Le capital : une brève mise à jour

Fond abstrait

A lire : « Le capital une brève mise à jour » – lien : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article550 Ce texte constitue un nouveau bilan de notre parcours collectif quant à l’analyse du capital. Il actualise celui que nous avions produit dans la brochure Après la révolution du capital (2018). Que les choses soient claires, malgré nos références encore nombreuses au Marx anticipant certains développements du capital, qui nous paraissent plus que jamais d’actualité, placer Temps critiques dans la continuité des anciens débats internes aux marxismes n’est pas exact. Certes rompre avec toute la problématique de la « valeur » nécessite encore d’en parler et de dire pourquoi. D’où la récurrence toujours présente de notre emploi du terme « d’évanescence de la valeur ».

Du point de vue des sources théoriques, des auteurs comme Polanyi, Braudel, Keynes, le Castoriadis de la fin de la revue Socialisme ou Barbarie, la revue Invariance à partir de sa série II, sont aussi importants pour nous dans cette optique de saisie du rapport social capitaliste. Nous avons aussi précisé en 2019 Pourquoi le communisme n’est-il plus qu’une référence historique pour les membres de Temps critiques ? (brochure de mai 2019), tout en montrant, quasiment dans le même temps, par notre intervention et action dans le mouvement des Gilets jaunes, que pour nous, la rupture du fil rouge des luttes de classes, ne signifiait pas la fin des antagonismes sociaux et des révoltes.

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Commentaire critique de l’article de Nancy Fraser « L’impossible démocratie de marché »

(in Le Monde diplomatique, décembre 2024)

Tout d’abord, il faudrait lever une ambiguïté, parce qu’il n’est pas sûr que le titre soit de Nancy Fraser. Il émane peut-être de la rédaction. En effet, elle débute son article en mentionnant une crise de la démocratie. Une formulation bien vague puisqu’il y a plusieurs types de démocratie : la démocratie directe, l’indirecte, la représentative, la libérale, la « populaire » — mais ça, c’est du passé —, l’« illibérale » depuis une vingtaine d’années, et on pourrait désormais y ajouter la « post-libérale » si on en croit un politologue américain qui qualifie ainsi le régime trumpien. De la même façon, il y a plusieurs types de régime parlementaire (modèle anglais) et des variantes présidentielles (EU) ou semi-présidentielles (France). Leur point commun principal est d’être indirectes et représentatives par définition — tout en souffrant toujours plus d’une délégitimisation de la représentativité des élus, qui se manifeste par une forte abstention, une versatilité des électeurs, des critiques ad hominem allant jusqu’à la violence contre les élus ou les institutions.

Donc, quand Fraser évoque ici la démocratie, c’est bien de la démocratie en général qu’elle parle et non pas de la « démocratie de marché ». Il est sûr que ce n’est pas très clair puisque tout son exposé repose sur le postulat que le capitalisme serait hostile à la démocratie, alors pourtant qu’il ne se développe pleinement que sous cette forme politique, aussi bien au cours de l’histoire qu’aujourd’hui1. Et, réciproquement, celle-ci n’a pu véritablement s’affirmer et se répandre que dans le cadre du développement capitaliste.

Une interprétation sommaire du rapport entre politique et économie

Une démocratie qui serait en crise, mais sans que sa résolution puisse être politique — et, à ce sujet, Fraser mentionne les fausses solutions que représenteraient une sorte de réformisme éthique de la politique, une transformation des partis, etc. Elle privilégie le niveau de la « totalité sociale », puisque ce serait à ce niveau que se situerait la « crise généralisée » du « néolibéralisme » ; dernier terme qu’elle reprend, comme nombre d’analystes, mais pour nous dire aussitôt qu’il n’a guère de valeur heuristique, parce qu’il ne serait qu’une déclinaison du capitalisme. Sans doute, mais alors pourquoi reprendre le terme comme ceux qui, et c’est une tendance dominante, le critiquent pour mieux l’opposer à un capitalisme d’avant, qu’on a peine alors à définir puisqu’il ne serait pas libéral, sans pour cela être un capitalisme d’État ?

En fait, quand Fraser dit que le capitalisme est hostile à la démocratie, c’est de l’économie de marché qu’elle parle, ce qui l’amène à voir en celle-ci la réalisation d’un découplage entre économique et politique à travers la remise en cause de l’État (des « pouvoirs publics », dit-elle). Elle conclut provisoirement : « Dans le capitalisme, l’économique est donc non politique, et le politique non économique. » Si on veut faire un retour historique, les débuts du capital, du XVe jusqu’au milieu du XIXe siècle, maintiennent encore le lien entre économie et politique, ce que Karl Polanyi qualifie « d’encastrement » (embeddedness) des activités au sein de la société. La preuve en est que les grands économistes classiques comme Smith, Ricardo, Mill parlent en termes d’économie politique et non en termes d’économie, car la bourgeoisie industrielle doit encore compter sur le politique pour asseoir son pouvoir contre la noblesse et les grands propriétaires terriens, qui ont la haute main sur les institutions et la détermination des statuts sociaux. Marx, à la suite, conserve cette même perspective, puisqu’il définit sa critique comme critique de l’économie politique dans un soutien critique à ces théoriciens de la bourgeoisie progressiste et éclairée. C’est surtout à la fin du XIXe siècle que l’économie dite néo-classique ou marginaliste affirmera l’économie comme science et donc son autonomie. L’idée qui s’impose alors est celle de la séparation entre d’un côté l’économie du « Laissez-faire » appuyée sur une « société civile » qui en représente les agents libres de contracter ; et de l’autre l’État, avec la société politique contraignante à qui cette société civile ne déléguerait que la question de l’ordre public et du respect des contrats (« l’État minimum », dit régalien, pour éviter « la guerre de tous contre tous » ; cf. Hobbes et la philosophie anglaise du XVIIIe siècle).

Une telle position n’est pourtant guère tenable au-delà, à l’aune des expériences politiques que furent celles au long du XXe siècle, tels le New Deal de Roosevelt des années 1930 — ce que Karl Polanyi a appelé « la grande transformation » (cf. son livre éponyme), soit le passage de la « désocialisation » des années 1920, avec la mise en pratique des théories du marché autorégulateur, à la « resocialisation » de l’économie dans les années 1933-1945 aux États-Unis ; puis les Trente Glorieuses (1950-1980) en Europe de l’Ouest.

Ce qui a été appelé « mode de régulation fordiste » est l’exemple de l’intégration des trois domaines, politique, économique et social, réunis dans une même stratégie globale… au sein de l’État dans sa forme nation. Sa mise en place est générale parmi les grandes puissances, même si c’est sous différentes formes, le cadre d’origine étant celui du protectionnisme qui prévaut à partir des années 1930, parce qu’il garantit une circulation des flux endogène à chaque circuit économique national : chaque intervention de l’État pour augmenter la demande rencontre son offre correspondante… et inversement. Avec pour conséquence les débuts de la « société de consommation » et des divers systèmes de sécurité sociale ; et, en contrepartie, la plus ou moins grande explosion de la dette publique (welfare state). Un cadre géopolitique dont Fraser tient peu compte, mais qui pourtant correspond à sa définition du capitalisme comme « ordre social institutionnalisé » et, partant, le distingue des formes diverses de capital circulant ou non dans des sociétés qui ne sont pas capitalistes (capital commercial, capital-argent thésaurisé, spéculatif, etc.), et encore moins démocratiques — parce que le militaire ou la dictature ou les oligarques y commandent à l’économique jusqu’à l’absurde2. Un capitalisme qui intègre aussi la classe du travail dans un rapport social de dépendance réciproque (les théories du contrat d’abord, le droit du travail ensuite, les syndicats enfin, le tout sous le contrôle de l’État), avec ses antagonismes et une dialectique des luttes de classes qui le transforme plus ou moins profondément suivant les spécificités nationales, mais toujours sans l’abolir, puisque, par définition, il est essentiellement dépendance réciproque (quel que soit le pays) et seulement éventuellement antagonisme. Une dialectique et des luttes que Fraser n’intègre pourtant pas à son argumentation, dans la tradition d’une grande partie de la gauche américaine et du mouvement ouvrier américain, qui s’est rarement posé (sauf peut-être à l’époque des IWW) comme autonome, ou contre la bourgeoisie. En effet, il s’est plutôt positionné et rapporté à l’ensemble de la société en épousant majoritairement les aspirations individualistes des classes moyennes vers la « grande société » promise par Johnson et Kennedy au début des années 1960, contre le spectre du communisme. Plus généralement, c’est le moment dans lequel s’impose la thèse de la moyennisation des sociétés capitalistes occidentales contre celle de leur prolétarisation et, avec elle, l’éloignement, si ce n’est la disparition, de toute perspective communiste au sens où l’entendait la théorie du prolétariat.

Ainsi, la seule fois où Fraser semble y faire allusion, c’est dans une référence à « une nouvelle gauche qui dénonçait à l’échelon mondial les oppressions, exclusions et prédations sur lesquelles reposait l’ensemble de l’édifice ». Pas de référence à la théorie du prolétariat et au communisme, mais au tiers-mondisme et à la lutte anticoloniale. On comprend ici pourquoi Fraser est une habituée des colonnes du Monde diplomatique.

Or cette intégration des trois sphères est justement le propre du capitalisme dans son devenu progressif et progressiste — alors que l’Antiquité grecque et romaine, comme le régime féodal ou le système des castes aux Indes, prenaient bien soin de les séparer, y compris au sein de la démocratie athénienne, fort limitée au demeurant. Devenu progressif, disais-je, parce que la question parcourt près d’un siècle et demi en réinterrogeant le rapport entre ces sphères. Dans la Révolution française, par exemple, Tocqueville et Arendt analysent la violence de la Terreur, et finalement la défaite révolutionnaire, par la tentative de lier révolution politique et sociale3. Une séparation que Napoléon rétablira en asseyant à la fois le pouvoir de l’État et le développement de la bourgeoisie. En France, elle atteindra son apogée sous la Troisième République, avant que la Seconde Guerre mondiale et le triomphe des idées keynésiennes et fordistes viennent sceller un devenir capitaliste que Marx anticipait sous la forme de la « domination réelle du capital » (une première tentative de globalisation des sphères politique, économique et sociale), la distinguant de la « domination formelle » dans laquelle une part importante de la société reste précapitaliste (la France est en majorité rurale et artisanale jusqu’en 1940).

Un rapport entre économie et politique analysé en dehors de sa dimension historique

Cette idée d’une séparation entre économique et politique n’est pas problématisée dans sa dimension historique, car Fraser la considère comme un invariant, ce qui est tout à fait contestable, nous espérons l’avoir montré. En effet, ce qu’elle développe correspond à une période assez courte (des années 1980 aux années 2000), symbolisée par l’arrivée au pouvoir politique de Reagan et Thatcher. Il s’agit pour ceux-ci d’acter non seulement la défaite de la dernière tentative d’insubordination ouvrière et de révolte de la jeunesse de la fin des années 1960-début 1970, mais aussi la difficulté à sortir de la crise économique (baisse de la productivité, hausse des salaires et de l’énergie) sur les bases de l’ancien mode d’accumulation et de régulation fordiste. Des mesures de rupture sont prises : lutte contre l’inflation, politique de l’offre à la place de la politique de la demande. La déréglementation générale qui s’ensuit enclenche un processus de globalisation et un niveau qualitativement et quantitativement supérieur de mondialisation et de division internationale du travail. Certains vont y voir le retour à un capitalisme sauvage digne de la fin du XIXe siècle, avec effacement du cadre de l’État en sa forme nation et déclin de l’État du welfare, surtout sensible dans le monde anglo-saxon. L’indépendance des banques centrales semble coiffer le tout — ce qui apparaîtra comme le comble du libéralisme dans sa forme néo, alors que les thèses purement libérales (telle celle de F. Hayek) sont pour la suppression des banques centrales et sont toujours restées marginales au sein de la théorie libérale en général et de la théorie économique en particulier —, mais elle ne fait que redoubler la tendance à la caducité du cadre national pour la dynamique du capital. De plus, la Fed américaine comme la BCE ont une indépendance toute relative dans leur politique de taux et de prêt ; on s’en est aperçu pendant la crise sanitaire. La BCE est ainsi très dépendante de la politique monétaire et budgétaire allemande, elle-même très contrainte par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, mais proposant un modèle original d’« économie sociale de marché » qui contredit quelque peu l’« ordolibéralisme » prôné par l’UE. Il ne faut donc pas se fier à un « à première vue » de la globalisation. L’une de ses bases est bien la dérégulation, mais cela ne signifie nullement absence de réglementation. En effet, de nouvelles régulations se mettent en place au niveau du capitalisme du sommet4 : d’un côté, les États ou des organismes internationaux comme l’UE imposent des normes environnementales et de sécurité, des normes bancaires et assurantielles, et continuent à fixer des prix administrés (le salaire minimum par exemple, qui, paradoxalement, tend à se généraliser) ; de l’autre, les grandes firmes multinationales négocient par cartellisation entre oligopoles de nombreux prix mondiaux, qui ne sont donc pas des prix « de marché » au sens strict (par exemple ceux de l’énergie, ceux de l’argent).

Le capitalisme n’a pas de forme privilégiée

Ce que Fraser appelle le « tournant historique majeur » des années 1980-2000 est ce que nous appelons la révolution du capital et non pas une crise. Il se déroule un processus de totalisation du capital — ce qui ne veut pas dire unification, car il existe différentes fractions de capital. La notion de globalisation est d’ailleurs assez appropriée à la description du processus. Mieux en tout cas que celle de financiarisation qu’emploie Fraser, qui amène en général à l’idée d’un capitalisme spéculatif ou parasitaire — une idée qu’évite Fraser, sans nous dire toutefois pourquoi elle domine le discours convenu sur le capital aujourd’hui. Fraser emploie souvent l’expression « par nature, le capitalisme ». Mais, justement, le capitalisme n’a pas de « nature ». Comme le dit Braudel, il est labile, protéiforme, et il n’est pas plus financier que commercial ou industriel. Et il n’est pas non plus la succession de ces formes en fonction d’une évolution au cours du temps qui se ferait sur le même modèle que celui de la succession déterministe-marxiste des modes de production, du moins évolué vers le plus évolué ou progressiste. La finance est en effet présente aussi bien au XVIe siècle, pour participer au développement des « villes-monde », qu’aujourd’hui pour le financement des nouvelles technologies ou à travers le développement du capital fictif.

Le développement du capital exige toujours un financement, et c’est le mode de financement qui change. Le marché monétaire (via la finance bancaire ou finance indirecte) assurait le plus gros du financement, mais dans un cadre national contraint assez bien adapté à une régulation fordiste essentiellement nationale. L’accroissement de la vitesse des échanges et leur mondialisation allaient accroître aussi la vitesse des moyens de circulation par recours à la finance dite directe, celle du marché financier (banques toujours, mais aussi démocratisation du statut d’actionnaire, qui n’est plus un rentier mais un membre, le plus souvent salarié, de fonds de pension par capitalisation). Ce processus de totalisation, malgré son apparence abstraite de « système », correspond pourtant à des fractions de capital, à des forces sociales de pouvoir qui intègrent (ou du moins tentent de le faire) la crise comme une composante de la dynamique d’ensemble. Son existence n’est plus niée comme elle a pu l’être à l’époque où dominait une théorie néo-classique, pour qui la crise ne pouvait venir que d’obstacles extérieurs au libre marché (l’intervention de l’État, des syndicats, de la firme monopolistique, etc.). Elle n’est plus non plus considérée comme crise finale, sauf par les derniers marxistes, ou dramatisée hormis dans sa dimension finalement apolitique de mise en danger de la planète, sans que cela soit forcément relié au capitalisme lui-même5. La crise de 2008, par exemple, loin d’être une crise finale, a permis de purger certains aspects « sales » du marché financier et de mettre en place des pare-feu au niveau des banques centrales et des États. La dernière crise sanitaire a, elle, accéléré la plateformisation, le commerce électronique, le travail à distance. Ces crises ne sont certes pas auto-entretenues ou provoquées sciemment, selon un « plan du capital » qui supposerait son unité parachevée, mais elles fournissent des opportunités6 à certaines fractions ou forces en présence. Elles entretiennent une dialectique de transformation au sein du rapport social capitaliste qui n’épouse pas nécessairement ou essentiellement l’ancienne dialectique des luttes de classes.

Fraser essaie de lier crise et lutte pour sortir d’une vision économiciste qu’elle ne supporte pas, tout en critiquant implicitement le présupposé du marxisme vulgaire de l’automaticité du rapport crise/lutte. Ainsi sa phrase : « Ce n’est que lorsque des membres de la société perçoivent que les graves difficultés qu’ils rencontrent surviennent, non pas en dépit, mais à cause de l’ordre établi, lorsqu’une masse critique décide que l’ordre peut et doit être transformé par l’action collective, lorsqu’une impasse objective se dote d’une voix subjective, ce n’est qu’alors que l’on peut parler de “crise” au sens de “tournant historique majeur” qui impose de prendre une décision. » Mais sa critique est détachée de toute temporalité ; or, cette citation, qui correspond à la période où court le fil rouge historique des luttes de classes, s’avère inopérante aujourd’hui. Fraser le reconnaît elle-même en disant que ce vide a laissé la place au populisme, sans nous dire pourquoi c’est sa version droitière qui tend à l’emporter (comme toujours, pourrait-on dire, si on se réfère à l’histoire et, par exemple, au mouvement boulangiste). Elle fait le parallèle entre les deux populismes contemporains, mais ils ne sont pas de même ampleur et, surtout, hormis la critique des élites et la référence aux identités, les revendications ou valeurs qu’ils expriment ne sont pas les mêmes.

L’articulation actuelle du capitalisme en trois niveaux

Ce processus de totalisation déporte la question de la séparation éventuelle entre politique et économique au niveau de la nouvelle structuration en réseau du capitalisme puisque, à l’opposé de Fraser, nous l’analysons dans sa dimension historique. Qu’en est-il ? Au niveau II, la totalisation se fait par résorption des institutions, disparition de la « société civile » et transformation des citoyens-producteurs en individus-consommateurs dans le cadre de la désindustrialisation et de l’accent mis sur les activités à haute valeur ajoutée, mais avec une augmentation des inégalités et une fragmentation des territoires. Politique de la ville et accentuation des activités régaliennes de l’État sont censées fournir des réponses à ces tensions. La croissance des activités au niveau III est marquée par le développement de zones grises de l’emploi entre travail déclaré et non déclaré ; la variété des statuts (contrat de travail relevant du droit commercial et non plus du droit du travail, auto-entrepreneuriat, déguisé ou non, se distinguant de l’artisanat, ubérisation des conditions, chômage de longue durée), ce qui entraîne des réponses politiques en termes de traitement social.

Enfin, au niveau du capitalisme du sommet, il y a bien une indifférenciation des sphères politique et économique : elles sont unifiées ou plutôt totalisées sur la base de la priorité donnée à la fois à la domination (plutôt qu’à l’exploitation), à la puissance (plutôt qu’au profit) et à la capitalisation (plutôt qu’à l’accumulation, comme le croit Fraser, qui raisonne parfois comme si on était encore dans les années 1950-1960). Le personnage d’Elon Musk est le meilleur représentant/symbole de ce capitalisme de la puissance pour qui le profit au sens traditionnel du terme n’est qu’un élément secondaire (Tesla est un échec de ce point de vue-là). Pour paraphraser le Hegel de la Philosophie du droit, Musk est la figure qui « rend effective la réalité substantielle » (transhumanisme, conquête de l’espace). Et Trump est son « digne » pendant politique, mais pour les deux il est clair que cette distinction entre politique et économie n’a plus de raison d’être. Là où ils sont forts, c’est qu’ils n’ont pas peur de l’affirmer publiquement. En ne séparant plus politique et économie, ils révolutionnent la démocratie américaine par un coup de force, sans que puisse leur être reproché un coup d’État, à l’opposé donc de l’option précédente de prise du Capitole.

L’idée d’une « gouvernance sans gouvernement », outre qu’à mon avis elle provient là aussi de la rédaction du Monde diplomatique et non pas de l’auteur, n’est pas dénuée d’intérêt dans la mesure où elle ne laisse pas prise aux théories sur le capital automate ; mais elle n’est pas d’un grand secours dans la mesure où elle ne saisit pas le caractère de la restructuration du capital selon trois niveaux articulés. Dans cette mesure, il devient difficile d’expliquer pourquoi de grands accords sont signés au niveau I, malgré le maintien de différences de politiques à ce même niveau (retour des souverainismes avec l’isolationnisme américain, le Brexit britannique, le conflit États-Unis-Chine et l’impossible politique européenne, l’« exception française »). Difficile aussi de comprendre les choix différents faits aux niveaux II et III par rapport à l’immigration et aux régularisations, à la source d’énergie privilégiée, à l’âge de la retraite, aux systèmes de retraite et de sécurité sociale, à l’existence d’un salaire minimum ou non, à la façon de lutter contre le chômage, etc. Bref, il y a peut-être gouvernance, même si le terme tire plutôt son origine des « foucaldiens de droite » du patronat, mais il est abusif de proclamer qu’il n’y a plus de gouvernement, si on ne prend pas ce terme au sens strictement politicien et de court terme, mais en l’envisageant au niveau des sommets de l’État, qui, là aussi, comme au niveau I, mêlent politiques, haute fonction publique, syndicats patronaux et de salariés, grands médias.

Les faiblesses de l’analyse en termes d’émancipation

Fraser conclut en critiquant non pas les deux populismes, parce qu’ils ne peuvent mordre dans la politique rationnelle et donc il n’y a rien à en attendre du point de vue alternatif, mais le courant libéral-libertaire de la nouvelle gauche qui, lui, est tout sauf critique des élites, puisqu’il en est un produit radicalisé — plus que gauchisé d’ailleurs. On peut reconnaître cette lucidité à Fraser, ce n’est pas si courant dans les médias officiels, de ne pas s’illusionner sur les « émancipations » d’aujourd’hui. Son point de vue est clair et recoupe le nôtre : « Loin de démasquer les puissances derrière le rideau, les courants dominants de la “résistance” sont depuis longtemps compromis avec elles. Aux États-Unis par exemple, c’est le cas des ailes libérales-méritocratiques de mouvements sociaux qui défendent le féminisme, l’antiracisme, les droits de la communauté LGBTQ (lesbiennes, gays, bisexuels, trans et queer) et l’écologie. » Elle y adjoint tous les innovateurs et chercheurs, souvent en rupture de ban(c) (d’école et d’establishment), qui ont été à l’origine du développement de l’industrie de l’information (les nouveaux visionnaires de la révolution du capital et leur Weltanschauung particulière, en tout cas très différente de celle de la bourgeoisie). Fraser dénonce bien le faux combat aujourd’hui qui opposerait progressistes et conservateurs, woke et anti-woke, mais elle se perd elle-même dans sa référence au concept gramscien d’hégémonie. En effet, elle développe la perspective d’une autre hégémonie — qui est justement le combat que se mènent les deux variantes de populisme —, mais à une époque qui ne le permet plus, dans la mesure où la société civile (lieu de cette confrontation des « consciences de soi7 ») et la « grande histoire » (par exemple celle qui a vu s’opposer capitalisme et communisme et/ou « socialisme ou barbarie ») ont été résorbées dans la société capitalisée et ses réseaux branchés et interconnectés. Il en résulte une actualisation continue qui tente d’échapper au temps (c’est le « temps réel » de l’informatique ; celui de la vitesse de la lumière), de telle sorte que la temporalité humaine est décomposée, altérée, comme suspendue. Et donc, aussi, déshistorisée.

JW, le 29 décembre 2024

  1.  – Je laisse volontairement de côté le cas particulier de la Chine en renvoyant à mes développements dans l’article « La Chine dans le procès de totalisation du capital » (Temps Critiques °10, dans lequel se fait sentir l’influence « sociobarbare », via l’article de Lapassade sur le mode de production asiatique (in Socialisme ou Barbarie, n°40). Mais, pour faire bref, en Chine le capital circule (mal) dans une société qui n’est pas capitaliste, parce que la plupart de la propriété n’y est pas privée et que la force de travail n’y est pas « libre » de contracter et de circuler. À l’inverse de ce que dit Fraser, ce n’est pas l’économie de marché qui y empêche la démocratie, puisque ce type d’économie y est embryonnaire, mais l’insuffisance de son développement. En cela, la direction du PCC maintient maints caractères de l’époque de la « bureaucratie céleste », tout en essayant de dynamiser sa base par l’innovation et l’accumulation bien plus que par la marchandisation. []
  2.  – Cf. Chaulieu (Castoriadis) et l’analyse des rapports de production en Russie dans le n°2 de Socialisme ou Barbarie. []
  3.  – La Commune et la révolution espagnole n’échapperont pas à cette question. Lénine pas plus avec son programme « les soviets + l’électrification ». []
  4.  – Que nous appelons aussi le niveau I de la domination capitaliste. Il regroupe les États comme puissance politique, mais aussi économique, avec l’importance prise par les « fonds souverains », les grandes firmes multinationales, les organisations internationales, y compris certaines ONG, les grands syndicats. C’est là que sont censés se régler les grands problèmes de reproduction globale (par exemple la question de l’environnement et du climat, celle de l’accès aux matières premières et aux nouvelles technologies, la question des paradis fiscaux, des cartels de la drogue et de l’activité de blanchiment, etc.).

    Le niveau II est celui de la reproduction des rapports sociaux, le plus souvent dans le cadre national (rapport capital/travail, intervention sociale de l’État). L’État y persiste encore dans sa forme nation, mais avec d’importantes distorsions comme celles qui président à la résorption des institutions. C’est aussi à ce niveau que se trouvait l’essentiel de « l’économie de marché », celle qui subit les prix plus qu’elle ne les fixe (cf. actuellement le prix du gaz).

    Le niveau III est pour sa part constitué des zones dans lesquelles dominent encore une économie informelle ou de subsistance, le travail clandestin et l’activité de trafic au niveau local et national, les zones de pillage et de guerres ethnicisées au niveau international.

    Ces trois niveaux ne forment pas trois mondes étanches comme cela pouvait être le cas à l’époque où Braudel cherchait à cerner les premiers développements du capital entre le XVIe et le XVIIIe siècle, car ils sont à la fois hiérarchisés et articulés au sein du procès de globalisation. Le premier fonctionne à la puissance, le second au profit, le troisième à la fluidité/flexibilité ; mais il y a interaction entre eux : le niveau I organise, investit, rentabilise grâce aux grandes quantités produites (les « majors »), le second innove (les start-ups) et produit en quantité limitée par manque de surface financière en attendant de passer la main, le niveau III sert de base arrière, alternative ou souterraine.

    Pour plus d’information sur la question, voir les articles de Jacques Wajnsztejn : « Quelques précisions sur capitalisme, capital, société capitalisée » in Temps critiques n°15 et « Sur la politique du capital », n°17. []

  5.  – Cf. d’un côté, la deep ecology, de l’autre, la critique anti-industrielle. []
  6.  – En 1984 déjà, Yves Montand disait : « Vive la crise » et Libération, ce journal de la révolution du capital, en faisait son titre de première page. []
  7.  – Cf. in Interventions n°28, le passage sur la notion d’opinion publique. []

Crises, guerres, profit : les banalités de base du marxisme maintenu

1) L’entretien avec William Robinson1 , « Un keynésianisme de guerre est en cours pour soutenir les profits des entreprises. À propos de Gaza, les preuves de la répression de la dissidence sont flagrantes », est un exemple de ce que seuls encore aujourd’hui des marxistes américains peuvent asséner de version finalement orthodoxe du marxisme, tant ils ne semblent pas avoir été touchés par la critique de cette orthodoxie, critique essentiellement produite en Europe, il faut le dire. Le résultat en est une bouillie d’incohérences.


Quelques exemples :

– Comme on pouvait s’y attendre, l’auteur commence par le couplet de référence sur le taux de profit qui baisse. Marx parlant de cette tendance dès le milieu du XIXe siècle, on va bientôt atteindre deux siècles. À mon avis, cela doit pouvoir entrée au guide Guinness des records. La relecture du Cardan/Castoriadis des années 1960, pourtant l’une des références du cercle Soubis, aurait pu mettre en garde contre ce genre de rengaine. Comme d’habitude aussi, pas un mot sur le mode de calcul du profit aujourd’hui, alors qu’il y a de plus en plus de difficulté à trouver des indicateurs adéquats (les calculs de productivité sont par exemple de plus en plus soumis à caution, sans parler de taux de croissance eux-mêmes). Mais notre auteur ne se tient pas longtemps sur cette ligne de crête d’où il ne pourrait que tomber. Donc une fois mis ça en intro comme un clin d’œil de connivence entre marxologues, il en revient très vite à une multiple utilisation du terme de « profit », plus vague mais qui présente l’avantage, lui, de toujours augmenter.


– Le second couplet est sur l’accumulation, qui s’accroîtrait sans cesse et entraînerait l’existence d’un capital excédentaire qui pousserait à la guerre parce qu’il faudrait le détruire. C’est le même discours que celui des années 1930, sauf qu’aujourd’hui sa base matérielle n’est plus la même car l’industrie lourde ne représente plus « le capital » comme à l’époque. Quoiqu’en dise d’ailleurs Robinson, les budgets militaires des puissances occidentales n’ont fait que baisser depuis 50 ans (sur ce point aussi, voir Cardan/Castoriadis), avec le processus de globalisation des flux d’échange, à un point tel que la France, la GB et encore plus l’Allemagne sont démunies par rapport à l’attaque russe et que les Européens sont obligés de racler le fond de tiroir suédois ou autres pour venir en aide à l’Ukraine. Là aussi, notre auteur fait un effet d’annonce qui lui sert de preuve, le budget américain ; mais l’augmentation dont il parle ne concerne que dix années largement guidées par la lutte contre le terrorisme (mais peut-être pense-t-il comme bien d’autres que le 11-Septembre est une invention américaine ?). En outre, toujours fidèle à ses incohérences, il nous dit que la guerre qui serait due au capital excédentaire est aussi une formidable opportunité d’accumulation. Peut-être, mais pas dans le même temps, si on regarde des exemples historiques, qui n’ont guère l’air d’avoir de l’importance pour lui.


– Son centrage sur l’accumulation l’empêche de comprendre l’intégration de la financiarisation puisque pour tout bon marxiste celle-ci nuit à l’accumulation. C’est que son centrage sur l’accumulation le conduit logiquement à privilégier le capital productif et les entreprises transnationales traditionnelles comme à l’époque de l’impérialisme. Il ne mentionne même pas les GAFAM et la « révolution » que représente l’accent mis sur le procès d’ensemble du capital aujourd’hui, sur la capitalisation à travers les processus d’accélération et de virtualisation du capital. Cette perspective le ramène tout aussi logiquement vers le vieil anti-impérialisme anti-américain (la tasse de thé des marxistes est de haïr le propre capital national et État-nation comme preuve de leur internationalisme), alors même qu’il en signale la faiblesse actuelle. Poussant l’incohérence jusqu’au bout, il pense que les États-Unis provoquent la Chine et la Russie pour qu’ils se réarment et donc que leurs investissements soient mal orientés. Mais si l’argument est éventuellement recevable par rapport à la Chine, il ne l’est pas pour la Russie (on se demande bien en quoi et sur quoi elle concurrencerait les EU). Le texte apparaît d’autant plus à côté de la plaque que depuis Obama II au moins, on assiste à un isolationnisme américain qui succède aux « opérations de police » des années 1990 et 2000 et qui n’est pas assimilable à un simple protectionnisme douanier. L’America first, ce n’est pas la guerre militaire et ces « cons » d’électeurs ne s’y sont pas trompés. L’analyse que Robinson fait de la tendance à la fin de la domination américaine et de l’avènement d’un monde capitaliste bipolaire est sans doute juste et banale, mais contradictoire avec son affirmation d’une machination des EU contre la Chine et la Russie (ils auraient créé le « climat » qui a poussé la Russie a attaqué). Comme beaucoup de marxistes, il rejoint une position campiste (que Soubis semble critiquer dans l’ensemble) et de surcroît au prétexte de la vieille opposition entre capitalisme privé et capitalisme d’État, qui n’a plus trop de raison d’être. D’accord, il dit qu’il faut distinguer le fait et les opinions, mais comment fait-il pour faire tenir deux affirmations telles que 1) la Russie a attaqué l’Ukraine et 2) la Russie n’a pas intérêt à la guerre (puisque Robinson fait parfois appel au « climat » psychologique pour expliquer les faits sociaux et géopolitiques, peut-être que Poutine est-il homme à se laisser prendre au « climat » que les États-Unis auraient créé) ?


– Le quatrième couplet attendu (et HenriD., tu as pourtant l’habitude de le critiquer), c’est que le capital mènerait la guerre contre la classe ouvrière et les milieux populaires. Mais pour faire la guerre, il faut être au moins deux. W. Buffet l’a dit : sa classe l’a gagnée. On peut douter que cela n’ait été qu’une bataille d’une longue guerre au cours de laquelle il serait loisible de prendre sa revanche ;et même si cela était le cas, d’une défaite on ressort le plus souvent affaibli à court et moyen terme. En effet, on ne revient jamais à zéro. Pour ne prendre qu’un exemple, la défaite finale de combats de « forteresses ouvrières » dans les années 1970 n’a pas été remplacée par les luttes dans les plateformes. Pourtant, pour Robinson, « un soulèvement mondial est en cours à la suite de 2008 » (c’est vrai qu’on a tous envie de rigoler en ce moment et tout le monde pense aux lendemains qui chantent…, la preuve, les Américains votant Trump).


– Ensuite, c’est la grande dérive. Il mentionne, sans faire recours à la notion marxiste d’armée industrielle de réserve, la présence d’un fort réservoir de force de travail disponible pour le mode d’exploitation capitaliste avec l’immigration, tout en relevant« le surplus de main d’œuvre » que représentent ceux qui sont structurellement marginalisés. Et c’est là que ça dérape : le prolétariat palestinien est assimilé à ce surplus de population, un type de raisonnement identique à celui tenu par certains courants ultragauche sur les raisons de l’élimination des juifs par les nazis, la domination réelle du capital entraînant l’inutilité des classes moyennes et rentières (auxquelles les juifs, tous les juifs, étaient assimilés). Ce n’est donc pas par hasard qu’il reprend (« Soyons clairs ») sans précaution le terme de génocide sans dire un mot sur le 7-Octobre ! Mais notre auteur biaise : il n’attaque pas directement la banque juive mais cite quand même Goldman Sachs (à croire que c’est la seule banque influente aux États-Unis ; même procédé utilisé par d’autres pour le lien Macron-Rothschild, comme si cette dernière était une banque majeure en France). Il cite aussi le financement des universités américaines,en faisant passer pour un scoop les rapports étroits et pourtant très anciens entre ces universités et la recherche militaire (le pôle technologique de la Silicon Valley étant né en grande partie dans l’après-guerre des liens entre Stanford et le Pentagone). Là aussi, avec une seule référence précise, Alex Karp, PDG de Palantir (et de père juif). Mais encore pour se rattraper ou par extrême prudence, il annonce « sa » vérité invérifiable (et peu probable du reste), comme quoi « les juifs américains, jeunes et vieux, sont au premier rang de cette mobilisation pour la défense de la vie des Palestiniens ».


– Il faudrait se demander pourquoi, alors que les thèses « postmodernes » innovantes et d’ailleurs d’influence européenne (la French theory) nous proviennent des États-Unis une fois passée dans leur grande machine à laver idéologique, la vieille thèse « moderne » du marxisme nous arrive elle aussi de ce même pays. Pays où non seulement elle n’a eu aucune implantation véritable et surtout où finalement elle survit, la plupart du temps, sur les bases de l’orthodoxie marxiste (excepté Marcuse), orthodoxie mise à mal en Europe dès le début des années 1960 (Adorno, Sou B, opéraïsme italien, J.M. Vincent et théories critiques de la valeur, H. Lefebvre). Les apports réels de Baran et Sweezy hier et de R. Brenner, D. Harveyou encore Loren Goldner restent, eux, peu connus en Europe.


– Se demander aussi comment, pris entre les offensives woke et antiwoke de la bataille culturelle (Gramsci) en cours, nous pouvons arriver à autre chose qu’à la reprise de banalités de base du marxisme même dans sa variante gauchisante. Il ne s’agit pas ici principalement d’une question de positionnement politique puisque d’ailleurs, nous n’appartenons pas à des groupes politiques au sens strict, mais d’efforts à faire dans certains domaines théoriques et, pour mettre les pieds dans le plat, celui de l’économie et de sa critique bien évidemment. Tant qu’un effort, individuel ou collectif, ne sera pas fait en ce sens, l’économie, la finance, l’entreprise resteront des « boites noires » pour la plupart des militants et autres prétendus révolutionnaires. Et en conséquence, aucune véritable évaluation de textes en ces domaines qui circulent ne pourra être faite.


JW


Note complémentaire de Larry Cohen
J’ajouterais pour ma part que le trait que cet entretien avec Robinson a en commun avec la plupart des autres textes circulant sur la liste Soubis, voire au-delà (je pense notamment à acontretemps.org), est de souligner jusqu’à quel point le capitalisme est encore plus désastreux qu’on ne le croyait. D’où l’importance donnée aux questions d’environnement et de technologie. Il manque bien sûr, comme tu le dis, une analyse sérieuse de l’économie et de sa critique, mais, et c’est plus important, il manque ce qui avait fait toute l’originalité de S ou B à l’époque, à savoir le centrage sur les luttes autonomes, considérées comme préfiguration d’une transformation sociale. C’est une autre façon de dire la question du sujet révolutionnaire.
Cela s’explique en partie par le fait que les mouvements ont subi une défaite et ne s’en sont pas relevés, comme le rappelle ta référence aux forteresses ouvrières. Mais aussi et surtout par la réticence, bien compréhensible, à reconnaître que le système s’est transformé, non pas principalement en camp de concentration à ciel ouvert, mais plutôt en cauchemar climatisé, pour reprendre la formule d’Henry Miller, et que les individus, nous y compris dans une certaine mesure, trouvent finalement ce cauchemar assez supportable…


2) Échanges autour des réponses au texte de Robinson


Le 4 décembre 2024
Henri D pour André D, suite à la réaction de Jacques W à l’entretien de Robinson

Bonjour,

André, cette excellente analyse de Jacques W. est peut-être précise, complète et percutante, mais je n’y ai rien trouvé en fait de ce que, moi, j’ai trouvé intéressant dans les propos – très marxistes en effet ! – de l’apparemment très maladroit prof gauchiste américain William I. Robinson :

https://en.wikipedia.org/wiki/William_I._Robinson

http://revueperiode.net/author/william-i-robinson/

Comme je le disais ailleurs, c’est ce que j’ai lu de plus précis jusqu’à présent sur l’oligarchie mondialisée actuelle, sur le degré, la profondeur de son cynisme, de son irresponsabilité, sur les immenses moyens qu’elle a désormais pour exploiter et combattre tous les peuples de la planète tout en détruisant allègrement celle-ci, sur ce qu’elle est prête à faire pour continuer à faire d’astronomiques profits.

Henri


Le 4 décembre 2024, André pour Henri

Bonjour Henri,

Ayant eu connaissance de mes réactions à l’interview de Robinson, tu ne pouvais pas être surpris de mon jugement sur le texte de Jacques Wajnsztejn, nous en avons parlé : dans les échanges que nous avions eu à quelques-uns sur cette interview, j’avais ainsi noté, à propos de la Palestine, qu’appliquer le concept de surplus d’humanité aux palestiniens, comme s’il s’agissait d’un problème similaire à celui d’un surplus de population par rapport au capital ne vous surprend-il pas ? Faire des projets d’investissements dans la bande de Gaza un facteur déterminant du génocide en cours ne vous gêne-t-il pas ? »
Ce que dit JW sur ce sujet est nettement plus développé, argumenté, et me semble très juste.

Sur la critique qu’il fait des analyses économiques de Robinson, je suis également d’accord, et sans être aussi précis que lui, sans avoir de connaissances particulières concernant les marxistes américains, j’avais également fait part de ma défiance quant aux thèses défendues par Robinson.

Ainsi que je te l’ai dit, initialement je pensais ajouter quelques commentaires à cette réponse à JW. Mais j’avais, et j’ai encore, des difficultés à les formuler.

Dans le moment de transformations que nous vivons, les outils conceptuels des divers courants critiques du capitalisme sont en crise.

Dans le domaine économique, pour lequel l’analyse de Robinson te semble fondée, sans vouloir te froisser il me semble que ce qui domine c’est une certaine langue de bois qui ne laisse aucune place à la recherche de la vérité.

Je pense que plutôt que de s’opposer, il faudrait prendre le temps de réfléchir, de vérifier la véracité de telle ou telle information, de s’interroger sur les mots qu’on utilise, de revenir sur les critiques qui ont été faites de l’œuvre économique de Marx, de vérifier la pertinence ou non des analyses économiques des économistes de gauche ou non, …

Par exemple, le texte présentant les thèses de Braudel soulève plusieurs questions.
Est-il vrai qu’aujourd’hui la majeure partie de la population travaille dans des petites entreprises ? Quel poids pèsent les salariés des entreprises publiques dans l’ensemble du salariat ?
Quel poids pèsent les petites entreprises dans les recettes fiscales ? et les « capitalistes » ?
Quelle définition économique du capitalisme est ici utilisée, qui permette de dire que « le capitalisme n’est pas dans l’économie de marché » ?
Est-il vrai que les grandes entreprises sont préservées de la concurrence ?

Dans le domaine politique, c’est ce qui faisait la gauche qui a disparu, et on fait comme si de rien n’était : le peuple tel que le concevait la gauche correspondait à un état du monde qui n’est plus. Et aujourd’hui, il me semble qu’une bonne partie de ce peuple n’est plus du coté d’un idéal d’émancipation pour l’humanité. Être du peuple n’est plus un critère pour être « du bon côté ».
Si ce constat est vrai, il faudrait réfléchir à une recomposition des forces progressistes, et aux alliances prioritaires pour défendre ce qui peut l’être.

Dans le domaine géopolitique, la redistribution des cartes au moyen orient, la fragilisation des positions de tel ou tel bloc, rendent toujours plus crédible le déclenchement d’une nouvelle guerre mondiale : autre sujet de préoccupation. A quoi s’ajoutent ceux listés par Larry, l’environnement et la technologie.

André


Le 6 décembre 2024, JW pour Daniel, Henri et Larry

Bonsoir,

Je reprends l’échange à partir des questions posées par André à propos de Braudel.

Je vous envoie ça qu’à vous trois pour l’instant car je ne sais pas trop comment fonctionne le groupe dans ces cas-là et si tout le monde est destinataire ou seulement les directement concernés. Vous déciderez après.
[Ce qui est en caractère gras tente de répondre plus précisément aux questions d’André.]

Après les citations de Castoriadis par Henri, ce dernier conclut par : « Et Fernand Braudel dans les années 70 tirait les mêmes conclusions de ses impressionnants travaux historiques sur le capitalisme ». Cela reste très vague et surtout cela me semble complètement décalé par rapport au texte d’origine de Robinson. J’utilise moi même Braudel depuis 2008-2010 pour analyser ce qu’on appelle la révolution du capital et la structuration en trois niveaux, sans pour cela épouser la conclusion de Braudel et sa distinction hiérarchisée entre capitalisme d’un côté et économie de marché de l’autre.
Comme André D. pose quelques questions par rapport à Braudel, je vais essayer de donner quelques pistes plus précises ou concrètes.

1) Braudel estime que le capitalisme existe avant l’économie de marché, mais qu’il ne domine pas tout, puisqu’il ne s’impose que dans des sortes d’enclave (les cités italiennes, Bruges, Amsterdam, Anvers, la ligue hanséatique, le commerce au long cours des grands empires tel la Chine). S’il parle de capitalisme il n’y a pas encore ici de société capitaliste. Il existe comme moteur de la dynamique d’ensemble, par son poids financier, qui lui donne à la fois le pouvoir de captage des richesses produites ailleurs (par exemple dans le rapport direct d’exploitation) et en même temps le pouvoir d’investissement et de son orientation à l’intérieur d’un monde encore rural (puissance et domination). Le capitalisme n’est donc pas défini par lui comme lié à la révolution industrielle, mais au fait de la domination d’un niveau supérieur, qu’on pourrait appeler celui de « l’hyper-capitalisme » ou capitalisme du sommet, dans lequel se concentrent les forces et fractions les plus puissantes du capital qui dominent le marché. En cela, de par leur définition même, elles échappent tout ou partie aux lois du marché (rente, monopole privé, oligopole, secteur administré et monopoles propres des États, etc). Sans développer davantage l’histoire du capitalisme qui n’est pas le sujet de l’échange, ce qu’on peut retenir de fondamental de cette analyse historique de longue durée, c’est que le capital n’a pas de forme privilégiée. C’est visible dès ses débuts (Braudel) et cela l’est encore plus à l’arrivée aujourd’hui. Cette analyse empêche de façon, à mon avis bienvenue, tout raisonnement en termes « d’économie réelle » d’un côté et de finance de l’autre (théorie de la déconnexion commune à la fois à l’extrême droite, à la gauche morale et à l’extrême gauche et qu’on retrouve aussi dans les deux types de populismes plus ou moins souverainistes).

2) Braudel appelle « méta-capitalisme » le moment (théorique) où toutes les formes historiques du capitalisme se trouvent englobées dans la dynamique de « la longue durée », y compris donc l’économie de marché. C’est-à-dire que celle-ci est inclue dans l’ensemble capitaliste et non l’inverse comme cela apparaît dans la formulation de la question par André. Ce que veut dire Braudel, c’est que sans être dominant dans la société féodale ou surtout pendant la Renaissance, le capital est le moteur d’un développement propre qui ne transforme pas encore fondamentalement le rapports de production (le monde reste globalement rural et artisanal) ni les rapports sociaux qui restent le plus souvent des rapports de dépendance individuelle dans ou à travers l’organisation des corporations. Mais, bizarrement Braudel n’en tire pas la conclusion qu’on pourrait attendre, car il me semble faire une utilisation abusive du terme de capitalisme en parlant de « capitalisme antique » pour déboucher sur une conception a-historique du capital, ce qui est le comble pour un historien même s’il se réclame de l’analyse de la longue durée : « Impérialisme, colonialisme, sont aussi vieux que le monde est monde et toute domination accentuée secrète le capitalisme » ( Braudel : Civilisation matérielle, économie et capitalisme,A. Colin, 1979, vol. III, p. 251). Or, le terme de capitalisme lui-même est récent, Louis Blanc l’emploie en 1850, Proudhon à peu près au même moment et Marx ne l’utilise qu’après 1867, alors qu’il utilise déjà les mots capitaliste et classe capitalistedepuis longtemps. Sans doute Marx peine-t-il à théoriser, dès cette époque, l’existence d’un “système” (capitaliste). En définitive, le modèle amène Braudel à la conclusion moralisante, si ce n’est politique (influence de la théorie stalinienne du capitalisme monopolistique), d’une dichotomie entre le capitalisme (le « mauvais » le mauvais côté de l’échange) et l’économie de marché (le « bon » côté) ; comme s’ils étaient des constructions absolument séparées, alors qu’il les a décrites comme des niveaux hiérarchisés et d’intensité différente d’un même ensemble puisqu’il le nomme capitaliste (à tort). Le passage du marché de gros village au marché urbain (où il y a domination du market sur le trade), le passage d’une petite bourgeoisie d’artisans, commerçants et paysans enrichis aux dynasties bourgeoises, le développement des premières « économies-monde » (Wallerstein) et le “désencastrement” de l’économie des autres types d’activité (Polanyi).

La description de Braudel montre les liens essentiels entre trois niveaux, et c’est ce qui nous intéresse pour aujourd’hui, car ces liens se sont justement resserrés comme les mailles d’un réseau, alors que sa conclusion s’avère politiquement irrecevable : seul le niveau 2, celui de l’économie de marché où règne la concurrence et donc une certaine liberté, correspondrait à un ordre naturel de l’économie que l’on retrouve dans toutes les sociétés et particulièrement dans celles qui s’organisent dans le cadre de l’État-nation. Le reste ne constituerait que des scories (le niveau 3) constitué des zones où domine encore l’économie de subsistance ou l’économie informelle, zones du pillage des matières premières et des guerres ethnicisées) ou des dérives (le niveau 1 constitué du monde qui réalise l’unité des différentes formes de capital à travers les holdings financiers, les firmes multinationales, les monopoles et cela sous les auspices des grands États qui ont impulsé et intégré les nouveaux réseaux de la puissance et du pouvoir). Voir aussi cette autre citation : « Là commence une zone d’ombre, de contre-jour, d’activités d’initiés que je crois à la racine de ce que l’on peut comprendre sous le mot de capitalisme, celui-ci étant une accumulation de puissance (qui fonde l’échange sur un rapport de force autant et plus que sur la réciprocité des besoins), un parasitisme social, inévitable ou non, comme tant d’autres » (Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, A. Colin, 1979, vol. II, Les jeux de l’échange, p. 8).

3) C’est en cela que Braudel paie sa note au marxisme le plus orthodoxe. Sans la développer (ce n’est pas un économiste), il reprend implicitement la théorie de la valeur-travail de Ricardo et a version marxienne qui voit dans la circulation et l’activité des marchands quelque chose qui fausse l’échange à « sa valeur ». Si on supprimait les intermédiaires, il n’y aurait plus de profit mais une juste répartition des efforts du capital et du travail. On aboutit ainsi, chez Braudel, à un modèle idéal d’économie de marché sans marchands ! Incidemment cela renvoie aussi à la conception des classiques et des marxistes d’un échange comme système de troc élargi, ce qui n’est pas acceptable aujourd’hui (cf. les travaux du Mouvement anti-utilitaire dans le sciences sociales ou MAUSS). En effet, le troc met en rapport des évaluations subjectives qui restent solidaires d’un contexte de structures sociales stables et incommensurables entre elles. Il n’y a pas de mise en rapport avec un tiers neutre qui va prendre la figure du marchand et celle de la monnaie. À l’opposé des visions libérales et marxistes, ce n’est pas le marchand comme tel qui va créer la monnaie comme institution, même s’il peut créer de la monnaie concrète, du crédit, de la mobilisation de créances. Instituer la monnaie dans son statut, ce sera le rôle du Pouvoir (la pouvoir de « battre monnaie ») et ce que des économistes « éclairés » d’hier (et non pas « atterrés » d’aujourd’hui) comme Aglietta et Orléan vont appeler « la violence de la monnaie » ou encore la monnaie-violence en utilisant l’argumentation anthropologique plus large de René Girard.

Karl Polanyi de son côté, développera la théorie de l’institution du marché dans laquelle il s’inscrit en faux contre l’idée d’un marché libre ou naturel qui se passerait de l’intervention de la loi et donc de l’État Ce dernier non seulement garantit les conditions de l’échange et le respect des contrats, mais il en développe le cadre, passant progressivement du local au national. Ce nouveau cadre va être aussi celui d’un capital industriel qui a besoin d’un ancrage géographique pour l’accumulation. Il se structure autour de rapports de production fondés sur la propriété, sur l’exaltation de la croissance des forces productives et la croyance au Progrès, la division claire en deux grandes classes et une forme politique privilégiée, la démocratie parlementaire de la société bourgeoise.

4) Ce que nous avons appelé la révolution du capital, c’est ce processus de totalisation du capital qui, d’une part tend à l’unification de ses différentes formes (la finance n’est pas plus “déconnectée” que l’agriculture, que les starts up ne le sont de la grande entreprise, que l’artisanat ne l’est de l’industrie (cf. le Mittelstand allemand, le tissu industrieux de l’Emilie-Romagne ou de Bergame, le réseautage en toile d’araignée du Japon). Elle conduit à une domination du capital qui ne porte justement plus uniquement sur la « vie matérielle » et « l’exploitation », mais tend à transformer toutes les activités en activité capitalisée. Cette tendance vient contredire la forme nation de l’État et donc les institutions de l’époque bourgeoise servant de pilier à la démocratie et aussi les forces politiques et sociales qui “représentaient” les classe sociales de la société bourgeoise. Castoriadis est bien conscient de tout cela et de la nécessité quand même, de nommer les forces en présence car, comme nous, et malgré le côté impersonnel d’une domination quasi systémique, il ne croît pas à la théorie du « capital automate ». C’est pour cela qu’il va reprendre la vieille notion de « l’oligarchie » , que nous critiquons, mais c’est un autre sujet à débat.

5) Je reviens à certaines questions plus précises d’André en essayant d’y répondre à partir de statistiques récentes. Je mets en gras ce qui répond plus particulièrement

– Sur les entreprises


• Définition et généralités
Source : Statistiques n°11
La France compte 3,8 millions d’entreprises qui produisent plus de la moitié des richesses du pays avec une valeur ajoutée estimée par l’INSEE à 1090 milliards d’euros. Ces entreprises sont évidemment très diverses. En fonction du nombre de personnes employées et de leur chiffre d’affaires annuel, on parlera de PME, d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) ou de grandes entreprises (GE).
Grandes entreprises (GE) : entreprises ayant au moins 5 000 salariés. Une entreprise qui a moins de 5 000 salariés mais plus de 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires et plus de 2 milliards d’euros de total de bilan est aussi considérée comme une grande entreprise. 4,3 millions de microentreprises (MIC) emploient 2,6 millions de salariés (en ETP), soit 17 % du total et génèrent 19 % de la valeur. Les Grandes Entreprises (GE) représentent0,01% des entreprises et emploient 30% des salariés. Les Entreprises de Taille Intermédiaire (ETI) représentent 0,1% des entreprises et emploient 25% des salariés. Les Petites et Moyennes Entreprises (PME) représentent 4% des entreprises et emploient 25% des salariés. Sur ces 3,82 millions d’entreprises, 287 grandes entreprises (GE) emploient 3,9 millions de salariés en équivalent temps plein (EQTP), soit 29 % du total. À l’opposé, 3,67 millions, soit 96 %, sont des microentreprises ; elles emploient 2,4 millions de salariés en EQTP (18 % du total).

• Structure
Le tissu économique français est concentré, c’est-à-dire que l’essentiel de l’activité économique des entreprises est le fait d’un nombre très restreint d’entre elles. En effet, 3 000 entreprises (<0,1%) portent à elles seules 52 % de la valeur ajoutée des 3,8 millions d’entreprises, soit 509 milliards d’euros (1/4 du PIB). Elles concentrent également 83 % des exportations, 70 % de l’investissement et 58 % de l’excédent brut d’exploitation du champ. Elles emploient 5,1 millions de salariés en équivalent temps plein (ETP), soit 43 % des salariés de ces secteurs et près de 20 % de l’emploi total en France.

Les autres entreprises, et notamment celles de taille plus réduite, ne sont pour autant pas indépendantes des grands groupes et de ces 3 000 entreprises. Au contraire, elles sont souvent des filiales et/ou dépendantes des commandes des plus grosses entreprises. En 2015, 96 % des salariés des ETI, c’est-à-dire les entreprises entre 250 et 4 999 salariés, étaient sous le contrôle de groupes (67 % sous contrôle de groupes français ou 29 % de groupes étrangers). Quand on sait que les ETI emploient aujourd’hui 3,6 millions de salariés en équivalent temps plein et réalisent 26 % de la valeur ajoutée de l’ensemble des entreprises, on imagine le poids économique des grandes entreprises en France. D’autant que les ETI se distinguent des autres catégories d’entreprises par leur orientation vers l’industrie manufacturière (31 % des salariés des ETI dans ce secteur d’activité) et par leur poids dans les exportations (34 % du chiffre d’affaires français à l’export). Enfin, 61 % des salariés travaillant dans des PME sont sous le contrôle direct d’un groupe, soit 2,6 millions de personnes, bien loin de l’image de la petite entreprise indépendante.


Au total, 71 % des 14,9 millions de salariés travaillent dans une entreprise qui dépend directement d’un groupe (57 % sous contrôle de groupes français ou 14 % de groupes étrangers). Les autres salariés travaillent dans des entreprises qui sont aussi potentiellement dépendantes des commandes d’autres entreprises, souvent plus grandes. La définition restrictive des groupes de l’INSEE tend également à sous-estimer ce phénomène de concentration. Le tissu économique français est donc structuré autour d’un nombre restreint d’entreprises dont dépendent très souvent les autres de manière directe (via des filiales) ou indirectes (sous-traitance et commandes). On voit donc que, dans un système capitaliste tendant en plus à la concentration du capital, les prétendues « liberté d’entreprendre » du petit entrepreneur et « indépendance » du petit patron relèvent largement plus de la fable que d’une réalité objective.


Et encore : Si on analyse l’investissement et les exportations, deux composantes essentielles de la croissance économique, la concentration est encore plus forte : selon l’INSEE, les 50 entreprises ayant réalisé les investissements les plus importants concentraient 27 % des investissements (51 % pour les 500 premières)

Avec près de 300 groupes (274 y compris activités financières et de l’assurance, 248 sans ces activités), la catégorie des grandes entreprises est leader sur chacun des principaux indicateurs : 31 % de l’emploi (soit 4,3 millions de salariés), un tiers de la valeur ajoutée, la moitié du chiffre d’affaires à l’export.
Cette situation de leadership des grandes entreprises entraine une rémunération nette moyenne supérieure de 19 % à la moyenne nationale (31 440 €/an vs 26 400 €). Ceci est vrai quelle que soit la catégorie socioprofessionnelle étudiée.

Fortement internationalisées, les grandes entreprises tirent une part croissante de leurs résultats des activités exercées dans les différents lieux d’implantation. Loin d’être une menace, ceci est au contraire une condition nécessaire de réussite pour les entreprises et bénéficie pleinement à la France. Selon la Banque de France, sur le champ du CAC 40 « élargi », 44 groupes contribuaient de façon décisive au solde des revenus des transactions courantes de la France. Ainsi, à titre d’illustration, les 45 Md€ de recettes d’investissement direct provenant de l’étranger compensaient entièrement le déficit des échanges de biens en 2013. Ces revenus sont donc une ressource essentielle pour l’économie française. Pour les exportations, les 50 premières – pas nécessairement les mêmes que pour l’investissement – concentraient 34 % du total (60 % pour les 500 premières et 86 % pour les 5000 premières).

Sur les 3,14 millions d’entreprises, les 243 grandes entreprises emploient à elles seules 4,5 millions de salariés, soit 30 % des effectifs. À l’opposé, les 3 millions de microentreprises (95 % des entreprises) emploient 3 millions de salariés, soit 20 % des effectifs (sources : chiffres officiels du tableau de l’éco française : TEF).

Parmi les personnes en emploi, 13,3 % travaillent dans le secteur d’activité de l’industrie, 6,7 % dans la construction, 2,5 % dans l’agriculture et 76,1 % dans le secteur tertiaire. Près de la moitié, soit 13,6 millions, sont en emploi dans le secteur tertiaire marchand. Avec 8,6 millions d’emplois, le secteur tertiaire non marchand (qui comprend donc les fonctionnaires et assimilés) se situe devant l’industrie (3,3 millions), la construction (1,7 million) et l’agriculture (0,7 million).

En complément, il faut remarquer que par rapport aux autres pays d’Europe de l’Ouest et nord, la France est surdotée en grandes entreprises et petites, sous dotée en moyennes.
Quelques chiffres américains : En 2019, les États-Unis comptaient au total 132 989 428 employés. Alors que les grandes entreprises (500 employés et plus) représentent moins de 0,5 % des entités, elles emploient 23 % de la main-d’œuvre. 25 % travaillent dans des entreprises moyennes (100 à 499 employés). 52 % des employés travaillent dans des entreprises de moins de 100 employés.

• sur les recettes fiscales
La fiscalité directe assise sur les entreprises s’élève à 155,0 milliards d’euros en 2022. Elle représente 5,9 % du PIB, proportion en hausse de 0,5 point par rapport à 2021 du fait d’une augmentation du PIB de 5,5 % qui est moins forte que celle de la fiscalité directe assise sur les entreprises (+15,9 %).

Répartition de la fiscalité assise sur les entreprises en millions d’euros
Figure 1 – Répartition de la fiscalité assise sur les entreprises (en millions d’euros) – Lecture : En 2022, le capital des entreprises a été taxé à hauteur de 27,0 milliards d’euros, dont 6,3 milliards pour la CFE.

Fiscalité2018 2019202020212022
Taxation des résultats64 89270 41166 50072 50988 005
Impôt sur les sociétés (IS)54 36459 10955 71261 49375 031
Impôt sur le revenu (IR)9 40610 0629 6179 97411 384
Contribution sociale sur les bénéfices des sociétés (CSB)1 1181 2401 1711 0421 590
Taxe de 3 % sur les versements de dividendes40000
Taxation du capital27 28028 02528 48325 51226 953
Cotisation foncière des entreprises (CFE)6 8297 0817 1425 7486 293
Imposition forfaitaire sur les entreprises de réseaux (IFER) 1 3461 4081 4441 3951 528
Imposition forfaitaire sur les pylônes258272283290297
Taxe sur les surfaces commerciales9779921 0009911 054
Taxes perçues au profit des CCI720655642531501
Taxe perçue au profit des Chambres des métiers196200201190206
Taxe sur les véhicules de sociétés (TVS)751767801756693
Taxe sur les bureaux722813848934904
Taxation de la masse salariale15 82923 32222 99024 48926 732
Taxe sur les salaires (TS)13 89114 11114 53715 38016 217
Contribution unique à la formation professionnelle et à l’alternance (CUFPA)1 9389 2118 4539 10910 515
Taxation du chiffre d’affaires et de la valeur ajoutée18 03319 15019 13511 18313 276
Cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE)14 26415 25115 0287 5199 002
Contribution Sociale de Solidarité des Sociétés (C3S)3 7693 8994 1073 6644 274
Ensemble126 034140 908137 108133 693154 966


Cette fiscalité est composée à 57 % par la taxation du résultat des entreprises, qui comprend essentiellement l’impôt sur les sociétés (IS) et l’impôt sur le revenu (IR) pour les entreprises individuelles ou les sociétés de personnes. Viennent ensuite la taxation du capital foncier (17 % du total), celle de la masse salariale (17 %) et celle du chiffre d’affaires et de la valeur ajoutée (9 %).

Les recettes d’impôt issues de la taxation des résultats ont augmenté de 21,4 % entre 2021 et 2022. Ce rebond est lié à la hausse des recettes de l’IS brut de 13,5 milliards d’euros (+22,0 %) sur la même période. La progression des recettes de l’IS brut résulte de la hausse des bénéfices des entreprises, sous l’effet de la reprise d’activité après une année 2021 encore marquée par des mesures de restriction de l’activité économique liées à la crise sanitaire. L’augmentation des recettes de l’impôt sur le revenu des professionnels entre 2021 et 2022 a été, quant à elle, moins importante (+14,1 %).

Les recettes liées à la taxation du capital augmentent de 5,6 % entre 2021 et 2022. Cette hausse de 1,4 milliard d’euros repose essentiellement sur la hausse des recettes de la taxe sur le foncier bâti et non bâti de 0,8 milliard d’euros et de celles de la cotisation foncière des entreprises (CFE) de 0,5 milliard d’euros sur la même période.

Les recettes fiscales sur la masse salariale s’établissent à 26,7 milliards d’euros en 2022, en hausse de 9,2 % par rapport à 2021. Ce montant comprend les recettes de la taxe sur les salaires (TS) pour 16,2 milliards d’euros, en progression de 5,4 % par rapport à 2021, et les recettes de la contribution unique à la formation professionnelle et à l’alternance (CUFPA) pour 10,5 milliards d’euros en hausse de 15,4 %.
Par ailleurs, les recettes de la taxation du chiffre d’affaires et de la valeur ajoutée progressent de 18,7 % entre 2021 et 2022 ce qui représente une hausse de 2,1 milliards d’euros. Cette hausse est due à une augmentation de 1,5 milliard d’euros des recettes de la cotisation sur la valeur ajoutée (CVAE) et de 0,6 milliard d’euros des recettes de la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S) sur la même période.

Remarques sur les grandes entreprises et en particulier les FMN [c’est JW qui écrit]
Elles ne subissent que partiellement les lois du marché et ce pour plusieurs raisons

  • d’abord parce qu’elles ne se font concurrence qu’entre elles sur des marché oligopolistiques où à tendance monopolistique par exemple dans ce qu’on appelle la rente d’innovation qui assure un avantage temporel. La concurrence est reportée sur les petites entreprises ou aujourd’hui start up qui ont l’initiative et la taille pour l’innovation mais pas pour la diffusion (elles travaillent en fait à terme pour les « majors »). Il en est de même pour le rapport à la sous-traitance. Par rapport à la théorie de la concurrence parfaite des économistes néo-classiques où l’entreprise était dite « preneuse de prix » comme toutes les autres, c-à-d qu’elle était censée les subir, la firme (la grande entreprise contemporaine) est « faiseuse de prix » ; c’est elle qui les détermine à l’avance par des processus de concentration horizontale (fusion/acquisition) et d’intégration verticale (filiale et réseaux de sous-traitance). Cela conduit à des échanges qui ne se font plus essentiellement avec des entreprises extérieures, mais au sein du même groupe avec pour résultat des prix arbitraires ou de transfert d’une entreprise à une autre au sein du même groupe en fonction des opportunités de marché.
  • Une autre façon de faire, mais complémentaire, sur les marchés oligopolistiques, sera de passer de accords de cartel aboutissant à des prix contrôlés dans une certaine fourchette et par gamme de produits (cf. le marché de l’automobile).
  • La plupart des prix sont aujourd’hui mondiaux ou/et administrés. Le petites et moyennes entreprises en subissent bien plus les effets comme on a pu le voir ce dernières années pour le gaz. Donc la concurrence se déplace sur la qualité/fiabilité et non plus sur la compétitivité-prix (exemple des produits allemands alors que le coût total du travail y est plutôt un peu supérieur à celui de la France). Le salaire dont la part baisse d’ailleurs beaucoup dans le coût du travail reste le seul prix qui n’est pas mondial, d’où le maintien d’une concurrence à ce niveau plus on descend dans la gamme. C’est la solution de facilité qui fait que les petits modèles auto à faible marge bénéficiaires ne sont plus produits dans les grands pays industriels qui se réservent les SUV et autres véhicules haut de gamme à forte valeur ajoutée où la question du coût du travail est négligeable.

– Sur la question politique
Là, j’irai vite parce que c’est vaste. Le fait qu’André parle de peuple et non pas de classe ouvrière ou de prolétariat est déjà un signe de “l’air du temps”, qui n’est plus celui du fil rouge des luttes de classes, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a plus de lutte (cf. les Gilets jaunes, les ZAD, etc). Le « peuple » ne serait plus du côté de « l’émancipation » dit encore André ; mais de quoi parle-t-on au juste ? La bataille pour l’émancipation (droits de l’homme et du citoyen, droit du travail) a pris de l’importance à l’ère des révolutions, mais maintenant que cette ère semble s’être refermée dans les pays qui en ont été à l’origine, c’est le capitalisme qui la reprend à son compte, “à titre humain” pourrait-on dire, mais pour sa propre reproduction dynamique. Il tend ainsi à lever tous les vieux tabous bourgeois à travers les thèses postmodernes de l’inclusion. Et il ratisse large puisque son type d’émancipation concerne aussi bien les femmes, les homosexuels, les handicapés, les enfants, même parfois les pauvres avec le salaire minimum, le RSA et la CMU, que l’orthographe, les animaux, les arbres. Bref, tout le monde ou presque (pas les sans papier quand même), à condition que personne défini ici par ces particularisations volontaires ou subies, ne se pose en travailleur demandant son “émancipation”, lui aussi. On en est même plus à lutter pour la seconde partie du vieux slogan : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », mais à se demander si le premier terme à encore un sens pour la plupart des individus.

Voilà pour le moment
JW


Le 24 décembre 2024

Bonjour Jacques,

Désolé pour le retard mis à te répondre.
Tout d’abord, merci pour ce travail sur les statistiques que tu nous as transmises et qui répondent à certaines des questions que je posais.
Quant au point le plus important, les thèses économiques de Braudel, je dois dire que n’ayant rien lu de lui, je ne peux m’en faire une idée qu’au travers de ce que vous en rapportez, Henri et toi.

  • A quoi sert une théorie ? Pour répondre à quels types de questions a-t-elle été élaborée ?

Le premier domaine, de lourde portée politique, pour lequel j’aimerais disposé d’une théorie fiable, permettant de porter des jugements sûrs, c’est celui de l’analyse des politiques économiques : il me semble que la plupart des économistes de gauche appliquent dans ces analyses une grille de lecture idéologique et politicienne, flattant des lecteurs qui rêvent de prospérité pour les classes dominés sans grand chambardement dans le fondement matériel de leurs vies.


La deuxième question est celle de la forme que pourrait prendre ce fondement matériel dans une société idéale : et en particulier de la pérennité ou non d’une économie de marché.
Braudel, historien, ne cherche pas à répondre à ces questions, et je pense qu’effectivement il fait un usage abusif du terme de capitalisme : avant le plein développement de l’économie de marché, avant que « la forme marchandise des produits ne devienne la forme sociale dominante », caractéristique de l’époque moderne, la richesse n’est pas dans la classe de l’économie, elle est dans celles qui surplombent le reste de la société, dans notre moyen age la noblesse et le clergé. Dans ces classes non « économiques » (dans ces états), il n’y avait par définition pas concurrence économique, il y avait luttes de pouvoir, par tous les moyens.
Le vaste mouvement qui va animer à partir du Moyen Âge l’économie de marché trouve en elle-même ses propres ressorts ; la richesse des classes dominantes y trouve matière à investissements et à consommation, mais ce ne sont pas ces classes qui en créent les occasions.
Et la naissance des grandes entreprises industrielles à la fin du 18e siècle début du 19e est un produit de ce mouvement de l’économie de marché.
La distinction opérée entre capitalisme et économie de marché, quand bien même elle pourrait s’appliquer dans des périodes passées si on retient les définitions de Braudel, nie la réalité de cette naissance des entreprises industrielles du sein même de cette économie de marché.
Je m’étonne de l’affirmation selon laquelle l’économie de marché se distingue du capitalisme par la libre concurrence : malgré l’hyper concentration du capital, même aujourd’hui il suffit d’ouvrir un journal d’économie pour voir que la concurrence est partout.


Je trouve baroque l’idée que le concept de profit ne s’applique qu’au profit marchand. Et je n’ai pas compris si tu partages ou non l’idée que la valeur travail au sens de Ricardo et Marx est faussée par l’échange marchand : leur thèse étant que la valeur prend sa forme dans le processus productif, que selon Marx le profit est une partie de cette valeur, et que ce profit se répartit entre les divers intervenants, industriels, marchands, financiers, en théorie selon Marx la valeur n’est pas faussée par l’échange marchand.

Je trouve bien idyllique l’idée braudélienne selon laquelle sur le marché l’échange se ferait selon la réciprocité des besoins : ainsi que le soulignait une employée de coopératrice de production, « pour avoir des profits à partager, il faut les produire ». Ce sont la concurrence et les profits qui dictent l’activité, pas la réciprocité des besoins (à la différence de « la main invisible du marché » chère à Adam Smith, ce terme de réciprocité renvoie à l’idée d’une production selon un plan concerté, ce qui est loin d’être le cas). Et contrairement à ce qui est dit ailleurs, toutes les entreprises visent à supprimer la concurrence, c’est à dire la mort des concurrents (ça crève les yeux dans la concurrence que se font les petites boutiques dans nos quartiers), c’est le propre de la concurrence.


Je pense moi aussi que la critique de la thèse d’une déconnexion entre économie réelle et finance est bienvenue. Mais je nuancerais en disant que les besoins qui fondent les relations entre la finance, la production, le commerce, les particuliers, sont fluctuants. Lorsque la production est en panne (baisse de rentabilité du capital), l’argent qui ne s’investit pas en elle peut s’investir en spéculation financière.
Curieusement, les thèses de Braudel sur le parasitisme social, sur les activités d’initiés, font écho aux populismes de droites et de gauche. Encore un grand intellectuel ne se résignant pas à ce que la classe dominante dans nos sociétés ne soit pas celle de « l’intelligence », mais celle des grands entrepreneurs ?

André


3) À propos de la guerre, nous retrouvons chez Raoul Victor2, les mêmes antiennes anti-impérialistes et surtout anti-américaines que les « gauches communistes » avaient pourtant tenté d’éviter dans les années 1950 à 1970. Elles semblent s’alimenter à la fois à une perspective complotiste déjà bien présente dans le soutien au mouvement antivax et un anticapitalisme sans principe qui débouche sur un soutien à peine déguisé à la politique de Poutine depuis Maidan, l’annexion de la Crimée et l’agression contre l’Ukraine.

Le 18 août 2024
Jacques Guigou à Raoul Victor

Bonjour,

J’ai peu de commentaires à faire sur le détail de ton argumentation. Tu t’appuies sur une documentation certes pour l’essentiel vérifiable, que tu analyses et interprètes selon ta vision de la guerre à Gaza. Toutefois, ton texte est actualiste, alors qu’une brève mise en perspective sur l’histoire de l’État d’Israël aurait pu rappeler que la situation actuelle à Gaza et aux frontières d’Israël était la continuité tragique de ce que depuis 1948, on nomme « le conflit israélo-palestinien » ; c’est-à-dire la guerre permanente, de plus ou moins haute intensité. Cela t’aurait aussi permis de ne pas oublier les tragiques méfaits de l’antisémitisme en France comme dans le monde et d’en parler autrement qu’en termes sarcastiques comme tu le fais dans tes notes 16, 17,18.

Dans ta tentative de rendre compte des stratégies et des tactiques militaires des deux camps, une omission pourtant lourde de conséquences apparaît : la guerre souterraine. En effet, tu ne dis pas un mot de la puissante force d’attaque et de défense établie par le Hamas et ses soutiens dans plus de 500 kilomètres de tunnels.

Or, à Gaza, il y a une tragique interaction entre la guerre en surface et la guerre souterraine. Si les pertes humaines sont si importantes au sol, c’est que les soldats du Hamas se protègent sous des édifices supposés épargnés : écoles, hôpitaux, mosquées, etc. Lorsqu’elle est énoncée, cette réalité serait-elle pour toi, un « mensonge » de plus à la liste que tu établis ?
C’est l’organisation centrale de ton texte autour de la notion de mensonge qui m’a principalement interrogé.
En quoi, les « trois mensonges » que tu dénonces sont-ils des mensonges ? S’ils le sont, quelle serait alors la vérité qu’ils cachent ? Et plus généralement où se trouve la vérité dans cette guerre ?
Gardant ces questions à l’esprit, j’en suis venu à la fin de ton texte, plus précisément au chapitre IV sur les mouvements d’opposition à cette guerre. Et là, tout se passe comme si ces mouvements étaient porteurs de la vérité et de ta vérité puisque tu t’associes à eux.


Je ne dis pas, bien sûr, que ces activistes ne répandent que des mensonges ni que leurs manifestations sont négligeables ; je dis qu’ayant placé ton texte sous la coupe de la vérité, tu te retrouves quelque peu piégé par sa dialectique.


À commencer par la citation d’Eschyle que tu places en exergue. Si les tragédies de l’ancien Grec dénoncent l’hybris des hommes et des dieux et leur malédiction dans les guerres, la vérité n’y apparaît pourtant pas comme « la principale perte ». Sur la scène antique, c’est le chœur qui peut être porteur d’une vérité suggérée par les dieux. Bref, il faut replacer cette citation dans son contexte. On pourrait alors reformuler la réflexion d’Eschyle dans un langage contemporain : à la guerre les premières pertes sont les pertes d’êtres humains.


Ici, ce que tu donnes comme des mensonges est l’expression de la guerre elle-même, sur le versant de la communication. Ce sont les armes de la communication mises au service des intérêts de l’un ou l’autre des belligérants.


Bien sûr que la possibilité proche d’un assaut du Hamas sur Israël était connue de tous les protagonistes du conflit et de nombre d’individus souhaitant s’informer. Tu l’écris d’ailleurs : parler de « surprise » à propos du massacre des Israéliens relève de la stratégie de la guerre menée par le pouvoir israélien (et une grande majorité de la population d’ailleurs, lesquels ne sont pas tous des « ultras orthodoxes », comme tu sembles parfois le penser). Exposer volontairement une faiblesse dans sa défense pour mieux attaquer fait tragiquement partie de « l’art de la guerre ».


En bref, ce n’est pas un « mensonge » de parler de « surprise » ; c’est une stratégie de la guerre de la communication. Les deux autres exemples que tu avances relèvent de la même politique.
Si ton titre rend compte, hélas, de l’horreur de cette guerre, il n’est pas du tout probant concernant le mensonge.


Non pas que les faits que tu rapportes ou même la plupart des interprétations que tu en donnes soient tous faux, simplement en mettant en avant des faits de communication guerrière comme étant des contre-vérités absolues, implicitement tu présupposes, et tu t’autorises d’une vérité non moins absolue.
Or, en matière politique (et la guerre en est la tragique extrémité), comme en matière philosophique ou anthropologique, le rapport entre mensonge et vérité est disruptif ; il relève de la rupture. Cela ne signifie pas verser dans un relativisme, voire une mystification, selon laquelle mensonge et vérité sont équivalents. La vérité est une difficile découverte approchée après un cheminement sous tension.


Tout cela devrait t’inciter à manier le rapport du vrai et du faux avec circonspection, surtout en politique, car la vérité est un « ménage, endogamique et infernal (…) du vrai et du faux », ainsi que l’écrit le philosophe Medhi Belhaj Kacem dans Système du pléonectique, p.768 (Diaphane, 2020).

Salutations, Jacques Guigou

  1. A retrouver ici : https://www.ilfattoquotidiano.it/2024/05/24/il-sociologo-usa-w-robinson-in-atto-un-keynesismo-di-guerra-per-sostenere-i-profitti-aziendali-su-gaza-prove-generali-di-repressione-del-dissenso/7548176/ []
  2. Le texte en ligne : http://raoul.victor.free.fr/240810_GAZA_fra.pdf []

Entretien sur l’Interventions #25 : des immigrés aux migrants. À propos de la loi immigration

Ce podcast est issu de l’émission Vive la sociale sur Fréquence Paris Plurielle du 6 décembre 2024 avec comme interlocuteur pour Temps critiques J.Wajnsztejn se centrant sur le numéro 25 d’Interventions de janvier 2024 intitulé : Des immigrés aux migrants. À propos de la loi immigration.

Discussion autour du texte sur les émeutes au Royaume-Uni

Discussion autour du texte de Larry publié dans Interventions n° 28, « Questions sur les émeutes de l’été 2024 au Royaume-Uni » (lisible ici : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article547)

Larry : Je n’ai pas écrit ce texte à partir de témoignages ou d’échanges directs, mais de lectures. Première impression : horreur. Les réactions de xénophobie en France, c’est de la petite bière en comparaison (à l’exception de la période post-guerre d’Algérie). En Angleterre, c’est presque un problème endémique. Pas sûr que les Anglais se rendent compte de la dureté de leur société. Dans la période altermondialiste, des gens du Monde diplo se sont fait reprocher le système de laïcité français, au nom du respect de l’autre, de la bonne entente telle qu’on la pratique au Royaume-Uni. On a vu l’été dernier le « succès » de ce modèle-là. Après les attentats islamistes en France, je m’attendais à des pogroms, mais ça ne s’est pas produit. En Angleterre, ça n’a presque jamais arrêté. Dans les sondages, les comportements de tous les jours, on voit pourtant un pays qui accueille un grand nombre d’immigrés et une population qui finit par l’accepter bon an mal an. Un boucher m’a dit : notre pays a toujours accueilli du monde. Mais en situation de tension, ça peut très vite dégénérer. Le hooliganisme atteint au Royaume-Uni un niveau sans égal ailleurs (Tommy Robinson, figure de proue de l’extrême droite, a commencé sa carrière comme supporter). C’est une tradition des milieux populaires : on se bat.

Les premières émeutes racistes après la Seconde Guerre mondiale concernaient une population étrangère minuscule. Dans cette première vague d’immigration, c’étaient surtout des Antillais (issus de colonies britanniques et chrétiens) ; celle des Bangladais-Pakistanais est venue dix ans plus tard et en grand nombre (culturellement plus éloignés des Anglais), et elle continue. Je n’ai pas l’impression que la religion joue un rôle très important. L’Angleterre est habituée depuis la Réforme à avoir des sectes différentes. L’idée de voir débarquer des gens pratiquant une autre religion n’est donc pas la source d’hostilité. En revanche, les Pakistanais détiennent (après les Soudanais) le record mondial du mariage entre cousins (50 % au Pakistan) ; or la culture anglaise est la plus éloignée possible de cela. Autrefois, même les paysans aisés avaient coutume d’envoyer leurs enfants travailler chez d’autres exploitants, ce qui a donné par la suite la tradition de l’internat. Cela produit une société individualiste où un jeune apprend assez tôt à se débrouiller loin des parents. La ville de Bradford, dans le Nord, compte près de 26 % de Pakistanais, et un taux de mariages entre cousins encore plus fort : 70 % il y a quelques années. Depuis les années Thatcher, avoir le soutien de la famille, ce n’est pas rien du tout, or les couples autochtones n’en bénéficient pas. Les ménages regroupant plusieurs générations jouent un rôle très protecteur – et ce n’est pas l’islam qui impose cela. En tout cas, cela donne une intégration très limitée.

Dans la mentalité anglaise, c’est normal que les gens restent dans leur groupe d’origine. Les Français, eux, pensent majoritairement que tous les immigrés ont vocation à devenir français. Cette tradition où le peuple anglais bagarreur s’en prend aux nouveaux venus, c’est une constante. A Leeds en 1917, il y a eu des émeutes anti-juives, motivées, d’une part, par la tenue d’un congrès de gauche où beaucoup de juifs étaient présents et, d’autre part, par le ressentiment contre un groupe échappant en grande partie au service militaire (la plupart étant de nationalité russe). La déclaration Balfour sur la création d’un foyer national juif en Palestine a suscité la création de groupes pour dire : bon débarras. Donc les immigrés sont censés revendiquer ce qui les distingue.

Derrière les émeutes de l’été, il y a aussi une dimension économique. La disparition des services et transports publics est allée beaucoup plus loin qu’en France. Exaspération due au fait qu’il y a de moins en moins de tout – et si en plus on doit accueillir des nouveaux venus… Les demandeurs d’asile, c’est 7 % des étrangers présents, et l’immigration illégale c’est 1 % environ, donc un pourcentage très faible, mais cela devient néanmoins le symbole de ce qui ne va pas.

Sous Blair, forte arrivée d’Européens de l’Est. Les régions traditionnellement ouvrières ont voté pour le Brexit parce qu’ils se sentaient menacés par eux.

Monique : La législation anglaise est relativement permissive au plan de l’acquisition de la citoyenneté.

Larry : Ils ont limité par étapes le droit, pour les immigrés issus des pays du Commonwealth, de s’installer au Royaume-Uni. Toujours est-il que, en 2021, 37 % seulement des nouveaux médecins enregistrés étaient d’origine britannique, contre 50 % venus de pays non européens, essentiellement d’Inde et du Pakistan – tout bénéfice pour l’Angleterre en termes de coûts de formation. Il y a des raisons de croire que cette même politique peut venir en Europe continentale. Mais la privatisation et la sous-traitance restent beaucoup plus poussées au Royaume-Uni qu’en France.

Pourquoi ces émeutes ? On a vu la toile de fond économique et sociale, mais Il y a véritablement de la haine aussi. Il y a eu des actes gravissimes.

David : Quel rôle a joué la volonté de la droite de se mobiliser contre le gouvernement travailliste récemment élu ?

Larry : D’après les relevés de la police, ce ne sont pas avant tout les militants d’extrême droite qui ont fait les émeutes.

David : L’assaut contre le Congrès aux USA, c’était un groupe de meneurs qui ont chauffé le racisme dans les esprits sur Internet. Voir aussi les événements à Amsterdam.

Jackie : Selon le New York Times, il y a eu manipulation des services secrets dans l’assaut du Capitole.

Larry : L’identité du meurtrier n’a pas été divulguée car la loi interdit qu’elle le soit pour un mineur. Quand on l’a connue, le gouvernement a dit : ça n’a rien à voir avec le terrorisme. Or il avait des documents djihadistes chez lui. La police a sûrement eu accès à cette info très tôt, et les conservateurs prétendent, avec ou sans raison, que la divulguer aurait empêché les extrémistes d’en profiter pour déclencher des émeutes.

Nicole : Tu parles à un moment donné de la meilleure réussite universitaire des fils d’immigrés. Y a-t-il dans ces émeutes une part d’hostilité des prolos anglais envers ceux qui s’en sortent mieux qu’eux ?

Larry : Un Anglais qui a lu mon texte m’a signalé qu’il n’y a pas de politique officielle de discrimination positive. En Angleterre, on donne les statistiques ethniques, mais sur des bases quasi raciales et donc non différenciées : la catégorie « Asiatiques » recouvre à la fois Indiens, Chinois, Bangladais… Pourquoi les jeunes « autochtones » des milieux populaires réussissent mal à l’école, ce n’est pas clair. Il y a des bourses, mais les étudiants étrangers, eux, paient plein pot. En gros, la classe ouvrière autochtone ne va pas à l’université. Certains prétendent qu’il n’y a aucune chance pour un jeune prolo blanc du Centre-Nord.

Fabien : J’ai l’impression qu’il y a des différences culturelles entre les Américains et les Anglais, le sentiment de classe est différent :  aux Etats-Unis, il y a un idéal de la middle class , tandis qu’il y a eu historiquement davantage de fierté d’être la working class en Angleterre, avec moins de projection dans une ascension vers les classes moyennes ou l’université. Même si ce sentiment, en rapport avec des communautés locales, est moins fort aujourd’hui, le grand gala des mineurs de Durham, près de Newcastle, perdure, par exemple. Cet aspect est peut-être un facteur d’explication.

Larry : C’est vrai, mais qu’est-ce que cette identité ouvrière dans un pays où il y a désormais si peu d’usines ? Au départ, dans le Yorkshire, les gens des vallées encaissées ne pouvaient pas vivre de la terre et vivaient du tissage à domicile, puis peu à peu ont évolué vers le travail en usines. Il y a eu des percées technologiques dans le textile avant la machine à vapeur. A part le métier Jacquart, toutes les avancées technologiques venaient d’Angleterre – on utilise d’ailleurs couramment le mot mill (moulin)pour désigner une usine. L’Angleterre est le pays ouvrier. Difficile d’expliquer ce qu’est cette mentalité ouvrière : elle a été fortement contestataire aux débuts, puis il y a eu une répression féroce. En France, la jeune classe ouvrière était héritière de la Révolution : dans les esprits, elle agissait pour toute la société. En Angleterre, le mouvement ouvrier s’est peu à peu replié sur les coopératives et les syndicats, sans perspective allant au-delà… Quand Marx et Engels ont écrit le Manifeste communiste, le mouvement qu’ils avaient sous les yeux constituait en fait la queue de comète. Les ouvriers britanniques ont obtenu le droit de vote bien plus tard que les Français. L’Angleterre est un petit pays (sans l’Ecosse et le pays de Galles, c’est juste un peu plus grand que la région parisienne), avec des villes partout, chacune avec sa spécialité industrielle. Les nouveaux venus ne font pas partie de la communauté ouvrière, d’où peut-être cette réaction courante de rejet. Provoquer une bagarre, ça fait partie de la culture ouvrière. Le chav, c’est la désignation péjorative pour le prolo vulgaire, traduisant un mépris des classes supérieures qu’on n’oserait jamais exprimer envers les Noirs ou les étrangers.

Fabien : S’ajoute sans doute le fait que les politiques d’identité (identity politics) sont très développées au sein des classes moyennes anglaises, comme aux USA.

Larry : Avec Le Pen ici, ce sera la même chose. Liz Truss a tenu 50 jours comme Première ministre conservatrice en 2022, avec un gouvernement qui était un arc-en-ciel d’origines (il y a une politique au sommet de l’État consistant à donner une place importante aux groupes issus des colonies). Tony Blair a voulu s’assurer le soutien des pays de l’Est pour la guerre en Irak en leur proposant la liberté de circulation par anticipation, d’où une arrivée massive d’Européens de l’Est, qui, là aussi, a suscité de la violence xénophobe.

Nicole : N’y a-t-il pas des tentatives de syndicalisation parmi les immigrés ?

Larry : Taj Ali, jeune militant d’origine du sous-continent indien, prétend que la gauche britannique d’aujourd’hui ne connaît pas la classe ouvrière, ni autochtone ni immigrée.

Fabien : A ma connaissance, dans le nettoyage, à Londres, il y a une certaine syndicalisation, mais plutôt chez les immigrés d’Amérique du Sud.

Larry : Lors de la vague de grèves de 2023, il a dû y avoir de la solidarité entre groupes différents. Mais ces grèves n’ont concerné que les services (hôpitaux, nettoyage, chauffeurs de bus), à l’exception des boulangeries industrielles. Dans les entrepôts Amazon, les conditions sont tellement dures que le turn-over est très important.

Est-ce qu’on peut dépasser cela ? Je ne suis pas très optimiste. Le remplacement de ceux qui ne veulent plus ou ne peuvent plus accepter des conditions de travail très difficiles, souvent pour des raisons de mauvaise santé, va vraisemblablement continuer. Le capital accepte de les mettre au rebut.

Fabien : L’internationalisme, la solidarité doivent être distingués du libre-échangisme et de la mise en concurrence.

Larry : Dans tout ce que j’ai lu, le rejet des immigrés apparaît comme un phénomène principalement prolétarien. Quand on lit Le Monde, on a l’impression que certains ont choisi le racisme et d’autres l’antiracisme. Dans la réalité ce n’est pas comme ça. Les milieux populaires ne sont pas hostiles à l’immigration en tant que telle, ils pensent tout simplement qu’il y en a trop et qu’il vaudrait mieux la maîtriser. Dans tous les pays, c’est aux milieux populaires d’assurer l’intégration. Les immigrés d’hier, dont l’intégration reste fragile, ont d’ailleurs parfois tendance à vouloir limiter la poursuite de l’immigration. Voir Le mur invisible, film produit par Zanuck (des producteurs juifs de Hollywood l’ont supplié de ne pas faire ce fim, qui risquait d’attiser l’hostilité envers les juifs). La nouvelle vague d’immigration menace avant tout la vague précédente, dont les membres n’ont pas toujours les outils pour s’orienter vers des métiers moins durs, mieux payés, plus respectés. En Australie, le peuplement européen était lié à l’échec du mouvement chartiste en Angleterre, ce qui a donné une forte cohésion de classe. Or, c’est ce mouvement ouvrier qui a obtenu l’instauration d’une politique visant à limiter les arrivées d’immigrés asiatiques, soupçonnés de miner la solidarité et les conditions imposées au patronat : l’« Australie blanche ».

André : Dans ton texte tu poses des questions importantes à la fin : devant ces classes dominées tellement divisées, faut-il et peut-on redéfinir un projet commun ? Il me semble que c’est important dans la mesure où cette perspective a été abandonnée.

Fabien : Les politiques de l’identité n’aident pas à cela.

Larry : Oui, cela ne donne que des initiatives multiculturelles comme le carnaval annuel de Notting Hill, premier quartier de Londres à connaître des émeutes anti-Noirs dans les années 1950.

Helen : Un vieux texte de Mumford récemment republié (« Les transformations de l’homme ») parle de l’importance des communautés humaines et en même temps de l’enfermement qu’elles comportent. C’est une question très importante. L’individu sans communauté est une aberration, et le besoin de communauté est à la fois essentiel et à redéfinir.

Quelques échanges autour de la brochure sur les émeutes anglaises

Texte de l’Intervention n°28 à l’origine de l’échange à lire à cette adresse : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article547


Le 28.10.2024


Bonsoir,
J’ai transmis votre texte sur les émeutes de l’été à un ami anglais. Voilà ce qu’il en a pensé :

Charles P.

Finally got round to reading it this weekend… Yes, it’s pretty good. For example, it mentions the importance of « Muslim grooming gangs » in the rise of present-day « Islamophobia ». The police themselves admitted that they had avoided investigating gangs of sexual predators of Muslim origin because they thought that they might be accused of racism. This is a subject which the ruling class (and the Left) continues to brush under the carpet, leaving the field clear for the far Right.

However, I might correct one or two things.

For example, it says that there is a policy of « positive discrimination » in higher education on the basis that Black and Asian kids are more likely to go to university than White English kids. It is certainly true that universities (including elite ones) have made more effort to attract « ethnic minorities » in the last 20 years or so. But there is no policy of quotas like in some US states. It is not clear why educational achievement of working class White kids has fallen behind in recent years, but it is important to understand that it is highly gendered. It is mostly a question of White boys falling behind – their sisters are doing fine!

It also speculates that prejudice against Muslims might be partly explained by rich Gulf Arabs buying big chunks of London. I don’t believe this. Rich Arabs investing in the UK is just not a right-wing talking point in the way that « grooming gangs » are. Even football fans don’t seem too bothered by the injection of Gulf money into football, e.g. the Arsenal ground is sponsored by the Emirates airline and is called the Emirates Stadium.
But the article generally gets things right!


Traduction de la réaction du camarade anglais par Larry :


J’ai enfin trouvé le temps de lire cet article ce week-end. […] Oui, c’est plutôt bien. Par exemple, il évoque l’importance des bandes de maquereaux (grooming gangs) musulmanes pour la montée de « l’islamophobie » à l’heure actuelle. La police a elle-même avoué avoir évité d’enquêter sur ces bandes de prédateurs sexuels d’origine musulmane de peur d’être accusée de racisme. C’est un thème que la classe dominante (tout comme la gauche) continue d’occulter, laissant ainsi le champ libre à l’extrême droite.
Je voudrais cependant apporter une ou deux corrections.

Le texte affirme par exemple qu’il existerait une politique de « discrimination positive » dans l’enseignement supérieur à partir du constat que les jeunes noirs ou d’origine du sous-continent indien ont plus de chances d’aller à l’université que les jeunes anglais blancs. Les universités (y compris celles d’élite) ont en effet redoublé d’efforts depuis une vingtaine d’années pour attirer des étudiants issus des « minorités ethniques ». Cela dit, il n’y a pas de politique de quotas comme dans certains États des États-Unis. Ce n’est pas clair pourquoi les jeunes du milieu ouvrier blanc se trouvent depuis quelques années à la traîne sur le plan scolaire, mais il faut souligner que c’est un phénomène fortement « genré » : il s’agit d’un problème qui touche principalement les garçons ; leurs sœurs, elles, s’en sortent bien !

Le texte émet par ailleurs l’hypothèse que les a priori contre les musulmans pourraient s’expliquer en partie par le fait que des Arabes fortunés des pays du Golfe achètent de gros bouts de Londres. Or, je n’y crois pas. Les investissements réalisés par ceux-ci ne sont tout simplement pas un argument exploitable par la droite, contrairement au thème des grooming gangs. Même les supporters de football ne semblent pas trouver grand-chose à redire aux injections d’argent du Golfe dans leurs clubs. Ainsi, le stade de l’équipe Arsenal, dont la compagnie aérienne Emirates est le sponsor, s’appelle Emirates Stadium.
Mais, dans l’ensemble, l’analyse présentée dans ce texte est bien juste !


Le 28.10.2024

Bonjour,

Merci pour ce retour, assez positif, du contact anglais. Il pose une bonne question sur les modalités de la discrimination positive au RU, effectivement différentes de celles qui ont pu être mises en place aux Etats-Unis. Mais sur le second point, il fait une erreur d’interprétation du passage de mon texte sur les investissements des pays du Golfe : j’ai écrit qu’ils pourraient expliquer en partie la traque à islamophobie par le pouvoir, pas l’islamophobie elle-même.
Oui, une traduction en anglais serait bien, mais je suis assez occupé en ce moment…
A bientôt,

Larry


Le 29.10.2024

Jacques,

Le lecteur pose dans sa réponse une bonne question sur les modalités de la discrimination positive au RU, effectivement différentes de celles qui ont pu être mises en place aux Etats-Unis. Mais sur le second point, il semble faire une erreur d’interprétation/de traduction en nous attribuant « l’hypothèse que les a priori contre les musulmans pourraient s’expliquer en partie par le fait que des Arabes fortunés des pays du Golfe achètent de gros bouts de Londres ». Nous avons écrit au contraire qu’il y aurait peut-être un lien entre ces investissements massifs et « la traque récente à l’islamophobie », le pouvoir politique cherchant par là à conserver la confiance et la bienveillance de ces investisseurs importants.

Larry


Le 29.10.2024

Larry,

Non, la seconde est tout aussi peu claire que la première et c’est pour cela qu’il n’a pas compris ce que tu voulais dire et son regard extérieur a peut-être mieux saisi que nous la difficulté (de la même façon que je la saisis à mon tour maintenant, à tête reposée).
D’abord et à la réflexion l’expression « traque récente à l’islamophobie » est pour moi inappropriée. On n’est pas dans un film policier et si certains médias donnent parfois l’impression de faire la chasse (expression qui serait d’ailleurs moins pire) à ce qui n’est pas politiquement correct, on ne peut pas en dire autant des Etats et des gouvernements. Ensuite l’hypothèse que tu avances est ma fois au moins aussi hasardeuse que la sienne quant au rapports aux investissements. Bon, de toute façon le texte est sorti comme cela. La précision ou des explications ne concernent qu’une réponse personnelle ou alors cela voudrait dire que tu reprends la question.

JW


Le 29.10.2024


Jacques,

Je te signale que j’avais écrit à l’origine « chasse » et que c’est toi qui as proposé, vers le 3 octobre, de mettre le mot « traque » à la place. Mais bon, je veux bien admettre que l’hypothèse n’est pas démontrable, sauf que je ne comprends pas pourquoi tu affirmes que cela vaudrait à la rigueur pour les médias, mais pas pour le gouvernement, qui multiplie les déclarations de condamnation de l’islamophobie et qui se soucie d’attirer un flux important d’investissements étrangers.
Sinon, je maintiens mon appréciation d’une erreur d’interprétation de la part de ce lecteur, d’autant que ce serait effectivement saugrenu de prétendre que les investissements alimentent la haine des musulmans.

Larry

Autour des élections

Notre numéros 26 d’Interventions a entraîné un certain nombre d’échanges dont voici deux exemples :


A propos de l’abstention

Le 21/06/2024

Re-bonjour,

Pour revenir à ce texte que je trouve bien vu . Bonne analyse. Juste que le passage sur l’abstention me dérange un peu , dans son interprétation, les gens qui décident de ne pas voter sont coupables de la montée du RN? Voter c’est lutter ? Les partis sont des machines anti révolutionnaires etc. Alors il y a deux points de vue , subjectif et objectif d’accord , n’empêche …

Amicalement 

Rhadija


Le 24 juin 2024

Rhadija, bonjour,

Ton mot nous a fait comprendre la nécessité de clarifier ce passage puisqu’il n’a jamais été question de culpabiliser les abstentionnistes et encore moins de les appeler à voter, alors même que la plupart d’entre nous (sauf les quelques très jeunes), sont non inscrits. C’est d’ailleurs pourquoi, dans une première mouture nous avions prévu une note de bas de page pour préciser ce point ; note finalement retirée dans une version ultérieure. Ce sur quoi nous voulions insister c’est sur le fait que l’abstention a souvent été présentée par les « révolutionnaires » comme une critique pratique de la démocratie représentative, mais à vocation pédagogique et militante, alors qu’aujourd’hui, cela ne correspond plus, au mieux, qu’à une critique … par les pieds comme on dit. Mais dans la version finale l’emploi des termes objectivement et subjectivement, a plus embrouillé les choses qu’elle ne les a clarifiées.
Je te joins ici un exemple d’échanges entre participants à Temps critiques, suite à ton mot :
« Nos flottements à propos de l’abstention et des non-inscrits ajoutés aux remarques venant de lecteurs montrent que cette question comporte plusieurs dimensions politiques et ne peut donc être traitée sommairement.
Par exemple, il y a une distinction à faire entre abstentionnistes et individus non inscrits. L’abstention n’est pas stable ; elle peut varier en fonction des élections. Pour ces prochaines législatives, des gens qui n’ont pas voté aux européennes disent qu’ils vont le faire cette fois. Mais il y a aussi un pourcentage d’abstentionnistes permanents. Ces derniers ne sont pas toutefois à confondre avec les non-inscrits.
L’abstentionniste, bien que distant à l’égard de l’électoralisme, reste malgré tout potentiellement impliqué dans la sphère de la démocratie parlementaire. Il garde ses billes au cas où… il ne s’écarte pas complètement de la sphère démocratiste. Il peut renoncer, comme le suggère Larry, mais le renoncement ne résume pas les conduites abstentionnistes actuelles.
Si l’on cherche un trait qui résumerait la pratique abstentionniste en ce moment, ce serait davantage un attentisme, un scepticisme qu’un renoncement.
Chez celui qui renonce, il y a certes un ancien participationniste. Il n’est dons pas entièrement en dehors. C’est un abstentionniste de circonstance.
Il peut-être je m’enfoutiste ou habitant depuis peu dans le pays, ou pour de nombreuses autres raisons objectives et subjectives, mais il reste un électeur potentiel. Ce n’est pas le cas du non-inscrit.
Le non-inscrit, lui, s’écarte de cet univers. C’est un en-dehors.
L’ailleurs, l’écart, le refus, l’utopie, l’immédiateté du quotidien, l’indifférence, l’impuissance ou la toute-puissance, etc. sont des traits communs qu’on peut rencontrer chez les non-inscrits. Il y en a d’autres.
Pour ce texte, tenons-nous-en au minimum sans interpréter inconsidérément l’abstentionnisme et les non-inscrits. Cela relève d’un autre texte possible dans l’avenir ».
JG

Après ces échange, nous avons donc opté, dans la version définitive, pour la version suivante : « Aujourd’hui, l’abstention exprime davantage un scepticisme à l’égard du résultat électoral quel qu’il soit, plutôt qu’une forme de contestation politique comme cela a pu l’être dans certaine période ».

Bonne journée,

JW


Quelles alternatives à l’antifascisme bête et méchant ?

Bonjour André,

Merci d’avoir fait une lecture aussi attentive du texte de Temps critiques et d’avoir soulevé autant de points pertinents. Nous essaierons ici d’y répondre à la suite de chacun de tes points (qui sont en italique pour une meilleur lecture).

Bonjour,

Il y a dans ce texte quelques points sur lesquels je m’interroge :

1 – Est-il vrai qu’à l’encontre du conseil d’Orwell (« quand l’extrême droite progresse chez les gens ordinaires, c’est d’abord sur elle-même que la gauche devrait s’interroger »), le Nouveau Front populaire (et les partis qui le composent) font exactement l’inverse ?

La question d’une responsabilité des partis de gauche dans le vote RN est constamment reposée : et sur leur terrain, sur le terrain des questions sociales, des inégalités, du pouvoir d’achat, ils font ce qu’ils peuvent, et même plus (l’efficacité des mesures économiques proposées reste discutable).

Ce qui conduit à penser que le succès (si on fait abstraction de l’abstention) du RN provient non pas de cette partie des programmes, mais du « sociétal », ce qui est dit d’ailleurs un peu plus loin dans ce texte.

Qu’entendre par sociétal ? Si le vote RN ne s’expliquait que par la place prise par les questions de genre, de race, décoloniale, … , j’acquiescerais à cette idée d’une surdité de la gauche… peut-être quand même avec une certaine réserve.

Mais ce qui domine dans l’électorat RN, c’est dit et redit, ce sont les questions de sécurité et d’immigration : la conclusion est-elle que les partis de gauche doivent s’en saisir ? Mais comment ? A nous aussi de le dire, et ceci d’autant plus si on critique ceux qui ne le font.

La montée des partis d’extrême droite en Europe, et leurs normalisations, comme celles des partis d’extrême gauche au pouvoir (Syriza, Podemos) sur les questions économiques, amènent à d’autres réflexions : sur les questions économiques et sociales, il n’y a plus qu’un bloc central, toutes autres politiques butant sur des obstacles insurmontables (si le Nouveau Front populaire arrive au pouvoir, espérons qu’ils démentiront cette affirmation); sur les questions sociétales, et sur l’écologie !, par contre, les divisions sont très fortes. 

1. Ce que disait Orwell avait été dit d’une autre façon par Horkheimer dans Les Juifs et l’Europe publié en 1939 : « Celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit se taire à propos du fascisme ». La formule est certes trop lapidaire et établit un lien de cause à effet trop direct ; mais si on actualise, on pourrait très bien dire aujourd’hui : que se taisent sur le fascisme tous ceux qui n’ont pas participé aux luttes menées contre la violence au travail, l’exploitation et le harcèlement moral durant la direction de Macron (la lutte contre la réforme du droit du travail, contre la réforme des retraites et tant d’autres plus quotidiennes comme celles des femmes de chambre d’Ibis) ; ni n’ont soutenu la lutte des GJ contre la violence de rue imposée certes par les forces de l’ordre, mais commandée et dirigée d’en haut comme méthode de gouvernement (voir les agissements du préfet Lallemand à Paris en 2018-19).

Tu as également raison de demander comment des gens comme nous pourraient répondre à des préoccupations comme l’insécurité ou l’immigration. Mais nous n’avons que peu de moyens d’intervenir directement là-dessus. Nous ne voyons que deux possibilités : a) la première est de continuer à prôner l’universalisme « abstrait » afin de le rendre effectif ou concret ; par exemple, en n’abandonnant pas les « quartiers » quand on y loge ou qu’on y travaille (dans la fonction publique par exemple) ; en ne choisissant pas des pratiques dites de « sécession » par leurs protagonistes, mais qui confinent en fait à des pratiques de séparation, qu’elles soient centrées sur des bases arrières que représenteraient les ZAD ou sur des zones urbaines « libérées » de certains « quartiers » des centres-villes (cf. « la Croix-Rousse est à nous » et La Guillotière à Lyon, Montreuil aux portes de Paris), ce qui a tendance à en faire des zones de l’entre-soi que les différentes tendances postmodernes et/ou postgauchistes définissent abusivement comme des quartiers populaires, alors qu’ils ne sont, le plus souvent, que des lieux de marges, un peu l’équivalent des « fortifs » au tournant du XXe siècle et peu de rapport avec les banlieues proprement dites ; b)la seconde consiste à développer des capacités d’intervention au sein même des luttes sociales, qu’elles prennent la forme de la lutte contre la loi-travail ou sur les retraites, ou la forme émeutière comme au cours de l’été 2023 (cf. notre brochure sur celle-ci). Cette capacité n’est en effet pas nulle car si l’idée plaquée de la convergence des luttes est galvaudée toujours et fausse souvent, le mouvement des Gilets jaunes a initié des formes de lutte qui ont essaimé ensuite, plus ou moins souterrainement, produisant une plus grande ouverture vers de nouveaux protagonistes et une plus grande mixité sociale que traditionnellement. Bref, une situation ou un contexte assez différent entre 2005 où prévalut la séparation et 2023 où des « alliages » se produisirent.

Si la délinquance pose assurément des problèmes complexes, à tout le moins il ne faut pas les écarter d’un revers de main en ressortant le catalogue classique et incohérent de pseudo-arguments du style : « Il est faux que la délinquance ait augmenté, et si elle a augmenté, c’est parce qu’une cité HLM, c’est le bagne » (L. Mucchielli). Et ce n’est pas avant tout avant cette délinquance qui crée le vote RN dans les villages ou petites villes dont les habitants se sentent, à tort ou à raison, abandonnés. Il y a, dans le vote RN, une dénonciation du caractère hors-sol des « élites » qui n’est pas réductible à la question de l’insécurité extérieure. Il y a, par exemple, une insécurité sociale qui a été mise en avant dans le mouvement des GJ et qui vise l’État et non des groupes ou cibles précises. Mais évidemment, ce point est beaucoup moins exprimé ou exprimable parce que plurifactoriel que la xénophobie, donc les médias s’attachent à tout rendre le plus simple possible.

Quant à la question précise de l’immigration, elle a fait partie des soucis du mouvement ouvrier depuis la fondation de la Première Internationale. Il s’agissait de prôner la solidarité par-delà les frontières ainsi qu’avec les immigrés (notamment les Irlandais partis travailler en Angleterre). Mais jusqu’à une date récente, personne n’a revendiqué l’ouverture pure et simple des frontières. Bien sûr, le souverainisme n’est pas défendable comme solution, sauf que certains qui le revendiquent ont en tête l’idée (pas condamnable, même si elle est utopique dans les conditions actuelles) que les habitants devraient avoir leur mot à dire sur des questions qui influencent leur vie quotidienne. Et même si on ne souscrit pas à tout ce qu’écrit Christophe Guilluy (c’est notre cas), il met le doigt sur des phénomènes bien réels (majorité/minorité relatives, etc.).

Tu écris : « sur les questions économiques et sociales, il n’y a plus qu’un bloc central, toutes autres politiques butant sur des obstacles insurmontables ». Ce bloc est le bloc gestionnaire. À court terme du moins et en premier lieu parce que, pour la France, les questions se posent au minimum dans le cadre de l’UE, un point (et c’est le seul) sur lequel Macron est bien plus en phase avec la situation que le NFP (rapprochement critique avec l’Allemagne sous Merkel, soutien à l’Ukraine). C’est par exemple ce bloc qui a pu « assurer », à sa manière, pendant la crise sanitaire (voir les mesures de chômage technique rétribué) et qui essaie aujourd’hui de tenir à distance la Russie et de continuer l’élargissement de l’Europe tout en opérant une réindustrialisation à la marge. Mais c’est un bloc très fragile, du moins en France, parce qu’il est en partie « résilient » à se fonder au sein d’un bloc européen de gestion sans principes idéologiques et politiques. La question de l’école laïque et républicaine ou celle de « l’exception culturelle » nous en fournissent des exemples.

Les exemples de Podemos et Syriza ne sont pas très probants car ce ne sont pas des pays phares de l’UE et donc leur marge de manœuvre par rapport à la BCE, par exemple, ou le FMI était étroite. Il n’en serait pas de même si une telle situation se développait en Allemagne et en France + Italie.

Mais assez de politique fiction. Retour au réel.« L’économie » et a fortiori, l’entreprise sont les véritables « boîtes noires » de l’extrême gauche ; il n’est donc pas étonnant que ces courants n’y apportent que peu d’attention et encore moins de propositions puisqu’on continue à y agiter les idées d’un monde sans argent ou/et l’exemple des « sociétés premières » comme fondement du communisme. La lutte contre la loi-travail a malheureusement été la dernière tentative, partielle, de porter encore le combat de ce côté, la lutte sur les retraites étant à la fois plus générale et un peu décentrée par rapport à ces questions. Quant aux divers courants de la gauche traditionnelle, ils s’interrogent sans doute sur les mesures économiques à proposer pour ramener les électeurs de droite vers elle, mais globalement, oui, ils ne brillent pas par leur introspection puisque ça les obligerait à revoir toute leur participation à la chose que ce soit Jospin refusant la « société d’assistance » face au mouvement des chômeurs, Hollande et la prétendue lutte contre la finance et les ultra-riches, Valls et l’immigration, etc. Tu as raison de douter que le vote d’extrême droite procède exclusivement de « la place prise par les questions de genre, de race, décoloniale », mais disons que l’insistance sur ces questions n’a rien fait pour transmettre l’idée que les groupes de gauche seraient sensibles aux préoccupations de la population. Ou, plus précisément, cette population est réduite, pour ces courants et a fortiori pour les ailes radicales, à celle de leurs semblables. Le mépris de classe n’est pas que macronien. Sa bande a réduit les Gilets jaunes à des fumeurs de clopes, mais la gauche postmoderne, sans aucun rattachement concret au prolétariat et à ses luttes historiques, ne voit le « populo » que comme une bande de beaufs blancs machistes et xénophobes.

Surtout, elle donne l’impression d’un ramassis de revendications particularistes et, par là, offre à la droite et même au RN le cadeau de pouvoir se positionner comme les défenseurs de l’universalisme. De la pure démagogie ? Peut-être, mais si on tient soi-même à un certain universalisme, on ne peut se borner à dénoncer la mauvaise foi des autres. Et quand la gauche parle de totalité, c’est soit pour en appeler à l’État, y compris en tant que facteur d’ordre (voir son positionnement globalement contre les GJ), soit en référence au climat et non pas au capital.

Ce qui amène à cet autre point :

2 – La normalisation des partis d’extrême droite opère-t-elle également dans les questions sociétales et culturelles ? L’ancienne bataille des idéologies s’est-elle réduite à une bataille des imageries ?

L’exemple du remaniement des programmes éducatifs en Hongrie pour y remettre en première place un ensemble de valeurs idéologiquement choisies, étiquetées chrétiennes, permet de le mettre en doute. Les discours civilisationnels qui se développent en Russie et qui cherchent à englober cette extrême droite européenne, aussi. Et ce qui est dit dans ce texte sur un pouvoir politique autoritaire également.

2. En affirmant que l’ancienne bataille des idéologies a été remplacée par une bataille des imageries, nous avons cherché à souligner le côté parodique de la chose. En effet, les transformations opérées par le fascisme et le nazisme n’ont aujourd’hui aucune chance de s’imposer dans les pays avancés (justement tu ne cites en exemple que la Hongrie et la Russie, que Robert Paxton a désigné en 2004 comme une terre propice à un renouveau du fascisme) et, de toute façon, il manque des éléments historiquement cruciaux comme la formation de milices fascistes souvent d’ailleurs composées d’anciens combattants des armées défaites militairement ou abandonnés par leurs gouvernements devenus ou redevenus démocratiques, ainsi que la violence contre les organisations ouvrières, qui posaient à l’époque de sérieux problèmes aux couches dominantes. Ces pays n’étaient pas au bord de l’insurrection puisque les révolutions allemandes de 1919 et 1923, les conseils ouvriers de Turin de 1919, la syndicalisation toute récente des ouvriers agricoles de la vallée du Pô, qui mettait les grands propriétaires dans une situation très difficile ont finalement été défaits (naissance du squadrisme en Italie, des SA en Allemagne). Mais les nouveaux régimes, mal assurés ou stabilisés, ont été mis à mal (voir la mobilisation autour de territoires perdus comme l’Istrie pour l’Italie et la Prusse occidentale et orientale pour la République de Weimar). Un contexte qui n’existe plus au sein de l’UE, même s’il persiste à ses marges.

Certes, la gestion des flux migratoires est un casse-tête pour les gouvernements européens, mais ils sont convaincus que l’immigration est économiquement une nécessité et, s’il le fallait, ils pourraient très bien scander « Le fascisme ne passera pas ! » Sinon, nous sommes bien d’accord que la revendication de plus d’autorité est une réalité en Europe occidentale… et pas seulement chez l’extrême droite. Nous avons tenté d’expliciter cette question dans notre brochure « Des immigrés aux migrants » (Interventions n°25, janvier 2024).

3 – Les classes ont-elles disparues ?

Je pense qu’il y a toujours des classes (comme il y a toujours des inégalités), mais que l’idéologie de luttes de classes comme fondement des luttes politiques n’est plus d’actualité, même s’il peut encore y avoir des révoltes telle celle des Gilets jaunes : les principaux sujets de luttes aujourd’hui sont trans-classes (écologie, déploiement technique, idéal humain et social : quelle société voulons-nous ?).

3. Sur l’existence des classes sociales, nos vues ne sont pas très éloignées, à ceci près qu’une thèse de longue date chez Temps critiques est que le travail vivant joue depuis un certain temps un rôle moindre dans la production capitaliste et que, en partie pour cette raison, l’identité de classe constituée autour des bastions ouvriers, de la valeur-travail et des organisations du mouvement ouvrier ne tient plus. Une perte que la CFDT a d’ailleurs actée pour devenir le premier syndicat français en nombre d’adhérents.

4 – Sur l’abstention et le succès du RN : ce succès est en partie dû à une moindre abstention des électeurs RN (28%) que ceux de Macron (42%), ou ceux de gauche (36%) par rapport aux élections présidentielles de 2022 (d’autre part, 14% des électeurs de Macron à la présidentielle auraient voté pour la gauche).

4. On constate aussi que, si le vote RN augmente dans quasi toutes les catégories sociales ou démographiques, c’est particulièrement le cas chez les personnes âgées, qui pour la première fois représentent quatre électeurs RN sur dix. D’où aussi les bons scores obtenus dans les zones rurales, où il y a proportionnellement moins de jeunes. Mais c’est à relativiser car les jeunes, eux aussi, n’ont jamais autant voté RN ! Il a essaimé partout sous ses nouveaux atours, y compris dans des bastions catholiques. Le fil historique et le récit des luttes politiques cède la place à un discours régionalistico-culturel, voire identitaire, mettant en avant des valeurs et non plus un programme d’autonomie ou d’émancipation. Comme nous l’avons souvent dit : aujourd’hui, c’est le mouvement du capital qui émancipe et déroule des autonomies qui ne sont que des autonomisations. Le terme de « trans-classe » que tu emploies pour dire que certains thèmes ne seraient plus classistes n’est peut-être pas le plus pertinent, même s’il semble plus approprié que celui « d’interclassiste » utilisé, par exemple, par Henri Simon. Si on reprend ton exemple de l’écologie ou du climat, il y a bien un lien entre le souci du climat et la place dans la hiérarchie sociale, le statut social, sans référence marquée à l’origine de classe en tant que telle. Cela était patent dans les heurts et incompréhensions qui se sont fait jour dans les manifestations des GJ quand elles rencontraient les manifestations climat. Et le slogan « Fin du mois, fin du monde » est plus resté un slogan qu’une convergence politique, mais il y a un début à tout. Si certains thèmes sont aujourd’hui propices à poser les questions au niveau de la communauté humaine (ou de l’espèce humaine suivant le langage utilisé), c’est plutôt à travers des pratiques de lutte aclassistes qu’elles doivent être appréhendées. Remonter des pratiques à une réflexion théorique ne résout pas le problème de leur rapport, mais le pose plus concrètement (exemple, comment rendre supportables le ronflement et les pétarades des motards gilets jaunes à une manifestante climat en robe à fleurs et vice-versa ?).

En fait, ce que nous avons appelé la « rupture du fil historique des luttes de classes » concerne l’ensemble des classes : il y a une rupture du fil historique tout court concernant progressisme/conservatisme ; fascisme/antifascisme. Cela fait partie de la sortie de l’histoire que nous offrent les courants postmodernes, mais ils ne l’inventent pas ; simplement ils en font soit l’apologie pour proposer leurs propres thèmes, à l’extrême droite (les « valeurs ») comme à l’extrême gauche (les « particularismes »), soit comme on le dit dans la brochure, l’histoire ressort en imageries, virtualisée.

5 – Je ne suis pas sûr qu’il faille minimiser ce qui semble se chercher aujourd’hui du côté de la démocratie sociale, telle que la critique du tract FSU-SNEsup semble le faire.

Je reprends ici un mail déjà envoyé à quelques participants à cette liste, et qui me semble pouvoir participer de cette discussion :

L’Ecole Normale Supérieure a lancé en décembre dernier un projet d’études démocratiques dont les premiers résultats, je pense, aurait bien plu à Castoriadis.

Car l’enjeu y est d’expérimenter et de trouver les moyens de travailler concrètement et démocratiquement (au sens de Casto, c’est à dire non une démocratie représentative, mais un collège de citoyens directement concernés) à la résolution des problèmes pratiques.

La logique d’une telle démarche, initiée dans une institution d’État, indépendamment de toutes appartenances partisanes et de toutes appartenances de classes, ouvre des perspectives réalistes pour une fin de la démocratie représentative aujourd’hui en crise.

Cette démocratie pratique permet de poser la question du choix de telle ou telle innovation technique, de telle ou telle recherche, du choix des investissements, de la répartition de l’argent public, ceci par les citoyens eux-mêmes. Son principe étant la reprise en main par les individus associés de la maîtrise du développement de notre société, il conduit également à mettre fin au mouvement autonome de l’économie.

Et surtout, cette réflexion n’est pas coupée de ses applications pratiques, ce n’est pas qu’une réflexion théorique.

C’est le fait que ce soit non des gauchistes, non des politiciens, mais dans un tel cadre que se mènent ces réflexions, qui me donne un peu d’espoir pour l’avenir.

Cependant, il y a bien des sujets aujourd’hui pour lesquels il n’est pas sûr que l’ensemble des personnes concernées puissent s’accorder sur une solution (on le voit à propos de la laïcité et des intégrismes religieux).

Ce projet étant un projet de démocratie appliquée, les cinq professeurs qui animent ces séminaires viennent de domaines pratiques : Laurent Berger, Claire Thoury est au CESE, Jean-François Delfraissy est médecin, président du comité d’éthique, Philippe Etienne Ambassadeur, …

Cependant, ce n’est pas demain qu’un mouvement suffisamment puissant, ayant bien compris quel est son intérêt, permettra d’accéder à la société autonome désirée par Casto.

Rendre responsable telle ligne politique, telle politique gouvernementale, du niveau de l’extrême droite me paraît vain, voire ridicule.

La démocratie représentative est bien en peine à trouver des consensus dans des périodes difficiles. La fin ou la contestation de la domination occidentale sur le reste du monde est certes légitime, mais ça se paye par une dégradation de la richesse de nos pays, et ça n’ouvre pas sur des perspectives démocratiques dans ces autres pays.

Les sociétés culturellement les plus proches de l’idéal démocratique défendu par Casto restent en occident.

Déjà à la veille de la seconde guerre mondiale, Trotsky s’inquiétait du fait que la possible faillite du schéma révolutionnaire marxiste ne signe la fin de la civilisation : les progressistes se réjouiront peut-être de ce qu’aujourd’hui on met la barre plus haut, on s’inquiète de la fin de l’espèce humaine.

Lien vers le site de l’ENS :

https://www.ens.psl.eu/actualites/la-democratie-appliquee-entre-pratique-recherche-et-formation

5. Il nous semble vain d’attendre une quelconque alternative à la démocratie représentative dans le cadre de comités d’experts travaillant dans des institutions d’État et se situant donc en décalage avec des mouvements pratiques. À la limite, la proposition de « grand débat » de Macron, en réponse au mouvement des Gilets jaunes, nous paraîtrait plus adaptée… si elle avait été convoquée de bonne foi.

Le fait que ces institutions soient indépendantes de toute tendance partisane n’est absolument pas un critère pour nous ; et puisque l’exemple cité est celui de l’ENS, il nous paraît particulièrement emblématique car cette institution, à l’égal de Sciences Po, est le chaudron d’éclosion en France de thèses postmodernes qui ne sont effectivement ni de droite ni de gauche, si on se place du point de vue de ce que ces termes voulaient dire au XIXe siècle, mais au service de tous les pouvoirs et puissances en place aujourd’hui.

Pour ce qui est de la « démocratie sociale », quelle sorte d’indépendance coté syndicats peut être mise en avant dans le contexte actuel des législatives quand on voit se multiplier les appels au vote contre le RN et même clairement pour le NFP ? Plutôt que l’indépendance ou l’autonomie, ce qui s’exprime ici, c’est le niveau d’idéologisation et d’intégration de ces structures au sein des sphères de pouvoirs. Si l’on veut encore un exemple, voici ce que l’on peut lire ce jeudi 27 juin 2024 dans un tract de la FSU-SNEsup : « la FSU appelle, avec gravité et en toute indépendance vis-à-vis des partis politiques, à voter dès le premier tour pour une véritable alternative de progrès et de justice sociale, présente dans le programme du Nouveau Front populaire ». Qu’est-ce que veut dire ici « en toute indépendance » ? Au moins FO reste-t-il à peu près cohérent sur cette question, mais sa position, comme celle de la CFTC, n’est guère commentée. Des syndicats déjà passablement affaiblis et reconnaissant que certains de leurs adhérents n’hésiteront pas à voter RN n’ont-ils pas d’autres contre-feux que d’appeler à voter LFI ? Ne comprennent-ils pas qu’ils ajoutent de la division à la division en se soumettant à des regroupements qui ont pourtant encore moins de légitimité qu’eux ?

A suivre…

Gzavier, Jacques W., Larry, le 28/06/2024