Commentaire critique de l’article de C.Hamelin « Le RIC en dehors des rets de l’oligarchie »

Commentaire critique de l’article de C.Hamelin Le RIC en dehors des rets de l’oligarchie en réponse à notre article Dans les rets du RIC.

Pour Christophe Hamelin le RIC signerait un changement qualitatif par rapport aux luttes sociales parce qu’il ne serait pas une revendication sur des droits comme dans les revendications syndicales, mais une revendication politique parce qu’à la base d’une prise de décision. Arrêtons-nous sur ce point.

D’un côté, il semble abusif de dire que les luttes sociales sont des luttes pour des droits ou alors c’est les réduire à des luttes syndicales. Les grèves sous le Front populaire et le mouvement de Mai 68 étaient-ils des luttes pour des droits ? Et la période du Mai rampant italien qui court de 1969 à 1973 était-elle réductible à une lutte pour des droits ? Non bien évidemment et le mouvement des Gilets jaunes ne peut-être lui-même pensé comme un mouvement pour des droits ou alors il faudrait entendre cela au sens large et moral d’une lutte pour un droit à la dignité.

Et de l’autre, il est difficile de savoir ce qu’est le RIC. Est-ce seulement une revendication ou un moyen de faire aboutir des revendications ? Si c’est un moyen alors on peut dire qu’il est utilisable dans le cadre d’une lutte pour les droits comme on peut s’en apercevoir en lisant les revendications d’origine des GJ (« droit au travail dignement rémunéré », « droit au logement décent ») où on retrouve des thématiques et problématiques proches de celles de la première constitution de 1946 qui incluait le droit au travail par exemple, mais qui ne verra jamais le jour). Il n’a aucune sorte de supériorité par rapport à d’autres expressions du rapport de force comme les manifestations ou grèves contrairement à ce que dit Chouard qui pense que le RIC rendrait caduques ces formes parce qu’il ne conçoit rien en termes de mouvement ou de lutte, mais tout en tant que forme immédiate d’expression populaire. Ce qui, soit dit en passant, recueillerait facilement l’assentiment des patrons et de l’administration centrale. La position d’Hamelin sur ce point n’est pas claire.

D’un côté Hamelin dit que les manifestations ne seraient pas rendues caduques par l’existence du RIC, en cela il s’éloigne de Chouard ; mais de l’autre il considère que la manifestation se situe dans le contexte de la démocratie républicaine ce qui est une vision bien trop réductrice et quasiment syndicale de la manifestation. Une telle qualification non seulement est fausse historiquement si on remonte au temps des émeutes et des insurrections du tournant du XIX et XXème siècle, mais elle s’avère déplacée aujourd’hui. En effet, la manifestation typique des Gilets jaunes retrouve des allures spontanées, sauvages (pas de déclaration de trajet), voire émeutières à tel point que le pouvoir et « l’oligarchie » pour parler dans les termes d’Hamelin, en ont grandement peur et visent à la contenir par tous les moyens possibles (lois anticasseurs, fouille et confiscation de tout ce qui permet de se protéger, interdiction de manifester). Dans cette forme primitive de lutte que lui a redonnée le mouvement des Gilets jaunes, la manifestation n’est justement pas « incluse dans le Léviathan » comme l’affirme Hamelin parce que de fait, de par son existence effective, elle est remise en cause de l’ordre étatique et deson monopole de la violence légitime. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui fait que la fameuse « convergence » que tout le monde souhaite ou craint, c’est selon, ne se produit pas. Le mouvement des GJ, sans être révolutionnaire — même si sa référence principale est la révolution française — rompt avec la démocratie républicaine dont parle Hamelin et par là-même il rompt avec tout ce qui est acceptable de ce point de vue (la manifestation déclarée, encadrée et responsable). En conséquence, les politiques le traitent de « factieux » et les médias grand public qui un temps l’ont accueilli relativement favorablement, le dénoncent aujourd’hui comme anti-démocratique parce qu’il ne respecte pas les élus « qu’il va aller chercher », qu’il est contre la liberté de la presse parce qu’il ne supporte pas que celle-ci surinterprète sa parole et mente, etc.

Pour Hamelin « L’État n’est pas l’ennemi car il n’est que le bras armé du privé ». Du point de vue de l’analyse théorique nous sommes en désaccord avec ce point et d’ailleurs, au détour d’une phrase il nous dit que la société est aujourd’hui complètement étatisée. Mais cette position nous paraît aussi peu adaptée à la situation du mouvement des Gilets jaunes qui, justement, voit L’État comme ennemi soit parce que le personnel politique est corrompu soit parce qu’il serait au service de la finance et des multinationales du CAC 40, autant de puissances inatteignables pour le mouvement des Gilets jaunes qui se rabat donc sur l’ennemi de proximité. C’est seulement l’UPR et la revendication du Frexit qui par son souverainisme néo-gaulliste considère que l’État n’est pas l’ennemi et qu’il faut simplement lui redonner de la souveraineté. Mais pour la grande masse des Gilets jaunes, c’est L’État qui est l’ennemi de proximité à travers ses forces de l’ordre et ses politiciens et non pas le patron qui donne du travail parce qu’il est conçu sous la forme de l’artisanat ou de la PME. Ce rapport favorable aux « petits » contre les « gros » se retrouve dans la différence de traitement que les GJ infligent aux élus nationaux et à l’État d’un côté ; aux élus locaux de l’autre.

Le RIC peut être considéré comme le niveau de fixation du mouvement au niveau institutionnel et une façon qu’il a de se réintroduire dans le cadre démocratique tout en intégrant une critique partielle du système représentatif (limiter les prérogatives des élus plus que le principe de la représentation lui-même puisque la question du vote traditionnel n’est posée qu’à travers la prise en compte du bulletin blanc). Le RIC, ce n’est quand même pas la Commune ! Et c’est peut être pour cela que les Gilets jaunes sont obligés de désavouer toutes les tentatives de certains de leurs leaders qui veulent aller aux élections européennes. Les plus « politiques » d’entre eux voient la contradiction et cherchent à se présenter pour donner vie à l’idée du RIC, alors que le mouvement ne veut pas de représentants.

Pour Hamelin, la manifestation et la grève ne seraient plus des formes efficaces parce que la place du secteur privé par rapport au secteur public est devenue plus importante et la grève y est rendue plus difficile par la hausse du chômage. Mais que l’on sache, cela n’empêche pas les salariés de rejoindre les actions des GJ et même d’en être puisqu’on peut penser qu’ils ont acté le peu d’efficacité des dernières grèves y compris celles du secteur public, comme celle récente des cheminots. Pourtant, de ce constat ils n’en tirent pas la nécessité de passer à autre chose (cf. les professeurs des écoles qui préfèrent être Stylos rouges que Gilets jaunes) et le RIC ne les mobilise pas davantage.

Bref, on ne voit pas en quoi le RIC aggraverait les conflits avec l’oligarchie, sauf à ne considérer l’oligarchie qu’au sens d’Aristote qui opposait la démocratie du tirage au sort à l’oligarchie élective, mais cela se passait dans une société où le tirage au sort ne concernait de toute façon qu’une petite élite citoyenne elle-même bien peu démocratique. En fait, Hamelin conçoit l’oligarchie comme une caste politique dirigeante coupée des rapports de production et de ceux qui les contrôlent. Le RIC pourrait alors abolir le salariat comme Bernard Tapie voulait interdire le chômage. Il suffirait de s’en convaincre, puis de convaincre les autres électeurs en levant les raisons du scepticisme (finalement tout serait une question de communication).

Nous avons évoqué jusqu’ici l’hypothèse du RIC comme moyen, mais si c’est une fin, alors c’est que les GJ développent, sans le savoir pour la plupart, une thèse arendtienne en cherchant à ressusciter une sphère de la politique (et parallèlement « la vraie vie ») face à la « fausse vie » du monde de l’économie. Le RIC devient alors « un exemple d’intelligence collective du peuple » même si Hamelin fait remarquer qu’il faudra faire appel aux experts et aux intellectuels ; et qu’il n’est pas un outil mais « un principe politique de l’identification des problèmes à résoudre ». Cela a été effectivement le cas au début du mouvement avec la liste des propositions constitutionnelles et législatives posées comme relevant du RIC. Mais lister ce qui pourrait faire l’objet du travail d’une Constituante ne répond pas à l’urgence sociale qui a été à la racine du mouvement. Nous l’avons déjà dit cela reproduit la division/opposition qu’a connu la révolution française entre révolution politique et révolution sociale ; et l’on sait les conséquences humaines de cette division.

JW, le 2 mai 2019.

Regarder le train passer

Lettre aux camarades

En croisant des camarades qui peuvent avoir participé de près ou de loin à des luttes (CPE, contre-sommet type G8, Loi travail, etc.), mon implication dans un mouvement comme celui des Gilets jaunes a alimenté de récentes discussions. Des questions sont apparues et méritent qu’on s’y attarde car cela fait 5 mois que le mouvement des Gilets jaunes a commencé et la plupart de ces camarades n’ont participé à aucune des dimensions du mouvement. Il y a certes la vie : travail, enfants, etc. qui joue mais je crois qu’il y a plus.

Je vais donc aborder quelques-uns des points qui ont fait surface dans notre discussion à partir d’un premier argument :

Au début le mouvement était contre l’augmentation de l’essence à la pompe et cela ne donnait pas envie de rejoindre le mouvement.

Malgré le fait que nous avons tous des potes qui habitent hors grande agglomération, cette remarque se base sur une mécompréhension de ce qui fait la vie de bon nombre de foyers. Se déplacer dans les périphéries des villes et le rurbain, ce n’est pas prendre son vélo ou le métro pour aller dans tel ou tel endroit en un temps record, c’est prendre son véhicule à essence pour simplement vivre ou dirait un GJ, survivre. Pour la plupart des familles ce moyen de déplacement est indispensable. Que le prix de l’essence n’ait pas été compris comme un élément déclencheur pouvant amener plus loin, à ne pas circonscrire la lutte à ce point de départ, peut être compréhensible. Mais en creusant la discussion je me rends compte de tous les a priori qui se trouvent derrière ce discours : il ne fallait pas défendre ceux qui polluent et qui s’expriment dans un ras-le-bol pas très net, non structuré. Par exemple, là où l’exaspération envers les syndicats et la « gauche » était une des clés de l’élargissement du cortège de tête de la Loi travail, la défiance des Gilets jaunes envers ces organisations pose problème car justement ce n’est pas un marqueur idéologique, et donc c’est cela qui leur est reproché, alors pourtant qu’on trouve le même écart aux organisations… mais sans qu’il se voit décerner ses lettres de noblesse par les prétendus « radicaux ». En effet, les Gilets jaunes étant volontairement a-partisans cela rentre en conflit direct avec tout un héritage de luttes. Et comme le rapporte un copain par rapport aux Gilets jaunes, pendant des semaines tu entendais les militants parler de la « manif de beauf » du samedi.

Quant à mes camarades ils me demandent si le risque politique n’est pas grand dans le contexte d’un pays de droite et d’une tendance mondiale au conservatisme. Je n’évalue pas la situation de cette manière et déjà cela marque une rupture. La France reste un pays très à gauche rien que par sa tradition syndicale bien différente que dans d’autres pays. Je me demande quand même si les gens que je connais sont un jour sortis de France ? D’un autre coté, les premières victimes de l’instrumentalisation du mouvement par l’extrême-droite semblent être mes camarades car ils sont en dehors de toute analyse de la société du capital. Certes, la tendance prédominante du mouvement des Gilets jaunes n’est pas à l’attaque du capitalisme mais globalement ce n’est pas un problème de positionnement politique. Macron est le fruit d’une alliance de tous les bords contre les extrêmes. Ceux de gauche qui ont voté pour lui, par dépit ou pas, et qui le soutiennent de fait aujourd’hui contre le mouvement des GJ, me paraissent bien plus inquiétants. Cela fait penser à la manière dont le mouvement italien des années 70 a été battu : par l’alliance démocratique de tous les bords dont le PCI (voir la ligne de fermeté au moment de l’enlèvement d’Aldo Moro contre les BR).

Mais le risque politique semble d’autant plus grand à mes camarades qu’il n’y a pas de guide, pas de « plateforme » ou alors des listes de revendications qui parfois déroutent, voire rebutent. La nature première de cette révolte de fond est là, bien mal appréciée. Ceci surtout provenant de personnes qui peuvent avoir considéré par le passé que formuler des revendications, c’est déjà capituler.

Qu’est-ce qui amène dans un tel mouvement alors ?

D’abord je me rends sur un rond point à Feyzin, je vois que la parole est libre, non cloisonnée et je découvre des gens de tout type. Ni la curiosité, ni une volonté militante n’aura fait bouger mes camarades comme si aller sur un rond-point avait été prendre un risque pour soi-même.

Tu ne rentres pas dans un mouvement sans tes bagages mais tu en abandonnes des aspects rapidement et particulièrement tous les présupposés idéologiques qui te permettent de « tenir » en temps de paix sociale. Or, ce mouvement, c’est un grand saut dans l’inconnu. C’est exactement ce que l’on a pu ressentir à l’approche des samedis, des « Actes » qui contenaient des potentialités que personne ne pouvait anticiper (le négatif à l’œuvre). Ainsi, les GJ ont trouvé rapidement dans le mouvement des certitudes politiques nouvelles. Plus de tracé déclaré aux manifs, une casse assumée collectivement, des moments de solidarité forts, etc.. Dans le fond une révolte non balisée est ce qui semble le plus démobilisateur pour nombre de mes camarades… Cela peut paraître contradictoire à une personne extérieure à tout cela, mais par exemple, la manière dont l’ultra-gauche aura condamné le mouvement a été, selon moi, un révélateur. Cette ultra gauche enfermée dans son discours tout « communisateur » qu’il puisse être, pensait avoir déterminé à l’avance les limites indépassables de ce mouvement « interclassite » (horreur !). Pour elle et pour beaucoup de libertaires, il n’y avait là rien à sauver sauf pour quelques individus isolés ou suffisamment détachés des positions de leurs organisations respectives (qui quelles que soient leurs positions officielles ne se mouillèrent guère en l’affaire, de peur d’un faux pas).

Le mouvement des Gilets jaunes est un évènement au sens fort ; il y aura un avant et un après et ce pour tout le monde : politiques, syndicats, gauche radicale, etc. Je pense que mes camarades le perçoivent mais attendent ; ils ont observé ce mouvement de loin et verront bien : Allons boire un verre dans notre ghetto alternatif…

Gzavier – 19 avril 2019

Les impasses d’une lecture classiste du mouvement des Gilets jaunes

Ci-dessous un échange amical entre deux anciens militants des courants communistes de gauche. Ils interviennent à propos des premiers suppléments de la revue Temps critiques à propos du mouvement des Gilets jaunes. Tout en y portant attention et en n’étant pas parfaitement d’accord entre eux d’ailleurs, leur prisme d’analyse reste classiste même s’ils semblent diverger sur le porteur actuel ou le sujet de classe. JW qui échange de longue date avec eux intervient ici dans la discussion, mais après coup pour préciser la position de la revue quant à un mouvement des Gilets jaunes à laquelle elle participe activement, même si ce n’est pas toujours au nom de Temps critiques, mais dans un cadre bien plus large, par exemple à Lyon.

 


 
Sur le mouvement des Gilets Jaunes

Extraits d’un échange avec Maxime
Commentaire en couleur de JW, pour Temps critiques

Je suis d’accord avec ton appréciation sur les analyses de Temps critiques à propos des Gilets Jaunes : « le plus fin analyste », même si je ne partage pas tout ce qu’ils disent.
Tout comme toi, ils s’attardent sur la question de savoir si on peut comprendre ce mouvement en termes de « classes » ou de « classisme ».

Toi tu écris :
« C’est une émergence ; de quoi au juste ? là est la terrible question à se poser et l’on n’y répondra pas en continuant de passer par les catégories de “lutte de classe” » et de “sujet révolutionnaire historique : le prolétariat”.

Temps critiques écrit :

Ce mouvement « n’est pas classiste », « l’ensemble n’est pas une particularité identifiable (classe) ».

 

Tu écris « lutte de classe » au singulier et ne te réfères qu’au « prolétariat ». Je crois qu’avant de se pencher sur la place de celui-ci dans le mouvement il est nécessaire de savoir ce qu’il en est en termes de lutte de classes, au pluriel. Le sens le plus élémentaire du terme de « classe » est défini par la position « économique » de ses composants dans la vie sociale et cela indépendamment des idées et convictions de ses membres.

Le mouvement des GJ est une réaction à des mesures d’ordre économique qui depuis des années vont toutes dans le même sens : accroître la rentabilité d’un système basé sur l’exploitation de l’immense majorité de la population au profit d’une minorité. Les dernières décennies sont marquées par un accroissement sans précédent de l’écart entre les « pauvres » et les « riches ». La composition sociale du mouvement des GJ est diverse. Le capitalisme n’exploite pas seulement les travailleurs salariés, cols bleus ou cols blancs, les « prolétaires ». À travers ses banques et à travers la fiscalité de son État, il tire aussi profit du travail des petits paysans, des petits commerçants, des artisans, des « auto-entrepreneurs », etc. C’est cet ensemble de « victimes » du système qui forme l’essentiel des Gilets. Attention, les GJ ne se présentent pas comme des « victimes », ce sont les analyseurs socio-politiques ou médiatiques qui les voient en ces termes (victimes de la mondialisation, de la modernité, de la segmentation métropoles/périphéries, etc.). Mais eux affirment leur force et c’est cela qui leur donne cette détermination presque sans faille. Contrairement à tous ces discours de commerçants qu’on entend sur les marchés ou ailleurs et de salariés qui se plaignent et récriminent, les Gilets jaunes, quels qu’ils soient ont commencé à décourber le dos (c’est le titre d’un prochain texte). Ils ne sont pas ou plus des « victimes » car ils ont « découvert » ce qu’était la domination, non pas l’exploitation, mais la domination. Et c’est là que l’analyse de Raoul souffre d’un certain économisme qui l’empêche de comprendre le souffle qui pousse le mouvement, cette sorte de « liberté … guidant le peuple » dans sa version contemporaine. Une domination ressentie comme celle produite par l’Etat et les nébuleuses de l’hyper-capitalisme du sommet (grandes banques, patrons du CAC 40 et des FMN, Commission européenne), d’où d’ailleurs le complotisme latent de certaines franges du mouvement, mais on ne peut pas attendre, en l’état, qu’il soit plus clairvoyant que Le Monde diplomatique ou n’importe quel gauchiste anti-impérialiste ou altermondialiste.

Un ensemble qui n’est pas caractérisé par une couleur de peau, ni par des croyances religieuses ou philosophiques, un ensemble qui possède comme « particularité identifiable » celle de subir l’oppression économique d’un même système. Oui, mais ce n’est pas venu d’un coup. C’est l’extraordinaire vitesse de maturation du mouvement qui l’a fait passer d’un mouvement anti-taxe et anti-fiscalité qui d’ailleurs regroupait les traditionnels opposants à toute taxe ou impôt (d’où la déqualification rédhibitoire émise par la gauche et l’extrême gauche à l’origine), à un mouvement pour la justice fiscale puis à un mouvement pour la Justice, puis à un mouvement « social », puis à un mouvement anti-système à partir du moment où il a saisi les enchaînements (cf. par exemple son attitude changeante par rapport à la police).

Si on s’en tient à la définition de classe basée sur un critère fondamentalement économique, il s’agit bien d’une classe au sens large, si on ne se réfère pas à la classe au sens de Marx, quel est alors l’intérêt de garder le terme ? la classe des victimes, des exploités. Cette large catégorie est elle même composée d’une diversité de classes. Si tu choisis « classe au sens large » alors c’est l’inverse, c’est cette classe large qui est composée d’une diversité de catégories. Tout ce va et vient découle, à mon avis, du fait que la notion de classe, comme je le disais plus haut est employée sans cohérence définitoire définies suivant des critères plus précis : salariés, chômeurs, petits propriétaires, auto-entrepreneurs, retraités, etc. Ces critères ne sont que des catégories au sens statistique du terme et de toute façon il y a quelque chose que tu oublies, c’est que les GJ ne se posent pas socialement à partir du travail. Ils ne demandent jamais ou presque comme entrée en matière des discussions : « qu’est-ce que tu fais dans la vie ? », mais plutôt « Qu’est-ce que tu vis » qui est beaucoup plus global. Et tu l’oublies parce qu’en bon matérialiste marxiste tu penses que les conditions matérielles sont d’abord les conditions liées à la place dans les rapports de production et sous-entendu au type de travail alors que s’il y a bien une base matérielle à la révolte des GJ, elle est beaucoup plus englobante parce qu’elle met en jeu les conditions même de la survie. C’est pour cela que, depuis longtemps, nous disons que les contradictions du capital ont été portées du niveau de la production au niveau de la reproduction.

D’ailleurs, si l’on considère le camp qui s’oppose au Gilets, il apparaît aussi comme une classe, celle de ceux qui profitent et gèrent aux plus hauts niveaux le système dominant. Non, les enseignants sont massivement, soit étrangers au mouvement, soit profondément hostiles sans pour cela se rallier au camp techno-bureaucratique macronien. De même, les intermittents du spectacle pourtant souvent actifs dans les luttes sont absents du terrain parce que comme les enseignants ils méprisent la sauvagerie des GJ ou en ont peur, sans pour cela se rallier à Macron. D’ailleurs c’est aussi le cas de tous ceux qui ont adopté les valeurs de la post-modernité. Certes elles dynamisent le capital mais on ne peut accuser leurs tenants d’être du côté du capital. En fait, si on veut vraiment parler encore en termes de classes, les vraies classes moyennes sont là. Salariées ou non, du public ou du privé, plutôt « de gauche » ou plutôt « de droite », peu importe, ce sont celles qui ressentent le moins la domination parce qu’elles adhèrent encore aux idées de progrès, de modernité et même parfois d’émancipation si on limite celle-ci aux « questions de société » (il y a beaucoup de femmes ches les GJ, mais pas beaucoup de « féministes » pour ne prendre que cet exemple).
Cet ensemble est lui même composé de « sous-classes » dont les intérêts peuvent parfois être contradictoires mais qui ont un même intérêt face aux exploités : la bourgeoisie industrielle, celle commerciale ou immobilière, les hauts fonctionnaires de l’État, etc.

Mais, quelle que soit la façon dont on distingue ou regroupe les classes en présence, il s’agit bien d’une lutte de classes, au pluriel. Simple rationalisation en termes de classes de la notion de conflictualité sociale et donc sans effet heuristique car tes classifications ne peuvent déterminées aucune « frontière de classe », d’autant que tu as fait disparaître la notion d’antagonisme. La lutte de classes n’apparaît plus qu’en toile de fond de l’analyse, mais l’analyse n’en démontre pas l’existence.

Le terme de « peuple » a souvent été utilisé pour désigner ce qu’incarnent les Gilets Jaunes. Temps critiques écrit à ce propos :

« Ainsi, alors que dans le mouvement même, cet ensemble qui n’est pas une totalité (peuple) ni une particularité identifiable (classe) a tendance soit à vouloir se constituer comme une totalité des dominés (“les gens d’en bas”) dans les conditions présentes incluant les transformations du capitalisme : soit à vouloir réveiller celle d’un Peuple essentialisé à grand renfort de symboles de l’ancien État-nation français (drapeau et Marseillaise). »

 

En réalité le terme de « peuple » peut recouvrir de nombreuses significations. Mais dans l’ensemble elles tournent autour de deux principales. « Peuple peut désigner soit la totalité de la nation, soit la partie de la nation qui est dominée économiquement et politiquement. » (http://www.cnrtl.fr/definition/peuple) Cette ambiguïté est une source de confusion très fréquemment utilisée par les hommes politiques, de droite ou de gauche, pour justifier le nationalisme, l’unité « républicaine » de toutes les classes avec un langage « populaire ». Quand les Gilets Jaunes disent nous sommes « le peuple », « les gens d’en bas », ils ne prétendent pas être la totalité de la nation, mais bien une classe ou un ensemble de classes « dominées ». Quand une partie d’entre eux brandit des drapeaux nationaux ou chante la Marseillaise, cela veut dire pour certains « la vraie France c’est ceux d’en bas » C’est contradictoire parce qu’il y a l’idée, fausse d’après moi, que ceux d’en bas sont très nombreux (toujours cette idée des 99% de dominés) et ceux d’en haut très peu et comme les GJ ne partent pas du travail et de l’entreprise ils ont tendance à minorer les hiérarchies sociales intermédiaires (mais c’était déjà le même cas pour les Occupy et les Nuits debout), ceux qui combattent les dominants, mais pour d’autres, en particulier les minorités d’extrême droite, c’est du simple nationalisme, teinté de xénophobie et de repli sur soi.

C’est une ambiguïté qui traduit la diversité de l’appartenance de classe des GJ, dans la mesure où la place dans la vie économique TEND à favoriser tel ou tel type d’idées, de pensées. Il est plus facile pour une aide-soignante, un ouvrier d’industrie ou une institutrice d’envisager l’élimination de la propriété privée des moyens de production que pour un petit paysan ou un petit patron. Mais ce n’est qu’une tendance. Il y a aussi des prolétaires dans les mouvements d’extrême droite comme il y a des petits paysans qui comprennent « les communs ». Le déterminisme économique au niveau des consciences est une réalité importante mais, contrairement à la caricature que peut en faire un marxisme rabougri, il n’est ni absolu ni unique. Par exemple, dans le cas du mouvement des GJ, il ne fait aucun doute que des facteurs comme la personnalité et le style de Macron, s’autoproclamant Jupiter et parlant des gens « qui ne sont rien », ont joué un rôle important. Merci patron… Merci Macron. Il en est de même de l’image intériorisée d’une France pays des Sans-culottes et des révolutions. C’est bien là une base commune à la révolution française et au mouvement des GJ, ce caractère destituant de la révolte sous la forme du soulèvement (Nous sortons le 9 février un supplément initié par J. Guigou sur ce point)

Pour comprendre le mouvement, dis-tu, il faut se passer de la catégorie « lutte de classe », au singulier, et Temps critiques dit qu’il ne s’agit pas d’un mouvement « classiste ».

Cela peut vouloir dire que l’on n’a pas vu dans ce mouvement un prolétariat homogène, luttant seul pour ses seuls intérêts immédiats. Cela correspond à la réalité.

D’abord, tous les secteurs du prolétariat n’y étaient pas présents. Les plus pauvres en particulier y étaient pratiquement absents. Ce n’est pas parce que les habitants des banlieues sont peu présents qu’ils se désintéressent du mouvement. L’exemple du Comité pour Adama en fournit un exemple, les luttes des lycéens de banlieues ces derniers mois en est un autre. Les GJ qui habitent en banlieue donnent une explication qui certes ne vaut pas excuse : ils ont toujours 2005 en mémoire et le sentiment d’abandon et de stigmatisation qui s’en est suivi ne pousse pas à la solidarité avec un mouvement qui, lui-même, à l’origine, se développe dans un autre univers spatial et qui de plus ne cherche pas à s’en rapprocher (les jeunes des « quartiers » qui se mêlent aux manifestants sont tolérés surtout parce qu’ils sont très jeunes, mais leur jeu avec la police ou leurs petites provocations ne sont pas du gout de tout le monde. Ensuite, ceux qui y participaient ne se battaient pas pour des revendications spécifiques à la seule classe des salariés. Les questions soulevées touchaient, comme on l’a vu, l’ensemble des « victimes » du système : le pouvoir d’achat, par exemple. Elles concernaient aussi des questions plus globales, en rapport avec l’ensemble de l’organisation de la vie sociale : le rejet du spectacle « démocratique » des partis et des syndicats, la dénonciation de la « répartition des richesses », le combat contre la dégradation écologique de la planète : « les fins de mois difficiles et la fin du monde, même combat ».
C’est une évidence : ce n’était pas une lutte classique (classiste ?) des seuls prolétaires contre leurs patrons.

Mais tu dis qu’il faut aussi rejeter la catégorie de « sujet révolutionnaire historique : le prolétariat ».
C’est une question qui pour moi reste ouverte. Même si les conditions d’un dépassement du capitalisme sont très différentes de ce qu’elles furent pour les mouvements révolutionnaires « prolétariens » du passé, du fait en particulier de l’actuelle émergence de « germes » d’un mode de production non-capitaliste, il n’en demeure pas moins que certains secteurs de la société Trop vague, on a l’impression que Renault porte toujours espoir ou désespoir alors qu’il n’existe plus de forteresses ouvrières ; si encore Raoul parlait des salariés du secteur de la reproduction des rapports sociaux capables de bloquer les flux ou les services publics on comprendrait, mais là … sont de par leur situation économique et sociale, plus à même de désirer et de réaliser ce dépassement.

Une question me semble importante à cet égard : celle des rapports entre les prolétaires et le reste des participants au mouvement. Le scepticisme de certains « révolutionnaires » à l’égard du mouvement de GJ repose sur la nature « interclassiste » du mouvement. Deux remarques à ce sujet.

– L’« interclassisme » dont le mouvement a fait preuve est une alliance entre victimes du capital et non une alliance entre victimes et gérants du capital.
– Les principaux moments d’action révolutionnaire du passé caractérisés comme « prolétariens » n’ont pu être révolutionnaires que parce que le prolétariat n’y était pas seul. Ils ont été presque tous liés à des situations de guerre avec toutes les souffrances que cela comporte pour l’immense majorité de la population et pas seulement pour les prolétaires, en particulier dans les pays « vaincus », où la défaite facilite le rejet de la classe dirigeante. Dans les révolutions en Russie et en Allemagne à la fin de la Première Guerre mondiale, les soviets et les conseils de soldats, constitués souvent de « paysans en uniforme », ont joué un rôle crucial et décisif.

Temps critiques fait le même constat lorsqu’il écrit :

« Comme dans les mouvements révolutionnaires historiques (la Révolution française, 1848, la Commune, les révolutions russes et chinoises, l’Espagne, la Hongrie 1956, etc.) ou dans les soubresauts révolutionnaires (mai 1968 ; Italie 1968-78), nous n’avons pas à faire à des mouvements purement classistes qu’il ne s’agit donc pas de définir de façon classiste comme si la révolution allait forcément être facilitée par une pureté de classe et donc qu’il n’y aurait rien à attendre d’un mouvement comme celui des Gilets jaunes du fait de son « interclassisme ». Les luttes de classes ont justement été les plus virulentes quand cette pureté de classe était la moins évidente. »

 

De la capacité à gérer cette diversité dépend le succès d’un dépassement du capitalisme. C’est un des aspects importants de ce mouvement que de s’être confronté en pratique à cette question.

J’ai pu noter dans les témoignages sur la vie dans ces Agora du mouvement qu’étaient les « Ronds Points » et les « cabanes », qu’on y était souvent confronté au problème des divergences, en particulier sur la question de l’immigration. Certains témoignages disaient qu’au bout de plusieurs semaines de discussion et de convivialité les « anti-immigrants » avaient été ébranlés dans leurs convictions. D’autres disaient qu’on avait choisi de ne pas en discuter pour éviter des divisions. Oui, mais Raoul fait ici une confusion entre immigrés et migrants. Des descendants d’immigrés sont présents sur des ronds points (par exemple à Feyzin et même dans les manifestations et cela ne pose pas de problème apparent, mais la question des migrants est plus problématique, comme elle l’est pour la plupart des personnes, GJ ou non. De fait, même si sur la plateforme d’origine apparaît ce point et l’idée de retour au pays pour les déboutés du droit d’asile, il a été relégué dans les deux ou trois dernières préoccupations parmi la cinquantaine que compose l’ensemble et les banderoles contre le pacte de Marrakech ne sont guère brandies que quelques minutes par des identitaires.

Savoir gérer, confronter, surmonter les divisions ne sera pas toujours simple mais ce sera une des principales conditions de force d’un mouvement. Qui plus est, on ne parle vraiment de début de « révolution » que lorsqu’on assiste au refus par une partie des forces de répression de jouer leur rôle et à leur passage du côté du mouvement qu’elles sont censées réprimer.

À ce niveau, une question devra jouer un rôle essentiel : la formulation, la visibilité d’un projet révolutionnaire. Il est difficile de marcher ensemble si on ne sait pas où l’on va.

Temps critiques aborde aussi cette question :

« Mais ce qui va nous être alors rétorqué, c’est “que proposez-vous ?”. C’est la même chose que ce qu’on nous disait en 68 et avec en plus même pas l’échappatoire, pour certains, de répondre en proposant les modèles exotiques (Cuba ou la Chine). » (Une tenue jaune qui fait communauté)

 

Il n’empêche qu’il faudra bien répondre à cette question.
Le mouvement des GJ, en particulier au niveau de son autonomie par rapport aux organes d’encadrement que sont les partis politiques et les syndicats, a été rendu possible en grande partie par les nouvelles technologies de la communication. Techniquement oui, mais il est évident qu’il y a aussi une véritable volonté politique d’affirmation de cette autonomie, non seulement par rapport à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur du mouvement comme on le voit avec l’invalidation permanente de la plupart des leaders auto-proclamés… ou dans le simple déroulement chaotique de manifestations sans tête ni queue et même parfois « sans queue ni tête ». Internet, les réseaux sociaux ont été déterminants. Répondre à la question « que proposez-vous ? » devra tenir compte non seulement de ces nouveaux moyens de communication mais aussi de toute la révolution technologique actuelle qui bouleverse et bouleversera le processus même de production. Une révolution qui permet l’émergence sous forme embryonnaire de rapports non marchands, de façon pure ou hybride, au sein même des aspects les plus modernes de la production, celle des biens digitaux.

Raoul, 25 janvier 2019

JW en couleur, le 8 février

Gilets jaunes : « une République du genre humain* »

*Anacharsis Cloots (1793)

Texte issu d’une intervention le 16 mars 2019 à Fertans (Doubs) dans le cadre de l’Atelier de philosophie plébéienne consacré aux Gilets jaunes.

Un caractère d’événement

Alors que le pouvoir en place et l’État attendent toujours plus ou moins une petite révolte paysanne encadrée par la FNSEA, un mouvement de cheminots ou d’enseignants encadrés par les syndicats de salariés qui savent ne pas dépasser la ligne jaune ou même un mouvement lycéen ou une révolte des banlieues qu’ils savent plus difficile à contrôler, c’est du côté d’une population majoritairement rendue invisible qu’est venue la surprise en des temps qui sont ceux où les différentes forces de pouvoir cherchent à faire une place aux « minorités visibles ».

L’événement, au sens fort, c’est ce qui marque une rupture avec ce qui est attendu, que ce soit du point de vue de sa composante (ce n’est pas une classe ni même une catégorie ou une corporation), de ses objectifs (ils peuvent être aussi bien globaux que paraître dérisoires aux personnes extérieures) de son organisation (les médiations habituelles, syndicales ou politiques sont ignorées, l’attaque contre l’État est frontale) ou encore de ses moyens de lutte (action directe, occupation et blocages de lieux inhabituels comme les ronds-points, manifestations urbaines non déclarées, détermination à la mobilité non entravée dans les centres-villes au cours des manifestations).

L’événement, c’est aussi ce qui marque une rupture entre l’avant et l’après. L’avant parce que pas grand-chose ne le laissait présager (les Gilets jaunes sont une caricature de majorité silencieuse pour le pouvoir) et l’après parce que rien ne préfigure ce qui va suivre le soulèvement. Par rapport à la simple émeute, il perdure (trois mois maintenant), c’est en cela qu’il fait événement, mais la dynamique qui l’anime pendant ce temps n’est pas gage de transcendance ou de dépassement. Pour prendre un exemple, il y a des points communs entre l’événement Mai-68 et l’événement Gilets jaunes parce que dans les deux cas il y a bouleversement des comportements pratiques dans un déroulement qui n’est pas linéaire et qui peut très bien connaître son acmé au début, au milieu ou à la fin du mouvement qui fait événement. Dans tous les cas, il fait qu’on ne peut faire de la question : « Quelle perspective ? » ou « Comme cela va-t-il finir ? » la question essentielle. L’événement se suffit à lui-même et ne préjuge pas de son devenir et des risques encourus, de ses dérives, de son résultat (Mai-68 n’est pas réductible à Grenelle, le mouvement des fourches au parti Cinq étoiles, les Gilets jaunes au RIC, etc.).

Il est dans sa nature d’événement de se poser les questions dans des termes nouveaux d’où son allure « sauvage », de groupe en fusion, sa désinvolture par rapport à toutes les règles sociales de bienséance envers les différents pouvoirs, qu’ils soient politiques, économiques ou médiatiques et évidemment par rapport aux forces de l’ordre une fois qu’il en a compris la fonction répressive à son encontre en tant que corps particulier de l’État (cf. infra). Le choix entre respect de la légalité ou passage à l’illégalité n’est alors plus pour lui un principe défini à l’avance, comme dans l’action syndicale et politique, mais un sujet à traiter de façon pragmatique, au coup par coup et si passage à l’acte il y a il est assumé sans crier au loup ! Ainsi des milliers de gardes à vue signifiées aux Gilets jaunes, sans autre forme de procès, ne le pousse pas à se poser de façon essentiellement victimaire.

Une composition sociale diverse…

Le mouvement ne se laisse pas saisir aisément. Dans un premier temps sociologues, politiques et médias ont entonné l’antienne des classes moyennes, celles qui se sentiraient déclassées, qui jugeraient payer trop d’impôt, à la fois parce les pauvres n’en paieraient pas et parce que les puissants y échappent aussi par évasion fiscale. Et puis devant le peu de réalité de la chose, les commentateurs sont passés à la notion de « classe moyenne inférieure », regroupant par là un vaste magma qui serait composé des 50 % de ménages qui ne se situent pas dans les 25 % les plus riches ou les 25 % les plus pauvres. Le peu de sérieux de ces tentatives a conduit ensuite à privilégier finalement la notion de « classes populaires » qui permettrait de mieux rendre compte de ce que ressentent les protagonistes (« Nous sommes le peuple ») sans donner l’air de céder à une lecture populiste du mouvement. Un analyste qui se prétend géographe (C. Guilluy) s’est même saisi de ce dernier qualificatif pour désigner un ensemble surdéterminé par la division spatiale du territoire entre centre et périphérie, oublieux du fait que les « classes populaires » peuplent aussi les HLM des banlieues des grandes métropoles. Quant aux marxistes orthodoxes, ils ont campé sur leur lutte de classe éternelle, la plupart pour refuser un mouvement au mieux interclassiste au pire petit-bourgeois et réactionnaire comme si les événements révolutionnaires du passé avaient été mis en jeu par des classes « pures » (Canuts lyonnais mêlant salariés et artisans, paysans anarchistes ukrainiens de 1917 et d’Andalousie de 1936 côtoyant les conseils ouvriers). Pour rester au plus près de notre époque, dans les années 1960-70, en France et en Italie c’est justement le mixage entre souvenirs des révoltes paysannes de l’Ouest de la France ou du Mezzogiorno italien qui a produit cette insoumission à l’usine et la mise à feu et à sang d’une usine de la dimension de FIAT par les jeunes ouvriers insoumis à la discipline d’usine.

Et là, avec les Gilets jaunes, au niveau de « l’impureté », on est servi : 33 % se disent employés, 14 % ouvriers, 10 % artisans, commerçants ou auto-entrepreneurs, 10 % professions intermédiaires, 25 % inactifs ou retraités. Mais c’est quand on leur demande, dans des sondages et enquêtes, qu’ils répondent en ce sens, car l’une des caractéristiques premières du mouvement est de ne jamais aborder une discussion par le biais du travail concret effectué, mais par celui des conditions de vie. C’est d’ailleurs comme cela qu’il constitue son unité. Celle d’une commune condition de vie, difficile ou précaire. Par rapport à ces analyses en termes de classes nous pensons justement que la caractéristique du mouvement des GJ est d’être a-classiste, parce que ni l’analyse sociologique ou statistique en termes de catégories socioprofessionnelles ni l’analyse marxiste en termes de bourgeoisie et prolétariat ne sont pertinentes. Il n’y a plus de classes antagonistes au sens de Marx parce que les éléments objectifs (le nombre d’ouvriers et son enfermement dans les forteresses ouvrières et ses quartiers), comme subjectifs (la conscience de classe et de l’antagonisme capital/travail) se sont évanouies avec les restructurations et ce que nous avons appelé la « révolution du capital ».

S’il ya donc bien encore lutte, ce n’est plus d’une lutte de classes dont il s’agit et qui avait sa ou ses théories, ses perspectives inscrites de longue date et sur lesquelles se jouaient diverses partitions, mais avec les mêmes instruments.

Une lutte sans classe donc, au sens d’absence d’un sujet historique, même de rechange (l’étudiant, l’immigré, le sans-papiers) plutôt qu’une lutte de classes.

…Qui doit trouver ses propres références

Que le mouvement des GJ ne se rattache pas au fil rouge historique des luttes de classes ne signifie pas qu’il est dans un pur présentisme parce qu’il serait « mouvementiste » avant tout. En effet, il a tendance à ressusciter les grandes révoltes populaires du passé contre l’impôt et les taxes (cf. les Cahiers de doléances de 1788-89). Paradoxalement, c’est l’affaiblissement des États-nations (« à la française ») censés assurer l’égalité des conditions (Tocqueville et les révolutions américaine et française) et la fin des privilèges, qui, dans sa crise, produit à nouveau des inégalités sociales et de nouveaux privilèges (relations sociales, procédures de cooptation et clientélisme sous la forme du lobbysme, se substituent au régime méritocratique). Ainsi, de la même façon que sous l’Ancien Régime des charges étaient achetées aujourd’hui elles redeviennent héréditaires de fait si ce n’est de droit. C’est donc une remise en cause du pacte social en général auquel on aboutit et finalement autour de ce qui symbolise son financement, condition d’une reproduction plus ou moins satisfaisante du rapport social : l’impôt. Que la goutte d’eau qui fait déborder le vase soit fiscale n’est pas innocent dans un pays dont les pouvoirs publics refusent une réforme fiscale jugée pourtant nécessaire par tous, mais considérée comme une véritable usine à gaz. La grogne vis-à-vis de l’impôt déjà fort présente ne pouvait donc pas rester lettre morte à partir du moment où des mesures aussi provocatrices que la suppression de l’ISF sur la fortune et la hausse des carburants pour les ménages étaient prises sans justification légitime. Crispation contre l’impôt en général donc (c’est ça qui a fait parler en termes de mouvement de classes moyennes ou poujadisme à l’origine), mais révolte contre la spécificité française en matière de fiscalité qui fait que l’impôt sur le revenu progressif rapporte peu en France et que c’est par les taxes et la CSG non progressives que l’État engrange la majorité de ses recettes, taxes qui grèvent proportionnellement beaucoup plus les budgets modestes que les autres vu la structure des dépenses dans les budgets de ces ménages (le poids relatif des « dépenses contraintes » y est plus fort).

La Révolution française, la Marseillaise comme chant révolutionnaire des citoyens, les cahiers de doléance, les montées à Paris sur les lieux de pouvoir, le rappel au droit à l’insurrection de l’article 35 de la Constitution de l’an III, le RIC qui rappelle le droit de pétition de 1791, l’appel à une Constituante, voilà donc aujourd’hui les références que le mouvement se réapproprie, même s’il a parfois du mal à en saisir la dimension d’universalité dans toute son ampleur, universelle justement et donc non nationale, sa dimension citoyenne au sens de 1789-94, c’est-à-dire révolutionnaire et non pas citoyenniste qui elle répond à l’appel de responsabilité que l’État adresse à ses sujets quand il leur demande en fait d’obéir à ses règles (cf. l’instruction civique).

Trouver ses propres références et ses propres supports, c’est cela qui est difficile, car les regroupements de ronds-points ne sont pas des conseils ouvriers, l’assemblée de Commercy n’est pas l’assemblée ouvrière autonome de l’Alfa-Romeo de 1973, le RIC n’est pas le programme d’un parti communiste prolétarien.

En effet, le mouvement naît et se développe dans le procès de circulation plus que de production et pose la question de la reproduction des rapports sociaux d’ensemble (d’où son rapport conflictuel immédiat à l’État) plutôt que celle de la production et du rapport au patronat. Cela s’explique, entre autres, par la baisse de centralité du travail productif dans le procès de valorisation du capital avec l’inessentialisation de la force de travail qui en résulte et la tendance à la substitution capital/travail dans le procès de production. Il en découle, au niveau de la structure même du capital une importance accrue du procès de circulation et une tendance à la totalisation du procès production/circulation qui rend l’action de blocage des flux au moins aussi importante que la forme historique que constituait le blocage de la production par la grève et l’occupation des usines. Or, cela ne mobilise pas forcément les mêmes protagonistes (retraités, chômeurs femmes au foyer, étudiants, auto-entrepreneurs) et les GJ ont su se glisser dans cette configuration pour porter leur action là où ça fait mal sans pourtant enclencher un processus de grève.

Enfin, ces changements entérinent l’idée que tout se jouerait au niveau de l’hyper-capitalisme du sommet et ses représentants visibles : État, GAFAM, banques, Commission européenne, etc.

Un mouvement d’insubordination

De la revendication particulière (la lutte contre les taxes) à une révolte contre l’injustice fiscale puis, plus généralement contre l’injustice sociale avec des revendications de plus en plus proches de celles des salariés (augmentation des salaires et du SMIG, halte à la précarité, retour de l’ISF, fin de la CSG), le particulier tend vers l’universel.

Le mouvement n’est pas mû par une critique des conditions de travail et du travail, mais par une référence aux conditions de vie. Il est certain qu’auparavant, dans les luttes ouvrières, les conditions de vie jouaient leur rôle, mais étaient comme incluses dans les conditions de travail, car c’est la professionnalité qui déterminait le reste (la fierté d’être mineur ou docker et non pas la vie de misère qui leur était attenante). Alors qu’aujourd’hui, cette professionnalité a été en grande partie détruite et elle n’est plus qu’une composante (avec les conditions de travail) des conditions de vie plus générales. D’ailleurs les GJ ne se présentent guère par leur profession d’origine. C’est aussi cette caractéristique qui fait l’unité au-delà des différentes conditions. En effet, préalablement, c’est le collectif de travail qui faisait l’unité et l’idée d’une classe particulière dans son opposition à la classe dominante ; or aujourd’hui, cette unité n’est plus donnée directement par le capital qui a d’abord corporatisé les segments de la force de travail salarié, puis atomisé cette force de travail qui ne trouve plus guère son unité qu’idéologiquement dans les grandes messes syndicales. L’unité, si unité il peut y avoir ici ne peut donc qu’être reconstruite sur la base des conditions de vie, ce à quoi les Gilets jaunes se sont attachés. « Tous Gilets jaunes » en représente la formule la plus adéquate et récurrente qui dit la façon de faire des Gilets jaunes : l’idéologie et le politique ne sont pas les filtres qui guident le mouvement, malgré tous les risques que cela comporte.

Plus concrètement et à l’origine, ces conditions de vie sont marquées par les dépenses contraintes qui absorbent une part grandissante du budget des ménages pauvres ou modestes d’où l’accent mis sur les prix et les taxes jugées abusives, le pouvoir d’achat, le « reste à vivre » au 15 du mois et le « pouvoir vivre ».

Tous ces prix sont perçus comme un arbitraire de l’État qui fixe des prix administrés ou des grands monopoles/oligopoles qui fixent des prix mondiaux. Tous ces prix apparaissent arbitraires car sans rapport avec une « valeur » quelconque. Une chose facile à constater même pour des personnes peu versées vers l’analyse économique quand on voit le peu de rapport entre les variations de prix du baril de pétrole et celles du prix à la pompe à essence.

Dans cette mesure et à l’opposé de ce que l’on entend souvent, la conscience du mouvement des GJ n’est pas forcément moins avancée que celle des ouvriers ou salariés s’attaquant à des patrons précis. Les premiers s’attaquent directement à l’hyper-capitalisme, via l’État, alors que les seconds en restent encore à une conception de la domination reposant sur les mécanismes de l’exploitation. De cela peut naître l’illusion qu’il n’y a que peu de puissants (les fameux 1 %) et une immense majorité de dominés (les 99 %) ce qui occulte complètement la complexité de la hiérarchisation sociale des rapports sociaux capitalistes. Une des faiblesses du mouvement des GJ, mais déjà présente dans des mouvements censément plus conscientisés comme les « Occupy Wall Street ». Or, la plupart des Gilets jaunes n’ont que trois mois au compteur !

Le mouvement des Gilets jaunes n’est pas « social » au sens des mouvements sociaux traditionnels, mais il a une nature sociale.

Il n’est pas non plus directement politique, mais il a une âme politique parce qu’il déconstruit immédiatement l’évidence d’une soumission naturelle au pouvoir de la part des dominés par rapport aux dominants. C’est dans ce soulèvement qu’il produit sa propre violence, violence de détermination plus que violence effective parce qu’il ne veut pas de cadre et surtout, plus concrètement, qu’il déborde les cadres de la légalité républicaine. Le refus de déclarer les manifestations et leur parcours, les occupations de ronds-points et de plateforme sont les signes concrets de ce passage en force par l’action qui délimite un nouveau rapport de force. Là aussi nouvelle pratique par rapport aux mouvements sociaux habituels encadrés : ce n’est pas le mouvement qui s’adapte à un rapport de force établi qu’il prend en compte en phase statique, c’est lui qui produit le rapport de force « qui fait mouvement ». Son refus de négocier et sa critique de toute représentation, y compris en son sein, place alors la barre très haut et rempli de désarroi les différentes formes de pouvoir en place (gouvernements, médias, partis et syndicats), d’où la violence de la répression par les forces de l’ordre et la virulence du discours anti-mouvement dans les médias sérieux et la « pédagogie » par les images de la part des télés poubelles.

Mais tout cela ne doit pas occulter le fait que, malgré ses références récurrentes à la démocratie, le mouvement s’affirme bien plus comme un mouvement d’action directe que comme un mouvement pour la démocratie directe, même s’il n’y a pas forcément de contradiction entre les deux tendances. L’auto-organisation du mouvement, tant que les ronds-points en ont été l’axe majeur, est restée une auto-organisation de proximité sans formalisme, loin, par exemple, de l’assembléisme de Commercy qui, avec le RIC comme revendication unitaire apparaissent plutôt comme des recettes pour une porte de sortie par le haut d’un mouvement né par le bas, qu’une véritable perspective de développement et d’approfondisse­ment du mouvement…

Une communauté de lutte

Pour passer du virtuel des réseaux sociaux au réel du terrain de lutte, les GJ ont dû construire leur propre corps collectif à partir, pourtant, de l’éclatement produit par l’atomisation sociale et géographique. C’est de là que se sont dégagées des subjectivités elles aussi collectives au-delà des fragmentations objectives du corps social dans son entier. La communauté du travail, comme à Lip, qui s’érigeait en communauté de lutte n’est plus possible et s’y substitue la communauté de lutte directement comme seule communauté immédiate, mais en tant qu’elle n’existe que par la lutte (sinon, retour à l’atomisation et en conséquence à l’individualisme). Une communauté de lutte dont la perspective est universaliste (celle de la perspective d’une communauté humaine qu’anticipait déjà Anacharsis Cloots, révolutionnaire allemand de la Révolution française en en appelant en 1794, juste avant d’être guillotiné, à une « République du genre humain »), au sens où elle n’est pas exclusive (« Tous gilets jaunes »), même si elle peut parfois être tentée de se référer à une communauté nationale des gens d’en bas (elle bute sur l’ambiguïté et la polysémie de la référence citoyenne). Ce corps antagonique se fait peuple, mais celui-ci n’est pas essentialisé, même si, là encore, la référence à la communauté nationale et à la Révolution française ne sont pas véritablement « pensées » et questionnées). Corps antagonique qui s’oppose aux différents corps de l’État et à celui qui, tout à coup, lui est apparu comme son auxiliaire, à savoir le corps des forces de l’ordre, accusé, dès l’acte III de « collaboration » avec l’État. Il n’y a donc pas, à proprement parler, de demande par rapport à l’État, comme par exemple dans le cas des luttes dans la fonction publique, parce que l’État apparaît ici comme l’ennemi… sans que soit produite une claire critique de l’État en tant que pouvoir, que ce soit à la façon anarchiste ou à la façon américaine conservatrice.

Le « Tous ensemble » que l’on entend crier comme en 1995, n’est donc pas une demande de restauration de l’État-providence de la période des Trente glorieuses, mais un « “Tous ensemble” contre ce monde » qui peut effectivement s’ouvrir à toutes les problématiques autour de la question du climat et de l’écologie, des « grands travaux », etc.

Cette communauté de lutte est communauté de pratiques collectives proche de celle des ZAD avec l’expérience des cabanes de ronds-points. C’est fort, mais limité car le mouvement n’a pas de pensée de l’émancipation à portée de main. C’est la solidarité (fraternité) présente sur ses lieux d’action et les désirs d’égalité et de liberté qui l’animent. La tension individu/communauté s’y dévoile. Point.

Temps critiques, février 2019

Affiche – Gilets jaunes « une République du genre humain »

Gilets jaunes « une République du genre humain » _livret_A5

Gilets jaunes : des hérétiques de la politique établie

On lira ci-dessous l’entretien d’Anne Steiner et d’un journaliste du site Le Media presse paru lundi 14 janvier. Les analogies et les différences établies par Anne Steiner entre le mouvement des Gilets jaunes et les soulèvements ouvriers ou populaires du début du XXe siècle sont fructueuses. Elles permettent notamment de saisir en quoi l’actuel mouvement se situe dans la continuité des luttes du mouvement ouvrier révolutionnaire historique mais aussi, et surtout, en quoi il s’en écarte ; en quoi les Gilets jaunes s’affirment comme des hérétiques vis à vis des dogmes sur la lutte des classes encore en vigueur chez de nombreux militants de gauche aujourd’hui.

1/ Les Gilets jaunes ont commencé par des blocages sur des ronds-points et des ouvertures de péages. Depuis, le mouvement a évolué vers d’autres formes, avec en plus des rassemblements en grandes villes, qui sont souvent le théâtre d’affrontements musclés avec les forces de l’ordre. Sommes-nous passés des manifestations à l’émeute ?

Toute manifestation est susceptible de se transformer en émeute dès lors qu’elle n’est pas efficacement encadrée par un service d’ordre. Le modèle de la manifestation « raisonnable » avec autorisation préalable et trajet négocié s’est mis en place assez tardivement en France. Le premier exemple en a été la manifestation organisée à Paris, le 17 octobre 1909, pour protester contre l’exécution du pédagogue libertaire catalan Francisco Ferrer après qu’une première manifestation spontanée, le 13 octobre, ait tourné à l’émeute avec barricades, tramways et kiosques brûlés, rues dépavées, conduites de gaz mises à nu et enflammées, policiers revolvérisés… Mais c’est seulement après la première guerre mondiale que s’impose le modèle de la manifestation autorisée et contrôlée par les organisateurs eux-mêmes, un modèle qui, nonobstant quelques débordements en marge des cortèges, est resté dominant pendant plusieurs décennies.

On a pu voir durant la mobilisation contre la réforme du code du travail en 2016 que ce modèle vacillait et que les organisations syndicales n’avaient plus la force, ni peut-être la volonté, de s’opposer à la tentation émeutière portée par des éléments de plus en plus nombreux et déterminés. Mais il y a une grande différence entre la violence des cortèges de tête, esthétisée, codée, ritualisée même, et sous tendue par une théorie insurrectionaliste, et la violence des Gilets jaunes, beaucoup plus spontanée, non élitiste, au sens où tout un chacun, quelque soit son âge et sa vision du monde, peut s’y retrouver, y prendre part. Cette violence évoque, bien plus que celle portée par le cortège de tête, celle des cortèges indisciplinés de la Belle Époque « livrés au hasard des inspirations individuelles » que Jaurès, dans un plaidoyer en faveur du droit de manifester, opposait aux grands rassemblements de rue organisés sous le contrôle et la responsabilité du prolétariat lui-même.

Il y a chez les  Gilets jaunes un refus ou du moins une désinvolture par rapport aux règles établies depuis 1935 soumettant le droit de manifester à une déclaration préalable et à un itinéraire établi. Dès lors, leurs rassemblements peuvent être considérés comme séditieux et se voient exposés à une répression brutale des forces de l’ordre, ce qui suscite en retour une montée de la violence des manifestants, y compris de la part de ceux et celles qui n’avaient nullement l’intention d’en découdre avec les policiers et gendarmes. Le basculement de la manifestation à l’émeute advient d’autant plus abruptement qu’il n’y a pas d’intention préalable de commettre des violences, qu’il ne s’agit pas de détruire quelque misérable Mac Donald comme le premier mai 2018 pour se disperser ensuite, mais de livrer un combat à mains nues et à visage découvert jusqu’à l’épuisement d’une colère que rien ne peut venir apaiser. L’émeute survient quand la peur déserte les corps et les esprits, quand on ne craint plus les coups, les mutilations, les arrestations, les condamnations, quand la rage s’empare d’une foule sans leaders, ni organisation, sans « catéchisme révolutionnaire », quand elle s’empare de toutes et tous, sans aucune détermination préalable de genre, d’âge, de condition physique…

2/ Refus de toute représentation, de couleurs politiques et action directe : les Gilets jaunes ressemblent-ils à la CGT anarcho-syndicaliste ?

On ne peut pas comparer les Gilets jaunes, mouvement de masse protéiforme, à une organisation comme la CGT syndicaliste révolutionnaire qui, si elle refusait toute main mise des partis sur les syndicats, avait une vision claire des buts à atteindre et des moyens à utiliser. Il s’agissait de faire advenir une société sans classe ni état par l’action directe et par la grève générale.

En revanche, il est tout à fait possible de faire des analogies entre les grèves de la période syndicaliste révolutionnaire (1000 à 1500 grèves par an sur l’ensemble du territoire et dans tous les secteurs d’activité ente 1906 et 1912), et la mobilisation des gilets jaunes. Car ces mouvements surgissent souvent au sein de populations faiblement politisées, peu syndiquées, vivant dans des petites villes ou même des villages comme les serruriers de Picardie, les boutonniers de l’Oise, les chaussonniers de Raon l’Étape (je parle au masculin mais la part de la main d’œuvre féminine y est très importante). Le niveau de violence de ces conflits est souvent très élevé avec demeures patronales incendiées ou dynamitées, contremaîtres et patrons brûlés ou pendus en effigie, usines sabotées, bâtiments administratifs attaqués, et rudes affrontements avec la troupe.

Et l’on voit les victimes de ces exactions, découvrant comme au sortir d’un songe, la haine qu’ils suscitent dans le cœur de ces ouvriers et ouvrières qu’ils pensaient pouvoir continuer à opprimer, en toute impunité, à coups de règlements toujours plus draconiens, d’exigence de productivité accrue, de baisses de salaire. Exactement comme les classes dominantes sont prises d’effroi en voyant entrer brutalement en éruption ce peuple de « gilets jaunes » qu’elles croyaient apathique et à jamais vaincu, ce peuple qui a encaissé pendant plusieurs décennies les délocalisations, l’asphyxie des petites villes et des villages dans lesquels ils se trouvent relégués, la suppression des services publics, la perte de tout pouvoir de décision politique, la multiplication des taxes, et le mépris de moins en moins dissimulé des gouvernants.

Autre point commun, on observe dans les mouvements sociaux de la période syndicaliste révolutionnaire, une remise en question de la démocratie représentative, une méfiance par rapport aux partis politiques et par rapport aux députés qu’on appelle ironiquement les quinze mille ou les QM depuis que leur indemnité parlementaire est passée de 9000 à 15 000 francs annuel Pour améliorer leur condition, les acteurs de ces mobilisations croient davantage à la grève et à l’épreuve de force avec le pouvoir qu’à l’action parlementaire. Ils ne sont pas réformistes. Il y a un véritable désenchantement par rapport à la République qu’ils ont pourtant chérie.

3/ Contrairement aux émeutes anarcho-syndicalistes, tout se passe le week-end et il n’y a pas de manifestations en semaine. Comment l’expliquez-vous ? Les syndicats traditionnels sont-ils responsables de cet état de fait ?

Les mouvements émeutiers de la belle Époque adviennent pour la plupart dans un contexte de grèves longues et dures. Et dans un tel cadre, la mobilisation est bien sûr quotidienne. Mais en revanche, la grande révolte des viticulteurs du midi en 1907 a un mode de mobilisation comparable à celui des gilets jaunes avec des rendez-vous hebdomadaires chaque dimanche, seul jour chômé de la semaine. Ils se retrouvent à 15 000 à Capestang le 21 avril 1907, 80 000 à Narbonne le 5 mai, 150 000 à Béziers le 12 mai, 250 000 à Carcassonne le 26 mai, 800 000 à Montpellier le 9 juin. On voit toute une population qui vit de la monoculture de la vigne se soulever contre la paupérisation qui la frappe. Comme les gilets jaunes, les viticulteurs du Languedoc, se disaient apolitiques et n’avaient comme interlocuteur que le gouvernement auquel ils demandaient une législation contre la fraude. À ceux qui s’interrogeaient sur leur appartenance de classe et leurs préférences politiques ou qui les accusaient d’être réactionnaires, ils répondaient : «Qui sommes nous ? Nous sommes ceux qui doivent partout : au boulanger, à l’épicier, au percepteur et au cordonnier, ceux que poursuivent les créanciers, ceux que relancent les huissiers, ceux que traquent les collecteurs d’impôts. Nous sommes ceux qui aiment la République, ceux qui la détestent et ceux qui s’en foutent »

Le mouvement des gilets jaunes ne démarre pas à partir d’une grève. Leur seul interlocuteur est l’État. Ils lui demandent une fiscalité plus juste et une hausse du salaire minimum puisque c’est à l’État qu’il revient de fixer ce montant. C’est une lutte de classes puisqu’elle pose le problème de la répartition des richesses et du pouvoir, mais elle n’a pas l’entreprise comme terrain. Aussi les syndicats sont ils hors-jeu. Et la seule réaction syndicale à la hauteur des événements serait un appel à la grève générale illimitée qui n’aurait bien sûr aucune chance d’aboutir. Certains salariés pourraient peut-être, profitant de l’affaiblissement de l’exécutif, se lancer dans un mouvement de revendication et utiliser l’arme de la grève. Mais quoiqu’il en soit, le principe des manifestations le samedi me semble très pertinent car il permet à tous, grévistes ou non grévistes d’y participer. Durant la mobilisation contre la réforme du code du travail, si les effectifs des manifestations, qui avaient toujours lieu en semaine, ont décru au fil du temps, c’est en partie parce qu’il était impossible à beaucoup de salariés de poser de nouvelles journées de grève.

4/ La question du rapport des forces de l’ordre reste ouverte. Le mouvement doit-il chercher à attirer une partie d’entre-elles ?

Au début du mouvement, il y a eu plusieurs tentatives de fraternisation avec les forces de l’ordre, notamment sur les ronds points. Et bien entendu, policiers et gendarmes auraient pu se retrouver dans les revendications des Gilets jaunes puisqu’ils partagent les mêmes conditions de vie, salaires modestes, et souvent habitat péri-urbain. Mais dès les premières manifestations en ville, les Gilets jaunes ont fait l’expérience de la répression, ils ont été tour à tour nassés, bloqués, aspergés de gaz lacrymogènes, soumis à des tirs de LBD ou de grenades offensives, matraqués. Cela a détruit toute illusion d’un possible passage à la sédition des forces chargées de maintenir l’ordre. Seul rempart du gouvernement contre la colère du peuple, celles-ci ont obtenu la compensation financière qu’elles réclamaient et, selon toute vraisemblance, elles tiendront bon.

Pour beaucoup de Gilets jaunes, qui n’avaient jamais manifesté, et qui, dans leur ensemble, ne nourrissaient aucun sentiment d’hostilité à l’égard de la police, cette brutale confrontation avec la répression a constitué un véritable choc. Elle a fait naître une haine incommensurable et une volonté d’en découdre, suscitant en retour un accroissement des brutalités policières. Le nombre de blessés graves est impressionnant. Une femme, qui ne manifestait même pas, a été tuée à Marseille sans qu’on entende le ministre de l’intérieur ou le chef du gouvernement s’excuser. Si la victime collatérale de ce tir de grenade avait été une habitante des beaux quartiers de la Capitale, gageons qu’elle aurait eu droit à davantage d’égards ! Il est, de même, tout à fait inédit d’entendre un ancien ministre, de l’Éducation nationale qui plus est, regretter que les forces de l’ordre ne puissent tirer, à balles réelles, sur les manifestants. On peut se demander d’ailleurs, si en l’absence de toute réponse politique, cela ne va pas finir par arriver.

5/ Des Gilets jaunes ont tenté, en décembre, de bloquer le marché de Rungis, qui alimente Paris et sa région. Lors d’une précédente interview, vous expliquiez : « Aujourd’hui, il faut faire la grève générale de la consommation, c’est le seul levier sur lequel nous pouvons agir. C’est-à-dire qu’il faut réduire de façon drastique sa consommation de biens industriels, se détourner au maximum des circuits marchands, et produire autrement ce que nous considérons comme nécessaire à notre bien-être. Le capitalisme ne survivrait pas à une désertion en masse de la consommation. » Les Gilets jaunes peuvent-ils se diriger vers cela ?

Les Gilets jaunes ont bloqué également des centres commerciaux et des dépôts de marchandises. Et leurs manifestations hebdomadaires en centre ville ont eu comme résultat de faire drastiquement chuté les achats au moment crucial des fêtes de fin d’année. Ces fêtes, qui auraient pu sonner le glas du mouvement, n’ont pas entamé le moins du monde la détermination des protestataires. Et c’est là que peut résider l’espoir de voir le mouvement évoluer vers une remise en cause des pratiques habituelles de consommation. Nombre de gilets jaunes ont affirmé qu’ils ne ripailleraient pas comme le veut la tradition et qu’ils préféraient passer le moment du réveillon dans les cabanes édifiées sur les rond points, ces micro ZAD. Ils ont expérimenté le goût de la commensalité, comme dans les soupes communistes des grèves d’antan, où l’on collectait des aliments que l’on préparait et mangeait ensemble. De ces expériences inédites, de nouvelles pratiques de consommation peuvent naître. Elle peuvent amener à se détourner de la nourriture industrielle nocive et finalement coûteuse pour produire, échanger et partager de quoi manger. Mais aussi à fabriquer ou à recycler vêtements et objets divers, à mutualiser certains biens comme les véhicules. Au niveau local, sans passer par les applications qui transforment tout ce qui relevait du don, du prêt, du partage, en marchandise.

Actuellement de nombreux Gilets jaunes sont décroissants par obligation et sous-consommateurs par nécessité, ils peuvent très bien le devenir par choix s’ils perçoivent la charge subversive de tels comportements. Cela n’adviendra pas en quelques semaines, il faudra du temps, mais quelle que soit son dénouement, cette lutte ne laissera pas indemnes ceux qui l’ont menée et il se peut bien qu’elle les conduise sur ces chemins là.