l’environnement, rapporte le Guardian. Les agences fédérales américaines ont notamment assoupli les normes de consommation de carburant pour les voitures neuves (Courrier International, le 28 mai).

– Le paradoxe est qu’au moment où le plan de relance européen s’affiche comme solidaire, on discute beaucoup de l’attractivité des différents pays de l’UE par rapport aux investissements directs à l’étranger (IDE) et d’autant plus en France qui, juste avant la pandémie arrivait en tête du classement annuel en 2019 avec + 17 % d’IDE, l’Angleterre suivant de près, les autres étant très en arrière. Comme les observateurs estiment que cette attractivité post Covid-19 sera tributaire de la qualité des plans de relance nationaux on voit mal comment la solidarité affirmée ne pourrait pas se transformer en compétition sur le modèle du « monde d’avant ». D’un autre côté l’attractivité ne doit pas non plus conduire les entreprises à faire leur marché sur des entreprises affaiblies par la crise sanitaire. C’est dans cette optique que le gouvernement a prévu un contrôle accru sur l’entrée au capital d’entreprises françaises en délimitant des secteurs stratégiques où la part étrangère ne pourrait pas dépasser 10 % du capital total.

Par contre dans le domaine de la santé, l’UE semble décidée à sortir du traitement régalien État par État qui a prévalu dans l’impréparation de ces derniers mois. Un fonds spécial de 9,5 milliards serait prévu (Les Échos, le 29 mai) contre 400 millions actuels afin que les errements nationalistes ne se reproduisent pas (cf. Interlude). Il s’agirait de « muscler la réserve stratégique » car la santé publique est devenue elle-même une « arme géostratégique », d’assurer les approvisionnements en produisant plus en Europe, mais apparemment on est encore loin du BARDA américain ni même de la loi américaine de 1983 qui visaient à orienter la R-D pharmaceutique pour ne pas laisser le champ libre à la main visible du marché que représente le Big Pharma qui ne s’oriente ni vers le traitement des maladies rares (non rentables) ni vers la production de médicaments bon marché pour les mêmes raisons.

Temps critiques, le 31 mai 2020

 



 

Le 1er juin 2020

Bonjour Jacques,

Un article paru ce matin dans le Financial Times complète utilement ce que tu as écrit sur le plan de relance européen : « L’Europe ne pourra pas construire un avenir fédéral à coups de tours de passe-passe ». L’auteur, Wolfgang Münchau (journaliste allemand très critique de l’orthodoxie économique de son pays), commence par dénoncer les annonces spectaculaires qui masquent la modestie de l’effort réel. Le volet prêts, par exemple, n’a aucune espèce d’importance puisqu’il y a aujourd’hui une offre abondante de prêts à faible taux dans le secteur privé. D’après les calculs de WM, la partie qui compte (subventions) s’élèverait à un peu plus de 400 milliards d’euros, dont 310 milliards sur quatre ans par le bais du fonds de relance, plus 11,5 milliards cette année. Si on divise 310 milliards d’euros par quatre, on obtient un effort budgétaire annuel d’environ 0,6 % du PIB de l’UE en 2019. C’est loin d’être négligeable, mais ceux qui pensent à un « moment hamiltonien » devront chercher ailleurs.

Par ailleurs, le plan comporte des mesures de c. 100 milliards d’euros pour financer les fonds structurels, le changement climatique, l’agriculture, la protection civile et la santé, ce qui permet d’affecter une partie des fonds à l’Europe central et de l’Est. Donc, encore 0,4 % du PIB européen par an en 2021 puis en 2022.

Bref, on est loin du bazooka budgétaire. En plus, on n’en est qu’au stade de la proposition qui suppose l’accord des 27. Les chiffres en fin de parcours risquent d’être plus faibles. Le fonds de relance comporte également des conditions (priorités d’investissement de la Commission). Puis il y a les « frugaux » nordiques. Il est peu probable qu’ils y opposent leur veto, mais ils trouveront le moyen de réduire la facture globale, ou d’obtenir des remises pour eux. Or, dans ce cas, cela voudrait dire que les pays comme l’Italie ou l’Espagne devront verser davantage pour rembourser les avances, et cela réduira d’autant le bénéfice net qu’ils auraient pu tirer du plan.
Enfin, la hausse de la dépense européenne risque d’être compensée par une baisse des dépenses au niveau national. Il n’y aura pas de réédition des programmes d’austérité, mais les règles budgétaires européennes sont toujours en place, ce qui fait qu’on attendra un jour de la part des pays bénéficiaires qu’ils rééquilibrent leurs comptes.

Bien à toi,
Larry

  1.  – https://lundi.am/Sur-la-pandemie-actuelle-d-apres-le-point-de-vue-d-Ivan-Illich []
  2.  – https://blogs.mediapart.fr/laurent-mucchielli/blog/260520/fin-de-partie-pour-l-hydroxychloroquine-une-escroquerie-intellectuelle. []
  3.  – https://www.facebook.com/patrick.champagnac.7 []
  4.  – https://www.nybooks.com/articles/2009/01/15/drug-companies-doctorsa-story-of-corruption/ []
  5.  – https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/confinement/coronavirus-les-libraires-ne-veulent-pas-rouvrir-6786538 ; et https://www.livreshebdo.fr/article/bruno-le-maire-reclame-un-accompagnement-specifique-pour-les-libraires Dans son journal du confinement, la libraire rappelait : « Bruno Le Maire a allumé une mèche folle. Jeudi matin, sur France Inter, le ministre de l’Économie a dit qu’il réfléchissait à une réouverture des librairies. Aussitôt, on s’est échangé des centaines de mails : une levée de boucliers générale (disons à 99,9 % !) des libraires. Nous demandions qu’il n’y ait pas de concurrence déloyale des vendeurs en ligne, et donc que le livre ne soit pas considéré comme un produit de première nécessité. Nous ne demandions pas la réouverture de nos librairies. Nous ne voulons pas être des vecteurs de propagation du virus. ».

    De bonne foi, de nombreuses personnes ont ainsi pu se tromper complètement en pensant que le gouvernement jugeaient prioritaires les bureaux de tabac plutôt que les librairies. Il est vrai que la plupart vendant les journaux il pouvait y avoir ambiguïté. []

  6.  – « Sur le plan intérieur, quelques légitimes réserves, ont, comme toujours, été émises dans la phase d’instruction, souligne Jean-Pierre Raffarin, mais la communauté scientifique — l’Inserm, l’Institut Pasteur, le P4 de Lyon et Alain Mérieux — avait les arguments pour les lever et convaincre le président et les six ministres concernés, je ne me souviens pas de problème lors des réunions interministérielles. » Alain Mérieux a fait campagne en faveur de la demande chinoise d’un laboratoire P4 dès le milieu des années 1990. « Le monde de la défense était extrêmement réservé, rapporte à Mediapart un haut cadre de sécurité nationale. Les risques liés à des projets biologiques secrets de la Russie et de la Chine étaient constamment dénoncés par les services de renseignement. Mais un rouleau compresseur pro-chinois essayait de faire croire qu’il s’agissait d’un grand projet. Durant la période de cohabitation [1997-2002, NDLR] nous avons bâti une stratégie pour mettre un feu rouge, en opposant des demandes de garanties aux projets d’accords qui se sont succédé. » « Le pouvoir politique ne voulait pas faire obstacle à cette demande de la Chine », et l’administration étant divisée, le clan Mérieux a fini « par avoir gain de cause », poursuit le haut fonctionnaire. « On savait tous qu’il y avait un risque. La question était : est-ce que cette prise de risque en vaut la peine ? Et aussi est-ce que l’on pourra contrôler l’installation ou pas ? La plupart des experts jugeaient à juste titre qu’on ne contrôlerait rien du tout. » []
  7.  – HAS : Choix méthodologique pour l’évaluation économique à la HAS, 82 p., octobre 2011. []
  8.  – https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2013-1-page-25.htm. Et pour tout ce passage, cf. l’article de Benjamin Lalbat aka Ben Malacki pour L’orage.org : « Restructuration et rentabilité statistique à travers la gestion pandémique. Chapitre 1 » https://lorage.org/2020/05/22/restructuration-et-rentabilite-statistique-a-travers-la-gestion-pandemique-chapitre-1-criteres-de-rentabilite-covid-19-et-reification-de-la-maladie/ []
  9.  – Nous ne faisons pas référence ici à l’épargne des riches, car sur les 48 milliards de flux nets outre ce qui a rejoint les dépôts à vue des comptes courants, la grande majorité des dépôts rémunérés a été placée sur un livret A. Par ailleurs, les ménages se sont désendettés au niveau de 4,5 milliards, soit une épargne totale de presque 55 milliards. Cela représente deux à trois fois plus qu’à l’habitude. []
  10.  – Le nouveau PDG, J.-D. Sénard tient à préciser dans un entretien au journal Le Monde du 29 mai, suite à une question que tout le monde se pose sur un prêt qui aboutirait à des licenciements même s’ils ne sont pas « secs » : « le prêt à Renault n’est pas un prêt de l’État, mais un prêt des banques garanti par l’État et donc à rembourser. » []
  11.  – Cf. Relevé de notes II, note 2. Quant au coût fixe, il devrait en théorie être rapporté à des coûts unitaires calculés sur 1,1 million de véhicules produits/an alors que l’entreprise n’en produit plus que 650 000. Ghosn a représenté l’archétype du mondialisateur poussant au gigantisme dans une période traversée par le scandale du dieselgate, la demande décroissante de véhicules thermiques par une population plus sensible aux questions climatiques et de plus en plus persuadée que les incitations vont porter sur l’acquisition de voitures électriques, la demande faiblissante depuis de longs mois en Chine avant même le coronavirus…D’où le problème des stocks. []
  12.  – À Édouard Philippe qui a promis de sauver les sites Bruno Le Maire répond en fustigeant « la politique qui a échoué, celle qui consiste à faire de grandes déclarations sur les micros en disant : “j’exige de Renault qu’il ne fasse aucune fermeture de site et qu’il ne se sépare d’aucun salarié”. Tout ça ce sont les vieilles déclarations du XXe siècle, pas la politique du XXIe » (entretien sur BFM-TV, le 25 mai). []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire (VI)

– Alors que les États-Unis sont souvent considérés comme un pays dans lequel la population se tient à l’écart de la politique par le biais redoutable des « valeurs », ils ont été le pays (avec le Brésil) dans lequel s’est produit une ligne de fracture politico-idéologique, à la base et sur le terrain, des manifestations entre pro et anti-confinement. Ce sont ces mêmes valeurs, et non des idées politiques « à l’européenne », qui ont produit une réaction de manifestations à la symbolique violente contre les autorités en charge de la crise sanitaire. Ainsi, le 30 avril, des manifestants, pour certains armés, sont rentrés dans le Capitole à Lansing, Michigan pour s’opposer au confinement. Bien sûr, des groupes comme American revolution 2.0 qui se définissent comme des citoyens en colère s’inscrivent dans la lignée du Tea Party (Le Figaro, le 25/05), mais la symbolique du masque et plus généralement le rapport au confinement concerne aussi l’américain moyen (d’après un sondage, 3 démocrates sur 4 le portent, 1 républicain sur 2, Les Échos, le 25/05). Certes, on ne peut que supputer que les manifestants anti-confinement sont plutôt républicains que démocrates, puisqu’ils agissent contre des gouverneurs démocrates, sans qu’on puisse en avoir la certitude. Néanmoins, les valeurs viriles qu’ils expriment en appellent aux pionniers1 et à accepter des risques même en temps de pandémie ; risques que beaucoup assument au quotidien dans la précarité de leurs conditions. Elles s’opposent radicalement aux valeurs civiques de respect de l’État et de la parole des scientifiques qui aux États-Unis comme partout, ont constitué la nouvelle norme, finalement peu contestée sur un terrain tout à coup abandonné ; même dans un pays comme la France où il avait pourtant été fortement « occupé » depuis plus de deux ans.

– La crise sanitaire a montré l’impréparation de l’État, dont la forme concentrée et centralisée, en France au moins, est encore caractéristique de l’ancienne forme de l’État-nation. Elle a montré ses limites, certes par la crise de cette forme nation dont la situation de l’hôpital public est une conséquence ; mais aussi l’incomplétude de sa restructuration en réseau pour être efficace sur le terrain. Thomas Cazenave, candidat LREM à Bordeaux le signale de façon simplifiée dans Les Échos du 20 mai : « l’État doit être redéployé sur le terrain ». Les conflits de compétence entre maires et pouvoirs publics, entre l’ARS et les CHU nous en donnent des exemples. Le journaliste Xavier Patier abonde dans le même sens (Le Figaro du même jour) en signalant que la région qui, a priori semblait mieux correspondre à un redéploiement [en réseau même s’il n’emploie pas le terme, NDLR] autour d’une ou deux grandes métropoles a buté contre la crise sanitaire plus qu’elle ne l’a géré ; alors que le département, tant déprécié depuis une vingtaine d’années, s’est vu confier une partie de la gestion de la crise en coopération avec les maires concernés et des préfets sur la réserve. On ne peut qu’être étonné de la résistance fonctionnelle manifestée par les réseaux qui sous-tendent les circuits de production et de circulation. Des réseaux qui reposent en partie, mais basiquement, sur l’énergie physique qui les alimentent ou y est injectée. Or, toute cette organisation très vulnérable puisque tout un chacun, à son niveau, vit déjà les bugs informatiques, a continué de fonctionner ! Des pâtes au papier-toilette en passant par les visioconférences et les commandes sur Amazon, tout a fonctionné (sauf les masques et les tests).

– Quelque avis qu’on ait sur les propositions du professeur Raoult, la polémique qui s’en est suivie à propos d’un possible traitement à la chloroquine éclaire les enjeux et les luttes au sein du secteur de la Santé publique. Une lutte certes exposée médiatiquement au fil des jours comme étant celle opposant « le Système » (l’État et Olivier Véran qui vient, ce 23 mai, de saisir le Haut conseil de la Santé publique suite aux révélations récentes de The Lancet sur la dangerosité supposée de la chloroquine) aux « anti-Système » (cf. encore Le Monde du 23-24 mai et la figure du professeur Raoult qui en serait le point de fixation ou de ralliement), mais qui existe à un niveau plus technico-politique à travers les nouvelles méthodes d’évaluation de la Santé publique. C’est en tout ce que Nicolas da Silva montre2 en analysant et décomposant un processus de quantification du soin qui se déroule suivant deux étapes. La première repose sur la « médecine fondée sur les preuves » mettant l’accent sur l’essai clinique randomisé et la procédure de « double aveugle » où ni le soignant ni le patient ne savent si on a administré le produit à tester ou un placebo [c’est d’ailleurs cette absence de « randomisation » qui a permis d’écarter les propositions de Raoult, NDLR]. La seconde étape est l’institutionnalisation de la quantification par la puissance publique. Avec l’édification de règles de bonnes pratiques, le médecin doit dispenser le traitement qui a « fait ses preuves » [et il en est de même du pharmacien, tous deux s’étant vu interdire la prescription de chloroquine par exemple, NDLR]. Nicolas da Silva souligne que ces innovations sont un progrès, mais elles peuvent aussi être dangereuses en voulant systématiquement séparer le malade de la maladie et faire du pathologique un phénomène séparable du patient, objectivement et scientifiquement mesurable. La quantification de la qualité des soins peut conduire à des effets pervers bien connus quand il s’agit davantage d’améliorer l’indicateur que la santé du patient. Enfin, les conditions de la production sociale du chiffre méritent un examen attentif quand la recherche médicale et son financement peuvent être soumis à l’influence de l’industrie pharmaceutique et aux conflits d’intérêts.

– Au-delà ou plutôt par delà toute chronologie de la crise sanitaire Giorgio Agamben s’entête dans son dernier articulet paru dans Lundi matin n°243 (18 mai) « Biosécurité et politique » à voir le traitement actuel de la crise sanitaire comme le résultat d’une « terreur sanitaire » pour gouverner sur la base du scénario du pire. Appuyant son argumentation sur le fait que ce scénario du pire ait déjà été présenté par l’OMS en 2005 à propos de la grippe aviaire — où il était question de 150 à 200 millions de morts comme ce qui nous attendait à l’avenir et qu’il fallait s’y préparer pour prévenir ce genre de situation —, il en vient à occulter complètement ce qui s’est déroulé, à savoir l’inverse, un déni de l’OMS quant à la gravité du Covid-19 en étroite relation avec les dissimulations de l’État chinois à propos de ce qui se passait à Wuhan.

Les États et les organisations internationales n’ont donc pas été très efficaces, contrairement à ce qu’affirme Agamben, excepté peut-être en Corée du Sud et Taïwan outre la Chine, des pays qui savent ce que contrôler veut dire ; mais sa démonstration ne vise pas ces États là. La masse de plaintes en justice qui est en train de s’amonceler contre les ministres et l’État, accessoirement contre des patrons, est là pour le montrer. Pourquoi cette tentative de pénalisation du politique qui rappelle la période du sang contaminé ? Parce que du point de vue des plaignants ils ont failli à leur tâche qui serait d’assurer la sécurité de tous par une politique de prévention (dont on nous rebat d’ailleurs les oreilles en temps ordinaire), plutôt que de « sécuriser » territoire et population comme on sécurise une scène de crime, ce à quoi finalement peut être assimilé le confinement « à la méditerranéenne ».

– Dans un entretien récemment publié dans Le Monde3, l’anthropologue Philippe Descola s’exprime sur la pandémie de Corona virus. Il y reprend les thèses de ses travaux scientifiques sur les rapports entre nature et culture, mais un rapport non plus considéré sous l’angle anthropocentrique, qui a été celui de la philosophie et des sciences depuis le XVIIe siècle, mais sous l’angle d’une reconnaissance du non-humain. Une telle reconnaissance est récente dans l’histoire de l’anthropologie, ce qu’il souligne en ces termes, « L’un des moyens pour ce faire fut d’introduire les non-humains comme des acteurs de plein droit sur la scène des analyses sociologiques en les faisant sortir de leur rôle habituel de poupées qu’un habile ventriloque manipule ».

Il rappelle que les pandémies ont accompagné l’hominisation puisque les groupes humains vivaient à proximité des animaux sauvages tous réservoirs de virus et d’autres éléments pathogènes. Pour Descola, au XVIIe et au XVIIIe siècle, le rapide développement des sciences expérimentales et les techniques qui leurs sont liées, ont constitué une rupture définitive avec les anciennes continuités entre nature et culture. Pour légitimer idéologiquement cette rupture, les pouvoirs scientifiques et politiques « inventent la nature4 » c’est-à-dire diffusent la représentation d’une réalité qui devient de plus en plus étrangère aux hommes. Pensée par les philosophes et grâce au développement des sciences des techniques, elle a établi une séparation entre les humains et les non-humains. Cette « révolution mentale » a permis, selon lui, le développement du capitalisme industriel. Mais les conséquences de ce développement ont été largement méconnues. Aujourd’hui, poursuit-il, nous connaissons désormais l’interdépendance des « chaînes de la vie » mais cela ne modifie pas la marche de la logique capitaliste.
Descola, comme bien d’autres commentateurs avides de filer la métaphore virale, en vient alors à cette conclusion : « Nous sommes devenus des virus pour la planète ».

Aux questions de son interlocuteur sur les moyens politiques susceptibles de contribuer à une sortie de système pathologique, l’anthropologue répond par… des mesures fiscales et juridiques : impôt écologique universel ; taxation des coûts écologiques de production et de transport ; attribution de la personnalité juridique à des milieux de vie ; promotion de conventions citoyennes tirées au sort ; instauration d’un revenu universel.

Ce qui frappe ici c’est l’écart entre l’ampleur planétaire des menaces à venir et l’étroitesse des réponses proposées. Après avoir dit que le capitalisme est globalement responsable de la catastrophe à venir — ce dont on peut convenir facilement — Descola incite les citoyens des États-nation [son cadre de référence] à engager ces derniers dans une « cosmopolitique » qui mette fin à la funeste séparation entre humains et non-humains. Comment, dès lors, allons-nous cesser d’être « des virus pour la planète » ? En adoptant les quelques mesures fiscales et juridiques que nous venons de voir ! Il y a vraiment loin de la coupe aux lèvres…

Interlude

– À HEC, 300 étudiants refusent de passer leur examen virtuel de fin d’année sous télésurveillance de leurs ordinateurs personnels. Le chroniqueur des Échos qui nous rapporte la nouvelle (Gaspard Koenig, le 20 mai) les félicite d’avoir déjà un embryon de conscience politique qu’on attendrait plutôt d’étudiants de philosophie (sic) parce qu’ils auraient compris que « La donnée n’est plus une matière à traiter, mais un capital à préserver ». Sans commentaire !

– On ne sait si c’est une façon de les remercier, mais alors que les mafias jouent leur rôle d’État social par défaut dans le Mezzogiorno, plusieurs chefs mafieux, pourtant à l’isolement de haute sécurité, viennent d’être renvoyés dans leurs foyers pour limiter les risques de contamination (Les Échos du 18 mai). Quant au Figaro du 21 mai, il révèle que les yakusas jouent actuellement un rôle très important au niveau social et sanitaire dans la crise actuelle, un rôle devenu très actif depuis la catastrophe de Fukushima où leurs hommes participèrent à une désinfection mortifère dont l’État japonais se défaussa.

– La loi Avia, si elle est votée, va remplacer le cadre actuel d’expression de la liberté de la presse. Celui-ci ne délimitait pas ce qui était tolérable de l’intolérable, mais procédait en deux temps : un premier d’expression libre, un second de responsabilité et donc d’éventuels droits de réponse ou mises en cause. Dorénavant, il suffirait, au moins pour les réseaux sociaux, d’un simple courriel à une plateforme pour contraindre cette dernière à supprimer ce qui est attaqué et ce sans intervention d’une autorité arbitrale autre que le modérateur. Le Canard enchaîné du 20 mai parle d’une véritable « privatisation de la censure » et sous-entend une démission de l’État puisque cela reviendrait à ce que « le délit de blasphème chassé par la porte revienne par la fenêtre. C’est que Le Canard enchaîné croît encore avoir affaire aux institutions de l’État telles qu’elles fonctionnaient dans sa forme nation, c’est-à-dire par émission de règlementations juridico-administratives et non dans une forme réseau où le contrôle des flux s’établit par des automates (courriels, conversations, etc.) qui lui fournissent une représentation actualisée du rapport de forces entre dominants et dominés et une vision radioscopique de l’état de rébellion de ces derniers. Les synthèses de ces flux permettent aux experts en sécurité de surveiller l’ensemble sans avoir à s’occuper des « détails » qu’ils laissent gérer par les différents groupes de pression particularistes qui confondent droit de regard et droit d’interdire.

– En Italie, dans le décret de relance qui vient d’être adopté, 1,5 milliard d’euros est dévolu au système éducatif, tandis que l’État déboursera plus de 3 milliards d’euros pour nationaliser Alitalia (Les Échos, le 22 mai). Tous les établissements scolaires sont fermés depuis début mars et la réouverture n’est prévue qu’en septembre. Pourtant, l’enseignement à distance aurait montré ses limites avec des instituteurs et des professeurs à la moyenne d’âge bien plus élevée que celle de leurs collègues européens. Par ailleurs, selon l’Institut national de la statistique italien, 34% des familles italiennes ne possèdent ni ordinateur ni tablette, mais ce chiffre monte à 46% pour le Mezzogiorno.

Les Échos du 22 mai rappellent un cas historique peu connu de mutualisation de la dette qui peut constituer une référence pour l’UE. Quand après la guerre d’indépendance américaine des États se retrouvèrent entièrement ruinés et durent augmenter les impôts provoquant quelques émeutes, d’autres n’avaient aucun problème comme la Virginie, le plus riche d’où était issu Jefferson, futur président de la République à partir de 1800. Alors seulement gouverneur de Virginie, celui-ci s’opposait à toute mutualisation dans le cadre d’une vision confédérale de l’union, d’autant que la Constitution de 1777 interdisait l’endettement de l’État fédéral. Finalement la thèse fédérale l’emporta. Un impôt fédéral sécurisa la dette et l’argent d’Europe afflua pour se placer.

– Dans Le Monde daté 21-22 mai, Gaël Giraud confirme ce que disait Thomas Piquetty la veille dans Libération : la somme de 500 mds sur 3 ans annoncés par la France et l’Allemagne pour soutenir, plus ou moins sous forme de subvention, les économies les plus en difficulté, représente à la fois beaucoup en valeur absolue et très peu en valeur relative, puisque cela n’équivaut qu’à 1 % du PIB total de l’UE. Pour Piketty, la somme devrait être multipliée par 3 ou 4 pour être significative tout en ne posant pas plus de problèmes. Sans parler du fait que cette somme va sûrement être rediscutée étant donné la règle de l’unanimité des États qui prévaut. Pour sa part Giraud insiste sur le fait que vu la somme modeste en jeu ce qui va être déterminant c’est son affectation. Or, pour la France les premiers signes sont peu encourageants pour qui pensait propice (c’est le cas de nos deux économistes) le choc de la crise sanitaire pour ouvrir l’opportunité d’une autre politique que celle prévalant jusqu’à là. En effet, ce sont Air-France et Renault qui bénéficient des premières aides sans qu’on puisse y déceler une quelconque cohérence. Ainsi le gouvernement a déclaré vouloir limiter les lignes domestiques au profit du chemin de fer, or il vole au secours de ce « fleuron » de notre économie ou de notre standing international, on ne sait plus, on s’y perd, que représenterait Air-France5. Quant à Renault ses 5 mds de prêts ne sont assortis d’aucune condition autre que celle de n’ouvrir de nouvelles unités de production qu’en France6… alors qu’elle s’apprête justement à en fermer deux, en reconvertir une autre (Flins) et qu’elle prévoit de dégraisser son technocentre de Guyancourt (Yvelines), le plus gros centre européen pour l’automobile, mais qui d’après les spécialistes a un ratio investissement RD/Chiffre d’affaires disproportionné au profit du premier terme. Bref, Renault veut faire 2 mds d’économie au total. En fait et malgré son histoire particulière associée à l’État, Renault est devenue une entreprise comme une autre et ses dirigeants actuels revendiquent un sauvetage sans contrepartie (autre que celle de ne pas verser de dividende) du même type que celui dont avait bénéficié Peugeot en 2013. Mais au moins, contrairement à Air France qui encaisse 7 mds d’aide et veut licencier 6000 à 10 000 salariés, Renault n’envisage que des reclassements et départs mécaniques ou volontaires (meno male).

Renault est un bon exemple de la difficulté à relocaliser (on est passé avec Carlos Ghosn de 54 % de production en France en 2004 à 17 % en 2019) alors que les alliances entre groupes ont conduit à se partager les techniques et les marchés ; et de la difficulté à redémarrer puisque les mesures habituelles par gros temps, type Baladurettes, profitent aux acheteurs de petites voitures qui hormis la Micra ne sont plus fabriquées en France mais au Maroc, en Slovaquie et Turquie, les marges étant insuffisantes sur les petites cylindrées. Quant aux véhicules électriques comme la Zoé elles ne sont pas encore produites ni vendues en assez grand nombre. De toute façon, même en Allemagne où l’électrique à plus de succès, les stocks sont en thermiques (400 000 véhicules soit 96 % du total) ! Pour Giraud, les relocalisations ne peuvent concerner que les secteurs les plus mécanisés où le poids des salaires est négligeable et les plus qualifiés. Textile et cuirs par exemple ne peuvent revenir que sous forme de niche, dans le luxe. Comme par ailleurs la plupart des groupes automobiles, et particulièrement Renault avec Ghosn, s’étaient lancés ces dernières années dans une course à la taille, le moins qu’on puisse dire c’est que tout le secteur va se heurter à une réduction énorme des prédictions de production (de 14 millions à 10 millions/an pour l’ensemble du groupe Renault-Nissan-Mitsubishi, 10 millions représentant quand même le nombre record de 2018). Renault ne pourra pas non plus compter sur le transfert, devenu habituel, des bénéfices de Nissan dont elle est le premier actionnaire, puisque ce dernier enregistre également des pertes. Quant à la relocalisation des principes actifs pour les médicaments elle contredirait les objectifs anti-pollution des pays européens parce que cela reviendrait à développer la chimie (Les Échos, 26/05).

– Comme nous l’avions indiqué dans un de nos précédents relevés, si le secteur du bâtiment arrêté à 80 % peut maintenant rebondir, ce n’est pas le cas des travaux publics dont les commandes potentielles sont bloquées par le report du second tour des municipales. Or la demande publique correspond à 60 % de la demande totale de la branche. Cet obstacle est d’autant plus important qu’aucune grande ville, dont les commandes sont beaucoup plus importantes, n’a élu de nouveau maire à l’issue du premier tour (Figaro, 21 mai).

– S’inscrivant en faux contre les bruits d’augmentation de la durée du travail l’IUMM (patronat de la métallurgie) prépare avec les syndicats de la branche un accompagnement du chômage partiel reconduit dans un premier temps dans lequel l’État prendrait en charge la partie de la sous activité en dessous des 40 % que ne peut dépasser l’accord conventionnel de branche ; et un plan d’aide au développement des activités partielles de longue durée ou même de réduction du temps de travail (Les Échos, le 20 mai). La situation est tellement floue que suivant les branches des entreprises prévoient des limitations de durée de vacances d’été au-delà de la quinzaine et d’autres portent la quasi-obligation de prendre au moins trois semaines d’affilée, suivant des stratégies saisonnières ou non.

– En Espagne, un projet gouvernemental prévoit pour la fin du mois « un revenu minimum vital » (Le Monde du 21-22 mai). La crise de 2008 particulièrement forte dans ce pays a en effet jeté une masse de salariés dans l’économie souterraine (travail « à la sauvette », aide aux personnes dépendantes, travaux ménagers), en plus des 25 % de chômeurs comptabilisés officiellement. Une économie souterraine qui représenterait environ 20 % du PIB du pays. Or, ce sont ces travailleurs devenus invisibles qui sont les premières victimes économiques de la crise sanitaire car ils ne disposaient déjà d’aucune protection sociale et pécuniaire. De son côté, en France, la fondation Jean-Jaurès propose une mesure non transitoire de « revenu républicain » sans condition pour les plus de 18 ans sur le modèle de ce que Benoît Hamon avait proposé dans son programme présidentiel de 2017 (Libération, 22 mai). Toutefois Esther Duflot, la prix Nobel d’économie estime dans Le journal du Dimanche du 24 mai que ce revenu serait plus efficace dans les pays pauvres que dans les pays riches, car dans ces derniers son montant serait insuffisant pour vivre et surtout son principe ne tiendrait pas compte du fait que si on en croît les associations qui travaillent auprès des plus pauvres comme ATD Quart-monde, ce que veulent principalement ces personnes, c’est un travail, symbole d’une autre condition. En fait nul n’est pour un retour à une forme déguisée de loi sur les pauvres digne du XVIIIe siècle… et la critique anti-travail, quand elle resurgit, passe par le travail contrairement à ce que pensent beaucoup de « radicaux ».
À noter que l’Espagne fait preuve d’originalité dans ses propositions puisque c’est déjà elle qui avait proposé une « dette perpétuelle » pour sortir de la crise sanitaire et de ses effets économiques, une proposition saluée par le Financial Times d’après l’économiste marxiste Michel Husson dans « L’économie mondiale en plein chaos », posté sur le site À l’encontre le 22 mai : « Le seul véritable argument contre ce projet est très simple : il y en a qui préféreraient que chaque gouvernement reste seul en charge des besoins de ses propres citoyens. Mais ils devraient faire preuve d’honnêteté quant aux effets de ce qu’ils préconisent. Si la réponse à la crise reste avant tout nationale, l’Europe sera soumise à des divergences économiques encore plus marquées, et peut-être de façon permanente. Si cela se produit, ce sera par choix et non par accident ».

– Romaric Godin, dans son article : « Comment récompenser l’utilité sociale des métiers » (Mediapart le 20 mai) regrette que le « pouvoir de marché » s’exerce comme un rapport de force fixant les prix de la force de travail et il en appelle donc à une autre valeur « l’utilité » par rapport à la valeur d’échange. Il semble oublier qu’à ce pouvoir de marché s’est opposé historiquement le « pouvoir » de la lutte des classes qui explique en partie les acquis sociaux, mais aussi l’avènement d’une « aristocratie ouvrière » et plus globalement d’une hiérarchie interne au salariat qui s’est encore exprimée au cours de la réforme des retraites et se manifeste à nouveau sous une autre forme pendant la crise sanitaire. Sa critique reste par ailleurs une critique subjectiviste dans le cadre qui est finalement celui de la théorie libérale néo-classique des utilités à laquelle il adjoint seulement l’idée la qualité d’être commune (« l’utilité commune »), sous-entendant par exemple que l’utilité des « soignants » est plus grande que celle des financiers (un petit coup au passage asséné à la mauvaise finance, ça ne peut pas faire de mal), ce qui est de toute façon une lapalissade en temps de crise sanitaire ; mais qui a investi dans le matériel médical permettant de traiter les maladies restera un mystère que notre théoricien de l’utilité commune ne cherche apparemment pas à élucider. Utilité à court terme, utilité à long terme ? Utilité pour le capital ou pour le « système » ? À partir de là il se trouve empêtré dans la question sans fin des utilités, de qui décide des utilités et renvoie en contre exemple à ne pas suivre : la détermination des utilités chez le Trotsky de la militarisation du travail en URSS, pour finalement terminer en disant que ce qui est d’utilité commune pourrait être public et le reste privé ! Selon ce schéma conducteur, une réparation de chaudière à gaz n’aurait ainsi pas d’utilité commune, mais seulement une utilité privée que le plombier polonais viendrait satisfaire. C’est parce que cette question de l’utilité est sans fin (la plupart des personnes déclarent, en public, leur travail utile) que Castoriadis proposait dans des mesures de transition un salaire égal pour tous. Ainsi, dans « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » Socialisme ou Barbarie, n°33, hiver 62, p. 83, il écrit :

Le rapport d’exploitation dans la société contemporaine prend de plus en plus la forme du rapport hiérarchique ; et le respect de la valeur de la hiérarchie, soutenue par les organisations « ouvrières », devient le dernier appui idéologique du système. Le mouvement révolutionnaire doit organiser une lutte systématique contre l’idéologie de la hiérarchie sous toutes ses formes, et contre la hiérarchie des salaires et des emplois dans les entreprises.

Dans son tour d’horizon Godin fait bien un passage par Marx, mais sa théorie de la valeur ne le satisfait pas car dit-il elle reposerait sur le travail abstrait et non l’utilité, ce qui est en partie vrai si on s’en tient à la forme valeur, mais pas du tout, si, comme on l’a dit dans le relevé V, c’est à la valeur travail qu’on se réfère en attribuant à chaque travail concret une « valeur-marchandise » liée à son coût de reproduction plus ou moins élevé en fonction de la qualification productive de ce travail et donc de la hiérarchie qui en découle. C’est justement ce que les grilles Parodi déterminaient pour le secteur industriel (cf. Relevé V) et dans la fonction publique la séparation entre 4 cadres de A à D eux-mêmes séparés en grades et ces grades en échelons. La hiérarchie des « soignants » a certes été bousculée pendant le coronavirus, mais qui, après le corona déterminera la différence d’utilité commune entre l’aide-soignant et le chirurgien ? L’utilité commune ? Non, la responsabilité.

Un événement marquant peut provisoirement bousculer les hiérarchies dans un sens comme dans un autre. On a vu que dans les hôpitaux l’urgence avait imposé une certaine rotation des tâches et une moindre division hiérarchique, mais l’interchangeabilité des salariés est aussi une tendance du capital ; or, elle se fait rarement dans un sens ascendant, mais plutôt dans le cadre d’une déqualification des postes de travail. La crise sanitaire a aussi écarté les salariés en déficit de maîtrise de l’outil informatique qui sont devenus d’un coup des poids morts pour leur patron. Quand le télétravail a été jugé « normal », ceux qui auraient pu le pratiquer en théorie, mais ne le pouvaient pas dans les faits, se sont retrouvés déqualifiés immédiatement, indépendamment de ce qu’ils apportent en temps ordinaire. Mais la perversité de l’utilité apparaît bien dans le fait qu’à l’intérieur de la crise sanitaire, c’est finalement l’État qui a décidé de ce qui était utile (le supermarché, mais pas le marché, le bureau de tabac et les journaux, mais pas la librairie), fermant par ailleurs tout ce qui pouvait relever des bonheurs simples (les promenades sur les berges, dans les parcs), choisissant finalement de concentrer le confinement (se promener à moins d’un kilomètre de chez soi dans les hypercentres !) et non de le diluer. « Sécuriser » avons-nous dit plus haut.

Temps critiques, le 25 mai 2020

  1. – Ces valeurs ne sont pas strictement classables au niveau politique, il ne faut pas croire qu’elles regroupent un droite/gauche improbable aux États-Unis. Murray Bookchin, le théoricien d’un anarchisme écologiste faisait remarquer dans Une société à refaire (Lyon, Atelier de création libertaire) le rendez-vous manqué entre la contre-culture de la « nouvelle gauche » américaine de la fin des années 60 et les racines idéologiques profondes dérivées des puritains radicaux et autres communalistes chrétiens anti-hiérarchiques adeptes d’assemblées populaires plutôt que de l’État. Une autre part de « rêve américain » a été façonnée par la culture des cow-boys du sud-ouest, dans laquelle le foyer domestique de la Nouvelle-Angleterre a été remplacé par le feu de camp solitaire. Ses héros étaient des tireurs férocement individualistes qui sont célébrés dans les westerns spaghettis de Sergio Leone, comme le « Le bon, la brute et le truand ». La culture des armes en est un avatar. []
  2. – « Quantifier la qualité des soins. Une critique de la rationalisation de la médecine libérale française », cité par Philippe Batifoulier dans la Revue française de socio-économie, no 19, 2017/2 consacré à « La casse de l’État social mise en lumière par la pandémie. Retour sur un lent processus de délitement ». []
  3. – « Nous sommes devenus des virus pour la planète » entretien avec Philippe Descola, Le Monde, 22 mai 2020. []
  4. – La périodisation qu’énonce Philippe Descola est de courte portée. Les processus de séparation des hommes avec la nature extérieure sont bien antérieurs à l’émergence et aux développements des sciences modernes. Ils ont pris forme dès l’établissement des États (États-empire mésopotamiens, États-cité de la Grèce antique, États-royaux médiévaux) accompagnés par la création des villes, par la division de la société en castes, classes, puissances supérieures, par l’institution des religions et d’autres déterminations dites « civilisationnelles » du même ordre. L’appropriation de la nature extérieure, son exploitation, sa domestication et souvent sa destruction sont liées à ces processus de domination. Les biotopes des espèces animales ont commencé à se réduire dès les temps protohistoriques ; comme les déforestations s’accroître. À ce sujet, il ne faudrait pas oublier les destructions écologiques intenses et massives perpétrées par les despotismes antiques : déforestation de l’Attique, exploitation des sous-sols, massacres systématiques des animaux dans les sacrifices et les jeux. Sans pour autant parler, comme le font certains historiens, d’un capitalisme antique. La lutte pour le pouvoir et la puissance des toutes premières formes d’État s’avérait bien suffisante. []
  5. – Comme pour en rajouter, le président de la Région Nouvelle Aquitaine tambourine déjà à toutes les portes pour sauver « sa » ligne Bordeaux-Orly menacée par les nouvelles annonces gouvernementales. []
  6. – Mais aux dernières informations en date du 23 mai (in Le Figaro-économie) Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, aurait obtenu de la firme au losange une participation à « L’alliance pour les batteries électriques » que pilotent PSA-Opel et Total dans le cadre de la stratégie gouvernementale d’indépendance économique à reconquérir dans un secteur jugé essentiel à l’avenir. De fait Renault va être poussé à abandonner son modèle ancien d’implantations locales décentralisées, qui remonte au début des années 1960, pour se concentrer sue quelques gros sites, sur le modèle de Nissan d’ailleurs qui va fermer ses trois sites espagnols et suspendre la production de la Micra à Flins pour se concentrer en Europe sur Sunderland, en Angleterre, malgré le risque occasionné par le Brexit. []

Échange avec Larry Cohen sur l’État, les rapports sociaux, l’économie, la crise sanitaire…

Nous publions les remarques de Larry Cohen suite à la publication de Mystère de la productivité avec des réponses et approfondissements de J.Guigou.

 



 

Le 11 avril 2020

Salut Jacques,

Merci pour cet article, qui aborde pas mal de thèmes très pertinents. Quelques remarques plutôt que des critiques :

1) Sur les réactions sociales, qui me semblent tout compte fait assez faibles, un article paru dans Jacobin aux États-Unis fait quand même un recensement international de grèves axées essentiellement, mais pas exclusivement, sur l’insuffisance de protection pour les salariés ou l’obligation de travailler alors que l’activité n’est pas indispensable. L’auteur cite l’Italie, les ouvriers de Chrysler à Windsor (Canada), des ouvriers à Detroit, Memphis, les salariés d’Amazon (France, Chicago, New York), centres d’appel au Portugal, au Brésil et en Espagne, secteur hospitalier à Hong Kong et au Zimbabwe, au Royaume-Uni, postiers, éboueurs, employés communaux, bibliothécaires et, en Irlande du Nord, salariés d’usines de transformation de la viande… Sur les salaires et les conditions de travail, il y a eu des débrayages récents en Bulgarie, au Liban, au Kenya, au Nigéria, aux territoires palestiniens et chez les éboueurs de deux villes au Royaume-Uni. À suivre donc.

2) Si je partage dans l’ensemble votre point de vue sur la perte d’universalité (et donc de crédibilité) de l’État dans sa forme actuelle, je tiens néanmoins à rappeler que l’importance symbolique donnée aux soignants n’est pas un fait inédit. A titre d’exemple, le prestige des pompiers new-yorkais aux yeux de la population est très ancien (Paul Morand, alors diplomate à New York, l’avait souligné en 1930). C’est que, à mon avis, les gens ne font pas une distinction nette entre l’État et la vie sociale et donc les structures et les pratiques qui assurent leur survie ou leur sécurité. Bien sûr, Macron et compagnie exploitent ce filon, mais plutôt avec la même maladresse et la même incohérence qu’ils montrent depuis le début de la crise.

3) Je suis également d’accord avec l’idée que c’est la reproduction des rapports sociaux dans leur ensemble qui prédomine… sauf que j’aurais préféré un développement plus concret de cette thèse. En effet, je suis frappé par les efforts déployés pour sauver des personnes âgées et déjà en mauvaise santé, d’autant que cela permet de relativiser les clichés qui circulent à gauche sur le caractère impitoyable, antisocial, néolibéral et j’en passe du système. Cela vaut d’ailleurs pour la Chine et d’autres régimes asiatiques qui n’ont même pas à avoir peur de perdre les prochaines élections. L’idée de contrat social informel me vient spontanément à l’esprit, mais il faudrait que j’y réfléchisse encore.

4) Sur la monétisation de la dette publique, ça y est, c’est lancé au Royaume-Uni et sans discours bidon. Un article paru dans le Financial Times indique d’une part que la distinction entre politique monétaire et politique fiscale s’efface ici, puisque c’est au Trésor de décider de la durée du programme, et d’autre part que c’est exactement comme ça qu’ont procédé les États-Unis dans les années 1950 pour liquider l’énorme dette nationale contractée pour financer l’effort de guerre : ce sont les épargnants, petits et grands, qui ont été obligés de payer la note. Quant à la zone euro, il me semble qu’on en est encore loin.

5) Sur le télétravail, il me semble que ce sont surtout la vidéoconférence et vraisemblablement la télémédecine qui ont de beaux jours devant elles. Encore une fois, c’est la rapidité et la souplesse qui priment. Mais ce n’est pas impossible que les entreprises recourent plus massivement au télétravail et à l’intelligence artificielle pour pouvoir éviter à l’avenir que d’autres épidémies désorganisent l’activité au même degré qu’aujourd’hui.

6) Un dernier aspect à méditer. Selon David Harvey, des capitaux ont afflué massivement depuis la crise de 2008 vers le secteur du tourisme au sens large, qui présente l’avantage d’un cycle de réalisation (par la consommation) réduit au minimum. Compagnies aériennes, hôtellerie, centres de congrès, parcs à thème, offre « culturelle », tous ont bénéficié d’investissements massifs. Entre 2010 et 2018, le nombre de déplacements à l’étranger serait passé de 800 millions à 1,4 milliard. Harvey ne prétend pas que ce soit le capital qui a convaincu les gens de voyager, mais il attire l’attention à la fois sur l’effondrement actuel de tous ces secteurs et, en filigrane, sur la folie de cette forme de « consommation expérientielle » que nous voyons tous autour de nous.

Amicalement,
Larry

 



 

Le 12 mai 2020

Bonjour, Larry,

Quelques commentaires à tes remarques :

1. Les grèves et autres résistances recensées dans le monde à l’obligation de travailler alors que les protections sanitaires ne sont pas suffisantes et que l’activité de l’entreprise n’est pas indispensable furent (et sont toujours après le début de déconfinement), en effet, plutôt « assez faibles ». C’est le cas y compris dans les Grands groupes mondiaux. Le conflit entre des salariés des sites d’Amazon-France et la direction est emblématique de cette valse hésitation entre lutte frontale contre les conditions de travail et nécessité (intériorisée) de la poursuite de l’activité pour conserver les emplois. Il faut y ajouter, le recours à la justice pour trancher.

Le 21 avril dernier, à propos du conflit à Amazon-France et de notre analyse des rapports entre niveau I et niveau II du capital, JG écrivait ceci :
« Le conflit à Amazon France illustre assez bien les tensions entre niveau I et niveau II.

Je rappelle la chronologie des faits :

– Le confinement étant en vigueur depuis une quinzaine de jours, le syndicat SUD-Commerce de Amazon France dépose une requête auprès du Tribunal de commerce de Nanterre pour mise en danger de la vie des salariés dans les six plates-formes de distribution.

– Il y a une dizaine de jours, le Tribunal condamne Amazon France à mieux protéger ses salariés et à respecter la loi de sécurité sanitaire, à savoir : ne distribuer que des « produits essentiels » (alimentaire et hygiène/santé).
– Amazon France conteste le jugement, cherche des négociations puis décide de fermer pendant plusieurs jours tous les centres de distribution pour les désinfecter en disant aussi qu’il place en chômage technique (au frais de la collectivité est-il précisé) près de 10.000 salariés. Menace d’appel est brandie…
Amazon ajoute que le commerce en ligne continue car les commandes sont assurées par d’autres entrepôts en Europe et par les vendeurs indépendants d’Amazon mais qui utilisent son site. Amazon dit aussi qu’il ne livre plus « de smartphones ni d’ordinateurs » contrairement à ce qu’affirment des salariés.

– Un leader syndical CFDT partage l’avis du Tribunal mais ajoute qu’il est urgent de reprendre le travail sur des bases sécuritaires élargies. Un autre syndicaliste d’une fédération nationale dit que la pression qu’exerce Amazon sur les salariés et l’État est insupportable…

– Amazon prouve qu’il a placé sur les sites des milliers de gels et des milliers de lingettes contre les virus et que les distances sont respectées, etc. Une pétition ayant été approuvée par près d’un millier de salariés Amazon et surtout par des milliers de salariés des entreprises sous-traitantes demande la reprise immédiate du travail. Des soutiens dans ce sens affluent des centres Amazon aux USA…

– aux dernières nouvelles (21 avril 20), une négociation est en cours : la reprise du travail sur des bases co-acceptées semble prochaine.
Bref, voilà un cas de tension entre le niveau I du capital avec sa puissance technologique en réseaux (reproduction globale des rapports sociaux) et le niveau II de l’ex État-nation avec le droit du travail français d’une (moindre) puissance juridico-politique (reproduction nationale des rapports sociaux).

Pour l’instant le match est en cours (et sans arbitre, bien sûr) ; il semble qu’on s’achemine vers un compromis entre les deux niveaux sans que pour autant qu’aucun des deux ne sortent affaiblis du conflit.

Il est aussi à noter la désunion profonde des États membres de l’UE puisque aucun d’entre eux n’a interdit à Amazon la poursuite de son activité commerciale en ligne sur leur territoire.

Le « modèle social français » quant à lui, plie mais n’a pas rompu… Un seul chiffre sur la politique étatique de paiement du chômage partiel en France : 12,2 millions de salariés en chômage technique au 7 mai ; tarif : 26 milliards d’euros (source Figaro Économie).
Hypothèse : cette tension pourrait-elle s’accentuer jusqu’à aller vers une quasi-séparation (ou du moins une forte tendance à la séparation) ?

Ce « décrochage » et cette « déconstruction » entre les niveaux dont parle JW à la faveur de la montée des souverainismes et des protectionnismes puis de l’épidémie coronavirus, pourraient-ils se convertir en un clivage ?

Allons-nous voir le Groupe Amazon brader sa filiale Amazon France et … la voir être nationalisée par l’ex État-nation français car… c’est un Service Public majeur « pour la continuité de la nation » ? » (fin de citation)

À Amazon-France, la situation n’a guère évoluée depuis trois semaines. La direction annonce la réouverture des centres de distribution français pour le 13 mai ; un accord ayant été conclu avec les représentants syndicaux sur les conditions de sécurité sanitaire du travail. Elle déclare son désaccord avec la justice française. L’appel d’Amazon sur la décision du Tribunal de Nanterre ayant été confirmé par décision de la Cour d’Appel de Versailles le 24 avril, Amazon conteste ce jugement devant la Cour de Cassation. Elle ajoute que les commandes des millions d’articles achetés en ligne sont livrées par les sites d’Amazon des pays voisins.
La reprise du travail se fera-t-elle dans la continuité de l’anesthésie sociale ou bien autrement ?

2.Tu avances une hypothèse sur l’assimilation que feraient « les gens » entre l’État et la vie sociale et tu interprètes cette assimilation comme une sorte de « contrat social informel ». Cela rejoint nos récents échanges avec plusieurs interlocuteurs sur la fin de l’ancien rapport (hégelien) entre l’État et la Société civile1.

Si elle a eu une porté politique et historique pour qualifier la société de classe et son État-nation, cette distinction n’est plus tenable aujourd’hui ; et d’ailleurs depuis les bouleversements des années soixante et soixante dix. Avec la fin de la dialectique des classes, avec la totalisation du capital (cf. la globalisation) les grandes et fortes médiations des institutions de la société bourgeoise (les individus, la famille, la propriété, l’État, l’école, le travail, l’entreprise, les religions, etc.) ont tendance à se résorber dans une « gestion des intermédiaires » (cf. l’institution résorbée).

Les identités civiles, professionnelles, culturelles, sexuelles qui étaient dominantes dans la société de classe sont en grande partie délitées, voire dissoutes. C’est ce puissant et vaste passage à la moulinette par la capitalisation de toutes les activités humaines que nous avons nommé la « révolution du capital ». Certes, les individus, l’État, l’économie sont là, mais ils ne sont plus ce qu’ils étaient. L’organisation de « la vie sociale » n’est plus déterminée par les médiations institutionnelles issues de la société bourgeoise mais elle procède par une gestion des réseaux, y compris directement par les réseaux d’État ou indirectement par ceux dans lesquels l’État est un incitateur ou un opérateur effectif.

L’État n’est plus l’administrateur de la société, fixé (lat. status) dans une position surplombante, mais il se fait social, coopératif, innovateur, animateur, etc. Ce qui ne supprime pas, bien sûr, ses fonctions régaliennes d’ordre public, de contrôle et de répression mais elles les intermédiatisent par divers biais : information-communication, réseautage, professionnels ou bénévoles de l’intervention constitués en comité de pilotage, brigade sanitaire, accompagnants du « vivre ensemble », télé-guidage individuel disponible 24h/24, associations, ONG, etc. etc.

Dans la survenue d’évènements majeurs et par définitions imprévus (cf. Gilets jaunes, Corona virus…) c’est une combinatoire de ce type qui opère cette sorte de désétatisation du rapport social. Serions-nous là dans un « contrat social informel » selon ta formulation ?

Peut-être si on y voit des rapports temporaires, peu modélisées dont les acteurs sont multiples, évanescents, mobiles, polyvalents autant qu’ambivalents par rapport à un État perçu à la fois comme protecteur, comme partenaire et comme dominateur.
Sans doute pas si on se réfère au contrat social de type rousseauiste, jacobin, assembléiste, celui qui est basé sur « la volonté générale » (en fait, la volonté de la majorité la plus puissante) et donc sur un consensus politique partagé. Aujourd’hui, cette absence de tout « contrat social » est encore accentuée par la crise sanitaire. La profonde dissociation des rapports sociaux ne se colmate que de courts instants et sur un mode virtuel, délégué, à distance. Ainsi la célébration des Pompiers de New York en 2001 comme les applaudissements destinés aux Soignants en 2020 sont analogues à des manifestations de supporteurs d’une équipe sportive. Ce ne sont pas des « citoyens » d’un même corps-national (ou mondial) qui s’expriment mais des supporteurs qui se rendent « visibles », qui cherchent une reconnaissance comme « partenaire » du « jeu social ».
Dans notre temps présent, la référence politique à un « contrat social », quelles que soient ses reformulations républicanistes ou ses réactualisations souverainistes est devenue inefficiente, probablement définitivement caduque.

3. Sur les aspects plus économique et financiers de tes points 4 et 6, il me semble que les récentes notes de JW sur la crise sanitaire apportent des éclairages qui répondent à certains aspects de tes propos.

Amitiés
Jacques Guigou

  1. De différentes façons d’appréhender le virus… et l’État http://blog.tempscritiques.net/archives/3552http://blog.tempscritiques.net/archives/3552 []