Capital, rapports à la nature et pratiques critiques

Cet échange faite suite à des questionnements de Max sur une liste de discussion (dans laquelle J.Wajsztejn a été inclus) à propos des limites de la théorie marxiste et plus précisément de la théorie du prolétariat à la lumière du présent et particulièrement des rapports à la nature que Max aborde sous l’angle du dérèglement climatique et de la sauvegarde de la diversité. C’est par sa lettre que nous commençons dans laquelle il maintient quand même des présupposés marxistes comme la « logique de la valeur » dont on peut douter que cette dernière soit à l’origine et la cause principale des phénomènes qu’il dénonce. J.Wajsztejn lui adresse ensuite quelques remarques…


Le 20 octobre 2021

Comme je l’ai déjà signifié plusieurs fois, j’aimerais bien que nos échanges ne stagnent pas dans la marigot du Sars-Cov-2, de la Covid, de Raoult… Je vous le demande : qu’est-ce qu’on peut bien tirer de tout ça ? Pour moi, je l’ai déjà dit aussi, l’important n’est pas l’histoire de la pandémie en soi. Je la vois, cette pandémie, comme un signe supplémentaire de l’approfondissement de l’emprise du capitalisme (et de ses États, en réseau ou par nations) sur nos vies en même temps que du dérèglement climatique et de la biodiversité. Et, à ce dernier plan, pas le signe le plus grave : les inondations, les incendies, les désertifications, les glissements de terrains, etc., tout ça à l’échelle du gigantesque, du tellurique, c’est plus inquiétant encore que l’épidémie d’épidémies.

Je souhaiterais qu’on en revienne au fil tendu par Michel l’ancien (Po) sur l’entrée dans une nouvelle phase de capitalisme d’Etat et ma réaction presque consensuelle à ça. Le « presque » est déclenché par le fait que Michel, dans son point de vue, n’inclut pas le problème du bouleversement climatique et de ses conséquences pour le moins dire préoccupantes. D’où la question posée dans mon précédent long courrier […].

Aujourd’hui, le capitalisme n’inquiète pas seulement par ses tendances autoritaires (surveillance, contrôle…) et ses visées transhumanistes, par quoi il essaie, comme toujours, de surpasser ses contradictions internes et ses crises économico-sociales aux dépens des hommes ; il nous angoisse parce que sa simple activité bousille les conditions physiques premières de nos existences. Cela, ce paramètre, c’est nouveau pour nous, il n’entrait pas – ou très partiellement et indirectement — hier dans nos pronostics sur la « santé » du capital. Maintenant, l’impact écologique (nocif) immédiat du capitalisme doit faire partie constamment et au premier chef de nos examens. D’ailleurs, cet impact de l’activité capitaliste sur le changement climatique, sur l’écologie, ne peut pas ne pas avoir de conséquence sur la vie en soi du capital comme système économique. Voyez les plans de transition énergétique, les Great New Deals…, dont ils nous rebattent les oreilles, c’est bien la preuve que le changement climatique, ça les préoccupe, ces messieurs-dames du capital. Bien entendu, tous ces plans seront, à plus ou moins long terme, vains pour la santé écologique de la planète.


Pour nous, cela doit être très clair : tant que le capitalisme vit, tant que l’on ne l’aura pas éradiqué, son existence aggrave chaque jour davantage la détérioration écologique générale. Il sera de plus en plus difficile de « réparer » les dégâts, de plus en plus impossible de le faire, même en société communisée. C’est la logique de la valeur et de la nécessité constante de la valorisation du capital qui est responsable de la catastrophe écologique où nous sommes entrés depuis plusieurs décennies ; la catastrophe n’est pas devant nous, nous sommes déjà en plein dedans. C’est la même chose qui, fondamentalement, explique les crises internes du capitalisme et le désastre de l’activité capitaliste dans la Nature. C’est pourquoi, lutter contre le désastre écologique et éradiquer la capitalisme composent une même action. C’est pourquoi, il ne s’agit plus seulement de renverser l’emprise politique du capitalisme mais encore de rompre avec la logique productiviste et travailliste à la base de la loi de la valeur. Contrairement à ce que nous disions naguère, rien du capitalisme ne peut plus servir, une fois corrigé, redressé et redirigé, à une société communisée. Plus rien de positif.

Vous ne trouvez pas, chers camarades, que c’est de ça dont il faut parler ? De ça et de la force sociale de masse en mesure de réaliser le programme d’éradication de la loi de la valeur. C’est l’autre grande question lancinante de l’époque. Là-dessus, le non-mouvement (comme dirait Jacques W.) des baladeurs anti-pass sanitaire du samedi ne nous aide pas du tout à répondre, bien moins, en tout cas, que les Gilets jaunes, qui avaient eux-mêmes des limites assez sérieuses.

Maxime


Lettre de J. Wajnsztejn le 2 novembre 2021.

Avec retard et sur quelques points d’une façon un peu décousue :

1- d’abord sur la valeur : Max qui ne raisonne plus dans les termes marxistes de la contradiction forces productives/rapports de production, nous fait un développement sur ses préoccupations environnementales, mais qui sont pour nous de l’ordre plus général du rapport des hommes à la nature et non propre au capitalisme. À la suite de quoi confondant valeur et capital, il veut éradiquer le capital qui suivrait la logique de la valeur ; or l’apparition et l’existence de la « valeur » sont bien antérieures au capital de plusieurs siècles et même de millénaires (un travail sur l’origine de la valeur que Marx n’a pas été fait et dans lequel, à notre avis Camatte s’est perdu [NB. nous ne sommes pas tous d’accord sur ce dernier point précis dans Temps critiques].

Donc nous ne comprenons pas trop ce qu’il veut éradiquer et en plus sous forme d’un « programme » qui serait à l’ordre du jour (est-ce le retour du programmatisme ? Nous ne le pensons pas quand même !). Comme nous l’avons écrit à différents endroits, c’est aujourd’hui le capital qui domine la valeur (d’où son « évanescence ») et c’est cela la spécificité de notre époque qui fait justement que l’élimination de la valeur ne peut être un objectif pour nous.

L’éradication de la valeur, c’est la société capitalisée qui tend à la réaliser en ne posant plus les questions qu’en termes de prix. C’est ce que montre actuellement la question des prix de l’énergie sans aucun rapport avec une quelconque « valeur » autre que celle qui provient et est déterminée par le rapport de forces entre offre et demande confronté à la logique bureaucratique des prix administrés ; l’État en France se chargeant de faire les « compensations » (le chèque énergie).

Parallèlement, et au niveau mondial cette fois, ce qui n’avait pas de prix parce que n’avait pas de valeur au sens économique du terme, tend à être privatisé et doté d’un prix au grand dam des défenseurs des « communs » (une variante post-moderne des services publics). C’est une tendance, à laquelle le capital et les États ne parviennent pas intégralement car sur ce point le capital n’a pas réalisé sa « communauté matérielle » pour parler comme Invariance ; il y a des obstacles et des résistances y compris de la part des États et des mouvements de lutte. Il y a donc encore des choses « qui n’ont pas de prix1 ». Donc, toujours en tendance et par hypothèse, la valeur peut être presque entièrement dominée par le capital comme nous l’observons aujourd’hui. La valeur n’a pas disparu, mais elle est comme effacée des réseaux et des rapports, elle n’opère que par défaut en quelque sorte. Le capital peut donc s’émanciper de la « logique de la valeur » et poursuivre son cours chaotique… sans s’effondrer.

2- d’une manière beaucoup plus générale, en se préoccupant essentiellement de « l’environnement », Max oublie que la lutte sur le climat y compris chez les Youth for climate n’est pas une lutte contre les autres transformations en cours du procès-capital.

Par exemple, aujourd’hui, on apprend que Facebook change de nom et devient MetaVerse : une étape de plus dans la virtualisation de l’ensemble des activités humaines que permet la puissance des technologies numériques actuelles. Le travail avec MetaVerse est non seulement un télétravail (ça, c’est aujourd’hui, c’est la préhistoire de la virtualisation de l’activité) ; le travail vivant tend à être effacé, supprimé par sa « réalité augmentée » ; il n’est plus en acte : il est en puissance et cette puissance n’est pas du tout une potentialité ; non, elle est effective, immédiate, actuelle.

Ainsi, la puissance totalisante (et non totalitaire) du monde numérique tend à supprimer toute extériorité, toute réalité étrangère ; de quelque nature que soit cette réalité : humaine, technique, physique, métaphysique ; qu’elle soit hostile, coopérante ou indifférente. Alors l’aliénation disparaît. Elle perd son caractère de captation du soi, de ses produits ou de ses œuvres par un autre que soi, une puissance qui a dépossédé le soi et à l’égard de laquelle il devient dépendant, soumis, voire esclave … consentant comme dans les théories post-modernes qui abandonnent la perspective dialectique (le négatif devient une « pensée erronée ») au profit d’un empirisme descriptif de la révolution du capital ; d’où le succès  outre-atlantique des déconstructeurs de la French theory, puis en Europe et ailleurs.  

Et s’il nous faut revenir sur la « théorie », c’est plutôt à partir de ce biais que cela est possible car c’est celui qui nous permet de maintenir vaille que vaille ou de rétablir le fil rouge, si ce n’est des luttes de classes, du moins des luttes contre le capital et le maintien du rapport passé-présent-futur. Ainsi ce qui se passe de ce côté là tend à rendre caduc l’ancien rapport dialectique entre aliénation et émancipation, un point central de la théorie communiste.

Et on assiste, si ce n’est à la disparition, du moins la dissipation, l’effacement de toute référence à l’aliénation (et aux aliénations). Comme notion et comme expérience individuelle et collective, l’aliénation s’est…absentée ! Pourquoi ? 

Une hypothèse (à réapprofondir) c’est, justement, l’intensification de l’englobement des activités humaines dans le monde du capital, dans la société capitalisée, où toute négativité disparaît ou plutôt est convertie en souffrance et victimisation subséquente, discrimination plutôt qu’inégalité, déviation, incapacité.

La séquence occupation des places pendant Nuits debout-manifs contre le projet de loi El Khomri-mouvement des GJ-mouvement contre les retraites, pouvait laisser penser à la possibilité effective d’ouvrir un cycle qui ne se résume pas à l’habituel balancier mouvement-défaite/mouvement-défaite, mais même avant le clap de fin du confinement on a bien vu que le mouvement contre la réforme des retraites n’arrivait pas à intégrer les caractères spécifiques et novateurs de la lutte des Gilets jaunes.

Pour les anciens Gilets jaunes nous ne croyons pas que ce soit une question de conscience. Mais ça c’est plutôt le fruit d’une « position » Temps critiques liée à notre cursus théorique mais aussi à notre expérience qui fait que nous ne « croyons » pas à la « conscience » et à l’importance de la prise de conscience. Par exemple, quand dans nos articles sur les classes nous disons que la théorisation de Marx, d’influence hégélienne, sur la classe en soi et pour soi nous paraît la plus acceptable, nous n’en acceptons pas pour autant le fait que cette conscience « pour soi » soit le fruit d’une accumulation d’expériences prolétariennes. Cette conscience là est finalement la conscience trade-unioniste où la notion de classe pour soi devient quasi corporatiste et définit l’aristocratie ouvrière qui accumule les droits et les positions au sein de la société bourgeoise d’abord puis pendant la société qu’on pourrait dire « salariale » de la période des Trente glorieuses.

Pour nous la classe pour soi est bien plutôt un surgissement comme par exemple en 68 en France et surtout en Italie entre 1969 et 1975 quand un certain et finalement incertain alliage s’instaure entre la classe ouvrière relativement garantie (et syndiquée) et de vieille tradition et la jeunesse prolétaire du Sud qui découvre et refuse la discipline du travail et de la ville (le sujet de la théorie opéraïste en quelque sorte comme c’était déjà le sujet des livres sur 68). « Pour soi » n’a alors rien d’une prise de conscience progressive où l’en soi se transforme en pour soi. En effet, les protagonistes du mouvement n’ont pas le temps de prendre conscience par un procédé réflexif qui demande du temps qu’ils n’auront jamais, mais tout d’un « orgasme de l’histoire » que chacun ressent dans ses tripes, une sorte d’électrisation où beaucoup sont prêts à tout risquer. Ce n’est pas de l’ordre de l’appropriation, car les prolétaires italiens ne se sont emparés de rien et en tout cas pas des usines ; ils ont manifesté un immense mouvement de refus qui a soudé les collectifs de lutte (cf. nos développements sur la communauté de lutte) ; alors plus rien de corporatiste et presque plus rien de classiste ne subsiste. De même en France, la CGT a occupé les usines, les jeunes ouvriers ont « occupé » la rue et les quartiers où ils ont retrouvé les étudiants.

Pour en revenir aux anciens Gilets jaune, nous ne pensons pas qu’ils aient « conscience » de la faillite de la stratégie des ronds points. Bien sûr qu’ils en ont vu les limites comme les étudiants de 2006 ont vu celles des blocages de fac ; il n’empêche que si un mouvement de ce type géo-sociologiquement parlant ressurgissait, les ronds points seraient sûrement à nouveau utilisés comme lieu. Non, ce dont ils ont « conscience » et nous aussi (mais le terme de conscience ne convient pas ici), c’est que nous sommes dans la nasse. Que le Covid et le confinement ont accru les séparations et l’isolement (là encore je te renvoie à notre dernière brochure). L’ex-Gilet jaune qui n’a pas chopé le virus de gauche au passage, est retourné cultiver son jardin parce qu’en dehors des périodes d’effervescence sociale, il n’y a plus rien ou presque. La lutte au quotidien sur les lieux de travail a depuis déjà de nombreuses années baissé d’intensité du fait de la détérioration du rapport de forces capital/travail au détriment du travail. C’est bien ce qui faisait le décalage entre le mouvement des Gilets jaunes qui affrontait le capital, mais sur un autre terrain que celui du travail et des luttes quotidiennes sur ce terrain du travail devenues dérisoires où changeant de nature (souffrance au travail harcèlement, discriminations, etc) rendant difficile si ce n’est impossible un approfondissement de l’affrontement sans que l’unité soit un préalable. À la place on eu droit à l’idée de « convergence » des luttes bientôt transformée en tarte à la crème des apprentis bureaucrates du climat et des bureaucrates confirmés de la fraction de gauche des syndicats. Des coquilles vides (cf. le texte de Greg, Gzav et Ju dans le numéro 20 de la revue).

On peut dire que les ex-Gilets jaunes ont fait l’expérience de tout ça. Ils en sont sortis « vaccinés ». Il en restera peut être quelque chose, mais ce serait une erreur de penser que grâce aux prises de conscience successives, il y aurait comme un cumul possible de toutes ces expériences qui ferait progresser le prochain mouvement. Historiquement, il n’en est rien : après chaque mouvement qui porte atteinte à l’ordre établi s’il n’y a pas victoire il y a défaite et on repart de zéro ou presque. Et on pourrait dire que c’est vieux comme le monde ; la seule spécificité du capitalisme en tant que mû par sa dynamique et non sa simple reproduction, c’est qu’il se montre parfois capable de recycler des moments ou des thèmes de sa propre contestation. C’est pour cela que la société du capital a introduit une rupture dans le schéma théorique originel de Marx qui faisait se succéder révolutions et contre-révolutions. Ce que nous avons appelé la révolution du capital peut-être considérée comme une tentative de réaliser l’Aufhebung hégélienne sous la forme de ce que nous avons nommé « englobement2 » plutôt que dépassement parce que le rapport social capitaliste ne dépasse rien tant que ce rapport existe2.

3- sur une question de Max qui demandait à JW pourquoi à Temps critiques nous ne parlions jamais du climat et de l’écologie, JW lui a répondu ceci :

« Ce n’est pas que je sois climato-sceptique, mais c’est la même chose que les vaccins. Ce sont les même qui détruisent et soignent. Pfister et Astra Zeneca sont impliqués dans les plus gros scandales dus aux pratiques de Big pharma et tout le monde croit à des vaccins miracles en moins d’un mois ; de la même façon le danger climatiques est dénoncé par les membres du GIEC qui sont presque tous mouillés dans la croissance, l’industrialisation à outrance, la « gouvernance mondiale », de la même façon que le club de Rome de 70 était composé des plus gros soutiers du capitalisme à l’époque (Mansholt et Cie).

Mais par dessus tout, je suis persuadé que nous n’avons aucun poids sur cette question. Il est du ressort des grandes puissances et les Greta Grundberg et autres sont financés par l’hyper capitalisme du sommet à travers ses organisations internationales comme la Commission européenne. Greta ne fait pas “la route” comme Kerouac, elle parcourt le monde en classe affaires sur les plus grandes lignes internationales et est reçu par les chefs d’État et à l’ONU. Libération leur consacre plusieurs pages ce samedi 30 octobre en se réjouissant, comme Max, que les nouvelles générations…

En ce sens Ferry à l’époque de son livre sur les rouges-bruns écologistes a raison. Le climat c’est une question que les États ou les organisations internationales ne peuvent se poser que dans des termes autoritaires et en tant que libéral éclairé, il est contre.

Nous pouvons ajouter que nous avons consacré à cette question (mais à travers le prisme des « rapports à la nature ») la totalité de notre n°11 (disponible sur le site) et plus récemment des échanges entre Joao Bernardo, Philippe Pelletier et JW, disponible sur notre blog à https://blog.tempscritiques.net/archives/1927

La question du climat et du sort de la planète pose en outre deux problèmes par rapport à la vision marxienne, même hétérodoxe.

Le premier est celui du point de départ qui, chez Bordiga par exemple, est clairement l’espèce humaine même s’il fait le lien avec « la croute terrestre ». Chez les catastrophistes ou même parfois chez les décroissants, on a souvent l’impression et peut être de plus en plus, de positions qui tendent vers ce que les américains appellent la deep ecology ; un parti pris écologiste fondamentaliste qui, dans ses versions les plus extrêmes place la continuation de la vie sur terre avant le sort de l’espèce humaine (c’est le courant Earth first3 dont le slogan est No Compromise in Defense of Mother Earth ).

En font foi, par exemple, les articles des grands médias sur les arbres qui ont une sensibilité, qui communiquent entre eux et dont on peut capter les messages.

Des positions qui conduisent à ne plus pouvoir poser la question fondamentale pour nous et toi sans doute, des rapports à la nature dans la mesure où ce qui prédomine alors c’est une position holiste selon laquelle la planète est un biotope qui est un tout, qu’il n’y a pas de séparation entre le monde humain et le monde vivant et que donc soit cesser la suprématie de l’espèce humaine sur les autres espèces vivantes.

Le second problème est celui de l’angle de tir ; par tradition, le notre est celui, dialectique, de la critique. Dans cette perspective nous nous attachons donc à critiquer une dynamique du capital qui peut trouver dans le capitalisme vert de quoi se vivifier malgré les contraintes environnementales que cela poseraient au capital en général. Les stratégies dans ce domaine peuvent aller jusqu’à une critique du “progrès” ; la tendance dominante étant maintenant “décadente” pour réutiliser un vieux terme. Comme nous l’avons dit plus haut, il n’y a sur cette base que peu d’interventions possibles, autres que celles d’actions coup de poing illégales et avant-gardistes telles celles à prétention radicale menées un temps par Riesel par exemple ou par la COP 21 ou Alternatiba aujourd’hui. Ou alors, il faut abandonner cette position critique car la critique serait interne au rapport social capitaliste (elle conforte le capital dit Camatte). Dans cette perspective il faut alors faire sécession où/et affirmer des positivités, des alternatives ici et maintenant y compris sur le terrain.

4- sur le rapport au travail : venant d’écrire un livre sur l’opéraïsme italien4, nous ne pouvons que nous élever contre une interprétation des quelques réactions actuelles par rapport à la reprise du travail après les confinements comme relevant de la même révolte et a fortiori signification, que les actions (et non réactions) de l’époque opéraïste dont le contexte et le rapport de forces étaient fort différents. Par ailleurs les informations fournies par les médias ou même les réseaux mélangent allègrement des actions de « démission » ou de malédictions du travail aux USA alors que les motifs en sont disparates. De ce fait, certaines interprétationstendent à assimiler peu ou prou ces réactions aux pratiques critiques de turn over et d’absentéisme de la fin des années 1960-début 70.

Ces réactions ne sont pas assimilables à un refus « générique » du travail « le refus du travail » des ouvriers italiens en provenance du Sud de la péninsule, tout simplement parce que la révolution du capital a transformé le travail, le temps de travail, le contenu du travail et sa nature. Dans les pays/puissances dominants, la valeur n’a quasiment pas (ou plus, là encore nous ne sommes pas forcément sur une seule position) sa source dans le « taux d’exploitation » de la force de travail ; dans ce qui était un rapport de production fondé et centré sur le procès de travail. Elle est dominée par la capitalisation de toutes les activités humaines de jour comme de nuit…Cela ne veut évidemment pas dire qu’il n’y a plus … « exploitation » … au sens courant du terme. 

Dans ces réactions actuelles au travail, il s’agit de cris de souffrance, de frustration et de révolte mêlés et cette expression n’est pas collective ; elle est particulière, individuelle, subjective. Y voir une conscience collective serait une fiction puisque, en tendance, c’est maintenant la notion et l’expérience d’une conscience collective qui sont altérées, dissoutes, décomposées parce qu’à partir du travail il n’y a plus que des « expériences négatives » (et négatives au sens premier et pas au sens du « négatif à l’œuvre ») et non plus « l’expérience prolétarienne » dont parlaient à la fois Socialisme ou barbarie des années 1950 (dans son numéro 11) et les opéraïstes des années 1960.  

Notre abandon de toute référence à la « prise de conscience » ou à la « conscience de classe » pourrait être revisité à la lumière (sombre !) de ce phénomène de « perte de conscience » ou, ce qui est proche, de recherche « d’états altérés de conscience ».

D’abord ceux qui relèvent du complotisme sous toutes ses formes à travers les réseaux sociaux. Sans épargner totalement le mouvement des Gilets jaunes, ils n’en étaient pas la caractéristique principale ; ce qui est plus douteux pour le « non mouvement » actuel autour du refus du passe sanitaire (cf. Interventions n°18 disponible sur notre site).

Ensuite, plus en marge certes, l’action relativement récente, mais récurrente d’un phénomène comme celui des Blacks Blocs qui exprime le refus de se définir politiquement et d’affirmer une identité comme groupe d’intervention ; ou plus marginal encore, les rave party (une décomposition de l’attitude plus politique du « no future » des années 1980-90 ?) et diverses conduites qu’on pourrait dire borderline.

Malgré les différences entre ces pratiques, elles manifestent deux points communs :

  • le premier, c’est qu’elles ne semblent pas avoir d’existence objective parce qu’elles n’existent que dans leurs actions immédiates, le caractère objectif étant mis entre parenthèse. C’était déjà le cas pour les Gilets jaunes, par exemple, qui mettaient entre parenthèse leur activité-de travail pour parler de leurs conditions en général considérées plus du point de vue du « ressenti » que de la « conscience » ;
  • le second, c’est que toutes partent d’un comportement individuel qui s’exprime collectivement inversant ce qui a été le sens du rapport collectif/individu (le « prolétaire-individu ») dans les mouvements de classe prolétariens ; comme si, du fait du niveau atteint par le procès d’individualisation, les individus lambdas singeaient le fonctionnement de la formation de la classe bourgeoise (« l’individu bourgeois ») … en l’absence de toute possibilité actuelle de reformation de classe.

C’est cette difficulté à objectiver les luttes et plus généralement les pratiques et comportements qui fait qu’au mieux, pour les Gilets jaunes par exemple, la tendance à faire communauté passe principalement par la communauté de lutte qui constitue alors l’objectivation de leur lutte, mais une objectivation fragile et instable car ne reposant que sur la lutte. Elle peut donc en perdre sa finalité confondant moyens et fins en cherchant à perdurer en dehors et après le mouvement comme lorsque aujourd’hui des restes de Gilets jaunes tentent d’investir le champ anti passe sanitaire.

5- Tout en traçant les limites et impasses de la « théorie communiste » au sens large, Max continue à penser qu’il s’agit de refonder la théorie de notre temps sans voir qu’il n’y a plus aucun support ou sujet au sens historique et classiste de ce terme pour en être la base. Ce sont les Gafam, Big pharma et les bio-techno, le GIEC et autres experts qui font aujourd’hui la « théorie » de la révolution du capital en réalisant une sorte d’idéal praxique que nous sommes bien en peine d’effectuer, d’où au mieux des oscillations entre activisme et positions de distance critique ou tout bonnement de repli.

JG et JW

Première semaine de novembre 2021

  1. cf. Le livre d’Annie Lebrun, Ce qui n’a pas de prix (Stock, 2018) et les commentaires de J.Guigou, ici. []
  2. cf. J.Guigou et J.Wajnstejn, Dépassement ou englobement des contradictions ? La dialectique revisitée. L’Harmattan, 2016. []
  3. Parmi les actions variées menées par les groupes US, plusieurs consistent à tenter d’arrêter les abattages d’arbres dans les forêts pour empêcher l’installation de puits de pétrole, comme on peut le voir dans cette video. []
  4. J.Wajnsztejn, L’opéraïsme italien au crible du temps, À plus d’un titre, 2021 []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire n°XXII

Crise  sanitaire  et  cycles  économiques

Le cycle économique du temps de la pandémie est le plus court depuis les années 1970 en France, mais aussi le plus ample, selon l’Association française de science économique. Reste que cette récession n’a duré vraiment que deux trimestres, contre quatre trimestres en moyenne pour les cycles économiques précédents. Avec un point très particulier de ce cycle de la crise sanitaire. En effet, au pic des infections, les économies où le poids des services (restauration, tourisme, services à la personne… comme en Espagne et en Italie) est important ont été les plus affectées, alors que les pays où l’industrie est forte (Allemagne) ont été relativement épargnés. C’est l’inverse d’une récession classique où, habituellement, l’industrie plonge et les services résistent. Mais, en cette phase de reprise, les services fonctionnent désormais bien, alors que la croissance de l’industrie se voit, elle, limitée par les difficultés d’approvisionnement et les pénuries de composants. Ainsi, le PIB de l’Allemagne reste de 1,1 point inférieur à son niveau du quatrième trimestre 2019 (Le Monde, le 2 novembre).

États-Unis : la « grande  démission » ?

Le marché du travail aux États-Unis a longtemps été considéré comme l’un des plus dynamiques au monde en raison de son extrême flexibilité. Or, des signes de dysfonctionnement apparaissent au moment où le pays sort de la crise sanitaire. La croissance économique est bien là, les carnets de commandes se remplissent, les entreprises sont prêtes à recruter, mais des millions de salariés renoncent à se faire embaucher, tandis que des millions d’autres démissionnent à un rythme inédit. Un ressort semble s’être cassé. Par rapport à la fin de 2019, cinq millions de salariés ont disparu des statistiques. Le taux de participation, c’est-à-dire la proportion d’Américains en âge de travailler qui ont un emploi ou qui en cherchent activement un, a chuté à 61,6 % en septembre, 2 points au-dessous de son niveau d’avant la crise. Il faut remonter aux années 1970 pour trouver de tels chiffres. Même si les pénuries de main-d’œuvre existent aussi en Europe, le taux de participation y progresse. Le phénomène interpelle les pouvoirs en place d’autant plus que ce ne sont pas les offres d’emploi qui manquent. Actuellement, 10,4 millions de postes sont à pourvoir. Faute de pouvoir recruter, les entreprises peinent à répondre à la demande et n’hésitent pas à accélérer l’automatisation des tâches routinières qui sont d’ailleurs dont certaines ont été en première ligne pendant la pandémie et sont souvent les plus délaissées aujourd’hui.

Les caisses automatiques dans les magasins et les tablettes numériques dans les restaurants se développent à grande vitesse. Près de la moitié des postes qui étaient occupés par les 5 millions de salariés qui manquent toujours à l’appel sont automatisables, selon les évaluations d’Oxford Economics. Leur disparition pourrait donc devenir définitive. Le marché du travail est d’autant plus perturbé qu’un nombre record de démissions est enregistré. En août, 4,3 millions de salariés ont quitté leur poste, selon les derniers chiffres du département du travail. Certains partent pour trouver un emploi mieux rémunéré, d’autres veulent changer de vie. 2020, des économistes commencent à parler de la « grande démission ». [Ce qui apparaît ici en creux, c’est que le marché du travail n’est pas un marché ou en tout cas pas un marché comme un autre, NDLR]

Les dysfonctionnements actuels sont dus, en partie, à des facteurs conjoncturels, mais il devient évident que la crise sanitaire a provoqué de profondes ruptures dans le rapport que les individus entretiennent avec le travail, dont certaines sont définitives. Dans une chronique publiée par le New York Times et intitulée : « La révolte des travailleurs américains », l’économiste estime que « sous-payés et surmenés pendant des années les salariés ont peut-être atteint leur point de rupture ». Une thèse que semble confirmer la vague inédite de grèves qui secouent actuellement le pays sous le slogan « #striketober ». La situation pose la question de la façon dont les États-Unis ont géré l’emploi pendant la crise. En laissant les entreprises licencier massivement (23 millions de chômeurs au plus fort de la crise), le pays a pris le risque de casser le lien entre salariés et employeurs. Les États européens ont fait un autre choix en recourant à des formules de chômage partiel qui ont permis de « préserver le capital humain » (Stéphane Lauer, Le Monde, le 26 octobre). Mais ce que l’on appelle aux États-Unis la « Grande Démission » est aussi dans tous les esprits. Après le Covid, de nombreux employés décident de changer de travail, sachant qu’ils peuvent télétravailler depuis davantage d’endroits. Dans la « tech », ils savent que les entreprises s’arrachent les talents dans le numérique. Un patron disait qu’il avait perdu 30 % de ses effectifs, le taux de turn-over parmi la population employée atteignant 2,9 %. Un taux un demi-point au-dessus de son niveau d’avant-pandémie, et qui a bondi bien plus rapidement que lors de la sortie de crise précédente. À l’examen, ce sont surtout les jeunes et les plus âgés qui sont sortis du marché du travail. Les premiers pour, peut-être, reprendre des études, les seconds pour partir… en retraite. Les aides aux ménages sous forme de chèques ont pu donner de l’air à ceux qui voulaient faire une pause. Les performances de la Bourse ont aussi permis à certains de gonfler leur patrimoine. Selon une étude de la Réserve fédérale de Saint-Louis (Missouri), ils sont ainsi plus de 3 millions à avoir anticipé leur départ en retraite. Car la loi de l’offre et de la demande est particulièrement élastique aux États-Unis : les employeurs peuvent licencier sans préavis leurs salariés… qui peuvent aussi les quitter d’un jour à l’autre. Pour amortir ces tensions, beaucoup de grandes chaînes ont relevé leur salaire minimum à 15 dollars de l’heure, contre parfois 10 à 12 dollars précédemment. De quoi motiver des démissions en masse dans les métiers de services mal payés, qui connaissent des taux de démission record (6,8 % dans l’hôtellerie et l’alimentation) et une forte mobilité entre secteurs (Les Échos, le 26 octobre).

Cette « grande démission » pourrait être en train de se répandre dans le monde entier rapporte le Washington Post. Alors que 4,3 millions de travailleurs américains ont quitté leur poste au mois d’août, et qu’un nombre record de 10,3 millions d’offres d’emploi non pourvues a été atteint en septembre aux États-Unis, le nombre d’habitants des pays membres de l’OCDE ne travaillant pas et ne cherchant pas de travail a bondi lui aussi de 14 millions depuis le début de la pandémie. Les démissions concernent un large éventail de secteurs, mais « nombre [d’entre elles] touchent ceux de la vente et de l’hôtellerie », analyse Derek Thompson dans le The Washington Post, soit des emplois « difficiles et mal rémunérés». En mai, aux États-Unis, on relève un nombre de départs volontaires jamais atteint depuis le début du siècle, selon le Bureau des statistiques du travail : sur cent personnes employées dans les hôtels, les restaurants, les bars et les magasins, cinq ont renoncé à leur emploi. [Un chiffre relatif néanmoins assez faible qui justifie assez mal le titre de « grande démission », mais la mode est au « grand » comme dans le « grand remplacement, NDLR]. Les personnes touchant un bas salaire ne sont pas les seules à vouloir prendre la porte. En mai, plus de 700 000 personnes appartenant à la catégorie « services professionnels et commerciaux », qui regroupe essentiellement des cols blancs, sont parties – c’est le chiffre mensuel le plus élevé de tous les temps. Dans tous les secteurs et tous les métiers, quatre salariés sur dix déclarent songer à quitter leur emploi actuel (selon des chiffres cités par Microsoft). Pourquoi cette explosion de départs ? La relation entre employés et patrons est en train de connaître un changement qui pourrait avoir des implications profondes pour l’avenir du travail [et pour la reprise d’une certaine conflictualité du travail, NDLR]. Sur toute l’échelle des revenus, les salariés ont de nouvelles raisons de dire à leur direction qu’il va falloir rendre des comptes. Les personnes ayant des petits salaires et qui avaient perçu des allocations de chômage exceptionnelles (dans le cadre du plan de relance) pendant la crise sanitaire constatent peut-être, en reprenant leur emploi, qu’elles ne sont pas assez payées. Elles tapent du poing sur la table, contraignant les restaurants et les boutiques de vêtements à augmenter les salaires pour garder leur personnel. De leur côté, les cols blancs se disent surchargés de travail ou épuisés après cette année éprouvante de pandémie et présentent de nouvelles revendications à leur direction. D’après un sondage réalisé récemment par Morning Consult pour Bloomberg, près de la moitié des salariés de moins de 40 ans déclarent qu’ils pourraient quitter leur emploi s’ils n’ont pas le droit de travailler chez eux au moins une partie du temps. Vu le nombre de démissions, il semble bien que ce ne soit pas du bluff. [Le développement du télétravail semble donc produire des effets pervers, NDLR). Quant aux salariés à hauts revenus — soumis à des millions de visioconférences sur Zoom et le dos ruiné à force d’avoir utilisé leur canapé domestique comme fauteuil de bureau —, ils ont accumulé un bon paquet d’économies en cette année de tragédie existentielle. Démissionner est pour eux une façon de célébrer la fragilité de l’existence. Ce « ressenti » s’exprimerait dans le You only live once ou YOLO (« On ne vit qu’une fois »).

« Les États-Unis sont-ils frappés par une grève sauvage générale ? « se demande, dans The Guardian, Robert Reich, ministre du Travail des États-Unis sous Bill Clinton et chroniqueur de gauche modérée : « Les Américains ont décrété, pour ainsi dire, une grève générale nationale, jusqu’à ce qu’ils obtiennent une hausse des salaires et de meilleures conditions de travail », juge-t-il. « À sa façon — chaotique —, cette situation est liée aux grèves officielles qui se multiplient un peu partout dans le pays : chez les équipes de tournage de films et séries d’Hollywood, chez les ouvriers de John Deere, chez les mineurs d’Alabama, chez les salariés de Nabisco [entreprise agroalimentaire spécialisée dans les biscuits] et de Kellogg’s, chez les infirmiers de Californie et chez les soignants de Buffalo [dans l’État de New York] » poursuit-il. [Chez Kellogs, la lutte prend la forme de revendications égalitaires sur les salaires entre anciens salariés dont le salaire est au-dessus du minimum le plus avancé en moyenne qui est de 15 $/heure et nouveaux salariés embauchés bien en dessous, NDLR].

Pour ceux qui pensent que cette grande désertion serait une critique du travail en acte, du point de vue global c’est plutôt un processus de vases communicants auquel on assiste puisque ce recul de près de 3 % de la population active crée un choc sur la capacité de production de l’économie que les entreprises essaient de compenser par l’allongement de la durée du travail. En effet, elle a été augmentée d’un peu plus de 30 minutes par semaine en moyenne dans le secteur privé par rapport à 2019 (+2 %) et est à son plus haut niveau depuis vingt ans. (Le Monde, le 2 novembre). Dit autrement, il n’y a pas ici de mouvement massif de critique du travail comme dans les années 1960-1970, mais des réactions individuelles plus que de classe à des conditions et rapports de forces modifiés par la crise sanitaire.

Automatisation  et  salariat

– Le déficit de main-d’œuvre a par ailleurs des effets pernicieux : il encourage la robotisation et l’automatisation des usines, ce qui peut rendre les projets industriels moins attractifs aux yeux de certains. « Beaucoup d’élus préfèrent une plateforme logistique d’Amazon qui crée 1 000 emplois qu’une usine qui va en créer quelques dizaines ». Plutôt que de chercher à obliger les travailleurs à accepter à tout prix les emplois délaissés, en réduisant les allocations chômage par exemple, il vaudrait bien mieux profiter de cette crise pour revaloriser, au double sens du terme, les emplois concernés nous propose en journal « éclairé » (Le Monde, 31 octobre).

Cette automatisation concerne aussi les services ; une tendance déjà présente avant la crise sanitaire, comme on pouvait le voir par exemple dans les supermarchés ou à différents guichets de services, mais une tendance renforcée depuis la sortie de crise sanitaire. Ainsi Auchan-minute et Amazon-Go expérimentent en France des magasins sans personnel de caisse. En Bretagne, le projet SNCF 2023 prévoit plus aucun guichet et contrôle. Les voyageurs sont renvoyés à leurs smartphones et aux bornes automatiques. Selon l’agence européenne, les banques ont vu disparaitre plus de deux mille agences. Par ailleurs, la stratégie nationale Action publique 2022 prévoit la dématérialisation de 100 % des tâches administratives d’ici un an (Libération, le 4 novembre). Résultat, presque impossible d’obtenir aujourd’hui un rendez-vous sauf pour les cas extrêmes qui se trouvent de fait stigmatisés même si des structures d’aide sont créées. [C’est une tendance lourde à la suppression de toute médiation dans laquelle le rapport à l’État et à ce qu’il représente de collectif se dissout. La relation de service s’effectue sans relations1. C’est comme si le mouvement des Gilets jaunes n’avait pas été une alerte de ce point de vue là, NDLR].

Quant aux banques, entre 2009 et 2019, le secteur bancaire de l’UE a perdu 500 000 salariés (Les Échos, le 13 octobre).

– Le constructeur taïwanais de composants électroniques TSMC est au centre de la tension entre les États-Unis et la Chine. Il a bénéficié premièrement du choix stratégique de la Fabeless, c’est-à-dire la production de masse par des entreprises sans usines2. Cela ne veut pas dire sans main-d’œuvre, mais de toute façon celle-ci compte peu dans un secteur très automatisé, à une époque où le coût de construction d’une usine moderne est de plus en plus élevé (il a été multiplié par 20 dans ce secteur et aujourd’hui 85 % des puces sont fabriquées fabeless) ; deuxièmement, de l’effondrement des coûts de production3 et troisièmement, de son effet de taille pour inonder le marché et accroître ses marges pour de nouveaux investissements sur un marché rendu infini par le développement d’internet et des réseaux. Le fait qu’Apple l’ait choisi en construisant sa grande usine à Taïwan fait qu’il a quasiment déblayé le terrain, seul Samsung faisant encore de la résistance alors que le chinois SMIC n’est pas à la hauteur. La guerre économique dans ce secteur est largement influencée par les forces politiques puisque les États-Unis ont empêché TSMC de vendre à Huawey. L’Europe n’est pas totalement absente du secteur puisque le hollandais ASML fabrique des machines à graver (Le Monde, le 15 octobre).

Selon Sophie Bernard qui a écrit Le nouvel esprit du salariat (PUF, 2000), 80 % des salariés reçoivent des primes en compléments de salaires. C’est une pratique qui n’est pas nouvelle, mais il s’agit aujourd’hui d’intégrer la notion de « rémunération variable » dans laquelle il s’agirait, pour le salarié, de « faire son salaire » (S. Bernard in Le Monde, ibid.). C’est comme si la logique des Trente glorieuses qui tendait à transformer la force de travail de capital variable et circulant en capital fixe (l’emploi à vie) s’était inversée, alors même qu’on n’a jamais tant entendu parler de « ressources humaines » et de nécessité de formation. Cette « preuve » de l’inessentialisation de la force de travail dans la valorisation du capital apparaît au plus haut point dans les difficultés actuelles de recrutement de personnel qualifié dans les secteurs de pointe, et ce, particulièrement aux États-Unis. Le modèle de la « société salariale » tel qu’il était décrit par Aglietta et Brender4 est aujourd’hui remis en question par la « révolution du capital ». Il ne s’agit plus simplement des « métamorphoses de la société salariale comme l’indiquait leur titre éponyme de 1984 (Seuil), mais d’un changement de nature. Le salariat reste bien le cadre du rapport social capital/travail, mais dans un tout autre rapport de forces (cf. notre notion de « société capitalisée ») puisque c’est la concentration de force de travail dans l’usine ou/et l’entreprise industrielle qui en constituait l’archétype.

– L’administration Biden soutient que, si son plan pour les infrastructures est adopté, deux millions d’emplois seront créés. Mais si elle va au bout de sa logique, en misant notamment sur les énergies renouvelables, la plupart de ces emplois correspondront à des métiers relativement « neufs », qui demandent des compétences spécifiques. Et il faudra adapter la main d’œuvre. Or, se pose la question des formations, des reconversions et de l’adaptation aux nouveaux métiers. Déjà, avant la crise sanitaire, les États-Unis étaient le deuxième pays de l’OCDE qui investissait le moins sur ses travailleurs, seulement battu par le Mexique. Loin, très loin des pays d’Europe du Nord. Quand le Danemark consacre 1,96 % de son PIB aux politiques actives du marché du travail, pour encourager les reconversions et les retours à l’emploi (la France 0,87 %), les États-Unis sont à 0,1 %. Et ces dépenses fédérales ont été réduites de moitié depuis 1984. Le plan Biden prévoyait à l’origine 100 milliards de dollars pour le développement des compétences, dont une partie destinée aux minorités et aux quartiers défavorisés. Mais dans sa dernière version, le texte a été vidé de ces aides. La formation continue dépend en très large partie, aux États-Unis, du secteur privé. Si une entreprise n’est pas volontariste, ses salariés ne reçoivent aucune formation. Seuls certains États ont mis en place des parcours personnalisés, avec des formations gratuites ou accessibles. Le Government Accountability Office (GAO), équivalent de la Cour des comptes aux États-Unis, préconisait en avril de créer des comptes personnels de formation, ainsi que des incitations fiscales pour les entreprises qui formeraient leurs salariés. Le rapport critique le système des formations, aux États-Unis. « Certains programmes priorisent peut-être trop les embauches rapides des travailleurs, aux dépens d’un retour durable sur le marché du travail, sur un emploi qualifié », en outre, l’apprentissage ou la formation en alternance ne sont pas développés aux États-Unis. Selon le département du Travail, seuls 0,3 % des salariés américains sont passés par ce type de formation — un chiffre dix fois inférieur à l’Europe. Sur le terrain les résultats sont pourtant excellents : 94 % des apprentis sont embauchés à la sortie de leur formation (Les Échos, le 12 octobre).

Interlude

– Bruno Le Maire, ministre du Travail : « Quand on est payé au niveau du SMIC, on approche quasiment 1500 euros net/mois ». Libération, le 4 novembre rappelle que le SMIC net est de 1260 euros/mois. Chercher l’erreur…

– À l’heure où la théorie de la valeur-travail de Marx n’est pratiquement plus revendiquée par personne, le patronat fait feu de tout bois par rapport aux mesures de Macron pour restreindre les effets de la légère tendance inflationniste qui se fait jour quitte à piocher dans l’idéologie de l’ennemi s’il faut maintenir, « quoiqu’il en coûte » le travail comme valeur à défaut de la valeur-travail ; ainsi, « Nous sommes sur une pente savonneuse, avec le risque de ne plus avoir une juste représentation de la valeur travail dans notre pays » dénonce Éric Chevée, son vice-président chargé du social au Medef (Les Échos, le 26 octobre).

– Google et sa filiale YouTube ont une manière bien à eux de fêter le 100e anniversaire de la naissance de Georges Brassens. Certains internautes qui voulaient entendre sa bien innocente chanson « Vénus callipyge » ont eu la surprise de voir s’afficher un bandeau leur demandant de confirmer leur âge de +18 ans : Et il n’était pas question de se contenter de cocher une quelconque case « plus de 18 ans » : les amateurs devaient envoyer sur leur compte Google une photo de leur carte d’identité ou de leur permis de conduire pour avoir le droit d’entendre l’œuvre de Brassens. Comme le chantait Brassens, en conclusion de sa « Vénus callipyge », « au temps où les faux culs sont la majorité/Gloire à celui qui dit toute la vérité » ! (Le Canard enchaîné le 3 novembre).

– Politique « antidiscriminatoire » des quotas : un sondage récent montre qu’environ deux tiers des Américains sont en faveur d’une méritocratie pure — et ce même chez les Africains-américains (Les Échos, le 26 octobre).

– Toujours dans la politique de Gribouille, alors que Gabriel Attal, affirmait le 2 septembre, jour de la rentrée, que le statut vaccinal des élèves resterait protégé, le gouvernement qui refuse le risque d’une décision politique de vaccination obligatoire propose l’organisation d’un fichage médical et vaccinal généralisé pour les élèves de plus de 12 ans. Il devrait être organisé par les directions de collèges et lycées qui n’y sont pourtant pas favorables si on en croit leur syndicat (Le Monde, le 22 octobre). Mais la FSU, syndicat majoritaire des enseignants, s’opposant par là à la FCPE des parents, semble y être favorable. Qu’est-il en train de négocier en coulisse en récompense d’un tel esprit moutonnier, on se le demande…

– Quelles sont les entreprises qui utilisent le plus la « finance verte », ces produits estampillés ESG (respectant les critères environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance) ? Celles qui polluent ou celles qui participent à la lutte contre le changement climatique ? Les premières, bien sûr, comme le calcule une étude du cercle de réflexion britannique New Financial, qui doit être publiée mardi 26 octobre. Dans l’Union européenne, les sociétés pollueuses (essentiellement les compagnies pétrolières et minières) émettent 43 % des obligations vertes ; les entreprises « propres » en représentent 7 % – le reste vient d’entreprises qui ne sont classées dans aucune de ces deux catégories extrêmes. « En tant que tel, ce n’est pas une mauvaise chose, précise l’étude. Cela démontre que les marchés de capitaux peuvent aider les entreprises à réduire les problèmes environnementaux ou sociaux qu’elles créent. » Certes. Mais cela signifie aussi qu’un investisseur qui achète un produit vert en pensant mettre son argent au service de la lutte contre le réchauffement climatique a de fortes chances d’aider Total, Shell ou BP à se financer. Le financement ira bien entendu à un projet « vert », par exemple le développement d’un champ d’éoliennes, mais en faveur d’une major du pétrole… « Il y a un vrai risque que le label ESG offre à ces entreprises une opportunité de pratiquer le “greenwashing” – le “verdissement” de leur image », s’inquiète William Wright, le directeur de New Financial. Cette crise de croissance donne aussi naissance à des produits financiers de plus en plus éloignés de la réalité des projets verts. L’ancien banquier Julien Lefournier et l’économiste Alain Grandjean décrivent dans leur livre, L’Illusion de la finance verte (L’Atelier, 243 pages, 21 euros), l’émergence de prêts et d’obligations « indexés sur la durabilité » (sustainability linked bonds – SLB). C’est le cas où l’investisseur prête de l’argent non pas pour un projet vert précis, mais à condition que l’entreprise réalise des progrès environnementaux ou sociaux (Le Monde, le 27 octobre).

Modélisation  économique

– Les trois nouveaux prix Nobel d’économie viennent récompenser à nouveau (c’était déjà le cas avec Esther Duflo) des tenants de la micro-économie et des « expériences naturelles5 », un terrain plus concret et pragmatique que de rechercher une théorie macro-économique. [Autrement dit, plutôt que de construire des modèles théoriques d’explication des phénomènes économiques (comme le furent la « théorie de l’équilibre général », la « théorie des contrats » ou la « théorie des incitations », etc.) pour essayer de déterminer en quoi certaines théories générales devraient être revisitées, la science économique la joue modeste et surtout cherche à jouer plus dans le champ maintenant consacré de la « science économique » plutôt que dans celui de « l’économie politique » . Cela a au moins le mérite de ne pas se contenter d’une litanie quasi journalistique pinaillant sur un ou 2 % d’augmentation déterminant une reprise ou non de l’inflation ou même de la stagflation [NDLR]. En effet, l’approche expérimentale essaie de trouver, soit dans les faits et les comportements étudiés soit dans une réalité créée pour les besoins de l’expérience, des terrains sur lesquels sont expérimentées des mesures comme une hausse (ou une baisse) de revenus, de qualifications, de formation, d’impôts, de main-d’œuvre, etc. [L’intention peut être louable, mais si c’est pour nous servir des banalités comme David Card (nominé) qui avait ainsi examiné avec Krueger les conséquences dans la restauration rapide de la hausse du salaire minimum décidée par le New Jersey au début des années 1990, le jeu n’en vaut pas la chandelle. En effet, en comparant ce qui s’était passé après cette décision dans cet État par rapport à ses voisins, ils avaient montré que la hausse n’avait pas entraîné de baisse de l’emploi, contrairement à ce que soutenaient maints économistes, NDLR]. « Ces résultats ont ensuite été contestés, mais ils ont beaucoup marqué les esprits » (sic), les conclusions des trois économistes sur l’évaluation des politiques publiques avaient déjà été établies il y a quarante ans par des sociologues comme l’Américain Peter Henry Rossi (1921-2006) pour qui la récompense du jury de la Banque de Suède témoigne surtout de la propension arrogante des économistes à vouloir coloniser tout le champ des sciences humaines et sociales au nom de la « scientificité » de leurs méthodes (Le Monde, le 13 octobre).

– Il en est de même pour ce qui est des règles d’indemnisation du chômage : elles n’ont rien d’anodin. Une étude publiée récemment apporte un éclairage intéressant sur l’impact des règles de l’assurance-chômage en France. Ioana Marinescu, professeur à l’université de Pennsylvanie, et Daphné Skandalis, professeur à l’université de Copenhague, ont analysé le comportement de 500.000 demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi entre 2013 et 2017. Les exigences salariales, mesurées grâce aux salaires des offres auxquelles les demandeurs d’emploi postulent, augmentent avec la durée potentielle d’indemnisation. En contrepartie, elles diminuent à l’approche de la date de fin d’indemnisation. Ainsi, en France comme partout ailleurs, les règles de l’assurance-chômage, et notamment la durée potentielle d’indemnisation, exercent un effet significatif sur les comportements des demandeurs d’emploi. Une indemnisation plus généreuse accroît la durée du chômage, mais incite, en contrepartie, les chômeurs à accepter des emplois de moins bonne qualité, moins bien rémunérés (Ibid). Nos bons apôtres de l’économie font ainsi la preuve par 9 de ce que les politiques pointaient du doigt dès les années 80 : la fameuse « préférence française pour le chômage » et la nouvelle loi d’indemnisation du chômage qui vient d’entrée en vigueur est là pour rectifier le tir. Que ce type de mesures soit en grande partie contradictoire avec un objectif de bonne formation, compétence et in fine de hausse de compétitivité pour les entreprises et l’État ne semble pas effleurer ces derniers.

– Le pouvoir d’achat des pensionnés baisse systématiquement chaque année depuis maintenant sept ans, avec parfois juste des mesures de protection sur les petites retraites. Et même si l’érosion est lente, les pertes sont irrémédiables, car quand le point d’indice des fonctionnaires d’État est gelé, leurs salaires augmentent tout de même de 1,5 % par an à l’ancienneté grâce au « glissement vieillesse technicité ». Quand le point d’indice des retraités est gelé, il n’y a rien pour compenser. Pourtant peu de bruit sur cette question (si on compare à celle de l’allongement de la durée d’âge ou de cotisation) car non seulement la moyenne des retraites est écrasée par leur grand éventail, mais les gouvernements, depuis Valls en 2014, ont choisi la méthode indolore parce qu’invisible du grignotage par l’inflation, même si cette dernière est faible (ibidem).

– Chiffrage de la pénurie hospitalière  à laquelle sont confrontés de nombreux établissements. « De grands hôpitaux attractifs ont des problèmes de personnels jamais connus auparavant, d’après le docteur Thierry Godeau, responsable d’un centre hospitalier. Tout le monde sort « rincé » de la crise mais sans avoir le sentiment que le quotidien s’améliore, au contraire. À l’Assistance publique Hôpitaux de Paris (APHP), on dénombre 520 infirmiers de moins dans les établissements qu’il y a un an, selon les chiffres consolidés début septembre, pour près d’un millier de postes d’infirmiers vacants. Les recrutements intervenus durant le mois de septembre n’ont pu combler ce gouffre : 820 postes sont toujours à pourvoir. « La spirale infernale se poursuit, ajoute un syndicaliste des infirmiers CGC. Avec les départs, la poursuite des restructurations, des économies et des fermetures de lits dans les hôpitaux… la charge de travail des personnels augmente, le ratio infirmier/patient s’aggrave, ce qui provoque encore de nouveaux départs […] Nous voyons aujourd’hui partir des piliers du service, des “anciens” » (Le Monde, le 13 octobre). Aujourd’hui, alors que le ministère estime que ces données sont loin d’être exhaustives, les suspensions effectives représenteraient « 0,7 % » du nombre de personnels de santé, soit près de 19 000 salariés.

Grandes  manœuvres

– Guerre entre fractions capitalistes

Le résultat de la confrontation semblait plié d’avance. Trop puissants financièrement, trop pointus technologiquement, trop peu contraints réglementairement : face aux GAFA, les vieilles banques ne semblaient pas faire le poids. Et ce n’était qu’une question de temps avant que celles-ci ne soient reléguées au simple rang d’usines à crédit par les futurs Google Bank, Apple Bank ou encore Amazon Bank. Deux ans et une crise sanitaire mondiale plus tard, la partie est toutefois loin d’être jouée. En témoigne le revirement de Google qui a annoncé en début de mois qu’il abandonnait son projet de compte bancaire, baptisé Google Plex. Les banques profitent quant à elles d’une forme de réhabilitation liée à la crise sanitaire. Longtemps vues comme étant à la source de la crise financière de 2008, elles assurent avoir fait partie de la solution cette fois-ci, en apportant un soutien indispensable à l’économie. Elles-mêmes sortent renforcées de cette période. Aux États-Unis comme en Europe, elles devraient afficher des résultats financiers historiques cette année. La crise sanitaire a en outre accéléré leur transformation numérique. Pour le lancement de sa nouvelle banque au Royaume-Uni, le géant américain JP Morgan a décidé de s’appuyer sur une nouvelle infrastructure informatique, inspirée des modèles cloud des géants de la « tech ». Elle sera déployée par une fintech, Thought Machine, fondée par des anciens de Google. Dans la banque, les GAFA ne seront jamais très loin (Pascal Garnier pour Les Échos, le 13 octobre), [mais les interfaces ou interpénétrations risquent de se multiplier, chacun rognant un peu du domaine spécifique de l’autre comme cela s’était déjà produit entre banques et assurances dans le processus de globalisation financière, NDLR]. Ainsi, les banques ont aussi décidé d’adopter les forces de leurs adversaires en se diversifiant. Elles investissent par exemple dans les services immobiliers, le « leasing » automobile ou la téléphonie.

– Les contradictions des banques centrales

Le quantitative easing (QE pour les spécialistes) des banques centrales les a poussées à s’éloigner de leur mission d’origine depuis qu’elles ont été déclarées indépendantes à travers le processus de globalisation financière, à savoir : lutte contre l’inflation et soutien à l’investissement. Selon la Banque de France, le QE se définit comme suit : « L’assouplissement quantitatif, ou “quantitative easing” (QE) en anglais, est un outil de politique monétaire non conventionnelle [lire ne correspondant pas à la définition de mission des banques centrales indépendantes ; mais le rôle historique de ces banques, avant l’indépendance, allait bien au-delà de ces missions, NDLR]. Utilisé pour lutter contre le risque de déflation et de récession, il consiste, pour une banque centrale, à intervenir de façon massive, généralisée et prolongée sur les marchés financiers en achetant des actifs (notamment des titres de dette publique) aux banques commerciales et à d’autres acteurs. Ces achats massifs entraînent une baisse des taux d’intérêt. » Le QE a ainsi modifié le rôle de la banque centrale, qu’il a transformée en un sauveteur plus ou moins exigeant des banques et un acquéreur plus ou moins regardant de la dette publique [c’est le retour à leur rôle historique en quelque sorte, mais à travers le jargon « non conventionnel » des libéraux, NDLR]. Son adoption a montré que les circonstances pouvaient conduire à admettre, mais aussi souhaiter, que la Banque centrale ne se limite pas à une interprétation tatillonne de ses missions. Les travaux de multiples économistes, de Maurice Allais à Thomas Piketty, ont montré que l’on accède à une croissance optimale si les taux d’intérêt à long terme sont égaux au taux de croissance potentielle, c’est-à-dire au taux de croissance de longue période, taux qui dépend quasi exclusivement de la quantité de travail et de sa productivité. Il est donc urgent que les banques centrales poursuivent l’action entamée par certaines de remontée des taux d’intérêt (États-Unis, Australie) pour les porter au niveau des taux de croissance potentielle. Et, il convient que, simultanément, elles maintiennent leur rachat de dette publique sur les marchés secondaires afin d’éviter tout risque de banqueroute. Leur but doit être de donner aux États le temps nécessaire à une réduction significative de leur endettement. (Les Échos, le 13 octobre). Garder deux fers aux feu ; le pragmatisme plutôt que le conventionnel.

– Le plan Macron de développement pour 2030 est diversement évalué par les observateurs. Pour certains c’est du colbertisme bien tempéré par les sommes relativement modestes dédiées à une « réindustrialisation » saupoudrée sur dix secteurs. En effet, les « petits réacteurs nucléaires » du plan gouvernemental sonnent bizarrement par rapport à l’imaginaire habituel de la France puissance nucléaire de l’ère gaulliste et au projet concret de l’EPR de Flammanville ; le plan d’investissement prévoit aussi 6 Mds d’investissement dans les semi-conducteurs, soit 20 % du total… mais le géant taïwanais prévoit lui 100 Mds d’investissement d’ici 2024 et pour donner un autre ordre de grandeur, cette fois entre entreprises privées, il faut alors comparer ces 100 Mds aux 2Mds que l’entreprise franco-italienne STMicroélec consacrera à son usine cette année (Les Échos, le 14 octobre). Quant à l’objectif d’une production de 2 millions de véhicules électriques en 2030, alors que la production française en 2004 était de 3,7 millions, elle n’a rien d’extraordinaire du point de vue quantitatif et relève plutôt de la foi du charbonnier puisque Macron reconnaît que pour se faire, il faudrait que Renault et Stellantis (PSA) collaborent, ne serait-ce que sur la production de batteries, projet initial qui a échoué6. Enfin, l’accent mis sur l’électrique ne doit pas masquer le fait qu’en France en 2020, les SUV ont représenté 48 % de l’ensemble des voitures vendues à travers le monde. Donc, il ne suffit pas d’inciter à l’achat de véhicules électriques, il faut aussi taxer lourdement l’achat de SUV (Déclaration de Fatih Birol, directeur de l’agence internationale de l’énergie, Le Monde, le 14 octobre). Pour d’autres, il s’agit d’une opération dans la continuité des derniers gouvernements mais prenant la forme d’un effet d’annonce en rupture avec le « déclinisme » assumé ou critique qui définit les opposants politiques à Macron (Les Échos, le 13 octobre). « Un plan sans Plan » dit Ph. Escande dans Le Monde, le 14 octobre. La mode est, il est vrai, au discours performatif.

– Suppression de l’ISF et « ruissellement »

« L’observation des grandes variables économiques – croissance, investissement, flux de placements financiers des ménages, etc. –, avant et après les réformes, ne suffit pas pour conclure sur l’effet réel de ces réformes. En particulier, il ne sera pas possible d’estimer par ce seul moyen si la suppression de l’ISF a permis une réorientation de l’épargne des contribuables concernés vers le financement des entreprises », indique l’avis du comité d’évaluation des réformes de la fiscalité, publié jeudi 14 octobre, « Les entreprises dont les actionnaires étaient jusqu’en 2017 assujettis à l’ISF n’ont pas investi davantage ensuite », explique Fabrice Lenglart, le président du comité d’évaluation. Même flop sur les transmissions d’entreprises, là aussi réputées être entravées par l’IS. Concernant l’exil fiscal, le rapport note une baisse du nombre d’expatriations et une hausse du nombre d’impatriations fiscales de ménages français fortunés, si bien qu’en 2018 et 2019 le nombre de retours de foyers taxables à l’IFI dépasse le nombre de départs (340 contre 280 en 2019). « Cette évolution porte toutefois sur de petits effectifs », nuancent les auteurs Reste que ces réformes ont accru la concentration des dividendes chez les plus aisés : en 2017, 0,1 % de contribuables (38 000 foyers fiscaux) percevaient la moitié des dividendes, soit 7,6 milliards d’euros. En 2019 comme en 2018, cette même proportion de contribuables en perçoit les deux tiers, soit, avec la forte hausse des versements, 14,9 milliards d’euros (Le Monde, le 15 octobre). Outre le fait que la France revient dans la moyenne des pays riches en termes de taux de prélèvement sur les revenus du capital, passage de l’ISF à l’IFI a, en soi, représenté une perte de recettes fiscales d’environ 3 milliards d’euros (Les Échos, le 15 octobre).

– Le nouveau commerce, les échanges et le prix

  • Les expédients d’Amazon

En tant que géant mondial du commerce en ligne, il peut être tentant de mettre en avant ses propres produits sur sa plateforme, plutôt que ceux des vendeurs tiers… L’agence Reuters accuse Amazon d’avoir cédé à cette pratique anticoncurrentielle en Inde. Citant des e-mails et des documents internes, l’agence de presse décrit comment des employés d’Amazon auraient manipulé les résultats de recherche affichés sur le site afin de s’assurer que des marques d’entreprise comme Amazon Basics apparaissent « dans les deux ou trois premiers résultats de recherche d’une catégorie ». La seconde accusation, plus sophistiquée, avance que le groupe de Jeff Bezos aurait repéré les produits « de référence », populaires auprès des clients, puis les aurait copiés. Par exemple, Reuters cite le cas d’une chemise, conçue par Amazon, dont le nombre de retours de la part des clients était en augmentation en raison de problèmes de taille. Les employés d’Amazon auraient copié les dimensions d’une autre marque, plus populaire sur la plateforme, afin de reprendre l’avantage. Le problème étant qu’Amazon exploite pour cela sa vaste mine de données internes. Cependant Amazon récuse ces allégations. Dans une déclaration, le géant du e-commerce nie avec véhémence ces allégations, les qualifiant de « factuellement incorrectes et non fondées ». Néanmoins, ce n’est pas le premier pays où le géant américain est soupçonné de telles pratiques. L’an dernier, un article du Wall Street Journal révélait que des employés d’Amazon avaient étudié des données de vente internes pour les aider à écraser les vendeurs indépendants avec des produits concurrents. En Inde, Amazon fait par ailleurs déjà l’objet d’une enquête pour comportement anticoncurrentiel présumé (Reuters le 15 octobre).

  • Le commerce mondial progresse à une vitesse impressionnante

C’est une grosse surprise pour les observateurs, d’autant que l’on était dans une phase de ralentissement avant la crise sanitaire. Certains anticipaient un mouvement de démondialisation en sortie de crise avec tout un discours sur les relocalisation pendant la première vague du virus ; or, on assiste au contraire à une réaccélération ! C’est pourtant assez logique, car il n’y a pas eu de destruction de capital physique comme pendant une guerre, ni humain, ni financier, ni organisationnel, ni entrepreneurial comme dans une crise économique, les défaillances d’entreprises ayant été évitées (cf. J. Tavernier, dir INSEE, in Les Échos, le 15 octobre). Par rapport aux crises du XIXe siècle et celle de 1930, cela constitue, avec l’intervention des banques centrales, la plus grosse différence. Aujourd’hui, les chiffres montrent que l’emploi en France est revenu plus vite à son niveau d’avant-crise que dans la plupart des autres pays. Mais l’activité partielle perturbe la donne. Le marché du travail fonctionne mieux et la baisse du taux de chômage n’est pas liée à la sortie d’une partie de la population active du marché du travail.

  • Les variations de prix de l’énergie

La conjoncture actuelle ne peut manquer de renvoyer aux deux chocs pétroliers de 1973 et 1978 qui multiplièrent successivement d’un facteur quatre puis d’un facteur deux les cours du pétrole brut. De là se propagea une vague irrésistible de hausse des prix dans tous les secteurs de matières premières puis de l’économie tout entière, ouvrant l’ère de la stagflation. Aujourd’hui la hausse des prix s’est trouvée amorcée par la vivacité de la reprise qui suit la crise sanitaire. La Chine, nouvel acteur apparu depuis les chocs pétroliers, plus que dépendante d’énergie importée, a exercé une influence décisive sur ce déséquilibre. Du côté de l’offre, les grands pays exportateurs d’hydrocarbures, à l’instar de l’OPEP à l’époque, n’auront pas voulu — ou pu — accroître leur production pour répondre à la demande mondiale. Ainsi la Russie n’a pas dû être mécontente de rappeler à l’Europe sa dépendance gazière. La lutte contre le virus a engendré pire qu’une simple récession : la mise à l’arrêt de l’activité induite par le confinement généralisé. Plus profond a été le creux, plus rapide est le rebond de la demande, d’où le déséquilibre sur les prix. Déjà on voit s’enclencher le risque d’une spirale prix-salaires, avec le pouvoir d’achat désormais promu première préoccupation des Français (Christian Stoffaes, Les échos, le 27 octobre). Et se profiler les rustines des aides d’État avec lesquelles on tente de panser les plaies les plus politiquement sensibles (la peur d’un nouveau mouvement Gilets jaunes), telles que « l’indemnité inflation » sur les carburants comme si c’était à l’État de répondre à la question du pouvoir d’achat sans que le patronat ne soit convié à la table (et les syndicats).

À la base, du moins en France, le prix de l’énergie est ce qu’on appelle un « prix administré », c’est-à-dire un prix dirigé par l’État. D’où la mise en place d’un dispositif de « bouclier tarifaire », annoncé par le gouvernement fin septembre, censé permettre de limiter la hausse du prix de détail réglé par la grande majorité des consommateurs, qui bénéficient encore d’un tarif réglementé de vente (TRV) — soit environ 23 millions de ménages sur 33 millions aujourd’hui en France, et plus de 2,5 millions de petites entreprises — ou bien d’un prix indexé sur ce dernier. 

Alors pourquoi une hausse des prix de l’électricité puisque notre mix énergétique basé sur le nucléaire et l’hydraulique est largement abrité des fluctuations du marché mondial ? Là c’est l’intégration du marché européen, qui est en cause, dans le mix duquel le gaz occupe une place prépondérante. Comme le veut la loi du marché, le prix européen s’aligne sur le coût du moyen de production marginal, en l’occurrence celui des centrales à gaz. La responsabilité incombe aussi à la politique du climat communautaire, avec le développement spectaculaire des énergies renouvelables encouragé par les subventions et par l’augmentation brutale du prix. Comme une large partie de l’électricité est, dans l’Union européenne, produite avec des énergies fossiles (20 % avec du gaz et 13 % avec du charbon, mais c’est 6 % au total seulement en France), toute augmentation des prix du gaz, du charbon et du carbone se répercute mécaniquement sur le coût de production de l’électricité produite avec des énergies fossiles. Le prix de gros observé en France suit le prix de gros dans les pays limitrophes, car les marchés européens de l’électricité sont interconnectés. Le prix d’équilibre est égal au coût de production variable de la dernière centrale appelée, celle qui équilibre l’offre et la demande d’électricité. Les injections d’électricité éolienne ayant été plus faibles que prévu ces dernières semaines, ce sont les centrales à gaz qui déterminent le plus souvent le prix d’équilibre, au moment même où les prix du gaz et de la tonne de CO2 grimpaient également (Le Monde, le 18-19 octobre).

En langage technique, on dira que c’est la production marginale de gaz qui réalise l’équilibre qui fait le prix. Cette question des prix de l’énergie se retrouve plus fondamentalement au niveau stratégique de la décarbonation. En effet, actuellement, il se produit une sorte de crise des ciseaux entre des investissements en forte baisse dans les énergies fossiles et très carbonées puisque cela devient politiquement incorrect de les utiliser dans le cadre du réchauffement climatique, mais des investissements insuffisants dans les énergies renouvelables car les investisseurs regardent les politiques en place et restent circonspects sur une transition réelle. Dans cette mesure, les prix de l’énergie ne peuvent que continuer à augmenter à court terme. Un autre élément d’importance réside dans le financement des projets « verts » où on voit la préoccupation de rentabilité des investissements l’emporter en dernier ressort sur la volonté éthique. Le cœur du problème s’appelle le « devoir fiduciaire », cette obligation légale qu’ont les gérants de fonds de faire fructifier au mieux l’argent de leurs clients. « Le changement climatique est justement un échec des marchés, parce qu’on ne donne pas (encore ?) de valeur financière à l’environnement. Le secteur privé a un rôle majeur à jouer dans la transition énergétique, de même qu’il avait rendu la révolution industrielle possible au XIXe siècle. Mais ce ne sera faisable qu’une fois que les États auront créé les conditions nécessaires : mise en place de normes environnementales strictes, instauration d’un prix du CO2… Ensuite, les investissements iront là où se trouvera la rentabilité à l’intérieur des nouvelles règles du jeu. En clair, les marchés ne s’autoréguleront pas » sans une intervention volontaire des États en ce sens (Le Monde, le 22 octobre).

– La Bourse

La part du capital des sociétés du CAC40 détenue par des investisseurs étrangers est tombée sous le seuil des 40 % l’année dernière, pour la première fois depuis 2002, selon des données de la Banque de France. Ce repli s’explique notamment par des choix d’investissement malheureux par les non-résidents durant la crise. La France fait figure d’exception : la plupart des Bourses européennes sont détenues à plus de 50 % par des non-résidents. Une des explications fréquemment avancées est le poids important des actionnaires familiaux, notamment parmi les champions de la cote. En outre, lors des crises, il est fréquent que les investisseurs américains – près d’un tiers des investisseurs non-résidents – se replient sur leur base domestique, ce qui explique probablement une partie de la décrue de l’année dernière. La détention d’actions par des investisseurs étrangers est bien plus importante ailleurs en Europe. Et contrairement au cas français, elle a tendance à s’accroître. Alors que les non-résidents détiennent seulement 36 % de l’ensemble des actions françaises, des petites aux grandes entreprises cotées, cette proportion monte à plus de 46 % en Italie, 57 % en Allemagne et jusqu’à 85 % aux Pays-Bas, qui attire de nombreuses sociétés étrangères grâce à sa fiscalité avantageuse (Les Échos, le 22 octobre).

Par ailleurs, la Bourse de Paris a profondément changé. En vingt ans, le profil de calcul de la pondération a évolué depuis 2004. L’indice parisien a adopté, comme les autres grands indices mondiaux, le système de la capitalisation boursière flottante. À partir de cette date, a été pris en compte non plus le nombre total de titres, mais seulement ceux qui étaient réellement disponibles sur le marché. Ainsi, certaines sociétés contrôlées en grande partie par l’État ont vu leur poids dans l’indice fortement diminuer au profit d’entreprises à la capitalisation plus faible, mais au flottant plus large. Ce fut notamment le cas pour France Telecom, qui a dominé le CAC40 durant la bulle Internet alors même que la part du capital mise à la disposition du public était relativement faible (Les Échos le 3 novembre). Le champion mondial du luxe LVMH est aujourd’hui la première capitalisation du CAC40, devant L’Oréal et Hermès. En septembre 2000, c’était France Telecom qui dominait de toute sa hauteur l’indice parisien. Canal+ en est sorti en 2000, après la fusion avec Vivendi et l’américain Universal. Thomson Multimedia l’a quitté en 2007, TF1 en 2008, et Dexia, devenu un emblème de la crise des subprimes, en septembre 2010, en même temps que Lagardère (ibidem).

Temps critiques, le 4 novembre 2021

  1.  – Le contact humain devient un service en soi : par exemple la Poste propose des visites hebdomadaires aux personnes âgées pour 19, 90 euros/mois (Libération, ibidem). []
  2.  – L’expérience n’est pas toujours concluante : ainsi, dès juin 2001 Serge Tchuruk, le patron d’Alcatel se prononçait pour un Alcatel entreprise sans usine. Le résultat fut ni usine ni entreprise ! []
  3.  – La capacité de calcul d’une puce double tous les dix-huit mois à prix constants : une unité valait une maison hier, une feuille de papier aujourd’hui. []
  4. – Les métamorphoses de la société salariale, Calmann-Lévy, 1984. []
  5.  – Comme pour le test d’un médicament en médecine, l’application de cette variable sur le terrain d’expérimentation est comparée avec un terrain « témoin » où elle n’a pas été appliquée (cf. l’article « le placebo » Le Monde, le 13 octobre). L’expérience la plus connue de David Card a été de mesurer l’effet de l’afflux massif de réfugiés cubains en 1980 sur le marché de l’emploi à Miami (salaires, types d’emploi, chômage) en comparant ce dernier à des marchés de l’emploi d’autres villes ayant au départ les mêmes caractéristiques que Miami, mais n’ayant pas connu un tel afflux. Ils ont ainsi « montré qu’il est indispensable de disposer d’un groupe traité et d’un groupe de contrôle pour mettre en évidence des relations de cause à effet », explique Pierre Cahuc, professeur à Sciences Po. « Ils ont développé et popularisé des méthodes permettant de dépasser les simples analyses de corrélation entre les variables afin de proposer des explications causales », ajoute Hippolyte d’Albis, professeur à l’École d’économie de Paris et président du Cercle des économistes. []
  6.  – « Quand les acteurs français décident de ne pas coopérer, eux-mêmes délocalisent, et vous avez le résultat de l’automobile française, qui a détruit beaucoup d’emplois durant les dernières décennies » a déclaré Macron. Il est de toute façon difficile de « réindustrialiser par la coopération quand règnent le grand dégraissage et la course à la productivité de court terme sans parler des échanges de cadres dirigeants entre les deux frères ennemis qui ne favorisent pas les choses. « La coopération entre Renault et PSA est une arlésienne, un vœu pieux évoqué depuis trente ans. Tout comme d’ailleurs les Allemands évoquent régulièrement une alliance BMW-Daimler », souligne l’ancien analyste Gaetan Toulemonde. Stellantis en fait d’ailleurs actuellement la démonstration avec son dépeçage d’Opel et le rapatriement de la production allemande d’Eisenach à Montbéliard, pour échapper aux contraintes de la cogestion à l’allemande déclare le syndicat IG Metall (Les Échos, le 13 octobre). Mais Macron veut-il instaurer la “préférence nationale” en économie ? “Emmanuel Macron n’a rien fait pour changer les choses lorsqu’il était ministre de l’Économie, c’est un peu fort de faire maintenant des reproches aux constructeurs”, relève l’économiste, spécialiste de l’automobile, Bernard Jullien (Les Échos le 14 octobre). En tout cas cela laisse mal augurer du rapport entre État et secteur privé. Et ce n’est pas fini puisque Stellantis vient de passer un accord avec le coréen LG pour la production de batteries (Les Échos, le 19 octobre). Macron furieux ! []

Lettre à Mikkel Bolt Rasmussen

Quelques remarques sur tes deux livres1.

– Tu signales que la mondialisation voit l’émergence d’un « monde américain ». Je suis d’abord surpris parce que, dans un premier temps, on peut penser que tu critiques ce fait et je pense que c’est le cas … sauf que tout au long de tes deux livres on trouve une sorte d’empathie pour ce qui est devenu, de par tes propres termes, la culture de la mondialisation à travers, par exemple, l’extension planétaire des culturals studies et de leur champ. Que ce mouvement ait été ou non impulsé par la French theory n’empêche pas que sa prégnance actuelle au niveau mondial me semble manifester cette émergence d’un modèle américain plus que d’un « monde américain ». Le passage d’une théorie disons communiste historiquement issue de l’Europe et imprégnée d’universalisme, de dialectique et de désir de s’emparer de la totalité (hégélienne ou marxienne), à une théorie relativiste et particulariste dissolvant la totalité (le molaire) dans le moléculaire, l’unité dans l’intersectionnel, le temps dans l’espace, l’historicité dans les cultures, fait justement florès à partir de ce modèle américain et de ses thématiques2. Si je résume, on pourrait dire que la modernité révolutionnaire a été européenne et que la post-modernité est l’émanation de la domination du monde américain. Ce « monde américain » est toutefois à relativiser dans la mesure où les USA ont eux aussi été altérés et bouleversés par la révolution du capital. Même si nous avons critiqué leur ouvrage3, Hardt et Négri ont au moins tenté de tenir compte de cette transformation à l’œuvre avec leur notion d’Empire. La globalisation n’est pas « américaine » ; elle est englobante sur toute la planète (cf. le rôle de la Chine et de l’Inde dans ce processus). Dans cette mesure, la domination ne peut plus être hégémonique au sens où l’entend Giovanni Arrighi quand il pense les anciennes hégémonies anglaise puis américaine et celle de demain qui serait chinoise, sur le même modèle de l’impérialisme. À la limite, il s’agit donc plus de la persistance d’un modèle américain que d’un monde américain.

-D’accord aussi pour dire que cette « postmodernité » court-circuite la temporalité (cf. tes références à F. Jameson et la prédominance croissante de l’espace sur le temps ; et à D. Harvey et la « compression de l’espace-temps ») et fait que « nous sommes piégés dans le présent ». Mais on peut en dire plus là-dessus. Voilà, par exemple, ce que J. Guigou de Temps critiques, avançait sur cette question dans un courrier extérieur : « J’ai à maintes reprises à propos de la virtualisation de la valeur et de la capitalisation des activités humaines, indiqué que les réseaux sous toutes leurs formes, engendrent une actualisation permanente… de l’actuel. J’ai pu le nommer parfois “actualisme”. L’utopie du capital aujourd’hui, via le virtuel, c’est de créer non pas un « présent éternel » comme dans les mythes paradisiaques ou sataniques, mais une actualisation continue qui tente d’échapper au temps (c’est le « temps réel » de l’informatique ; celui de la vitesse de la lumière) ; de telle sorte que la temporalité humaine est décomposée, altérée, détemporalisée et donc aussi bien sûr, déshistoricisée. Le présent ne peut pas être pérennisé : il passe nécessairement depuis un passé vers un futur. L’actuel est susceptible d’être totalisé dans une actualisation permanente ; une répétition sans histoire (à tous les sens de l’expression « sans histoire ») ; une « mise à jour » des individus… comme le sont les logiciels. C’est la temporalité anthropologique d’homo sapiens qui est altérée par la puissante tendance de la dynamique du capital à actualiser l’actuel ; à tenter de créer un monde de l’actualité et de l’actualisation continue.  Dans cette perspective, j’avance qu’il n’y a pas aujourd’hui une domination du « présentisme » (que cette domination soit répressive ou/et sublimation répressive (cf. Marcuse), car le présent n’échappe pas à la « flèche du temps » ; le virtuel et son actualisation continue cherchent à y échapper…et finalement, ils y parviennent assez, malgré tout ce qui s’y oppose ou y résiste ».

-Comme tu le suggères à demi-mot, la floraison actuelle des théories conspirationnistes peut être lue comme une tentative de réintroduire de l’histoire et du récit de façon à se situer par rapport au triptyque passé-présent-devenir, « à visualiser sa propre place dans la totalité du mode de production capitaliste » comme le dit Jameson (Hegel après Occupy, p. 36).
Dans cette mesure, ce complotisme « à la base » et via les réseaux sociaux n’est pas de même nature que le complotisme de l’époque du « Protocole des Sages de Sion » qui relevait de l’État et pour cet exemple précis, de la police secrète de l’Empire russe. Les médias et les pouvoirs politiques des « démocraties libérales » ne s’y trompent pas qui traitent toute contestation des discours de pouvoir, de populiste à tendance complotiste en provenance des bas fonds des réseaux sociaux, même s’ils s’accordent pour dire qu’elle peut être alimentée où instrumentalisée par les dirigeants des « démocraties illibérales » (appellation qui vient de sortir).

-Il y a une idée à creuser dans le fait que la domination actuelle du présent ou de la « contemporanéité » pour Osborne, suppose l’absence d’avant-garde et je dirais même son impossibilité. Là vous partez de l’art, mais il en est de même au niveau de la théorie et de l’intervention politique. Depuis les années 60-70 et a fortiori aujourd’hui il n’y a plus d’avant-garde politiques ni même théoriques, tout juste parfois des avant-gardes de fait. C’est aussi pour ça, qu’à Temps critiques nous n’avons jamais cherché à reconstituer ou refonder une « théorie », malgré les critiques que nous portons maintenant à la théorie communiste. 

-Mais le postmodernisme n’est pas le signe de la crise comme tu sembles le penser. Il est plutôt le moment du capital dans lequel sa dynamique n’est pas cassée par de grandes crises successives (les cycles longs de Kondratief ou les « crises finales » du marxisme orthodoxe), mais alimentée par une succession de ce qu’on continue à appeler « crise » comme si elles pouvaient être « finales » parce qu’elles seraient assimilables à la crise des années 1930, alors que les « crises » ne font que se répéter sous différentes formes tous les dix ans environ depuis le krach boursier de 1987. Ainsi, en 2008 avons-nous vu ressortir cette antienne de façon particulièrement abusive et avec elle toute la panoplie habituelle sur la mauvaise finance à opposer au bon capital productif (tu reprends cet argumentaire p. 34 d’Hegel après Occupy) sans chercher à dégager le rôle du capital fictif aujourd’hui4. C’est sans doute parce que tu reprends cela que tu te réfères à Jameson et son affirmation de 40 années de long déclin et particulièrement des États-Unis, alors que P. Osborne voit 1991 et la chute du mur de Berlin (c’est 1989 !) comme le signe le plus puissant du renouvellement du capitalisme. Sans se fixer absolument et précisément sur cette date, c’est de cette époque aussi que je date ce que j’ai appelé « la révolution du capital ». Le reproche que tu fais à ce dernier (p. 49) d’adopter un point de vue « surplombant » retombe à mon avis dans le champ post-moderne qui considère toute position théorique unitaire et visant la totalité comme surplombante par définition. Je ne dis pas qu’Osborne ne l’adopte pas puisque je ne peux en juger avec le peu que tu nous en dit, mais opposer à ce type de position le simple fait qu’il existe des luttes chez les artistes et précaires comme le font Corsini et Lazzarato me paraît un peu léger comme base d’appui. Mais bien sûr ce n’est pas parce qu’on ne peut pas se contenter d’une position mouvementiste et immédiatiste qui cherche dans les mouvements la vérification de sa théorie (les post-opéraïstes pour faire bref) qu’il n’y a plus place que pour la politique comme idée, une position que tu critiques avec à propos chez Badiou et Rancière. Ce que nous avons vécu en France avec le mouvement des Gilets jaunes peut en témoigner et rétablit, à mon avis, la notion d’événement au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire un fait ou un court processus qui rompt, même partiellement, le bon ordonnancement des choses, qui rompt avec ce qui est attendu et qui fait peur parce que malgré les limites internes ou externes de l’événement, il porte un basculement possible. Ce que ne portent, à mon avis ni le « non mouvement » actuel sur le passe sanitaire ni un mouvement pourtant plus important comme Black lives matter. Mais franchement, quand tu opposes au subjectivisme sans contenu de Badiou et Rancière, la « détermination objective », « la nécessité historique » ou pire encore peut être, « l’économie politique marxiste », je ne peux te suivre. Je ne peux d’autant moins te suivre que, quelques lignes plus loin (p. 55) tu énonces « qu’il n’est sans doute plus possible de partir de la situation objective pour établir l’action subjective », l’idée « qu’il y aurait un sens de l’histoire » étant frappé « d’un profond soupçon pratique et théorique ». Page 56 tu reconnais aussi que « ces mouvements sont surgis de rien ». C’est un peu vite dit pour le mouvement des Gilets jaunes, même si personne ne l’a vu venir ; mais même en admettant qu’il soit parti de rien, alors il est vain de reprocher à Osborne une analyse qui ne part pas des contradictions du rapport social capitaliste, c’est-à-dire, d’après toi, des conditions objectives de l’exploitation. Cela te conduit à affirmer, à mon avis sans argumentation solide, que depuis 40 ans le prolétariat s’est reconstitué (nous pensons exactement le contraire), mais finalement qu’il manquerait un « parti du mouvement » (le « parti invisible » de l’IQV ?), alors que l’identité ouvrière n’est plus disponible (p. 59 et Théorie Communiste). Or, c’est bien parce qu’il n’est plus possible de l’affirmer que Théorie Communiste envoie la classe par dessus bord au profit de la communisation d’abord et de l’affirmation des autres identités ensuite, identités de genre et de race qu’il serait possible d’affirmer et que ce groupe vient de découvrir comme produit de remplacement.

Quand pour conclure tu en arrives à dire que « nous arrivons après la révolution », on pourrait être d’accord parce que nous arrivons après l’ère des révolutions prolétariennes et leur défaite historique et après la « révolution du capital » que nous n’avons pu empêcher du fait, cette fois, de notre défaite à nous qui avons participé au dernier assaut des années 1966-78. Mais alors, en reconnaissant cela, tu es obligé d’en revenir aux conclusions « pessimistes » d’Osborne, le reste n’étant plus qu’écume sans force de vague, simple résistance « naturelle » à l’exploitation/domination. Sinon, on tombe dans la croyance sans religion.

En conséquence de quoi, la phrase de Marx que tu cites en note 82 : Le communisme n’est pas une idée, mais « le mouvement réel qui abolit l’état des choses actuel » qui a servi de sésame à l’ultra gauche depuis la fin des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970, n’a plus de sens aujourd’hui pour nous. Elle n’avait de toute façon qu’une valeur heuristique et historique5 par rapport à ce qui aurait été le mouvement ouvrier réformiste par rapport à la révolution prolétarienne en jouant sur l’illusion de ce que serait l’essence du prolétariat par rapport à ce que faisait la classe Il y avait le présupposé d’un hiatus entre mouvement (le réformisme ouvrier ) et but (le communisme) que le « mouvement réel » devait venir combler. Mais aujourd’hui, parler de « mouvement réel » n’a pas plus de sens que de parler « d’économie réelle » ou de « peuple réel » A la limite, le terme de « socialisme réel » sonne moins faux car il n’est pas purement idéologique puisqu’il correspond bien, lui, au devenu de l’idée  socialiste telle qu’elle a été écrite et mise en pratique par les Lénine, Staline, Mao, Castro et consorts, c’est-à-dire les « socialismes réellement existants ».

-Le plus discutable (dans tous les sens du terme) de ton livre sur la contre révolution de Trump est justement de conforter une idée obsolète à savoir que la contre révolution succède à la révolution comme dans la périodisation de Marx telle qu’il l’a élaborée au XIXe siècle. Or pour qu’il y ait contre révolution, il faut qu’il y ait eu révolution ce qui n’est pas le cas, les mouvements des années 1960-70 n’ayant marqué qu’un dernier sursaut prolétarien d’insubordination et une révolte de la jeunesse. En référer à Korsch qui est effectivement une référence historique et théorique ne l’est, sur ce point en tout cas, que pour son époque où alors il eut fallu que les mouvements des années 1960-70 puissent être comparées aux révolutions allemandes et hongroise des années 1920. A mon avis, ce n’est pas le cas car il y a bien eu à l’époque des révolutions et non de simples révoltes, actes d’insubordination, émeutes, etc.

-Si révolution il y a aujourd’hui, en tout cas depuis les années 1980, c’est de « révolution du capital6 » dont il s’agit. Et si on veut bien admettre qu’à cet égard le mouvement des tea party puis l’orientation vers la défense des «valeurs » du parti républicain ont pu constituer un nouveau mouvement conservateur, il ne s’est pas transformé en mouvement contre révolutionnaire, d’abord parce que le mouvement des tea party n’a jamais été très loin de l’establishment en cultivant un aspect bien propre sur lui et pour tout dire bourgeois qui ne pouvait frayer avec les survivalistes ou suprématistes ; ensuite parce que Trump n’a pas correspondu à une tendance structurelle du capitalisme américain rompant avec l’évolution précédente qui aurait constitué une erreur ou une « décadence », mais a plus constitué un accident électoral provoqué par les vrais comptes d’apothicaires que constituent les résultats des élections américaines, qu’un accident de l’histoire. Or ton livre, écrit certes dans la précipitation immédiate, semble considérer sa victoire comme définitive parce qu’il représenterait les intérêts du « grand capital » (p. 11) ; mais de quel grand capital parles-tu ? Si c’est de la référence historique à Daniel Guérin et à son livre Fascisme et grand capital, cela relève de l’anachronisme. En tout cas, tu en déduis, avec peu de présomptions, que Trump est fasciste. Mais le plus important est que l’histoire du fascisme et l’actualité de Trump te donnent tort. En effet et en premier lieu du point de vue historique, le fascisme n’est jamais éliminé par les élections (et pour cause puisque arrivés au pouvoir ils les suppriment), mais par les guerres et les coups d’État ; en second lieu , du point de vue actuel qui est celui des élections, Trump est redevenu grenouille après avoir tenté vainement de faire le bœuf pendant sa mandature et en désespoir de cause en fin, avec la farce lamentable de la marche sur le Capitole singeant la marche mussolinienne sur Rome. On en connaît le résultat.

Comme tu ne peux trouver de révolution à laquelle répondrait la contre révolution de Trump tu inverses le raisonnement en disant que le néo-fascisme peut intervenir de façon préventive (p. 78). Mais contre qui, on se le demande. Contre les Occupy ou les Gilets jaunes ? Tu y crois vraiment. Comme le dit Mario Tronti dans La politique au crépuscule, « nous avons été vaincu par la démocratie » (et donc sûrement pas par le fascisme) et le discours de Bordiga à Agamben pour dire que le fascisme n’est pas si différent de la démocratie, qui pouvait avoir une certaine valeur contre l’idéologie antifasciste et résistancialiste des années 1940, a perdu tout contenu aujourd’hui et est à l’origine de nombreuses errances d’interprétations quant à la crise sanitaire et sa gestion, les éventuelles positions et interventions possibles pour nous dans ce contexte.

-Que Trump soit le représentant du « grand capital », une expression qui n’a plus de sens aujourd’hui où nous sommes loin des « Cent familles » de la propagande stalinienne des années 1930, les Gafam le montrent d’abondance, qui ont toujours été contre ce ringard de Trump, alors que Wall Street soutenait Hillary Clinton, représentante des fractions dominantes du capital. Dans le même ordre d’idée ton livre trace une victoire partout dans le monde des tendances anti-systémiques à la Trump alors que Biden fait du Keynes7, que la sociale-démocratie relève partout la tête et que les partis écologistes s’apprêtent à participer aux gouvernements dans divers pays. Trump, Orban, Bolsonaro et Modi ou un polonais ne font pas et ne sont pas le monde. Mais comme tu crois que nous sommes dans une tendance générale de crise et de « dépression » (p. 126) tu cherches partout des éléments qui pourraient reproduire les années 1930, alors que le contexte de globalisation et d’interdépendance est totalement différent des politiques nationales protectionnistes menées alors. La typologie de la sortie de crise sanitaire est d’ailleurs parlante à ce propos. Il y a tendance à la surchauffe États-Unis et Chine) et non pas dépression ; il y a accentuation de la mondialisation et non pas relocalisations souverainistes. Et les investissements d’aujourd’hui se font dans les nouvelles technologies et pas dans la sidérurgie base de l’industrie de guerre. La sidérurgie était nationale, les batteries et puces sont globales/mondiales d’où les interdépendances des puissances.

Tout cela sur la base d’une analyse économique qui voit de la « crise » partout sans jamais la définir Ainsi, tu parles d’une baisse du taux de profit, mais à partir de quel calcul ? La baisse tendancielle du taux de profit8 est de toute façon un des plus gros bobard de la critique marxiste de l’économie politique s’étant faite science économique marxiste contre son projet originel. Bientôt deux cent ans de tendance à la baisse du taux de profit tu te rends comptes de la baisse de la baisse que ça représente …. toujours compensée par la tendance à la prolifération et à la pérennité des contre tendances ! Ce n’est plus une référence, c’est de la religion. De la même façon tu parles de la tendance profonde à l’inflation (où tu confonds crédit, dette et inflation) là où la tendance profonde et structurelle est à la déflation même si la réponse des États et des banques centrales à la crise sanitaire a des effets pervers.

-Quand tu fais référence à la symbolique trumpienne de la communauté des américains, on peut y voir une résistance où le fruit d’une décomposition d’un État-nation qui n’a jamais vraiment été consolidé du fait du fédéralisme. De la même façon, tu ne peux rattacher les américains à une « communauté nationale » comme pouvait à la rigueur se l’imaginer les allemands sur la base de la théorie allemande de la nation chère à Fichte et Herder. Rien de tel aux États-Unis. Cela tire donc à hue et à dia parce qu’il n’y a pas véritablement d’histoire commune et de Volkgeist, par exemple entre le Nord et le Sud, entre la Californie postmoderne et le Texas prémoderne pour ne prendre que cet exemple (le capital progresse par englobement, mais ne dépasse rien). C’est peut être ce qui explique que Trump veuille revenir à une Amérique originelle comme tu le dis p. 88, mais cette communauté originelle si elle se veut certes blanche s’attaque surtout aux particularismes et identités minoritaires. Or là encore ton discours post-moderne sur les identités t’amène à faire se côtoyer comme ennemis de Trump tous ceux qu’ils désignent comme « anti-américains » et non comme non blancs. Les latino-américains qui votent contre l’avortement et contre les associations Lgbt sont-ils à ranger dans les « blancs » eux qui sont les grands oubliés des défenseurs des minorités ? Et ces mêmes associations Lgbt sont-elles essentiellement formées de « noirs » (ça se saurait !) ou bien de la fameuse classe moyenne blanche que tu dis fournir les troupes de Trump contre apparemment tous les sondages qui relativisent si ce n’est nient cette affirmation que tu énonces pourtant ? (p. 121).

À vrai dire, si tu me dis dans ta lettre que tu tires profit de la lecture de nos textes, indépendamment que tu ne nous cites jamais, j’avoue ne guère en voir de traces … À toi de m’éclairer si j’ai mal lu…

Pour Temps critiques, JW le 21 octobre 2021

  1. Hegel après Occupy, Divergences, 2020 et La contre révolution de Trump, Divergences, 2019 []
  2. Pour avoir une idée de nos positions générales sur cette question tu peux te reporter à mon livre : Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme (Acratie, 2014). Mais pour serrer de plus près cette question on peut aussi se reporter à certains auteurs qui voient dans la mondialisation de la pensée critique leur américanisation et en fonction de cela, leur neutralisation politique (cf. par exemple, City of Quartz, Los Angelès ville du futur, La Découverte, 2000 et plus particulièrement le chapitre intitulé : « Les mercenaires », p. 70 et sq. []
  3. JW, « De la souveraineté nationale à l’Empire, présentation et remarques critiques sur Empire » de Hardt et Negri, Exils, 2000 in Temps critiques n°13 (hiver 2003). []
  4. Dans le monde anglo-saxon seul Loren Goldner, à ma connaissance, semble avoir cherché à dépasser la conception vulgaire du capital fictif comme « crédit à mort » (Jappe). Pour notre propre approche, cf : JG et JW : Capital fictif et crise financière (L’Harmattan, 2008) et la brochure de JW : Une énième diatribe contre la chrématistique (novembre 2011), disponible sur le site de la revue. []
  5. Cf. notre brochure : « Pourquoi le communisme n’est-il plus qu’une référence historique pour les membres de Temps critiques » (mai 2019), disponible sur notre site. []
  6. Cf. JW, Après la révolution du capital, L’Harmattan, 2007. []
  7. J’avoue ne pas comprendre quelle mouche racialiste te pique quand tu parles du New Deal pour les « blancs » uniquement alors que les analyses de Keynes sur le circuit économique, le rapport investissement-consommation-épargne et le rôle de l’augmentation des bas salaires ne permet aucune analyse en ces termes. Tu oublies aussi complètement le mouvement d’accès à la propriété des noirs dans certains États du nord dans lesquels les noirs étaient déjà rentrés massivement dans les usines et villes industrielles, même si avant la guerre, c’était rarement à un poste à la production. Tu sembles réécrire l’histoire sur les bases d’une lecture rétrospective avec les lunettes postmodernes d’aujourd’hui. Je t’y oppose ce passage qui relativise le racisme structurel dont tu taxes le New Deal : « La population afro-américaine parut néanmoins peu réceptive aux arguments du candidat démocrate, et accorda plus de deux tiers de ses suffrages à Herbert Hoover, le président républicain sortant. Hoover ne devait toutefois ce soutien ni à son bilan, bien terne, à la tête du pays, ni à son intérêt, très limité, pour la cause noire, mais à une fidélité des électeurs noirs au Parti républicain qui remontait au Grand Émancipateur, Abraham Lincoln. Roosevelt pâtissait, a contrario, de la mauvaise image de son parti auprès de la population noire. Le Parti démocrate était en effet dominé par sa puissante faction sudiste, conservatrice et raciste, les dixiecrats, dont le candidat à la vice-présidence, John Nance Garner, était lui-même un représentant. La priorité de Roosevelt était de recouvrer la croissance économique, et parce qu’il avait pour cela besoin du soutien de son parti, il ne pouvait remettre en cause le statu quo racial en prenant des mesures en faveur des Noirs. Comment expliquer, dès lors, qu’à l’occasion du scrutin de mi-mandat de 1934, soit deux années seulement après l’élection de Roosevelt, l’électorat noir bascula de façon durable dans le camp démocrate ? Il convient de s’interroger sur les raisons qui amenèrent une majorité d’Afro-Américains à prendre parti pour le New Deal, en dépit du fait que la politique de Roosevelt n’était pas a priori destinée à leur venir en aide. En ces temps de crise économique, il semble que ce soient les aides apportées par le New Deal qui emportèrent l’adhésion de la population noire. Ainsi, si les Afro-Américains bénéficièrent du New Deal, c’est davantage en tant que catégorie socio-économique défavorisée qu’en tant que minorité raciale (Fabien Curie, Université de Strasbourg). Lors des élections de mi-mandat en 1934, la population noire des pôles industriels, qui était en mesure de voter, avait davantage bénéficié des mesures du New Deal, comme l’explique l’historienne Cheryl Lynn Greenberg, en prenant l’exemple de New York : Le New Deal contribua aussi à améliorer significativement la situation à Harlem. En dépit de ses limites, les Noirs profitèrent considérablement des programmes d’aides sociales. Les aides financières n’étaient peut-être pas aussi importantes qu’elles auraient pu l’être, ou aussi généreuses qu’elles l’étaient vis-à-vis des Blancs, mais elles empêchèrent néanmoins des milliers de personnes d’avoir faim ou d’être expulsées de chez elles. Dans le Sud, les Noirs américains purent s’appuyer sur une nouvelle entité créée en 1937, l’Agence de sécurité agricole (Farm Security Administration ou FSA). Il s’agissait pour le gouvernement d’acheter des terres, puis de les louer ou de les vendre à de petits exploitants agricoles. Grâce à des taux d’intérêt peu élevés, nombre de fermiers purent ainsi réhabiliter leurs terres, voire en acquérir de nouvelles. À la tête du FSA, Will Alexander, originaire du Sud, veilla à ne pas renouveler les erreurs de l’AAA en évitant toute discrimination à l’égard des fermiers noirs. L’Agence nationale pour la jeunesse (National Youth Administration ou NYA) avait pour objectif d’aider de jeunes Américains déscolarisés en leur offrant du travail. Il s’agissait, là encore, d’éviter les écueils passés en veillant à ce que les jeunes Afro-Américains soient aidés au même titre que les jeunes Blancs. Lors de l’élection présidentielle de 1936, Roosevelt remporta 70 % des votes dans certaines circonscriptions noires, et même 81 % à Harlem. À l’approche des élections présidentielles de 1940, la NAACP jugea son bilan « inégal » mais largement positif en comparaison avec d’autres : M. Roosevelt […] est parvenu à inclure les citoyens noirs dans presque toutes les phases du programme gouvernemental. À cet égard, peu importe qu’il soit loin d’atteindre l’idéal, car il devance de beaucoup n’importe quel autre président démocrate ainsi que les derniers présidents républicains. (The Crisis 47.11 : 343). Source : Fabien Curie, Roosevelt et les Afro-Américains :
    une nouvelle donne ?
    []
  8. Sur ces points, cf. JG et JW :  L’évanescence de la valeur, L’Harmattan, 2004. []

Parcours de l’opéraïsme

Dans le cadre de la parution du livre de J.Wajnsztejn L’opéraïsme italien au crible du temps (A plus d’un titre, 2021) un mémento sur le parcours d’un opéraïste dont l’action fut marquante dans le mouvement de 1977. En concordance avec le livre sus cité il essaie de rendre compte du devenu de l’opéraïsme (mes commentaires sont en caractères gras)

JW, le 25 octobre 2021


Franco Berardi (« Bifo ») est un ancien responsable du groupe Potere operaio (Pot Op) pendant les années 1969-1973. Ce groupe défend une orientation assez avant-gardiste mais toutefois très différente de ce qui est appelé péjorativement « gauchisme » en France. Ce groupe forme un des rameaux du courant qu’on a appelé opéraïste développé d’abord dans la revue indépendante Quaderni Rossi (même si ses membres sont souvent encore inscrits au PSI ou au PCI) dès le début des années 60, autour de Panzieri, Tronti, Alquati et Negri. 
Un ouvrage en français synthétise cette expérience des Quaderni Rossi : Luttes ouvrières et capitalisme d’aujourd’hui (Maspéro. 1968). Ce courant va ensuite essaimer au sein d’autres revues comme Classe Operaia (Tronti, Negri) puis encore de groupes politiques comme PO (Berardi, Negri, Piperno, Scalzone) et Lotta Continua (Erri de Luca, Sofri).

Le terme italien d’opéraïsme n’est pas comparable au terme français d’ouvriérisme et il correspond à un courant très intéressant (dit de « l’autonomie ouvrière ») mais très peu exporté à l’extérieur de l’Italie sauf peut être en Allemagne, alors qu’il a été très en phase avec les luttes prolétaires du mai rampant italien. Ses bases de départ sont :

  • 1° une critique de la neutralité de la technique et donc de la position marxiste traditionnelle sur le rôle progressiste du capital en lien avec une analyse des transformations du capitalisme dans les années 1960 et particulièrement de l’importance prise par l’utilisation de la technoscience dans le procès de production (Panzieri) ;
  • 2° dans le rapport social capitaliste la dépendance réciproque entre capital et travail le « dans et contre » (de Tronti) est inversée par rapport au marxisme orthodoxe dans la mesure où c’est le travail qui constitue la dynamique de l’ensemble à travers les luttes de classes ;
  • 3° une critique de la séparation entre luttes économiques et luttes politiques ;
  • 4° une critique de l’idée de crise finale du capitalisme due à des conditions objectives parce qu’il n’y a pas de contradiction mortelle entre développement des forces productives et étroitesse des rapports de production (la thèse marxiste classique) car le développement des forces productives englobe les rapports de production (thèse cohérente avec le premier point) ;

Potere operaio (Pot Op) va continuer à approfondir certains points de ces thèses ce qui conduit le groupe à une amorce de critique de la loi de la valeur et de sa rationalité supposée, critique que ce groupe (ainsi que Lotta Continua) va essayer de mettre en pratique dans certaines entreprises et plus particulièrement à la Fiat à travers la lutte sur le salaire égal pour tous et indépendant de la productivité. La thèse marxiste de « toute la valeur est produite par le travail vivant » ne doit plus être comprise comme théorie économique, mais comme mot d’ordre politique.

Par rapport à l’époque des Quaderni Rossi la théorie operaïste se fait clairement subjectiviste. Toute cette lutte sur les salaires se fait en rupture avec une certaine idéologie traditionnelle du mouvement ouvrier autour de la professionnalité. C’est que la lutte est souvent menée par des prolétaires du sud qui ne sont prolétaires que de fraîche date et qui de fait s’inscrivent dans une lutte contre une usine qui symbolise leur enfermement et en même temps fait leur force (c’est le temps de l’ouvrier-masse dans la « forteresse ouvrière). Cette lutte dans et contre l’usine (mise en pratique de la thèse fondamentale de Tronti dans Ouvriers et capital) conduit à de nombreuses pratique de refus du travail (absentéisme, sabotage, turn over, affrontements avec les chefs).

Je ne vais pas plus loin dans cette présentation générale mais rapide du courant opéraïste et du groupe Pot Op pour revenir à Franco Berardi (« Bifo »). A partir de 1975, une frange de l’autonomie ouvrière dont Negri et Bifo développe de nouvelles idées qui vont être à la base du futur mouvement de 1977 en Italie. Si les Quaderni Rossi sont surtout partis de l’analyse du Capital, eux se réfèrent maintenant plutôt aux Grundrisse (surtout le passage dit du « Fragment sur les machines ») et au VIème chapitre inédit du Capital qui périodise la domination du capital en domination formelle et domination réelle. Résultats de leur lecture : le temps de travail direct n’est plus la base de la valorisation et donc ne peut plus être la mesure de la valeur. C’est de plus en plus le temps de tous les humains qui devient productif pour le capital. Cela renforce les éléments de critique de la loi de la valeur qui avaient été déjà énoncés quelques temps auparavant1.
De ces prémisses, Negri et Bifo, d’abord ensemble puis chacun de leur côté vont tirer des conclusions de plus en plus subjectivistes. Ensemble d’abord car ils sont d’accord sur la puissance illimitée d’une production totalement automatisée produit de l’intelligence collective (le General intellect de Marx dans le « Fragment ») permettant richesse, appropriation par tous et jouissance. Chacun de leur côté car Negri va progressivement développer l’idée d’un capitalisme devenu pur parasite du procès de production (simple pouvoir de commandement des capitalistes) ; alors que Berardi va développer l’idée que le nouveau sujet révolutionnaire est celui qui, volontairement ou non reste à la marge du « système ».  Cette dernière position trouve son expression en 1977 dans le mouvement des indiens métropolitains » et leur idéologie « juvéniliste » (giovanilisti). On est ainsi passé de « l’autonomie ouvrière » (operaïsme d’origine) à « l’autonomie organisée » (Negri et la période du groupe Rosso) à « l’Autonomie » tout court pour finir avec « les autonomies ».

La recomposition de classe (terme central de la théorie opéraïste) ne se résume plus à ce qui se passe dans l’usine, ce que les opéraïstes appelaient « la centralité ouvrière » de la classe, parce que ce n’est plus, pour Berardi, que le maintien de l’éternité des lois économiques et d’une hégémonie qui correspond à une dictature du donné hypostasié sur le sujet réel. En effet, aujourd’hui, la conflictualité se déplace et envahit le terrain urbain et social pour y découvrir une dimension spécifique que Negri va théoriser et personnifier dans la figure de « L’ouvrier-social » qui remplace « l’ouvrier-masse » comme tendance dominante de la nouvelle composition de classe dès 1974-75.

C’est aussi le moment où Lotta Continua rend plus concrète cette thèse de Negri à travers le mouvement « reprenons la ville » et la pratique des autoréductions tarifaires. Puis Bifo va mettre en avant la notion de « jeune prolétariat » qui remplace celle d’ouvrier-social comme figure centrale de la production diffuse de valeur, par exemple dans le développement massif du travail au noir.  La définition de la classe ne peut plus être de nature économique ou idéologique, elle devient immédiatement politique : la classe ouvrière n’est plus celle qui produit de la valeur (la classe ouvrière n’est pas assimilable au travail productif), mais celle qui libère la vie et de ce fait produit de l’autonomie. Berardi recycle alors des éléments des théories de Foucault (tout le savoir est pouvoir, l’université comme usine de dissidence, les formes de pouvoir et de domination sont multiples), de Deleuze et Guattari (les subjectivités désirantes, les pratiques alternatives et les luttes dans le quotidien avec les « révolutions moléculaires », critique de l’idéologie du Grand soir et plus généralement de la politique) dont certaines se retrouvent aujourd’hui dans des thèmes insurrectionnistes comme ceux de L’insurrection qui vient2, mais aussi chez les tenants des luttes intersectionnelles.

Bifo va animer à Bologne Radio Alice, la radio emblématique du mouvement de 1977 et la revue A/Traverso. Elles s’attaquent aux aspects culturels du capitalisme et de la domination sous l’égide du couple improbable Mao-Dada (la révolution culturelle chinoise est perçue positivement ce qui n’empêche pas une critique virulente du léninisme et du stalinisme). Le nom de la revue fait référence à l’idée de transversalité de L’Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari. Il n’y aurait plus de séparation entre sujet et procès alors que dans le marxisme orthodoxe le procès ce n’est que l’économie et le sujet une conscience dépourvu d’épaisseur matérielle, le Parti étant chargé de réunir tout ça.
Une synthèse des textes de Bifo a été traduite et publiée en français : Le ciel est enfin tombé sur la terre (Seuil, 1979). Il y critique la théorie de Marx des « besoins radicaux » (« Une révolution ne peut être qu’une révolution des besoins radicaux » in Pour la critique de la philosophie de droit de Hegel) parce que ces besoins y apparaissent comme déjà existants et à la recherche de leur sujet (la classe ouvrière) ce qui réintroduirait humanisme et idéalisme alors que c’est le désir qui produit lui-même la négation comme pratique historique. Un désir qui ne déboucherait pas sur une synthèse (l’unité de classe), mais sur une transversalité qui traverse le jeune prolétariat, concept que Bifo énonce tout en reconnaissant son manque de définition claire et précise.
[Mais avec la défaite du mouvement de 1977, le nouveau concept ne sera pas précisé car c’est toute la théorie du sujet qui s’écroule aussi bien dans sa conception bourgeoise (il est remplacé par l’individu-démocratique) que dans sa version prolétarienne (la classe-sujet remplacée par les particularismes radicaux et les politiques de l’identité ((Cf : JW Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût. L’Harmattan. 2002)) ) Or Bifo reste bloqué sur une problématique du sujet]Dès 1976, Bifo signalait les risques de retournement des flux désirants dans l’instinct de mort, le terrorisme, l’auto-destruction face à l’action répressive des forces stalino-fascistes. En effet, contre le mouvement général d’insubordination, on aurait, d’après lui, assisté à une alliance objective entre l’État italien qui tendrait au fascisme à travers ses compromissions avec des groupes d’extrême droite d’une part et la mise en place de lois d’exception d’autre part ;  et un PCI/CGIL qui tend lui vers le stalinisme alors qu’au départ du mouvement il avait décidé de « chevaucher le tigre » pour ne pas laisser passer devant lui le train de la conflictualité sociale et prolétaire. Une position opportuniste qui prendra fin dès 1973 avec des accords patronat/syndicats pour faire rentrer les revendications « opéraïstes » de l’ouvrier-masse dans le cadre plus habituel et conforme de la juste proportionnalité entre productivité et prix de la force de travail.

[Mais la recomposition de classe sur de nouvelles bases espérée par Negri et Bifo va laisser place à la décomposition de classe. Le futur concept negriste de « multitude » est un produit de ce constat censé dépasser et la notion de classe et celle de sujet].

Toutefois, Berardi restait résolument optimiste puisqu’il pensait que le capitalisme n’avait pas d’avenir. Pour lui, c’est un système fini et donc la révolution est aussi finie. Dans un numéro de juin 1977 de sa revue A/Traverso, intitulé La rivoluzione e finito, abbiamo vinto, était annoncée la victoire et la fin de la révolution.

[Malheureusement, rétrospectivement nous savons bien aujourd’hui que c’est la capital qui a vaincu dans cette bataille des années 60-70 et que c’est lui qui a pu faire « sa » révolution.].
Berardi est ensuite emprisonné en 1979 avec 5000 autres protagonistes du mouvement.
[Malgré des manques certains où même des erreurs, les analyses opéraïstes ont non seulement su rendre compte de la situation italienne, mais en être l’expression et particulièrement celles de Bifo avec le mouvement de 1977. Ce n’étaient pas forcément les analyses les plus avancées de l’époque (par exemple les communistes de gauche comme le groupe Ludd-conseils prolétaires avec Cesarano, d’Este, Faïna et Lippolis pouvaient dire des choses plus profondes ou plus justes mais leur rôle dans le mouvement fut secondaire3 . Là aussi cela doit nous aider à mieux comprendre les rapports entre théorie et pratique et nos types d’intervention possibles]

Pour terminer sur son recueil de texte Le ciel est enfin tombé sur la tête je ne peux me retenir de citer un passage sur les rapports théorie/pratique :« Si Marx dit bien que le travail abstrait n’est pas seulement une construction intellectuelle, mais une abstraction réelle, il faut alors affirmer le primat du sujet pratique sur la réalité à connaître. Dans la présentation formaliste [Bifo critique ici le philosophe marxiste italien Lucio Colletti], le présent à partir duquel est engagée l’histoire passée constitue une catégorie, une structure de concepts […] Mais le primat épistémologique du présent sur le passé est encore primat structuraliste du concept sur la conscience, primat de la théorie (comme système séparé, formel, indéterminé) sur le sujet pratico-matériel, sur l’histoire. Le prolétariat ne serait ainsi le fondement de la connaissance qu’en tant qu’abstraction empirique, en tant que catégorie : ce n’est pas un sujet matériel, mais un concept […] [Il passe ensuite à la critique d’Althusser] pour qui la fonction constitutive et structurante est prise en charge non pas par une figure externe au processus de connaissance, par un sujet matériel, mais par un élément interne au système : le concept dominant. Il n’y a alors plus de lieu de formation de l’histoire, plus de sujet historique matériel ni de tension pratique. Chez Colleti comme chez Althusser, le concept de travail, le concept de travail abstrait n’existe que comme caractéristique commune à une catégorie4. Or c’est au contraire dans les rapports qui produisent l’abstraction, dans les rapports historiques entre les classes, qu’il faut aller chercher le fondement de la théorie qui a comme concept dominant le concept de travail abstrait. Le travail abstrait n’est pas une donnée à reproduire sur une base empirique dans une catégorie abstraite : c’est la forme d’existence pratique, vivante du sujet. La catégorie de travail abstrait n’est pas le moteur du processus de connaissance, elle en est le produit général. Le travail abstrait est le produit à la fois du processus continu de réorganisation capitaliste et de la classe qui reconnaît et lutte contre son extranéité totale par rapport au travail » (p. 68).

 [Cette position théorique peut être considérée comme l’une des meilleures réponses possibles à faire à des tendances comme l’autoproclamée « école critique de la valeur » (Krisis, sa descendance et mouvance) et le courant autour de Théorie Communiste]

Dans les années 1970, cette restructuration du capital en était à ses débuts et la majorité de la classe, celle qui se sentait ouvrière et fière de l’être n’avait pas encore fait l’expérience (négative). Nous n’en sommes plus là et ce que décrit Bifo ici trouve sa « vérité » dans l’impossible affirmation de toute identité ouvrière aujourd’hui. 
Pour faire le lien avec aujourd’hui et la dernière intervention de Bifo autour des rapports entre luttes et nouvelles technologies, je dois d’ajouter que lui-même et Negri puis tout le courant néo ou post-opéraïste en exil politique en France vont développer ce qui m’apparaît comme un abandon de la théorie opéraïste d’origine et particulièrement des thèses de Panzieri, le fondateur des Quaderni Rossi, sur la question de la neutralité de la technique. En effet, à partir de la notion de Marx de general intellect développée dans les Grundrisse (et tout particulièrement du « Fragment sur les machines »), ils vont abandonner la thèse de la technique forcément capitaliste parce que faisant face au travail (le general intellect reste pour Marx du savoir objectivé dans du capital fixe) pour celle d’une intelligence technique de masse appropriable immédiatement parce qu’elle n’est pas extérieure aux individus de la « multitude ». Elle ferait partie de leurs potentialités à travers les nouveaux médias, la culture au sens large et tout ce que ce courant appelle le travail immatériel, le salariat du cognitif. Les nouvelles subjectivités ouvrières ou celles de la « multitude » pourraient ainsi s’exprimer dans un « travail en général » qui rend caduc les anciennes déterminations du travail (concret/abstrait, productif/improductif, simple/complexe, salarié/non salarié). La multitude serait maintenant riche de tout le general intellect accumulé par le développement des forces productives devenues enfin sociales. Tout le point de vue critique sur le rôle de la techno-science dans la révolution du capital est occulté à travers une utilisation a-critique, justement, des nouvelles technologies qui exprimeraient les nouvelles dimensions symboliques de l’activité.

En fait, la révolution du capital aurait rendu le socialisme à portée de main car elle redonnerait de la puissance au travail/activité à travers ces nouvelles activités liées à un savoir de plus en plus socialisé qui intègre jusqu’à ce que Negri appelle « l’entreprenariat politique ». Le paradoxe serait que le processus de refus du travail ait conduit à une utilisation plus intensive de la technologie. Pour un hégélien de gauche ou un marxiste il s’agit là d’une nouvelle ruse de l’histoire, mais pas pour les néo-opéraïstes. En effet, ceux-ci se situent maintenant derrière Spinoza, Deleuze, Guattari, Foucault, dans une pensée du plan d’immanence (une sorte de page blanche à partir de laquelle il s’agit simplement d’affirmer une puissance) et contre une critique qui est forcément dialectique et négative5.

Je termine ce mémo par quelques mots sur l’intervention récente de Berardi qui a circulée sur le site (il faudrait la retrouver !). Pour qui connaît le parcours de « Bifo », c’est on ne peut plus décevant. Il y a une véritable involution théorique et stratégique qui s’exprime dans cette vidéo :
– alors qu’en 1977 il mettait en avant la contradiction entre politique et mouvement qui éclate avec la crise des organisations extra-parlementaires à partir de 1973 et la dissolution de Pot Op, il retombe aujourd’hui sur la banale opposition citoyenniste entre monde politique et société civile comme s’il existait encore une société civile dans la société capitalisée.

– alors qu’il oppose révolte et indignation, toute son attaque contre les banques et le capital financier est de l’ordre de l’indignation. Tenir un cours à la banque pourquoi pas mais c’est dans l’ordre de ce qui se passe actuellement à New-York et autres villes et en quoi est-ce différent du mouvement des indignés en Europe qui semble pourtant agacer Berardi ?

– il ne mentionne plus le capital mais seulement le capital financier et le capitalisme néo-libéral comme n’importe quel lecteur du Monde Diplomatique ou n’importe quel militant anti-capitaliste (d’extrême gauche…ou d’extrême droite). Il ne s’agit pas ici de mépris, mais si on doit chercher des références il ne faut quand même pas qu’elles vivent sur leur passé ! Bifo rejoint ici Negri dont la plupart des positions actuelles sont devenus très discutables pour faire dans la litote.

– à la « misère même du quotidien » (p. 23, Bifo, op.cit) qui n’est jamais unidimensionnelle, il préfère aujourd’hui parler de la « vie de merde » que nous sommes censés vivre (une radicalisation de la « survie » situationniste des années 60-70). La société semble être complètement un extérieur, un Moloch et l’État un Léviathan. Nous n’y participerions en rien. Nous avons souvent dit pourquoi ce mépris de la vie des gens était à la fois insupportable et vain. En quoi il produit aujourd’hui tous les comportements identitaires entre semblables alors qu’il était censé les combattre.-il s’agirait de s’approprier ce qui est à nous (« tout est à nous, rien n’est à eux comme crient les jeunes dans les manifestations alors qu’ils n’ont jamais travaillé) ; et cela, comme si tout ce qui est produit aujourd’hui était richesse et bon à récupérer dans le cadre d’un devenir autre. Tout ne serait plus qu’une question de pouvoir ou de commandement, donc de propriété. Bifo le dit bien dans son intervention : Les armes de la critique et de la technique sont à nous et l’insurrection consistera à s’approprier ce qui est à nous. Le langage du NPA ou de la CNT quoi !

  1. Il n’y a pas de « courant critique de la valeur » ou de courant « critique des théories de la valeur » qui commenceraient avec Krisis d’un côté et Temps critiques de l’autre. C’est la critique en tant que description active et inscrite dans des pratiques de lutte qui dévoile ce qui jusqu’à là n’apparaissait pas ou difficilement. Elle prend différentes formes concrètes, suivant les pays et les références théoriques. C’est d’ailleurs pour cela qu’à l’origine du projet Temps critiques en 1989 nous avons essayé entre allemands, italiens et français de faire un bilan des vingt années précédentes tenant compte de ces différences d’approche à partir du moment où nous avions constaté que la crise de la théorie du prolétariat et même de la théorie communiste ne pouvait plus trouver d’alternative dans une refondation unifiée a priori autour d’une « vérité ». Ce que je viens de dire sur les Quaderni Rossi et PotOp me paraît une preuve, s’il en fallait encore une, que la critique n’est pas une activité d’intellectuels qui font preuve d’originalité afin de se distinguer les uns les autres par de petites différences qui les font exister et se valoriser, mais elle représente un courant profond avec diverses ramifications, passerelles et voies d’entrée ou de sorties. Et c’est souvent sur la sortie que les divergences explosent car elles sont inscrites dans des pratiques.

    Nous avions noté cette méconnaissance de la théorie opéraïste de la part du groupe Krisis dans un passage de L’évanescence de la valeur (L’Harmattan. 2004, p. 123-135) quand Kurz et Jappe (Les habits neufs de l’Empire) se gaussent de Négri qui confondrait le concept de travail abstrait avec l’abstraction du travail dans le procès de production. []

  2. Pour une critique de ces thèses, cf. J. Wajnsztejn et C. Gzavier : La tentation insurrectionniste, Acratie, 2012. []
  3. Pour une analyse plus fouillée de cette tendance radicale, cf. J. Guigou et J. Wajnsztejn, Mai 1968 et le mai rampant italien, L’Harmattan, 2018. []
  4. Tout ce fatras formaliste (Colletti) ou structuraliste (Althusser) trouve son origine dans L’Introduction à la critique de l’économie politique de 1857 de Marx. Ce texte signe, à mon avis, la date de naissance de ce marxisme qui va progressivement s’ériger en science dominante. Je cite « Le travail est semble-t-il une catégorie toute simple…Conçu sous l’angle économique, dans toute sa simplicité, le travail est cependant une catégorie aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction pure et simple…A cette généralité abstraite de l’activité productive correspond la généralisation de l’objet défini comme richesse, ou de nouveau, le travail en général…Ainsi donc les abstractions les plus générales ne surgissent qu’avec le développement le plus riche du concret  où un même caractère est commun à beaucoup d’autres, à la totalité des éléments » (p. 64 mais la citation correspond à trois passages mis bout à bout correspondant aux pages 64-65-66 de l’édition française (Anthropos, coll 10/18. 1968). De cela, Althusser en déduit que « L’histoire aurait en quelque sorte atteint ce point, produit ce présent spécifique exceptionnel où les abstractions scientifiques existent à l’état de réalités empiriques, où les concepts scientifiques existent dans la forme du visible, de l’expérience comme autant de vérités à ciel ouvert » (Lire le Capital, Maspéro, tome 2, p. 80). Le sujet historique s’en trouve effacé comme protagoniste matériel du processus au profit de catégories qui le systématisent au plan du concept [bien sûr, ceci est rétrospectif puisque de toute façon, pour nous, ce sujet historique n’existe plus]. []
  5. Certaines franges de ce qu’on peut appeler le courant « insurrectionniste » s’y rapportent d’ailleurs expressément. Pour elles, il ne s’agit plus de participer au travail du négatif, mais d’affirmer une rupture avec « le système » ou plus exactement avec un capitalisme qu’elles perçoivent comme un « système » extérieur à elles. Il s’agirait alors de dégager de nouvelles aires sociales capables d’incarner d’autres formes de vie. Pour une critique de ces courants insurrectionnistes on peut se reporter au n°10 de la revue Interventions, en ligne sur le site de Temps critiques et sur le livre de JW et C.Gzavier, La tentation insurrectionniste, Acratie 2012. []

Relevé de notes en temps de crise sanitaire n°XXI

Au cas ou vous les auriez manqués le récapitulatif des relevés de notes.

Le pouvoir et la maîtrise de la statistique

– Selon le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, dans un entretien au Parisien (Le Monde, le 20 juillet), l’épidémie de Covid-19 ne cessait de croître avec un taux d’incidence repassé au-dessus du seuil fatidique [en quoi on ne saura pas] des cinquante cas positifs pour 100 000 habitants — « en augmentation de 80 % sur une semaine, du jamais vu depuis le début de la crise ». Il est certain qu’annoncer cela a des personnes peu au fait des statistiques fait de l’effet puisque plus la courbe des personnes contaminées chute (c’est bien la moindre des choses vues les mesures prises(( – Le taux national était redescendu de 365/100 000 la semaine du 25 mars-2 avril 2021 à 20 fin juin pour remonter à 206 la semaine du 20-26 juillet… soit 0,2 % (Le Monde, le 31 juillet-1er août).)) ), plus le taux d’incidence sera haut, s’il y a une reprise de l’épidémie. D’autant plus que l’on ne nous spécifie même plus le type de contamination dont il s’agit à part le fait qu’elle toucherait surtout les jeunes peu vaccinés puisqu’on les a d’emblée écartées de la vaccination, mais finalement peu hospitalisés et en contact avec des « vieux » vaccinés en plus grand nombre. Le même Gabriel Attal oppose dans son entretien au Parisien une « frange capricieuse et défaitiste, très minoritaire, qui se satisferait bien de rester dans le chaos et l’inactivité » à une France « laborieuse et volontariste, qui veut mettre le virus derrière elle et travailler » (ibid.). Quand on pense que les patrons ont du mal à faire revenir leurs troupes du télétravail cette soudaine morale du travail fait sourire.

– De toutes les divisions mises en évidence par le sondage de l’European Council on Foreign Relations, la plus flagrante — à la fois entre les pays européens et à l’intérieur des sociétés — est d’ordre générationnel. Ce sont en effet les jeunes Européens qui se sentent avant tout victimes de ce virus censé menacer les personnes âgées. Près des deux tiers des personnes interrogées de plus de 60 ans disent ne pas avoir été personnellement affectées par la crise du coronavirus, alors que la majorité des moins de 30 ans se sent gravement affectée. Et, alors que, dans la plupart des cas, les jeunes gens ne voient pas le virus comme une menace pour leur vie, ils vivent collectivement la pandémie comme une menace existentielle pour leur mode de vie. Dans de nombreuses sociétés, beaucoup de jeunes ont le sentiment que leur avenir a été sacrifié pour protéger leurs parents et leurs grands-parents (Le Monde, le 2 septembre 2021). Dans le même ordre d’idées, L’Independent Evaluation Office (IEO), le département du FMI chargé d’évaluer ses propres activités, a voulu comprendre, dans un rapport diffusé le 9 septembre et passé inaperçu, pourquoi ses prévisions de croissance étaient si optimistes pour les pays en crise. Les erreurs d’appréciation ne sont pas que techniques. « Le personnel du Fonds peut être incité à valider des projections de croissance irréalistes, qui permettent de combler des écarts budgétaires et entraîner un avis favorable sur la viabilité de la dette, tout en espérant convaincre les autorités d’avancer sur des réformes difficiles », est-il écrit. Les auteurs du rapport citent la Lettonie, qui a reçu en 2008 — lorsque Dominique Strauss-Kahn dirigeait le fonds — une aide contre la mise en place d’un plan d’austérité sévère. « Les services du FMI prévoyaient une contraction du PIB comprise entre 6 % et 8 % en 2009, à cause de statistiques indiquant une récession sévère, mais ils ont donné leur accord à un programme prévoyant un recul de 5 %, car les autorités considéraient leurs estimations trop pessimistes », relèvent-ils. Cette année-là, la contraction a atteint… 14 %. Autre pays, autre crise : la Jamaïque. Les économistes du FMI chargés de négocier un plan d’aide reconnaissent que « les prévisions de croissance à moyen terme étaient probablement trop optimistes ». Ils notent cependant qu’« il aurait été compliqué d’obtenir un soutien national pour un programme dont les projections de croissance à moyen terme étaient encore plus faibles » (Le Monde, le 10-11 octobre).

– Un repli stratégique. Sanofi estime que son vaccin à ARN messager arriverait trop tard sur le marché, alors que ses rivaux dans le domaine sont déjà bien installés. En effet, l’américain Pfizer, avec son partenaire allemand BioNTech, et la biotech Moderna devraient livrer, à eux trois, plus de 4 milliards de doses pour la seule année 2021, et bien davantage en 2022. (Le Monde, le 30 septembre). Devant une telle production de doses, on comprend mieux pourquoi on nous promet déjà la troisième dose « quoiqu’il en coûte ».

– Abdennour Bidar philosophe, spécialiste des religions et de la laïcité s’interroge sur le rapport entre proportionnalité des mesures sanitaires et l’atteinte éventuelle aux libertés qui interviendrait dès qu’il y a disproportion. Il estime que l’État informe en communiquant en permanence sur les chiffres, comme celui du taux d’incidence. Mais suffit-il de dire que celui-ci atteint tel ou tel niveau « alarmant » ? Ou bien, là encore, la notion de proportion devrait-elle intervenir ? Il s’agirait, par exemple, de préciser quelle proportion de la population est touchée lorsqu’on a, comme actuellement, un taux d’incidence moyen de 189 au niveau national, et supérieur à 500 dans certains départements, selon les chiffres publiés le 24 juillet par Santé publique France. Ce taux étant établi pour 100 000 personnes, cela signifie que la proportion de personnes contaminées est comprise entre 0,189 % et 0,5 % de la population. Pourquoi ce pourcentage n’est-il jamais mobilisé ?

– Plusieurs anciens dirigeants de la Banque mondiale, dont l’actuelle patronne du Fonds monétaire international (FMI) Kristalina Georgieva, ont fait pression sur leurs équipes pour manipuler les données d’un classement annuel des économies mondiales et céder ainsi à la pression de la Chine, selon un audit commandé par l’institution installée à Washington et publié jeudi 15 septembre. En écho à l’audit qui évoque une « ambiance de terreur et d’intimidation » au sein de l’équipe chargée du rapport « Doing Business », Paul Romer pointe du doigt une « culture faite de menaces et de malhonnêteté où les managers jouissent d’une impunité totale ». Au même moment, c’est-à-dire entre mi-2017 et juin 2018, l’institution se trouvait dans une situation délicate. Elle devait mener des « négociations sensibles sur l’augmentation de son capital », peut-on lire dans le rapport d’audit, alors qu’un « acteur-clé », que l’on devine être les États-Unis de Trump, voulait se désengager de l’institution, obligeant les autres membres à augmenter leurs contributions. La Chine est le troisième actionnaire de la Banque mondiale après les États-Unis et le Japon et elle a donc fait jouer son lobbying pour améliorer ses performances en incluant, par exemple, les résultats de Hong-Kong (ibid.).

– En France, le gouvernement vient de présenter son « bilan redistributif » selon lequel le pouvoir d’achat n’aurait fait qu’augmenter depuis 2017. Pour le journal Libération, le 11 octobre, il s’agit bien plutôt d’un tour de passe-passe gouvernemental, ce dernier basant son argumentation sur des chiffres en pourcentages (valeurs relatives) et non en valeurs absolues. Selon les propres calculs de Libération, seulement 6,5 % des gains liés aux mesures budgétaires auraient profité aux plus démunis contre 22 % pour les plus aisés. Une partie de la différence de résultats tient dans le fait que le gouvernement insiste beaucoup sur les baisses d’impôts (comme, par exemple, une taxe d’habitation que les pauvres ne payaient pas la plupart du temps) et peu sur l’augmentation du coût de la vie sur les produits de première nécessité et l’énergie. Il faut noter aussi qu’une partie de la « redistribution » Macron n’a pas été le fruit d’une ligne politique plus sociale, mais a constitué une réponse partielle au mouvement des Gilets jaunes (annulation de l’augmentation de la CSG pour bas salaires et retraités ; défiscalisation des HS, augmentation de la prime d’activité).

Conclusion de l’enquête de Libération : le gouvernement a plus distribué que redistribué.

– Allemagne : le passage de 30 à 40 membres, sur le modèle du CAC français, transforme le visage de l’indice boursier de référence. Ces dernières années, les critiques intérieures s’étaient multipliées sur le fait que le DAX ne représentait que la « vieille économie » de l’ouest et du sud du pays — l’automobile, la chimie, l’énergie et la banque —, ignorant les succès des jeunes pousses numériques que la conception allemande, traditionnellement industrialiste, a du mal à considérer comme une source d’enrichissement. Dès lundi 20 septembre, trois anciennes start-ups issues de l’écosystème berlinois seront représentées. Outre les start-ups berlinoises, trois nouveaux entrants sont des entreprises spécialisées sur les secteurs en croissance des biotechnologies (Qiagen) et technologies médicales, comme Sartorius et Siemens Healthineers, indépendant de Siemens depuis 2018. L’équipementier sportif Puma et le fabricant d’arômes Symrise comptent aussi parmi les nouveaux membres. (ibidem)

– Après « Lux Leaks » en 2014, les « Panama Papers » en 2016, les « Paradise Papers » en 2017, les révélations des « Pandora Papers », issues d’une nouvelle fuite de 12 millions de documents provenant de la finance offshore, montrent à quel point les plus fortunés continuent d’échapper à l’impôt. Contrairement à ce qui est parfois avancé, aucun indicateur fiable ne permet de dire que la situation se soit améliorée au cours des dix dernières années. Avant l’été, le site Pro-Publica avait révélé que les milliardaires américains ne payaient quasiment aucun impôt par comparaison à leur enrichissement et à ce que paie le reste de la population. D’après Challenges, les 500 premières fortunes françaises ont bondi de 210 milliards d’euros, à plus de 730 milliards, entre 2010 et 2020, et tout laisse à penser que les impôts acquittés par ces grandes fortunes (information somme toute assez simple, mais que les pouvoirs publics se refusent toujours à publier) ont été extrêmement faibles. Le problème de fond est que l’on continue, en ce début du XXIe siècle, à enregistrer et à imposer les patrimoines sur la seule base des propriétés immobilières, en utilisant les méthodes et les cadastres mis en place au début du XIXe siècle.

En mettant en place un cadastre centralisé pour tous les biens immobiliers, aussi bien pour les logements que pour les biens professionnels (terres agricoles, boutiques, fabriques, etc.), la Révolution française a ainsi institué dans le même geste un système d’imposition reposant sur les transactions (les droits de mutation toujours en vigueur aujourd’hui) et surtout sur la détention (avec la taxe foncière). Or, ce système d’enregistrement et d’imposition des patrimoines n’a quasiment pas bougé depuis deux siècles, alors même que les actifs financiers ont pris une importance prépondérante. Les pouvoirs en place partent du principe qu’il serait impossible d’enregistrer les patrimoines financiers. Il ne s’agit pas ici d’une impossibilité technique, mais d’un choix politique : on a choisi de privatiser l’enregistrement des titres financiers (auprès de dépositaires centraux de droit privé, comme Clearstream ou Eurostream) puis de mettre en place la libre circulation des capitaux garantie par les États, sans aucune coordination fiscale préalable. Les « Pandora Papers » rappellent aussi que les plus fortunés parviennent à éviter les impôts sur leurs biens immobiliers en les transformant en titres financiers domiciliés offshore, comme le montre le cas des époux Blair et de leur maison à 7 millions d’euros à Londres (400 000 euros de droits de mutation évités) ou celui des villas détenues sur la Côte d’Azur via des sociétés-écrans par le premier ministre tchèque Andrej Babis.

Dans la série qui pourrait s’intituler « sans commentaire », mais on en fera quand même

– Fin avril 2021, Macron avait déclaré : « Le passe sanitaire ne sera jamais un droit d’accès qui différencie les Français. Il ne saurait être obligatoire pour accéder aux lieux de la vie de tous les jours comme les restaurants, théâtres et cinémas, ou pour aller chez des amis. »

– « Aucun acte médical ni aucun traitement ne peuvent être pratiqués sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. » (Loi Kouchner du 4 mars 2002.) Le vaccin sera-t-il bientôt obligatoire ? Bernard Kouchner, ancien ministre de la Santé, a déclaré le 11 juillet 2021 : « Croyez-moi, ça sera fait. » Il s’est montré très ferme envers les derniers réticents à la vaccination : « Ceux qui, face à ce virus, choisissent de “se battre” individuellement sont, sinon des déserteurs, du moins des alliés du virus. La vaccination n’est pas un sujet personnel. La refuser, c’est une trahison. Il faudra une loi ! »

– D’après le quotidien régional Le Progrès, le 15 août, le vaccin anti-covid sera obligatoire pour les salariés de Google et Facebook qui se voient ordonner un « présentiel » d’au moins trois jours par semaine (le virtuel, c’est pour les autres). Une mesure qui s’accorderait avec les préconisations de « l’Agence fédérale américaine en charge du respect des lois contre les discriminations au travail » permettant aux employeurs d’obliger leurs salariés à présenter une preuve de vaccination contre le Covid-19 (drôle de conception de la non-discrimination), avec des exceptions possibles pour raisons médicales ou religieuses !

– Dans Le Progrès de Lyon, le 2 septembre, deux pages sur les enfants, le virus et le vaccin décrivant les atermoiements gouvernementaux, alors qu’une obscure « communauté pédiatrique est favorable à la vaccination des 12-18 ans » (Le Monde, le 28 juillet). Mais un filet en bas de page annonçant : « Ailleurs dans le monde on vaccine dès l’âge de 3 ans » ; suit l’exemple de seulement trois pays : la Chine, Cuba et le Venezuela, trois modèles bien connus et reconnus ! Dans le même registre digne des perles du Canard enchaîné, « Les pays membres de l’Union européenne (UE) se sont mis d’accord lundi 30 août pour retirer les États-Unis, Israël, le Kosovo, le Monténégro, le Liban et la Macédoine du Nord, de la liste des pays jugés « sûrs » sur le plan sanitaire, ce qui implique des contrôles accrus pour les voyageurs non vaccinés contre le Covid-19 (Le Monde, le 1er septembre). Vous avez bien lu ; des pays qui peinent à vacciner tout le monde viennent de déclarer peu sûr le pays où pratiquement tout le monde a reçu les 2 doses (Israël). Mais lui-même, en marche vers la troisième dose ne vient-il pas de fermer ses frontières, même aux personnes vaccinées ?

– Dans Libération, le 21 juillet est faite une présentation du nudge, c’est-à-dire d’une nouvelle façon d’influencer les « larges masses » comme on aurait dit dans les années 60/70 ; non pas à partir de l’idéologie, mais plutôt par un pragmatisme via le softpower, où il s’agit de réduire l’écart entre les bonnes intentions des personnes et les mauvais comportements qui les contredisent (cf. Eric Singler et le groupe BVA). Ce qui est étonnant là-dedans n’est pas tant l’extension d’un domaine qui avait fait scandale il y a trente ans avec les propos de Le Lay, directeur de TF1 sur la nécessaire captation du « temps de cerveau disponible » et qui a l’air de passer comme une lettre à la poste aujourd’hui, que le fait que ce paternalisme libertarien vienne contredire la vison encore récemment dominante de l’homo economicus rationnel des néo-classiques et autres néo-libéraux d’aujourd’hui. Cette remise en cause renvoie à une reconnaissance d’un autre pouvoir de l’État, non pas en tant qu’État d’exception comme le dit Agamben, mais d’État redéployé dans une forme réseau dans laquelle, comme nous l’avons affirmé dans le numéro 20 de la revue, la société civile n’existe plus. Ce que reconnaît à sa façon l’éditorial du journal Le Monde ce 21 juillet à propos de la crise sanitaire : « L’État était le seul à exercer la pression sanitaire ; cette fois il enrôle les citoyens ». La mise en cogestion du contrôle du passe sanitaire nous en fournit l’exemple le plus éclatant. Aujourd’hui, n’importe quels barmans ou chauffeurs de bus ou employés de bibliothèque se voient contraints d’officier.

– Dans Le Monde du 24-25 septembre, une enquête du géographe de la santé E. Vigneron constate une fracture vaccinale (indépendante du facteur âge) entre d’un côté ouest et nord de la France, territoires les moins touchés par la pandémie, mais les plus vaccinés et de l’autre, sud-est, et est, plus touchés, mais pourtant les moins vaccinés (constat paradoxal, mais sujet à de multiples interprétations) ; mais surtout fracture vaccinale suivant grosso modo la « fracture sociale » : c’est dans les communes les plus aisées et les centres-villes qu’on trouve le plus de vaccinés et dans les communes les moins aisées des périphéries et banlieues qu’on en trouve le moins. Si on rentre dans les détails, les 5e et 7e arrondissements de Paris ; l’hypercentre et le 3e à Lyon sont les plus vaccinés ; Seine-St-Denis, quartiers Nord-Marseille, Vénissieux, Vaulx-en-Velin et Givors les moins vaccinés. Pour les jeunes de 20-39 ans, on a la même corrélation : 56 % ont au moins une dose, 31 % le vaccin complet pour les premiers ; 33 et 16,5 pour les seconds. Cela recoupe la réflexion de Dubet précédemment citée.

– 20 000 restaurateurs ont souscrit des contrats auprès des assurances, avant la pandémie, contre les risques d’exploitation assez mal couverts. Bien leur en avait pris car les précédents ne couvraient pas les risques de fermetures administratives. Toutefois, la pandémie advenue les compagnies d’assurance, à l’exception du Crédit Mutuel et de la MAIF, ont refusé tout remboursement. Or les gros du secteur privé détiennent la plus grosse part des contrats restants (AXA 15000, Allianz et Generali. C’est pourtant un secteur qui a peu souffert de la crise sanitaire, bien au contraire puisque les remboursements ont été en baisse (moins d’accidents d’automobiles et de cambriolages) alors que les rentrées sont restées les mêmes. Alors que la MAIF a ainsi perdu 150 millions du fait de ses remboursements, les trois gros du secteur ont augmenté leurs bénéfices et leurs versements aux actionnaires. Il est vrai que la tenue en Bourse était pour eux prioritaire alors que les mutuelles n’ont pas cette « contrainte ». Devant les plaintes déposées en justice les juges commenceraient à sévir contre les compagnies qui soit arguent de clause d’exclusion de ce risque, ce qui est illégal ; soit du fait que ce ne soit pas mentionné explicitement sur le contrat ce qui là aussi n’est pas reconnu comme un argument probant. Macron et le Maire ont essayé de menacer les compagnies de taxes pour manquement à l’effort de reprise économique, mais celles-ci ont réagi en soulignant qu’elles soutenaient « l’entreprise France » par l’achat mensuel de bons du Trésor.

– Automne 2020, la deuxième vague de Covid-19 déferle sur l’Allemagne : 10 000 contaminations par jour début octobre, 20 000 mi-novembre, 25 000 à Noël… Au pic de la première vague, début avril, le nombre de cas quotidiens n’avait jamais dépassé les 7 000. La courbe des morts, elle aussi, monte en flèche : 16 000 décès en décembre, soit autant que de mars à novembre inclus. Dans le pays, le choc est d’autant plus violent qu’il est inattendu. Au printemps, l’Allemagne avait fait figure d’exception en Europe. Six mois plus tard, elle se découvrait aussi fragile que ses voisins. Juillet 2021, des pluies diluviennes s’abattent sur la Rhénanie. En l’espace de quelques heures, de petites rivières tranquilles se transforment en torrents impétueux. Des ponts sont arrachés, des maisons décapitées, des routes éventrées. Du jamais vu depuis les inondations de 1962 dans la région de Hambourg. Deux cent mille foyers sont privés d’électricité, 600 kilomètres de voies ferrées détruits. Le bilan humain est terrible : près de 200 morts. La stupeur est totale devant ces scènes vues et revues dans des pays pauvres, mais que personne n’aurait cru possibles dans la région de Bonn. « La langue allemande n’a pas de mot pour décrire une telle dévastation », s’émeut alors la chancelière, Angela Merkel. La pandémie, les inondations… À quelques mois d’intervalle, ces catastrophes ont rappelé à l’Allemagne qu’elle était plus vulnérable qu’elle ne l’imaginait. Coïncidant avec le départ prochain de Mme Merkel, après seize années passées au pouvoir et au terme d’une décennie de croissance exceptionnelle, elles marquent surtout la fin brutale d’une certaine complaisance des Allemands vis-à-vis de leur modèle et de leurs institutions. Comme s’ils découvraient que leur État, qu’ils considéraient comme moderne, efficace et exemplaire par sa gestion rigoureuse des deniers publics, n’avait pas été à la hauteur des enjeux. Comme si les indicateurs de réussite — quatrième puissance économique mondiale avec un PIB de 3 666 milliards d’euros, troisième pays exportateur de la planète, cinquième taux de chômage le plus bas de l’Union européenne (UE) — avaient occultés les faiblesses.

« De l’extérieur, l’Allemagne donne l’impression d’une force impressionnante. C’est vrai si l’on regarde le secteur marchand, la production industrielle, les revenus, les avoirs : dans tous ces domaines, les années Merkel ont été exceptionnelles. Mais si on regarde l’État, le secteur public, certaines grandes infrastructures, le tableau est beaucoup moins reluisant », note l’économiste Moritz Schularick, professeur à l’université de Bonn et à Sciences Po Paris. Lors de la deuxième vague de la pandémie, les Allemands ont ainsi découvert avec étonnement que dans les administrations locales de santé (Gesundheitsämter), les données sur les infections étaient encore collectées à la main, à partir de tableaux imprimés sur papier, puis transmises… par fax, avant d’être de nouveau entrées manuellement dans le système informatique central. Dans Die Welt, Wolfgang Reitzle, président du conseil de surveillance du groupe chimique Linde, déclarait qu’après les seize années au pouvoir de Mme Merkel, l’Allemagne a « un besoin urgent de redressement ». « Une bureaucratie restée coincée à l’âge du fax, un retard dans le numérique, un Internet lent, des déficiences massives dans les infrastructures, des écoles délabrées, ce ne sont que quelques-uns des déficits honteux pour un pays industrialisé de premier plan », déplorait-il (Le Monde, le 19-20 septembre). Le dossier du financement des retraites soigneusement évité pendant la campagne des élections législatives du 26 septembre pourrait constituer aussi une véritable bombe à retardement pour le prochain gouvernement.

Comment en est-on arrivé là ? L’une des réformes symboliques des années Merkel, le « frein à l’endettement » (Schuldenbremse), est souvent mise en cause. Ce mécanisme, ancré dans la Loi fondamentale depuis 2009, limite le déficit structurel à 0,35 % du PIB pour l’État fédéral et interdit purement et simplement aux régions tout déficit structurel et donc tout recourt à l’emprunt — excepté en cas de crise aiguë, comme dans la crise sanitaire actuelle.

Interlude

– Les talibans, dès leur arrivée à Kaboul, ont promis d’installer un « gouvernement islamique inclusif et ouvert » (Le Monde, le 17 août), une information confirmée par Libération le 21 août qui fait état d’une déclaration en ce sens de Sirajuddin Haqqani dans une tribune du New York Times de février 2020. En vingt ans ils auront au moins appris le nouveau sésame de tous les pouvoirs. Le même journal de tous les pouvoirs leur accorde d’ailleurs un quasi-blanc-seing de « gouvernance » puisque « Il (le mouvement) montre aujourd’hui que, depuis sa défaite éclair, en 2001, il a aussi acquis une redoutable culture politique ». 

– Selon l’Oxford Dictionary de 2018, le mot internet le plus significatif est celui de « toxicité » qui se développe aussi bien dans le domaine alimentaire que cosmétique ou encore dans la mode. Il correspond à une injonction simultanée et contradictoire du capital entre liberté et culpabilité, consommation et critique de la consommation source de culpabilisation. Une injonction qui a du mal à être prescriptive quand on voit ce que cela donne dans la publicité. Ainsi, chez H et M et sa collection « conscious » il est fait été de 10 % de produits biologiques ! Il en est de même du nouveau privatif « sans OGM ».

– Le maire LR de St-Etienne, G. Perdriau donne la leçon à Macron en critiquant le discours anti-universaliste de ce dernier qui ne voudrait rapatrier d’Afghanistan que « les afghans méritants ». À quant des acquis sociaux et de santé réservés aux seuls « français méritants » fait-il aussi remarquer (Le Monde, le 28 août). L’universalisme seulement défendu par la droite, on commence à en prendre l’habitude.

– Macron dépoussière le vieux monde en prônant la défiscalisation des pourboires… par carte internet (AFP).

– En 1563, pour s’offrir 1,20 m de drap, un ouvrier modeste devait travailler vingt jours, soit cent fois plus qu’aujourd’hui. L’essence coûte deux fois moins cher qu’en 1970, en dépit des crises pétrolières répétées et d’une explosion de la consommation. Plus spectaculaire encore, le loisir aussi est abondant. En 1841, le Français travaillait en moyenne 70 % de sa vie éveillée. Dans les pays riches, nous n’en sommes plus qu’à 15 %. Le reste n’est pas forcément de l’oisiveté mais des tâches domestiques, éducatives, bénévoles, culturelles… (Le Monde, le 31 août).

Inversion de tendance ?

– Au deuxième trimestre 2021, on n’a jamais autant embauché en CDI ou en CDD de plus d’un mois. À, l’inverse, le nombre de CDD courts n’était que 70 % de ce qu’il était fin 2019. Économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Eric Heyer y voit, là encore, un effet de l’activité partielle : quand 2 millions de salariés y sont encore placés, forcément le « turnover » de la main-d’œuvre est réduit. Les employeurs sont obligés d’améliorer leurs recrutements. Tant mieux pour les « recrutés », mais il faudra encore attendre que le « stock » de l’activité partielle se soit vidé pour avoir une vue précise des flux d’embauches, et donc du niveau de l’emploi (Les Échos, le 1er septembre). Si on prend l’exemple de la restauration, la fuite de la force de travail peu qualifiée (par exemple vers la grande distribution ou l’auto-entrepreneuriat) et aux conditions de travail souvent difficiles pourrait expliquer (ou exiger) un changement de « management » dans ce secteur. La question de la reprise et de ses caractéristiques concerne aussi les cadres. En effet, « La courte reprise économique de 2010-2011 a eu pour effet de limiter l’augmentation du nombre de cadres demandeurs d’emploi et non de l’enrayer », explique une note de l’Insee. La priorité des entreprises était allée à la restauration de leur productivité, notamment en limitant leurs coûts salariaux, avec pour conséquence une progression du chômage de longue durée pour les cadres. La contrer est donc un enjeu fort du plan de formation des chômeurs de longue durée afin que la même situation ne se reproduise pas en 2021-2022 (Les Échos, le 29 septembre).

– Le pouvoir salarial des branches ne se limite pas à la seule fixation du salaire de base. Les conventions collectives peuvent aussi intégrer dans leurs minima conventionnels des compléments salariaux, a jugé le Conseil d’État dans un arrêt rendu jeudi. Un désaveu pour l’exécutif. En effet, la plus haute juridiction administrative a mis un coup d’arrêt à l’interprétation très
restrictive de sa réforme du Code du travail de 2017 qu’a tenté d’imposer l’exécutif sur le sujet très sensible du pouvoir salarial des branches. En l’occurrence le gouvernement et sa ministre Muriel Pénicaud s’étaient montrés plus royalistes que le roi-patronat. En effet, les ordonnances du début du quinquennat ont maintenu les salaires au sein du domaine réservé où les branches peuvent imposer des règles aux entreprises. Mais dans une version limitée aux seuls « salaires hiérarchiques ». Par là, le gouvernement entendait le seul salaire de base, pas les compléments de salaire. Une position dénoncée par les syndicats, mais aussi par une partie du patronat craignant le dumping social lors de l’élaboration de la réforme. Pour tenter de contrer ces restrictions, nombre de branches ont décidé d’intégrer des compléments de salaire dans les minima salariaux. (Les Échos, le 8 octobre).

– En réformant son cadre d’analyse pour comprendre l’état de l’économie et poser son diagnostic sur l’inflation, la croissance et les tensions économiques, la BCE abandonne son monétarisme archaïque, où elle réservait toujours une place à part à l’évolution de la masse monétaire sans véritablement prendre en compte les risques que faisait peser la finance sur l’économie. Ses analyses seront désormais articulées autour d’un premier axe économique à part entière, et d’un autre qui associe des aspects financiers et monétaires. Il s’agit d’une modernisation considérable car, ce faisant, elle laisse derrière elle une lecture étroite du monétarisme. Elle adopte aussi une vision plus complexe de la finance, où les banques ne sont plus l’alpha et l’oméga du financement des entreprises, et les préoccupations de stabilité financière — comme les bulles éventuelles sur certains actifs, ou la vulnérabilité de certains intermédiaires financiers — seront explicitement prises en compte. Les liens dits « macrofinanciers » font ainsi leur entrée formelle dans l’analyse. Voilà de quoi infléchir sérieusement les logiques décisionnelles du conseil des gouverneurs ayant jusqu’alors, parfois à son corps défendant, fait preuve d’une apparente contradiction entre des décisions de politique monétaire et des risques de stabilité financière parfois criants, par exemple en remontant les taux prématurément en 2011 alors que la crise de 2008 n’avait pas encore produit tous ses effets (Natacha Valla, Sc. Po Paris, in Le Monde, le 19 juillet).

– La crise sanitaire a produit à retardement, dans la période de sortie de crise, une rupture des stratégies industrielles de flux tendus, ce qui constitue une grande première. La mondialisation de la fin du XXe siècle peut être résumée à l’invention du « container » et à sa standardisation1 qui ont simplifié les opérations de déchargement en dévalorisant les métiers afférents de dockers et de conducteurs de poids lourds. Ce qui circulait suivant ces nouvelles modalités est alors apparu comme quasiment gratuit pour les industriels s’appuyant sur la nouvelle division internationale du travail et les délocalisations. Un secteur qui a ensuite souffert d’un sous-investissement chronique conduisant à la crise actuelle de l’offre (G. Lachenal, Libération, le 7 octobre).

– Bruxelles met en sommeil sa taxe numérique. Sous la pression des États-Unis, l’exécutif européen gèle le projet censé financer en partie le plan de relance de Bruxelles. Les Européens renoncent, du moins provisoirement, à instaurer une taxe numérique que les Américains jugent discriminatoire. Pour justifier sa décision, l’exécutif communautaire invoque l’accord sur la taxation des multinationales, conclu sous l’égide de l’OCDE, grâce à l’impulsion américaine, et approuvé ce week-end par le G20 à Venise. Mais cela les oblige à abandonner les mesures nationales envisagées contre les Gafa et réduit en outre le champ de l’action internationale aux firmes multinationales (Le Monde, le 14 juillet). Par ailleurs, une amende de 746 millions d’euros a été infligée à Amazon suite à des plaintes collectives déposées devant l’autorité luxembourgeoise de protection des données personnelles (Médiapart, le 31 juillet).

– « On a su passer en télétravail du jour au lendemain sans trop de difficultés. Sortir de dix-huit mois de travail à distance s’avère bien plus complexe », résume Jean-François Ode, directeur des ressources humaines (DRH) chez Aviva France (Le Monde, le 30 août). « Le sujet que l’on voit poindre en cette rentrée dans les entreprises, c’est celui de la mise en place des nouvelles règles de télétravail, qui était en quelque sorte « en open bar » jusqu’à présent, confirme Benoît Serre, vice-président national délégué de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (Le Monde, le 28 août). « La crise sanitaire qui n’en finit pas, chaque semaine qui apporte son lot de nouveautés, une organisation du travail qui met du temps à se stabiliser… Tout cela entraîne des risques de désengagement, de démotivation, de fragilisation des collectifs de travail », remarque Marie Bouny, codirectrice de l’équipe stratégie et performance sociale au sein du cabinet LHH, expert du reclassement. « L’absentéisme a déjà fortement augmenté en 2020 et les risques psychosociaux sont devenus la deuxième cause d’arrêts maladie, souligne sa collègue Natalène Levieil, spécialiste des problématiques de climat social. Nous pensons qu’il existe un vrai risque que cela continue à progresser. » (ibid.). Certes, pour environ un tiers des salariés, exercer son activité de chez soi s’est traduit par une dégradation des conditions de travail, qu’il s’agisse d’un manque de place, d’un environnement bruyant ou de l’obligation de concilier tâches ménagères et missions professionnelles. Mais pour les deux tiers restants, l’opération semble avoir été plutôt gagnante. Dans tous les cas c’est un coup de canif supplémentaire donné à l’ancien modèle fordiste du travail centré sur l’usine puis l’entreprise et à son accompagnement par un État providence qui cadrait et éventuellement contrôlait l’ensemble. C’est justement ce contrôle qui pose problème aujourd’hui, car s’il ne disparaît pas dans les nouvelles formes de travail, il change de nature en intégrant plus largement l’auto-contrôle que le contrôle disciplinaire. D’autant qu’il est possible qu’apparaissent des tensions entre salariés vaccinés et non vaccinés, les premiers redoutant de partager leur open space avec les seconds (ibidem). Plus que jamais, les entreprises devront « rassurer »les salariés, souligne Marie Bouny et par exemple, leur garantir le « droit à la déconnexion ».

La voie vers le télétravail n’est donc pas un long fleuve tranquille contrairement à ce que certains augures nous promettaient courant au-devant d’une nouvelle virtualisation du travail à travers les impératifs pandémiques. Pour J-F-Ode (op.cit), la limite au télétravail semble fixée a priori : « On fera sans doute plus de télétravail après la pandémie qu’avant, mais jusqu’où ira-t-on ? J’écarte le 100 % télétravail sauf certificat médical, pour éviter de verser dans l’“ubérisation”. Comment différencier un télétravailleur d’un prestataire, si je n’ai plus de salariés mais des gens qui exécutent des tâches à domicile ? Pourquoi garder des salariés si je peux réaliser des prestations à l’étranger pour moins cher ? »

Un journal proche du patronat comme les Échos en est bien conscient quand le 30 août D. Barroux écrit : « Pour les managers en cols blancs longtemps hostiles à la généralisation du travail loin du bureau, il va falloir trouver très vite un nouvel équilibre et prouver que cette liberté accordée aux salariés débouchera plus sur un gain de productivité que sur un nouveau choc de perte de compétitivité aux allures de 35 heures ». C’est que la virtualisation du travail par sa dématérialisation remet en selle, par compensation, ce qui apparaît tout à coup pour certains, comme la « vraie vie » et accessoirement un moyen d’échapper à la pression et à la concurrence.

– Concernant la France, le cercle pernicieux de la boucle « prix/salaires » n’est pas engagé. « Si les salaires venaient à augmenter en réponse à la hausse des prix, cela pourrait nourrir une inflation durable, et c’est cela qui inquiète », confirme Eric Heyer, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Mais aucun des ressorts de ce cercle redouté ne semble aujourd’hui se mettre en place. Les salaires ont été désindexés de l’inflation après les crises pétrolières et, malgré les pénuries de main-d’œuvre qui existaient déjà avant la crise, les salaires sont restés atones entre 2017 et 2019 pendant que les pensions de retraite reculaient sensiblement pour les mêmes raisons. La mécanique est-elle enrayée ? Peut-être. En effet, du côté du marché du travail « Aujourd’hui, on crée soit des emplois très qualifiés, soit des emplois très peu qualifiés, et les emplois intermédiaires tendent à disparaître, de sorte que le salaire moyen ne bouge pas », avance M. Heyer. La spirale se formerait plutôt métier par métier. La disparition du risque d’une forte inflation se paierait au fond par un profond bouleversement du marché du travail. (Le Monde, le 19 septembre). Pour d’autres observateurs de la vie économique et sociale, hormis le cas particulier de la Grande-Bretagne victime d’une fuite de force de travail à cause du Brexit, les pénuries d’emploi pousseront plutôt les entreprises à rechercher des hausses de productivité en l’état, plutôt qu’à proposer des salaires plus attractifs, mais là encore les différents secteurs n’évolueront pas de la même façon (voir le problème de recrutement actuel dans le secteur hôtellerie/restauration). Et du côté de la production, les tensions semblent conjoncturelles et liées à la distorsion de consommation au profit des biens durables par rapport aux services. Cette production de biens durables, surtout aux États-Unis en raison du soutien de Biden au pouvoir d’achat, s’est vue la première stimulée pendant la pandémie alors que c’est celle qui est la plus soumise aux contraintes de transport et aux ruptures de stock d’où la tension sur les prix. Cela s’étend aussi à des biens semi-durables comme les chaussures de sport. Mais dans l’ensemble, il n’est pas question d’une remontée des taux à laquelle seule s’est risquée la banque centrale de Nouvelle-Zélande. La Fed et la BCE se préparent plutôt à réduire les aides à partir de l’idée que la surchauffe n’est que temporaire (Libération, le 7 octobre), dans un contexte globalement déflationniste, même si « la reprise » le masque provisoirement pourrions-nous rajouter. Par ailleurs, les prix alimentaires mondiaux ont augmenté de 33 % en août par rapport à l’année précédente. Corrigés de l’inflation, les prix des denrées alimentaires sont à leur plus haut niveau depuis 60 ans… Que ce soit pour le pain, le riz ou les tortillas, les gouvernements du monde entier savent que la hausse des prix des aliments peut avoir un prix politique. Le dilemme est de savoir s’ils peuvent en faire assez pour éviter d’avoir à payer2

Réforme de la fonction publique en France

– L’existence de corps fait que le parcours des fonctionnaires est connu à l’avance. Là, on fait sauter le verrou corporatif, et une nouvelle architecture de la fonction publique se met en place, avec une relation plus individualisée entre l’agent et l’employeur. Cela permet une plus grande mobilité pour les fonctionnaires. Mais cela remet aussi en cause tout le système de rémunération et de progression. Il faut donc d’autres règles générales pour encadrer cette nouvelle situation, situation dans laquelle le jeu stratégique entre les syndicats et le gouvernement est brouillé. Car on sort également de l’habitude du grand rendez-vous salarial annuel tournant autour de la question de l’augmentation générale du point d’indice, avec une application corps par corps. On entre dans une logique de contractualisation et de liberté. Le poids de l’avancement pèse sur le fonctionnaire à titre individuel beaucoup plus qu’avant : ce sera à lui de se préparer, de chercher des formations, de rédiger un bon CV, de solliciter un autre ministère ou un autre établissement public, d’accepter d’être mis en concurrence avec d’autres agents ou des candidats venant du privé. Le projet de réforme se rapproche de la logique du privé en soulevant les barrières qui bloquent l’avancement des carrières sous prétexte d’une sécurité de statut. Il est souvent impossible d’accéder à l’indice salarial le plus élevé, et cela nourrit de la frustration et du mécontentement ; le système est donc à bout de souffle nous dit Amélie de Montchalin. Il est bloqué et s’autoproduit tout au long de la hiérarchie. Les tentatives de réforme précédentes auraient échoué parce qu’elles mêlaient tradition corporatiste (des augmentations générales hiérarchisées pour tous) et incitations au mérite (un système de primes à la motivation). Pour elle, il s’agissait d’une fausse individualisation gardant les inconvénients sans fournir de véritables avantages. De son côté, la crise sanitaire n’a pas forcément renforcé les hiérarchies redoutables de la fonction publique puisqu’elle a plutôt mis en lumière le caractère essentiel des emplois d’exécution. On commence donc à s’interroger sur la hiérarchie sociale et l’utilité relative des uns et des autres dans la fonction publique, mais il y a peu de chance que la future réforme gouvernementale soit pensée dans ces termes-là (Le Monde, le 22 septembre 2021).

– L’équité à la sauce Montchalin. Alors que le gouvernement prône flexibilité à la place de rigidité, décentralisation à la place de centralisation dans le public et négociation d’entreprises plutôt que de branches dans le secteur privé voilà qu’il veut « égaliser » les territoriaux marseillais et parisiens avec les territoriaux de n’importe quelle petite municipalité sur le modèle de la fonction publique à propos des 35 h ; un modèle qui d’ailleurs ne lui sert plus de modèle (Le Monde, le 29 septembre).

Pandémie et blocage

– Les usines de Stellantis, Renault et Toyota en France sont désormais toutes concernées par les arrêts de production. Une désorganisation qui touche la vie quotidienne des ouvriers mais aussi leur fiche de paie. L’aggravation-surprise des pénuries de puces électroniques, survenue à la rentrée, continue de soumettre les usines automobiles tricolores à un « stop & go » difficile à vivre au quotidien. Mais l’impact est aussi sonnant et trébuchant. Renault, en vertu d’un contrat de solidarité signé au début de la crise sanitaire (et renouvelé cette année), indemnise à 100 % ses ouvriers en chômage partiel. Mais les accords d’activité partielle longue durée (APLD) signés chez Stellantis et Toyota prévoient que les ouvriers ne perçoivent alors que 84 % de leur salaire net. « L’inquiétude commence à monter sérieusement », témoigne Thomas Mercier de la CGT. Et ce sans même parler des intérimaires, employés par milliers dans les usines automobiles. « Ils se retrouvent avec des fiches de paie de 350 ou 400 euros, quand leurs contrats ne sont pas tout simplement arrêtés », souffle un syndicaliste (Les Échos, le 23 septembre).

– Quand les autorités vietnamiennes ont contraint le groupe sud-coréen SangShin à fermer ses usines d’Ho Chi Minh-Ville en raison de la recrudescence de l’épidémie de Covid-19, l’information n’a pas fait la « une » des journaux, pas plus que l’arrêt dans le même pays des établissements du taïwanais Pou Chen. Embouteillages indescriptibles. Ils sont pourtant parmi les principaux fabricants des baskets Nike. La marque américaine a annoncé, le 24 septembre, que les difficultés de ses fournisseurs asiatiques allaient compromettre ses ventes. Il n’y aura pas assez de baskets pour tout le monde à Noël. Le groupe, qui s’attendait à une hausse de ses ventes de 15 % pour la fin de l’année, a révisé ses espérances à la baisse (pas plus de 5 %). D’autant que ses difficultés ne s’arrêtent pas à la porte des usines mais qu’elles s’étendent aussi aux ports et aux bateaux. Quarante jours suffisent d’ordinaire pour acheminer vers l’Europe et l’Amérique ses conteneurs remplis de Converse, Nike et autres Jordan. Il en faut quatre-vingts actuellement du fait des embouteillages indescriptibles qui ralentissent les opérations d’embarquement et de débarquement des marchandises. Pénuries de composants, de personnel, usines bloquées, ports asphyxiés. Nike illustre la complexité et les limites de cette mondialisation au bord de la thrombose. Avec près de 45 milliards de dollars (38,5 milliards d’euros) de chiffre d’affaires, la firme est le premier équipementier sportif mondial. Pour fabriquer ses chaussures, il fait travailler 1,2 million de personnes dans 458 usines dans le monde. Mais seules 5000 personnes travaillent dans des ateliers situés aux États-Unis. L’écrasante majorité des emplois est située chez des sous-traitants en Chine, en Indonésie et au Vietnam. Dans ce seul dernier pays, le plus important pour lui, près de 500 000 personnes fabriquent des produits Nike (dont 80 % de femmes), cent fois plus qu’aux États-Unis, son plus gros client (Le Monde, le 28 septembre). Il en est de même pour le marché annuel du jouet. « Un conteneur de 40 pieds [environ 12 mètres] pour rapporter la marchandise de Chine, qui nous coûtait avant le Covid 3 000 dollars [2 555 euros], vaut désormais aux alentours de 19 000 dollars », explique Julien Vahanian, le directeur de l’entreprise Wilson-Jeux, qui fait fabriquer 80 % de ses produits en Europe et 20 % en Chine (ibid.).

– En prévision des fêtes de fin d’année, le premier distributeur américain, Walmart, a annoncé l’embauche de 150 000 personnes aux États-Unis avant la fin 2021. Certains emplois seront temporaires, mais beaucoup permanents. Les employés viendront en grande partie travailler dans les entrepôts et pour les livraisons en ligne. Un chiffre vertigineux qui traduit la réussite du déploiement de Walmart dans le commerce électronique. Son homologue français Carrefour n’en est pas encore là. S’il investit régulièrement sur Internet, son obsession depuis quelque temps est de grossir. Ou, plus exactement, de faire le ménage sur un marché français trop concurrentiel à son goût et à celui des analystes, qui massacrent ce secteur en Bourse. Émietté entre cinq ou six acteurs nationaux et nombre de joueurs régionaux, il est régulièrement ravagé par des guerres des prix qui dévorent les marges et mangent les capacités d’investissement. Celles-ci seraient pourtant bienvenues pour faire face aux deux évolutions majeures de la distribution : l’explosion de l’épicerie en ligne et la préoccupation écologique qui privilégie le bio et la proximité. Le rapprochement prévu entre Auchan et Carrefour allait dans ce sens, mais les discussions viennent d’être rompues par la direction de Carrefour.

Mais toutes ces considérations évitent soigneusement de considérer une spécificité française qui explique davantage la détresse des hyper-épiciers que le spectre d’Amazon. À côté de ces géants en difficulté prospèrent des acteurs qui n’ont pas besoin d’échafauder d’ambitieux plans de conquête pour exister. Les Leclerc, Intermarché ou Système U, qui peuplent les campagnes françaises, vendent plus et gagnent plus. Selon une enquête menée par le lobby des industries de la grande consommation, l’ILEC, la marge opérationnelle (rapportée à l’actif d’exploitation) de ces distributeurs dits « indépendants » s’établit chaque année autour de 12 %, contre moins de 3 % pour Carrefour, Auchan et Casino. La marge des premiers procure un bon carburant pour mettre le feu aux prix. Outre le format de leurs magasins, plus petits et rentables que les hypers, la maîtrise de leurs coûts est déterminante. Elle provient de l’organisation décentralisée de ces structures, qui rassemblent des entrepreneurs locaux autour d’une marque et d’une centrale d’achat commune, combinant la flexibilité de la PME à la puissance de négociation d’un grand groupe. Pour l’instant le système des indépendants a largement profité du déclin des centres commerciaux et hypermarchés fermés pour cause de confinement, puis de distanciation, dont la centralisation constituait la force et l’identité des groupes intégrés. Le pari de Carrefour est que cette position de force n’est pas éternelle et que le virage numérique pourrait à nouveau rebattre les cartes en nécessitant de très lourds investissements. Après tout, Walmart a bien réussi son adaptation. Mais sur le champ de ruines de ses concurrents traditionnels. De là à s’en inspirer. (Ph. Escande, Le Monde, le 1er novembre).

– À marche forcée vers la voiture électrique. L’Union européenne a beau décréter la fin du moteur thermique en 2035, les constructeurs ont beau annoncer des ventes massives de véhicules à batterie dans les dix ans, la greffe électrique n’a pas encore complètement pris. On est aujourd’hui à 10 % des ventes de voitures électriques neuves en France mais à écouter nombre d’automobilistes, des freins puissants demeurent pour aller très au-delà. Et on pourrait les résumer ainsi : « Tant que la voiture électrique est 10 000 euros plus chère à l’achat qu’une thermique équivalente, tant que son usage n’est pas aussi simple et fluide qu’avec ma voiture actuelle, pas question de changer. Principalement à cause de la faible densité du réseau de bornes de recharge. Les constructeurs n’ont pas toutes les cartes en main et c’est aussi ce qui les inquiète. » (Le Monde, le 28 juillet).

 Risque inflationniste ?

– La dette nette des entreprises françaises n’aurait pas réellement bougé selon le directeur du Crédit Mutuel. En effet, si l’endettement brut des entreprises a augmenté depuis dix-huit mois, la trésorerie aussi. Par ailleurs, les inquiétudes sur la situation des entreprises françaises, sur leur profil de risque, ne se sont pas matérialisées. Les banques ont fait d’importantes provisions pour prévenir d’éventuels défauts. Mais pour l’instant, rien de tout cela ne s’est produit (Les Échos, le 28 septembre). À un niveau macro-économique, par exemple celui de la dette publique, la plupart des politiques, depuis les années 1980 s’en tiennent à une théorie de la croissance exogène qui ne dépendrait que des entreprises alors pourtant que les économistes ont avancé depuis longtemps d’idée d’une croissance endogène affectée par la politique et les institutions économiques. En particulier, investir dans l’éducation, la formation, la recherche, l’innovation, la politique industrielle a vocation à doper la croissance, tandis que d’autres types de dépenses — notamment administratives — n’ont pas d’effets avérés sur elle. Cette vision indifférenciée de la dépense publique, qui prévaut parmi les décideurs économiques, a également dicté la politique européenne et les fameux critères de Maastricht : pour décider si un pays est « dans les clous », on se borne à vérifier que la dépense publique totale dans ce pays ne dépasse pas 3 % de son PIB, sans se préoccuper de la nature de la dépense publique. Or, les investissements publics, qui augmentent la croissance du même coup, permettent de réduire notre dette à long terme, à la différence des autres types de dépenses. Plutôt que de se focaliser sur le montant total de la dépense publique, il faut donc plutôt prendre en compte sa composition, c’est-à-dire la part de la dépense publique consacrée aux investissements de croissance. C’est exactement la philosophie qui a inspiré le président du Conseil italien, Mario Draghi. Celui-ci a décidé d’utiliser les fonds du plan de relance européen pour emprunter davantage et, ainsi, financer un investissement de 10 % du PIB sur cinq ans dans l’éducation, la recherche, la santé, le numérique… (Ph. Aghion, Le Monde, le 8 octobre).

– Mais les politiques monétaires expansionnistes ont renforcé les pratiques de spéculation devenues opportunes plus que structurelles du fait d’un recul excessif du rendement des actifs financiers normaux. Que faire pour assurer la continuité d’une stabilité financière ? Le plus évident serait de renoncer aux politiques monétaires expansionnistes. Mais c’est difficile, sinon impossible dans des économies très endettées où le passage à une politique monétaire restrictive, et donc à des taux d’intérêt élevés, déclencherait une crise des dettes. Il faut donc plutôt décourager l’investissement dans les actifs spéculatifs, ce qui nécessite de mobiliser plusieurs instruments : d’une part l’interdiction des cryptomonnaies privées (comme l’a fait la Chine) et la taxation des plus-values en capital réalisées à court terme ; d’autre part parce que cela agit dans l’autre sens, augmentater les avantages fiscaux liés aux investissements dans le capital productif. Si cela n’est pas fait, une situation paradoxale se prolongera : la concomitance d’une politique monétaire expansionniste et de taux d’intérêt bas qui nourrissent la spéculation et réduisent les gains de productivité de l’économie réelle. (Le Monde, le 3-4 octobre). Sans surprise, ce quotidien reprend l’antienne de la séparation entre activité spéculative (irréelle !) et économie « réelle » sans rien comprendre du processus de totalisation du capital que représente la « globalisation ». Des taux qui ont d’autant tendance à rester tendanciellement à la baisse que le monde continue à « souffrir » d’une surabondance d’épargne et une surabondance plus structurelle que conjoncturelle contrairement à ce qui a parfois été exprimé pendant la crise sanitaire (épargne forcée due aux confinements3 ). En effet, la théorie du cycle de vie comme quoi on épargne de façon différente au fur et à mesure du vieillissement a été largement démentie par l’exemple du pays le plus âgé qu’est le Japon et aujourd’hui beaucoup reprennent la loi fondamentale de Keynes sur la propension marginale à consommer et épargner (Les Échos, le 7 octobre). Or, si cette théorie devait servir à sortir de la crise par la réduction des inégalités (la croissance des bas revenus et la baisse du chômage augmentent la propension à consommer et diminuent celle à épargner), c’est aujourd’hui l’inverse qui se passe avec une augmentation des inégalités (de revenus et surtout de patrimoine) qui entraîne un niveau élevé d’épargne, y compris parmi les actifs. En effet, ces derniers ne consomment pas à tout va, parce qu’ils capitalisent tout ou partie de leur future retraite, du fait de bas rendements actuels qui les entraîne à maintenir une épargne supplémentaire de précaution pour combler le manque à gagner. Et contrairement à tous les discours de droite, mais parfois aussi de gauche sur le fait que les inégalités sont aujourd’hui entre vieux et jeunes, elles le sont bien plus entre pauvres et riches. 

Il est à noter que cette surabondance d’épargne se retrouve aussi au sein des pays émergents. Ainsi, le surendettement gigantesque d’Evergrande (300 mds de $ ne fait pas courir à la Chine et au monde un crash du type Lehman Brothers de 2008 car la Chine a une surabondance d’épargne intérieure d’un tout autre niveau (7500 mds de $) sans parler de ses réserves (3000 mds de $). La crise d’Evergrande n’est pas vraiment une crise de ce mastodonte (cygne noir) de l’immobilier, mais le signe d’un changement de politique du PCC pour garder le contrôle sur l’économie en général et réduire l’aventurisme de certains de ses postes capitalistiques les plus avancés (cf. l’interdiction des cryptomonnaies). Cette stratégie freinera l’activité entrepreneuriale qui a joué un rôle si important dans le dynamisme du secteur privé chinois, avec des conséquences durables pour la prochaine phase de développement économique de la Chine qui reposera sur l’innovation (Stephen. S. Roash, in Les Échos, le 7 octobre.

– Avec la reprise, le décrochage des retraités par rapport aux actifs va à nouveau s’accentuer ces prochaines années, car les pensions sont (au mieux) indexées sur l’inflation, qui progresse moins vite que les salaires. La réforme du système universel de retraite prévoyait d’indexer les pensions sur les salaires, mais elle a été abandonnée (Les Échos, le 8 octobre).

– L’hypothétique réindustrialisation de la France par Macron est conçue sur le modèle de la start-up nation. Non pas une relocalisation de ce qui peut l’être, mais le ciblage sur les industries d’avenir. Un choix qui n’est pas celui de l’Allemagne, mais qui à la limite se défendrait, s’il n’était pas soutenu par l’idée de renforcer « l’attractivité de la France ». Il ne s’agit donc pas d’une politique de reconquête d’une certaine souveraineté comme le propose Montebourg, mais de faire plaisir au patronat et aux investisseurs étrangers (baisse des impôts de production et augmentation de la flexibilité du marché de l’emploi et du travail). Et la French Tech semble très dépendante des Gafam et des États-Unis comme le montre Sylvain Rolland dans son article : « La French Tech profite-t-elle vraiment à la France », La Tribune, le 23 septembre.

De la même façon les investissements de la banque publique qui en a la charge (BPI) ne semblent pas particulièrement concerner la recherche médicale, les vaccins ou les produits décarbonés, mais par exemple au profit de Sorare, une plateforme pour acheter ou vendre des cartes de joueurs de foot cryptées par un blockchain. Pas de vision stratégique d’un État planifiant une nouvelle politique industrielle, mais une activité de placement à courte vue d’un État courtier d’affaires (cf. Bruno Amable, Libération, le 28 septembre).

– Google renonce à devenir banquier. L’entreprise a annoncé, vendredi 1er octobre, l’abandon de son projet Google Plex. L’idée, en chantier depuis plus de deux ans, était de proposer aux utilisateurs du système de paiement Google Pay d’ouvrir un compte donnant accès à une carte de crédit et à des services financiers. Pour ne pas froisser les banques, Google brandissait le drapeau blanc de la coopération. Des établissements comme Citi, la Banque de Montréal ou Stanford Federal Credit Union, disposant de peu d’agences, ont signé avec la star de Mountain View (Californie). Google se contentera de développer des outils numériques au service des banques… La complexité de ce métier hautement régulé et si différent du leur a eu raison de leurs ambitions. Au-delà, cette histoire bat en brèche l’idée des GAFA conquérant le monde de proche en proche, apportant la rupture à toutes les activités industrielles qu’ils touchent de leur grâce. Apple et Google devaient fabriquer des voitures, vendre des shampoings et des voyages, bouleverser le marché de l’assurance, de l’habitat, de l’urbanisme, des télécoms ou de l’énergie. Leurs chercheurs et leurs milliards allaient changer le monde à leur profit. Ils sont restés finalement près de leur base de départ, et la seule diversification réussie est celle des centres informatiques de données pour le cloud, l’informatique dématérialisée. La rupture numérique a bien lieu ailleurs, mais elle passe par des acteurs spécialisés : Tesla pour l’automobile, Spotify pour la musique, N26 pour la banque, Netflix pour le cinéma. (Ph. Escande, Le Monde le 5 octobre).

– Isabelle de Silva n’a pas été reconduite comme responsable de l’Autorité de la concurrence après son premier mandat de 5 ans au cours duquel elle avait infligé amendes et sanctions à Apple et Google pour leurs positions dominantes monopolistiques. Elle était par ailleurs fort réservée par rapport aux nouveaux projets de fusions-acquisitions en cours aussi bien celui initié par Veolia que la future naissance d’un super M6 fusionnant avec TF1, un projet apparemment cher à Macron. Dans les milieux bien informés (comme on dit), il semblerait que le pouvoir en place lui préfère un successeur plus proche des milieux d’affaires (Libération, le 6 octobre).

– Une crise tous les dix ans ? Cette idée trop empirique fait bondir certains économistes. « Ce n’est pas en tirant une droite entre deux points d’observation qu’on a un raisonnement », s’indigne l’un d’eux. De fait, la crise liée au Covid-19 en 2020 intervient un peu plus de dix ans après celle des subprimes en 2008, qui venait environ dix ans après le crash de la bulle Internet au tournant des années 2000, ou la crise asiatique de 1997. En remontant, on trouve la crise des « junks bonds » (« obligations pourries ») de 1987, qui fit disparaître quelques caisses d’épargne américaines, et, encore avant, les chocs pétroliers des années 1970. Étonnamment, la recherche académique tend à valider ce que les faits donnent à observer. Dans une série de travaux menés sur des dizaines de pays pendant plus d’un siècle, l’économiste américain Barry Eichengreen a constaté que les crises surviennent bien tous les dix ans en moyenne, à quelques années près. « Ce qui ne veut pas dire que la prochaine crise arrivera dans dix ans », prévient toutefois l’un de ses coauteurs, l’économiste Michael Bardo. Ce dernier observe également que les crises sont de plus en plus onéreuses pour les États, depuis que ces derniers ont appris qu’intervenir coûtait paradoxalement moins cher à la collectivité que s’abstenir de le faire (Le Monde le 9 octobre). Pour Daniel Cohen, la crise liée au Covid-19 « n’est pas résolue d’en haut, uniquement par un bon dosage de la politique économique, mais exige une coproduction de l’État et de la société tout entière ». Dans un monde où survient une crise tous les dix ans, « prévoir, planifier, anticiper, c’est la seule solution possible, souligne l’historien Jean Garrigues, spécialiste de la période contemporaine, pour qui le Covid-19 a conduit à une relégitimation de l’État-providence aussi profonde qu’après la crise de 1929. Gérer prudemment les deniers publics, c’est plutôt un frein à la réforme et à l’anticipation, à l’idée même d’un plan d’investissement, même si la planification peut prendre en compte ce paramètre. » La France, comme nombre de grands États occidentaux, a choisi de faire les deux — protéger dans l’urgence et investir pour l’avenir, puisque le plan « France 2030 » doit être présenté le 12 octobre. Une voie confortable, rendue possible par la politique extraordinairement accommodante de la BCE et des grandes banques centrales (ibid.).

Temps critiques, le 12 octobre 2021

  1. – Cf. Sergio Bologna : « De l’usine au conteneur », revue Période. []
  2. – https://www.bloomberg.com/news/articles/2021-09-15/priciest-food-since-1970s-is-a-big-challenge-for-governments []
  3. – Celle-ci augmente néanmoins aussi puisque selon le rapport annuel d’Allianz consacré au patrimoine des ménages dans le monde, les actifs financiers bruts mondiaux ont augmenté de 9,7 % en 2020, atteignant pour la première fois la barre symbolique des 200 000 milliards d’euros. Un effet des mesures de confinement, qui ont forcé les gens à épargner un peu partout dans le monde, et des aides exceptionnelles déployées par les États et les banques centrales durant la crise (Les Échos, le 8 octobre). []

Retour sur l’Italie des années 1960-1970

: les thèses opéraïstes, le mouvement d’insubordination et de refus du travail, les interprétations, le tout passé « au crible du temps ».

Nous avons souvent écrit sur le mouvement italien des années 1960-1970 et sur les thèses qui en constituaient à la fois les prémisses et le substrat1.

Le livre sur l’opéraïsme de Jacques Wajnsztejn qui sort en ce mois d’octobre 2021 en constitue une sorte de bilan et de synthèse avec maintenant le recul nécessaire. Nous vous en livrons ici l’introduction : « Pourquoi l’opéraïsme ? »

Au crible du temps disons-nous aussi à travers l’intervention d’un des protagonistes de l’époque, Oreste Scalzone, car il ne s’agit pas pour nous de devenir des entomologistes de ce mouvement, mais d’éclairer le devenu de l’opéraïsme et de l’autonomie en général, ainsi que l’usage qui en est fait aujourd’hui, plus particulièrement en Italie. Pour cette raison, nous vous livrons aussi en lecture libre les notes en marge que constituent « Opéraïsme et communisme ».

Pour compléter cet ensemble qui suit quand même une ligne directrice même si elle ne constitue pas une ligne politique sur la question, nous exhumons ce texte qui nous ai extérieur, mais que nous jugeons intéressant :

– un texte des années 1980, issu de la revue Les mauvais jours finiront. Il critique la notion d’ouvrier-masse, notamment quand il montre qu’il s’agit d’une simple traduction du terme américain. Le fétichisme de certains opéraïstes comme Negri pour la classe ouvrière américaine sans qualification est très bien dégonflé. Mais sa pertinence ponctuelle est quelque peu biaisée par le fait qu’il a tendance à réduire le mouvement de l’autonomie ouvrière à ses avant-gardes qu’ont pu constituer Potere Operaio et Lotta Continua.


Le crépuscule – L’opéraïsme italien et ses environs

Les mauvais jours finiront… Bulletin N°2 – Juillet 1986

Ceux qui désirent et n’agissent pas engendrent la pestilence. »

(W. Blake, 1790)

L’avilissement et l’impuissance semblent être les traits dominants de l’Italie après 1977. Après que le déchaînement des meilleures énergies et des plus inattendues ait grippé pour un moment divers aspects du fonctionnement de l’ordre établi, un sentiment d’apathie collective et d’anéantissement domine, parce que le monstre est plus fort que ce que le triomphalisme avait laissé croire.

Une période de contre-révolution a commencé qui fait qu’on se souvient avec nostalgie des années 1970-1973, pourtant combien difficiles. Il ne s’agit pas seulement de la chasse forcenée à l’autonomie ; même parmi ceux qui ont réussi à se soustraire à l’étreinte du Big Brother, on sent dominer le relâchement et l’indécision. Comme si une époque était close, celle du possible, et qu’une autre avait commencé dont on ne déchiffre encore les traits qu’avec peine. On a même peur de les distinguer, tout simplement.

On est passé du délire de l’action à la paranoïa de la répression ou, pire, de la délation. Entre les deux pôles qui caractérisent chaque phase, il y a le comportement enragé des carabiniers et l’absence de théorie. Les mille voix par lesquelles le mouvement s’était exprimé dans les années passées se taisent presque toutes. Les points de référence sortent des têtes et disparaissent.

Cela constitue le couronnement de la victoire politico-militaire : ôter à l’ennemi les armes de la critique et de la conscience qui fondent son être subversif. Mais aucun mouvement ne procède de façon continue, ascendante, inaltérée. Le problème qui se pose, c’est de comprendre quelles sont les causes du coup d’arrêt, des erreurs pratiques, et des limites de la théorie. Pour ce faire, il est nécessaire de se libérer du passé, non par le refoulement collectif qui est tellement à la mode ces temps-ci, mais par une critique radicale et directe. C’est pourquoi il faut se débarrasser des fétiches consolants que constituent certaines formes de la pratique et de la théorie que le spectacle a collées, post festum, au mouvement.

Une part importante de ce travail consistera à comprendre à fond le rôle néfaste joué par les moyens de communication. Les journaux et la télévision, bien avant les juges et les policiers, ont pris l’initiative d’amplifier, pour mieux les attaquer ensuite, les positions les plus irresponsables et immédiatistes. Là où existait une situation sociale non réductible aux catégories pourries de la politique, on a aplati, uniformisé, manipulé. On a inventé des leaders qui ont donné des interviews et on a créé l’image ridicule et inquiétante de l’ennemi à supprimer. Le message de cette guerre intérieure n’a pas tardé à porter ses fruits : les positions qui soutenaient l’impossible militarisation gagnèrent en popularité et en influence avec les conséquences que chacun peut voir aujourd’hui. En outre, les médias ont imposé au mouvement un rythme accéléré qui n’était pas le sien. Cela aussi a fait à la longue le jeu de la conversation sociale. Nous n’avons toutefois pas l’intention d’entrer dans les détails de cette question. Au contraire, nous nous proposons s’affronter un autre problème, tenter de critiquer les fondements conceptuels de la théorie – un opéraïsme révisé, mais non dépassé – que le mouvement s’est trouvé. Nous sommes conscients qu’une telle intention peut sembler intempestive et même de mauvais goût. Une bonne partie des théoriciens de ce courant se trouvent, comme on le sait, en taule ou, en petit nombre, en fuite, victimes de l’une des opérations judiciaires les plus infâmes du siècle. Mais, exactement comme après la Piazza Fontana, l’un des effets délétères de la campagne de terreur qui a suivi le 7 avril est la paralysie des idées et l’absence de débats. Il est fondamental, également par rapport aux emprisonnés, de ne pas céder à la tentation de renoncer à penser.

Est-il besoin de le répéter ? Avec la permission du « grand » président Pertini – les luttes sociales de ces années ne sont le produit d’aucune direction stratégique. Il n’a jamais existé de centrale appelée « Autonomie Organisée » à laquelle on pourrait attribuer – que son honneur le juge Calogero nous excuse – la responsabilité ou le mérite de ce qui s’est passé en 1977, avant ou après. Il a bien existé une constellation de groupes, de collectifs, de noyaux, agissant dans les lieux les plus divers de la société, avec des instruments théoriques et organisationnels des plus variés. Et les habituelles tentatives de centralisation n’ont bien sûr pas manqué – le P.A.O., Parti de l’Autonomie Ouvrière -, mais elles ont toujours échoué parce qu’en retrait sur la réalité du mouvement. Les personnes actuellement détenues, elles-mêmes séparées par divers désaccords, constituaient simplement une tendance, ni la plus importante du point de vue du nombre, ni la plus radicale du point de vue de la théorie.

Pourquoi donc tant de haine à leur encontre ? En partie parce qu’isoler un ennemi et le diaboliser est un moyen commode pour calmer momentanément la situation. L’Italie n’a pas eu, au contraire des Etats-Unis, la chance de voir tomber du ciel un ayatollah sur lequel on puisse faire converger la rage et le ressentiment des masses populaires. Il a donc dû se limitera un produit « national ». Ici les monstres ne sont ni lointains ni étrangers. Ils parlent notre langue et vivent parmi nous. A la différence de ces étudiants islamiques, qui sont un ennemi facilement repérable, on est ici face à un ennemi fuyant, qui se cache derrière des chaires universitaires respectables ou d’anonymes institutions de recherche sociale. Une des choses qui provoquent le plus d’interrogation est le fait que quelques uns des rédacteurs de Metropoli tiraient le diable par la queue en faisant des études sociologiques indirectement financées par la Montedison. On évoque Cefis et les fonds secrets et on laisse entrevoir des contacts troubles entre les diverses centrales de subversion. Comme si c’était la première fois que l’État se trouvait escroqué de cette manière. Depuis 1968, et pas seulement en Italie, combien de recherches d’un contenu qui n’était pas précisément conformiste ont été payées par des institutions étatiques ou para-étatiques ? Selon la même logique Noam Chomsky, professeur à l’université de Harvard à l’époque de son activité dans le mouvement contre la guerre, pourrait être accusé d’être coresponsable de la défaite au Vietnam.

Un 7 avril était donc nécessaire, comme des années auparavant il avait fallu un 12 décembre. Désormais il s’agit de comprendre pourquoi cette opération qui était prévisible a pris tout le monde par surprise, y compris ceux qui ont été arrêtés, lesquels, vivant une vie absolument normale et publique, se firent prendre – à part quelques exceptions – avec la plus grande facilité. Ainsi nait l’impression que les raisons de cette lacune fatale sont à chercher dans l’appareil conceptuel que ces individus utilisaient pour analyser la réalité. Jetons-y un coup d’oeil.

1 – Les aventures de l’ouvrier-masse

Malgré la caractère impénétrable de leurs textes et par-delà certains désaccords qui ne sont pas secondaire, le schéma – parce que finalement il ne s’agit que d’un schéma – des opéraïstes est simple et relativement grossier. Dans la dialectique ouvriers/capital, c’est toujours ce dernier qui court derrière la combativité des premiers. A tout moment les rapports de force se définissent à partir du lien entre la figure matérielle de la classe ouvrière et la forme capitaliste de commandement correspondante. Les termes un rien fantasques, bien que non dépourvus de suggestivité, tels que ouvrier professionnel, ouvrier-masse, ouvrier social, servent à indiquer divers moments de la composition de classe. Ainsi l’ouvrier-masse correspond à la nécessité d’en finir avec le mythe de la combativité de l’ouvrier professionnel dont les luttes ont connu leur apogée aux États-Unis à la fin du siècle dernier et en Europe avec la révolution russe et allemande. Durant l’Ere Progressiste (les 15 premières années de ce siècle), les ouvriers affiliés aux syndicats de métier de l’A.F.L. (American Federation of Labour) avaient conquis, surtout par comparaison avec les travailleurs récemment arrivés, une certaine capacité de négociation sociale. La réponse du capital – la recomposition – ne tarda pas : restratification radicale et fragmentation de la classe au moyen de l’Organisation Scientifique du Travail (taylorisme) avec la chaîne de montage et la massification de la production. C’est à ce point que naît une nouvelle figure de classe, justement l’ouvrier-masse, en anglais « unskilled worker » ou « mass production worker ». Ce type d’ouvrier représente « la masse des ouvriers déqualifiés ou non qualifiés et la plus grande partie des femmes et des hommes provenant du monde entier qui constituaient les deux tiers des producteurs dans les branches de production importantes ». Par sa position dans le processus productif, l’ouvrier-masse se trouve, à la différence de l’ouvrier professionnel qui vit une dimension plus humaine du travail, dans une situation de séparation totale et d’antagonisme radical face au mode de production capitaliste. Sur la chaîne de montage se consolide le « refus du travail », qui a cependant caractérisé les luttes ouvrières tout au long du XIXe siècle. Voilà pour les opéraïstes.

Une telle lecture de l’histoire, avec les demi-mensonges que nous verrons, se fonde sur une utilisation peu scrupuleuse et socioligeante de concepts pourtant intéressants comme : composition et recomposition de classe. Chaque phase de la lutte de classe se trouve, selon cette analyse, en rapport direct avec un niveau déterminé de la classe ouvrière. Celle-ci a une dimension technique, qui fait référence aux conditions matérielles de la production (coopération, chaîne de montage, automation, etc.) et une dimension politique, relative aux différents degrés de combativité. La recomposition constitue, comme nous l’avons vu, l’arme que le capital utilise pour vaincre la résistance ouvrière. Les opéraïstes, et c’est là leur première légèreté, considèrent toujours les restructurations successives du mode de production capitaliste comme une pure et simple réaction au niveau de combativité ouvrière.

Mais ce n’est pas tout. Occupés qu’ils sont – nous sommes dans les années 60 – à construire le nouveau léninisme, défini par eux-mêmes comme un néo-léninisme, et tout en donnant une nouvelle version de la vieille phobie bolchévique pour les conseils ouvriers, ils nous offrent l’interprétation suivante sur le mouvement des conseils allemands des années 1918-1923. Les ouvriers conseillistes auraient été les ouvriers qualifiés des industries de l’optique et de l’acier, où la restructuration taylorienne n’avait pas encore un lieu et où le travail gardait une dimension semi-artisanale. Luttes d’arrière-garde, donc, et toutes inscrites dans une perspective de gestion plutôt que d’antagonisme radical. Les Wobblies américains (I.W.W.), précisément parce qu’ils étaient l’expression de la nouvelle composition de classe, sont présentés comme le modèle des luttes de l’ouvrier-masse. Maintenant, à part l’admiration pour les Wobblies – lesquels, soit dit en passant, en bons libertaires n’avaient aucune sympathie pour le centralisme des bolchéviques avec lequel ils rompirent en 1921 – admiration que nous partageons, nous sommes face à une falsification grossière. En premier lieu, il est faux que les communistes révolutionnaires organisés dans les conseils ouvriers et politiquement regroupés dans le K.A.P.D. (parti communiste distinct du K.P.D. promoscovite) aient été des ouvriers qualifiés. Il est bien vrai qu’une grande partie des ouvriers social-démocrates du S.P.D. (le parti des bourreaux Noske et Scheidemann) étaient des ouvriers professionnels, et il est tout aussi vrai que ce parti se fit le promoteur d’une constitution de type cogestionnaire – à laquelle collabora, on le sait, le récupérateur Max Weber -, constitution qui comptait effectivement sur l’intégration et sur l’appui de l’ouvrier professionnel pour surmonter la crise. Cependant, le mouvement des conseils ouvriers présentait des caractéristiques tout autres. A l’intérieur des conseils, qui entre 1918 et 1923 réussirent à plusieurs reprises à contrôler de vastes parties du territoire allemand, il y avait en réalité diverses couches d’un prolétariat épuisé par la longue guerre. La plupart étaient au chômage et sans qualification.

Mais de toute façon, ce n’est pas là qu’est la question. Il ne s’agit pas de déterminer sociologiquement la composition de la classe et puis d’en tirer des jugements politiques. La radicalité des conseils tient en ce qu’ils ont posé avec clarté le problème de l’autonomie du prolétariat face non seulement au capital, mais aussi face à toutes les institutions, partis ou syndicats, qui prétendent le représenter. Les hommes des conseils combattaient à la fois contre le gouvernement social-démocrate et contre le parti communiste inféodé aux intérêts de « l’Etat Ouvrier ». La même chose se produisit à Kronstadt, où les conseils furent l’instrument de défense de l’autonomie ouvrière contre la dictature bureaucratique du parti. Et ceux-là de Kronstadt, étaient-ils des ouvriers professionnels ?

Que ce soit clair : il ne s’agit pas de reproposer mécaniquement des formes organisationnelles passées. Nous comprenons la nécessité d’une périodisation de la lutte de classe. Toutefois, si nous voulons approfondir la notion centrale d’autonomie, il est nécessaire, d’un point de vue théorique, d’aller voir où et comment celle-ci s’est historiquement manifestée. Sans manœuvres académiques.

Les opéraïstes ne sont pas d’accord entre eux. Pour Negri, « le discours de Lénine traduit en termes organisationnels une composition de classe spécifiquement déterminée » et plus loin : « notre accord avec Lenine peut se retrouver à partir de la totalité du point de vue de classe ». Lénine et son parti auraient représenté l’expression théorico-organisationnelle de la classe ouvrière à cette époque. Mis à part le fait qu’il ne prend jamais en compte les différences entre le prolétariat européen, pour lequel la stratégie léniniste fut toujours catastrophique, et le prolétariat russe enraciné dans un pays semi-féodal, la critique de Negri se limite à constater l’impossibilité, évidente aujourd’hui, des recettes léninistes sur le parti et sur la stratégie révolutionnaire. Donnons-lui en acte : c’est déjà un pas en avant en regard de la stupidité marxiste-léniniste. Son propos est cependant, et là s’explique le terme de néo-léninisme, de retrouver l’esprit de Lénine en rompant avec la tradition stalino-gramcienne de la gauche italienne. Mais il joue sur une équivoque. Tout d’abord, comme beaucoup le savent, il y a un Lénine pour tous les goûts. Il y a un Lénine stalinien avant la lettre, théoricien de granit dans Que Faire ? ; il y a le Lénine philosophe de Matérialisme et Empiriocriticisme, future bible de la stupidité jdanovienne ; il y a le Lénine hégélien et humaniste des Cahiers philosophiques, passion des staliniens dissidents. Il y a un Lénine conseilliste et libertaire (mais pour peu de temps) dans L’Etat et la Révolution. Il y a encore le Lénine du Gauchisme, maladie infantile… (seul livre « marxiste » qui ne fut pas interdit dans l’Allemagne de Hitler…), idéologue de la N.E.P. et admirateur du taylorisme. Il n’existe pas un discours de Lénine. Sa pensée et sa pratique se sont toujours constituées en fonction de problèmes posés non pas tant à la Révolution russe qu’au parti bolchévique et à sa stratégie pour conquérir et garder le pouvoir. Une telle stratégie fut rarement en harmonie avec les besoins du prolétariat européen. Quand cela s’est produit, par exemple dans la période de guerre jusqu’à Thèses d’Avril (1917), Lénine s’est retrouvé sur les positions des groupes de la gauche révolutionnaire européenne, sans qu’il exprime une originalité particulière, tant pour la pensée que pour la politique. Là où se constitue la spécificité du dessein léniniste, c’est par contre dans la constitution, la consolidation et la défense de l’odieux Etat ouvrier, précipité d’une terrible contre-révolution sur le « mensonge déconcertant » (Anton Ciliga).

A partir de leur étrange lecture de l’histoire, les opéraïstes en sont venus à systématiser une interprétation de la réalité du capital, interprétation sur laquelle ils fondent leur politique. Le moteur du développement serait toujours la subjectivité abstraite d’une classe ouvrière identifiée selon des procédés sociologiques. « La lutte et la composition de la classe ouvrière déterminent non seulement les mouvements du capital mais aussi leur ampleur, non seulement la dynamique mais aussi les tendances ».

Les rapports entre organisation et mouvement sont conçus d’une manière nouvelle face à l’idéologie issue de la 3ème Internationale, mais la rupture n’est pas radicale. Dans les années 20, la gauche communiste, libertaire et antibolchevique, avait compris que c’est au mouvement de créer l’organisation et non l’inverse. Les opéraïstes font un pas en arrière. Ils renoncent au léninisme vulgaire de la conscience apportée de l’extérieur. Mais pour eux le parti – dont ils reproposent régulièrement la fondation -, s’il doit se limiter à « filtrer », à « recomposer » les mouvements de masse, continue cependant à être organisé de façon centralisée, et il est considéré malgré les phrases sur la subjectivité ouvrière, comme l’unique dépositaire de la subjectivité agissante. Tout ce qui a été chassé par la porte est rentré par la fenêtre.

Poursuivons l’observation des aventures de l’ouvrier-masse. L’étude de ce dernier amène les opéraïstes à commencer à la fin des années 60 une histoire d’amour avec les Etats-Unis. Pas les Etats-Unis de l’Oncle Sam, mais ceux moins connus de la réalité ouvrière. Dans la note marginale à son fameux livre Ouvriers et Capital, Mario Tronti célèbre les luttes ouvrières du New Deal comme le summum de la radicalité. Celles-ci seraient la vraie cause de la révolution keynésienne. Le capital aurait dû céder face à la marée montante. Les ouvriers auraient extorqué un revenu hors du rapport immédiat d’exploitation. C’est alors qu’apparaît le welfare, la sécurité sociale, l’allocation chômage, les congés payés, etc. : c’est le salaire social. Les ouvriers, dont le poids politique serait enfin reconnu, auraient conquis la possibilité de déterminer la direction du développement. Il n’y aurait plus de vieilles frontières entre luttes politique et lutte économique : la lutte pour le salaire serait devenue lutte immédiatement politique parce que lutte pour le pouvoir.

Voilà encore une interprétation biaisée, mêlée à des fragments d’analyse lucides et stimulants. En fait, ce cycle de luttes, bien que parcouru d’épisodes où la combativité fut remarquable, n’échappa jamais au contrôle global de l’Etat. Roosevelt, politicien intelligent qui, outre son admiration pour Keynes, avait aussi étudié la législation du travail de l’Italie fasciste, lança en 1933 un programme de réformes – ce fut le New Deal, le nouveau contrat – qui libérèrent, mais seulement pour les diriger, les canaliser les forces réprimées d’une classe ouvrière vaincue et démoralisée. Le mouvement des grèves se déchaîna surtout après 1933 ; ce fut le prix calculé que le capital paya pour réaliser sa propre réorganisation. Ça n’a rien à voir avec un pouvoir ouvrier ! Cela n’empêche pas que la nouvelle situation offrit de nouveaux espaces à la lutte de classe. Mais pourquoi faire l’apologie de la restructuration capitaliste ?

En Italie, la révolution keynésienne se produisit dans les années 60, sous la pression du cycle de luttes dont le point de départ fut les heurts de la Piazza Statuto (Turin, 1962). De nouveau l’ouvrier-masse se serait déchaîné. Ces luttes qui produisirent l’Automne Chaud et le Statut des travailleurs auraient modifié l’Etat à l’américaine. L’ouvrier-masse aurait été tellement fort qu’il ne manquait plus que le coup d’épaule tactique de Potere Operaio pour assurer la victoire finale !

Du fait que le salaire est la mesure du pouvoir de la classe, il faut le distribuer à tous : ménagères, étudiants, délinquants (comme le dit Marx, eux aussi sont des travailleurs productifs), drogués, marginaux, etc. A quelle logique appartient ce type de revendications ? Il y en a de deux sortes. Certains tiennent les ouvriers pour incapables de comprendre qu’il est l’heure d’en finir avec le travail salarié ; on a donc recours à des revendications immédiatement compréhensibles et réalisables, donc de grande valeur pour l’agitation : c’est la vieille merde gradualiste. D’autres croient souhaitable d’introduire toujours plus d’humanité dans les plaisirs de l’esclavage salarié. Nous penchons pour cette dernière interprétation.

« Dans cette phase le discours de Potere Operaio est un discours sur la centralité de l’organisation du mouvement ». Ce qui réapparaît là, ce sont des retours de léninisme orthodoxes, et cela se reproduira par la suite.

Dans cette période, quelques opéraïstes enclins à la tractation maffieuse, même s’ils ne sont pas dépourvus de quelque capacité théorique, se tiennent pour satisfaits des puissantes conquêtes de l’ouvrier-masse. C’est ainsi que Tronti, Cacciari, Asor Rosa, après avoir vomi pendant des années le réformisme du P.C., prennent leur carte. Parmi tant de miracles provoqués par l’ouvrier-masse, il y a encore celui qui fait retrouver à la techno-bureaucratie stalinienne son caractère de classe perdu. Pour donner une allure théorique à une décision aussi éhontée, Tronti invente l’histoire de l’autonomie du politique et parle d’utilisation ouvrière du parti. « C’est dans les conflits du système politique, pas en lui, qu’il y a aujourd’hui une crise du social ». « Développement et pouvoir : deux fonctions pour deux classes. Le développement est le propre du capital, le pouvoir celui de la classe ouvrière. » « Il s’agit de faire de l’État la forme moderne d’une classe ouvrière organisée en classe dominante. » Nous nous excusons de citer ainsi, mais nous n’avons pas pu résister à la tentation. Traduite en langage plus compréhensible, voici l’essence du discours : dans la dialectique sociale, le moment dominant est désormais le moment politique, émancipé, autonomisé vis-à-vis des conditionnements dégradants de l’économie. Ici tout fonctionne à merveille, la crise n’existe pas, c’est seulement une crise de la classe politique qui provient de ce que nos gouvernants sont mauvais. La proposition est donc:laissons aux patrons le développement, les ouvriers doivent s’occuper du pouvoir, c’est-à-dire de l’État. Résultat : la classe ouvrière se fait État et règne grâce aux conditions institutionnelles offertes à son parti. A partir de l’entrée du P.C. au gouvernement, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Amen.

2 – L’ouvrier social déviant pervers et son autovalorisation

Potere Operaio se dissout en 1973 par suite de désaccords organisationnels. Mais les études théoriques se poursuivent. Le problème pour le capital est clair. L’ouvrier-masse a mis en crise l’Etat-plan. Une nouvelle recomposition est nécessaire. Le centre des luttes est donc l’usine : tertiarisation de la production, automatisation du travail et révolution cybernétique. En outre, multinationalisation de la production, c’est-à-dire son décentrement vers des zones intérieures ou extérieures où il y a une classe ouvrière plus domestiquée. La crise de l’État protecteur, de la sécurité sociale et de la caisse d’allocations chômage débouche sur une nouvelle restructuration qui modifie profondément la composition de classe et crée un nouveau sujet. L’ouvrier social est né.

« La crise est le signe et l’effet de l’extension de l’ouvrier-masse à toute la société, de l’absorption de toute la capacité de rébellion du travail social contre l’exploitation socialement organisée. La crise est la manifestation de la force de frappe de l’ouvrier-masse qui se transforme en ouvrier social. » Le vieux schéma triomphaliste est toujours valide mais les protagonistes changent. La restructuration n’allège le poids spécifique de l’ouvrier-masse qu’au prix d’une socialisation élargie de la composition politique. Pour le capital, les choses se compliquent d’autant plus. L’insubordination ouvrière, d’abord confinée dans l’usine, s’étend désormais à tous les autres sujets. Si dans la nouvelle situation le commandement du capital devient capillaire, les comportements de refus ouvriers se généralisent à tout le territoire – l’usine diffuse. Ceux-ci tendent à transformer la valorisation capitaliste en autovalorisation ouvrière.

Autour de ce concept d’autovalorisation tournent une grande partie des théorisations des opéraïstes. Une précision : malgré les doutes qui peuvent surgir, ce terme ne se trouve pas chez Marx et, ce qui est plus important, il est complètement étranger à sa façon de penser. Voyons de quoi il s’agit.

Selon Negri, « les catégories marxiennes (…) contiennent une dualité permanente et incontournable (…), dualité en forme de contradiction et contradiction comme renversement. Utiliser les catégories marxiennes, c’est donc les pousser vers la nécessité du renversement ». La contradiction est non seulement le moteur du développement du système, mais c’est aussi une catégorie centrale de la connaissance de celui-ci. Reconnaître l’antagonisme et le mener jusqu’au point de renversement, voilà le chemin proposé. Contre la valorisation capitaliste, il existerait donc une autovalorisation ouvrière. Tandis que la première est centrée sur le mouvement de la valeur d’échange, la seconde se fonde sur la libération des besoins ouvriers, donc sur la valeur d’usage. A ce point le communisme est considéré comme le parcours de l’auto-valorisation ouvrière et prolétarienne, c’est-à-dire comme le renversement pratique des catégories capitalistes.

Malgré l’apparente cohérence de ce raisonnement, le point faible de cette interprétation est une lecture réductrice et ambigüe du concept de valeur, central dans la critique de l’économie politique. Negri croit que la valeur d’usage n’est « rien d’autre que la radicalité de l’opposition ouvrière, la potentialité subjective et abstraite de toute la richesse, la source de toute sensibilité humaine ». Il croit donc que valeur d’usage et valeur d’échange se combattent en tant que pôles antagonistes pour chacune des classes en lutte. Mais selon Marx et aussi selon nous, ce dualisme est privé de sens. La valeur d’usage constitue seulement la base matérielle de la valeur d’échange, la condition de sa circulation et de son accumulation. Entre valeur d’usage et valeur d’échange, il n’y a pas antagonisme, même s’il y a contradiction. Cela veut dire que la tendance du capital à la valorisation sauvage entre en contradiction avec les possibilités réelles de celle-ci. Les valeurs qui ne se convertissent pas en valeurs d’usage pour quelqu’un en un lieu quelconque de la circulation cessent d’être des valeurs tout court. La valeur d’usage se présente comme une barrière, elle est une limite de la valeur d’échange, rien d’autre.

Quant aux besoins ouvriers, la seule chose qu’on puisse dire c’est que le capital les suscite sans pouvoir jamais les satisfaire. Il est évident que là s’ouvre une possibilité de lutte. Mais c’est une autre histoire que de construire sur les besoins et la valeur d’usage une éthique de la libération. La valeur d’usage est transformée en catégorie humaniste qui légitimerait le projet subversif de l’ouvrier social, justement son autovalorisation.

Modéré sur le fond, Negri propose un absurde renversement en lieu et place de la définition marxienne du communisme comme destruction de la valeur et des lois.

A quels comportements identifie-t-il cette autovalorisation ? Fondamentalement, à tous ceux qui permettent d’extorquer du revenu hors du rapport classique d’exploitation, c’est-à-dire du travail salarié. Ainsi tout est autovalorisation : depuis les comportements illégaux du jeune prolétariat jusqu’à la dépense publique ou l’économie invisible.

3 – Deux ou trois conclusions

Quelle est donc l’erreur originelle de l’opéraïsme ? Celle d’analyser la réalité capitaliste en assujettissant toujours son moment objectif, celui de la valeur, à son moment « subjectif », celui de la détermination de classe. « La lutte et la composition de la classe ouvrière déterminent non seulement les mouvements du capital mais aussi leur qualité, non seulement leur dynamique, mais encore leurs tendances ». Le développement du capital devient une variable de la combativité ouvrière.

D’où vient l’absurdité de telles affirmations qui peuvent sembler radicales et marxistes ? Marx a écrit : la lutte de classe est le moteur de l’histoire. Toutefois l’analyse de Marx se meut entre deux pôles complémentaires, en continuel rapport dialectique : d’un côté le capital comme puissance sociale, objectivité pure – « esprit du monde » – de l’autre la classe ouvrière, partie de ce rapport, mais aussi moment autonome, subjectivité antagoniste. La difficulté théorique tient dans le maintien en tension de ce rapport dialectique, sans jamais soumettre l’un des pôles à l’autre.

Le marxisme de la IIe Internationale, tant dans sa version révolutionnaire (Rosa Luxembourg) que dans sa version réformiste (Kautsky, Bauer), tendait à noyer la subjectivité ouvrière dans un fatalisme lié à une foi dans l’écroulement automatique du capitalisme. De son côté, Lénine privilégiait le moment de la subjectivité, mais quand celle-ci finissait par se traduire dans la subjectivité bureaucratique du parti.

Dans les années 20, l’urgence d’arracher la possibilité du changement social à l’étreinte mortelle de l’Etat-parti a mené une rechute dans des positions déterministes. Pour justifier théoriquement une autre solution que le bolchévisme, il semble possible à beaucoup de fonder la théorie de la révolution sur la fameuse loi de la baisse tendancielle du taux de profit formulée dans le tome III du Capital. Une lecture réductrice de ces pages peut faire penser que le capitalisme mourra de mort naturelle, brisé par ses contradictions. C’est tout ce qu’on dit Bordiga et Mattick, bien que de points de vue différents et en en tirant des conclusions organisationnelles opposées. Les 50 dernières années ont définitivement montré qu’entre crise et révolution il n’y a pas de rapport immédiat. Tout ce que la théorie de la crise peut nous dire est que le capital ne peut se reproduire de façon harmonieuse et qu’il « ne résoud ses contradictions qu’en les généralisant ». Les courants du mouvement ouvrier qui ont basé leurs positions sur la nécessité déterministe de l’écroulement se sont trouvés confrontés à un vide théorique immense au moment de la faillite des prévisions.

Ou alors ils ont fait comme Camatte (ex-bordiguiste) qui, n’ayant pas vu se réaliser la prophétie du maître qui prévoyait la révolution pour 1975, théorise maintenant une improbable situation hors de « ce monde qu’il faut quitter ». Ceux-là ; dominés par la puissance du monstre, voient le capital partout et pensent que la seule chose à faire est de s’adonner à la macrobiotique, d’attendre et de voir.

Revenons à l’opéraïsme italien. Celui-ci se trouve sur l’autre rive de l’idéologie. « La classe ouvrière doit tout diriger » était le vieux slogan des années 60. Elle ne doit pas seulement, elle décide déjà, sinon de tout, du moins de presque tout, car vu sa force elle autorise ou interdit le développement capitaliste, à son gré. Mais si elle a tant de pouvoir, pourquoi la révolution serait-elle nécessaire ?

Il est indéniable que la vision ultra-triomphaliste et ultra-subjectiviste des opéraïstes a, dans un premier temps, donné une vigoureuse secousse à notre gauche insipide et conformiste. Le livre de Tronti « Ouvriers et Capital », actuellement plutôt gênant pour son auteur, lançait en plein boom économique la consigne révolutionnaire du « refus du travail ». Même la rupture avec le léninisme formel allait à contre-courant. Il fallait mettre « Lénine en Angleterre », « Marx à Detroit ». C’est-à-dire reconstruire la théorie révolutionnaire en partant de la réalité matérielle des nouveaux comportements subversifs du prolétariat occidental. Le tiers-mondisme opportuniste était tourné en dérision. Ces prises de position placèrent l’opéraïsme sur le terrain de la théorie révolutionnaire. Mais seulement pour un moment. On ne crût (bientôt) plus à la nécessités de faire des injections de conscience, la foi dans la puissance maffieuse de l’organisation devrait suffire. C’est peut-être une expression de la classe qui lutte, mais cela se transforme en quelque chose qui fait que la lutte se traduit par une réalité de pouvoir. Pour structurer le mouvement, les opéraïstes, même dans les années de l’Autonomie, ont toujours proposé une centralisation rigide et des tactiques manoeuvrières. Lors de l’enlèvement de Moro encore, le journal Rosso (mai 1978), exprimant son désaccord à propos de cette action, soutenait que son unique aspect positif était d’imposer au mouvement la constitution du parti.

Oubliant qu’un monde aliéné se combat selon des méthodes non-aliénées, ils ont ingénument cru possible d’aplanir le chemin de la révolution en « utilisant » le pouvoir. Enivrés par leur triomphalisme habituel, ils ont pensé pouvoir manipuler les mass-media et les B.R., le P.S.I. et la magistrature. De cette façon, ils ont facilité le travail de la contre-révolution et ils ont fourni le prétexte à l’État italien pour lancer une campagne répressive.

Dans les dernières années, le mérite des opéraïstes a consisté en ce qu’ils ont reformulé la question centrale de l’autonomie – un héritage malgré tout du vieux mouvement ouvrier. Mais comme toujours, ils ont ensuite montré qu’ils en avaient une conception réductrice et intellectualiste. Réductrice parce que dans leurs théorisations, il manque toujours le moment du dépassement. L’autonomie ne s’exprime certainement pas dans la situation immédiate de la classe ou son auto-valorisation. A l’époque de la domination réelle du capital, l’autonomie ne peut être que projet, tendance, ou mieux : tension. Ce n’est que dans les moments de rupture, dans les espaces décolonisés, que l’autonomie se constitue en réalité pratique. Et quand cette réalité se socialise, il se produit des moments de crise de l’administration, comme cela s’est produit en 1977. Le reste n’est que la vieille merde revisitée par la récupération. Les opéraïstes échangent pour l’autonomie les instruments les plus révoltants de la contre-révolution, et puis, pour des raisonnements intellectuels de facture typiquement sociologique, ils fixent de temps en temps le « sujet » dont il faut faire l’apologie. La modernisation du léninisme a dû porter sa préférence sur une fraction sociologique du salariat, en passant de l’adoration de l’ouvrier-masse à la célébration de l’ouvrier social. Mais les opéraïstes n’ont jamais dépassé la sphère de l’économie et du productivisme. Ils n’en sont jamais arrivés à affirmer l’autonomie subjective comme partie intégrante et fondamentale de l’autonomie prolétarienne. L’unique subjectivité qu’ils connaissent est celle abstraite de la couche du prolétariat qu’il faut encenser ou celle bureaucratique de l’organisation.

L’Autonomie, réalité partielle et exigence totale, est la condition minimale qui rend possible l’activité révolutionnaire des rebelles du mode de vie – pas seulement au mode de production – imposé. Bien au-delà de ce que pense l’opéraïsme, autonomie veut dire possibilité d’autosuppression du prolétariat, négation de toutes les structures organisationnelles qui enferment l’être subversif dans la cage du métier et de l’économie. Là où la valeur modèle et connecte chaque instant du vécu, là où l’économie a surmonté la barrière du moment productif et a envahi tout individu, l’autonomie est la transformation collective de la vie quotidienne et la transformation de la subjectivité du corps.

Retournons à notre point de départ. Le mouvement marque le pas. Il recule même sur tous les fronts. La faute n’en revient évidemment pas aux opéraïstes, pas plus que le mérite d’avoir suscité le mouvement. Il est cependant indéniable que le triomphalisme, répandu avec tant d’irresponsabilité, a ouvert la voie à la désespérance quand il n’a plus eu la possibilité d’exister.

  1. Dans l’ordre :

    – Mai 1968 et le Mai rampant italien (L’Harmattan, 2008 puis réédition augmentée de 2018) intégralement disponible aujourd’hui sur le site de la revue à : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?livre16#sommaire

    – « Les Théories du complot. Debord, Sanguinetti et le terrorisme, Franceschini et les BR, Sofri et Calabresi » (2008) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article195 texte repris et augmenté dans la deuxième édition de Mai 1968 et le Mai rampant italien sous le titre « Méthode rétrologique et théories du complot » (2018) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article376

    – Interventions no 1 : « Passé, présent, devenir. Des luttes italiennes des années 70 aux extraditions d’aujourd’hui : un État d’exception permanent », (octobre 2002) à propos de l’enlèvement de Paolo Persichetti : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article198

    – Recension de textes dans la brochure : Au plus près de 77. Aujourd’hui, un seul de ses textes est inédit dans nos publications : « Autonomie – Autonomies » de Berardi, Giorgini et Negri, trois protagonistes qui tracent le passage de la première forme de l’autonomie (ouvrière) vers ses formes suivantes (l’autonomie organisée puis l’autonomie des nouveaux sujets : c’est-à-dire les autonomies « plurielles »). Brochure disponible sur demande à lcontrib at no-log.org

    –  « Une lecture insurrectionnaliste de l’autonomie italienne » Commentaire critique du livre de Marcello Tari Autonomie ! L’Italie, les années 70, (La Fabrique, 2011) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article295

    – « Pour et autour de Sante Notarnicola (1938-2021) » (mars 2021) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article471

    – Interventions no 17 : « Réfugiés politiques italiens : quelques réflexions sur amnistie et violence politique », (mai 2021) : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article472

    – L’Autonomie hypostasiée. Notes sur L’hypothèse autonome de Julien Allavena (Amsterdam, 2020) » : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article475

    – un texte autocritique de Mario Moretti ex-dirigeant des BR et responsable, entre autres de l’enlèvement de Moro dans Brigate Rosse – Une histoire italienne, p.83-p.102, M. Moretti, C.Mosca, R.Rossanda, Amsterdam 2010 []

Avis de parution : L’opéraïsme italien au crible du temps

suivi de Opéraïsme et communisme d’Oreste Scalzone.

Présentation :

Si l’Internationale situationniste a pu dire, un peu présomptueusement, qu’elle était « la théorie de son temps », en résonance avec le Mai-68 en France, l’opéraïsme comme théorie de l’autonomie ouvrière s’est révélé être la théorie de son temps en Italie. À travers le mai rampant, il a imprégné de larges secteurs de la jeunesse étudiante et ouvrière, tout particulièrement celle issue de l’immigration interne en provenance du Mezzogiorno. En cela, l’opéraïsme a constitué le dernier maillon théorique de la chaîne historique des luttes de classes. Il a maintenu le lien entre d’une part, l’affirmation d’un pouvoir ouvrier pendant l’automne chaud de 1969, et d’autre part son possible dépassement vers une révolution à titre humain à travers le vaste mouvement de refus du travail des années 1970 (absentéisme, sabotage, grèves antihiérarchiques pour un salaire indépendant de la productivité). Ce mouvement trouvera son point culminant en 1977 dans une rupture définitive avec les syndicats et le PCI. C’est cette démarche théorique et ses pratiques que nous appréhendons ici à partir de notre propre saisie.

Pour sa part, Oreste Scalzone, alors directeur du journal homonyme du groupe Potere operaio, intervient dans Opéraïsme et communisme, non pour faire revivre un opéraïsme fantasmé ou au contraire englobé dans l’album de famille d’un mouvement communiste en général, mais pour mettre en avant, par-delà ses éléments de continuité et de discontinuité, en quoi il s’est avéré être un mouvement hérétique.

Commandes pour particuliers

Commande au tarif auteur (20 €, port compris)
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Jacques Wajnsztejn
11, rue Chavanne
69001 LYON

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France et Belgique :

Diffusion : Paon Diffusion, Distribution : SERENDIP Distibution

Suisse :

Diffusion et distribution : Éditions D’en bas


Bonnes feuilles :

POURQUOI L’OPÉRAÏSME ?

On peut se poser la question de savoir à quoi nous sert aujourd’hui de revenir sur cette histoire ancienne comme le pose Michel Valensi dans sa préface à Nous opéraïstes1, comme le ressent sans doute aussi Mario Tronti quand il s’évertue encore à diffuser sa parole et à retracer au plus près son parcours théorique et politique, dans une époque où il est devenu de bon ton de commémorer ou surtout de parler « autour de », autour de 1968 ou de 1969, autour de 1977, mais plus rarement d’évoquer directement les événements et les idées qui ont marqué la décennie de lutte 1968-1978 en Italie tout particulièrement.

Mettre en réflexion l’histoire pour ce qui doit en amener le retour dit Michel Valensi dans cette préface, c’est-à-dire aussi faire pièce à toutes les écritures historiographiques et universitaires qui se font plus présentes aujourd’hui que le temps écoulé tend à accréditer l’idée que tout cela est maintenant du domaine de l’histoire.

Mettre en réflexion cette histoire, pour l’Italie ici, mais aussi pour nous ailleurs et partout où nous fûmes pris par l’époque, ce n’est pas évident quand on pense comme Tronti que la défaite ouvrière du XXe siècle a été une tragédie pour la civilisation humaine. Une idée qui fait remonter la défaite à bien plus loin dans le temps. Une défaite des mouvements communistes historiques donc, mais qui n’a pas empêché que se manifeste le dernier assaut révolutionnaire des années soixante–soixante-dix parce que la messe n’était pas encore dite, l’époque des révolutions ouvrières n’était pas encore close.

Il va donc sans dire que cette mémoire est la mémoire d’une défaite, mais la garder vivante est fondamental si l’on veut maintenir une histoire du point de vue de ses protagonistes, c’est-à-dire une mémoire vivante, avant que, forcément, elle laisse la place à l’histoire des historiens et à l’histoire reconstituée des vainqueurs ou des médias.

Si ce dernier assaut a atteint une telle intensité en Italie et une telle durée, cela est dû, il faut le dire, à la spécificité de la situation italienne, à sa situation intermédiaire dans le développement capitaliste qui, selon Tronti, en faisait un maillon faible (anello debole) du capital parce que « le miracle italien », en fait une modernisation de rattrapage, produisait non seulement un capital plus concentré dans quelques grandes entreprises sises dans le triangle industriel du Nord, mais aussi, et surtout, une nouvelle classe ouvrière moderne, peu qualifiée, peu syndiquée, en provenance, cas unique avec l’Espagne, de sa propre migration interne Sud-Nord. C’est elle qui allait occuper les nouveaux postes de travail dévolu à « l’ouvrier collectif », ces chaînes de montage qui souderaient ses membres de manière accélérée, donnant ainsi un caractère collectif à leur révolte immédiate, quasi instinctive contre le travail dans la grande usine. Une révolte qui tranchait et sans doute les séparait parfois des ouvriers syndiqués de vieille tradition ouvrière, mais sans laquelle ne se comprendrait pas ce que fut le mouvement de refus du travail.

Comme le dit Mario Tronti : la grande usine a été « le contraire de ces non-lieux qui configurent aujourd’hui la consistance, ou mieux l’inconsistance, du post-moderne […] La concentration des travailleurs dans le lieu de travail déterminait les masses sans faire masse. » (Nous opéraïstes, op. cit., p. 134).

Certes, il fallut que ce mouvement trouve sa théorie et que la théorie trouve son mouvement. C’est là toute l’originalité de ce qui les réunit : l’opéraïsme.

À cet égard, on peut justement considérer l’opéraïsme comme la dernière expression de la théorie du prolétariat, mais dans une conception hérétique de celle-ci. « La lutte contre le travail résume le sens de l’hérésie opéraïste. Oui, l’opéraïsme est une hérésie du mouvement ouvrier. » (Nous opéraïstes, op. cit., p. 139).

Ce n’est qu’en 1977 que l’Italie a fini son rattrapage et le télescopage entre l’ancien et le nouveau, entre révolution ouvrière et révolution du capital y a été beaucoup plus violent qu’ailleurs, car condensé sur une durée beaucoup plus réduite. Ce qui fait que la défaite, dès la fin des années 70, a pu être ressentie comme plus totale, comme une défaite de l’idée de révolution, c’est-à-dire non seulement d’une révolution de classe, d’une révolution ouvrière, mais même d’une révolution plus générale, « à titre humain » dont certains germes avaient déjà percé dans le mai-juin 68 français et dont d’autres avaient levé dans le 77 italien. Ne restait alors plus que l’amorce d’une « libération » des potentialités et des subjectivités2 mais qui était intégrée dès le départ à la dynamique du capital si on comprend celle-ci — et c’est un autre enseignement de l’opéraïsme — comme le produit de la dialectique des luttes des classes dans ces années-là.

  1. – Mario Tronti, Nous opéraïstes. Le ‘roman de formation’ des années soixante en Italie, Paris, Éditions d’En bas/Éditions de L’Éclat, 2016. []
  2. – Pour Franco Berardi (« Bifo ») : « À un moment donné, on peut parler de défaite du mouvement de l’autonomie en Italie, on peut légitimement dire que le mouvement de l’autonomie a été battu. Mais je prétends que le mouvement de l’autonomie ne représente pas vraiment ce que le concept d’autonomie contient en lui-même comme possibilités. Le mouvement de l’autonomie en tant que concentration, accumulation des expériences différentes qui remontaient à toute l’histoire du mouvement ouvrier, le mouvement de l’autonomie, donc, avec ses composantes militaristes, avec ses composantes léninistes, etc., a été battu. Mais le concept d’autonomie, je crois, ne peut donner toute sa richesse qu’à partir du dépassement du cadre industriel, c’est-à-dire aujourd’hui. » (Marie-Blanche Tahon et André Corten, L’Italie : le philosophe et le gendarme, Montréal, VLB éditeur, 1986, p. 230). La rupture avec l’opéraïsme est consommée et revendiquée. Le projet politique est mort, le processus est vivant. Vive l’autonomie tout court ! C’est ce à quoi renvoyait la citation du numéro de juin 1977 de la revue A/traverso : « La révolution est finie, nous avons gagné. » []

Entretien sur l’inessentialisation de la force de travail

Entretien avec Jacques Wajnsztejn co-fondateur de la revue Temps critiques qui nous parle d’une des tendances du capital : l’inessentialisation de la force de travail.

Vous pouvez retrouver dans notre guide de lecture, regroupé, des textes clés sur la question.

Mai 1968 et le Mai rampant italien – intégral

Le livre Mai 1968 et le Mai rampant italien est désormais disponible en intégralité (au format html) sur le site de Temps critiques : retrouvez-le ici

Présentation

Depuis 2008, date de la première édition de ce livre, les descriptions et les interprétations qu’avançaient les auteurs ont-elles été réfutées ou infléchies par l’histoire de ces dix dernières années ? Nous ne le pensons pas. Toutefois, il s’est avéré nécessaire d’élaguer certains développements devenus plus secondaires ou abordés ailleurs et d’approfondir d’autres aspects qui mettent en lumière les fortes analogies mais aussi les différences entre le mouvement d’insubordination généralisée qu’a connu la France et le mouvement de refus du travail et de critique violente de l’Etat qui a bouleversé l’Italie à cette époque.

Mai 68 est d’abord un événement singulier, ni répétition des révolutions du passé, ni anticipation d’un futur déjà programmé par une théorie qui l’aurait prévu. Soudaine irruption du refus de l’existant et de sa reproduction, Mai 68 constitue un moment historique qui réalise la conjonction unique de deux mouvements de lutte jusque-là restés séparés. D’une part la contestation de toutes les institutions et des rôles traditionnels, d’autre part une critique du travail et la mise en cause de sa centralité au sein du rapport social capitaliste.
Le mouvement révolutionnaire en Italie a été justement qualifié de « Mai rampant » parce qu’il court sur la décennie 1968-78, mais surtout parce qu’il comporte les deux dimensions historiques concentrées en France sur deux mois : la fin du cycle des révolutions prolétariennes (le Biennio rosso de 1968-69) et l’émergence d’une ère de révolutions à titre humain (le mouvement de 1977).