L’achèvement du temps historique

Parution et rencontre

À l’occasion de la sortie du livre L’achèvement du temps historique de J.Wajnsztejn nous vous proposons une version remaniée de l’article introductif présent dans le numéro 23 de Temps critiques : https://www.tempscritiques.net/spip.php?article564

En outre, nous signalons une rencontre avec l’auteur le 26 juin à partir de 18 h au CDMP (8 impasse Crozatier, 75012 Paris, M° Reuilly-Diderot). Il y aura la possibilité d’acheter le livre à -30 % soit 15 euros.

Compte rendu de la discussion avec J. Wajnsztejn sur son article : Puissance et déclin. La fragile synthèse trumpienne

Les deux textes « États-Unis : Réorganisation chaotique au sommet du capitalisme » et « Puissance et déclin. La fragile synthèse trumpienne » présents dans le numéro 23 de la revue Temps critiques autour des Etats-Unis tiennent évidemment compte du phénomène Trump, mais ils essaient de ne pas céder à l’actualisme en abordant un contexte plus large. Ils ont tous deux fait l’objet d’une discussion à Paris avec le groupe « soubis » et ont fait l’objet de comptes-rendus collectifs de la part de ce même groupe que nous publions.

Dans « Puissance et déclin. La fragile synthèse trumpienne »  il s’agissait de sortir de cette mode post-moderne qui réintroduit du binaire pourtant dénoncée par ailleurs. Rapporté aux E-U il s’agissait de tenir les 2 bouts en réaffirmant le maintien de leur statut de puissance au sein d’un monde occidental globalement en déclin parce que son progressisme originel s’est épuisé. Dans cette mesure le trumpisme n’est pas un nouvel extrémisme mais une tentative d’improbable synthèse entre accélération capitaliste et conservatisme.


JW : Larry et moi avons travaillé de façon indépendante, donc nos articles ne se chevauchent pas. Je traite du contexte plus global, Larry de la situation plus particulière aux USA.

J’ai en effet voulu remettre en perspective théorique et historique la question du déclin ou celle de décadence puisqu’elles réapparaissaient aujourd’hui en filigrane autour de la politique de Trump et de son équipe. C’est pourquoi, sans cuistrerie aucune, j’ai cité Derrida et Lyotard, qui sont des auteurs assumés de la décadence.

A propos des USA, on parle de déclin de puissance par rapport à la Chine et de déclin de la démocratie. Or une puissance peut être hégémonique et en déclin du fait de contre-tendances fortes à sa domination. Trump a bien conscience du déclin : les mesures protectionnistes sont toujours une forme de défense des puissances dominantes par rapport au dynamisme produit par le libre-échange. Aspect malthusien de sa politique économique : le pays  participait largement à la « globalisation heureuse » et au donnant-donnant que présupposait le développement de l’OMC ; or la crise sanitaire a montré que la division internationale du travail ainsi créée avait amené les pays à trop se spécialiser : une harmonie illusoire donc, qui indique que la complémentarité économique peut se transformer en concurrence en période de crise. La question nationale et politique n’est donc pas réglée, car  les accords entre les puissances au sommet n’empêchent pas les conflits. Cette division internationale du travail fonctionne encore, mais une vision critique souverainiste déjà repérable avec le Brexit s’est développée. Et par exemple, dans la vision trumpienne, il n’y a pas que des gagnants si le « gâteau » n’augmente plus de taille.

La question de l’Ukraine a aussi montré que les questions géopolitiques pouvaient intervenir dans le cadre de cette nouvelle tendance souverainiste à l’oeuvre.

A : Je pense qu’il y a un déclin économique. Reste à voir si c’est inéluctable ou non. Ce sont les ruptures qui se créent dans le monde qui sont intéressantes. Dans certains textes, on veut voir une continuité entre Démocrates et Républicains sans voir les ruptures en cours.

JW : Larry voit beaucoup plus la continuité, je vois un peu plus de discontinuité, mais on est d’accord tous les deux pour dire que la puissance économique des USA demeure : voir les chiffres avancés dans ma brochure sur les investissements directs à l’étranger (IDE), la puissance des firmes multinationales (FMN) américaines et leur énorme pouvoir de capitalisation qui mesure bien plus la puissance qu’un niveau de PIB.

G : Je suis impressionné par la quantité des éléments  que tu fournis, mais ne comprends pas où tu veux en venir. Dans ta conclusion tu parles des « lumières noires » qui nous ramèneraient à une spécificité occidentale mais non universaliste, comme avant la Première Guerre mondiale. Que vois-tu comme perspective à partir de là ?

JW : On a dû boucler les textes très vite pour garantir la sortie de la revue d’où le fait que certains points sont posés plus qu’explicités. Les attaques contre les Lumières traditionnelles et l’universalisme qui sont portées aux Etats-unis proviennent aussi bien des tendances de la nouvelle droite américaine que de la gauche démocrate, et de fait elles se rejoignent, fragilisant un possible retour à la question sociale par la polarisation sur le débat woke/antiwoke. De ce point de vue il n’y a guère de perspective pour nous, puisque le combat pour l’hégémonie culturelle se joue en fait dans la perspective américaine, d’où par exemple l’extension des courants racialistes dans le monde, alors que jusque-là la question de la race était considérée comme une spécificité américaine et le concept négligé ailleurs. Donc, si perspective il y a, c’est en dehors ou au-delà de cette polémique idéologique. Sur le terrain comme l’ont fait les GJ. Mais pour le moment on ne voit rien venir comme pôle significatif de résistance, malgré le côté inquiétant de ce qui se passe aux Etats-Unis comme en Allemagne.

G : La Californie, c’est l’extrême Occident.

A : C’est un camp à l’intérieur de ces pays qui remet en question les valeurs des Lumières.

JW : Cela rentre dans le cadre de la bataille pour l’hégémonie culturelle. Mais celle-ci est aussi définie par l’évolution des rapports de classe. Ca n’entre pas dans la tradition du mouvement révolutionnaire ni ouvrier : c’est pour cela que ça nous secoue. On observe un retour en grâce de l’idéalisme – voir l’usage de Gramsci par des gens de tout bord. L’insistance sur l’aspect performatif (imposer la révolution par le langage) se retrouve dans tous les termes employés par les essayistes, qui cherchent à nommer les choses pour les faire exister.

G : Allusion finale du texte. Allusif aussi dans « le premier des déclins est celui de la gauche qui n’a plus rien à dire que la défense de l’Etat de droit protecteur ».

JW : C’était exceptionnel de voir la presse quotidienne défendre l’existence d’institutions américaines vilipendées encore hier, mais qui trouvent un retour en grâce (de l’OMC jusqu’à l’OTAN, en passant par CNN et les grandes universités de classe) du simple fait qu’elles sont attaquées aujourd’hui par Musk,  et aussi la prolifération d’articles sur l’Etat de droit et sa pure défense du pouvoir judiciaire sans analyse théorique de l’Etat. Simple désir de retour à une légalité de société capitalisée enserrée dans des règles normatives acceptables. Le trumpisme serait illégal. Il s’agissait alors, pour la bonne gauche démocrate d’essayer de faire la différence entre un Etat de droit et un état d’exception. Tous les états d’exception ont fait attention à la dimension de l’Etat de droit. C’est ce qui les différencie des Etats issus de pronunciamentos (ex. Argentine ou Afrique), où il n’y a pas de Constitution ni d’élections, où l’armée intervient en tant que corps de la nation. La défense de l’Etat de droit par la gauche se fait maintenant au nom de la défense des acquis. Le risque est qu’aux échappements des démocraties dites illibérales et à leur durcissement répressif ne soit opposé qu’un retour à la démocratie libérale. Une exigence de légalité bien plus que de légitimité, qui ne peut guère être mobilisatrice.

G : Dans un passage tu montres une fracture au sein du capital. Paradoxalement ces gens dénoncés autrefois par la gauche sont perçus comme un rempart face au trumpisme. Ce que cela montre, c’est l’effondrement de la capacité de la gauche à penser autre chose. Ce que le trumpisme vient mettre en lumière.

JW : Il passe tout au révélateur parce qu’il contredit l’idée qu’il s’agit d’un système où rien ne serait repérable et où tout irait dans le même sens parce que suivant un « plan du capital ». Rien de plus faux pour nous. La victoire de Trump et la recomposition du pouvoir qui s’effectue autour de lui sont plutôt le signe de la dureté des luttes entre fractions du capital, comme je le développais dans un précédent numéro. J’y attirais aussi l’attention sur « la démocratisation du capital » (fonds de pension et capital fictif) et ma critique de toute théorie en termes de pouvoir oligarchique. En effet, l’apparition et le développement des plateformes a été favorisé par la financiarisation du capital, et cette même « démocratisation » a aussi affaibli les  positions hiérarchiques héritées. Je parlais alors, dans ce numéro 21 de la revue, des fractions financières ; cette fois, autour de Trump, il s’agit des fractions technologiques. Il y a un renouvellement des élites. Il ne faut pas oublier que dans la modernité le brassage s’est toujours fait par le biais des classes moyennes, et cela dès le développement des villes et de la première bourgeoisie, avant même la Révolution française par exemple, parce que ce sont les lieux de brassage entre nouvelles et anciennes couches (par exemple, plus personne ne parle en termes de petite bourgeoisie parce que cette ancienne fraction propriétaire a été remplacée par les nouvelles couches moyennes salariées). A présent on observe un peu le même phénomène dans les cercles dirigeants : ce sont les marginaux de la classe capitaliste qui ont formé des fractions très dynamiques et les plus innovantes, parce qu’elles n’avaient rien à perdre (elles n’avaient rien accumulé) et tout à gagner, le risque étant pris par d’autres (capital-risque) en échange du contrôle de la capitalisation finale.  C’est encore plus net aux USA où la mobilité est bien plus forte, mais en France il y a eu une mise au rancart progressive des capitalistes traditionnels (voir l’évolution du CNPF devenu Medef et maintenant dirigé par les secteurs de pointe et non plus par les mines et la sidérurgie).

A : Les idées nouvelles viennent des classes moyennes ?

JW : Oui, car ce sont les classes du brassage des idées et des pratiques ; elles ne viennent jamais de l’aristocratie ni du prolétariat (l’idée de révolution, contrairement à celle de révolte ou d’émeute, est bourgeoise et sera seulement reprise plus tard par le prolétariat). Mais il faut qu’il y ait des possibilités. La « révolution du capital » l’a permis.

A : La grande rupture d’aujourd’hui est portée par des puissants.

JW : Ce gens-là ont remplacé les dynasties. Il faut voir aussi combien de gens de la finance ont chuté. Ce sont des fractions du capital sans assise stable, ni héréditaire, ni fonctionnelle, ni juridique. La source de leur puissance, c’est la prise de risque, l’innovation, la circulation, pas l’accumulation.

A : Ceux qui financent sont souvent des héritiers. Les ruptures actuelles ne sont pas seulement sociétales. La gauche a des raisons d’être inquiète de l’illibéralisme montant. L’Etat de droit, c’est un rempart par rapport à cette autre chose qu’est le trumpisme. Bernard Aspe dans Lundi matin (https://lundi.am/La-division-du-politique) dit vouloir reconstituer un mouvement révolutionnaire, il reprend des concepts comme « matérialisme historique », ramène la question du travail.

JW : Je n’ai jamais attaqué le libéralisme. Ceux qui l’ont fait ne s’attaquaient pas au capitalisme, ils voulaient réinstaurer le programme du Centre national de la Résistance. Le libéralisme est une des formes du capitalisme. Démission théorique de la gauche avec rattachement à l’Etat. Dans les luttes c’est souvent l’Etat qu’on a en face de nous et non pas le « patronat », car le capital est plus que jamais puissance et pouvoir (et non pas taux de profit, ce que ne peuvent comprendre les tenants du décrochage entre « économie réelle » et finance – économie irréelle !).

N : On se trompe en parlant de crise du capitalisme ?

JW : Il n’y a pas de crise finale, pas de parachèvement, le capitalisme a gagné (au moins pour l’instant) par sa dynamique de fuite en avant autant que par la résolution qu’il apporte à ses contradictions ; il essaie de les englober. Dans sa dynamique, le capitalisme se nourrit des luttes (de classe), comme on a pu le voir après les mouvements d’insubordination des années 1960-1970, mais, même en leur absence significative, il ne supprime pas tous les conflits. Il n’a ainsi résolu ni la question de la religion ni la question de la nation. Le dépassement de la nation s’est avéré en partie illusoire. Elle revient sous la forme des souverainismes et de l’isolationnisme, ou à l’inverse par le retour de certaines tendances impériales comme en Russie. 

Avec Trump le souverainisme n’est pas équivalent à la forme Brexit : il n’est pas pur isolationnisme, mais coexiste avec une théorie des zones d’influence (Amérique centrale et du Sud pour lui, éventuellement Canada ; Europe de l’Est pour la Russie, Taiwan pour la Chine, etc. Ce retour à l’expression d’une puissance nationale vient bloquer le fonctionnement du capitalisme du sommet tel qu’il s’était organisé à partir de l’OMC au niveau de la division internationale du travail et des G7 à G+++ qui lui ont succédé.

N : Pourtant, Internet et le rôle des plateformes, ça tend plutôt à effacer les frontières nationales.

JW : Toutes les mesures de Trump sont anti-plateformes. C’est aussi instable que le sont  les différentes luttes de fraction pour le partage ou la prédominance du pouvoir…

G : Ce n’est pas un retour du nationalisme, c’est autre chose. Autrefois, le nationalisme correspondait à l’émergence de nouveaux Etats cassant les empires (Autriche-Hongrie et Russie) et ensuite à l’affrontement entre Etats repus (Grande-Bretagne et France) et Etats faméliques (Allemagne, Italie, Japon). C’étaient des sociétés jeunes, en recherche d’expansion. Les Etats-Unis ont profité de ces affrontements pour affirmer et consolider leur suprématie. Les souverainismes d’aujourd’hui sont des formes de repli sur soi : des sociétés vieillissantes qui ont peur des nouveaux arrivants, qui fuient les guerres qu’elles ont elles-mêmes alimentées. Exemple du Brexit. Pour ce qui est du retour des zones d’influence, il faut se rappeler qu’on les a connues à l’époque de la guerre froide.

JW : Fluidité et non pas fixité de l’époque de la guerre froide.

La Chine est la grande gagnante de la période OMC.

N: Tout ça donne l’impression que la classe dirigeante ne sait pas où elle va.

JW : Parce qu’il n’y a plus de classe dirigeante au sens de l’ancienne bourgeoisie et cela au moins depuis les années 1930 et 1940. D’où le fait qu’ait fleuri, à l’ultragauche, la théorie d’un « capital automate » déjà quelque peu esquissée par Marx dans les Grundrisse. D’où aussi, mais en contrepoint, mes notes sur les fractions du capital.

On vit une accélération qui se met hors du temps historique. Fuite en avant. Cela correspond aussi à la transformation des éléments de base du capitalisme. Dans un système fondé sur la circulation de l’information, il n’y a plus de processus de longue durée comme celui qui a permis la formation de la classe bourgeoise. Le temps de l’accumulation est très lent. Même la révolution industrielle s’est faite lentement. Aujourd’hui le rythme est plus rapide pour tout le monde, la diffusion des innovations, la circulation des marchandises se sont accélérées. Les théories classiques de l’échange étaient fondées sur l’idée que le capital fixe (les immobilisations patrimoniales) ne circulait pas, seules le faisaient les matières premières (rapports coloniaux) et la force de travail (immigration), c’est-à-dire ce qu’on appelle techniquement le « capital circulant ». Par exemple, Staline et Mao, mais aussi l’Inde, pour d’autres raisons, avaient décidé de faire avec leurs propres forces. Mais aujourd’hui il est impossible d’empêcher la circulation du capital non seulement à travers la puissance loin d’être nouvelle des FMN, qui se rattachait plus à l’ancienne forme de domination impérialiste, que par le poids des investissements directs à l’étranger. Le développement du capitalisme n’est plus essentiellement par enclaves, comme avant la révolution du capital, car, avec la globalisation, la diffusion des innovations est formidable et bouleverse l’ensemble des conditions de vie — avec, par exemple, l’urbanisation sauvage, la production agricole intensive sous OGM, les élevages en batterie.

A : Autrefois les productions étaient proches de leurs marchés. L’énorme concentration du capital conjuguée à plusieurs révolutions techniques (porte-conteneurs, télécoms…) ont permis la mondialisation.

JW : On a connu les start-up sous d’autres formes (cf. les majors, qui faisaient travailler des « indépendants » dans le secteur artistique). Aujourd’hui c’est caricatural car tu fructifies à partir de rien.

N : Une démondialisation est-elle concevable, à ton avis ?

JW : Relocaliser artificiellement est impossible. Tout le monde est pris. C’était possible quand les Etats avaient une autonomie (une production et un marché national et colonial autosuffisant permettant la fermeture des frontières), autonomie qui a mené à la guerre comme dans les années 1930. Or, quelque chose qui pousse en avant empêche de revenir en arrière. Revenir à un temps historique ne peut venir que de luttes qui perturberaient la « fuite effrénée du monde », comme nous le disons en sous-titre de couverture de notre dernier numéro de la revue. La relocalisation ne pourrait se faire que sous une forme nouvelle d’artisanat, et encore, car l’exemple allemand de la petite et moyenne entreprise et de l’apprentissage bat de l’aile.

La fraction technologique du capital, au-delà de la dimension géopolitique de la lutte entre grandes puissances, vise à imposer une nouvelle vision du monde qui remplace l’ancienne Weltanschauung bourgeoise (d’où à nouveau l’idée de conquête de l’espace, le développement de l’IA, le transhumanisme). Encore plus que l’adhésion à la notion de progrès, il s’agit, pour les décideurs ou autres influenceurs, d’obtenir une adhésion immédiate de la population au « tout est possible ». Ce qui est grosso modo le cas et renvoie, pour le moment du moins, les actions de résistance à l’éclatement ou/et à l’infinitésimal.

Pour faire face, peu d’alternative et de marge de manoeuvre et au niveau théorique, cf. La synthèse de R. Garcia dans Le Désert de la critique. Avant, deux visions du monde s’opposaient et surtout une perspective (ex : « socialisme ou barbarie »). Puis période sans visions autre que le vague des « alternatives ». Aujourd’hui, une vision qui pousse à l’accélération, très en prise avec le quotidien, avec adhésion objective et subjective parce que, sensiblement et aussi insensiblement, il y a une transformation des rapports sociaux. La dépendance réciproque capital/travail, sans cesser d’exister, est aujourd’hui incluse dans une dépendance réciproque qui dépasse la seule exploitation pour toucher à une aliénation plus générale, mais contradictoire : dit autrement, à une coexistence entre aliénation et libération/émancipation. Exemple : avant, si j’étais obligé d’aller travailler, je n’étais pas obligé d’avoir une voiture, un téléphone ; aujourd’hui, je suis bien plus contraint. Les robots accèlèrent les choses. On est contraint et pris dans cette vision du monde. En vingt ans il s’est dégagé une vision, on n’est plus dans une simple nouveauté techno avec laquelle on peut jouer.

Mais dans ce processus, tout ne se joue pas à la même vitesse. Le marasme de l’industrie automobile européenne et particulièrement allemande est lié à son impossibilité à accélérer à la même vitesse que les entreprises plus jeunes du même secteur, mais agissant à l’autre bout du monde et dans un pays qui n’est pas limité par les mêmes barrières capitalistes. Ce qui faisait sa force était son avancée à un rythme maîtrisé basé sur des savoir-faire, les avantages sociaux de la classe ouvrière allemande en tant que catégorie sociale et non pas en tant que classe antagonique (cogestion, 32 à 35 heures dans la grande industrie, etc.) et des innovations de confort. La seule défense qu’elle peut avoir, c’est de retarder le moment de l’application des mesures et préparer des plans sociaux.

Le poids des entreprises dans les décisions est aujourd’hui fonction d’une structuration plus globale (au niveau de l’hypercapitalisme, comme on le voit par rapport aux questions de climat). Les lieux de décision ont changé : ils sont non seulement encore répartis et hiérarchisés verticalement, mais aussi organisés horizontalement en réseaux.

A : Zuckerberg est le seul à prendre des décisions dans sa boîte. Les entrepreneurs font tout pour s’émanciper des mesures gouvernementales.

JW : Ce sont les libertariens. Mais il y a aussi des entrepreneurs en marge qui ne sont pas dans l’establishment ou la politique.

On est dans un temps du capital qui n’est plus celui de la bourgeoisie qui intégrait le temps historique dans la mesure où il intégrait aussi les luttes de classe et la notion de conflit — la « grande politique », comme disait Mario Tronti. Mais là j’anticipe sur mon livre à venir…

Discussion autour du texte : « États-Unis : Réorganisation chaotique au sommet du capitalisme »

Les deux textes présents dans le numéro 23 de la revue autour des Etats-Unis tiennent évidemment compte du phénomène Trump, mais ils essaient de ne pas céder à l’actualisme en abordant un contexte plus large. Ils ont tous deux fait l’objet d’une discussion à Paris avec le groupe « soubis ».

Ils ont fait l’objet de comptes-rendus collectifs de la part de ce même groupe.
Voici le premier autour du texte de Larry « États-Unis : révolution politique et réorganisation chaotique » au sommet du capitalisme, dans lequel Larry maintient l’hypothèse d’une puissance américaine qui perdure, malgré tout.


Autour du texte : « États-Unis : Réorganisation chaotique au sommet du capitalisme » (Temps critiques n° 23)

Durant la présentation, Larry compte mettre en évidence les questions les plus importantes.
On assiste à des bouleversements importants. Le deuxième mandat de Trump est un vrai événement. Son refus de reconnaître sa défaite face à Biden en 2020 et l’amnistie des meneurs de l’assaut contre le Capitole en janvier 2021 étaient sans précédent. Qu’une partie de la droite US trouve cela acceptable en dit long par ailleurs sur le climat politique. En outre, Trump procède systématiquement par décrets (executive orders) plutôt qu’en s’en remettant au vote de lois par le Congrès. Cela témoigne de la volonté de concentrer le pouvoir, Trump faisant comme si la légitimité politique émanait de lui seul. Ne pas oublier que Trump est avant tout un homme d’affaires : il gouverne comme on dirige une entreprise. Or, une partie de la population adhère à cette politique spectaculaire en y voyant de l’efficacité.


Le retour de la politique

Le fonctionnement habituel de la politique, la séparation des pouvoirs notamment, est vu comme laborieux et inefficace. Trump dit : « Je ne m’embarrasse pas de tout ça, je gouverne par des décrets ».

Par rapport à son premier mandat quand il paraissait peu expérimenté et donc obligé de s’appuyer sur des professionnels de la fonction publique, il s’est entouré de gens montrant une fidélité sans faille, y compris de conseillers incompétents. Le nombre de collaborateurs issus de la chaîne Fox News est un exemple qui illustre bien cette situation. A ce propos, on a en mémoire l’affaire du « Signalgate ». Mike Waltz, le conseiller national à la sécurité de l’administration Trump, a invité par mégarde dans une conversation concernant le bombardement de positions houthis une personne non autorisée (un journaliste).

Pour la gauche, c’est la crise du capitalisme US face à la Chine qui permet d’expliquer la politique de rupture et l’autoritarisme ouvert de Trump. Il y a du vrai et cela explique le choix d’un entourage de gens fidèles.

Parmi les inspirateurs de Trump, il y a Roy Cohn. C’est un juriste qui a condamné les époux Rosenberg. Il doit sa notoriété aux enquêtes lancées par le sénateur Joseph McCarthy à l’époque des campagnes anticommunistes. Il a en son temps (il est mort en 1986) défendu des mafieux, avant de devenir le mentor du jeune Trump. Son mot d’ordre « Attaquer, contre-attaquer et ne jamais s’excuser » semble être la devise de l’administration actuelle du reste.

Les droits de douane sont une obsession de Trump depuis les années 1980, et il n’est pas sorti de cette mentalité : nous nous sommes fait avoir hier par les Japonais et aujourd’hui par les Chinois. Pourtant, les flux financiers sont largement au profit des USA, même si la balance commerciale des USA est déficitaire. Même s’il rencontre des échecs, il ne démord pas des droits de douane.

S’il doit négocier à la baisse par rapport à ses premières exigences, il y a pourtant bien un accord, avec la Grande-Bretagne (pratiquement le seul pays important avec lequel les USA ont un excédent commercial). Avec la Chine, les USA ont dû céder car elle a refusé de jouer le jeu. Mais Trump essaie de maintenir ses partenaires dans l’insécurité, cela fait partie de sa politique.

Autre élément : Trump essaie de remettre la politique au centre. Il croit en effet au populisme, même si l’idée que le peuple américain se fait avoir est une vision simpliste. Cela plaît à son électorat de base en tout cas.

Sur le régime « oligarchique » de Trump

La plupart des milliardaires se sont ralliés sur le tard à Trump. Steve Bannon ne s’est d’ailleurs pas gêné pour le dire. Trump a pourtant fait du tort aux multinationales US (la « Tech » notamment). Parler de l’accession des oligarques au pouvoir dans ces conditions n’a pas grand sens. Au mieux, c’est une banalité puisque les capitalistes n’ont jamais cessé d’influencer Washington. Mais ce n’est pas eux qui déterminent la politique de Trump de toute façon.

Pour Larry, Trump a en tête un régime inspiré par les militaires au pouvoir en Amérique latine (ou ailleurs dans le tiers monde) dans les années 1960-1970 : des régimes autoritaires sur fond de capitalisme mafieux. Un exemple : le cadeau offert dernièrement à Trump par le Qatar. La ministre de la Justice est une ancienne lobbyiste du Qatar…

Dans ces conditions, on peut parler de politisation à outrance du gouvernement…
Pourtant, il n’y a pas que de l’incompétence. Les liens avec les nouvelles technologies sont en effet forts : au centre se trouve le patron de Paypal (Peter Thiel). Ces chefs d’entreprise s’allient avec Trump parce qu’ils veulent maintenir l’hégémonie des Américains. Parmi les rallié-es à Trump, il y a des gens qui ont une vision pour l’Amérique. Ce serait par conséquent une erreur de ne voir dans la situation actuelle que de l’irrationalité.

On ne peut donc pas parler d’un pays qui sombre. Il y a des investisseurs et des ingénieurs, souvent d’origine étrangère, attachés au pays, qui entendent maintenir le rang des USA. Or, ils ont des compétences techniques non négligeables. Ils se sont mis au service de Trump (et des USA). Il y a aussi la volonté de renouer avec la politique des grands projets. L’exemple le plus évident est le « Dôme d’or », sans doute le projet d’investissement militaire le plus ambitieux depuis la « Guerre des étoiles » du début des années 1980. Il s’agit d’une protection des USA à base de satellites sur le modèle du « Dôme de fer » d’Israël. Tesla et Palantir Technologies pourraient décrocher le marché.

Attaque contre les progressistes et réaction politique

Les « trumpistes » ont surfé sur la vague anti-wokes largement partagée au sein des classes populaires. Les Démocrates n’ont pas du tout compris cela.

La gauche démocrate présente les « trumpistes » comme racistes, réactionnaires, homophobes… Or, il y a des homosexuels y compris chez les « trumpistes » (dont Scott Bessent, secrétaire au Trésor, marié à un homme avec qui il élève deux enfants), sans que l’on entende les conservateurs chrétiens s’en plaindre. Les électeurs de Trump non plus d’ailleurs. Le vice-président est marié par ailleurs avec une Indienne. Les Démocrates n’ont donc plus le monopole de la diversité. A l’heure actuelle, la seule minorité qui semble faire figure de paria chez les « trumpistes », ce sont les Noirs. La gauche n’a pas vu que les conservateurs ont réussi à s’approprier d’une certaine manière la diversité pour la retourner contre leurs adversaires.

Sur la réforme de l’État fédéral et la commission pour « l’efficacité gouvernementale » (DOGE), certain-es ont dénoncé des opérations de corruption mais elles et ils ont échoué à le prouver. Reste que la réforme risque de coûter plus cher que de tout laisser en l’état…

Quant à la fin de l’aide au développement US : ce serait 20 000 morts à court terme.
Lutte contre l’immigration : le gouvernement Trump a tenté de faire de véritables razzias dès les premiers jours de l’investiture. Mais les autorités ont rencontré des problèmes logistiques : places dans les prisons et les centres de rétention insuffisantes, et tarissement du flux des arrivées à la frontière. C’est la raison pour laquelle les expulsions ont été très faibles. La Cour suprême s’est en outre opposée à cette politique d’expulsions sans procédures justes. Comme Trump refuse les verdicts de la Cour suprême dans certains cas, on peut parler de véritable crise constitutionnelle.

L’opinion publique est pourtant du côté de Trump et soutient sa politique anti-immigrés. Certains électeurs républicains, respectueux de la Constitution, ont d’ailleurs interpellé les élus à ce sujet.

Un dernier point sur les formes de résistance politique et sociale

Cette résistance est faible. Il y a les tribunaux qui réagissent de plus en plus. Il en va de la raison d’être des juges : que deviennent-ils si le droit n’est plus respecté ? Or la Cour suprême ne peut pas les désavouer. La population fait confiance aux juges. Mais une juge a été arrêtée par le FBI car elle refusait l’intervention de la police des frontières sur une affaire concernant un étranger et doit passer en procès. Elle a déclaré qu’elle devait assurer la sécurité des justiciables dans l’enceinte de son tribunal.
Il y a eu des petits rassemblements contre Trump et sa politique, mais la majorité des contestataires fait confiance aux Démocrates.

Les Démocrates vont sûrement gagner les prochaines élections. Une partie du capitalisme US — la grande distribution par exemple — ne peut pas supporter des droits de douane élevés. Par ailleurs, les Républicains sont divisés sur la politique à mener. Les MAGA veulent maintenir une protection sociale, les autres Républicains non.

Discussion

  • Les décrets (executive orders) : ils ont une validité limitée. Si les Démocrates acquièrent la majorité aux élections de mi-mandat de novembre 2026, ils peuvent essayer d’invalider les décrets, qui ont pourtant force de loi. Au bout de quelques années, les décrets de Trump risquent de modifier profondément le cadre politique américain. Il faut voir qu’il y a un précédent ici : si d’autres présidents en ont fait, Trump est le premier à en abuser.
  • Sur la logique derrière tout cela : c’est la perte d’hégémonie des USA face à la Chine qui peut expliquer les revirements actuels aux Etats-Unis. D’où la remise en cause du capitalisme libéral pour aller vers des politiques autoritaires qui garantissent cette hégémonie.
  • Larry : Il y a sans doute un peu de ça. D’ailleurs, Biden avait commencé à mener une politique plus nationaliste. La montée de la Chine y est sans doute pour quelque chose. J’ai toutefois voulu mettre l’accent dans mon texte sur la perte d’identité politique et de repères aux USA. Les explications purement économiques sont insuffisantes pour comprendre ce qui se joue. Il y a encore des Américains qui ont énormément de richesses sans que cela ait une quelconque utilité économique. Il pourrait y avoir une redistribution sans que cela impacte gravement le capitalisme US. Il y a aussi des rapports de force dans la société qu’il faut interroger. Par exemple, le prix exorbitant des médicaments. A côté de ce qu’ont vécu les régions dévastées aux USA, la désindustrialisation de certaines régions en Europe, ce n’est rien. Si on a pu nourrir les gens pour pas grand-chose aux USA, c’est grâce aux importations bon marché en provenance de Chine. C’est l’une des contradictions de la politique actuelle.
  • Comment expliquer les transformations sociales et les conséquences politiques ? Problème de rapacité ou de valorisation du capital ? Comment expliquer le ralliement d’une partie des capitalistes à Trump ?
  • Larry : L’impuissance de la gauche face à Trump doit nous faire réfléchir (diversité, wokisme…). Dans deux ans, on ne parlera plus des droits de douane mais du wokisme qui mobilise une partie de l’électorat de Trump. Or, les sportifs transgenres, ça ne représente que dix athlètes…
    Pour les Américains, tant que l’inflation est contenue, tout va bien. Walmart a déclaré qu’il n’y aurait plus d’articles en rayon à Noël si la politique tarifaire était maintenue. Et effectivement, les conteneurs chinois n’arrivaient plus en Californie suite aux annonces d’augmentation des droits de douane. C’est à ce moment que Trump a annoncé un moratoire de quelques mois sur les droits de douane …
    Mais ce sont peut-être les marchés financiers et le principe de réalité qui auront raison de Trump. Car derrière les capitaux, il y a des usines.
  • Il ne faut pas sous-estimer Trump. Et d’ailleurs, comme Larry le dit dans son texte, il n’est pas seul. Il y a des erreurs mais elles sont rectifiées. Le but reste. C’est là où la rupture est profonde. Sous Biden, les déficits étaient plus importants que sous Roosevelt. Sur l’inflation, Trump corrige les choses…
  • Larry : Trump a de plus des capacités de rebond. Après l’assaut du Capitol, tout le monde pensait qu’il était fini. Il a remonté la pente en partie grâce à ses réseaux dans les pays du Golfe…
    Le soutien à Israël est en train de s’effriter avec Trump. C’est ainsi qu’il a fait libérer un prisonnier palestinien. Il essaie de reconstituer des réseaux et d’obtenir d’autres points d’appui. D’où ses bonnes relations avec les monarchies du Golfe avec lesquelles il compte développer des partenariats économiques.
    On supposait au départ que, Trump est tellement âpre aux gains qu’il a réclamé aux Ukrainiens leurs terres rares. En réalité, c’est Zelenski qui, en cherchant à faire comprendre à Trump que Poutine le menait en bateau, lui a proposé l’accès aux terres rares… Mais l’accord est favorable aux Ukrainiens, car ils conservent juridiquement la propriété du sous-sol. Trump pourrait bien utiliser Zelenski pour négocier avec les Russes.

Au-delà des luttes juridiques, y a-t-il une partie de la gauche de la gauche qui réfléchit à une renaissance critique ? Un mouvement de contestation anticapitaliste ?

  • Larry : Très peu pour l’instant. En l’absence de proposition de révolution sociale, le discours sur une révolution politique comme le défend Bernie Sanders n’a pas de sens…
  • Si la contestation est surtout juridique, c’est parce que la base sociale des Démocrates est réduite. Est-ce que les oppositions à Trump sur le plan de l’analyse se dirigent vers autre chose que le soutien aux démocrates ?
  • Nancy Fraser, constatant l’impuissance de la gauche américaine, soulève la question et en appelle à un front anticapitaliste. Le capitalisme n’est pas un bloc. Trump essaie des choses et recule quand ça ne marche pas, navigue à vue. Nous sommes dans une nouvelle phase où on ne peut plus appliquer les vieilles recettes. C’est une période un peu nouvelle, où il faut essayer d’autres méthodes. Si les classes dirigeantes américaines s’éloignent du « libre-échange » et du libéralisme politique pour des politiques plus brutales, c’est pour mieux défendre leurs intérêts, pensent-elles.
  • Il y a quand même des tensions dans le « camp trumpiste », entre Musk qui voudrait pouvoir embaucher des Indiens et Bannon qui lui oppose un « America first ». Trump doit conserver sa base sociale tout en favorisant le business. Ce bloc aux intérêts contradictoires peut-il tenir à long terme ?
  • Larry : Si en face ils se trouvent un ennemi commun, ils continueront. Sinon ils s’entretueront.
    Les Américains ne se reconnaissaient pas dans Biden, ils se retrouvent davantage dans Trump ; c’est une rupture culturelle et politique majeure qui ne s’explique pas par une analyse en termes économiques seulement. Par exemple, sous Biden il s’est construit beaucoup d’usines. Or, cela n’a pas résolu les Américains, y compris les classes populaires, à voter en nombre pour les Démocrates.
    Enfin, un point lourd de conséquence doit nous interpeller. Si le pays qui a servi de modèle au (néo)libéralisme abandonne une grande partie de l’Etat de droit, ça ne peut qu’avoir des répercussions dans le reste du monde.

Parution du n°23 de la revue Temps critiques

Nous avons le plaisir de vous informer de la parution du numéro 23 de la revue Temps critiques

Couverture du #23

Sommaire :
Le capital : une brève mise à jour
Temps critiques
Des immigrés aux migrants
Temps critiques
Etats-Unis : révolution politique et réorganisation chaotique au sommet du capitalisme
Larry Cohen
Puissance et déclin : la fragile synthèse trumpienne
Jacques Wajnsztejn
Introuvable kathêkon, réflexion à partir du dernier Tronti
Jacques Guigou
L’achèvement du temps historique
Jacques Wajnsztejn
Approche provisoire d’un dualisme problématique
Venant
Le chemin étroit de la critique du travail
Gzavier et Julien
La critique du travail englobée
Gzavier et Julien

Présentation

La tendance du capital à privilégier la capitalisation (ses formes liquides et financières) plutôt que l’accumulation (de nouvelles forces productives et immobilisations), s’appuie sur une organisation dans laquelle les flux de production et d’information, de finance et de personnes, dépendent des jeux de puissance au sein de réseaux interconnectés, mais malgré tout hiérarchisés. L’État a perdu l’autonomie relative qui était la sienne dans la société de classes à l’époque des États-nations. Il ne peut plus être perçu comme la superstructure politique d’une infrastructure capitaliste comme le concevait le marxisme. Son passage progressif à une forme réseau à travers laquelle il est présent, actif et englobant, tend à agréger État et capital. L’État n’est plus en surplomb de la société, puisqu’il a recours à différentes formes d’intermédiation qui tendent à transformer ses propres institutions en de multiples dispositifs spécifiques de remédiation. La forme de domination qu’il exerce est basée sur l’internisation/subjectivisation des normes et des modèles dominants. Parmi ces modèles, celui de la technique joue un rôle central dans la transformation des forces productives et des rapports sociaux. Ce modèle technique, induit par le développement capitaliste, s’impose aujourd’hui comme une nécessité absolue et non pas comme un progrès, alors pourtant qu’il est indissociable de choix politiques. Il finit par s’imposer comme une seconde nature. Nous critiquons toutefois l’hypothèse d’un « système » technique autonome ou « macro- système ».

Il en est de même de la notion de « système » capitaliste : le capital ne tend vers l’unité qu’à travers des processus de division et de fragmentation qui restent porteurs de contradictions et réservent des possibilités de crises et de luttes futures. C’est bien pour cela qu’il y a encore « société » mais il s’agit en l’occurrence, d’une « société capitalisée».

L’hypothèse d’une « crise finale » du capitalisme qui possèderait une forte dynamique le poussant à « creuser sa propre tombe » a été démentie par les faits, même si sa dynamique actuelle repose sur le risque et donc suppose la possibilité et l’existence de crises. En effet, le capital n’a pas de forme consacrée, comme le laisseraient supposer ses différentes formes historiques, commerciale et financière d’abord, industrielle ensuite. Cette dernière phase a pu constituer un temps un facteur de stabilisation, remis en cause désormais par la tendance forte à l’unité de ces formes, ce que nous avons nommé la révolution du capital. Aujourd’hui, tout n’est pas que question de profit. Les jeux de puissance des dirigeants, des actionnaires et des créatifs, concourent à une innovation permanente et nécessaire à la dynamique d’ensemble. Mais si ce processus fait encore société c’est parce que le capital n’a pas engendré une domestication totale. Il se fait milieu, valeurs, culture, provoquant une adhésion contradictoire d’individus qui participent ainsi à des modes de vie de la société capitalisée, par exemple à travers une consommation des objets techniques qui tend à virtualiser les rapports sociaux d’où, en retour, l’activation de références à la fois communautaires et particularistes. Nous assistons à ce mouvement au cours duquel la société capitalisée semble s’émanciper de ses contradictions internes parce que nous-mêmes avons pour le moment échoué à révolutionner ce monde.

Prix de l’exemplaire : 10 € port compris
Chèque à l’ordre de : Jacques Wajnsztejn 11, rue Chavanne 69001 Lyon
Abonnement : 15 € port compris pour 2 numéros (dont abonnement à la liste de diffusion du blog)
Soutien : à partir de 35 €

Courriel : tempscritiques@free.fr

Essence ou historicité politique du concept de valeur

Forme, substance, représentation, catégorie

Cet échange fait suite à divers écrits autour de la question des rapports entre capital et valeur : 40 ans après, retour sur la revue Invariance de Jacques Wajnsztejn ; Lettre à quelques amis sous l’œil de la réification1 une lettre privée de Henri Bastelica et Jean-Louis Darlet à Jacques Guigou qui leur à répondu publiquement cette fois dans l’article : Le capital ne réalise pas la philosophie de Hegel. J.Guigou et J.Wajnsztejn ont ensuite repris cette question dans Dépassement et englobement. La dialectique revisitée (L’Harmattan, 2016). C’est donc dans cet échange, que de manière plus ou moins explicite, la question de notre rapport à Hegel et à la dialectique est amorcée, comme il l’était aussi dans les discussions avec Bernard Pasobrola autour de la rationalité et qui ont fait l’objet d’une parution précédente sur le blog.

Enfin, cet échange n’est pas indépendant, ou du moins il croise l’échange avec David, paru sous le titre La valeur à toutes les sauces et le capital fictif pour la bonne bouche.

Par rapport à la version originale parue sur le blog en 20162, cette version nouvelle de mars 2025, intègre les réponses et commentaires qu’y apportait Jean-Louis Darlet, mais qu’il ne nous avait pas envoyés à l’époque, chose faite désormais. Nous reprenons ici l’ensemble des échanges de lettres et les commentaires de Jean-Louis Darlet sont en bleu et entre crochets[ ].


Le 23/11/2016

Lettre de J.Guigou à Jean-Louis Darlet, bonjour,

Tu viens de nous manifester ton souhait de discuter avec les auteurs de Temps critiques. Nous sommes ouverts à ce dialogue. Mais nous trouvons cependant étonnant que tu ne fasses pas état de ma critique à votre texte « Lettre à quelques amis sous l’œil de la réification » qu’Henri B. et toi avez pourtant reçu  Le capital ne réalise pas la philosophie de Hegel il y a bientôt deux ans.… Or, s’il y a un texte susceptible de constituer une première base à notre discussion, c’est celui-là.

Qu’en penses-tu ?

Amitiés

Jacques Guigou


Le 25/11/2016

Bonjour Jacques Guigou, et vous autres…

Une petite (grosse !) précision : je ne suis aucunement responsable du texte auquel tu fais allusion et pour lequel vous m’associez a mon ami Henri.

Je n’ai en effet revu Henri qu’au moment où je vous ai contacté à l’occasion d’une remarque sur « une porte d’entrée… » [qui introduit le blog]. Mes échanges avec lui sont fréquents mais je dois avouer que la grande différence de nos connaissances me laisse a la traîne de ses réflexions. Certains points sont toutefois très « discutés » mais ne concernent jamais que les fondements des écrits de Marx et autres concepts économiques. A la lecture de Temps Critiques je me retrouve assez proche de J.Wajnsztejn ; dans « Valeur et crise » notamment, je retrouve des affirmations qui m’étaient familières lorsque je participai à Invariance avec J. Camatte, dans un temps ou mes boutades sur Hegel n’étaient qu’une réaction a la « dialectique », au refus de « la négation de la négation » … qui me semblent encore des artifices, des effets de manche pour poser un « système » de penser qui m’est totalement étranger. Le « fétichisme » a toutes les sauces et autres expressions passe-partout les remplacent aujourd’hui allégrement !

Mes préoccupations actuelles sont plutôt de saisir ce qui se cache derrière des expressions assez pertinentes comme « évanescence de la valeur » et « inessentialité du travail ». Lorsque l’on pense « désubstancialisation de la valeur » est-on sûr d’avoir saisi la » substance » ? Que se cache-t-il « dans » la valeur, quel geste l’humanité mime telle face a ce phénomène central de son fonctionnement actuel ? De quoi la valeur est-elle le miroir ? Face à l’inessentialité du travail qu’est-ce que le capital prend a l’humanité au travers de sa valorisation ? En résumé : c’est quoi l’essence de la valeur ?

Lorsqu’avec J. Camatte je critiquai la « Loi de la Valeur », je me souviens que la définition nécessairement précise de la productivité du travail a entraîné la démonstration de la caducité de cette même loi. Il est bien aisé aujourd’hui de déclarer que cette loi n’est qu’une représentation qui ne vaut que ce que valent les représentations ! Mais quand le paradigme ne convient plus il est nécessaire de le faire évoluer. Cette évolution d’un nouveau paradigme s’appelle « dépassement et englobement ». Qu’est-ce qui a été « dépassé » et qu’est-ce qui a été « englobé » ? Quelle était alors la « substance » que révèle le nouveau paradigme ? Einstein n’a pas tué Newton ! S’il est des ruptures dans la représentation il y a des continuités dans le vivant et le Capital (et l’humanité !) suit son bonhomme de chemin… Mais bien évidemment pour moi le chemin ne vaut pas ; en tout cas pas ce chemin-là. Je lis avec attention vos échanges avec Bernard Pasobrola. Je partage son intérêt pour les sciences cognitives… et bien d’autres choses.

Voilà Jacques le point sur ma position avec Temps Critiques. Il m’est difficile de participer plus directement à vos discussions car il me manque la culture nécessaire a défendre mes positions. Face a votre savoir universitaire je n’ai que quelques lectures qui limitent beaucoup mes argumentations, Henri me fait l’amitié d’une chaleureuse écoute ! Et en parlant d’Henri, il est assez armé pour répondre a votre texte (que je lis avec intérêt et attention).

Bien Cordialement à vous tous,

Jean-Louis Darlet


Le 25/11/2016

Lettre de J.Wajnsztejn aux autres de la revue

Je trouve très intéressante la réponse de Jean-Louis Darlet et en tout cas elle lève le voile sur l’imbroglio avec Henri que je viens de contacter hier, mais qui ne m’a pas répondu pour le moment […] En tout cas ce courrier peut entrer sur le blog parce qu’il pose des questions quand même, y compris sur la dialectique mais aussi sur la valeur, l’évanescence et l’inessentialisation. Une occasion pour nous de préciser notre pensée. A ce propos, le fait que lui aussi, après les « soubis » reprenne la formule « inessentialisation du travail » au lieu « d’inessentialisation de la force de travail » prouve que cela ne vient pas de mauvaises lectures de ce que l’on dit mais de l’insuffisance d’approfondissement de notre part. En relisant Tronti et Ouvriers et capital pour mon texte sur Nous opéraïstes, je me suis demandé, à la lecture que lui faisait de la différence entre force de travail (la classe ouvrière) et travail (le capital variable), si je ne voulais pas finalement signifier par « inessentialisation de la force de travail », celle du travail concret dans la valorisation et qu’on pourrait donc rendre ça compatible avec une « inessentialisation du travail » avec cette fois le travail en tant que travail abstrait. Dans la mesure où cette notion de travail abstrait représente aujourd’hui la forme pure, jamais réalisée certes, du travail, ne serait-ce pas finalement contrairement à ce que je soutiens depuis plus de vingt ans, cette seconde formulation qui serait plus juste que la première ou alors est-ce que les deux pourraient coexister en exprimant deux dimensions des rapports sociaux de production ? Qu’en pensez-vous ?

Il faudrait faire une réponse à Jean-Louis Darlet. Collective ?

A vous lire,

J.Wajnsztejn


Le 25/11/2016

Lettre de J.Guigou à la revue

(et début des interventions de Jean-Louis Darlet insérées en bleu)

Oui, faisons maintenant une réponse collective.

Je prépare quelques remarques sur ce qu’il nomme « l’essence de la valeur » et plus loin « la substance de la valeur». Cela est étonnant pour quelqu’un qui a travaillé avec J. Camatte la question de la valeur au début des années 1970.[Commentaire de Jean-Louis Darlet. Je ne vois pas ce qu’il peut y avoir d’étonnant dans ces formulations si l’on comprend, par exemple, que LA VALEUR a pour essence le travail (c’est le concept) et pour substance une quantité de travail mesurée par un temps (c’est une catégorie économique) ! Avec J. Camatte nous avons beaucoup « échangé » mais jamais « travaillé »].

Basiquement, la valeur est d’abord une forme…  [Commentaire de Jean-Louis Darlet. La Valeur « est » et dans son concept elle prend certaines formes ! La Valeur est le concept d’un « Vécu , d’un « Sentiment de vécu », un ressenti… elle est aussi un concept économique sous forme de bien des catégories mais elle reste catactérisée par son contenu jamais par une forme vide. A ce sujet il y a beaucoup à dire sur le texte de J.Wajnsztejn du n°17 « Valeur d’usage, valeur d’échange » (il n’y a pas d’article de J.Wajnsztejn sous ce titre. Peut-être Jean-Louis veut-il parler de l’article « La théorie de la communisation n’est pas un long fleuve tranquille » ?)] et j’aimerai en débattre avec lui… et ceci est une autre histoire à vivre !]

… et en cela nous somme en accord avec Marx sur ce point et seulement sur ce point car il n’y a pas chez Marx une théorie de la genèse de la valeur. Cette forme prend des contenus divers [Remarque de Jean-Louis Darlet. Chacune de ces formes a un contenu différent…] selon les époques historiques, les modes de domination de l’Etat et d’autres déterminations économiques et sociales. Bref, il faudrait déjà qu’il lise de manière approfondie nos approches successives de la valeur depuis la valeur sans le travail et l’inessentialisation de la force de travail (je reviendrai sur la distinction proposée par J.Wajnsztejn à ce sujet) [Commentaire de Jean-Louis Darlet. Je me permettrai de citer un texte que sans doute tu n’a pas lu  non plus  : « …Marx lui-même semble enfermé dans cette représentation du Capital ; mais a y regarder de près on constate que deux visions différentes du Capital nous sont toujours présentées : l’une montre le capital au travers du mouvement dialectique de son concept , l’autre sous l’aspect mathématique étroit de la loi de la valeur et il est vrai que l’écriture mathématique du capital nie tout mouvement « en devenir » et garde un simple aspect mécaniste. Le mouvement dialectique a essentiellement la ‘forme’ pour sujet, la loi de la valeur n’a trait qu’a la substance ; qu’il existe un procès de désubstancialisation du capital n’est pas immédiatement saisissable sinon dialectiquement et toute la question de la dévalorisation, non développée chez Marx, montre toutefois qu’il avait constamment ce problème a l’esprit. » Jean-Louis Darlet, Invariance série III, n°2 page 25 ! Quarante ans déjà. Si cette « désubstancialisation DU CAPITAL, n’a pas un caractère hégélien je veux bien me faire curé !]

; puis l’évanescence de la valeur (le capital domine la valeur) [Remarque de Jean-Louis Darlet. D’abord il « autonomise la valeur économique » dans sa forme de valeur d’échange ! ],puis les discussions sur le blog depuis 2 ou 3 ans…

Il télescope pas mal de choses dans son écriture toute en éclaboussures… A suivre

J.Guigou


Le 25/11/2016

Message de J.Guigou

Suite de mes remarques à propos de Jean-Louis Darlet

Vous l’aviez perçu, mon expression « toute en éclaboussures » pour qualifier l’écriture de Jean-Louis Darletn’est pas péjorative mais figurative : un jaillissement d’éclats…notionnels. [Commentaire Jean-Louis Darlet. C’est ce ton « professoral » un peu dévalorisant qui me fait prendre du recul par rapport à toute discussion, et ici je fais de réels efforts pour échanger avec Temps Critiques].

Ceci dit, je remarque qu’il se désolidarise du texte « A quelques amis… » [Commentaire Jean-Louis Darlet. Non ! Je n’en revendique pas l’écriture. Et je n’en suis pas cosignataire ce qui ne m’empêche pas d’être d’accord], alors qu’il en est cosignataire. Cette distanciation se confirme lorsqu’on lit qu’il traite ses références de 1973 à Hegel de « simple boutade ».] Propos désinvolte qui était loin d’être le cas pour J.Camatte comme le montre ma correspondance avec ce dernier il y a un an (publiée dans notre livre sur la dialectique) […] [Commentaire de Jean-Louis Darlet. Il ne s’agissait pas de « mes références » mais seulement de mes « boutades » au sujet de quelques concepts hégéliens ! Et ces propos n’étaient pas « désinvoltes » aux oreilles de Jacques et Henri mais plus tôt des interpellations qui appelaient réflexions…. Mon intuition profonde (sans doute suspecte aux yeux de Hegel…) est que Hegel « dit » le Capital, Marx tente de l’expliquer ! Le Capital est le Paradigme révolutionnaire du jeune Hegel… Alors sans doute le Capital réalise-t-il ce que Hegel en a vu ! ].

S’il s’avère nécessaire de revenir sur la notion « d’inessentialisation de la force de travail » ce n’est pas à partir des contre sens qu’en font certains lecteurs. Pas sûr que la référence au travail abstrait n’était pas déjà contenue dans la formule. Laissons cette recherche à nos exégètes…

Pour aujourd’hui, on pourrait avancer que le travail (concret et abstrait) ayant perdu sa substance, il n’est plus d’abord une forme mais un opérateur, et le travail se perpétue comme opérateur de capitalisation des activités humaines ; ce qui permettrait de clarifier la question que pose Jean-Louis Darlet d’une sorte de prélèvement capté par le capital sur l’humanité. Mais j’ai déjà abordé cela dans ma critique des ressources humaines (cf. le n°6 de Temps critiques sur La valeur sans le travail et « L’homme en trop », à l’automne 1993). [Commentaire de Jean-Louis Darlet. Quelle lecture réductionniste de mon propos : « Face à l’inessentialité du travail qu’est-ce que le capital prend a l’humanité au travers de sa valorisation ? ». Il n’est pas question ici d’un « prélèvement comptable » mais de l’expression d’une emprise du Capital sur l’ensemble de l’humanité et non sur une catégorie « travailleuse » ].

J.Guigou


Le 26/11/2016

Jacques (Guigou),

Attention, dans ton avant dernier message tu dis que la valeur est une forme ce qui sous-entend une critique de la valeur-travail et un point commun avec le groupe Krisis; mais dans ton dernier message c’est le travail (!) qui devient une forme. J’avoue ne pas comprendre. Depuis vingt ans nous répétons, à la suite d’Invariance d’ailleurs, que le travail devient fonction mais pas qu’il est une forme ou alors il faudrait revenir à l’idée qu’il est une forme de l’activité humaine dans l’aliénation et l’exploitation, mais cela nous projette alors dans un autre débat qui ne me paraît pas être celui autour de la valeur, ni le sujet de l’échange avec Jean-Louis Darlet.

Est-ce que c’est la virtualisation du travail qui te le fait poser comme ça ?

Autre point, on ne peut pas toujours renvoyer les individus qui échangent avec nous à des textes passés comme si ces textes étaient suffisants, alors que comme je l’ai dit plusieurs et pas seulement par rapport à Jean-Louis Darlet, ces textes ne sont pas sans faille et certaines de nos affirmations sont insuffisamment démontrées ou explicitées. Cela a d’ailleurs été l’objet de mon article sur l’État qui reposait la question du rapport entre État-réseau et souveraineté et tout ce qui se passe depuis deux-trois ans montre, je pense, cette nécessité.

Par ailleurs, je ne sais pas si tu ne devrais pas mener de front la réponse à Jean-Louis Darlet et celle au cheminot (David) parce qu’il me semble y avoir des croisements dans les interrogations ou questionnements et donc des passerelles possibles pour une réponse qui serait plus générale que spécifiquement adressée à un individu en particulier.

J.Wajnsztejn


Le 26/11/2016

Dans mon dernier message, je n’écris pas que le travail est une forme, mais qu’au contraire il N’EST PLUS une forme mais un opérateur ; ce qui se rapproche de la notion de « fonction » mais qui est plus général et correspond davantage à l’actuel mouvement du capital. L’analyse en termes de « fonction » court toujours le risque de verser dans le fonctionnalisme. Le travail comme opérateur peut se réaliser selon différentes « fonctions ».

Je prépare quelque chose sur ces questions, mais il est bien peu probable que je puisse le faire dans les jours qui viennent.

J.Guigou


Le 26/11/2016

Jacques (Guigou),

Oui c’est une erreur de ma part et je comprends mieux comme ça. Dont acte ! Mais si le terme de fonction peut effectivement dériver vers le fonctionnalisme, celui « d’opérateur » ne risque-t-il pas, s’il n’est pas employé de façon très restrictive, de dériver vers une approche structuraliste ?

Je reviens à la discussion d’ensemble

Je parle de « désubstantialisation de la valeur » dans « valeur et crise » du n°17, p. 127 qu’il faudrait que vous relisiez puisque c’est la plus récente production sur la question ce qui ne veut pas dire la meilleure mais enfin … A la relecture, je trouve que le terme même est équivoque car si la valeur est une forme il ne peut y avoir désubstancialisation puisque là encore il s’agit d’une critique de la valeur substance qui reposait sur l’idée du travail-substance comme seul créateur de la valeur (cf. l’indétermination marxiste sur le travail source, substance et mesure de la valeur dans la théorie de la valeur-travail). [Commentaire Jean-Louis Darlet. Pour Marx ce n’est pas le « travail » mais le « temps de travail » qui est mesure de la valeur].

C’est une contradiction que le groupe Krisis ne « dépasse » pas avec son utilisation du concept de travail abstrait. C’est aussi parce que les hypothèses de la valeur comme représentation (Camatte puis nous), comme signification imaginaire sociale (Castoriadis) ou comme essence (Darlet) ne nous satisfont pas complètement que j’ai proposé de contourner cette problématique sur la valeur par une critique des catégories (la valeur n’a plus de fonction explicative et on appréhende mieux le rapport marchand à travers les prix3), la « dépasser » ou au moins « l’englober » dans notre développement plus général sur la capitalisation.

De plus quand je dis que ce que l’on écrit n’est pas coulé dans le marbre, je ne comprends même plus la première phrase de la page quand je dis « Pour Marx, la valeur est la forme du travail abstrait et ce dernier en est la substance». [Commentaire Jean-Louis Darlet. Chez Marx, c’est plus tôt le travail abstrait qui est la forme de la valeur ! Il en est aussi sa substance quantifiable ! Le travail abstrait prend la forme de valeur et en constitue sa substance mesurable !!! Marx ne pensait surement pas que la valeur est a la fois forme et substance mais que la substance « travail abstrait » prends la forme Valeur. Point de Marx Exo ou Eso ! J’apprécie toutefois ta profonde modestie par rapport à tes écrits et a tes doutes légitimes qui, dans ce genre de discipline, sont très rarement partagés ! Et à ce tire je suis plein de doute au sujet de mes présentes remarques].

Ce que je voulais sûrement dire, c’est que pour Marx la valeur est à la fois forme (la forme-valeur) et substance (la valeur-travail) soit sa part esotérique et sa part exotérique pour parler comme Krisis. Or, sur cette base on ne peut sortir de la dichotomie d’où le va et vient continuel entre ces deux possibilités, de la part du groupe Krisis depuis la crise de 2008, la forme permettant de maintenir leur champ théorique en l’état (la valeur domine le capital) et la substance leur permettant d’expliquer la crise par la baisse du taux de profit via la hausse de la composition organique du capital (substitution capital-travail de plus en plus importante dans le procès de production).  [Commentaire Jean-Louis Darlet. Je pensais avoir montré dans Invariance III-2 la vacuité du devenir de la « Loi de la Valeur » et de ses catégories comme « baisse tendancielle du taux de profit » ! (De cela aussi je dois débattre avec J.Wajnsztejn) L’incompréhension du capital fictif, de sa caractérisation et son implication sociale ramène de manière tautologique les représentations historiquement datées de « l’économie marxienne » ; sont alors évacuées les phénomènes d’actualisations permanente du capital dans sa forme fictive qui permet de maintenir l’idée d’une valorisation continue de la Valeur,

Le Capital reste la Valeur se valorisant].

Ils font comme si c’était encore le profit qui était le moteur du capitalisme à l’heure des grandes firmes multinationales et de l’inhérence capital/Etat au niveau de l’hyper-capitalisme. Dès la « domination réelle du capital » (cf. le sixième chap. inédit du Capital de Marx) et le dépassement d’une appréhension protestante du capitalisme, l’idée que le but du profit ne soit que de faire encore plus de profit est absurde du point de vue d’une classe dominante comme du point de vue de l’individu rationnel. [Commentaire Jean-Louis Darlet. « Dès la « domination réelle du capital » … » Vu sans doute du point de vue du capital ! « …et le dépassement d’une appréhension protestante du capitalisme… » vu de quel lieu ? « …il devient difficile d’accepter que cette absurdité… » de la part de qui ? Bien entendu l’entrepreneur capitaliste a cette idée bien ancrée dans le ciboulot ! Et c’est pour cette raison « essentielle » qu’il cherche à abaisser ses couts, augmenter la productivité et élargir son marché ! Sous d’autre forme les multinationales ont le même projet ! Même si de bien entendu elles recherchent un plus grand pouvoir, une plus grande influence. Face à ce type d’attitude il est compréhensible que certaines analyses restent coincées dans les méandres messianiques de la loi de la valeur ! Le Sauveur ne se cache pas dans l’économique.]

Après, il devient difficile d’accepter que cette absurdité ait été mise sous forme de loi économique intangible et a fortiori en lois tendancielles toujours contredites pas des contre-tendances. Il en va ainsi de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit et encore plus de celle de l’égalisation des taux de profit.

Certains peuvent donc toujours attendre que la tendance devienne une baisse, la baisse une chute, puisque même l’Empire romain est tombé un jour, mais alors c’est avec la foi du charbonnier !Si on veut être moins dans la croyance ou l’incantation, il faut plutôt reconnaître que la puissance du capital ne peut être détruite, sauf catastrophe atomique ou « naturelle » (les limites externes) que par une autre puissance

[Commentaire Jean-Louis Darlet; Nous sommes parfaitement en accord !]

C’était bien l’idée socialiste, celle de la puissance ouvrière et de sa « civilisation » pour parler comme Tronti dans son dernier livre Nous opéraïstes sur lequel je travaille actuellement pour un texte avec Scalzone, même si dans sa forme « réelle » elle a pris la figure de la dictature du (sur) le prolétariat pour répondre au despotisme du capital. Or, c’est cette « civilisation » qui est en train de disparaître et avec elle toute perception immédiate d’autre chose qui pourrait atteindre à une telle dimension. N’est-ce pas pour cela que nous jugeons dérisoires finalement les différentes actions alternatives qui nous sont présentées comme les « nouvelles trajectoires révolutionnaires pour le XXIème siècle » comme le livre éponyme aux éditions de l’Éclat le laisse entendre ? N’est-ce pas aussi pour cela que surgissent aujourd’hui des discussions sur ce qui seraient les limites « externes » du capital, l’anthropocène, les rapports aux autres vivants (humains-non-humains), etc. ? N’est-ce pas, mais dans d’autres termes, un retour au Bordiga de « l’espèce humaine4», un niveau auquel devait se porter la perspective communiste selon lui ?

Ce point nous éloigne de notre base de départ au moins pour cette discussion, mais nous maintient, je crois, dans le rapport à la dialectique et à la négation. En effet, cette puissance qui pouvait contrer celle du capital, cette puissance de la classe ouvrière comme classe « dans et contre » (donc affirmation et négation, là encore pour reprendre Tronti) était-elle transposable dans la figure du prolétariat défini comme classe de la négation (l’auto-négation) ?

Comme nous le disons dans notre dernier livre : retour à la dialectique et à ses apories.

Les divers tenants du « capital automate » aujourd’hui, comme Krisis, sont bien conscients du problème, même si leur doxa générale ne les amène pas à pouvoir en faire l’énoncé : incapables de concevoir le capital comme un rapport social ils sont alors obligés de « bétonner » leur argumentation pour laisser la voie à un retour althussérien plus ou moins prononcé et structuralisé suivant si on suit la filière Krisis ou la filière Théorie Communiste. Dans le cas de Krisis, par exemple, ce n’est alors pas l’intérêt exclusif du capitaliste qui est la figure principale du capital mais celle du fonctionnaire du capital, le porteur (träger) du capital5. Il serait l’agent d’une structure matérielle, le « capital automate », composée certes de forces productives et de rapports de production, mais dans laquelle ceux-ci auraient perdu leur caractère de rapports sociaux et de forces sociales ; qu’aurait disparu les questions de pouvoir sous prétexte qu’aurait disparu les antagonismes de classes. Le profit ne serait donc plus qu’un impératif catégorique fonctionnaliste aussi matérialiste qu’était idéaliste la théorie de la « main invisible » de Smith, mais tout aussi magique. Mais quand même, pour faire tenir toute cette mécanique qui relève de l’alchimie, il faut faire intervenir autre chose. D’où la complémentarité pourtant a priori paradoxale entre d’un côté cette fixation sur une sorte de pratico-inerte (Sartre); infrastructurel et en dernière instance (Althusser), automatique (Krisis et à un autre niveau Negri) et de l’autre le recours incessant au concept de fétichisme [Commentaire Jean-Louis Darlet : Merci Jacques] où les relations entre les hommes ne sont vues qu’à travers la réification (les rapports entre les hommes se manifestent fantastiquement comme des rapports entre des choses) pour expliquer les différentes formes de fausse conscience comme celle vouée au culte de la valeur d’échange auquel il faut opposer le vrai, la vraie vie, l’essence au-delà de l’apparence, etc.

Entre parenthèse tout cela conduit à inverser la relation cause/effet en faisant de la loi de la valeur le créateur de l’échange, du marché, de la concurrence.

Dans ces perspectives, la question de l’Etat et de son rôle est complètement occultée et ce, aussi bien pour l’école critique de la valeur que pour le courant dit « communisateur ». Les rapports de pouvoir sont éjectés de la circulation c’est le cas de le dire, rapports de forces entre puissances dès le commerce au long cours comme l’a montré Braudel, rapport de forces entre les classes comme l’a montré aussi Marx parfois, Keynes ensuite (la discussion autour des théories de la valeur assimilée aux polémiques religieuses sur le sexe des anges) et aussi depuis, les opéraïstes avec leur concept de salaire politique et enfin nous, avec l’idée que le capital dominant la valeur, le prix épuise la valeur ce qui est compatible avec notre notion d’évanescence de la valeur. [Commentaire Jean-Louis Darlet. Que le capital ait « dominé » « La Loi de la Valeur » est sans doute une réalité historique après que celle-ci est été efficiente et ait permis a Smith Ricardo puis Marx d’énoncer des « règles » ou « lois » de fonctionnement réel du capital productif et du commerce, mais on ne peut admettre que le capital ait « dominé la valeur ».

Je pense que le capital a fait de la valeur son Golem, une espèce de monstre dont il n’est plus le maitre ! Ceci dit, le prix masque la valeur mais ne l’épuise en aucun cas. Sous la forme idéelle de capital fictif la valeur échappe au capital en se perdant dans les rouages obscurs des algorithmes de la finance et de la spéculation ! La liquidation violente de quelques entités bancaires pourrait en être la preuve. Se poser la question sur « l’essence de la Valeur », c’est s’interroger sur l’en quoi est pétri la chair du Golem !

Pour saisir les implications et l’emprise  du capital fictif sur le réel, la réalité objective de la société, il suffit de suivre le cheminement du revenu totalement fictif des tradeurs et autres artisans de la spéculation qui réalisent effectivement, au travers de leur consommation, la valeur de marchandises bien réelles qui trouvent alors un équivalent totalement improbable ; l’épandage de la dette publique au sein de la société assistée, et néanmoins  consommatrice du capital, montre le mouvement de réalisation effective et objective de valeur fictive. C’est au travers de ce mouvement que se perpétue le « Capital valeur se valorisant » au-delà d’une loi de la valeur « marxienne » et en dehors de toute maitrise du capital lui-même sur le phénomène. La marchandise reste alors son point d’ancrage dans le réel en permettant aussi la survie de l’individu tout aussi réel. D’où mon intervention première avec TC : La Marchandise (du capital, bien évidemment !) comme « porte d’entrée » a la critique du capital ; ce qui, dit en passant, m’a valu les foudres de JG…

Et si pour saisir le mouvement actuel du capital nous devions suivre les péripéties de la … [Il manque une fin de phrase]

Le prix est aussi beaucoup plus en phase avec l’argent que ne l’est la valeur et cela participe de la tendance capitaliste actuelle à privilégier la capitalisation par rapport à la valorisation dans la révolution du capital (ce que j’appelle la « reproduction rétrécie »).

Pour répondre à Jean-Louis Darlet sur la question de « l’essence de la valeur », je ne poserai pas la question exactement dans ces termes, mais dans des termes pas très éloignés quand même, dans la mesure ou les valeurs d’usage et d’échange ont justement leur être non pas dans les théories de la valeur qui partageront les polémistes entre tenants de la valeur-utilité (Say puis l’école marginaliste, puis encore les néo-classiques du désir) et tenants de la valeur coût de production (Smith, Ricardo, Mill) ou de sa variante marxiste (valeur-travail), alors qu’elles ne sont que des formalisations du processus qui voit la Puissance, puissance originelle de l’Etat, puissance de la propriété, descendre au niveau des rapports sociaux, c-à-d des individus producteurs et consommateurs, puissance de l’énergie sociale.

Si on intègre cette notion de valeur comme concept politique et pouvoir (l’idée de valeur-puissance que je reprends de F. Fourquet), elle n’est pas que représentation, elle est une structure de représentation du rapport social capitaliste. et je renvoie à mes interrogations dans « La valeur : représentation et signification », p. 130-132 du n° 17 de Temps critiques.

Pour finir, ta question « Qu’est-ce que le capital prend à l’humanité au travers de sa valorisation » m’apparaît fondamentale parce qu’elle suppose l’idée d’un capital qui domine la valeur.

 ; mais elle a l’inconvénient de s’éloigner de l’idée de capital comme rapport social pour en faire une communauté matérielle autonomisée des hommes. Soit un retour aux positions de la revue Invariance à partir des séries II et III des années 1970 [Commentaire Jean-Louis Darlet. Pas nécessairement ! Et en quoi « la communauté matérielle autonomisée des hommes » empêcherait que le capital ne soit un rapport social ?]

Voilà pour le moment

J.Wajnsztejn

PS: Cf. A. Bordiga, Espèce humaine et croûte terrestre, Petite bibliothèque Payot, 1978, dans lequel il remarque que le capitalisme italien, relativement moins développé que bien d’autres, a pourtant développé de façon magistrale « l’économie de la catastrophe » (p. 49).


En complément la lettre initiant ce qui deviendra un échange fructueux :

  1. Disponible à la fin de ce billet []
  2. Billet original : http://blog.tempscritiques.net/archives/1622 []
  3. Quand je parle de la « catégorie » valeur » ce n’est pas comme catégorie de l’entendement (Kant) que je l’entends, ni au sens de valeur comptable (cf. le PIB comme comptabilité de la puissance), mais en tant que conceptualisation à valeur heuristique située historiquement. Sa légitimité historique, dans l’époque, la situait donc en dehors d’une « vérité » économique parce qu’elle se situait sur un autre terrain, celui d’une forme (sociale) rendant compte du rapport social capitaliste. Son utilisation était donc aussi politique — la valeur et la recherche de l’origine de la richesse des nations chez Smith, la valeur et le travail productif chez Ricardo et Marx pour combattre la classe des rentiers et des grands propriétaires terriens oisifs d’abord et affirmer ensuite la puissance politique des deux nouvelles grandes classes productives, ce qui, incidemment rend artificielle la coupure effectuée par Krisis entre un Marx ésotérisme/exotérisme.

    Je suis d’ailleurs en train de retomber sur cette qualification de la valeur en tant que concept politique car Tronti en parle très clairement dans Ouvriers et capital, puis on retrouve cela plus précisément dans les concepts opéraïstes de salaire comme « variable indépendante », puis dans celui de » salaire politique ». []

  4. cf. Espèce humaine et croûte terrestre : https://entremonde.net/espece-humaine-et-croute-terrestre []
  5. Quelques réactions à la suite de « Not in my name » d’A.Jappe, une expression typique de l’idéalisme allemand marxisé par l’école dite de la critique de la valeur. []

Discussion autour du commentaire critique à « L’impossible démocratie » de N. Fraser

Nous vous proposons ici un compte rendu d’un discussion avec J.Wajnsztejn sur son commentaire critique (ici sur le blog) de l’article de Nancy Fraser « L’impossible démocratie de marché » lors d’une réunion organisée le 27 janvier 2025 par le groupe de discussion « soubis ».


Jacques : L’article m’a été signalé par NT au moment d’un échange avec AD sur Braudel, et de l’envoi sur la liste de citations de Braudel par HD. Il m’apparaissait intéressant sur deux points « théoriques » qui aujourd’hui ne sont pas discutés en milieu militant : le premier sur le lien entre capitalisme et économie de marché, le second entre État, démocratie et capitalisme – la notion de néolibéralisme noie le poisson. Or l’article avait le mérite de poser ces questions. Braudel a regardé comment s’articule développement du capitalisme, du marché, de l’État depuis le XVe siècle. Mais il s’est fait rattraper par ses positions politiques communisantes, ce qui l’a fait adhérer à l’idée de capitalisme monopoliste d’État – qui revient à redorer le blason de l’économie libérale.

La notion de démocratie de marché est liée à des idées de fin XVIIIe. Pour Adam Smith, le marché est une sorte de procédure permettant de développer des valeurs, de calculer le dynamisme sur la base de l’individu rationnel. Il rejoint en cela Hegel. Tocqueville développe l’égalité des conditions, base de la démocratie américaine puis de la révolution française, qui viennent réunir économie et politique (on parle alors « d’économie politique »). Cette réunion va exploser avec le développement de l’économie capitaliste et la tendance à la concentration des capitaux. C’est là que naît la science économique avec les théories « néolibérales » mais aussi la théorie marxiste, qui privilégie de fait l’économie. Polanyi parle de désencastrement de l’économie d’un ensemble qui est fait aussi de morale. Smith juge par exemple anormal que sa fabrique d’épingles produise des ouvriers aliénés incapables d’être des citoyens : la production capitaliste ne fait pas société.

André : Fraser parle aussi la financiarisation de l’économie. Cette idée pèse dans les analyses à gauche. Si c’est inexact, quelles conséquences ? Dans son texte L’âge de la régression, écrit en 2017 juste avant l’élection de Trump, on retrouve ces mêmes analyses. L’élément nouveau dans cet article, c’est l’accent mis sur la démocratie. Son analyse de l’État, qu’elle voit divisé entre économie et politique. Dans cette conception, l’État défend à la fois les intérêts de la société et ceux du capital. Quand le consensus ne fonctionne plus, c’est ça crise, l’interrègne. S’agit-il d’un retour aux idées des années 1970 sur l’autogestion ?

Jérôme : Fraser vient de sortir un livre, Le capitalisme est un cannibalisme. Il s’agit de textes d’intervention. Il faut remettre ça dans les débats politiques qui animent les milieux militants. Elle revient au post-marxisme, en essayant de sortir des débats postmodernistes. Dans Jacobin elle dit qu’elle essaie de sortir du marxisme pour prendre en compte d’autres revendications ; et se demande comment créer une hégémonie culturelle

André : Dans le texte de 2017, elle voit quelque chose de positif à gauche : Syriza et Podemos.

Pierre-Do : En fin d’article, dit que le populisme de droite est gagnant, et que derrière le rideau les gagnants prospèrent. Bien d’accord, mais à la suite elle dit que « ces crises représentent des moments décisifs où la possibilité d’agir est à portée de main ». Et là on ne voit pas…

Jacques : Si j’ai écrit cet article, c’est pour répondre à ce qui est intéressant ou original dedans. Sur l’enjeu question sociale/ questions sociétales, il y a un débat qui se fait et se prolongera, mais ce n’est pas central dans l’article de Fraser et je ne m’y suis donc pas attaché. Le plus important c’est au niveau des notions. « Le capital est hostile à la démocratie », écrit-elle ! Or le développement des échanges se fait par la circulation du capital et avec des États créant des marchés nationaux, à l’intérieur d’un rapport à la démocratie. Quand on fait référence à la démocratie, c’est celle du capital. Pour elle, il existerait une démocratie adossée à l’économie de marché et garantie par l’État.

Mohamed : Ne ferait-elle pas référence à Hayek et l’idée de démocratie limitée ?

Monique : Dans ces textes et dans notre débat, il y a beaucoup de flou sur la notion de démocratie, et plus largement sur le « politique » comme dimension face à l’économique, au capitalismes (et aux diverses formes dans lesquelles il se manifeste).

En effet, parfois il est question du pouvoir politique de façon vague, ou de l’État, ou des institutions juridiques, ou de la démocratie. Or tout cela est différent.

De même, les relations entre le politique et l’économique (entendues souvent comme deux « instances » dans le texte de Fraser) sont formulées dans le débat ici en termes de séparation ou de fusion. Or il est clair que ce qu’il faut réussir à penser, théoriquement et historiquement, c’est l’articulation de ces deux dimensions des sociétés.

Si on prend A. Smith, un des fondateurs du libéralisme économique, il envisage la société civile comme « autonome » par rapport au politique, car elle assure son ordre interne par le marché (il est passé, pour dire très vite, de l’idée de la sympathie à celle de l’intérêt comme base du lien social). Mais pour autant il n’envisage pas la disparition de l’État ; au contraire, l’État doit fournir un cadre juridique qui permette le développement du capitalisme, et même ce que nous pourrions appeler certaines infrastructures.

Les libertariens eux-mêmes conservent les fonctions régaliennes (répressives essentiellement) de l’État.

Bref, pour revenir à la démocratie, on ne peut dire tout simplement que le capitalisme fonctionne de façon évidente avec la démocratie, sauf à réduire considérablement la grande polysémie du terme.

Historiquement, le capitalisme a eu besoin du cadre juridico-politique fourni par le libéralisme politique après le Révolution en France (garantir une société d’individus, le droit de propriété, les théories du contrat et bien d’autres choses encore). Mais pas de la démocratie !! Les libéraux (Siéyès, etc.) étaient antidémocrates, et c’est pour ça qu’ils ont installé un régime (et non une démocratie ) représentatif. Régime qui a été « mal » démocratisé (et partiellement, suffrage masculin uniquement) en 1848, par la révolution.

Tout ça pour préciser que le régime dans lequel nous vivons et qui s’appelle démocratie est une oligarchie représentative, où le vote est biaisé de multiples façons.

Mais la démocratie, au sens authentique, radical du terme, « pouvoir du peuple », participation réelle aux décisions, garde un pouvoir mobilisateur, est un horizon d’attente, contient une dimension utopique, et on ne peut limiter son sens à celui des régimes actuels qui nous gouvernent.

De même, on ne peut limiter le terme « démocratie » à son acception sociologique, tocquevillienne , d’« état de société », et donc régie par le marché (comme on le trouve dans le texte de Temps critiques). Parler de « démocratie de marché » est, d’une certaine façon, un oxymore (on voit bien l’intérêt de ce pseudo-concept forgé par des sociologues dans les années 60), et ce terme n’a pas grand-chose à voir avec la démocratie politique.

Mais si on revient à l’actualité du rapport entre démocratie politique et capitalisme néolibéral, on a matière à réflexion…

En effet on observe aujourd’hui que les secteurs de la Silicon Valley aux USA, et ici des financiers comme Pierre Edouard Sterin (qui apparemment est dans la finance de ce qui est à la pointe de l’informatisation et du virtuel), soutiennent Trump pour les premiers et le RN pour l’autre, en finançant aussi des officines conservatrices (Périclès par exemple), dont le but est d’infuser une idéologie réactionnaire, et de favoriser une certaine « fascisation » des esprits. Et ces secteurs économiques « de pointe » semblent avoir besoin de régimes politiques autoritaires, qui n’ont rien à voir avec une démocratie même affadie.

On aurait de quoi s’occuper en essayant de démêler ces questions…

Ci joint un lien vers un article qui traite de cet aspect…

https://lundi.am/Dark-Gothic-MAGA-Elon-Musk-la-neoreaction-et-l-esthetique-du-cyberfascisme

Gianni : Fraser n’a pas besoin de définir la démocratie dont elle parle, elle se fonde sur ce qu’on a sous les yeux. Parle d’un processus en cours de montée de l’autoritarisme ; elle note une tendance, voyant que la démocratie représentative devient de plus en plus autoritaire : le constat est banal.

Jacques : Alors elle reconnait un lien entre économie et politique. Le développement des GAFAM, ce n’est pas de l’autoritarisme mais un processus de fusion entre économie politique, technologie et « social ».

André : La fusion existait aussi sous le régime nazi. Elle conçoit la démocratie comme une agora où on discute des questions de société, qui pourrait imposer ses choix à l’Etat. Qu’entend-elle par pouvoir politique ? La Chine, qui a sauvé le capitalisme en 2009, est un pouvoir autoritaire.

Jacques : Le capitalisme n’a pas de nature. La supériorité de son mode de production est sa liabilité, sa fluidité, sa capacité de dépassement dans la conservation, il réactive des formes anciennes (post ou présalariales). Financiarisation : la finance est au premier rang dans toutes les transformations du capitalisme. Aujourd’hui, elle finance tout le secteur capitaliste d’avant-garde.

Larry : Fraser est liée depuis assez longtemps à la New Left Review (revue dominante à gauche, de qualité, avec beaucoup d’ex-trotskistes, jamais d’articles sur l’utopie – au mieux une défense des mouvements de années 60, une nostalgie d’une époque de forts mouvements sociaux). Le soubassement de convictions et perspectives a presque disparu. Pour elle le féminisme est essentiel. Elle considère qu’il existe un monde non capitaliste indispensable au capitalisme (care), que le système a tendance à détruire tout en en ayant toujours besoin. Les luttes pour elle sont dans ce domaine ; celles qui engagent les producteurs sont secondaires (ils sont au bas de la liste, après femmes, noirs, handicapés, etc.). Elle promeut l’idée d’une alliance entre toutes ces forces. Or si en 2017 il y a eu des manifs importantes contre l’investiture de Trump, aujourd’hui, rien. Ellen Meiksins Wood est à l’origine de l’idée de séparation entre politique et économique, qui concorde selon elle avec la sortie du féodalisme.

Jérôme : Il y a plusieurs conceptions de démocratie. La question est le lien entre capitalisme et démocratie. Le capitalisme est devenu démocratique en réponse à des luttes, il a dû accepter une forme limitée de démocratie, compatible avec ses intérêts. Le problème : quelle démocratie radicale pourrait remettre en cause le capitalisme ? Le capitalisme néolibéral est différent du capitalisme libéral : il a utilisé l’État pour des formes lui permettant de se reproduire.

Jacques : Dans l’article, il est question de « crise de la démocratie ». Oui, il y a crise de la démocratie bourgeoise, mais ça ne va pas forcément vers l’autoritarisme. Les institutions sont en train de se défaire de leurs formes autoritaires (école, armée, justice…), on va vers plus de laxisme, de fluidité, d’arrangement, de nouvelles procédures… La loi n’existe plus, il n’y a plus que de multiples petites lois et règlements : est-ce que c’est de l’autoritarisme ? Il y a fusion dans une société capitalisée : tout est inséré dans un fonctionnement assurant une emprise. Et ce n’est pas extérieur à nous, bien d’accord avec Fraser là-dessus. Fraser pense qu’il y a des résistances, mais le logiciel libre est bien le produit de ce monde, qui offre des alternatives à nos défaites.

Jérôme : Le capitalisme reconfigure plutôt d’anciens modes autoritaires. L’autorité n’a pas disparu de l’école, loin de là.

Nicole : Le problème dans cette idée que le capitalisme se renouvelle en absorbant les contestations et dépassant ses contradictions, c’est qu’on ne comprend plus très bien ce que recouvre l’idée de « crise ». Or le « capitalisme », qui n’est qu’un ensemble de forces parfois contradictoires, a pour les moins des points de faiblesse. Crise écologique, une crise de légitimité du système…

Jérôme : Oui, il y a une crise de légitimation du capitalisme, et il s’agit de comprendre pourquoi. La crise écologique, elle pèse, car le capitalisme ne peut s’abstraire des limites de la planète.

Marcel : La crise désigne un moment précis. En ce sens, le terme de « crise écologique » est réducteur.

Jacques : Inapproprié plutôt, car il induit une projection de ce qui va arriver. Or c’est dans le moment de la crise que la crise se repère. Nous ne sommes pas dans un moment de grande crise, comme en 29, où la réaction est immédiate.

Nicole : Et il n’y a pas une crise de rentabilité du capital ?

Larry : Avec l’IA on ne sait pas comment ça va évoluer. La rentabilité ? On est à la veille d’un grand bouleversement, qui peut se traduire par la stagnation ou le décollage. La réorganisation technologique en cours aux USA se fait autour du pouvoir avec des gens de 40-45 ans, des non-héritiers (pas oligarchiques). Il y a eu récemment une sorte de conclave à Washington sur les voitures électriques : Tesla, le seul constructeur, était absent. C’était le capital oligarchique qui était réuni là, des dynasties, qui avaient touché un fric monstre pour être sauvées. On a, il va y avoir une concurrence âpre avec la Chine, et ceux qui arrivent au pouvoir aujourd’hui ne se racontent pas d’histoires, ne sous-estiment pas leur adversaire.

Anne : Sur France Culture, une émission récente sur la mondialisation et la Chine.

Mohamed : Pourquoi cette extrémisation du débat politique, cette impression de guerre civile à venir aux USA ? Comment vont agir des sociétés (mines, pétrole) qui ont poussé Trump et le Parti républicain au pouvoir ? On a fait un peu vite la comparaison avec la période précédant le nazisme, mais…

Jacques : C’est essentiellement du pragmatisme. De la part d’anciens libertariens (leur action a été saluée y compris par des gens de gauche). Pas forcément les mêmes fractions. Le Parti démocrate n’a rien à leur proposer d’autre, ils peuvent donc se rattacher à un pouvoir assez musclé. Actuellement, une plus grande liberté est offerte au secteur censé porter la concurrence au niveau mondial. Après ça va faire naître une contradiction au sein de ce groupe-là, qui est déjà près d’éclater sur la question du protectionnisme. Une alliance s’est formée qui n’est pas stable. Idem sur l’immigration. En plus, Wall Street s’est prononcé contre Musk : les grandes banques sont contre Trump. Les financiers n’ont pas les mêmes attentes que le bloc au pouvoir. L’administration américaine a elle aussi un poids, qui défend aussi des intérêts.

Mohamed : Amazon a décidé de fermer ses entrepôts dans la province du Québec, parce qu’un syndicat s’y est monté.

Jacques : Mais Amazon a monté le salaire minimum à 15 dollars dans plusieurs Etats du Sud des EU (contre anciennement 7,50 dans le Texas). Le prix de la force de travail pour les forces productives dominantes du capital n’est pas un problème.

Pierre-Do : Les indicateurs d’Emmanuel Todd sont intéressants, même si on les entend moins. Le groupe coalisé autour des technologies de pointe. Todd dit qu’au niveau de la formation, il y a un nombre croissant d’Américains qui se destinent au droit, à…, et que ça va se casser la gueule. Concurrence de la recherche chinoise.

Jacques : Mais les USA captent les savoirs produits ailleurs, ils continuent à attirer les cerveaux. Ce qui leur donne une puissance que la Chine n’a et n’aura probablement pas. Voir aussi l’immense puissance du dollar. Les USA sont le seul pays qui a une marge de manœuvre importante (élever les taux d’intérêt ou pas). Il est aussi celui qui a le plus d’autosuffisance, même s’il est dépendant des flux financiers. La Chine ne crée pas de marché intérieur.

Larry : Le plat dominant dans toutes les régions de France, c’est désormais le burger…

Anne : Un certain nombre de pays sont en train d’échapper à l’emprise du dollar. C’est encore minoritaire, mais…

Mohamed : Il y a au moins dix ans de cela, certains tenaient déjà ce même discours.

Larry : Ça fait un quart de siècle que Todd prédit le déclin imminent des USA…

Jérôme ; Une grande partie des classes populaires qui ont voté pour Trump ont un autre discours sur l’immigration. Elles ont été dévastées par l’économie libérale. Admettons que Trump réussisse… les tensions vont sortir. A qui va profiter la politique de Trump ?

Marcel : Les ouvriers qui ont voté Le Pen ont eu l’impression qu’une certaine gauche mettait l’accent sur les différenciations sociales en oubliant les problèmes économiques et les souffrances induites.

Jacques : La situation la plus grave, c’est l’Allemagne. Le pays le plus industrialisé d’Europe va dans le mur. Des zones entières ont des infrastructures dans un état déplorable. Rien ne fonctionne parfaitement, les trains sont en retard et en cas de problème on laisse les voyageurs se débrouiller tout seuls. Dans certaines concentrations ouvrières, une sorte d’anticapitalisme basique se développe qui porte les gens à voter Afd. Et cela ne touche plus seulement l’ancienne partie Est du pays comme depuis 20 ans mais la partie Ouest et particulièrement celle de la Ruhr dans laquelle l’industrie allemande repose sur l’aristocratie ouvrière, qui est touchée de plein fouet par le déclin. Une enquête faite à Bochum auprès des ouvriers de l’automobile (la plus grande usine Opel d’Allemagne) en atteste (cf. Libération du O5/ 12/2024 et Le Monde du 5/01 2025). Tous les investissements allemands sont allés sur ce qui s’avère être des points faibles dans le nouveau développement.

Catherine : La question des taxes qui vont être imposées à leurs produits va accentuer la crise.

Mohamed : L’ordolibéralisme, cette forme de gestion du capitalisme, s’avère un échec.

Jacques : L’Allemagne et le Japon n’ont pas reconnu le marché financier. Leurs industries étaient liées aux banques, dans un climat de confiance réciproque. Mais avec la mondialisation les marchés bancaires se sont montrés insuffisants et prudents sur l’offre de crédits. Comme le marché financier comporte une perte en termes de sécurité, l’Allemagne a choisi de continuer sur l’ancien mode de financement et a résisté à la domination du marché financier. Capitalisme de papa. Conséquences : ils ont été obligés de changer car les banques allemandes ne sont pas assez fortes pour se passer de ce marché financier. C’est Merkel qui a montré la voie. S’il n’y avait pas eu Merkel au moment de la crise sanitaire, il y aurait eu un risque important de révolte en France dans la foulée des mouvements sociaux récents en France. Avec Macron ils ont fait une alliance et la banque centrale européenne a inondé l’Europe de liquidités. En Allemagne, ils ont traditionnellement les mains liées par la Cour de Karlsruhe pour les questions budgétaires et monétaires, mais Merkel a réussi à imposer son choix.

Mohamed : Ils ont ouvert les cordons de la bourse avec les GJ et le Covid, mais ils sont en train de nous le faire payer. Au total c’est toujours à la société de payer.

Jacques : C’est ce discours de gauche qui a délégitimé toute la gauche. Dire que finalement le capital récupère tout en dernier ressort est profondément démobilisateur. Ce n’est pas ça qui compte. Beaucoup de ceux qui ont voté pour Trump l’ont fait parce que les prix avaient augmenté.

André : Pour l’Allemagne, il faut prendre en compte le cadre géopolitique.

Mohamed : La guerre en Ukraine a pesé sur le commerce allemand. En Tunisie on a crevé de faim pendant le Covid.

Jacques : Si tu n’as pas la rapidité des transports, toute la logistique nécessaire, fournir l’alimentation… Dans la chaîne d’approvisionnement mondiale, s’il y a à un endroit où ça coince, rien n’arrive. Cf. la pénurie de moutarde de Dijon, dont on a appris qu’elle venait du Canada.

Nicole : La France, qui a poussé très loin sa désindustrialisation, se porte-t-elle mieux que l’Allemagne ?

Jacques : Dans le cas de l’Allemagne, tout converge pour qu’il y ait un choc (et les chocs en Allemagne…!) : elle a peu d’amortisseurs sociaux, pas de politique du logement, de gros problèmes sur ses infrastructures. En France, il y a eu une préparation : la « start up nation » de Macron est une réaction, la BPI, qui est une sorte de banque d’Etat, est faite pour diriger l’investissement, cibler, prendre des risques. En France, le secteur le plus puissant est externalisé : les grandes entreprises françaises sont actives à l’extérieur. Aujourd’hui, plus une entreprise est forte à l’extérieur de son pays d’origine, plus le problème du rapatriement des profits et de leur orientation est important. Ça peut être un problème, et c’est pourquoi l’Etat envisage d’augmenter spécifiquement l’impôt sur les sociétés, pour ces grands groupes. Mais au niveau européen, c’est la Commission européenne qui a empêché la formation de monopoles européens (ils sont en train de s’en rendre compte) avec sa stratégie sur les salaires : ne pas les augmenter, mais accroître le pouvoir d’achat par la baisse des prix. Or baisser les prix en renforçant la concurrence comme si elle était principalement intra-européenne a empêché la formation de ces monopoles européens. Par ailleurs, il y a quand même en France une certaine capacité de lutte ou au moins de résistance, pas seulement historique, mais si on regarde la période 2017-2023 qui laisse des espoirs.

André : Pour quelle perspective ?

Jacques : Il y a des mouvements de réaction (ex. : GJ) et d’autres de refus porteurs d’une perspective d’autre société. De mon point de vue (et là je rejoins Henri Simon), la lutte de classe est une lutte de tous les jours, contre les chefs, les abus… Le fait de réfléchir, de ne pas se laisser submerger par les choses, de ne pas sombrer dans l’immédiatisme. Pour moi la question du programme, c’est fini. Si elle se poursuit, c’est dans une espèce de nébuleuse (LFI, Lordon, etc).

Jérome : Dans les textes de Temps critiques, on a l’impression que toute espèce d’antagonisme a disparu. Fraser, malgré les manques de son analyse, essaie d’entreprendre une analyse critique du capitalisme et de repenser un mouvement antisystémique. Dans cette phase où il y a de la colère, qui va leur montrer la direction ? De quel côté ça va tomber ?

Jacques : Avec les Gilets jaunes et contrairement à ce qui a été affirmé au début par les forces de gauche, le danger principal ce n’était pas que la droite reprenne le mouvement puisqu’elle est fondamentalement pour l’ordre. Le mouvement en reprenant la référence à la Révolution française a bien vite penché à gauche … au risque de sa récupération intéressée (l’idéologie syndicale actuelle de la convergence).
Il ne faut pas refuser de rejoindre un mouvement sous prétexte qu’il ne correspond pas à notre schéma préconçu. A Lyon, on a participé au mouvement, avec des AG de 700 à 500 personnes au début. Dans cette assemblée on a prôné le refus de la représentation. On a réussi à ce que les délégués à Commercy n’aient qu’une voix consultative. On a réussi à empêcher la dissolution des assemblées par substitution par un système de commissions prôné par d’anciens Nuit debout. Je suis peu intervenu dans l’assemblée, mais j’y ai quand même soutenu l’idée que « c’est le mouvement qui fait l’assemblée et pas le contraire », alors que dans la forme assembléiste, le risque est que l’assemblée pense diriger le mouvement. Or le mouvement débordait régulièrement de ce qui était décidé en assemblée. Cette forme d’intervention politique initiée par 4 « lyonnais » de Temps critiques autour de ce que nous avons appelé « le journal de bord » (un groupe fluctuant et hétérogène de 30 à 50 personnes de la région dont certains non urbains) n’a pas été considéré comme un groupe extérieur aux Gilets jaunes, mais a été, du fait de sa participation aux actions quotidiennes, intégré à la coordination Lyon et région des GJ qui prenait des décisions.


Quelques précisions par rapport au CR

1) Dans l’exemple de la politique européenne vis-à-vis du processus de concentration en général et plus particulièrement quant aux fusions/acquisitions, j’ai pu donner l’impression de critiquer la « main visible » des institutions de l’UE en négligeant de mentionner que c’est souvent par manque d’unification plutôt que par trop que pêche une politique européenne… du point de vue du capital. Ainsi, si les entreprises du CAC 40 sont plus tournées vers l’extérieur que l’intérieur, c’est que les droits de douane internes y sont très élevés (45% pour les produits industriels, 110% pour les services). Ce caractère national plus important que résiduel concerne aussi des banques trop orientées vers le financement interne (de leur propre État, de l’immobilier et des secteurs traditionnels) ; l’épargne et les investissements se tournent vers l’extérieur. C’est particulièrement dommageable (toujours du point de vue du capital) quand cela se produit dans un pays comme la France qui n’a pas activé de fonds de pension et dont l’épargne s’éparpille (caisse d’épargne, assurance-vie) plus qu’elle ne se concentre des projets industriels.

De ces faits, la concurrence interne plutôt que les accords d’acquisition ou de fusion pousse plutôt les salaires vers le bas et/ou la stagnation avec pour résultat une demande atone.

2) Je voudrais revenir aussi sur l’intervention de Monique qui, telle qu’elle figure dans le CR, a été considérablement allongée post-réunion. Elle y reprend notamment la notion d’oligarchie dont je n’ai pu parler dans le débat lui-même puisqu’elle n’y a pas été discutée.

En tout cas,dans Temps critiques, nous en avons entrepris la critique il y a près de 20 ans (cf. JW : « Reproduction, système, oligarchie » in n°14, 2006 ; B. Pasobrola : « Le retour en grâce du mot oligarchie » et in n°16, 2012) et le cours de l’histoire de ces deux décennies ne semble pas nous avoir démentis à ce sujet.

Aristote dans LaPolitique lui avait donné sa source historique, mais à contre-emploi du sens courant actuel et sans aspect critique : « Ainsi la voie du sort [tirage au sort] pour la désignation des magistrats est une institution démocratique. Le principe de l’élection, au contraire, est oligarchique (…) L’aristocratie et la république puiseront leur système, qui acceptera ces deux dispositions »… pourvu qu’elles s’appuient sur une grande classe moyenne stabilisatrice. Mais c’est Castoriadis qui l’a actualisé et lui a donné sa perspective critique à partir du moment où abandonnant l’analyse strictement classiste, il a développé l’idée d’une nouvelle séparation/domination entre dirigeants et dirigés dans l’entreprise comme dans la vie politique. Une perspective qui restait révolutionnaire malgré un changement de cap. Si Lefort s’est raccroché à la démocratie vraie et Abensour à la démocratie contre l’État, comme antidote aux tendances oligarchiques, Castoriadis semble avoir placé ses espoirs dans l’autogestion (cf. sa participation, comme Mothé, à la CFDT de l’après 1968).Mais la référence à l’oligarchie et sa critique restaient le fait de petits cercles, alors qu’aujourd’hui, elle fait consensus critique pour tous les courants politiques de gauche et de droite qui la dénonce de façon plus morale que politique.Le fait que le terme soit utilisé pour désigner aussi bien la situation aux États-Unis qu’en Russie ne semble gêner personne, en tout cas pas les médias (cf.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/02/12/l-oligarchie-une-elite-argentee-et-dominatrice-au-pouvoir-de-moscou-a-washington_6543101_3232.html).

Or, dans notre hypothèse théorique et critique, s’y référer est devenu inopérant et peu probant, d’une part par la restructuration de l’État sous sa forme réseau, qui tend à se substituer à sa forme nation (ce que méconnaissent les utilisateurs de la notion) et ses conséquences politiques (crise de la représentation et de la démocratie) ; et d’autre part par le processus de globalisation (financiarisation de l’économie et capitalisation de toutes les activités humaines), de sorte que, en tendance, c’est plutôt vers un « tous oligarques » que porte le mouvement du capital ! Une sorte d’oligarchisationmoyenniste des rapports sociaux… À noter que cette formulation de JG résonne comme en écho avec la condition émise par Aristote en son temps.

S’il y a un tel « bombardement » du mot, c’est qu’il contient, en creux, une conception classiste de la société (et que donc cela convient aux marxistes vulgaires, aux démocrates comme aux souverainistes/populistes de droite et de gauche1), une conception selon laquelle il y aurait un petit nombre de « possédants » (comme on disait au XIXe siècle) ou d’ultra-riches, dit-on aujourd’hui,et une masse d’exploités ou de dépossédés, etc.

On reconnaît là le slogan inconsistant (voire inepte) des Occupy Wall Street, décuplé aujourd’hui par l’arrivée au pouvoir de l’équipe Trump/Musk. 

[Note complémentaire de Larry C. : Une partie de la gauche américaine met depuis plusieurs années l’accent sur l’importance de ce que d’aucuns ont pu nommer la Professional Managerial Class, en gros, les cadres supérieurs/professions intermédiaires, pour qui le passage par l’enseignement supérieur va de pair avec des revenus tout aussi supérieurs. C’est, d’après l’historien Adam Tooze, l’hostilité du petit peuple envers ces couches-là, plutôt qu’envers les grands patrons, qui explique en grande partie la polarisation politique actuelle des États-Unis et le vote populaire pour Trump. Cette thèse n’est pas sans poser des problèmes, mais à tout prendre, je le préfère à la rengaine sur le 1 % et, a fortiori, sur les oligarques qui, soudain, se seraient accaparés d’un pouvoir auparavant entre les mains de… de qui au fond ?]

JW

  1. Joe Biden : « Aujourd’hui, une oligarchie prend forme en Amérique, avec une richesse, un pouvoir et une influence extrêmes, qui menacent littéralement notre démocratie. » 

    J-L. Mélenchon : « Le peuple détrônera la petite oligarchie des riches. (…) Du balai ! » (L’Ère du peuple, Pluriel, 2017 []

Le capital : une brève mise à jour

Fond abstrait

A lire : « Le capital une brève mise à jour » – lien : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article550 Ce texte constitue un nouveau bilan de notre parcours collectif quant à l’analyse du capital. Il actualise celui que nous avions produit dans la brochure Après la révolution du capital (2018). Que les choses soient claires, malgré nos références encore nombreuses au Marx anticipant certains développements du capital, qui nous paraissent plus que jamais d’actualité, placer Temps critiques dans la continuité des anciens débats internes aux marxismes n’est pas exact. Certes rompre avec toute la problématique de la « valeur » nécessite encore d’en parler et de dire pourquoi. D’où la récurrence toujours présente de notre emploi du terme « d’évanescence de la valeur ».

Du point de vue des sources théoriques, des auteurs comme Polanyi, Braudel, Keynes, le Castoriadis de la fin de la revue Socialisme ou Barbarie, la revue Invariance à partir de sa série II, sont aussi importants pour nous dans cette optique de saisie du rapport social capitaliste. Nous avons aussi précisé en 2019 Pourquoi le communisme n’est-il plus qu’une référence historique pour les membres de Temps critiques ? (brochure de mai 2019), tout en montrant, quasiment dans le même temps, par notre intervention et action dans le mouvement des Gilets jaunes, que pour nous, la rupture du fil rouge des luttes de classes, ne signifiait pas la fin des antagonismes sociaux et des révoltes.

Disponible aussi en brochure à imprimer sur ce lien : http://tempscritiques.free.fr/IMG/pdf/le_capital_une_breve_mise_a_jour_livret_.pdf

Commentaire critique de l’article de Nancy Fraser « L’impossible démocratie de marché »

(in Le Monde diplomatique, décembre 2024)

Tout d’abord, il faudrait lever une ambiguïté, parce qu’il n’est pas sûr que le titre soit de Nancy Fraser. Il émane peut-être de la rédaction. En effet, elle débute son article en mentionnant une crise de la démocratie. Une formulation bien vague puisqu’il y a plusieurs types de démocratie : la démocratie directe, l’indirecte, la représentative, la libérale, la « populaire » — mais ça, c’est du passé —, l’« illibérale » depuis une vingtaine d’années, et on pourrait désormais y ajouter la « post-libérale » si on en croit un politologue américain qui qualifie ainsi le régime trumpien. De la même façon, il y a plusieurs types de régime parlementaire (modèle anglais) et des variantes présidentielles (EU) ou semi-présidentielles (France). Leur point commun principal est d’être indirectes et représentatives par définition — tout en souffrant toujours plus d’une délégitimisation de la représentativité des élus, qui se manifeste par une forte abstention, une versatilité des électeurs, des critiques ad hominem allant jusqu’à la violence contre les élus ou les institutions.

Donc, quand Fraser évoque ici la démocratie, c’est bien de la démocratie en général qu’elle parle et non pas de la « démocratie de marché ». Il est sûr que ce n’est pas très clair puisque tout son exposé repose sur le postulat que le capitalisme serait hostile à la démocratie, alors pourtant qu’il ne se développe pleinement que sous cette forme politique, aussi bien au cours de l’histoire qu’aujourd’hui1. Et, réciproquement, celle-ci n’a pu véritablement s’affirmer et se répandre que dans le cadre du développement capitaliste.

Une interprétation sommaire du rapport entre politique et économie

Une démocratie qui serait en crise, mais sans que sa résolution puisse être politique — et, à ce sujet, Fraser mentionne les fausses solutions que représenteraient une sorte de réformisme éthique de la politique, une transformation des partis, etc. Elle privilégie le niveau de la « totalité sociale », puisque ce serait à ce niveau que se situerait la « crise généralisée » du « néolibéralisme » ; dernier terme qu’elle reprend, comme nombre d’analystes, mais pour nous dire aussitôt qu’il n’a guère de valeur heuristique, parce qu’il ne serait qu’une déclinaison du capitalisme. Sans doute, mais alors pourquoi reprendre le terme comme ceux qui, et c’est une tendance dominante, le critiquent pour mieux l’opposer à un capitalisme d’avant, qu’on a peine alors à définir puisqu’il ne serait pas libéral, sans pour cela être un capitalisme d’État ?

En fait, quand Fraser dit que le capitalisme est hostile à la démocratie, c’est de l’économie de marché qu’elle parle, ce qui l’amène à voir en celle-ci la réalisation d’un découplage entre économique et politique à travers la remise en cause de l’État (des « pouvoirs publics », dit-elle). Elle conclut provisoirement : « Dans le capitalisme, l’économique est donc non politique, et le politique non économique. » Si on veut faire un retour historique, les débuts du capital, du XVe jusqu’au milieu du XIXe siècle, maintiennent encore le lien entre économie et politique, ce que Karl Polanyi qualifie « d’encastrement » (embeddedness) des activités au sein de la société. La preuve en est que les grands économistes classiques comme Smith, Ricardo, Mill parlent en termes d’économie politique et non en termes d’économie, car la bourgeoisie industrielle doit encore compter sur le politique pour asseoir son pouvoir contre la noblesse et les grands propriétaires terriens, qui ont la haute main sur les institutions et la détermination des statuts sociaux. Marx, à la suite, conserve cette même perspective, puisqu’il définit sa critique comme critique de l’économie politique dans un soutien critique à ces théoriciens de la bourgeoisie progressiste et éclairée. C’est surtout à la fin du XIXe siècle que l’économie dite néo-classique ou marginaliste affirmera l’économie comme science et donc son autonomie. L’idée qui s’impose alors est celle de la séparation entre d’un côté l’économie du « Laissez-faire » appuyée sur une « société civile » qui en représente les agents libres de contracter ; et de l’autre l’État, avec la société politique contraignante à qui cette société civile ne déléguerait que la question de l’ordre public et du respect des contrats (« l’État minimum », dit régalien, pour éviter « la guerre de tous contre tous » ; cf. Hobbes et la philosophie anglaise du XVIIIe siècle).

Une telle position n’est pourtant guère tenable au-delà, à l’aune des expériences politiques que furent celles au long du XXe siècle, tels le New Deal de Roosevelt des années 1930 — ce que Karl Polanyi a appelé « la grande transformation » (cf. son livre éponyme), soit le passage de la « désocialisation » des années 1920, avec la mise en pratique des théories du marché autorégulateur, à la « resocialisation » de l’économie dans les années 1933-1945 aux États-Unis ; puis les Trente Glorieuses (1950-1980) en Europe de l’Ouest.

Ce qui a été appelé « mode de régulation fordiste » est l’exemple de l’intégration des trois domaines, politique, économique et social, réunis dans une même stratégie globale… au sein de l’État dans sa forme nation. Sa mise en place est générale parmi les grandes puissances, même si c’est sous différentes formes, le cadre d’origine étant celui du protectionnisme qui prévaut à partir des années 1930, parce qu’il garantit une circulation des flux endogène à chaque circuit économique national : chaque intervention de l’État pour augmenter la demande rencontre son offre correspondante… et inversement. Avec pour conséquence les débuts de la « société de consommation » et des divers systèmes de sécurité sociale ; et, en contrepartie, la plus ou moins grande explosion de la dette publique (welfare state). Un cadre géopolitique dont Fraser tient peu compte, mais qui pourtant correspond à sa définition du capitalisme comme « ordre social institutionnalisé » et, partant, le distingue des formes diverses de capital circulant ou non dans des sociétés qui ne sont pas capitalistes (capital commercial, capital-argent thésaurisé, spéculatif, etc.), et encore moins démocratiques — parce que le militaire ou la dictature ou les oligarques y commandent à l’économique jusqu’à l’absurde2. Un capitalisme qui intègre aussi la classe du travail dans un rapport social de dépendance réciproque (les théories du contrat d’abord, le droit du travail ensuite, les syndicats enfin, le tout sous le contrôle de l’État), avec ses antagonismes et une dialectique des luttes de classes qui le transforme plus ou moins profondément suivant les spécificités nationales, mais toujours sans l’abolir, puisque, par définition, il est essentiellement dépendance réciproque (quel que soit le pays) et seulement éventuellement antagonisme. Une dialectique et des luttes que Fraser n’intègre pourtant pas à son argumentation, dans la tradition d’une grande partie de la gauche américaine et du mouvement ouvrier américain, qui s’est rarement posé (sauf peut-être à l’époque des IWW) comme autonome, ou contre la bourgeoisie. En effet, il s’est plutôt positionné et rapporté à l’ensemble de la société en épousant majoritairement les aspirations individualistes des classes moyennes vers la « grande société » promise par Johnson et Kennedy au début des années 1960, contre le spectre du communisme. Plus généralement, c’est le moment dans lequel s’impose la thèse de la moyennisation des sociétés capitalistes occidentales contre celle de leur prolétarisation et, avec elle, l’éloignement, si ce n’est la disparition, de toute perspective communiste au sens où l’entendait la théorie du prolétariat.

Ainsi, la seule fois où Fraser semble y faire allusion, c’est dans une référence à « une nouvelle gauche qui dénonçait à l’échelon mondial les oppressions, exclusions et prédations sur lesquelles reposait l’ensemble de l’édifice ». Pas de référence à la théorie du prolétariat et au communisme, mais au tiers-mondisme et à la lutte anticoloniale. On comprend ici pourquoi Fraser est une habituée des colonnes du Monde diplomatique.

Or cette intégration des trois sphères est justement le propre du capitalisme dans son devenu progressif et progressiste — alors que l’Antiquité grecque et romaine, comme le régime féodal ou le système des castes aux Indes, prenaient bien soin de les séparer, y compris au sein de la démocratie athénienne, fort limitée au demeurant. Devenu progressif, disais-je, parce que la question parcourt près d’un siècle et demi en réinterrogeant le rapport entre ces sphères. Dans la Révolution française, par exemple, Tocqueville et Arendt analysent la violence de la Terreur, et finalement la défaite révolutionnaire, par la tentative de lier révolution politique et sociale3. Une séparation que Napoléon rétablira en asseyant à la fois le pouvoir de l’État et le développement de la bourgeoisie. En France, elle atteindra son apogée sous la Troisième République, avant que la Seconde Guerre mondiale et le triomphe des idées keynésiennes et fordistes viennent sceller un devenir capitaliste que Marx anticipait sous la forme de la « domination réelle du capital » (une première tentative de globalisation des sphères politique, économique et sociale), la distinguant de la « domination formelle » dans laquelle une part importante de la société reste précapitaliste (la France est en majorité rurale et artisanale jusqu’en 1940).

Un rapport entre économie et politique analysé en dehors de sa dimension historique

Cette idée d’une séparation entre économique et politique n’est pas problématisée dans sa dimension historique, car Fraser la considère comme un invariant, ce qui est tout à fait contestable, nous espérons l’avoir montré. En effet, ce qu’elle développe correspond à une période assez courte (des années 1980 aux années 2000), symbolisée par l’arrivée au pouvoir politique de Reagan et Thatcher. Il s’agit pour ceux-ci d’acter non seulement la défaite de la dernière tentative d’insubordination ouvrière et de révolte de la jeunesse de la fin des années 1960-début 1970, mais aussi la difficulté à sortir de la crise économique (baisse de la productivité, hausse des salaires et de l’énergie) sur les bases de l’ancien mode d’accumulation et de régulation fordiste. Des mesures de rupture sont prises : lutte contre l’inflation, politique de l’offre à la place de la politique de la demande. La déréglementation générale qui s’ensuit enclenche un processus de globalisation et un niveau qualitativement et quantitativement supérieur de mondialisation et de division internationale du travail. Certains vont y voir le retour à un capitalisme sauvage digne de la fin du XIXe siècle, avec effacement du cadre de l’État en sa forme nation et déclin de l’État du welfare, surtout sensible dans le monde anglo-saxon. L’indépendance des banques centrales semble coiffer le tout — ce qui apparaîtra comme le comble du libéralisme dans sa forme néo, alors que les thèses purement libérales (telle celle de F. Hayek) sont pour la suppression des banques centrales et sont toujours restées marginales au sein de la théorie libérale en général et de la théorie économique en particulier —, mais elle ne fait que redoubler la tendance à la caducité du cadre national pour la dynamique du capital. De plus, la Fed américaine comme la BCE ont une indépendance toute relative dans leur politique de taux et de prêt ; on s’en est aperçu pendant la crise sanitaire. La BCE est ainsi très dépendante de la politique monétaire et budgétaire allemande, elle-même très contrainte par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, mais proposant un modèle original d’« économie sociale de marché » qui contredit quelque peu l’« ordolibéralisme » prôné par l’UE. Il ne faut donc pas se fier à un « à première vue » de la globalisation. L’une de ses bases est bien la dérégulation, mais cela ne signifie nullement absence de réglementation. En effet, de nouvelles régulations se mettent en place au niveau du capitalisme du sommet4 : d’un côté, les États ou des organismes internationaux comme l’UE imposent des normes environnementales et de sécurité, des normes bancaires et assurantielles, et continuent à fixer des prix administrés (le salaire minimum par exemple, qui, paradoxalement, tend à se généraliser) ; de l’autre, les grandes firmes multinationales négocient par cartellisation entre oligopoles de nombreux prix mondiaux, qui ne sont donc pas des prix « de marché » au sens strict (par exemple ceux de l’énergie, ceux de l’argent).

Le capitalisme n’a pas de forme privilégiée

Ce que Fraser appelle le « tournant historique majeur » des années 1980-2000 est ce que nous appelons la révolution du capital et non pas une crise. Il se déroule un processus de totalisation du capital — ce qui ne veut pas dire unification, car il existe différentes fractions de capital. La notion de globalisation est d’ailleurs assez appropriée à la description du processus. Mieux en tout cas que celle de financiarisation qu’emploie Fraser, qui amène en général à l’idée d’un capitalisme spéculatif ou parasitaire — une idée qu’évite Fraser, sans nous dire toutefois pourquoi elle domine le discours convenu sur le capital aujourd’hui. Fraser emploie souvent l’expression « par nature, le capitalisme ». Mais, justement, le capitalisme n’a pas de « nature ». Comme le dit Braudel, il est labile, protéiforme, et il n’est pas plus financier que commercial ou industriel. Et il n’est pas non plus la succession de ces formes en fonction d’une évolution au cours du temps qui se ferait sur le même modèle que celui de la succession déterministe-marxiste des modes de production, du moins évolué vers le plus évolué ou progressiste. La finance est en effet présente aussi bien au XVIe siècle, pour participer au développement des « villes-monde », qu’aujourd’hui pour le financement des nouvelles technologies ou à travers le développement du capital fictif.

Le développement du capital exige toujours un financement, et c’est le mode de financement qui change. Le marché monétaire (via la finance bancaire ou finance indirecte) assurait le plus gros du financement, mais dans un cadre national contraint assez bien adapté à une régulation fordiste essentiellement nationale. L’accroissement de la vitesse des échanges et leur mondialisation allaient accroître aussi la vitesse des moyens de circulation par recours à la finance dite directe, celle du marché financier (banques toujours, mais aussi démocratisation du statut d’actionnaire, qui n’est plus un rentier mais un membre, le plus souvent salarié, de fonds de pension par capitalisation). Ce processus de totalisation, malgré son apparence abstraite de « système », correspond pourtant à des fractions de capital, à des forces sociales de pouvoir qui intègrent (ou du moins tentent de le faire) la crise comme une composante de la dynamique d’ensemble. Son existence n’est plus niée comme elle a pu l’être à l’époque où dominait une théorie néo-classique, pour qui la crise ne pouvait venir que d’obstacles extérieurs au libre marché (l’intervention de l’État, des syndicats, de la firme monopolistique, etc.). Elle n’est plus non plus considérée comme crise finale, sauf par les derniers marxistes, ou dramatisée hormis dans sa dimension finalement apolitique de mise en danger de la planète, sans que cela soit forcément relié au capitalisme lui-même5. La crise de 2008, par exemple, loin d’être une crise finale, a permis de purger certains aspects « sales » du marché financier et de mettre en place des pare-feu au niveau des banques centrales et des États. La dernière crise sanitaire a, elle, accéléré la plateformisation, le commerce électronique, le travail à distance. Ces crises ne sont certes pas auto-entretenues ou provoquées sciemment, selon un « plan du capital » qui supposerait son unité parachevée, mais elles fournissent des opportunités6 à certaines fractions ou forces en présence. Elles entretiennent une dialectique de transformation au sein du rapport social capitaliste qui n’épouse pas nécessairement ou essentiellement l’ancienne dialectique des luttes de classes.

Fraser essaie de lier crise et lutte pour sortir d’une vision économiciste qu’elle ne supporte pas, tout en critiquant implicitement le présupposé du marxisme vulgaire de l’automaticité du rapport crise/lutte. Ainsi sa phrase : « Ce n’est que lorsque des membres de la société perçoivent que les graves difficultés qu’ils rencontrent surviennent, non pas en dépit, mais à cause de l’ordre établi, lorsqu’une masse critique décide que l’ordre peut et doit être transformé par l’action collective, lorsqu’une impasse objective se dote d’une voix subjective, ce n’est qu’alors que l’on peut parler de “crise” au sens de “tournant historique majeur” qui impose de prendre une décision. » Mais sa critique est détachée de toute temporalité ; or, cette citation, qui correspond à la période où court le fil rouge historique des luttes de classes, s’avère inopérante aujourd’hui. Fraser le reconnaît elle-même en disant que ce vide a laissé la place au populisme, sans nous dire pourquoi c’est sa version droitière qui tend à l’emporter (comme toujours, pourrait-on dire, si on se réfère à l’histoire et, par exemple, au mouvement boulangiste). Elle fait le parallèle entre les deux populismes contemporains, mais ils ne sont pas de même ampleur et, surtout, hormis la critique des élites et la référence aux identités, les revendications ou valeurs qu’ils expriment ne sont pas les mêmes.

L’articulation actuelle du capitalisme en trois niveaux

Ce processus de totalisation déporte la question de la séparation éventuelle entre politique et économique au niveau de la nouvelle structuration en réseau du capitalisme puisque, à l’opposé de Fraser, nous l’analysons dans sa dimension historique. Qu’en est-il ? Au niveau II, la totalisation se fait par résorption des institutions, disparition de la « société civile » et transformation des citoyens-producteurs en individus-consommateurs dans le cadre de la désindustrialisation et de l’accent mis sur les activités à haute valeur ajoutée, mais avec une augmentation des inégalités et une fragmentation des territoires. Politique de la ville et accentuation des activités régaliennes de l’État sont censées fournir des réponses à ces tensions. La croissance des activités au niveau III est marquée par le développement de zones grises de l’emploi entre travail déclaré et non déclaré ; la variété des statuts (contrat de travail relevant du droit commercial et non plus du droit du travail, auto-entrepreneuriat, déguisé ou non, se distinguant de l’artisanat, ubérisation des conditions, chômage de longue durée), ce qui entraîne des réponses politiques en termes de traitement social.

Enfin, au niveau du capitalisme du sommet, il y a bien une indifférenciation des sphères politique et économique : elles sont unifiées ou plutôt totalisées sur la base de la priorité donnée à la fois à la domination (plutôt qu’à l’exploitation), à la puissance (plutôt qu’au profit) et à la capitalisation (plutôt qu’à l’accumulation, comme le croit Fraser, qui raisonne parfois comme si on était encore dans les années 1950-1960). Le personnage d’Elon Musk est le meilleur représentant/symbole de ce capitalisme de la puissance pour qui le profit au sens traditionnel du terme n’est qu’un élément secondaire (Tesla est un échec de ce point de vue-là). Pour paraphraser le Hegel de la Philosophie du droit, Musk est la figure qui « rend effective la réalité substantielle » (transhumanisme, conquête de l’espace). Et Trump est son « digne » pendant politique, mais pour les deux il est clair que cette distinction entre politique et économie n’a plus de raison d’être. Là où ils sont forts, c’est qu’ils n’ont pas peur de l’affirmer publiquement. En ne séparant plus politique et économie, ils révolutionnent la démocratie américaine par un coup de force, sans que puisse leur être reproché un coup d’État, à l’opposé donc de l’option précédente de prise du Capitole.

L’idée d’une « gouvernance sans gouvernement », outre qu’à mon avis elle provient là aussi de la rédaction du Monde diplomatique et non pas de l’auteur, n’est pas dénuée d’intérêt dans la mesure où elle ne laisse pas prise aux théories sur le capital automate ; mais elle n’est pas d’un grand secours dans la mesure où elle ne saisit pas le caractère de la restructuration du capital selon trois niveaux articulés. Dans cette mesure, il devient difficile d’expliquer pourquoi de grands accords sont signés au niveau I, malgré le maintien de différences de politiques à ce même niveau (retour des souverainismes avec l’isolationnisme américain, le Brexit britannique, le conflit États-Unis-Chine et l’impossible politique européenne, l’« exception française »). Difficile aussi de comprendre les choix différents faits aux niveaux II et III par rapport à l’immigration et aux régularisations, à la source d’énergie privilégiée, à l’âge de la retraite, aux systèmes de retraite et de sécurité sociale, à l’existence d’un salaire minimum ou non, à la façon de lutter contre le chômage, etc. Bref, il y a peut-être gouvernance, même si le terme tire plutôt son origine des « foucaldiens de droite » du patronat, mais il est abusif de proclamer qu’il n’y a plus de gouvernement, si on ne prend pas ce terme au sens strictement politicien et de court terme, mais en l’envisageant au niveau des sommets de l’État, qui, là aussi, comme au niveau I, mêlent politiques, haute fonction publique, syndicats patronaux et de salariés, grands médias.

Les faiblesses de l’analyse en termes d’émancipation

Fraser conclut en critiquant non pas les deux populismes, parce qu’ils ne peuvent mordre dans la politique rationnelle et donc il n’y a rien à en attendre du point de vue alternatif, mais le courant libéral-libertaire de la nouvelle gauche qui, lui, est tout sauf critique des élites, puisqu’il en est un produit radicalisé — plus que gauchisé d’ailleurs. On peut reconnaître cette lucidité à Fraser, ce n’est pas si courant dans les médias officiels, de ne pas s’illusionner sur les « émancipations » d’aujourd’hui. Son point de vue est clair et recoupe le nôtre : « Loin de démasquer les puissances derrière le rideau, les courants dominants de la “résistance” sont depuis longtemps compromis avec elles. Aux États-Unis par exemple, c’est le cas des ailes libérales-méritocratiques de mouvements sociaux qui défendent le féminisme, l’antiracisme, les droits de la communauté LGBTQ (lesbiennes, gays, bisexuels, trans et queer) et l’écologie. » Elle y adjoint tous les innovateurs et chercheurs, souvent en rupture de ban(c) (d’école et d’establishment), qui ont été à l’origine du développement de l’industrie de l’information (les nouveaux visionnaires de la révolution du capital et leur Weltanschauung particulière, en tout cas très différente de celle de la bourgeoisie). Fraser dénonce bien le faux combat aujourd’hui qui opposerait progressistes et conservateurs, woke et anti-woke, mais elle se perd elle-même dans sa référence au concept gramscien d’hégémonie. En effet, elle développe la perspective d’une autre hégémonie — qui est justement le combat que se mènent les deux variantes de populisme —, mais à une époque qui ne le permet plus, dans la mesure où la société civile (lieu de cette confrontation des « consciences de soi7 ») et la « grande histoire » (par exemple celle qui a vu s’opposer capitalisme et communisme et/ou « socialisme ou barbarie ») ont été résorbées dans la société capitalisée et ses réseaux branchés et interconnectés. Il en résulte une actualisation continue qui tente d’échapper au temps (c’est le « temps réel » de l’informatique ; celui de la vitesse de la lumière), de telle sorte que la temporalité humaine est décomposée, altérée, comme suspendue. Et donc, aussi, déshistorisée.

JW, le 29 décembre 2024

  1.  – Je laisse volontairement de côté le cas particulier de la Chine en renvoyant à mes développements dans l’article « La Chine dans le procès de totalisation du capital » (Temps Critiques °10, dans lequel se fait sentir l’influence « sociobarbare », via l’article de Lapassade sur le mode de production asiatique (in Socialisme ou Barbarie, n°40). Mais, pour faire bref, en Chine le capital circule (mal) dans une société qui n’est pas capitaliste, parce que la plupart de la propriété n’y est pas privée et que la force de travail n’y est pas « libre » de contracter et de circuler. À l’inverse de ce que dit Fraser, ce n’est pas l’économie de marché qui y empêche la démocratie, puisque ce type d’économie y est embryonnaire, mais l’insuffisance de son développement. En cela, la direction du PCC maintient maints caractères de l’époque de la « bureaucratie céleste », tout en essayant de dynamiser sa base par l’innovation et l’accumulation bien plus que par la marchandisation. []
  2.  – Cf. Chaulieu (Castoriadis) et l’analyse des rapports de production en Russie dans le n°2 de Socialisme ou Barbarie. []
  3.  – La Commune et la révolution espagnole n’échapperont pas à cette question. Lénine pas plus avec son programme « les soviets + l’électrification ». []
  4.  – Que nous appelons aussi le niveau I de la domination capitaliste. Il regroupe les États comme puissance politique, mais aussi économique, avec l’importance prise par les « fonds souverains », les grandes firmes multinationales, les organisations internationales, y compris certaines ONG, les grands syndicats. C’est là que sont censés se régler les grands problèmes de reproduction globale (par exemple la question de l’environnement et du climat, celle de l’accès aux matières premières et aux nouvelles technologies, la question des paradis fiscaux, des cartels de la drogue et de l’activité de blanchiment, etc.).

    Le niveau II est celui de la reproduction des rapports sociaux, le plus souvent dans le cadre national (rapport capital/travail, intervention sociale de l’État). L’État y persiste encore dans sa forme nation, mais avec d’importantes distorsions comme celles qui président à la résorption des institutions. C’est aussi à ce niveau que se trouvait l’essentiel de « l’économie de marché », celle qui subit les prix plus qu’elle ne les fixe (cf. actuellement le prix du gaz).

    Le niveau III est pour sa part constitué des zones dans lesquelles dominent encore une économie informelle ou de subsistance, le travail clandestin et l’activité de trafic au niveau local et national, les zones de pillage et de guerres ethnicisées au niveau international.

    Ces trois niveaux ne forment pas trois mondes étanches comme cela pouvait être le cas à l’époque où Braudel cherchait à cerner les premiers développements du capital entre le XVIe et le XVIIIe siècle, car ils sont à la fois hiérarchisés et articulés au sein du procès de globalisation. Le premier fonctionne à la puissance, le second au profit, le troisième à la fluidité/flexibilité ; mais il y a interaction entre eux : le niveau I organise, investit, rentabilise grâce aux grandes quantités produites (les « majors »), le second innove (les start-ups) et produit en quantité limitée par manque de surface financière en attendant de passer la main, le niveau III sert de base arrière, alternative ou souterraine.

    Pour plus d’information sur la question, voir les articles de Jacques Wajnsztejn : « Quelques précisions sur capitalisme, capital, société capitalisée » in Temps critiques n°15 et « Sur la politique du capital », n°17. []

  5.  – Cf. d’un côté, la deep ecology, de l’autre, la critique anti-industrielle. []
  6.  – En 1984 déjà, Yves Montand disait : « Vive la crise » et Libération, ce journal de la révolution du capital, en faisait son titre de première page. []
  7.  – Cf. in Interventions n°28, le passage sur la notion d’opinion publique. []