Quelques remarques sur  les recensions de textes parus dans la revue Ni patrie ni frontières (NPNF) autour des Gilets jaunes (n° 61 et 62-63).

Cela a fait l’objet de deux livraisons successives, la première en décembre 2018, la seconde en septembre 20191. La plupart des textes recensés consistent en des dénonciations pures et simples du mouvement des Gilets2 ou même des Gilets jaunes en tant qu’individus ou masse quand il leur est dénié le caractère de mouvement. Et ce, pour des raisons multiples qui vont de son « confusionnisme » à sa proximité avec l’extrême droite en passant par un populisme douteux au regard, du moins on le suppose, de la figure toujours sans tache d’une classe ouvrière ou d’un prolétariat essentialisés. En contrepoint de ce vacarme « anti »,  figurent des brochures de la revue Temps critiques et un texte d’Alain Bihr dans le premier livre ; la suite des brochures de Temps critiques dans le second, un texte de Max Vincent et un autre d’Henri Simon mêlant intérêt et critique3. Nous n’insisterons pas ici sur ces textes, mais plutôt sur ceux largement plus nombreux qui se livrent à une attaque en règle contre les Gilets jaunes.

Commençons par le premier livre Gilets jaunes et confusion politique dont les recensions courent du 21 novembre au 10 décembre (elles sont exposées dans un ordre à peu près chronologique). Elles concernent donc les débuts du mouvement. Il s’ensuit que la plupart des positions contre qui s’affirment ne sont pas le fruit d’une connaissance concrète du mouvement à partir de contact sur le terrain et a fortiori de participation à certaines actions, mais d’un jugement le qualifiant et le fixant a priori comme mouvement interclassiste, petit-bourgeois, boutiquier, de classe moyenne. En premier lieu, son caractère d’évènement qui bouscule ce qui est attendu mériterait attention et impliquerait de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler pour ne pas imiter les twiters du net, est nié par sa réduction à quelque chose de connu qui, de surcroît, ne remplirait pas les conditions d’une légitimité politique « de gauche » au sens large. Il s’agira alors de rechercher des éléments de déqualification dont l’importance n’est pas mesurée par la fréquentation du mouvement … puisque celui-ci est déclaré, par avance, infréquentable (aucune de ces personnes ne semble être allées sur les ronds-points ou alors juste pour y trier quelques dérapages. Personne ne semble être resté discuter la nuit dans les cabanes. C’est cohérent avec le jugement de départ. On a donc droit, en guise d’argumentation, à des « d’après ce que j’ai vu », « d’après ce qu’on m’a dit », « selon un camarade qui observe attentivement [on attendrait : l’activité des ronds-points, mais surprise, la suite de la phrase indique que ce sont les réseaux sociaux qui sont observés !] » ; « un Gilet jaune FN qui travaille avec moi et qui est raciste » … Bref, l’édification est faite. Vite faite. À ce compte là et sur le même registre je citerais les discours entendus sur les marchés lyonnais de la part de forains RN ou sympathisants honnissant les Gilets jaunes qui troublent l’ordre public et empêchent de travailler4.

De la même façon, vont être triées au sein des 42 revendications apparues fin novembre, celles qui discréditent le mouvement. Un seul exemple : alors qu’apparaissent les revendications « traiter les problèmes qui mènent à l’exil forcé » ; « les demandeurs d’asile doivent être bien traités », ne sera retenu que  le « les demandeurs d’asile déboutés doivent être ramenés dans leur pays d’origine », suivi de « quiconque vient en France doit recevoir des cours de langue et d’histoire et être intégré » et enfin : « le même système social pour tous ». Or nos bonnes âmes gauchistes ne retiendront que la reconduite aux frontières. Un exemple de pratique idéologique non seulement de mauvaise fois mais qui est une des voies qui ont mené « la gauche » (au sens générique) au tombeau.  

Avec l’appui de certains médias, quelques épisodes jugés particulièrement significatifs parce que choquant vont ainsi être mis en exergue. Ce ne sera pas le drapeau noir qui fera ici fonction de chiffon rouge mais un drapeau tricolore brandi, une Marseillaise chantée, un acte raciste ou sexiste bien isolé (pour ces deux derniers points, on n’en fera d’ailleurs plus guère état dès la fin novembre, dans un mouvement par ailleurs beaucoup plus féminisé que bien d’autres). Et puis surtout, c’est un mouvement qui ne s’est pas présenté ; il n’a pas fait « ses classes » si je peux me risquer à ce jeu de mot. Il est vrai qu’il paraît venir de rien et de nulle part, c’est-à-dire, pour nos censeurs, ni de Paris (ou à la rigueur d’une grande ville qui aurait ses galons de révolte ou de lutte), ni des syndicats, ni des groupes de gauche ou gauchistes. Il ne peut donc être que le produit des ressentiments brassés sur des réseaux sociaux qui, comme tout le monde le sait, sont dominés par la fachosphère. Le phénomène Gilet Jaune est un OVNI qui ne peut se voir attribuer la qualité de mouvement. Il est le produit d’un lavage de cerveaux d’individus réduits à des « gens », des qualunquistes par des « petits bourgeois qui maîtrisent les réseaux sociaux » (p. 12). Cela ne serait pas un peu complotiste sur les bords comme vision ?

Pourtant, sociologues et statisticiens (une équipe de 70 scientifiques)qui eux aussi sont censés observer parce qu’ils sont payés pour ça et le font sur la base des grands nombres, avancent que pauvres et prolétaires n’hésitent pas à utiliser les réseaux sociaux et par ailleurs qu’ils forment une bonne part du vivier d’un réseau comme Face book qui va jouer un grand rôle de relais en novembre. Il est vrai qu’ils ont perdu leur classe et ses « frontières » et leur parti (stalinien) et ils se cherchent des « amis » sur la base du même lavage de cerveau on suppose. Les Gilets jaunes, une bande de décervelés. Je ne sais pas si c’est du mépris de classe, mais en tout cas c’est du mépris. Pour ce qui est des catégories sociales et des revenus : salaire moyen : 1600 euros et nombreux SMIC ; évolution du mouvement vers le « bas » (chômeurs et SDF), nombreux retraités, 45% de femmes parmi lesquelles se retrouvent le plus grand nombre de personnes dans l’urgence sociale, sachant aussi que c’est parmi les femmes qu’on trouve statistiquement le moins d’accointance avec les idées d’extrême droite.

De par cette situation présentée comme désastreuse du point de vue idéologique parce qu’elle souderait un bloc sans principe pouvant tendre vers le fascisme, vers qui alors se tourner pour espérer et attendre des jours meilleurs ? On peut douter de l’arrivée de ces conditions quand il est à la fois constaté « l’absence de « grandes concentrations de travailleurs dans la même usine gigantesque ou le même immeuble de bureau » (ibid, p. 12) et qu’il faudrait pourtant « une élévation considérable du niveau de conscience des travailleurs et non pas simplement des ‘gens’ » (ibidem, p. 12) ; ainsi que « l’existence de plusieurs organisations révolutionnaires implantées dans la classe ouvrière [à part le stalinisme ça remonte à quand cette implantation ?, ndlr]) et qui aient des idées claires sur ce qu’est le socialisme » pour qu’un mouvement social puisse être porteur d’espoir. Donc, si on résume, notre auteur nous dit qu’il faut trois conditions pour une révolution, une objective qui n’existera plus de par ces propres paroles (destruction des forteresses ouvrières, ubérisation du travail, dématérialisation des services, atomisation sociale) et deux subjectives qui n’existent plus actuellement (conscience et organisation), mais que le militantisme et le volontarisme politique pourrait faire resurgir. Cela va être difficile. Rappelons que Marx parlait de luttes de classes comme de la conjonction entre des conditions objectives bien précises et des conditions subjectives qui ne l’étaient pas moins et se développaient de pair, dans le cadre d’une perspective matérialiste historique progressiste. Mais la roue de l’Histoire avec un grand H a tourné autrement.

Il est vrai qu’heureusement pour certains d’entre nous, on puisse soutenir ou même participer à un mouvement de lutte sans attendre qu’il soit authentifié révolutionnaire ou socialiste, sans attendre que des conditions objectives maintenant rendues impossibles par la révolution du capital ne rencontrent des conditions subjectives rendues improbables par l’individualisation des rapports sociaux et la perte de l’identité de classe qui reposait sur l’affirmation de la classe comme sujet révolutionnaire.

En fait, pour les « Lignes de crête », par exemple, c’est un mouvement qui n’a pas de sens (p. 37). Son dégagisme anti-Macron n’a pas la valeur du dégagisme anti Ben Ali ; il n’est ni politique ni citoyen (visiblement nos auteurs n’ont pas été douchés par le vote « islamiste citoyen » qui s’en est suivi) car les vilains bloqueurs veulent simplement tout bloquer et empêcher leurs voisins de circuler et les obliger à enfiler le gilet jaune5. Et, reproche supplémentaire, les manifestants en jaune ne risqueraient rien et en tout cas pas la mort, contrairement aux révolutions arabes. Bref, un mouvement qui n’a pas de dignité. (p. 39). En effet, les vilains bloqueurs agissent « dans une ambiance paranoïaque contre des gens pas mieux lotis qu’eux6» (p. 37). Question : ces personnes, depuis leur ligne de crête n’ont-elles jamais aperçu la façon dont bien souvent les grévistes traitaient les non grévistes et a fortiori les briseurs de grève ? Ce n’est pas que ce soit un modèle citoyen, mais enfin, la révolution n’est pas un dîner de gala comme disait l’autre.

Mais il y a encore plus rapide et radical avec l’Athéné nyctalope qui voit dans ces bloqueurs du samedi des « classes de l’encadrement » et autres entrepreneurs de TPE (p. 41) et jusqu’à des professions libérales qui ont les moyens de se déplacer en voiture parce qu’ils n’aiment pas l’inconfort des transports publics comme si la RATP existait dans une France des campagnes où même les babas cool sont en voiture et font leurs courses de complément au supermarché. Même s’il y a eu quelques gros 4×4 sur des ronds-points campagnards, il faut avoir une imagination d’enfer et ignorer toutes les enquêtes de terrain faites ensuite, pour bâtir une analyse là-dessus, en version nyctalopisée, dans laquelle les classes de l’encadrement et les professions libérales ont détruit les champs Élysées les 1er et 8 décembre7 ! Avec l’aide des fascistes sans doute…

Pour être plus sérieux, il semble que ce groupe reprenne des analyses d’Alain Bihr des années 1980 sur la classe de l’encadrement capitaliste promue soc ialementavec la restructuration de la fin des années 70, l’arrivée de la gauche au pouvoir en France, etc ; une classe qui serait là pour « encadrer les prolétaires » (p. 42). Une analyse que nous ne jugerons pas ici, mais qui n’empêche pas Alain Bihr de soutenir et même participer au mouvement des Gilets jaunes (cf ; son texte : « Les ‘gilets jaunes’ : pourquoi et comment en être » (p. 69 et ss), alors que  nos nyctalopes tentent d’actualiser la thèse de Bihr par une touche de Guylluy sur le déclassement des classes moyennes en zone périphérique … qui s’inscrit dans une analyse plutôt portée par la droite, par opposition à sa version de gauche portée par Maurin.

Après avoir une fois de plus jugé le mouvement en dehors de toute dynamique en proclamant que le mouvement des Gilets jaunes ne demandait pas d’augmentation du SMIC (vrai le 17 novembre, faux dès début décembre) et une hausse des salaires parce qu’un « peuple de cadres »  ne pouvait rencontrer le peuple des ouvriers syndiqués,  le texte nous assène tout de go que « le mouvement ouvrier » (on suppose qu’il s’agit là d’une référence à ses organisations traditionnelles) est désormais mort et qu’il ne subsiste que des « colères populaires » sur un chemin de crête qui peut les faire tomber aussi bien du côté du fascisme que du communisme. Du haut de je ne sais quelle position en surplomb (l’Olympe), nos « athéniens » se mettent en position d’observation. Ils comptent les points : « Si le nombre de mobilisés en chasuble jaune diminue cela confirmera simplement sa nature majoritairement réactionnaire. Et s’il augmente, cela se fera sur une extension des blocages sur des points stratégiques et en bordure des zones industrielles, avec un repli des plus réactionnaires tenus par les professions d’encadrement du périurbain » (p. 45).

Or, ces individus des classes moyennes n’ont jamais représenté une grosse proportion sur les ronds-points et en tout cas, ils étaient en nombre insignifiants dans les manifestations urbaines et ils se sont effectivement vite retirés quand le nombre des accrochages sur les ronds-points ont augmenté et que les violences policières ont accru la part de risque et que les violences urbaines ont concerné des destructions de biens ou des blocages d’entreprises. Pourtant le mouvement a continué à croître en nombre jusqu’à fin décembre. Comme nous l’avons fait remarquer, des tentatives de blocage de points plus stratégiques ont bien été tentés, mais les forces de l’ordre sont intervenues au quart de tour et cela d’autant plus facilement que les travailleurs de ces points stratégiques ne bougeaient pas une oreille ou alors étaient immédiatement sanctionnés et même licenciés comme par exemple ceux des plateformes d’Amazon qui s’étaient risqués à manifester en jaune.

La comparaison que ce même groupe de l’Athéné fait avec le M5S italien n’est pas plus convaincante car ce dernier est un mouvement d’emblée politique qui va se constituer très logiquement en parti. Son organisation a dès l’origine été verticale et traditionnelle sous l’influence d’un leader charismatique et de son conseiller politique occulte. Il a eu une stratégie de ni droite ni gauche qui n’existe pas pour un mouvement des Gilets jaunes qui n’a justement pas de stratégie et dont le ni droite ni gauche n’est pas conscientisé politiquement, mais vécu pragmatiquement comme rejet de la représentation politicienne, rejet motivé, entre autres par la décomposition des anciennes médiations qui garantissaient la reproduction des rapports sociaux au sein du capitalisme de l’époque dite fordiste. Une décomposition qui entraîne que les contradictions du capital sont portées au niveau de la reproduction des rapports sociaux comme nous l’indiquons dans notre dernière brochure : « Un analyseur de la crise  de reproduction des rapports sociaux : les Gilets jaunes ».

La question de « l’entrisme » telle qu’elle est posée (p. 87), n’existe pour le M5S que parce que c’est un parti au sein duquel peuvent se développer des fractions. Vis-à-vis des Gilets jaunes, on ne peut raisonner pareillement ; il s’agit avant tout de savoir si on soutient ou non le mouvement tel qu’il est immédiatement, puis si on y participe ou non, mais pas en tant que force politique organisée, pas en tant qu’individu appartenant à une organisation. Cela, c’est la perspective plus ou moins avouée de LFI, du NPA ou de certains groupes CGT au sein de « l’Assemblée des assemblées » ou encore, d’Alternatiba pour la « convergence » climat. Il peut y avoir orientation, voire instrumentalisation, oui, entrisme, non. Tous ces groupes cherchent à siphonner les Gilets jaunes vers l’extérieur et non à les piloter de l’intérieur car fondamentalement, ce mouvement leur est étranger, pour ne pas dire qu’il leur fait horreur.

Pour d’autres, comme à la page 97 ou ailleurs, l’insistance sera mise sur le fait que les banlieues restent distantes par rapport au mouvement, qu’il y a une méfiance, etc. On frise la mauvaise fois quand on pense à la façon dont ces mêmes banlieues tiennent à distance une gauche syndicale ou partitiste qui s’en est désintéressée. Est-ce à dire que nos censeurs attendent plus des Gilets jaunes qu’ils n’ont attendu du mouvement ouvrier ?  Là encore, soyons sérieux. Pour qui est allé dans les banlieues à ce moment là (et cela a été notre cas) pour participer à une grande réunion publique à laquelle nous étions convié, sur les similitudes entre la violence policière en banlieue et la violence policière contre les Gilets jaunes, ce qu’il en ressort, c’est que cette méfiance ne touche pas précisément les Gilets jaunes comme le montre d’ailleurs le soutien public que lui accorde le comité Vérité et justice pour le collectif justice et vérité pour Adama,  mais tous les mouvements, organisations et finalement individus, qui ont maltraité ou ignoré la révolte des banlieues de 2005. Pour qui a aussi été présent dans les fins de manifestations du samedi, on comprend aussi une autre source de distance de la part des jeunes des « quartiers » quand après 18h les forces de police et particulièrement la BAC se livraient à une véritable chasse aux très jeunes et particulièrement à ceux repérables comme possiblement de banlieue ou des « quartiers ».

À Lyon, par exemple, ces jeunes provenaient le plus souvent du quartier lyonnais de la Guille (à forte population d’origine maghrébine). En effet, ils y voyaient chaque samedi passer les manifestations et assistaient, avant d’y participer éventuellement eux-mêmes, aux escarmouches ou affrontements. La police cherchant à nous empêcher de retraverser le Rhône en direction de la presqu’île (« l’hypercentre ») comme ils disent maintenant, la manifestation se mettait tout à coup à se colorer et à amorcer un autre brassage, il est vrai conjoncturel. Il n’empêche que des références à mai 68 n’étaient pas rares chez eux, ce qui montre que les commémorations ça n’a pas que du mauvais quand elles se produisent cinq mois à peine avant que ne se déclenche un tel mouvement.

Passons maintenant à la deuxième compilation : Désorientation face aux Gilets jaunes.

NPNF  introduit cette livraison en faisant remarquer que sa seconde partie portera sur autre chose que les Gilets jaunes et concernera la réflexion dans d’autres pays de façon à ne pas cautionner « le nombrilisme gaulo-gauchiste ». Ces textes et particulièrement ceux de Joao Bernardo sont intéressants et non seulement ils recoupent certaines de nos analyses générales contre le post-modernisme, la gauche culturelle et le néo féminisme universitaire, mais on n’y voit pas, à première vue, d’incompatibilité avec notre intervention dans le mouvement des Gilets jaunes. D’ailleurs, sans doute aurait-il été intéressant d’avoir l’avis de ce même Bernardo sur les Gilets jaunes…

Si NPNF n’aime pas le gaulo-gauchisme, certains des textes présentés se situent visiblement dans un cadre encore plus étroit. Par exemple, sur la question de la violence, les Lignes de crête se déchaînent parce qu’ils ne semblent avoir seulement observé que certaines manifestations parisiennes et soyons bon prince une au Puy en Velay, une ou deux à Bordeaux et Toulouse. Mais ailleurs et la plupart du temps la violence a été particulièrement contenue, les manifestants ne ripostant en  général que lorsqu’ils étaient poussés à bout par un dispositif policier  arrogant et souvent provocateur (tentative de nassage, détournement brusque de trajet, refus de laisser passer sans raison particulière) et les interventions de la BAC, un corps non affecté jusque-là à la répression des manifestations et qui a concentré sur lui toute l’intensité anti-flic d’une partie du mouvement. L’image spectacularisée qu’en ont donnée les médias semble avoir produit ses effets escomptés en réduisant un mouvement resté dans l’ensemble pacifique et qui n’a justement pas affronté et assumé de façon autonome la question de la violence par rapport à la police, mais aussi par rapport aux biens parce qu’il n’a jamais compris que sa propre détermination était source de violence qu’il aurait dû légitimer plus clairement au lieu de se poser parfois à la limite d’une position qui n’avait rien de politique puisqu’elle entraînait l’idée que les Gilets jaunes étaient des victimes, alors que dans les meilleurs moments ils se voyaient comme des combattants8.

Cette insistance sur la prétendue violence des Gilets jaunes est de l’ordre du parti pris. Quand  il provient de L’État, on peut dire que celui-ci est dans son rôle, mais quand il provient de « camarades », cela relève du procès d’intention, de l’a priori et d’une méconnaissance ou non prise en compte des milliers d’actions et manifestations qui n’ont entraîné que peu d’affrontements ou dégradations, les centaines d’ AG et de commissions, les distributions de tracts sur les marchés, les soutiens actifs aux grévistes de micro-entreprises, les tentatives d’occuper les plateformes, les levées de barrière de péage routiers ou hospitaliers.

La forme compilation caractéristique de NPNF permet d’ailleurs de dégager, sans que cela soit la volonté de son directeur de publication qui reste neutre de ce point de vue là, en quoi ces différentes positions exprimées s’avèrent contradictoires entre elles (elles lui reprochent tout et son contraire) et ne sont pas plus « claires » que celles des Gilets jaunes, au moins sur ce sujet.

En effet, résumons-nous : certains critiquent le copinage des Gilets jaunes avec la police et font le rapprochement avec le RN dominant dans la police ; d’autres leur reprochent de tout baser sur la violence alors qu’elle n’est pas en soi révolutionnaire bien au contraire (p. 14) ; enfin, d’autres encore soulignent le caractère fascisant du « Flics suicidez-vous » qui est resté plus qu’ultra-minoritaire et en droite ligne de ce que nous critiquions déjà dans le n°19 de Temps critiques à propos de certains slogans entendus dans les cortèges de tête, du type « Un bon flic est un flic mort » ou « Un flic, une balle », slogans qui n’ont que peu à voir avec ceux de la plupart des Gilets jaunes et étaient proférés deux ans auparavant en dehors de tout Gilet jaune. Ils ont certes pu être entendus au sein des cortèges de Gilets jaunes, mais n’en sont pas caractéristiques et en tout cas l’apanage. On ne peut empêcher personne de participer à un cortège Gilet jaune à partir du moment où il n’apparaît pas comme un groupe politique. C’est le principe de base. On ne peut donc empêcher des individus de proférer des cris anti-flics particulièrement virulents, de la même façon qu’il faudra du temps pour qu’une banderole isolée sur l’accord de Marrakech soit enlevée.

Ces accusations ou interprétations semblent provenir de groupes ou d’individus qui, condamnant de façon sommaire le mouvement, ne se situaient sûrement pas dans ce moment concret des actions, mais renforçaient leur a priori en regardant des vidéos tournées en boucle ou la télé. Et même là faut-il être de mauvaise foi pour ne pas voir d’où venait la violence comme le montre la vidéo sur l’ex-boxeur Christophe Dettinger. On y voit bien un groupe d’environ 500 personnes qui constitue sûrement un détachement avancé de la manifestation générale. Ce groupe ne manifeste, c’est le cas de le dire, aucune violence, il n’est marqué que pas sa détermination générale (ils ne traînent pas la savate comme dans une manifestation syndicale) et sa détermination particulière à franchir un pont qui est barré par les forces de l’ordre (cela a été un problème commun à toutes les villes traversées par des fleuves ou rivières). Mais peut-être que pour certains auteurs des textes recensés la détermination est-elle finalement conçue comme une violence ? Ce qui est sûr et on l’a vu pour le 1er mai, c’est que pour la police, la violence est une détermination, de la même façon « qu’elle déteste tout le monde » !

Mais revenons à notre « film ». Les manifestants étant rapidement « au contact » du cordon policier, il est impossible de les disperser par des tirs à longue portée et le risque est fort que les CRS se voient débordés par une masse qui ne fait que pousser (pousser, c’est violent hein !). C’est dans cette situation que la police commence à frapper et que Dettinger dirige alors, avec savoir-faire, une percée qui amène la police à reculer momentanément avant de reprendre l’avantage. Fin de l’épisode.  

Si ces pourfendeurs de la violence manifestante avaient plus souvent été sur place, ils auraient non seulement vu mais entendu parler les Gilets jaunes qui n’ont pas comme Engels une théorie de la violence, mais savent quand même pragmatiquement tirer des leçons et des conclusions, même les plus « primaires » de ce qu’ils subissent. Et je ne parle pas ici des tentatives de justification de la part des « de gauche » soutenant le mouvement parce qu’il est victime de la violence sociale que représente le chômage et plus généralement les conditions d’exploitation et de domination que le capital inflige, mais celle de la violence des forces de l’ordre. Les conclusions auxquelles aboutissent les Gilets jaunes peuvent être résumées ainsi : les bacqueux sont des ordures, ou version plus politique, des fascistes ; les CRS valent guère mieux, mais quand même, ils suivent les ordres ; les Gendarmes mobiles eux sont plus responsables et mesurés (c’est d’ailleurs très critiquable, mais passons) et enfin : les « municipaux » sont plus ou moins inoffensifs parce qu’ils ne sont envoyés que dans les cas de manifestation non sérieuse. à Lyon quand il s’agissait prioritairement de garantir la sécurité des demies et de la finale de la coupe du monde foot femmes en mobilisant les forces spéciales contre le danger terroriste et qu’il fallait aller chercher des supplétifs pour s’occuper des quelques centaines de Gilets jaunes déambulant en ville.

Les Gilets jaunes ne sont pas des idéologues, mais quand même ils réfléchissent et évoluent « au contact » si l’on peut dire. Ainsi, la prime Macron pour les policiers fin décembre a beaucoup contribué à leur faire comprendre que ces derniers n’étaient pas des collègues exploités comme eux qui pourraient lever la crosse en l’air (comme le croyait les révolutionnaires auparavant), mais le bras armé de l’État, des forces de répression payées plus pour taper plus pour pasticher Sarkozy9.
Pour en terminer avec ce chapitre violence, une des erreurs des Gilets jaunes a été de trop insister sur la violence policière qu’ils subissaient. Cela s’est avéré particulièrement contre-productif. Ils ont ainsi fait peur, non seulement dans leur propre camp, mais ils n’ont que très partiellement rallié des soutiens, contrairement à 68. Taper sur des étudiants, c’est peu flatteur et c’est quand même sur nos meilleurs enfants se disait le pouvoir gaulliste en place à l’époque ; mais taper sur des gueux, des mecs qui clopent et sentent le gaz oil, c’est de l’ordre du possible parce que ces gens là sont quantité négligeable. Soit ils ne votent pas, soit ils votent mal. Et c’est passé. L’empathie dont on a tant parlé vis-à-vis des Gilets jaunes s’est transformée en apathie, une apathie confirmée avec le peu de réaction au décès de « Stève » à Nantes.

Pas étonnant, dès lors, qu’un site comme Lignes de crête en vienne à adopter le discours du pouvoir sur la violence extrême du mouvement et à proférer des faussetés comme le fait que les Gilets jaunes n’auraient de goût, dans leur référence à la révolution française que pour « la décapitation de Louis XVI, la prise de la Bastille, la Terreur, mais pas la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » (p. 15). Ignorance, mauvaise fois, on ne sait pas, sans doute les deux conjuguées, mais ce qu’il y a de sûr c’est qu’il existe plusieurs groupes de Gilets jaunes au nom évocateur : article 35 faisant référence au droit de se révolter quand le gouvernement perd sa légitimité10. Évidemment, si la ligne de crête, c’est le droit de voter ! De la même façon, nous avons noté dans notre brochure sur les origines du droit de pétition et ce à la suite des travaux de Sophie Wahnich sur la question, le fait que la conception du RIC des Gilets jaunes se rapprochait beaucoup plus de celle, modérée, de Condorcet que de celle de Robespierre11. Ce qui permettra sans doute à d’aucuns de dire, à l’inverse, que les Gilets jaunes n’ont vraiment rien de révolutionnaires. Comme en plus, certains Gilets jaunes, dans la troisième Assemblée des assemblées de Montceau les mines, semblent avoir confondu RIC et RIP avec l’affaire d’AdP, d’autres pourront dire qu’ils n’ont vraiment pas les idées claires…C’est sûr, mais cela aussi a fait l’objet de sévères confrontations dans les AG et groupes de Gilets jaunes, mais faut-il encore en avoir eu connaissance.

On ne s’attardera pas sur le fait de savoir s’il y a un « mépris de classe » contre les Gilets jaunes ou s’il y a « condescendance de classe » en faveur des Gilets jaunes comme le posait un texte des Nyctalopes dans le premier volume (p. 98). En effet, il suffit de laisser parler nos pourfendeurs, ici un membre de Ligne de crête. Pour le dénommé Antonin Grégoire, les Gilets jaunes « sont là comme des zombies, regardant dans le vide en direction des flics qui ne sont pas là » (p. 16). Non seulement les Gilets jaunes veulent tuer (du policier, ndlr), mais ils aiment tuer (p. 16). On n’est pas loin des théories de Lombroso contre les anarchistes du XIXème siècle, mâtinées d’un peu de Durkheim puisque les Gilets jaunes ne seraient pas un mouvement social, mais une agglomération d’individus en situation « d’anomie ». D’ailleurs ne veulent-ils pas se dispenser des fameux « corps intermédiaires » tant vantés par Durkheim et qui devaient fournir une solution à l’individualisation moderne par la mise en place d’un État corporatiste dont Vichy nous fournira un bon exemple ? La même défense des « corps intermédiaires » apparaît chez Sylvain Boulouque (p. 25) qui, n’étant pas à une « confusion » prêt, dans sa diatribe anti RIC-référendaire en vient à critiquer le non au référendum de 2005 sous le prétexte spécifique ici que Chouard l’aurait préconisé et plus généralement comme quoi le procédé référendaire serait de droite ! Il n’ira pas jusqu’à nous dire s’il a voté oui. Prudent le gars, comme la plupart des journalistes.

Si, comme nous venons de le voir, les Gilets jaunes, aux yeux des gauchistes, ne méritent même pas le nom de « mouvement » et encore moins de mouvement social, d’autres critiques, qu’on pourrait plutôt classer comme communistes de gauche, le lui reconnaissent, mais en lui niant son caractère d’évènement produisant une discontinuité si ce n’est une rupture. Ainsi, pour Henri Simon de la revue Echanges, « il n’est que l’aboutissement actif de ce qui était intériorisé auparavant » (p. 45). Mais c’est ensuite et aussi une occasion de souligner son aspect minoritaire, masqué par sa détermination qui en fait la force. Et d’opposer aux quelques dizaines de milliers de manifestants en jaune, les 700 000 manifestants de Londres contre le Brexit. Là encore, ce qui apparaît, certes en filigrane, c’est le fait de nier l’existence d’un mouvement des Gilets Jaunes de plusieurs mois en le comparant à une opposition au Brexit débouchant sur une simple manifestation ponctuelle. Il s’agit toujours de banaliser l’évènement, de le relativiser, de chercher des équivalents. Et surtout ce qui apparaît là aussi, c’est une méconnaissance du mouvement quand Henri Simon parle, dans un sous-titre qui se veut provoquant et synthétique de : « Insurgés un jour par semaine », faisant ainsi fi des centaines d’actions menées en semaine et que nous avons déjà mentionnées plus haut. L’absence de réel mouvement sur Paris d’un côté et la haine du gaulo-gauchisme de l’autre, fait parfois voir dans une manifestation londonienne plus que dans quarante semaines d’actions et manifestations. Une question quantitative ? Le juppéthon de la lutte de classes ? Va savoir !

JW, le 23/09/2019     

  1. A commander ou lire en ligne à l’adresse suviante : https://npnf.eu/spip.php?article756 []
  2. Dont vous trouverez l’ensemble de nos textes et comptes rendus ici []
  3. En note page 1 de l’introduction de la seconde livraison : Désorientation face aux Gilets jaunes, Y. Coleman s’explique sur le pourquoi de leur présence au milieu des autres. []
  4. À rebours, on trouve des témoignages ouvriers en faveur des gilets jaunes comme celui émanant d’une lettre d’un camarade de l’Allier dans la revue Echanges du printemps 2019 : « …une grande majorité des ouvriers de l’usine où je travaille sont pour les gilets jaunes. Ils ont parfaitement compris leur démarche. Et cela n’est pas étonnant vu le niveau des salaires qui règne ici. J’ai vu des écriteaux de gilets jaunes qui affirmaient qu’ils travaillaient et ne gagnaient que 1200 euros par mois, c’est le cas de la majorité d’entre nous […] Il va sans dire qu’ici dans l’Allier beaucoup de ronds-points étaient bloqués par les gilets jaunes (un situé à 300 m de l’usine). Plusieurs ouvriers (embauchés,  intérimaires) sont allés les visiter, passer du temps avec eux … » (op.cit, p. 57). Cet exemple ne doit pas cacher des difficultés réelles. J’ai ainsi participé, sur leur invitation, à une réunion de militants de FO (POI) se revendiquant Gilets jaunes (certains participaient d’ailleurs à l’AG hebdomadaire) et ils faisaient état de la difficulté à faire passer le message « Gilets jaunes », non pas du fait de sa nature réactionnaire ou « petite bourgeoise », mais de par la trop grande détermination qu’il exigeait et la prise de risque que cela représentait d’y participer ! []
  5. [1] On retrouve ici la même idée qui fit dire à certains « communistes » contre la révolte des banlieues de 2005 qu’il fallait faire cesser ces actes qui ne faisaient que participer à l’autodestruction du prolétariat comme si la révolte de 2005 était réductible à une guerre des gangs ! []
  6. Ils ne vont pas jusqu’à dire que les braves automobilistes qui veulent rouler sont pris en otages, mais on n’en est pas loin. []
  7. Les commerçants  participeraient aussi de ce camp des bloqueurs Gilets jaunes pour l’Athéné, alors que le développement des manifestations du samedi allait les faire particulièrement souffrir, les autorités préférant ne pas prendre de risque après le 15 décembre et fermer les centres-villes y compris dans des villes moyennes. Fin avril des affiches des unions de commerçants fleurissent d’ailleurs sur la devanture des magasins indépendants, comme par exemple à Lyon. Il est vrai que même si les manifestants ne les ciblaient pas en priorité, ce sont eux qui ont subi le choc, sorte d’effet pervers, alors que hormis les boutiques de luxe et surtout à Paris, les actions visaient plutôt les Mac-Do et autres Starbucks Coffee ou banques, grands centres commerciaux. Quelques commerçants présents aux premières AG à Lyon à la Bourse se sont en effet retirés car ils travaillaient dans l’hyper-centre. []
  8. Dans les manifestations nationales dont la plupart se sont déroulées à Paris, la violence n’était pas « maîtrisée » par les Gilets jaunes. Ils la subissaient sans organiser un minimum de défense du type service d’ordre ou groupe compact de tête surtout que parfois les manifestations n’avaient à proprement parler ni queue ni tête, ce qui représentait un danger supplémentaire de blessures. À partir du 8 décembre et surtout en 2019, on a eu l’impression que beaucoup d’entre eux, y compris ceux qui jouaient aux démocrates dans l’Assemblée des assemblées et n’arrêtaient pas d’invoquer le pacifisme du mouvement et refusait d’assumer de l’intérieur sa violence, choisissait, par défaut d’exporter  cette problématique vers l’extérieur. Les mêmes qui parlaient de « casseurs » au début soutenaient ou même profitaient de l’action des Blacks Blocks comme s’ils leur sous-louaient le « problème ».  []
  9. Ce qui se passe actuellement à Hong-Kong n’est pas sans rappeler cela avec une intensité encore plus grande. Une situation qui a évolué d’une relative complaisance des forces de police par rapport aux manifestants (cf. aussi en Algérie) et une attitude pareillement modérée des manifestants au départ du mouvement, jusqu’ aux violences actuelles des policiers auxquelles les manifestants répondent par des slogans du type : « Les hommes bien ne deviennent pas policiers ». La situation est tellement embarrassante, avec des humiliations d’enfants de policiers à l’école (on a connu des situations semblables à la rentrée 1968-69 en France) que des membres de famille de policiers ont constitué une association pour dédiaboliser le rapport à la police, souligner son travail ordinaire et dire que la réponse des autorités ne doit pas être exclusivement policière. Selon la source, Le Monde de samedi 14/09/19, manifestants et syndicats de policiers rejettent, pour des raisons évidemment différentes, cette tentative de médiation.  []
  10. Pas grave, mais on trouvera à ce propos, des perles comme celle du dénommé de Fulminet, pour dire  que « ce n’est pas la première fois dans l’histoire que les pauvres sortent en masse dans la rue pour exiger leur propre asservissement » (p. 43). []
  11. Les erreurs sur le rapport à la révolution française s’accompagnent de celles sur mai 1968 qui serait réduit à une émeute par certains (on sent bien ici que l’ennemi visé est le site Lundi matin et les tendances insurrectionnistes) afin de le comparer au mouvement des Gilets jaunes lui-même réduit à l’émeute … dans Lignes de crête (p. 14) !

    Or, ce que nous avons pu voir, pendant le mouvement, c’est au contraire une référence basique à mai 68 non pas comme émeute, mais comme révolte ayant fait bouger les choses (un sentiment de « on n’a rien sans rien »). Ce que nous pouvons constater aussi, c’est que les plus dures critiques par rapport au mouvement des Gilets jaunes proviennent souvent de groupes ou d’individus qui soit ont « manqué » 68 soit ou n’y ont jamais accordé grande importance pour différentes raisons que je n’énumèrerais pas ici. []

L’École entre État-nation et État-réseau

Écrit en 2010, ce texte a pour origine le commentaire d’un écrivain et critique littéraire Pierre Jourde sur ce qui, depuis les années 80 est nommé « la crise de l’école ». Cet auteur trouve chez H.Arendt, une autorité philosophique et politique pour exprimer sa nostalgie d’une école qui favorisait la promotion sociale et restaurerait l’autorité des maîtres. Or, les auteurs montrent que cette fonction sociale et économique de l’école de classe n’a été une réalité que pour une infime minorité des scolarisés par l’école républicaine et qu’il s’agissait toujours d’une promotion individuelle, jamais collective.

Les profondes transformations opérées par la dynamique révolutionnaire du capital (« la révolution du capital » analysée par Temps critiques) ont désintitutionnalisé l’école ; de sorte qu’aujourd’hui, les « dispositifs de formation » et la puissance globale du cognitif via l’IA, ont englobé ce qui subsistaient encore des « valeurs » de l’éducation républicaine.


Commentaire du texte de P.Jourde : « On attendra après Plus belle la vie » à lire dans le livre On assassine la culture, Ed Balland, 2011.


1) Finkielkraut reprend effectivement les arguments d’Arendt, mais cela n’est pas étonnant puisque c’est l’une de ses références principales depuis qu’il a abandonné le gauchisme. Mais ces remarques d’Arendt s’inspirent des pédagogies antiautoritaires et libertaires de l’Allemagne des années 20 (École de Hambourg1, pédagogie du « maître-camarade », etc.) dont elle critique l’influence néfaste sur l’éducation dans les États-Unis d’après la Seconde Guerre mondiale. En effet, ces pédagogies ne prenaient sens qu’en lien aux courants communistes et anarchistes qui n’avaient pas été liquidé par la contre-révolution social-démocrate puis le régime national-socialiste. Ces pédagogues combattaient le capitalisme, la société bourgeoise et le populisme interclassite du nazisme naissant ; ils cherchaient à former chez l’enfant des individualités en devenir qui ne séparent pas l’individu et la communauté humaine. Mais transposées dans les réalités de la société nord-américaine et de la Guerre froide ces méthodes pédagogiques ont principalement contribué à dissoudre chez leurs enfants les résistances politiques des classes dominées. Il y a eu inversion des objectifs et des finalités. Arendt ne peut pas faire cette mise en perspective historique car elle reste « anticommuniste » et surtout dépendante de la métaphysique de son maître le recteur pro-nazi Heidegger pour qui c’est la religion qui est la grande éducatrice de l’humanité puisqu’elle s’occupe de l’être.

2) L’éducation n’est pas « par essence » conservatrice comme l’affirme Arendt. Depuis son origine dans les États despotiques elle se veut institutrice ; elle place certains enfants2 dans une institution, l’école. Que cette institution de l’école soit une composante de l’Etat-nation (du moins, dans la modernité, pour ce qu’il en était de l’école de l’Etat-nation en France car cela est différent dans les pays anglo-saxons), n’implique pas qu’elle opère une éducation « conservatrice ». Les forces sociales et idéologiques de la société traversent l’école ; il en est des « progressistes », il en est des traditionalistes comme il en est des centristes…

Ce n’est pas l’éducation qui protège l’enfant des dangers de son environnement, ce sont les modes d’élevage, divers selon les sociétés. C’est le groupe d’adulte dans lequel naît et grandit l’enfant qui assure sa protection. La gestation du petit d’homme n’étant pas achevée à sa naissance, elle se poursuit dans le groupe familial proche ; ce que certains anthropologues nomment l’haptogestation. Arendt ne peut pas saisir cela puisqu’elle est hyper culturaliste et qu’elle ne peut donc pas percevoir que, pendant 100.000 ans d’innombrables communautés humaines ont vécu sans éducation ; avec des pratiques initiatiques, certes, mais qui n’étaient pas de l’éducation.

3) L’enfant n’est pas « un révolutionnaire » ; il est un être vivant qui d’abord manifeste sa naturalité ; c’est la socialisation parentale et sociale qui le font entrer dans la société. Arendt justifie l’autorité du savoir disciplinaire et du maître en procédant à une fausse dialectique du « jeune » et du « vieux », du passé et du présent ; qui soit relève de la tautologie, soit verse dans une perspective vitaliste : le capital a besoin de « sang neuf » pour englober ses contradictions. Faire de l’enfant un « révolutionnaire » permet à Arendt, comme à beaucoup d’autres, de justifier toutes les libertés pour… conditionner un « homme nouveau3»…

P.Jourde va chercher chez Arendt une « autorité » philosophique et politique pour légitimer sa nostalgie d’une école qui favorisait la « promotion sociale ». Or, cette école est une fiction. Certes, l’école de classe, l’école de la bourgeoisie (entre 1880 et 1958) a permis à quelques individus de changer de classe sociale (cf. CNAM4), mais ces hommes (jamais de femmes) réalisaient cette « promotion » seuls, séparés définitivement de leurs familles et de leurs milieux d’origine. Historiquement et théoriquement, la promotion sociale doit être définie comme un changement de classe sociale. Or, dans la société de classe il était plus difficile de changer de sexe que de classe ! Aujourd’hui parler de promotion sociale n’a plus le même sens car il ne s’agit que d’un changement de place dans une distribution d’individus indifférenciés de plus en plus coupés de leur origine sociale. Ceux pour qui cette origine reste encore prégnante sont justement ceux qui ne participent plus à la distribution : les discriminés, et les désaffiliés, tous ceux pour qui la tendance au repli communautariste leur paraît être une récupération de leur existence, mais de même qu’il n’existait pas d’ilot socialiste sur lequel bâtir des communautés utopistes, il n’y a pas de communauté de repli dans la société capitalisée. Se payer (ou voler) une Rolex est un simple acte particulariste, un gage donné aux imageries. Il n’y a pas de différence de fond entre les deux types d’action.

2. La comparaison entre les États-Unis et la France nous parait impropre car les deux systèmes sont profondément différents. L’un fait exister l’école en dehors de toute véritable institution, l’autre ne la fait se développer qu’à travers l’institution. Le premier n’a donc aucun projet au sens fort et participe d’une démarche empirique et pragmatique typique du monde anglo-saxon. Le « système » (mais ce n’en est pas vraiment un) ne peut donc que s’adapter aux usagers comme l’entreprise s’adapte aux clients et inversement si on admet qu’il y a interaction.

Il n’y a donc pas non plus de véritable « Réforme ». C’est l’adaptation permanente au coup par coup en fonction d’objectifs à court terme et de l’utilisation des dernières découvertes en psychologie de l’enfant. Le second repose sur un projet fort qui ne se résume pas à un enseignement restreint à la transmission des connaissances, mais conçoit l’instruction dans un sens général qui recouvre la question politique. D’où l’importance de l’institution « Éducation nationale », arme de guerre contre la royauté et l’église. L’enseignement sera donc public, républicain, citoyen, laïc. Les « hussards de la République » en sont les soldats.

3. C’est cette ambition politique qui est complètement négligée dans l’exemple donné du professeur de collège et de la classe de 3e. Pourtant à l’ambition politique républicaine de la Troisième République, une école certes pour tous mais dans laquelle chacun reste à sa place en fonction de son origine sociale a succédé, à partir de la seconde moitié des années 60, une politique d’allongement de la durée des études, de massification de l’enseignement secondaire. Cette perspective de démocratisation de l’enseignement correspondait certes en partie aux nécessités de pourvoir le marché du travail en une main d’œuvre mieux formée pour une économie réclamant plus de cadres, plus de techniciens et de « professions intermédiaires », mais pas seulement. Ces efforts constituaient aussi une façon de détourner l’immobilité sociale propre à la France par ce qui fut appelé plus tard « l’ascenseur social » par l’école. La réforme Edgar Faure de 68 légitima ce mouvement au niveau général, la réforme Haby l’appliqua au niveau du collège.

4. 1968, voilà une date qui n’est pas citée par notre pourfendeur des réformes et pourtant derrière tout son lamento ce qui apparaît en filigrane, c’est bien cette haine de 68 et de tout ce qui fit qu’après, de toute façon, ce ne fut plus pareil (ce ne pouvait plus être pareil). Bien sûr, si on lui dit ça comme cela, il va sûrement se récrier et dire que lui aussi était sur les barricades, mais cela ne changera pas le fait qu’il reprend la critique de Finkielkraut…et de Sarkozy (énoncée en 2008) sur « la faute à 68 » dans le délabrement de l’enseignement. Mais comme il a été prof et que ce sont des choses concrètes qui se sont présentées à lui dans sa pratique, il laisse de côté les questions théoriques et les implications mécaniques de la massification/démocratisation de l’enseignement pour n’en pointer qu’une conséquence technique : le développement des sciences de l’éducation et l’idéologie pédagogique. Pour lui, non décidément, « la didactique ne peut pas casser des briques » si nous pouvons nous permettre ce détournement d’un détournement ! Bien sûr, mais est-ce une raison pour se retrouver avec ceux qui aujourd’hui veulent casser les IUFM ? Autre exemple que tu connais (Jacques Guigou) bien et Isabelle (Campanella-Wajnsztejn) pourrait t’en parler mieux que moi, la littérature de jeunesse est-ce de la merde ? Ne peut-elle pas être étudiée et le polar en général ? Les profs traditionnels, les profs attachés bec et ongle à la culture de classe répondent non et assimilent cela à laisser faire des exposés sur la moto, à utiliser les chansons de Grand corps malade comme texte fondamental de la langue française, à laisser exprimer des opinions qui ne seraient que celles des médias ou des parents. Bien sûr qu’il y a adaptation aux élèves mais il y a toujours eu adaptation aux élèves par exemple quand on enseignait à une petite élite le latin et surtout le Grec, il n’y avait pas adaptation à un certain public peut être ! Troisième et dernier exemple, la « pédagogie de l’autonomie » issue directement de 68 se réduit-elle à vouloir casser l’enseignement disciplinaire et la parole du maître sous prétexte que nous avons été battus ? Le travail en groupe et la prise d’initiative ne sont pas a priori contradictoires avec la définition d’une démarche construite autour d’un thème pluridisciplinaire comme ont pu l’expérimenter les profs de lycées avec les travaux personnels encadrés (TPE) ou les parcours de découverte en collège. Mais faut-il encore que les profs soient aussi rigoureux sur ce type de travail qu’ils disent l’être durant leurs cours magistraux ! C’est cela qui ne va pas de soi car pour beaucoup d’enseignants qui étaient à l’origine opposés aux TPE  « parce que ça prend sur des heures de discipline », les TPE sont devenus la bonne aubaine d’avoir deux heures dédoublées tranquilles.

Même chose pour l’éducation civique juridique et sociale (ECJS) censées être du bourrage de crâne en direction des « sauvageons » avérés ou potentiels. Rien n’empêchait les profs de les transformer en cours d’initiation aux sciences politiques et c’est d’ailleurs ce que j’ai fait. Mais la plupart des profs d’Histoire et Géographie à qui étaient majoritairement dévolu ces heures, en profitaient pour « avancer le programme » comme on dit « avancer sur l’arrière » dans un autobus ! Ce qui ne va pas dans ce texte, c’est que tout le monde est fautif…sauf les profs.

5. La fin du texte essaie de mettre en avant ce qui est nouveau depuis les années 80. En effet, les sociologues de l’éducation, dans ces mêmes années ont démontré exactement le contraire ; « le niveau monte », « nos enfants lisent », « les filles progressent », « les enfants d’immigrés ont de bien meilleurs résultats que leurs parents »). Mais ces constats sociologiques sont à relativiser aujourd’hui. Il y a des écarts individuels importants dans les ZEP et « les établissements sensibles ». C’est le « groupe-classe » qui n’est plus la référence alors qu’il le reste pour Jourde. Les phénomènes de bande opèrent aussi dans les collèges. Mais cette mise à jour se fait surtout à partir d’un ressenti. Or, si tous les ressentis ont bien un fond de vérité (on en sait quelque chose avec le sentiment réel d’insécurité), ils ne fournissent aucune explication de la situation car ils ne s’occupent pas du processus, ils vont au plus facile, c’est-à-dire à la dénonciation du fautif ou parfois du bouc-émissaire : c’est la faute des jeunes, la faute des immigrés, la faute du gouvernement, la faute des médias, la faute de la société de consommation, la faute du pédagogisme et des réformes, la faute à la démocratisation (absence de sélection qui fait que presque tout le monde a un diplôme mais que ce dernier a aujourd’hui moins de valeur) etc. Ainsi, tout apparaît unilatéral. Il n’y a plus de contradiction mais un simple constat. La dynamique du capital pour parler comme Temps critiques, est réduite à une sorte de rouleau compresseur capitaliste. Il n’y a plus qu’à pleurer les temps anciens. Par exemple, l’élève n’est plus rien, il n’est qu’une sorte de zombi lobotomisé, mais le prof lui est resté le même, il est toujours le savoir incarné car par on ne sait quel miracle il aurait été le seul à échapper au rouleau compresseur et c’est d’ailleurs pour cela que le pouvoir voudrait lui réduire son temps et la qualité se sa formation devenue par trop supérieure à celle des élèves. C’est d’ailleurs ça le sens réel du fameux « il faut adapter l’école aux élèves » ou du « remettre l’élève au centre de l’école ».

De par l’isolement qu’il subit à l’intérieur d’une école coupée du monde du salariat5, l’enseignant n’est pas le mieux placé pour saisir le double mouvement (dialectique et non unilatéral par définition) de déqualification/surqualification à l’œuvre. Il n’est pas le mieux placé pour au moins deux raisons. Tout d’abord, il n’est pas le mieux placé parce qu’il lui est plus difficile qu’au salarié en prise directe avec le développement du General intellect sous forme de capital fixe ou de logiciels, de saisir et d’admettre que le savoir est aujourd’hui de partout, la transmission aussi et que le maître n’est plus ni l’unique dépositaire de ce savoir ni le contrôleur de sa transmission. Tout juste peut-il attirer l’attention des élèves sur les dangers d’une transmission sans contrôle (je pense concrètement aux dangers des recherches de sources sur l’internet) ; ensuite, il n’est pas le mieux placé car dans la polarisation déqualification/surqualification, il se retrouve du côté de la déqualification sociale (le déclassement statutaire des enseignants) tout en étant la plupart du temps surqualifié individuellement (chez notre pourfendeur cela donnera l’image du prof agrégé face à l’élève illettré, chez un ministre l’image des enseignants de maternelle à bac + 3 cantonné à torcher des morveux).

Tout cela se traduit par une attaque contre ce que l’enseignant conçoit encore comme un métier et non pas comme une activité salariée interchangeable. Pourquoi cela ? Parce qu’il exerce dans un secteur particulier qui reste très en retard par rapport au processus d’ensemble de capitalisation des activités humaines6. Un secteur à la limite, non intégrable au processus d’ensemble, tant que l’histoire des luttes sociales propres à la France (révolutions violentes et sanglantes de 1789/93, 1848, la Commune et même mai 68) imprègne encore suffisamment la mémoire collective affectant ainsi encore une priorité de l’approche politique et une résistance du modèle universaliste de l’État-nation par rapport à sa transformation en État-réseau mondialisé7.

C’est cette résistance qui explique que chaque nouveau gouvernement cherche à faire « sa » réforme dans la mesure où il cherche à combler une partie du « retard » tout en maintenant l’enjeu politique de la reproduction des rapports sociaux dans le cadre de « l’exception française ». La quadrature du cercle en quelque sorte !

6. Même s’il évoque le capitalisme et donc un système dont l’école ne serait qu’un rouage, le texte maintient paradoxalement une perspective pédagogiste ou au moins institutionnelle, en faisant du retour aux vraies valeurs (le respect des niveaux hiérarchiques du savoir entre apprenant et enseignant, entre culture savante et culture populaire, entre culture scolaire et culture extra-scolaire) l’impossible solution à la crise de l’école. Ainsi, la question de l’institution n’est pas posée puisque la perspective reste celle qui demandait à l’école de transformer la société. Ce qui tenait déjà de la gageure pour tout lecteur de Marx, à l’époque des institutions fortes de l’Etat-nation gaulliste, ressort aujourd’hui de l’incompréhension de ce qui est à l’œuvre quand la tendance est à une résorption des institutions soit à l’intérieur même du pouvoir exécutif comme on peut le voir avec la réforme de la justice en France, soit dans la transformation du rapport citoyen à l’institution en un rapport clientéliste (la transformation actuelle des missions de service public).

Dans ce processus de désinstitutionnalisation de l’école dans un système plus large de « formation tout au long de la vie », le pôle républicain et étatique de l’école perdure mais il a tendance à être englobé dans le monde cognitif global. La « réformite » (ou l’art de faire se succéder ministres et réformes) peut d’ailleurs être analysée comme la résultante d’une crise de l’institution sans remise en cause de l’institution. C’est exactement le mouvement inverse de mai 68 qui est pourtant aussi le produit de la crise des institutions (du gaullisme comme régime politique mais aussi de la famille patriarcale et de l’école de classe), mais avait placé leur critique au centre de la révolte. Ce qui se jouait alors était le refus de toutes les hiérarchies et des institutions qui semblaient en être les garantes. Même si le contexte historique n’est plus le même, le combat actuel des enseignants désobéisseurs est exemplaire non seulement par son autonomie vis-à-vis de l’institution syndicale, mais surtout parce qu’il ranime la lutte anti-hiérarchique à un moment où justement les hiérarchies pèsent à nouveau de tout leur poids sur les relations de travail. Comme nous l’avons dit dans un texte précédent, il ne faudrait pas que les enseignants en lutte contre leur propre hiérarchie (la tendance à la transformation des chefs d’établissement en petits patrons de PME) ne la réintroduisent dans leurs rapports aux élèves en demandant plus d’autorité, la fin de l’agitation lycéenne8 ou des blocages étudiants.

J.Wajnsztejn et J.Guigou, avril 2010.

  1. Célestin Freinet les a visitées en 1923 et il s’en inspirera très largement dans sa pratique pédagogique coopératiste. []
  2. L’éducation est une institution récente dans le devenu d’Homo sapiens. C’est d’abord et pendant des milliers d’années l’initiation qui a opéré le passage des enfants dans la société-communauté des adultes. L’institution de l’éducation est récente. Elle contemporaine de la formation des Empire-Etats et des Cités-Etats, des classes sociales, et l’esclavagisme comme système (10000 – 6000 BP). Seuls quelques enfants (les garçons de l’aristocratie) étaient éduqués, tous les autres étaient élevés, vivant avec les adultes et participants à leurs activités. L’école (le gymnase grec) est l’institution de la séparation. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité un espace-temps séparé est consacré à la préparation des successeurs ceux qui vont perpétuer l’ordre dominant. Un corps de professionnels, les précepteurs, assurent cette mission-dressage. Pour de plus amples développements sur ces questions cf. J.Guigou « Ni éducation, ni formation. Quelques remarques socio-historiques sur l’institution de l’éducation ». Temps critiques n°9, automne 1996, p.63-74. []
  3. Sur ce point précis d’ailleurs, Finkielkraut, dans une période historique complètement désenchantée, ne peut être en accord avec son modèle. []
  4. Le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) a été fondé par la Constituante en 1794 sur proposition de l’illuministe abbé Grégoire pour former l’encadrement technique de l’industrie. Dans la première moitié du XXe siècle, en suivant les cours du soir du CNAM pendant près de la moitié de leur vie, quelques individu sont parvenus, en fin de carrière, à changer de classe sociale. C’est l’exemple emblématique que la bourgeoisie donnait à la classe ouvrière… pour justifier sa domination. []
  5. Ce qui n’est pas exactement la même chose que de dire qu’elle est coupée du monde du travail car cela est de moins en moins vrai (les stages en entreprises deviennent obligatoires dès le collège et bien évidemment au niveau des BTS…mais ils ne sont pas rémunérés. (Ils le sont devenus pour des stages au-delà de 200 heures à partir du tournant des années 2000). []
  6. On peut se reporter à notre « Quelques précisions sur capitalisme, capital et société capitalisée », Temps critiques n°15, hiver 2010. []
  7. On peut se reporter à « L’institution résorbée » de J. Guigou, Temps critiques n°12 et au supplément de mars 2000, intitulé, « L’État-nation n’est plus éducateur. L’Etat-réseau particularise l’école. un traitement au cas par cas », texte disponible sur le site de Temps critiques : http://tempscritiques.net/spip.php?article106  []
  8. Comme le montre les tristes exemples du lycée Brossolette de Villeurbanne et d’un collège de Villefranche-sur- saône. []

Notes autour de l’article « Nourrir l’État guerrier »

Notre bref article envisage une réponse à la question suivante d’une de nos correspondantes : « Encore un texte sur les dépenses militaires US (https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/07/03/nourrir-letat-guerrier-nous-perdons-les-fabricants-darmes-gagnent/). J’aimerais bien comprendre dans quelle mesure elles participent (ou pas) de la « bonne santé » de l’économie américaine, de vos points de vue respectifs ».


Nicole,

Le but de cet article n’est pas tant de montrer un niveau de dépense militaire américain sur lequel d’ailleurs l’auteur ne s’attarde pas, que ce soit du point de vue statistique ou de celui de l’argumentation, mais d’opposer l’État guerrier américain d’aujourd’hui (l’État trumpiste) à l’État-providence vertueux (de Biden ?). C’est une affirmation bien aventureuse puisque l’exemple historique de Roosevelt montre qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre les deux ou plutôt que l’opposition n’est pas probante. Comme souvent sur ce type de site ou dans le Monde diplomatique, il ne s’agit que de critiquer le néolibéralisme, c’est-à-dire le mauvais capitalisme. On ne s’attardera donc pas sur le texte, mais essayons rapidement de te répondre.

Si on regarde les statistiques mondiales vite fait, les dépenses américaines sont énormes en valeur absolue, ce qui est logique vu la taille du PIB américain, mais pas si élevées que cela en valeur relative, par exemple par rapport à la Russie ; et de plus, ces dernières années, elles augmentent bien plus, toujours en valeur relative, dans des pays de l’OTAN proches de la frontière russe (un grand bond polonais) et au Mexique, en Arabie saoudite, Israël et bien sûr en Ukraine1. Par ailleurs, on peut estimer que Trump procède à un rattrapage des années antérieures où l’étiage2 était tombé assez bas.

Peut-être faut-il distinguer les dépenses de sécurité immédiate et le complexe militaro-industriel, avec aux EU un lien très étroit entre recherche militaire et civile et recyclage des moyens (cf. l’ordinateur). Autre point : pour ce qui est de la « bonne santé », tant que les investissements et la R&D dans le domaine militaire rapportent à moyen terme ou long terme plus que ce qu’ils coutent à court terme (les dépenses militaires), c’est bon pour l’« économie » et, d’une manière plus globale, la Seconde Guerre mondiale a été très profitable aux EU aussi bien du point de vue de la puissance du capital américain que de la hausse du niveau de vie. Il n’en est évidemment pas de même pour l’Allemagne, le Japon et l’Italie, qui vont désormais tirer leur puissance économique du désarmement forcé qui leur est imposé, sous parapluie américain, ce que Trump veut maintenant leur faire payer ou rembourser en les forçant à augmenter leurs dépenses de défense en proportion de leur PIB, comme d’autres présidents américains avaient essayé de le faire dès la fin des années 1970, en faisant pression sur le DM et le Yen. De cela il ressort qu’il n’y a plus de lien mécanique et unilatéral entre dépenses militaires et puissance globale d’un État. Non sans raison, mais avec beaucoup de mauvaise foi (Obama le disait de façon plus hypocrite), ce que dit Trump, c’est que la stabilité mondiale de l’ordre capital (le niveau I de l’hyper-capitalisme, disons-nous) coûte cher et que chacun doit y contribuer. Depuis la fin de l’URSS et jusqu’aux présidences Bush, les EU assuraient encore les opérations de police internationale pour maintenir la fluidité des robinets de pétrole et marchandises ; mais pour Trump, ce temps est fini et désormais chaque puissance doit le montrer dans la prise en charge de sa zone d’influence ; une version plus multipolaire et moins stratégique de l’ancienne politique des blocs de la guerre froide, en théorie plus souple et complémentaire avec la globalisation, mais non sans tension (EU-Chine3).

Contrairement à ce que pensaient les marxistes pur jus, le capitalisme n’a plus absolument besoin de la guerre pour sortir de la contradiction valorisation/dévalorisation, la seconde par la guerre relançant la première, parce qu’il a englobé cette contradiction à travers une tout autre dynamique. Dit trivialement, l’information domine la sidérurgie du point de vue économique comme stratégique. Le Japon a battu les EU par l’électronique et non par l’armée de l’empereur ; l’Allemagne a battu les EU par la Volkswagen et non par Thyssen-Krupp.

Par ailleurs, pourquoi s’étonner ? On comprend une certaine préférence pour les dépenses militaires comme moyen de maintenir ou de renforcer la puissance industrielle et l’avance technologique du pays (le point de vue de Stephen Miran), d’autant qu’elle a largement fait ses preuves par le passé. Et comme en outre les entreprises et les circuits existent déjà, c’est moins compliqué de procéder ainsi que de créer ou de recréer des secteurs négligés depuis longtemps en vue de restaurer la grandeur industrielle de l’Amérique, comme dit l’autre, sans compter que cela présente l’avantage de pouvoir être piloter par l’État. Pour finir, on se doutait bien que Trump n’allait pas privilégier l’écologie, les services sociaux ou les festivals culturels.

Jacques W. et Larry C., le 6 juillet 2025.

  1. Les dépenses militaires mondiales ont atteint 2 718 milliards de dollars en 2024, soit une augmentation de 9,4 % en termes réels par rapport à 2023. C’est la plus forte hausse annuelle jamais enregistrée depuis au moins la fin de la guerre froide. Les dépenses militaires ont augmenté dans toutes les régions du monde, avec une hausse particulièrement rapide en Europe et au Moyen-Orient. Les cinq plus grands dépensiers – États-Unis, Chine, Russie, Allemagne et Inde – concentrent 60 % du total mondial (Institut international pour la paix, Stockholm, 28 avril 2025). []
  2. Évolution générale : 1940 : 1,7 % du PIB ; 1945 : 3,5 ; guerre de Corée : 13,8 ; 1965 et course aux armements : 7 ; Vietnam : 8,7 ; 1979 : 4,5 ; Reagan : 6 ; fin de l’Union soviétique : 2,9 ; après-11-Septembre : 4,5 ; Obama : 3,1 ; Trump 1 : 3,3.

    Russie : 4,7, mais doublement du budget entre 2007 et 2023 et + 41 % entre 2023 et 2024. []

  3. Les dépenses militaires des États-Unis ont augmenté de 5,7 % pour atteindre 997 milliards de dollars, soit 66 % des dépenses totales de l’OTAN et 37 % des dépenses militaires mondiales en 2024. Une part importante du budget américain est consacrée à la modernisation des capacités militaires et de l’arsenal nucléaire afin de maintenir un avantage technologique sur la Russie et la Chine (ibid.). []

L’actualisme de la guerre

Dans la continuité de la sortie du livre de J.Wajnsztejn (L’achèvement du temps historique), mais aussi du n°23 de la revue Temps critiques vous trouverez ici en lien, des éléments de réponses à des questions qui nous sont parvenues.

Dialectique du temps historique et société capitalisée

Certains individus, intéressés par les écrits de Temps critiques et aussi d’autres lecteurs plus assidus, peuvent nous poser une question sur l’actualité des guerres qui serait le signe d’un retour aux guerres entre nationalismes et donc une réfutation, de fait, de la notion « d’achèvement du temps historique » développée dans le livre de J.Wajnsztejn.

Aveuglé par une approche immédiatiste, l’argument s’apparenterait à ceci : puisqu’au XIXe et au XXe siècle, les guerres entre puissances nationales manifestaient typiquement un temps historique, celui des États-nations et de leurs conflits territoriaux et de valeur (dévalorisation/valorisation), alors pourquoi cette historicité serait-elle rendue caduque par la fin de la « Grande politique » (Tronti) et l’achèvement du temps historique (J.Wajnsztejn) ?

Préalable notionnel (pour tenter d’éviter quelques méprises)

L’achèvement du temps historique (J.Wajnsztejn) ou la fin de l’histoire et la sortie de l’histoire (H.Lefebvre), ne signifient pas que nous serions entrés dans une époque où l’histoire n’existe plus ; une époque de paix universelle ou au contraire de guerre perpétuelle ou encore de mondialisation définitive (soit heureuse, soit malheureuse, selon telle ou telle idéologie) ou encore une stagnation sans fin, une répétition dans l’immobilisme où tout serait devenu équivalent, ou encore penser que l’homme (l’espèce humaine) serait frappé par son obsolescence (G.Anders), etc. Non.

L’histoire n’est pas close, n’est pas terminée, elle continue.

C’est du temps historique dont il s’agit, ce qui est différent.

Pour le dire brièvement et abstraitement : c’est de l’histoire comme mouvement dialectique dont il s’agit ; ce qui ne signifie pas réaffirmer ou redéfinir un « sens de l’histoire ».

Parlons-en

1- Partons de deux citations :

« Toutefois, le regain souverainiste qui se manifeste un peu partout, avec aussi la guerre russe en Ukraine, montre qu’aucune tendance n’est réalisée.Comme la reterritorialisation tendancielle actuelle des activités économiques, le resurgissement des questions de territoire, de frontières et des identités nationales ou régionales agit comme une piqûre de rappel contre la virtualisation du monde, de la même façon que la crise de 2008 était une piqûre de rappel pour cadrer les débordements de la fictivisation du capital.

Il est d’ailleurs curieux, à ce point, de rapprocher la thèse de la « fin de l’Histoire » d’une autre conviction qui paraît à première vue radicalement opposée, celle de l’« accélération de l’Histoire ». En effet, les deux thèses, d’apparence contradictoire, se rejoignent d’abord superficiellement dans l’illusion d’un temps linéaire dominant et plus profondément dans leur indifférence à la notion même de temporalité. » (souligné par J.Guigou)

Jacques Wajnsztejn, Lachèvement du temps historique,L’Harmattan, p.114-115.

En écho, notons un paragraphe de La Fin de l’histoire d’Henri Lefebvre, Minuit, 1970, p.223.

Le début rappelle que « Seules la lutte à mort librement décidée, la lutte des classes et la guerre révolutionnaire ont produit l’histoire. Sur ce point, Marx s’accorde avec Hegel ». Lefebvre poursuit à propos de l’hypothèse d’une « sortie de l’histoire », dans laquelle « l’histoire ne suffit plus à motiver les actes, à fournir les objectifs, à orienter les stratégies » [qui seraient pour Lefebvre les indices du « post-historique » J.Guigou] :

« Quoiqu’il en soit, il semble impossible de présenter la période incriminée (la sortie de l’histoire) comme une simple fin des remous historiques; arrêt du mouvement et par conséquent des violences, entrée dans la stagnation sans fin. On pourrait imaginer une perpétuelle violence, des évènements sans trêve, mais sans que les changements s’enchaînent à la manière historique ». (Souligné par J.Guigou).

Des changements qui se sont enchaînés à la manière historique, comme dans le passage de l’État de sa forme empire à sa forme nation (le mouvement des nationalités), le mouvement de décolonisation ou encore le cycle révolution/contre-révolution. C’est ce cours historique qui liait ensemble crise, guerre et révolution qui a failli.

2-Des guerres perpétuelles, mais sans portée historique majeure

Guerre en Ukraine, guerre à Gaza, guerre israélo-iranienne correspondent bien à cette « perpétuelle violence… sans que des changements s’enchaînent à la manière historique » ainsi que l’analyse H.Lefebvre.

Autrement dit, ces guerres sont bien celles de la révolution du capital où les puissances et les intérêts qui s’affrontent peuvent certes agir pour une conquête ou une défense de territoire, mais elles expriment surtout une stratégie d’hégémonie sur des fractions nouvelles de capital et leur puissant pouvoir technologique.

Par exemple les affrontements sur les ressources naturelles pour exercer si ce n’est un monopole, du moins un contrôle de l’exploitation des terres rares ou encore les conflits pour l’accès à l’eau.

On pourrait rapprocher ce que dit Lefebvre sur la période de la fin de l’histoire, avec ce que nous nommons « la fin du cycle historique des révolutions ». Un cycle où c’était, avant tout autre intérêt (économique, idéologique, religieux, etc.), la politique qui conduisait le cours du monde et cherchait à l’orienter selon un but collectif supérieur.

Or, ce cycle historique des révolutions a coïncidé dans le monde occidental et le mouvement de la valeur (l’accumulation) avec le cycle des luttes de classe : révolution bourgeoise d’abord, révolution prolétarienne ensuite. L’autonomie de la politique s’y manifestait en ce qu’elle orientait les rapports de force et les enjeux des luttes. Les contradictions politiques de classe traversaient les nations et leurs États : liberté et égalité des peuples versus intérêts de la classe des propriétaires dans la révolution française ; internationalisme prolétarien versus « union sacrée » pour la patrie en 1914. Rappelons que « l’union sacrée » avait été rejetée en 1915 par les internationalistes à la Conférence de Zimmerwald.

Aujourd’hui, dans la guerre en Ukraine, où est l’autonomie de la politique chez les Russes comme chez les Ukrainiens ? D’un côté comme de l’autre, le cours de la guerre et de la paix est subordonné à la totalité des deux sociétés dans lesquelles économie, technologie, industrie, commerce, contrôle de la population, etc., ne forment qu’une seule entité matérielle. Donné comme exemplaire par les dirigeants et les médias européens, le patriotisme ukrainien est très relatif, il n’est pas élevé. D’abord, de très nombreux ukrainiens sont exilés : près de 7 millions selon le Haut Commissariat aux réfugiés de l’ONU ; ensuite le refus de l’embrigadement dans l’armée et la désertion concernent aussi des milliers de jeunes ukrainiens. Se manifeste aussi une opposition à la guerre de la part des veuves de soldats et de leurs familles. Il y a bien une subordination de la population à la politique de guerre qui produit en quelque sorte un patriotisme de la survie.

Si une temporalité par rapport à la guerre se dessine plus ou moins (avant, pendant, après la guerre), elle ne contient pas d’historicité, pas de dialectique. Seules dominent l’actualité de la guerre et les tractations diplomatiques mondiales pour la paix : un seul moment déhistoricisé où guerre et paix sont des modalités pratiques, certes différentes (pour les vivants et les morts !), mais qui se situent dans le même monde, c’est-à-dire le monde des conflictualités incessantes, mais sans discontinuité historique profonde.

Par exemple,Poutine rejoue l’empire ;l’autorité palestinienne rejoue en farce (sous regard israélien) l’État-nation. Le poids des milices d’un côté (Hamas et Hezbollah), du néo-colonialisme armé de l’autre, sont eux déjà dans l’au-delà de l’histoire. Quant à Israël, à rebours de sa politique néocoloniale, il rejoue la figure de l’État-nation (le citoyen-soldat) à l’époque de la crise des États-nations. D’où aussi le fait de pouvoir jouer sans vergogne l’idée du seul état démocratique de la région au milieu de la barbarie ambiante.

Un monde « qui a changé de face » avec la révolution du capital, mais qui était déjà en gestation après le fiasco des opérations de police en Irak, comme nous le soulignions dans la brochure : « L’unité guerre-paix dans le processus de totalisation du capital » (2003).

Eric Hobsbawm le disait autrement dans Nation et nationalisme depuis 1780: « Même si personne ne peut nier l’impact croissant et parfois spectaculaire de la politique nationaliste ou ethnique, ce phénomène est aujourd’hui fonctionnellement différent du “nationalisme et des “nations” du XXe et XXe siècle sous un aspect essentiel : il n’est plus un vecteur majeur du développement historique » (op.cit.Gallimard, p.209-210, 1992).

On peut en dire autant pour les conflits de l’État israélien avec le Hamas, le Hezbollah et le régime iranien. L’histoire s’y absente, puisque depuis la création de l’État d’Israël, la guerre n’a pas cessé avec des phases de hautes et de basses intensités. Là aussi la politique est englobée dans toutes les déterminations de chacune de ces sociétés : religieuses, économiques, culturelles, technologiques, messianiques.

Précisons.

La création de l’État d’Israël est encore située dans la Grande politique pour au moins deux raisons, l’une externe, l’autre interne à l’histoire de ce peuple :

– une raison externe: l’État  sous sa forme nation. En 1947, l’État-nation est dominant dans le monde. C’est d’ailleurs une instance internationale, L’Organisation des Nations Unies, qui a instituée un territoire qui l’année suivante va se nommer Israël. L’État d’Israël s’inscrit ainsi dans la Grande histoire des États-nations dont la matrice politique est l’œuvre de la révolution française. Nous sommes donc bien toujours dans le temps historique, celui des révolutions et des contre-révolutions, etc.

– une raison interne : une force, un mouvement politique, idéologique, culturel, religieux : le sionisme, s’institutionnalise dans une forme : l’État  d’Israël. Ce processus dialectique, donc historique, d’une force qui devient une forme est un processus profondément historique. René Lourau1 l’a théorisé à partir du modèle de C.Castoriadis2 : institué, instituant, institutionnalisation. En Israël, cette dynamique (politique, militaire, sociale) a fonctionné plusieurs décennies. Est-ce toujours le cas ? Sinon, à quel moment s’est opéré l’épuisement et le passage à autre chose. On pourrait répondre à partir des échecs successifs des multiples tentatives de paix sous la forme de deux États. Toutes ont échoué.

Ces échecs ont conduit à une sortie de « La Grande politique ».

Déjà avant le 7 octobre 2023, la sortie du temps historique était en cours. Elle s’est accélérée avec cette attaque. La guerre des puissances rend manifeste et sans retour la guerre de défense de l’existant qui était présente depuis la fondation d’Israël. 

Éloignées, mais présentes dès avant la création de l’État d’Israël, les utopies de coexistence pacifique ont disparu de l’horizon politique au Moyen-Orient. Le pouvoir stratégique du niveau I du capital avance alors ses imageries : une « Riviera à Gaza » devenant plate-forme des flux financiers et des spéculations immobilières mondiales.

Au Moyen-Orient comme ailleurs, nous sommes bien entrés dans l’achèvement du temps historique. Les dimensions nationales/nationalistes sont certes présentes, mais elles n’ont pas d’orientation strictement politique. Plutôt idéologiques, elles sont englobées dans une sorte d’état de guerre constitutif qui tient lieu de politique, d’économie, de culture, de mode de vie, etc. ; un état qui tend — tragiquement — à « sortir de l’histoire ». À cet égard, depuis plusieurs années, la situation en Iran avec des révoltes récurrentes réintroduit de l’indéterminé, de la dialectique des forces, bref de l’historicité, que le jeu surplombant des puissances étatiques vient perturber. Ainsi aujourd’hui, bien malin qui dira l’effet des bombardements israéliens et américains sur les forces sociales en Iran.

3- Conflictualités plus nombreuses et achèvement du temps historique

Les violences diffuses, mais aussi précises et généralisées ainsi que les conflits s’accroissent depuis des décennies. Les observatoires des conflits le rapportent :

« Il n’y jamais eu autant de conflits depuis la Seconde Guerre mondiale »

Tribune de Genève, 19:11/24.

Cette réalité entre-t-elle en contradiction avec la thèse d’un achèvement du temps historique ? Nous ne le pensons pas. Pourquoi ?

Dans le paragraphe précédent, nous avons déjà montré que les guerres en cours relèvent le plus souvent d’un englobement de la politique dans le sociétal, l’économique, l’ethnicité et le nihilisme, de sorte que l’historicité tend à être effacée dans les affrontements de puissances. Ainsi, dans l’exemple du conflit israélo-palestinien, la mémoire de l’évènement historique que fut la création de l’État d’Israël tend à s’effacer au profit de l’image d’une toute-puissance d’autant plus prégnante que la défaite des nationalismes arabes « progressistes » est encore ressentie. 

Un achèvement du temps historique qui s’accompagne d’une part de la disparition des événements historiques majeurs, recouverts par les répétitions et les parodies des politiques interventionnistes (cf. L’échec de la France en Afrique) et d’autre part de l’abandon d’une vision dialectique des conflits au profit d’un (impossible) consensus identitaire. Deux caractères majeurs de la « sortie de l’histoire » ou encore de l’achèvement du temps historique.

Mais ils interviennent également dans ces états permanents de violence et de guerre, des déterminations qui relèvent de la nature des guerres elles-mêmes. Notamment le fait que les forces en guerre ne peuvent pas désigner clairement leur ennemi. Comme dans les guerres de partisans (cf. C.Schmitt, Théorie du partisan, Flammarion, 2009), les forces ennemies ne sont plus seulement composées d’armées régulières d’un État, mais s’y agglomèrent des groupes armés divers qui peuvent d’ailleurs poursuivre des objectifs propres, non complémentaires avec les forces étatiques.C’est alors la qualité même d’ennemi qui est déniée avec comme conséquence la criminalisation d’États qui seront qualifiés de voyous et la criminalisation des groupes qualifiés, souvent à raison, de terroristes.

Le Groupe Wagner en Russie est emblématique de ce type d’alliance conflictuelle qui, au cours des affrontements a conduit à un conflit intérieur dans la guerre extérieure (cf. en juin 2023, la tentative d’attaque de Moscou par les troupes de Prigojine). Les Groupes Hamas et Hezbollah relèvent des mêmes tensions internes dans la guerre interétatique Israël-Iran. 

Ces (relatives) indéterminations dans la désignation de l’ennemi constituent un indicateur de l’époque de l’achèvement du temps historique. Un fait qui signe également la fin de l’autonomie de la politique.

Nous retrouvons là un des indicateurs qui pour H.Lefebvre marque la sortie de l’histoire, à savoir une situation « où l’histoire ne suffit plus à motiver les actes, à fournir les objectifs, à orienter les stratégies ».

Autrement dit, la guerre n’est plus la continuation de la politique avec d’autres moyens selon la formule de Clausewitz, mais pourrait-on dire, les guerres et les conflictualités généralisées n’ayant plus de contenu politique autonome, elles tendent à devenir un état constitutif des sociétés qui ne sont encore que très partiellement capitalisées. D’où leur caractère répétitif … et insignifiant, sauf pour les populations qui les subissent.

Partiellement capitalisées, car à l’exception d’Israël, la plupart de ces conflits ne concernent que des régions où le capital circule, la capitalisation peut y exister marginalement sous forme presque exclusivement rentière certes, mais en dehors de la constitution d’une société capitalisée ; c’est d’ailleurs pour cela, que parfois, la « société civile » s’y manifeste à nouveau, que ce soit en Iran, en Égypte où elle existait déjà dans les années 1950-1970 ou parce qu’elle n’a encore jamais existé comme en Algérie, en Tunisie ou au Soudan où se rejoue dans d’autres conditions, la révolution française en termes de liberté, égalité et fraternité.

4- La société capitalisée comme signe de l’achèvement du temps historique

ou plus justement, on trouve dans la société capitalisée de nombreux signes de l’achèvement du temps historique.

Énumérons-en les principaux :

  • Positivité généralisée (déni et rejet du négatif assimilé à la perte et au contre temps ; aliénation effacée, émancipation exaltée, etc.)
  • Équivalence et indifférenciation des valeurs ; mise en avant des déterminations naturelles posée contradictoirement comme essence et production culturelle car tout peut exister côte à côte quand on quitte l’argumentation dialectique et le raisonnement en termes de contradiction (genrisme, trans, etc.) …pour finir en déconstruction.
  • Donc pourquoi lutter ? Pourquoi agir ? Pour qui agir ? Moyens et but sont confondus : l’activité réduite au revenu ou encore l’émeute prise pour l’insurrection ;
  • Nihilisme (fascination violence/destruction version no futur ou version Black Bloc);
  • La temporalité anthropologique (passé, présent, futur) disparaît, recouverte par l’actualisme  ;
  • Omnipotence des technologies et des biotechnologies qui deviennent seconde nature (IA, transhumanisme, fabrique de l’humain, etc.)
  • Virtualisation de l’économie : le capital fictif gère les rapports sociaux réduits à des intersubjectivités sans sujet ;
  • L’État sous sa forme réseau et l’institution résorbée, donc le déclin de l’État dans sa forme nation. ;
  • L’évènement Gilets jaunes comme refus de l’achèvement du temps historique puisque ce dernier tend à neutraliser, à désamorcer le surgissement d’événements au sens fort tout en transformant n’importe quel fait en un événement ;
  • Les guerres sont déhistoricisées ; leur potentielle négativité est convertie en « opération de police » en Irak ou en Lybie, en « opération militaire spéciale » pour la Russie en Ukraine ; en « opération déluge d’Al Aqsa » (attaque islamiste du 7 octobre) ou encore en « Chariots de Gédéon » pour Israël à Gaza et opération « Rising Lion » contre les installations nucléaires iraniennes.

Autrement dit, une tentative pour éliminer la datation dans la mémoire collective (la dimension anthropologique du temps historique) et la remplacer par une formule sans signifiant autre que métaphorique. Elles sont aussi désidéologisées par rapport à l’époque de la Guerre froide comme le montre la politique de Trump qui veut faire rembourser les dépenses américaines pour l’OTAN et la défense du monde occidental.

5- Les souverainismes contemporains ne sont pas analogues aux nationalismes des XIXe et XXe siècles.

Ils ne sont pas ancrés dans l’État-nation, mais relèvent d’une volonté de définir et d’exercer une puissance politique indépendante aussi bien à travers l’État national que via les réseaux et l’État réseau.

Une puissance politique qui s’appuie sur les représentations réelles et symboliques des couches et des milieux sociaux « invisibles » car dominés par les castes et les réseaux aussi bien du niveau I que du niveau II (l’aristocratie médiatique et économique du niveauII).

Car sous les termes fourre-tout de « populismes », « d’isolationnisme/protectionnisme » ou « d’anti-fédéralisme », les souverainismes exercent leur puissance aussi bien dans le capital national que dans le capital globalisé. Par exemple, aux USA, les mesures de l’administration Trump pour réduire certains secteurs de la bureaucratie fédérale qui relèvent, a priori, du niveau II, peuvent être interprétées comme un souverainisme de niveau I, car elles visent, indirectement, à renforcer d’autres secteurs stratégiques, décisifs dans la concurrence avec la Chine (armement, technologies, IA, etc.).

Une des différences notables entre les souverainistes contemporains et les nationalismes des XIXe et XXe siècles concerne la valorisation par conquête territoriale : les colonisations.

Dans les colonisations historiques, l’accumulation et la valorisation des capitaux nationaux se réalisaient à la fois dans le territoire national et dans les territoires conquis. Une double appropriation : interne, avec l’exploitation de la force de travail ouvrière et externe avec l’exploitation de population surtout paysanne (produits agricoles et commerce des matières premières).

Alors qu’aujourd’hui, les appropriations ont tendance a être déterritorialisées et les politiques de reterritorialisation ne représentent qu’une contre-tendance partielle et fragile. Les économies de plates-formes sont globalisées et elles opèrent à distance. Elles peuvent rapidement déplacer leurs entrepôts d’un pays à un autre ; de sorte que leurs interventions ne cherchent pas une valorisation des ressources locales : les emplois directement créés sont faibles, car elles sont puissamment robotisées. Les forces souverainistes s’y opposent, mais sans résultats politiques réels.

Autre exemple : les annexions de régions frontalières par le régime russe ne relèvent pas de l’ancien modèle colonial appropriationniste. Elles entrent dans une logique politique de constitution d’une zone de protection avancée par rapport à des puissances hostiles ; des bases avancées d’un État-empire où elles sont englobées.

Les anciennes dynamiques colonisatrices étaient d’abord appropriatrices, les actuels souverainismes sont une sorte de néo-conservatisme plus défensif qu’offensif.

Si on replace cela à un niveau plus général développé dans le livre de Jacques Wajnsztejn, on peut y voir une résistance désespérée à l’accélération du temps capitalisé et à son nouveau rapport à l’espace. Une résistance qui n’est évidemment pas la nôtre, mais qui, au moins, ne nous place dans aucun camp, même pas celui de la paix.

Jacques Guigou

1er juillet 2025

  1. René Lourau, L’instituant contre l’institué, Anthropos, 1969. []
  2. Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975. []

L’achèvement du temps historique

Parution et rencontre

À l’occasion de la sortie du livre L’achèvement du temps historique de J.Wajnsztejn nous vous proposons une version remaniée de l’article introductif présent dans le numéro 23 de Temps critiques : https://www.tempscritiques.net/spip.php?article564

En outre, nous signalons une rencontre avec l’auteur le 26 juin à partir de 18 h au CDMP (8 impasse Crozatier, 75012 Paris, M° Reuilly-Diderot). Il y aura la possibilité d’acheter le livre à -30 % soit 15 euros.

Compte rendu de la discussion avec J. Wajnsztejn sur son article : Puissance et déclin. La fragile synthèse trumpienne

Les deux textes « États-Unis : Réorganisation chaotique au sommet du capitalisme » et « Puissance et déclin. La fragile synthèse trumpienne » présents dans le numéro 23 de la revue Temps critiques autour des Etats-Unis tiennent évidemment compte du phénomène Trump, mais ils essaient de ne pas céder à l’actualisme en abordant un contexte plus large. Ils ont tous deux fait l’objet d’une discussion à Paris avec le groupe « soubis » et ont fait l’objet de comptes-rendus collectifs de la part de ce même groupe que nous publions.

Dans « Puissance et déclin. La fragile synthèse trumpienne »  il s’agissait de sortir de cette mode post-moderne qui réintroduit du binaire pourtant dénoncée par ailleurs. Rapporté aux E-U il s’agissait de tenir les 2 bouts en réaffirmant le maintien de leur statut de puissance au sein d’un monde occidental globalement en déclin parce que son progressisme originel s’est épuisé. Dans cette mesure le trumpisme n’est pas un nouvel extrémisme mais une tentative d’improbable synthèse entre accélération capitaliste et conservatisme.


JW : Larry et moi avons travaillé de façon indépendante, donc nos articles ne se chevauchent pas. Je traite du contexte plus global, Larry de la situation plus particulière aux USA.

J’ai en effet voulu remettre en perspective théorique et historique la question du déclin ou celle de décadence puisqu’elles réapparaissaient aujourd’hui en filigrane autour de la politique de Trump et de son équipe. C’est pourquoi, sans cuistrerie aucune, j’ai cité Derrida et Lyotard, qui sont des auteurs assumés de la décadence.

A propos des USA, on parle de déclin de puissance par rapport à la Chine et de déclin de la démocratie. Or une puissance peut être hégémonique et en déclin du fait de contre-tendances fortes à sa domination. Trump a bien conscience du déclin : les mesures protectionnistes sont toujours une forme de défense des puissances dominantes par rapport au dynamisme produit par le libre-échange. Aspect malthusien de sa politique économique : le pays  participait largement à la « globalisation heureuse » et au donnant-donnant que présupposait le développement de l’OMC ; or la crise sanitaire a montré que la division internationale du travail ainsi créée avait amené les pays à trop se spécialiser : une harmonie illusoire donc, qui indique que la complémentarité économique peut se transformer en concurrence en période de crise. La question nationale et politique n’est donc pas réglée, car  les accords entre les puissances au sommet n’empêchent pas les conflits. Cette division internationale du travail fonctionne encore, mais une vision critique souverainiste déjà repérable avec le Brexit s’est développée. Et par exemple, dans la vision trumpienne, il n’y a pas que des gagnants si le « gâteau » n’augmente plus de taille.

La question de l’Ukraine a aussi montré que les questions géopolitiques pouvaient intervenir dans le cadre de cette nouvelle tendance souverainiste à l’oeuvre.

A : Je pense qu’il y a un déclin économique. Reste à voir si c’est inéluctable ou non. Ce sont les ruptures qui se créent dans le monde qui sont intéressantes. Dans certains textes, on veut voir une continuité entre Démocrates et Républicains sans voir les ruptures en cours.

JW : Larry voit beaucoup plus la continuité, je vois un peu plus de discontinuité, mais on est d’accord tous les deux pour dire que la puissance économique des USA demeure : voir les chiffres avancés dans ma brochure sur les investissements directs à l’étranger (IDE), la puissance des firmes multinationales (FMN) américaines et leur énorme pouvoir de capitalisation qui mesure bien plus la puissance qu’un niveau de PIB.

G : Je suis impressionné par la quantité des éléments  que tu fournis, mais ne comprends pas où tu veux en venir. Dans ta conclusion tu parles des « lumières noires » qui nous ramèneraient à une spécificité occidentale mais non universaliste, comme avant la Première Guerre mondiale. Que vois-tu comme perspective à partir de là ?

JW : On a dû boucler les textes très vite pour garantir la sortie de la revue d’où le fait que certains points sont posés plus qu’explicités. Les attaques contre les Lumières traditionnelles et l’universalisme qui sont portées aux Etats-unis proviennent aussi bien des tendances de la nouvelle droite américaine que de la gauche démocrate, et de fait elles se rejoignent, fragilisant un possible retour à la question sociale par la polarisation sur le débat woke/antiwoke. De ce point de vue il n’y a guère de perspective pour nous, puisque le combat pour l’hégémonie culturelle se joue en fait dans la perspective américaine, d’où par exemple l’extension des courants racialistes dans le monde, alors que jusque-là la question de la race était considérée comme une spécificité américaine et le concept négligé ailleurs. Donc, si perspective il y a, c’est en dehors ou au-delà de cette polémique idéologique. Sur le terrain comme l’ont fait les GJ. Mais pour le moment on ne voit rien venir comme pôle significatif de résistance, malgré le côté inquiétant de ce qui se passe aux Etats-Unis comme en Allemagne.

G : La Californie, c’est l’extrême Occident.

A : C’est un camp à l’intérieur de ces pays qui remet en question les valeurs des Lumières.

JW : Cela rentre dans le cadre de la bataille pour l’hégémonie culturelle. Mais celle-ci est aussi définie par l’évolution des rapports de classe. Ca n’entre pas dans la tradition du mouvement révolutionnaire ni ouvrier : c’est pour cela que ça nous secoue. On observe un retour en grâce de l’idéalisme – voir l’usage de Gramsci par des gens de tout bord. L’insistance sur l’aspect performatif (imposer la révolution par le langage) se retrouve dans tous les termes employés par les essayistes, qui cherchent à nommer les choses pour les faire exister.

G : Allusion finale du texte. Allusif aussi dans « le premier des déclins est celui de la gauche qui n’a plus rien à dire que la défense de l’Etat de droit protecteur ».

JW : C’était exceptionnel de voir la presse quotidienne défendre l’existence d’institutions américaines vilipendées encore hier, mais qui trouvent un retour en grâce (de l’OMC jusqu’à l’OTAN, en passant par CNN et les grandes universités de classe) du simple fait qu’elles sont attaquées aujourd’hui par Musk,  et aussi la prolifération d’articles sur l’Etat de droit et sa pure défense du pouvoir judiciaire sans analyse théorique de l’Etat. Simple désir de retour à une légalité de société capitalisée enserrée dans des règles normatives acceptables. Le trumpisme serait illégal. Il s’agissait alors, pour la bonne gauche démocrate d’essayer de faire la différence entre un Etat de droit et un état d’exception. Tous les états d’exception ont fait attention à la dimension de l’Etat de droit. C’est ce qui les différencie des Etats issus de pronunciamentos (ex. Argentine ou Afrique), où il n’y a pas de Constitution ni d’élections, où l’armée intervient en tant que corps de la nation. La défense de l’Etat de droit par la gauche se fait maintenant au nom de la défense des acquis. Le risque est qu’aux échappements des démocraties dites illibérales et à leur durcissement répressif ne soit opposé qu’un retour à la démocratie libérale. Une exigence de légalité bien plus que de légitimité, qui ne peut guère être mobilisatrice.

G : Dans un passage tu montres une fracture au sein du capital. Paradoxalement ces gens dénoncés autrefois par la gauche sont perçus comme un rempart face au trumpisme. Ce que cela montre, c’est l’effondrement de la capacité de la gauche à penser autre chose. Ce que le trumpisme vient mettre en lumière.

JW : Il passe tout au révélateur parce qu’il contredit l’idée qu’il s’agit d’un système où rien ne serait repérable et où tout irait dans le même sens parce que suivant un « plan du capital ». Rien de plus faux pour nous. La victoire de Trump et la recomposition du pouvoir qui s’effectue autour de lui sont plutôt le signe de la dureté des luttes entre fractions du capital, comme je le développais dans un précédent numéro. J’y attirais aussi l’attention sur « la démocratisation du capital » (fonds de pension et capital fictif) et ma critique de toute théorie en termes de pouvoir oligarchique. En effet, l’apparition et le développement des plateformes a été favorisé par la financiarisation du capital, et cette même « démocratisation » a aussi affaibli les  positions hiérarchiques héritées. Je parlais alors, dans ce numéro 21 de la revue, des fractions financières ; cette fois, autour de Trump, il s’agit des fractions technologiques. Il y a un renouvellement des élites. Il ne faut pas oublier que dans la modernité le brassage s’est toujours fait par le biais des classes moyennes, et cela dès le développement des villes et de la première bourgeoisie, avant même la Révolution française par exemple, parce que ce sont les lieux de brassage entre nouvelles et anciennes couches (par exemple, plus personne ne parle en termes de petite bourgeoisie parce que cette ancienne fraction propriétaire a été remplacée par les nouvelles couches moyennes salariées). A présent on observe un peu le même phénomène dans les cercles dirigeants : ce sont les marginaux de la classe capitaliste qui ont formé des fractions très dynamiques et les plus innovantes, parce qu’elles n’avaient rien à perdre (elles n’avaient rien accumulé) et tout à gagner, le risque étant pris par d’autres (capital-risque) en échange du contrôle de la capitalisation finale.  C’est encore plus net aux USA où la mobilité est bien plus forte, mais en France il y a eu une mise au rancart progressive des capitalistes traditionnels (voir l’évolution du CNPF devenu Medef et maintenant dirigé par les secteurs de pointe et non plus par les mines et la sidérurgie).

A : Les idées nouvelles viennent des classes moyennes ?

JW : Oui, car ce sont les classes du brassage des idées et des pratiques ; elles ne viennent jamais de l’aristocratie ni du prolétariat (l’idée de révolution, contrairement à celle de révolte ou d’émeute, est bourgeoise et sera seulement reprise plus tard par le prolétariat). Mais il faut qu’il y ait des possibilités. La « révolution du capital » l’a permis.

A : La grande rupture d’aujourd’hui est portée par des puissants.

JW : Ce gens-là ont remplacé les dynasties. Il faut voir aussi combien de gens de la finance ont chuté. Ce sont des fractions du capital sans assise stable, ni héréditaire, ni fonctionnelle, ni juridique. La source de leur puissance, c’est la prise de risque, l’innovation, la circulation, pas l’accumulation.

A : Ceux qui financent sont souvent des héritiers. Les ruptures actuelles ne sont pas seulement sociétales. La gauche a des raisons d’être inquiète de l’illibéralisme montant. L’Etat de droit, c’est un rempart par rapport à cette autre chose qu’est le trumpisme. Bernard Aspe dans Lundi matin (https://lundi.am/La-division-du-politique) dit vouloir reconstituer un mouvement révolutionnaire, il reprend des concepts comme « matérialisme historique », ramène la question du travail.

JW : Je n’ai jamais attaqué le libéralisme. Ceux qui l’ont fait ne s’attaquaient pas au capitalisme, ils voulaient réinstaurer le programme du Centre national de la Résistance. Le libéralisme est une des formes du capitalisme. Démission théorique de la gauche avec rattachement à l’Etat. Dans les luttes c’est souvent l’Etat qu’on a en face de nous et non pas le « patronat », car le capital est plus que jamais puissance et pouvoir (et non pas taux de profit, ce que ne peuvent comprendre les tenants du décrochage entre « économie réelle » et finance – économie irréelle !).

N : On se trompe en parlant de crise du capitalisme ?

JW : Il n’y a pas de crise finale, pas de parachèvement, le capitalisme a gagné (au moins pour l’instant) par sa dynamique de fuite en avant autant que par la résolution qu’il apporte à ses contradictions ; il essaie de les englober. Dans sa dynamique, le capitalisme se nourrit des luttes (de classe), comme on a pu le voir après les mouvements d’insubordination des années 1960-1970, mais, même en leur absence significative, il ne supprime pas tous les conflits. Il n’a ainsi résolu ni la question de la religion ni la question de la nation. Le dépassement de la nation s’est avéré en partie illusoire. Elle revient sous la forme des souverainismes et de l’isolationnisme, ou à l’inverse par le retour de certaines tendances impériales comme en Russie. 

Avec Trump le souverainisme n’est pas équivalent à la forme Brexit : il n’est pas pur isolationnisme, mais coexiste avec une théorie des zones d’influence (Amérique centrale et du Sud pour lui, éventuellement Canada ; Europe de l’Est pour la Russie, Taiwan pour la Chine, etc. Ce retour à l’expression d’une puissance nationale vient bloquer le fonctionnement du capitalisme du sommet tel qu’il s’était organisé à partir de l’OMC au niveau de la division internationale du travail et des G7 à G+++ qui lui ont succédé.

N : Pourtant, Internet et le rôle des plateformes, ça tend plutôt à effacer les frontières nationales.

JW : Toutes les mesures de Trump sont anti-plateformes. C’est aussi instable que le sont  les différentes luttes de fraction pour le partage ou la prédominance du pouvoir…

G : Ce n’est pas un retour du nationalisme, c’est autre chose. Autrefois, le nationalisme correspondait à l’émergence de nouveaux Etats cassant les empires (Autriche-Hongrie et Russie) et ensuite à l’affrontement entre Etats repus (Grande-Bretagne et France) et Etats faméliques (Allemagne, Italie, Japon). C’étaient des sociétés jeunes, en recherche d’expansion. Les Etats-Unis ont profité de ces affrontements pour affirmer et consolider leur suprématie. Les souverainismes d’aujourd’hui sont des formes de repli sur soi : des sociétés vieillissantes qui ont peur des nouveaux arrivants, qui fuient les guerres qu’elles ont elles-mêmes alimentées. Exemple du Brexit. Pour ce qui est du retour des zones d’influence, il faut se rappeler qu’on les a connues à l’époque de la guerre froide.

JW : Fluidité et non pas fixité de l’époque de la guerre froide.

La Chine est la grande gagnante de la période OMC.

N: Tout ça donne l’impression que la classe dirigeante ne sait pas où elle va.

JW : Parce qu’il n’y a plus de classe dirigeante au sens de l’ancienne bourgeoisie et cela au moins depuis les années 1930 et 1940. D’où le fait qu’ait fleuri, à l’ultragauche, la théorie d’un « capital automate » déjà quelque peu esquissée par Marx dans les Grundrisse. D’où aussi, mais en contrepoint, mes notes sur les fractions du capital.

On vit une accélération qui se met hors du temps historique. Fuite en avant. Cela correspond aussi à la transformation des éléments de base du capitalisme. Dans un système fondé sur la circulation de l’information, il n’y a plus de processus de longue durée comme celui qui a permis la formation de la classe bourgeoise. Le temps de l’accumulation est très lent. Même la révolution industrielle s’est faite lentement. Aujourd’hui le rythme est plus rapide pour tout le monde, la diffusion des innovations, la circulation des marchandises se sont accélérées. Les théories classiques de l’échange étaient fondées sur l’idée que le capital fixe (les immobilisations patrimoniales) ne circulait pas, seules le faisaient les matières premières (rapports coloniaux) et la force de travail (immigration), c’est-à-dire ce qu’on appelle techniquement le « capital circulant ». Par exemple, Staline et Mao, mais aussi l’Inde, pour d’autres raisons, avaient décidé de faire avec leurs propres forces. Mais aujourd’hui il est impossible d’empêcher la circulation du capital non seulement à travers la puissance loin d’être nouvelle des FMN, qui se rattachait plus à l’ancienne forme de domination impérialiste, que par le poids des investissements directs à l’étranger. Le développement du capitalisme n’est plus essentiellement par enclaves, comme avant la révolution du capital, car, avec la globalisation, la diffusion des innovations est formidable et bouleverse l’ensemble des conditions de vie — avec, par exemple, l’urbanisation sauvage, la production agricole intensive sous OGM, les élevages en batterie.

A : Autrefois les productions étaient proches de leurs marchés. L’énorme concentration du capital conjuguée à plusieurs révolutions techniques (porte-conteneurs, télécoms…) ont permis la mondialisation.

JW : On a connu les start-up sous d’autres formes (cf. les majors, qui faisaient travailler des « indépendants » dans le secteur artistique). Aujourd’hui c’est caricatural car tu fructifies à partir de rien.

N : Une démondialisation est-elle concevable, à ton avis ?

JW : Relocaliser artificiellement est impossible. Tout le monde est pris. C’était possible quand les Etats avaient une autonomie (une production et un marché national et colonial autosuffisant permettant la fermeture des frontières), autonomie qui a mené à la guerre comme dans les années 1930. Or, quelque chose qui pousse en avant empêche de revenir en arrière. Revenir à un temps historique ne peut venir que de luttes qui perturberaient la « fuite effrénée du monde », comme nous le disons en sous-titre de couverture de notre dernier numéro de la revue. La relocalisation ne pourrait se faire que sous une forme nouvelle d’artisanat, et encore, car l’exemple allemand de la petite et moyenne entreprise et de l’apprentissage bat de l’aile.

La fraction technologique du capital, au-delà de la dimension géopolitique de la lutte entre grandes puissances, vise à imposer une nouvelle vision du monde qui remplace l’ancienne Weltanschauung bourgeoise (d’où à nouveau l’idée de conquête de l’espace, le développement de l’IA, le transhumanisme). Encore plus que l’adhésion à la notion de progrès, il s’agit, pour les décideurs ou autres influenceurs, d’obtenir une adhésion immédiate de la population au « tout est possible ». Ce qui est grosso modo le cas et renvoie, pour le moment du moins, les actions de résistance à l’éclatement ou/et à l’infinitésimal.

Pour faire face, peu d’alternative et de marge de manoeuvre et au niveau théorique, cf. La synthèse de R. Garcia dans Le Désert de la critique. Avant, deux visions du monde s’opposaient et surtout une perspective (ex : « socialisme ou barbarie »). Puis période sans visions autre que le vague des « alternatives ». Aujourd’hui, une vision qui pousse à l’accélération, très en prise avec le quotidien, avec adhésion objective et subjective parce que, sensiblement et aussi insensiblement, il y a une transformation des rapports sociaux. La dépendance réciproque capital/travail, sans cesser d’exister, est aujourd’hui incluse dans une dépendance réciproque qui dépasse la seule exploitation pour toucher à une aliénation plus générale, mais contradictoire : dit autrement, à une coexistence entre aliénation et libération/émancipation. Exemple : avant, si j’étais obligé d’aller travailler, je n’étais pas obligé d’avoir une voiture, un téléphone ; aujourd’hui, je suis bien plus contraint. Les robots accèlèrent les choses. On est contraint et pris dans cette vision du monde. En vingt ans il s’est dégagé une vision, on n’est plus dans une simple nouveauté techno avec laquelle on peut jouer.

Mais dans ce processus, tout ne se joue pas à la même vitesse. Le marasme de l’industrie automobile européenne et particulièrement allemande est lié à son impossibilité à accélérer à la même vitesse que les entreprises plus jeunes du même secteur, mais agissant à l’autre bout du monde et dans un pays qui n’est pas limité par les mêmes barrières capitalistes. Ce qui faisait sa force était son avancée à un rythme maîtrisé basé sur des savoir-faire, les avantages sociaux de la classe ouvrière allemande en tant que catégorie sociale et non pas en tant que classe antagonique (cogestion, 32 à 35 heures dans la grande industrie, etc.) et des innovations de confort. La seule défense qu’elle peut avoir, c’est de retarder le moment de l’application des mesures et préparer des plans sociaux.

Le poids des entreprises dans les décisions est aujourd’hui fonction d’une structuration plus globale (au niveau de l’hypercapitalisme, comme on le voit par rapport aux questions de climat). Les lieux de décision ont changé : ils sont non seulement encore répartis et hiérarchisés verticalement, mais aussi organisés horizontalement en réseaux.

A : Zuckerberg est le seul à prendre des décisions dans sa boîte. Les entrepreneurs font tout pour s’émanciper des mesures gouvernementales.

JW : Ce sont les libertariens. Mais il y a aussi des entrepreneurs en marge qui ne sont pas dans l’establishment ou la politique.

On est dans un temps du capital qui n’est plus celui de la bourgeoisie qui intégrait le temps historique dans la mesure où il intégrait aussi les luttes de classe et la notion de conflit — la « grande politique », comme disait Mario Tronti. Mais là j’anticipe sur mon livre à venir…

Discussion autour du texte : « États-Unis : Réorganisation chaotique au sommet du capitalisme »

Les deux textes présents dans le numéro 23 de la revue autour des Etats-Unis tiennent évidemment compte du phénomène Trump, mais ils essaient de ne pas céder à l’actualisme en abordant un contexte plus large. Ils ont tous deux fait l’objet d’une discussion à Paris avec le groupe « soubis ».

Ils ont fait l’objet de comptes-rendus collectifs de la part de ce même groupe.
Voici le premier autour du texte de Larry « États-Unis : révolution politique et réorganisation chaotique » au sommet du capitalisme, dans lequel Larry maintient l’hypothèse d’une puissance américaine qui perdure, malgré tout.


Autour du texte : « États-Unis : Réorganisation chaotique au sommet du capitalisme » (Temps critiques n° 23)

Durant la présentation, Larry compte mettre en évidence les questions les plus importantes.
On assiste à des bouleversements importants. Le deuxième mandat de Trump est un vrai événement. Son refus de reconnaître sa défaite face à Biden en 2020 et l’amnistie des meneurs de l’assaut contre le Capitole en janvier 2021 étaient sans précédent. Qu’une partie de la droite US trouve cela acceptable en dit long par ailleurs sur le climat politique. En outre, Trump procède systématiquement par décrets (executive orders) plutôt qu’en s’en remettant au vote de lois par le Congrès. Cela témoigne de la volonté de concentrer le pouvoir, Trump faisant comme si la légitimité politique émanait de lui seul. Ne pas oublier que Trump est avant tout un homme d’affaires : il gouverne comme on dirige une entreprise. Or, une partie de la population adhère à cette politique spectaculaire en y voyant de l’efficacité.


Le retour de la politique

Le fonctionnement habituel de la politique, la séparation des pouvoirs notamment, est vu comme laborieux et inefficace. Trump dit : « Je ne m’embarrasse pas de tout ça, je gouverne par des décrets ».

Par rapport à son premier mandat quand il paraissait peu expérimenté et donc obligé de s’appuyer sur des professionnels de la fonction publique, il s’est entouré de gens montrant une fidélité sans faille, y compris de conseillers incompétents. Le nombre de collaborateurs issus de la chaîne Fox News est un exemple qui illustre bien cette situation. A ce propos, on a en mémoire l’affaire du « Signalgate ». Mike Waltz, le conseiller national à la sécurité de l’administration Trump, a invité par mégarde dans une conversation concernant le bombardement de positions houthis une personne non autorisée (un journaliste).

Pour la gauche, c’est la crise du capitalisme US face à la Chine qui permet d’expliquer la politique de rupture et l’autoritarisme ouvert de Trump. Il y a du vrai et cela explique le choix d’un entourage de gens fidèles.

Parmi les inspirateurs de Trump, il y a Roy Cohn. C’est un juriste qui a condamné les époux Rosenberg. Il doit sa notoriété aux enquêtes lancées par le sénateur Joseph McCarthy à l’époque des campagnes anticommunistes. Il a en son temps (il est mort en 1986) défendu des mafieux, avant de devenir le mentor du jeune Trump. Son mot d’ordre « Attaquer, contre-attaquer et ne jamais s’excuser » semble être la devise de l’administration actuelle du reste.

Les droits de douane sont une obsession de Trump depuis les années 1980, et il n’est pas sorti de cette mentalité : nous nous sommes fait avoir hier par les Japonais et aujourd’hui par les Chinois. Pourtant, les flux financiers sont largement au profit des USA, même si la balance commerciale des USA est déficitaire. Même s’il rencontre des échecs, il ne démord pas des droits de douane.

S’il doit négocier à la baisse par rapport à ses premières exigences, il y a pourtant bien un accord, avec la Grande-Bretagne (pratiquement le seul pays important avec lequel les USA ont un excédent commercial). Avec la Chine, les USA ont dû céder car elle a refusé de jouer le jeu. Mais Trump essaie de maintenir ses partenaires dans l’insécurité, cela fait partie de sa politique.

Autre élément : Trump essaie de remettre la politique au centre. Il croit en effet au populisme, même si l’idée que le peuple américain se fait avoir est une vision simpliste. Cela plaît à son électorat de base en tout cas.

Sur le régime « oligarchique » de Trump

La plupart des milliardaires se sont ralliés sur le tard à Trump. Steve Bannon ne s’est d’ailleurs pas gêné pour le dire. Trump a pourtant fait du tort aux multinationales US (la « Tech » notamment). Parler de l’accession des oligarques au pouvoir dans ces conditions n’a pas grand sens. Au mieux, c’est une banalité puisque les capitalistes n’ont jamais cessé d’influencer Washington. Mais ce n’est pas eux qui déterminent la politique de Trump de toute façon.

Pour Larry, Trump a en tête un régime inspiré par les militaires au pouvoir en Amérique latine (ou ailleurs dans le tiers monde) dans les années 1960-1970 : des régimes autoritaires sur fond de capitalisme mafieux. Un exemple : le cadeau offert dernièrement à Trump par le Qatar. La ministre de la Justice est une ancienne lobbyiste du Qatar…

Dans ces conditions, on peut parler de politisation à outrance du gouvernement…
Pourtant, il n’y a pas que de l’incompétence. Les liens avec les nouvelles technologies sont en effet forts : au centre se trouve le patron de Paypal (Peter Thiel). Ces chefs d’entreprise s’allient avec Trump parce qu’ils veulent maintenir l’hégémonie des Américains. Parmi les rallié-es à Trump, il y a des gens qui ont une vision pour l’Amérique. Ce serait par conséquent une erreur de ne voir dans la situation actuelle que de l’irrationalité.

On ne peut donc pas parler d’un pays qui sombre. Il y a des investisseurs et des ingénieurs, souvent d’origine étrangère, attachés au pays, qui entendent maintenir le rang des USA. Or, ils ont des compétences techniques non négligeables. Ils se sont mis au service de Trump (et des USA). Il y a aussi la volonté de renouer avec la politique des grands projets. L’exemple le plus évident est le « Dôme d’or », sans doute le projet d’investissement militaire le plus ambitieux depuis la « Guerre des étoiles » du début des années 1980. Il s’agit d’une protection des USA à base de satellites sur le modèle du « Dôme de fer » d’Israël. Tesla et Palantir Technologies pourraient décrocher le marché.

Attaque contre les progressistes et réaction politique

Les « trumpistes » ont surfé sur la vague anti-wokes largement partagée au sein des classes populaires. Les Démocrates n’ont pas du tout compris cela.

La gauche démocrate présente les « trumpistes » comme racistes, réactionnaires, homophobes… Or, il y a des homosexuels y compris chez les « trumpistes » (dont Scott Bessent, secrétaire au Trésor, marié à un homme avec qui il élève deux enfants), sans que l’on entende les conservateurs chrétiens s’en plaindre. Les électeurs de Trump non plus d’ailleurs. Le vice-président est marié par ailleurs avec une Indienne. Les Démocrates n’ont donc plus le monopole de la diversité. A l’heure actuelle, la seule minorité qui semble faire figure de paria chez les « trumpistes », ce sont les Noirs. La gauche n’a pas vu que les conservateurs ont réussi à s’approprier d’une certaine manière la diversité pour la retourner contre leurs adversaires.

Sur la réforme de l’État fédéral et la commission pour « l’efficacité gouvernementale » (DOGE), certain-es ont dénoncé des opérations de corruption mais elles et ils ont échoué à le prouver. Reste que la réforme risque de coûter plus cher que de tout laisser en l’état…

Quant à la fin de l’aide au développement US : ce serait 20 000 morts à court terme.
Lutte contre l’immigration : le gouvernement Trump a tenté de faire de véritables razzias dès les premiers jours de l’investiture. Mais les autorités ont rencontré des problèmes logistiques : places dans les prisons et les centres de rétention insuffisantes, et tarissement du flux des arrivées à la frontière. C’est la raison pour laquelle les expulsions ont été très faibles. La Cour suprême s’est en outre opposée à cette politique d’expulsions sans procédures justes. Comme Trump refuse les verdicts de la Cour suprême dans certains cas, on peut parler de véritable crise constitutionnelle.

L’opinion publique est pourtant du côté de Trump et soutient sa politique anti-immigrés. Certains électeurs républicains, respectueux de la Constitution, ont d’ailleurs interpellé les élus à ce sujet.

Un dernier point sur les formes de résistance politique et sociale

Cette résistance est faible. Il y a les tribunaux qui réagissent de plus en plus. Il en va de la raison d’être des juges : que deviennent-ils si le droit n’est plus respecté ? Or la Cour suprême ne peut pas les désavouer. La population fait confiance aux juges. Mais une juge a été arrêtée par le FBI car elle refusait l’intervention de la police des frontières sur une affaire concernant un étranger et doit passer en procès. Elle a déclaré qu’elle devait assurer la sécurité des justiciables dans l’enceinte de son tribunal.
Il y a eu des petits rassemblements contre Trump et sa politique, mais la majorité des contestataires fait confiance aux Démocrates.

Les Démocrates vont sûrement gagner les prochaines élections. Une partie du capitalisme US — la grande distribution par exemple — ne peut pas supporter des droits de douane élevés. Par ailleurs, les Républicains sont divisés sur la politique à mener. Les MAGA veulent maintenir une protection sociale, les autres Républicains non.

Discussion

  • Les décrets (executive orders) : ils ont une validité limitée. Si les Démocrates acquièrent la majorité aux élections de mi-mandat de novembre 2026, ils peuvent essayer d’invalider les décrets, qui ont pourtant force de loi. Au bout de quelques années, les décrets de Trump risquent de modifier profondément le cadre politique américain. Il faut voir qu’il y a un précédent ici : si d’autres présidents en ont fait, Trump est le premier à en abuser.
  • Sur la logique derrière tout cela : c’est la perte d’hégémonie des USA face à la Chine qui peut expliquer les revirements actuels aux Etats-Unis. D’où la remise en cause du capitalisme libéral pour aller vers des politiques autoritaires qui garantissent cette hégémonie.
  • Larry : Il y a sans doute un peu de ça. D’ailleurs, Biden avait commencé à mener une politique plus nationaliste. La montée de la Chine y est sans doute pour quelque chose. J’ai toutefois voulu mettre l’accent dans mon texte sur la perte d’identité politique et de repères aux USA. Les explications purement économiques sont insuffisantes pour comprendre ce qui se joue. Il y a encore des Américains qui ont énormément de richesses sans que cela ait une quelconque utilité économique. Il pourrait y avoir une redistribution sans que cela impacte gravement le capitalisme US. Il y a aussi des rapports de force dans la société qu’il faut interroger. Par exemple, le prix exorbitant des médicaments. A côté de ce qu’ont vécu les régions dévastées aux USA, la désindustrialisation de certaines régions en Europe, ce n’est rien. Si on a pu nourrir les gens pour pas grand-chose aux USA, c’est grâce aux importations bon marché en provenance de Chine. C’est l’une des contradictions de la politique actuelle.
  • Comment expliquer les transformations sociales et les conséquences politiques ? Problème de rapacité ou de valorisation du capital ? Comment expliquer le ralliement d’une partie des capitalistes à Trump ?
  • Larry : L’impuissance de la gauche face à Trump doit nous faire réfléchir (diversité, wokisme…). Dans deux ans, on ne parlera plus des droits de douane mais du wokisme qui mobilise une partie de l’électorat de Trump. Or, les sportifs transgenres, ça ne représente que dix athlètes…
    Pour les Américains, tant que l’inflation est contenue, tout va bien. Walmart a déclaré qu’il n’y aurait plus d’articles en rayon à Noël si la politique tarifaire était maintenue. Et effectivement, les conteneurs chinois n’arrivaient plus en Californie suite aux annonces d’augmentation des droits de douane. C’est à ce moment que Trump a annoncé un moratoire de quelques mois sur les droits de douane …
    Mais ce sont peut-être les marchés financiers et le principe de réalité qui auront raison de Trump. Car derrière les capitaux, il y a des usines.
  • Il ne faut pas sous-estimer Trump. Et d’ailleurs, comme Larry le dit dans son texte, il n’est pas seul. Il y a des erreurs mais elles sont rectifiées. Le but reste. C’est là où la rupture est profonde. Sous Biden, les déficits étaient plus importants que sous Roosevelt. Sur l’inflation, Trump corrige les choses…
  • Larry : Trump a de plus des capacités de rebond. Après l’assaut du Capitol, tout le monde pensait qu’il était fini. Il a remonté la pente en partie grâce à ses réseaux dans les pays du Golfe…
    Le soutien à Israël est en train de s’effriter avec Trump. C’est ainsi qu’il a fait libérer un prisonnier palestinien. Il essaie de reconstituer des réseaux et d’obtenir d’autres points d’appui. D’où ses bonnes relations avec les monarchies du Golfe avec lesquelles il compte développer des partenariats économiques.
    On supposait au départ que, Trump est tellement âpre aux gains qu’il a réclamé aux Ukrainiens leurs terres rares. En réalité, c’est Zelenski qui, en cherchant à faire comprendre à Trump que Poutine le menait en bateau, lui a proposé l’accès aux terres rares… Mais l’accord est favorable aux Ukrainiens, car ils conservent juridiquement la propriété du sous-sol. Trump pourrait bien utiliser Zelenski pour négocier avec les Russes.

Au-delà des luttes juridiques, y a-t-il une partie de la gauche de la gauche qui réfléchit à une renaissance critique ? Un mouvement de contestation anticapitaliste ?

  • Larry : Très peu pour l’instant. En l’absence de proposition de révolution sociale, le discours sur une révolution politique comme le défend Bernie Sanders n’a pas de sens…
  • Si la contestation est surtout juridique, c’est parce que la base sociale des Démocrates est réduite. Est-ce que les oppositions à Trump sur le plan de l’analyse se dirigent vers autre chose que le soutien aux démocrates ?
  • Nancy Fraser, constatant l’impuissance de la gauche américaine, soulève la question et en appelle à un front anticapitaliste. Le capitalisme n’est pas un bloc. Trump essaie des choses et recule quand ça ne marche pas, navigue à vue. Nous sommes dans une nouvelle phase où on ne peut plus appliquer les vieilles recettes. C’est une période un peu nouvelle, où il faut essayer d’autres méthodes. Si les classes dirigeantes américaines s’éloignent du « libre-échange » et du libéralisme politique pour des politiques plus brutales, c’est pour mieux défendre leurs intérêts, pensent-elles.
  • Il y a quand même des tensions dans le « camp trumpiste », entre Musk qui voudrait pouvoir embaucher des Indiens et Bannon qui lui oppose un « America first ». Trump doit conserver sa base sociale tout en favorisant le business. Ce bloc aux intérêts contradictoires peut-il tenir à long terme ?
  • Larry : Si en face ils se trouvent un ennemi commun, ils continueront. Sinon ils s’entretueront.
    Les Américains ne se reconnaissaient pas dans Biden, ils se retrouvent davantage dans Trump ; c’est une rupture culturelle et politique majeure qui ne s’explique pas par une analyse en termes économiques seulement. Par exemple, sous Biden il s’est construit beaucoup d’usines. Or, cela n’a pas résolu les Américains, y compris les classes populaires, à voter en nombre pour les Démocrates.
    Enfin, un point lourd de conséquence doit nous interpeller. Si le pays qui a servi de modèle au (néo)libéralisme abandonne une grande partie de l’Etat de droit, ça ne peut qu’avoir des répercussions dans le reste du monde.

Parution du n°23 de la revue Temps critiques

Nous avons le plaisir de vous informer de la parution du numéro 23 de la revue Temps critiques

Couverture du #23

Sommaire :
Le capital : une brève mise à jour
Temps critiques
Des immigrés aux migrants
Temps critiques
Etats-Unis : révolution politique et réorganisation chaotique au sommet du capitalisme
Larry Cohen
Puissance et déclin : la fragile synthèse trumpienne
Jacques Wajnsztejn
Introuvable kathêkon, réflexion à partir du dernier Tronti
Jacques Guigou
L’achèvement du temps historique
Jacques Wajnsztejn
Approche provisoire d’un dualisme problématique
Venant
Le chemin étroit de la critique du travail
Gzavier et Julien
La critique du travail englobée
Gzavier et Julien

Présentation

La tendance du capital à privilégier la capitalisation (ses formes liquides et financières) plutôt que l’accumulation (de nouvelles forces productives et immobilisations), s’appuie sur une organisation dans laquelle les flux de production et d’information, de finance et de personnes, dépendent des jeux de puissance au sein de réseaux interconnectés, mais malgré tout hiérarchisés. L’État a perdu l’autonomie relative qui était la sienne dans la société de classes à l’époque des États-nations. Il ne peut plus être perçu comme la superstructure politique d’une infrastructure capitaliste comme le concevait le marxisme. Son passage progressif à une forme réseau à travers laquelle il est présent, actif et englobant, tend à agréger État et capital. L’État n’est plus en surplomb de la société, puisqu’il a recours à différentes formes d’intermédiation qui tendent à transformer ses propres institutions en de multiples dispositifs spécifiques de remédiation. La forme de domination qu’il exerce est basée sur l’internisation/subjectivisation des normes et des modèles dominants. Parmi ces modèles, celui de la technique joue un rôle central dans la transformation des forces productives et des rapports sociaux. Ce modèle technique, induit par le développement capitaliste, s’impose aujourd’hui comme une nécessité absolue et non pas comme un progrès, alors pourtant qu’il est indissociable de choix politiques. Il finit par s’imposer comme une seconde nature. Nous critiquons toutefois l’hypothèse d’un « système » technique autonome ou « macro- système ».

Il en est de même de la notion de « système » capitaliste : le capital ne tend vers l’unité qu’à travers des processus de division et de fragmentation qui restent porteurs de contradictions et réservent des possibilités de crises et de luttes futures. C’est bien pour cela qu’il y a encore « société » mais il s’agit en l’occurrence, d’une « société capitalisée».

L’hypothèse d’une « crise finale » du capitalisme qui possèderait une forte dynamique le poussant à « creuser sa propre tombe » a été démentie par les faits, même si sa dynamique actuelle repose sur le risque et donc suppose la possibilité et l’existence de crises. En effet, le capital n’a pas de forme consacrée, comme le laisseraient supposer ses différentes formes historiques, commerciale et financière d’abord, industrielle ensuite. Cette dernière phase a pu constituer un temps un facteur de stabilisation, remis en cause désormais par la tendance forte à l’unité de ces formes, ce que nous avons nommé la révolution du capital. Aujourd’hui, tout n’est pas que question de profit. Les jeux de puissance des dirigeants, des actionnaires et des créatifs, concourent à une innovation permanente et nécessaire à la dynamique d’ensemble. Mais si ce processus fait encore société c’est parce que le capital n’a pas engendré une domestication totale. Il se fait milieu, valeurs, culture, provoquant une adhésion contradictoire d’individus qui participent ainsi à des modes de vie de la société capitalisée, par exemple à travers une consommation des objets techniques qui tend à virtualiser les rapports sociaux d’où, en retour, l’activation de références à la fois communautaires et particularistes. Nous assistons à ce mouvement au cours duquel la société capitalisée semble s’émanciper de ses contradictions internes parce que nous-mêmes avons pour le moment échoué à révolutionner ce monde.

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