Quelques échanges autour de la brochure sur les émeutes anglaises

Texte de l’Intervention n°28 à l’origine de l’échange à lire à cette adresse : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article547


Le 28.10.2024


Bonsoir,
J’ai transmis votre texte sur les émeutes de l’été à un ami anglais. Voilà ce qu’il en a pensé :

Charles P.

Finally got round to reading it this weekend… Yes, it’s pretty good. For example, it mentions the importance of « Muslim grooming gangs » in the rise of present-day « Islamophobia ». The police themselves admitted that they had avoided investigating gangs of sexual predators of Muslim origin because they thought that they might be accused of racism. This is a subject which the ruling class (and the Left) continues to brush under the carpet, leaving the field clear for the far Right.

However, I might correct one or two things.

For example, it says that there is a policy of « positive discrimination » in higher education on the basis that Black and Asian kids are more likely to go to university than White English kids. It is certainly true that universities (including elite ones) have made more effort to attract « ethnic minorities » in the last 20 years or so. But there is no policy of quotas like in some US states. It is not clear why educational achievement of working class White kids has fallen behind in recent years, but it is important to understand that it is highly gendered. It is mostly a question of White boys falling behind – their sisters are doing fine!

It also speculates that prejudice against Muslims might be partly explained by rich Gulf Arabs buying big chunks of London. I don’t believe this. Rich Arabs investing in the UK is just not a right-wing talking point in the way that « grooming gangs » are. Even football fans don’t seem too bothered by the injection of Gulf money into football, e.g. the Arsenal ground is sponsored by the Emirates airline and is called the Emirates Stadium.
But the article generally gets things right!


Traduction de la réaction du camarade anglais par Larry :


J’ai enfin trouvé le temps de lire cet article ce week-end. […] Oui, c’est plutôt bien. Par exemple, il évoque l’importance des bandes de maquereaux (grooming gangs) musulmanes pour la montée de « l’islamophobie » à l’heure actuelle. La police a elle-même avoué avoir évité d’enquêter sur ces bandes de prédateurs sexuels d’origine musulmane de peur d’être accusée de racisme. C’est un thème que la classe dominante (tout comme la gauche) continue d’occulter, laissant ainsi le champ libre à l’extrême droite.
Je voudrais cependant apporter une ou deux corrections.

Le texte affirme par exemple qu’il existerait une politique de « discrimination positive » dans l’enseignement supérieur à partir du constat que les jeunes noirs ou d’origine du sous-continent indien ont plus de chances d’aller à l’université que les jeunes anglais blancs. Les universités (y compris celles d’élite) ont en effet redoublé d’efforts depuis une vingtaine d’années pour attirer des étudiants issus des « minorités ethniques ». Cela dit, il n’y a pas de politique de quotas comme dans certains États des États-Unis. Ce n’est pas clair pourquoi les jeunes du milieu ouvrier blanc se trouvent depuis quelques années à la traîne sur le plan scolaire, mais il faut souligner que c’est un phénomène fortement « genré » : il s’agit d’un problème qui touche principalement les garçons ; leurs sœurs, elles, s’en sortent bien !

Le texte émet par ailleurs l’hypothèse que les a priori contre les musulmans pourraient s’expliquer en partie par le fait que des Arabes fortunés des pays du Golfe achètent de gros bouts de Londres. Or, je n’y crois pas. Les investissements réalisés par ceux-ci ne sont tout simplement pas un argument exploitable par la droite, contrairement au thème des grooming gangs. Même les supporters de football ne semblent pas trouver grand-chose à redire aux injections d’argent du Golfe dans leurs clubs. Ainsi, le stade de l’équipe Arsenal, dont la compagnie aérienne Emirates est le sponsor, s’appelle Emirates Stadium.
Mais, dans l’ensemble, l’analyse présentée dans ce texte est bien juste !


Le 28.10.2024

Bonjour,

Merci pour ce retour, assez positif, du contact anglais. Il pose une bonne question sur les modalités de la discrimination positive au RU, effectivement différentes de celles qui ont pu être mises en place aux Etats-Unis. Mais sur le second point, il fait une erreur d’interprétation du passage de mon texte sur les investissements des pays du Golfe : j’ai écrit qu’ils pourraient expliquer en partie la traque à islamophobie par le pouvoir, pas l’islamophobie elle-même.
Oui, une traduction en anglais serait bien, mais je suis assez occupé en ce moment…
A bientôt,

Larry


Le 29.10.2024

Jacques,

Le lecteur pose dans sa réponse une bonne question sur les modalités de la discrimination positive au RU, effectivement différentes de celles qui ont pu être mises en place aux Etats-Unis. Mais sur le second point, il semble faire une erreur d’interprétation/de traduction en nous attribuant « l’hypothèse que les a priori contre les musulmans pourraient s’expliquer en partie par le fait que des Arabes fortunés des pays du Golfe achètent de gros bouts de Londres ». Nous avons écrit au contraire qu’il y aurait peut-être un lien entre ces investissements massifs et « la traque récente à l’islamophobie », le pouvoir politique cherchant par là à conserver la confiance et la bienveillance de ces investisseurs importants.

Larry


Le 29.10.2024

Larry,

Non, la seconde est tout aussi peu claire que la première et c’est pour cela qu’il n’a pas compris ce que tu voulais dire et son regard extérieur a peut-être mieux saisi que nous la difficulté (de la même façon que je la saisis à mon tour maintenant, à tête reposée).
D’abord et à la réflexion l’expression « traque récente à l’islamophobie » est pour moi inappropriée. On n’est pas dans un film policier et si certains médias donnent parfois l’impression de faire la chasse (expression qui serait d’ailleurs moins pire) à ce qui n’est pas politiquement correct, on ne peut pas en dire autant des Etats et des gouvernements. Ensuite l’hypothèse que tu avances est ma fois au moins aussi hasardeuse que la sienne quant au rapports aux investissements. Bon, de toute façon le texte est sorti comme cela. La précision ou des explications ne concernent qu’une réponse personnelle ou alors cela voudrait dire que tu reprends la question.

JW


Le 29.10.2024


Jacques,

Je te signale que j’avais écrit à l’origine « chasse » et que c’est toi qui as proposé, vers le 3 octobre, de mettre le mot « traque » à la place. Mais bon, je veux bien admettre que l’hypothèse n’est pas démontrable, sauf que je ne comprends pas pourquoi tu affirmes que cela vaudrait à la rigueur pour les médias, mais pas pour le gouvernement, qui multiplie les déclarations de condamnation de l’islamophobie et qui se soucie d’attirer un flux important d’investissements étrangers.
Sinon, je maintiens mon appréciation d’une erreur d’interprétation de la part de ce lecteur, d’autant que ce serait effectivement saugrenu de prétendre que les investissements alimentent la haine des musulmans.

Larry

Autour des élections

Notre numéros 26 d’Interventions a entraîné un certain nombre d’échanges dont voici deux exemples :


A propos de l’abstention

Le 21/06/2024

Re-bonjour,

Pour revenir à ce texte que je trouve bien vu . Bonne analyse. Juste que le passage sur l’abstention me dérange un peu , dans son interprétation, les gens qui décident de ne pas voter sont coupables de la montée du RN? Voter c’est lutter ? Les partis sont des machines anti révolutionnaires etc. Alors il y a deux points de vue , subjectif et objectif d’accord , n’empêche …

Amicalement 

Rhadija


Le 24 juin 2024

Rhadija, bonjour,

Ton mot nous a fait comprendre la nécessité de clarifier ce passage puisqu’il n’a jamais été question de culpabiliser les abstentionnistes et encore moins de les appeler à voter, alors même que la plupart d’entre nous (sauf les quelques très jeunes), sont non inscrits. C’est d’ailleurs pourquoi, dans une première mouture nous avions prévu une note de bas de page pour préciser ce point ; note finalement retirée dans une version ultérieure. Ce sur quoi nous voulions insister c’est sur le fait que l’abstention a souvent été présentée par les « révolutionnaires » comme une critique pratique de la démocratie représentative, mais à vocation pédagogique et militante, alors qu’aujourd’hui, cela ne correspond plus, au mieux, qu’à une critique … par les pieds comme on dit. Mais dans la version finale l’emploi des termes objectivement et subjectivement, a plus embrouillé les choses qu’elle ne les a clarifiées.
Je te joins ici un exemple d’échanges entre participants à Temps critiques, suite à ton mot :
« Nos flottements à propos de l’abstention et des non-inscrits ajoutés aux remarques venant de lecteurs montrent que cette question comporte plusieurs dimensions politiques et ne peut donc être traitée sommairement.
Par exemple, il y a une distinction à faire entre abstentionnistes et individus non inscrits. L’abstention n’est pas stable ; elle peut varier en fonction des élections. Pour ces prochaines législatives, des gens qui n’ont pas voté aux européennes disent qu’ils vont le faire cette fois. Mais il y a aussi un pourcentage d’abstentionnistes permanents. Ces derniers ne sont pas toutefois à confondre avec les non-inscrits.
L’abstentionniste, bien que distant à l’égard de l’électoralisme, reste malgré tout potentiellement impliqué dans la sphère de la démocratie parlementaire. Il garde ses billes au cas où… il ne s’écarte pas complètement de la sphère démocratiste. Il peut renoncer, comme le suggère Larry, mais le renoncement ne résume pas les conduites abstentionnistes actuelles.
Si l’on cherche un trait qui résumerait la pratique abstentionniste en ce moment, ce serait davantage un attentisme, un scepticisme qu’un renoncement.
Chez celui qui renonce, il y a certes un ancien participationniste. Il n’est dons pas entièrement en dehors. C’est un abstentionniste de circonstance.
Il peut-être je m’enfoutiste ou habitant depuis peu dans le pays, ou pour de nombreuses autres raisons objectives et subjectives, mais il reste un électeur potentiel. Ce n’est pas le cas du non-inscrit.
Le non-inscrit, lui, s’écarte de cet univers. C’est un en-dehors.
L’ailleurs, l’écart, le refus, l’utopie, l’immédiateté du quotidien, l’indifférence, l’impuissance ou la toute-puissance, etc. sont des traits communs qu’on peut rencontrer chez les non-inscrits. Il y en a d’autres.
Pour ce texte, tenons-nous-en au minimum sans interpréter inconsidérément l’abstentionnisme et les non-inscrits. Cela relève d’un autre texte possible dans l’avenir ».
JG

Après ces échange, nous avons donc opté, dans la version définitive, pour la version suivante : « Aujourd’hui, l’abstention exprime davantage un scepticisme à l’égard du résultat électoral quel qu’il soit, plutôt qu’une forme de contestation politique comme cela a pu l’être dans certaine période ».

Bonne journée,

JW


Quelles alternatives à l’antifascisme bête et méchant ?

Bonjour André,

Merci d’avoir fait une lecture aussi attentive du texte de Temps critiques et d’avoir soulevé autant de points pertinents. Nous essaierons ici d’y répondre à la suite de chacun de tes points (qui sont en italique pour une meilleur lecture).

Bonjour,

Il y a dans ce texte quelques points sur lesquels je m’interroge :

1 – Est-il vrai qu’à l’encontre du conseil d’Orwell (« quand l’extrême droite progresse chez les gens ordinaires, c’est d’abord sur elle-même que la gauche devrait s’interroger »), le Nouveau Front populaire (et les partis qui le composent) font exactement l’inverse ?

La question d’une responsabilité des partis de gauche dans le vote RN est constamment reposée : et sur leur terrain, sur le terrain des questions sociales, des inégalités, du pouvoir d’achat, ils font ce qu’ils peuvent, et même plus (l’efficacité des mesures économiques proposées reste discutable).

Ce qui conduit à penser que le succès (si on fait abstraction de l’abstention) du RN provient non pas de cette partie des programmes, mais du « sociétal », ce qui est dit d’ailleurs un peu plus loin dans ce texte.

Qu’entendre par sociétal ? Si le vote RN ne s’expliquait que par la place prise par les questions de genre, de race, décoloniale, … , j’acquiescerais à cette idée d’une surdité de la gauche… peut-être quand même avec une certaine réserve.

Mais ce qui domine dans l’électorat RN, c’est dit et redit, ce sont les questions de sécurité et d’immigration : la conclusion est-elle que les partis de gauche doivent s’en saisir ? Mais comment ? A nous aussi de le dire, et ceci d’autant plus si on critique ceux qui ne le font.

La montée des partis d’extrême droite en Europe, et leurs normalisations, comme celles des partis d’extrême gauche au pouvoir (Syriza, Podemos) sur les questions économiques, amènent à d’autres réflexions : sur les questions économiques et sociales, il n’y a plus qu’un bloc central, toutes autres politiques butant sur des obstacles insurmontables (si le Nouveau Front populaire arrive au pouvoir, espérons qu’ils démentiront cette affirmation); sur les questions sociétales, et sur l’écologie !, par contre, les divisions sont très fortes. 

1. Ce que disait Orwell avait été dit d’une autre façon par Horkheimer dans Les Juifs et l’Europe publié en 1939 : « Celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit se taire à propos du fascisme ». La formule est certes trop lapidaire et établit un lien de cause à effet trop direct ; mais si on actualise, on pourrait très bien dire aujourd’hui : que se taisent sur le fascisme tous ceux qui n’ont pas participé aux luttes menées contre la violence au travail, l’exploitation et le harcèlement moral durant la direction de Macron (la lutte contre la réforme du droit du travail, contre la réforme des retraites et tant d’autres plus quotidiennes comme celles des femmes de chambre d’Ibis) ; ni n’ont soutenu la lutte des GJ contre la violence de rue imposée certes par les forces de l’ordre, mais commandée et dirigée d’en haut comme méthode de gouvernement (voir les agissements du préfet Lallemand à Paris en 2018-19).

Tu as également raison de demander comment des gens comme nous pourraient répondre à des préoccupations comme l’insécurité ou l’immigration. Mais nous n’avons que peu de moyens d’intervenir directement là-dessus. Nous ne voyons que deux possibilités : a) la première est de continuer à prôner l’universalisme « abstrait » afin de le rendre effectif ou concret ; par exemple, en n’abandonnant pas les « quartiers » quand on y loge ou qu’on y travaille (dans la fonction publique par exemple) ; en ne choisissant pas des pratiques dites de « sécession » par leurs protagonistes, mais qui confinent en fait à des pratiques de séparation, qu’elles soient centrées sur des bases arrières que représenteraient les ZAD ou sur des zones urbaines « libérées » de certains « quartiers » des centres-villes (cf. « la Croix-Rousse est à nous » et La Guillotière à Lyon, Montreuil aux portes de Paris), ce qui a tendance à en faire des zones de l’entre-soi que les différentes tendances postmodernes et/ou postgauchistes définissent abusivement comme des quartiers populaires, alors qu’ils ne sont, le plus souvent, que des lieux de marges, un peu l’équivalent des « fortifs » au tournant du XXe siècle et peu de rapport avec les banlieues proprement dites ; b)la seconde consiste à développer des capacités d’intervention au sein même des luttes sociales, qu’elles prennent la forme de la lutte contre la loi-travail ou sur les retraites, ou la forme émeutière comme au cours de l’été 2023 (cf. notre brochure sur celle-ci). Cette capacité n’est en effet pas nulle car si l’idée plaquée de la convergence des luttes est galvaudée toujours et fausse souvent, le mouvement des Gilets jaunes a initié des formes de lutte qui ont essaimé ensuite, plus ou moins souterrainement, produisant une plus grande ouverture vers de nouveaux protagonistes et une plus grande mixité sociale que traditionnellement. Bref, une situation ou un contexte assez différent entre 2005 où prévalut la séparation et 2023 où des « alliages » se produisirent.

Si la délinquance pose assurément des problèmes complexes, à tout le moins il ne faut pas les écarter d’un revers de main en ressortant le catalogue classique et incohérent de pseudo-arguments du style : « Il est faux que la délinquance ait augmenté, et si elle a augmenté, c’est parce qu’une cité HLM, c’est le bagne » (L. Mucchielli). Et ce n’est pas avant tout avant cette délinquance qui crée le vote RN dans les villages ou petites villes dont les habitants se sentent, à tort ou à raison, abandonnés. Il y a, dans le vote RN, une dénonciation du caractère hors-sol des « élites » qui n’est pas réductible à la question de l’insécurité extérieure. Il y a, par exemple, une insécurité sociale qui a été mise en avant dans le mouvement des GJ et qui vise l’État et non des groupes ou cibles précises. Mais évidemment, ce point est beaucoup moins exprimé ou exprimable parce que plurifactoriel que la xénophobie, donc les médias s’attachent à tout rendre le plus simple possible.

Quant à la question précise de l’immigration, elle a fait partie des soucis du mouvement ouvrier depuis la fondation de la Première Internationale. Il s’agissait de prôner la solidarité par-delà les frontières ainsi qu’avec les immigrés (notamment les Irlandais partis travailler en Angleterre). Mais jusqu’à une date récente, personne n’a revendiqué l’ouverture pure et simple des frontières. Bien sûr, le souverainisme n’est pas défendable comme solution, sauf que certains qui le revendiquent ont en tête l’idée (pas condamnable, même si elle est utopique dans les conditions actuelles) que les habitants devraient avoir leur mot à dire sur des questions qui influencent leur vie quotidienne. Et même si on ne souscrit pas à tout ce qu’écrit Christophe Guilluy (c’est notre cas), il met le doigt sur des phénomènes bien réels (majorité/minorité relatives, etc.).

Tu écris : « sur les questions économiques et sociales, il n’y a plus qu’un bloc central, toutes autres politiques butant sur des obstacles insurmontables ». Ce bloc est le bloc gestionnaire. À court terme du moins et en premier lieu parce que, pour la France, les questions se posent au minimum dans le cadre de l’UE, un point (et c’est le seul) sur lequel Macron est bien plus en phase avec la situation que le NFP (rapprochement critique avec l’Allemagne sous Merkel, soutien à l’Ukraine). C’est par exemple ce bloc qui a pu « assurer », à sa manière, pendant la crise sanitaire (voir les mesures de chômage technique rétribué) et qui essaie aujourd’hui de tenir à distance la Russie et de continuer l’élargissement de l’Europe tout en opérant une réindustrialisation à la marge. Mais c’est un bloc très fragile, du moins en France, parce qu’il est en partie « résilient » à se fonder au sein d’un bloc européen de gestion sans principes idéologiques et politiques. La question de l’école laïque et républicaine ou celle de « l’exception culturelle » nous en fournissent des exemples.

Les exemples de Podemos et Syriza ne sont pas très probants car ce ne sont pas des pays phares de l’UE et donc leur marge de manœuvre par rapport à la BCE, par exemple, ou le FMI était étroite. Il n’en serait pas de même si une telle situation se développait en Allemagne et en France + Italie.

Mais assez de politique fiction. Retour au réel.« L’économie » et a fortiori, l’entreprise sont les véritables « boîtes noires » de l’extrême gauche ; il n’est donc pas étonnant que ces courants n’y apportent que peu d’attention et encore moins de propositions puisqu’on continue à y agiter les idées d’un monde sans argent ou/et l’exemple des « sociétés premières » comme fondement du communisme. La lutte contre la loi-travail a malheureusement été la dernière tentative, partielle, de porter encore le combat de ce côté, la lutte sur les retraites étant à la fois plus générale et un peu décentrée par rapport à ces questions. Quant aux divers courants de la gauche traditionnelle, ils s’interrogent sans doute sur les mesures économiques à proposer pour ramener les électeurs de droite vers elle, mais globalement, oui, ils ne brillent pas par leur introspection puisque ça les obligerait à revoir toute leur participation à la chose que ce soit Jospin refusant la « société d’assistance » face au mouvement des chômeurs, Hollande et la prétendue lutte contre la finance et les ultra-riches, Valls et l’immigration, etc. Tu as raison de douter que le vote d’extrême droite procède exclusivement de « la place prise par les questions de genre, de race, décoloniale », mais disons que l’insistance sur ces questions n’a rien fait pour transmettre l’idée que les groupes de gauche seraient sensibles aux préoccupations de la population. Ou, plus précisément, cette population est réduite, pour ces courants et a fortiori pour les ailes radicales, à celle de leurs semblables. Le mépris de classe n’est pas que macronien. Sa bande a réduit les Gilets jaunes à des fumeurs de clopes, mais la gauche postmoderne, sans aucun rattachement concret au prolétariat et à ses luttes historiques, ne voit le « populo » que comme une bande de beaufs blancs machistes et xénophobes.

Surtout, elle donne l’impression d’un ramassis de revendications particularistes et, par là, offre à la droite et même au RN le cadeau de pouvoir se positionner comme les défenseurs de l’universalisme. De la pure démagogie ? Peut-être, mais si on tient soi-même à un certain universalisme, on ne peut se borner à dénoncer la mauvaise foi des autres. Et quand la gauche parle de totalité, c’est soit pour en appeler à l’État, y compris en tant que facteur d’ordre (voir son positionnement globalement contre les GJ), soit en référence au climat et non pas au capital.

Ce qui amène à cet autre point :

2 – La normalisation des partis d’extrême droite opère-t-elle également dans les questions sociétales et culturelles ? L’ancienne bataille des idéologies s’est-elle réduite à une bataille des imageries ?

L’exemple du remaniement des programmes éducatifs en Hongrie pour y remettre en première place un ensemble de valeurs idéologiquement choisies, étiquetées chrétiennes, permet de le mettre en doute. Les discours civilisationnels qui se développent en Russie et qui cherchent à englober cette extrême droite européenne, aussi. Et ce qui est dit dans ce texte sur un pouvoir politique autoritaire également.

2. En affirmant que l’ancienne bataille des idéologies a été remplacée par une bataille des imageries, nous avons cherché à souligner le côté parodique de la chose. En effet, les transformations opérées par le fascisme et le nazisme n’ont aujourd’hui aucune chance de s’imposer dans les pays avancés (justement tu ne cites en exemple que la Hongrie et la Russie, que Robert Paxton a désigné en 2004 comme une terre propice à un renouveau du fascisme) et, de toute façon, il manque des éléments historiquement cruciaux comme la formation de milices fascistes souvent d’ailleurs composées d’anciens combattants des armées défaites militairement ou abandonnés par leurs gouvernements devenus ou redevenus démocratiques, ainsi que la violence contre les organisations ouvrières, qui posaient à l’époque de sérieux problèmes aux couches dominantes. Ces pays n’étaient pas au bord de l’insurrection puisque les révolutions allemandes de 1919 et 1923, les conseils ouvriers de Turin de 1919, la syndicalisation toute récente des ouvriers agricoles de la vallée du Pô, qui mettait les grands propriétaires dans une situation très difficile ont finalement été défaits (naissance du squadrisme en Italie, des SA en Allemagne). Mais les nouveaux régimes, mal assurés ou stabilisés, ont été mis à mal (voir la mobilisation autour de territoires perdus comme l’Istrie pour l’Italie et la Prusse occidentale et orientale pour la République de Weimar). Un contexte qui n’existe plus au sein de l’UE, même s’il persiste à ses marges.

Certes, la gestion des flux migratoires est un casse-tête pour les gouvernements européens, mais ils sont convaincus que l’immigration est économiquement une nécessité et, s’il le fallait, ils pourraient très bien scander « Le fascisme ne passera pas ! » Sinon, nous sommes bien d’accord que la revendication de plus d’autorité est une réalité en Europe occidentale… et pas seulement chez l’extrême droite. Nous avons tenté d’expliciter cette question dans notre brochure « Des immigrés aux migrants » (Interventions n°25, janvier 2024).

3 – Les classes ont-elles disparues ?

Je pense qu’il y a toujours des classes (comme il y a toujours des inégalités), mais que l’idéologie de luttes de classes comme fondement des luttes politiques n’est plus d’actualité, même s’il peut encore y avoir des révoltes telle celle des Gilets jaunes : les principaux sujets de luttes aujourd’hui sont trans-classes (écologie, déploiement technique, idéal humain et social : quelle société voulons-nous ?).

3. Sur l’existence des classes sociales, nos vues ne sont pas très éloignées, à ceci près qu’une thèse de longue date chez Temps critiques est que le travail vivant joue depuis un certain temps un rôle moindre dans la production capitaliste et que, en partie pour cette raison, l’identité de classe constituée autour des bastions ouvriers, de la valeur-travail et des organisations du mouvement ouvrier ne tient plus. Une perte que la CFDT a d’ailleurs actée pour devenir le premier syndicat français en nombre d’adhérents.

4 – Sur l’abstention et le succès du RN : ce succès est en partie dû à une moindre abstention des électeurs RN (28%) que ceux de Macron (42%), ou ceux de gauche (36%) par rapport aux élections présidentielles de 2022 (d’autre part, 14% des électeurs de Macron à la présidentielle auraient voté pour la gauche).

4. On constate aussi que, si le vote RN augmente dans quasi toutes les catégories sociales ou démographiques, c’est particulièrement le cas chez les personnes âgées, qui pour la première fois représentent quatre électeurs RN sur dix. D’où aussi les bons scores obtenus dans les zones rurales, où il y a proportionnellement moins de jeunes. Mais c’est à relativiser car les jeunes, eux aussi, n’ont jamais autant voté RN ! Il a essaimé partout sous ses nouveaux atours, y compris dans des bastions catholiques. Le fil historique et le récit des luttes politiques cède la place à un discours régionalistico-culturel, voire identitaire, mettant en avant des valeurs et non plus un programme d’autonomie ou d’émancipation. Comme nous l’avons souvent dit : aujourd’hui, c’est le mouvement du capital qui émancipe et déroule des autonomies qui ne sont que des autonomisations. Le terme de « trans-classe » que tu emploies pour dire que certains thèmes ne seraient plus classistes n’est peut-être pas le plus pertinent, même s’il semble plus approprié que celui « d’interclassiste » utilisé, par exemple, par Henri Simon. Si on reprend ton exemple de l’écologie ou du climat, il y a bien un lien entre le souci du climat et la place dans la hiérarchie sociale, le statut social, sans référence marquée à l’origine de classe en tant que telle. Cela était patent dans les heurts et incompréhensions qui se sont fait jour dans les manifestations des GJ quand elles rencontraient les manifestations climat. Et le slogan « Fin du mois, fin du monde » est plus resté un slogan qu’une convergence politique, mais il y a un début à tout. Si certains thèmes sont aujourd’hui propices à poser les questions au niveau de la communauté humaine (ou de l’espèce humaine suivant le langage utilisé), c’est plutôt à travers des pratiques de lutte aclassistes qu’elles doivent être appréhendées. Remonter des pratiques à une réflexion théorique ne résout pas le problème de leur rapport, mais le pose plus concrètement (exemple, comment rendre supportables le ronflement et les pétarades des motards gilets jaunes à une manifestante climat en robe à fleurs et vice-versa ?).

En fait, ce que nous avons appelé la « rupture du fil historique des luttes de classes » concerne l’ensemble des classes : il y a une rupture du fil historique tout court concernant progressisme/conservatisme ; fascisme/antifascisme. Cela fait partie de la sortie de l’histoire que nous offrent les courants postmodernes, mais ils ne l’inventent pas ; simplement ils en font soit l’apologie pour proposer leurs propres thèmes, à l’extrême droite (les « valeurs ») comme à l’extrême gauche (les « particularismes »), soit comme on le dit dans la brochure, l’histoire ressort en imageries, virtualisée.

5 – Je ne suis pas sûr qu’il faille minimiser ce qui semble se chercher aujourd’hui du côté de la démocratie sociale, telle que la critique du tract FSU-SNEsup semble le faire.

Je reprends ici un mail déjà envoyé à quelques participants à cette liste, et qui me semble pouvoir participer de cette discussion :

L’Ecole Normale Supérieure a lancé en décembre dernier un projet d’études démocratiques dont les premiers résultats, je pense, aurait bien plu à Castoriadis.

Car l’enjeu y est d’expérimenter et de trouver les moyens de travailler concrètement et démocratiquement (au sens de Casto, c’est à dire non une démocratie représentative, mais un collège de citoyens directement concernés) à la résolution des problèmes pratiques.

La logique d’une telle démarche, initiée dans une institution d’État, indépendamment de toutes appartenances partisanes et de toutes appartenances de classes, ouvre des perspectives réalistes pour une fin de la démocratie représentative aujourd’hui en crise.

Cette démocratie pratique permet de poser la question du choix de telle ou telle innovation technique, de telle ou telle recherche, du choix des investissements, de la répartition de l’argent public, ceci par les citoyens eux-mêmes. Son principe étant la reprise en main par les individus associés de la maîtrise du développement de notre société, il conduit également à mettre fin au mouvement autonome de l’économie.

Et surtout, cette réflexion n’est pas coupée de ses applications pratiques, ce n’est pas qu’une réflexion théorique.

C’est le fait que ce soit non des gauchistes, non des politiciens, mais dans un tel cadre que se mènent ces réflexions, qui me donne un peu d’espoir pour l’avenir.

Cependant, il y a bien des sujets aujourd’hui pour lesquels il n’est pas sûr que l’ensemble des personnes concernées puissent s’accorder sur une solution (on le voit à propos de la laïcité et des intégrismes religieux).

Ce projet étant un projet de démocratie appliquée, les cinq professeurs qui animent ces séminaires viennent de domaines pratiques : Laurent Berger, Claire Thoury est au CESE, Jean-François Delfraissy est médecin, président du comité d’éthique, Philippe Etienne Ambassadeur, …

Cependant, ce n’est pas demain qu’un mouvement suffisamment puissant, ayant bien compris quel est son intérêt, permettra d’accéder à la société autonome désirée par Casto.

Rendre responsable telle ligne politique, telle politique gouvernementale, du niveau de l’extrême droite me paraît vain, voire ridicule.

La démocratie représentative est bien en peine à trouver des consensus dans des périodes difficiles. La fin ou la contestation de la domination occidentale sur le reste du monde est certes légitime, mais ça se paye par une dégradation de la richesse de nos pays, et ça n’ouvre pas sur des perspectives démocratiques dans ces autres pays.

Les sociétés culturellement les plus proches de l’idéal démocratique défendu par Casto restent en occident.

Déjà à la veille de la seconde guerre mondiale, Trotsky s’inquiétait du fait que la possible faillite du schéma révolutionnaire marxiste ne signe la fin de la civilisation : les progressistes se réjouiront peut-être de ce qu’aujourd’hui on met la barre plus haut, on s’inquiète de la fin de l’espèce humaine.

Lien vers le site de l’ENS :

https://www.ens.psl.eu/actualites/la-democratie-appliquee-entre-pratique-recherche-et-formation

5. Il nous semble vain d’attendre une quelconque alternative à la démocratie représentative dans le cadre de comités d’experts travaillant dans des institutions d’État et se situant donc en décalage avec des mouvements pratiques. À la limite, la proposition de « grand débat » de Macron, en réponse au mouvement des Gilets jaunes, nous paraîtrait plus adaptée… si elle avait été convoquée de bonne foi.

Le fait que ces institutions soient indépendantes de toute tendance partisane n’est absolument pas un critère pour nous ; et puisque l’exemple cité est celui de l’ENS, il nous paraît particulièrement emblématique car cette institution, à l’égal de Sciences Po, est le chaudron d’éclosion en France de thèses postmodernes qui ne sont effectivement ni de droite ni de gauche, si on se place du point de vue de ce que ces termes voulaient dire au XIXe siècle, mais au service de tous les pouvoirs et puissances en place aujourd’hui.

Pour ce qui est de la « démocratie sociale », quelle sorte d’indépendance coté syndicats peut être mise en avant dans le contexte actuel des législatives quand on voit se multiplier les appels au vote contre le RN et même clairement pour le NFP ? Plutôt que l’indépendance ou l’autonomie, ce qui s’exprime ici, c’est le niveau d’idéologisation et d’intégration de ces structures au sein des sphères de pouvoirs. Si l’on veut encore un exemple, voici ce que l’on peut lire ce jeudi 27 juin 2024 dans un tract de la FSU-SNEsup : « la FSU appelle, avec gravité et en toute indépendance vis-à-vis des partis politiques, à voter dès le premier tour pour une véritable alternative de progrès et de justice sociale, présente dans le programme du Nouveau Front populaire ». Qu’est-ce que veut dire ici « en toute indépendance » ? Au moins FO reste-t-il à peu près cohérent sur cette question, mais sa position, comme celle de la CFTC, n’est guère commentée. Des syndicats déjà passablement affaiblis et reconnaissant que certains de leurs adhérents n’hésiteront pas à voter RN n’ont-ils pas d’autres contre-feux que d’appeler à voter LFI ? Ne comprennent-ils pas qu’ils ajoutent de la division à la division en se soumettant à des regroupements qui ont pourtant encore moins de légitimité qu’eux ?

A suivre…

Gzavier, Jacques W., Larry, le 28/06/2024

Culture, art, poésie et société capitalisée

Les avant-gardes artistiques et politiques dans l’Europe de la première moitié du XXe siècle ont contesté les formes d’art et de culture dans la société bourgeoise. Leurs luttes sur le « Front culturel » n’étaient pas séparées des autres luttes prolétariennes. Il s’agissait de supprimer l’art séparé en le réalisant dans la vie quotidienne. Dans ses versions staliniennes (le Proletkult) comme dans ses versions libertaires, l’objectif était commun : mieux que démocratiser l’accès à la culture, il s’agissait de conduire une révolution culturelle permanente de la vie qui fera de tous les individus des créateurs.

On connaît l’échec historique de ces mouvements et l’on sait aussi les réactivations politiques et idéologiques qui se sont manifestées dans les années 60 avec les nombreux mouvements néo-avangardistes après Seconde Guerre mondiale et jusque dans les années 1980 : mouvement Beat, Contre-culture, Pop art, Lettrisme, Fluxus, Cobra, situationnistes, poésie-action, performances, etc.

Avec la fin de la dialectique des classes et l’englobement des contradictions de la société du travail dans la capitalisation de toutes les activités humaines, la forme avant-gardiste de l’intervention politique ou artistique a perdu toute effectivité. Seules leurs parodies trouvent encore quelques activistes (cf. Les néo-Dada sur Youtube type Yoko Ono).

Se voulant les héritiers des formes artistiques et des œuvres liées au mouvement ouvrier révolutionnaire, d’assez nombreux groupes et individus placent l’art, la culture, la littérature et la poésie au centre des futurs bouleversements révolutionnaires qu’ils appellent de leurs vœux. Pour ces courants, il ne s’agit pas de révolutionner la poésie, mais de poétiser et d’esthétiser la révolution. 

Nous présentons ci-dessous trois textes, dont deux sous forme de correspondance, qui commentent et interprètent la domination du Tout Culturel et du Tout Artistique dans la société capitalisée.



Dietrich Hoss à Jacques Guigou août 2019

Cher Jacques,

Ton livre donne effectivement bonne matière à discussion. Il aborde un aspect central de la lutte révolutionnaire. Dans cela nous sommes d’accord, même si nos angles de vue diffèrent. Tu te lances dans la défense d’un concept de la poésie, de ses origines jusqu’à nos jours, dont tu donnes une formule que j’ai beaucoup aimée : « Expression concrète de la pensée humaine et manifestation d’une connaissance sensible du monde, la poésie n’est pas principalement intervention, mais d’abord chant de la jouissance de la vie, et chant immédiat de cette jouissance. » (p. 48).

Et j’étais content de prendre connaissance à travers ta critique pertinente des dérives d’un « langagisme » conduisant à l’impasse. Bien sûr je partage aussi ton regard sur un poétisme individualisant apte à produire un consentement au capitalisme globalisé, analogue à celui constaté par Annie Le Brun concernant l’art contemporain.

C’est à propos des perspectives de la constellation actuelle que nos points de vue divergent. Toi, tu vois, après l’échec de l’assaut de 68/78, une porte définitivement fermée pour une nouvelle séquence d’interpénétration entre poésie et révolution sociale, tandis que moi, je suis convaincu que se prépare un nouveau départ plein de forces explosives. Pour aller plus loin dans le débat autour de ces aperceptions controverses il faudrait, je pense, s’attaquer à trois questions :

1- Qu’est-ce qu’on entend comme poésie dans un sens large ?

Je vois chez toi un risque de limiter la poésie, pas à un langage, mais à la parole, même si celle-ci peut encore inclure chez toi le chant. Moi au contraire, je pense qu’il faut voir que la « connaissance sensible du monde » et le « chant de la jouissance de la vie » peuvent s’exprimer sous toutes les formes artistiques et de jouissance humaine des merveilles de la vie. (même si l’expression artistique est bien sûr contaminée de moult façons par le conditionnement sociétal, religieux, etc.). Dans un tel entendement les notions poésie et l’esthétique schillérienne sont identiques. Elles se réfèrent à une autre forme de vivre la vie entre les hommes et entre les hommes et la nature. C’est dans ce sens que les surréalistes disaient que poésie, amour et liberté ne font qu’un.

2- Quel rapport entre poésie et révolution dans les différentes phases historiques ?

Tu ne vois qu’une subordination — volontaire et/ou involontaire — dans l’histoire des révolutions jusqu’en 68/78. Moi par contre, je parlerais plutôt d’une tension plus ou moins conflictuelle entre les deux, dont j’ai essayé de retracer les évolutions en grandes lignes dans mes deux contributions à Temps critiques (« Art et révolution »…). En tout cas il me paraît absolument nécessaire de distinguer entre une attitude soumise des « poètes » de service aux apparatchiks et la posture libre et indomptable des poètes authentiques. Une différence signalée d’une façon magistrale par Benjamin Péret dans « Le déshonneur des poètes ».

3. Quelle place de la poésie dans quelle révolution de demain ?

La « révolution du capital » n’est pas le dernier mot de l’histoire. Elle n’a pas fermé la porte à un nouveau départ d’une « révolution à titre humain » dont toi et Jacques Wajnsztejn aviez identifié les premiers contours dans l’assaut de 68/78, en disant que celui-ci signifiait en même temps l’échec définitif du cycle séculaire des révolutions prolétariennes et l’apparition d’un nouvel horizon de la lutte révolutionnaire.

Avec raison Temps critiques voit dans l’irruption des Gilets jaunes une nouvelle manifestation de cette tendance. La poésie occupera nécessairement une place centrale dans les luttes qui s’annoncent dans cette redirection. Les contradictions et antagonismes internes du capital, la lutte des classes, ne sont plus le levier premier de la lutte. Ce sont toutes les forces de la vie qui se révoltent contre leur anéantissement dans l’implosion d’un système. Dans les luttes en cours contre la rage destructrice de « la bête immonde » en agonie hommes et femmes ont recours à toutes formes d’expression de leur volonté de vivre, de jouir de la vie et de la défendre : colère et tendresse, actions et cris de fureur aussi bien que création de formes de vie nouvelles, fraternelles et festives. La nouvelle place de la poésie dans ces luttes s’est annoncée déjà, surtout en Italie, dans les années 70. C’est la redéfinition de cette place qui préoccupait Cesarano, mais aussi Jesi et Bifo, ou aujourd’hui Tarì et d’autres. Elle est d’une certaine façon déjà mise en œuvre par un site comme Lundi Matin. Bien sûr toutes ces approches n’ont rien à voir avec la nostalgie d’un Réalisme socialiste à la Badiou que tu cites comme un exemple négatif.

Le terrain de ce débat est nécessairement très vaste et commence tout juste à être défriché à tâtons. Aussi vaste et incertain que les nouvelles pratiques de la lutte. Peut-être aurais-tu envie de continuer nos échanges dans Temps critiques ? Dans l’idéal cela pourrait animer d’autres à y participer. De toute manière j’aimerais bien d’avoir de tes nouvelles.

Bien à toi.

Dietrich


Jacques Guigou à Dietrich Hoss, été 2023

Cher Dietrich

Plusieurs fois repoussé, ce n’est qu’avec près de quatre années de retard que je réponds à ta lettre ! Mais je ne l’avais pas oubliée pour autant. J’ai lu tes interventions publiées par Lundi matin et j’ai commenté l’une d’elles sur Cesarano. J’ai également consulté L’Øuroboros, la nouvelle revue « dard » que tu as contribué à lancer.

Mais je m’en tiens ici à tes commentaires de mon livre.

Je reprends successivement tes trois questionnements.

Ta tentative (parmi des centaines !) d’établir une distinction entre poésie au sens étroit et poésie et sens large ne me convainc pas. Non pas qu’elle manque de substance, mais au contraire, qu’elle en contient trop. Elle est trop englobante puisqu’elle inclut l’art et l’esthétique dans son champ de connaissance et d’action.

Pour le dire brusquement : tu penses que la poésie relève du domaine de l’art ; je pense que la poésie n’est pas de l’art.

Et d’abord et avant tout parce qu’elle est bien antérieure à l’art, comme à la religion, comme à la culture, comme à l’État, etc.

Si nous prenons toute la mesure d’une approche de la poésie comme parole première et primordiale du genre homo, alors il nous faut abandonner toutes les causes séculaires qui liaient la poésie au sentiment esthétique de la vie et à l’expression de ce sentiment dans toutes les formes de l’art ; de même, abandonner toutes les sotériologies laïques qui cherchaient à poétiser la révolution et à révolutionner la poésie.

Les théories artistiques de Schiller rendent bien compte, en effet, de cette vision de la poésie comme esthétisation du monde dans un moment révolutionnaire abstrait et universel, qui devrait concilier les hommes entre eux et réconcilier leur rapport à la nature. Nous sommes bien là en présence du modèle initial de toutes les poétiques révolutionnaires de la modernité. Ainsi, ton propos conforte le premier chapitre de mon essai qui situe et décrit brièvement la matrice des poétiques révolutionnaires du XIXe siècle à la fin du XXe siècle.

Or, avec les bouleversements politiques et anthropologiques des années 65/75, leurs avancés et surtout leurs échecs, nous sommes définitivement sortis du cycle historique des poétiques révolutionnaires. Les avant-gardes politiques, artistiques, culturelles, littéraires qui, aux XIXe et au XXe siècles, ont influencé la dynamique des sociétés occidentales sont irrémédiablement épuisées. Et ce n’est pas les parodies des néo-avant-gardes contemporaines qui viennent réfuter cette réalité, bien au contraire, elles la confirment, s’il le fallait…

Les multiples courants artistico-politiques qui, sous de multiples formes, ont tenté de combiner révolution et poésie (allant de l’interdépendance à la fusion), ont certes créé des œuvres, mais n’ont pas modifié le cours historique des révolutions dans la modernité : d’abord révolution bourgeoise puis révolution communiste.

Ta distinction entre poètes soumis aux pouvoirs autoritaires et poètes « libres et indomptables » est dépendante d’une poétique révolutionnaire qui place des poètes dans le camp des révolutionnaires et d’autres dans celui des contre-révolutionnaires.

Que des poètes réalisent une œuvre « avant ou après la barricade », pour reprendre l’affirmation de Reverdy que j’ai placée en exergue de mon livre, est-ce pour toi « une soumission » ? Que des poètes ne s’exécutent pas lorsqu’ils sont mis en demeure de répondre à la quasi-commande sociale et politique, des milieux gaucho-artistico-médiatiques de servir « la révolution à venir » par leur poésie, est-ce pour toi aller à l’encontre des « forces de la vie » ?

La formulation même de ton troisième point qui s’interroge sur la place de la poésie dans « quelle révolution de demain » rejoint-elle les positions des militants artistes de toutes sortes qui veulent encore aujourd’hui, comme les surréalistes il y a un siècle, mettre « la poésie au service de la révolution » ?

La poésie doit-elle encore répondre à la commande du Parti, même si, bien sûr, ce Parti n’est plus celui de l’Internationale communiste selon l’injonction tragique de Maïakovski en 1926 peu de temps avant son suicide ?

« De mon point de vue, l’œuvre poétique la meilleure sera écrite d’après la commande sociale de l’Internationale communiste1 ».

Aujourd’hui, l’injonction à donner à la poésie une place centrale dans les supposées révolutions à venir, n’est plus la commande sociale d’un mouvement politique international, c’est celle d’individus iconiques qui dans les réseaux du capitalisme vert et culturel, appellent à la « révolution poétique contre le cataclysme ».

C’est le cas d’Aurélien Barrau avec son texte, « Résis-tances poétiques » (https://www.liberation.fr/debats/2019/10/20/resistances-poetiques-par-aurelien-barrau_1758722/) dont j’ai explicité les tenants et les aboutissants dans « La révolution poétique, ultime rempart contre le cataclysme » (https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=394#critique%20barrau)

Par exemple aussi, Cyril Dion, (https://www.youtube.com/watch?v=DYiXZd4ZnP8) et tant d’autres.

Comme plusieurs des lecteurs de mon livre avec qui je corresponds parfois longuement, tu cites Benjamin Péret comme l’exemple-type du poète communiste et révolutionnaire irréductible. Dans son pamphlet, Le déshonneur des poètes », Péret critique les poètes de la Résistance au nom de l’universalité de la poésie. Très bien. Mais sa juste critique de la poésie dite, à l’époque « engagée », est altérée par les conditions dans lesquelles il l’a exprimée.

C’est du Mexique où il s’était réfugié qu’il envoie sa position à ses anciens amis qui eux, n’avaient pas fui, mais, au risque de tous les périls, se sont opposés à l’asservissement. De plus, Péret était passionnément trotskiste donc antistalinien. Son texte-manifeste témoigne d’une opposition politique vis-à-vis de certains de ses anciens camarades restés staliniens et non pas d’une sorte de vérité poétique transhistorique comme il veut l’affirmer.

Dans Le déshonneur des poètes écrit au Mexique en 1945, Péret affirme ce que doit être la position du « poète révolutionnaire » qui, tout en restant révolutionnaire ne doit pas « mettre la poésie au service d’une action politique, même révolutionnaire (…) sans jamais confondre les deux champs d’action, sous peine de rétablir la confusion qu’il s’agit de dissiper et, par suite, de cesser d’être poète, c’est-à-dire révolutionnaire ».

Seule une composante de la matrice historique des poétiques révolutionnaires est ici présente sous la forme suivante : dans sa pratique du poème., le poète est révolutionnaire. La seconde composante : il faut poétiser la révolution est absente chez Péret.

Lorsqu’il est militant politique et intervient pour la révolution, il ne fait plus de poésie. On reconnaît ici la position de Reverdy citée en exergue de mon livre. Mais à la différence de Reverdy qui en tant que poète ne se veut pas révolutionnaire, Péret-poète, dans le feu de l’action politique reste révolutionnaire, mais cette fois en tant que… trotskiste.

Malgré sa distinction entre pratique de la poésie et action politique, Péret reste trotskiste en toutes circonstances. Il est poète révolutionnaire et il est militant politique dans des moments séparés, mais reliés par sa foi dans la révolution permanente qu’il combine aveuglément avec la « liberté ».

Concernant ton point 3, tu l’as compris, je ne fais aucune place à la poésie dans « une révolution pour demain ». Ceci, pour la bonne et simple raison qu’il est impossible de prévoir des bouleversements historiques qui seraient encore qualifiés de « révolution ». Il serait donc préférable de parler d’évènements futurs lorsqu’on parle des bouleversements historiques et surtout anthropologiques et planétaires à venir. Des formes de poésie pourront ou pas être présentes dans ces évènements, mais la poésie ne les aura en rien anticipés ou empêchés.

La révolution dans l’histoire (hello Hegel !) a été la grande affaire politique de la modernité. La poésie n’a pas échappé à cette détermination sans pour autant y altérer sa singularité ; laquelle est différente d’une continuité transhistorique puisqu’elle est un invariant du genre humain. Nous sommes sortis du cycle historique qui a vu s’accomplir, triompher et échouer des révolutions (bourgeoise, prolétariennes). Ce cycle ne se reproduira plus analogiquement. Bien sûr l’histoire continue et elle est l’œuvre des hommes pour le meilleur et pour le pire.

La poésie, faite de temporalité et d’immédiatement s’exprime dans l’histoire, elle ne donne pas un sens à l’histoire. Elle n’a ni place ni temps définis puisqu’elle transfigure l’un et l’autre.

Saint John Perse2 comme tant d’autres le rappelle, rien des drames de son époque ne sont étrangers au poète. Il peut œuvrer à contre-courant ou encore tenter de s’en échapper dans des ailleurs souvent contre-dépendants de l’ici. Les mouvements individuels et collectifs présents et actifs dans l’histoire qui se fait et se défait, peuvent influencer ou inspirer sa poésie ; ils ne la surdéterminent pas.

Et je n’entonne pas là un hymne à la liberté, ce thème incontournable et attendu de tous les poncifs libertaires diffusés dans de nombreux milieux de la poésie et de la politique.

Concrétisons ces propos en examinant ce que tu nommes « la nouvelle place de la poésie » annoncée par les luttes dans l’Italie de la fin des années 1970. Étaient-elles autant porteuses d’un devenir-autre que tu l’affirmes ? J’en doute.

Parmi les activistes que tu cites, je prendrais le cas de deux d’entre eux, Franco Berardi (Bifo) et Giorgio Cesarano.

En 1977, je suis allé à Bologne. Par l’intermédiaire de membres fondateurs du CERFI3 (Anne Querrien, François Fourquet) que je connaissais depuis quelques années, j’ai pu sur place nouer des contacts avec certains animateurs de radio Alice. Cette expérience m’intéressait tout particulièrement, car à la même époque, avec des amis à Grenoble, j’avais créé une radio libre nommée Radio Mandrin. J’y tenais une émission bihebdomadaire : Chronique qui laisse à désirer.

La dimension collective et auto analytique mise en œuvre dans les fréquentes réunions de radio Alice reflétait le projet autonome des fondateurs, mais y transparaissaient aussi, si ce n’est des impasses, du moins des répétitions qui tournent en ronds.

Plusieurs monographies, des films, des entretiens ont fait l’histoire de cette radio comme expression des milieux autonomes et en particulier ses liaisons directes avec les luttes en cours, et ses expérimentations sur ce que Franco Berardi nomme l’accélération de la communication dans ce qui serait de nouveaux supports révolutionnaires : la vidéo, le numérique et les drogues.

Dans un entretien de 2010, Franco Berardi déclare :

« Aujourd’hui, la plupart des gens de Radio Alice travaillent dans des groupes de musique, ou dans des publications musicales et des groupes vidéo. C’est notre problème aujourd’hui. Ce que nous faisons aujourd’hui, c’est la construction d’une forme de communication au-delà des mots, au-delà de la parole. Nous avions atteint la limite de ce qui était possible en utilisant simplement des mots. Radio Alice utilisait de plus en plus de poésie dans ses émissions et moins de messages politiques. Lire de la poésie à la radio après 1977 était une folie. Il fallait parler de la centaine d’arrestations quotidiennes4 ».

Le propos est probant. Plus de trente ans après, Berardi critique fermement ce que tu donnes aujourd’hui comme étant porteur d’une nouvelle place de la poésie dans les luttes. Les séquences de poésie lues à radio Alice n’étaient donc pour un de ses principaux fondateurs, qu’un dérivatif, « une folie », une sorte de divertissement qui parasitait indûment un temps qu’il fallait consacrer à la dénonciation de la répression.

Et quelle était cette poésie choisie par Radio Alice ? Celle de l’agitation/propagande de la révolution bolchévique ; celle de Maïakovski, des futuristes, du réalisme socialiste, du poème prolétarien, etc.

Autrement dit, une poésie liée à un cycle historique que, justement mai 68 et le mai rampant italien venaient d’achever. Cette poésie pouvait certes avoir une dimension transhistorique mais elle n’avait plus de portée critique dans le moment politique de radio Alice.

Mais il y a une autre dimension de cette expérience que Berrardi exalte alors qu’elle constitue à mes yeux son échec. C’est la priorité donnée à la communication, à l’objectif d’aller « au-delà de la parole et des mots », c’est-à-dire nous l’avons vu, la vidéo, le numérique et les drogues. Une croyance dans la révolution technoanthropologique du capital en quelque sorte.

Congédiée, la parole laisse place à l’image et à son expression immédiate et totalisante. Exit la représentation, la symbolisation, l’imagination, la poésie comme parole primordiale. Rien d’autre alors que le processus d’immédiatisation qui était et qui est toujours davantage un opérateur de capitalisation des activités humaines. De ce point de vue, Radio Alice anticipait sur le devenu de la communication. Il est d’ailleurs significatif que, comme Berardi le rappelle, nombre de participants à la radio ont converti leur militantisme autonomiste… dans des entreprises de communication.

Dans un entretien donné au journal El Pais5 en 2023, Franco Berardi critique son ancienne croyance dans les technologies de la communication en ces termes : « Dès les années 80, un profond changement de modèle s’est amorcé, lié à la formation du réseau électronique, et j’y ai participé dès le début. Il me semblait que tout pouvait évoluer positivement, que la robotique pouvait nous libérer du travail manuel et que le réseau favoriserait la libre activité partagée. Je me suis trompé. »

Depuis son tournant psychologique des années 2010, Berardi a abandonné toute possible compréhension politique de ce qu’il nomme « la névrose de masse » car, dit-il « Les catégories de la politique sont devenues vides et analytiquement inutiles. Comme il y a un siècle, nous vivons une nouvelle psychose de masse. »

Ce second tournant dans l’évolution politique de F.Berardi sera-t-il aussi vite renié que le premier par l’ancien opéraïste ? Face à cet échec, les membres de Radio Alice n’ont pas un instant été traversés par l’idée d’autodissolution. Un acte politique imminent qui solde des avancées et des stagnations, lorsque s’autodissoudre est « plus créatif que de réussir » comme l’a déclaré Johnny Rotten, le leader du Groupe des Sex Pistols en 1978.

Contrairement à bien d’autres groupes d’avant-garde artistique, littéraire ou politique (Dada, Arguments, IS, etc.) ou de néo-avant-garde (Sex Pistols, Politique-hebdo, hôpital psychiatrique de Trieste, etc.) qui constatant leurs échecs ont choisi l’autodissolution6, les membres de radio Alice ont poursuivi dans la communication.

Je serai plus bref sur Giorgio Cesarano. Les pages que je consacre à son itinéraire concernant la poésie et la littérature sont suffisamment explicites. Auteur en train d’être reconnu dans le monde littéraire italien, en moins d’un an, Cesarano a rompu avec son passé littéraire et poétique pour s’investir totalement dans la lutte prolétarienne. Il n’est plus question de poésie : la seule et unique « écriture » qui lui importe désormais c’est celle de « la parole critique radicale ». S’il y a un « révolutionnaire » qui n’attend rien de la poésie dans le moment des bouleversements politiques de l’Italie des années 68-75 c’est bien lui.

J’arrête là aujourd’hui, cher Dietrich, en te disant encore une fois mes excuses pour un trop long silence.

Bien à toi,

Jacques


Dietrich Hoss à Jacques Guigou, 26 janvier 2024

Cher Jacques,

Mon pressentiment, exprimé à la fin de ma lettre de 2019, que ton livre pourra peut-être ouvrir un débat plus large sur les questions que tu soulèves, s’est vérifié. Ce nouveau livre — bien au-delà de mes attentes — en est la preuve. Sans pouvoir ni vouloir approfondir mon argumentation en référence aux nombreuses contributions que tu nous as envoyées, je veux pour le moment en réponse à tes objections juste essayer de rendre mon positionnement plus clair.

En suivant mon ordre initial :

1- Sur ma « tentative (parmi des centaines !) d’établir une distinction entre poésie au sens étroit et poésie au sens large. »

Contrairement à ce que tu m’attribues comme position je ne pense pas « que la poésie c’est de l’art ». Comme je l’ai dit, en reprenant tes propres formules, pour moi la poésie c’est « la connaissance sensible du monde », c’est le « chant de la jouissance de la vie. » Comme dimension essentielle de l’être et du devenir de la vie humaine sur terre, la poésie n’est pas seulement antérieure, comme tu dis, mais aussi — jusqu’à aujourd’hui – plus forte que tous les conditionnements institutionnalisés, arts, religions, cultures, États…

Par contre pour survivre et trouver des formes d’expression et d’articulation, elle doit s’accommoder, transiger avec toutes ces formes sociétales. À l’origine la poésie en acte était l’application libre des sens qui — sous des formes orales et gestuelles — découvrent et inventent le monde. La poésie était une partie intégrée de la production et la reproduction de la vie humaine. C’est seulement avec la compartimentation de la vie sociétale, l’institutionnalisation des sphères séparées d’activités, que la poésie a été confrontée à des formes d’encadrement, de contrôle et d’instrumentalisation. Face à ces dynamiques de domination, de censure et d’étranglement, la poésie a dû trouver des formes de résistances, de ruses d’adaptations, d’ésotérismes, etc. L’art est devenu assez tôt un terrain par excellence de ce combat, un terrain de tension entre expression et répression, refuge et cage d’acier plus ou moins dorée.

2- Les apories des poétiques révolutionnaires

La tension entre poésie et institutions sociétales trouve une forme aigüe dans le cycle des révolutions du XIXe et XXe siècle. L’enjeu était de maintenir et d’élargir l’espace d’expression de la poésie en lien avec les mouvements sociaux révolutionnaires, avec ou contre les formes institutionnalisées politiques de celui-ci, partis et structures étatiques. Pour juger les attitudes des uns et des autres dans ces confrontations, le critère formel de leur positionnement, être devant, derrière ou entre la barricade ne suffit pas. La seule base de jugement doit être la valeur poétique de leurs énoncés et de leurs actes, sachant qu’il peut exister des correspondances entre leurs positions politiques et poétiques, mais pas forcement. Vu que seulement la valeur poétique compte il ne suffit pas de constater que les courants artistico-politiques « n’ont pas modifié le cours historique des révolutions dans la modernité. » C’est sous l’aspect poétique seul de leurs œuvres que nous apprécions des personnages si différents politiquement comme Brecht et Kafka, Péret et Becket. Et que nous estimons que quelques formes collectives artistico-politiques méritent encore un intérêt particulier, celles qui avaient donné à la poésie une première place comme forme d’intervention révolutionnaire : surtout Dada, « La Révolution surréaliste » avant « Le Surréalisme au service de la Révolution » et « L’Internationale situationniste », en n’oubliant pas les « Industrial Workers of the world » qui organisaient les militants révolutionnaires en chantant.

3- La place de la poésie dans la révolution de demain

Bon ou plutôt pas bon, tu appelles « révolution du capital » la contre-révolution triomphante du capitalisme à partir des années 80/90 et seulement « évènements futurs » les « bouleversements historiques et surtout anthropologiques et planétaires à venir. »

Moi, par contre, je dirais que ces bouleversements, nécessairement plus profonds et radicaux que tous ceux que nous avons connus dans la modernité jusqu’à nos jours mériteront bien plus le nom d’honneur de « révolution », d’abord et surtout à cause de son sens étymologique, d’un retour aux origines de l’humanité. Ces bouleversements seront caractérisés par une dimension poétique primordiale ou ils ne seront pas. Ils sont impensables sans une éclosion de la poésie sous toutes ses formes, surtout et spécialement sous forme de la « parole critique radicale ». Pensons par exemple à la forme de critique poétique radicale par excellence de l’aphorisme : de Lichtenberg et Novalis, Benjamin (Sens unique) et Adorno (Minima moralia) et — j’ajouterais — de Debord et Cesarano.

Reprocher à Cesarano d’avoir « rompu avec son passé littéraire et poétique » me semble un usage restrictif du concept de la poésie en contradiction avec tout ce que tu dis ailleurs.

Par contre, partant d’un sens large de la poésie, je considère aussi une prise de position telle que celle d’A. Barrau comme une légitime défense de la poésie. Je me réfère à un entretien récent, parce que je viens d’en prendre connaissance, cf. https://www.youtube.com/watch?v=y5UkC45Bnzs. Il n’y attaque peut-être toujours pas le capital comme il faudrait, mais il dénonce d’une façon particulièrement virulente la logique dominante de la science mortifère au service du capital. Parce que là il sait de quoi il parle car c’est son domaine professionnel. Sa mise en avant de la poésie, comme force vivante de la vie qui se défend, est tout à fait correct et nécessaire. Du reste Barrau arrive vers la fin de cet entretien à une conclusion qui va dans le même sens que ce que j’avais déjà formulé dans mon dernier article pour L’Ouroboros sur les Aborigènes d’Australie, la nécessité de se laisser envahir par les poésies des ailleurs : https://lundi.am/Les-Aborigenes-l-ailleurs-debarque-chez-nous>

J’ai formulé, comme tu m’as proposé Jacques, juste ce petit mot en ajout de notre échange. J’ai hâte de recevoir ton nouveau recueil de réflexions autour d’un questionnement de première importance. Peut-être constituera-t-il la base pour le départ d’un troisième round ?


Notes sur l’art contemporain et le mouvement du capital

Des approches sociologiques et philosophiques et leurs présupposés

Dans le contexte de notre correspondance avec des artistes, des poètes et des philosophes lecteurs de Poétiques révolutionnaires et poésie(L’Harmattan, 2019), nous en sommes venus à mieux percevoir les tendances actuelles de l’art contemporain et à les interpréter comme un opérateur de la dynamique du capital.

Nous avons complété notre documentation avec les propos ou les écrits sur l’art contemporain de quelques critiques, essayistes, philosophes ou artistes : Nathalie Hennich, Carole Talon-Hugon, Dominique Château, Jacques Rancière, Aude de Keros et quelques autres.

Nous gardons aussi en mémoire les livres d’Annie Le Brun7 sur l’art et le capitalisme, notamment, Ce qui n’a pas de prix (Stock, 2018) dont nous avons commenté les forces et les faiblesses dans un texte publié en ligne :

https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=443#ALB

En continuité avec notre réflexion sur ces questions, mentionnons notre écrit « Imagination, imaginaire, imageries » dans lequel nous interprétons les productions des arts contemporains comme privées d’imagination, dotées de peu d’imaginaire et saturées d’imageries8.

Nathalie Heinich 

Cette sociologue issue du bourdieusisme, mais ensuite séparée du déterminisme dominationniste du maître, définit ses recherches non pas comme une sociologie de l’art, mais comme une sociologie à partir de l’art.

Mais avant d’exposer les recherches de Nathalie Heinich, arrêtons-nous un instant sur la notion de détermination dominationniste dans les sciences sociales et politiques.

Ce terme semble trouver son origine en Amérique du Nord chez les opposants aux courants chrétiens qui critiquent les églises chrétiennes et leur prétention à dominer les autres monothéismes. Ce n’est pas, bien sûr, dans cette acception que l’utilise ici ce terme. Cependant, il me semble approprié pour qualifier la sociologie de Bourdieu et surtout son influence politique et culturelle dans les deux dernières décennies du XXe siècle.

En combinant le déterminisme de classe de Marx et l’habitus capitaliste de Max Weber, Bourdieu a réactivé des théories et des idéologies de la domination. Un sociologisme devenu prépondérant un certain temps aux dépens des concepts d’exploitation et d’aliénation qu’il a contribué à effacer9. Ceci dit, cette influence du bourdieusisme active dans les années 80-90, n’est plus efficiente aujourd’hui. La puissante tendance à l’évanescence du rapport social au profit de la fluidité des réseaux et de la virtualisation généralisée des échanges n’offre que peu de prise pour une interprétation classiste de la société capitalisée.

Nathalie Heinich analyse les trois grandes époques des arts comme des « paradigmes » : le paradigme art classique ( ou académique ), le paradigme art moderne et le paradigme art contemporain. Aujourd’hui c’est l’art contemporain qui domine, mais les deux autres sont aussi présents, combinés au contemporain et présentés selon un mode transgressif, parodique, dérisoire, simulé, etc.

Résumons les caractères que cette sociologue attribue à l’art contemporain. En quoi il se différencie radicalement du paradigme de l’art moderne, comme de l’art classique ; même si bien sûr, ces paradigmes coexistent aujourd’hui dans des combinatoires formelles. Mais, d’autres dimensions, à mes yeux influentes, sont à ajouter à ce modèle. Les producteurs de l’art contemporain opèrent sur le mode de la transgression, de la parodie, du simulacre, de la dérision.

Principaux caractères

  • « Rupture ontologique des frontières entre ce qui était communément considéré comme de l’art » ; l’art se confond avec le tout culturel ou le tout politique.
  • « L’œuvre d’art ne réside plus dans l’objet proposé par l’artiste », mais elle se situe dans « un au-delà de l’objet », c’est-à-dire dans son environnement urbain, sa temporalité, sa mise en scène, son discours, sa valorisation auprès des pouvoirs publics ou privés, etc.;
  • C’est « le jeu avec les limites », les cadres institutionnels, l’espace d’exposition, la programmation du temps artistique, la mobilisation des acteurs, etc., qui engendre la nouvelle forme artistique ;
  • « Dématérialisation, conceptualisation, hybridation, documentation » forment le paradigme de l’art contemporain. Les matériaux sont divers, leur liste est illimitée : béton, caoutchouc, plastic, billes, métal, plumes, fleurs, ballons, morceaux de peau du concepteur, parfois ses selles, etc. Les formes peuvent être minimales (cf. le crâne incrusté de diamant de Damien Hirst), autant qu’immenses (le plug anal de McCarthy sur la place Vendôme). L’objet ou l’installation sont valorisés par le lieu prestigieux dans lequel ils sont placés et donc par la publicité qui s’ensuit. Pas d’existence de l’art contemporain, s’il n’est pas hypervisible, incontournable et accompagné de son récit légitimateur, le seul véridique ;
  • L’art contemporain dans ses diverses expressions au cours des deux dernières décennies est essentiellement discursif, narratif, il repose sur un récit. Le mode d’emploi et le discours sur l’œuvre priment sur celle-ci. Exemple : des performances sont enregistrées en vidéo puis ce qui est vendu au musée ou au collectionneur, c’est une fiche de mode d’emploi ;
  • Ce caractère éphémère des installations, performances, emballage de monuments (Christo et Jeanne-Claude), land art, street art, bio-art, etc., suppose une reproduction photo ou vidéo pour les « conserver » ; mais on ne conserve que la reproduction de l’œuvre et pas l’œuvre. Dans l’idéologie des « producteurs culturels » (le titre d’artiste tend à s’effacer), cela n’a apparemment pas d’importance puisqu’ils feignent de nier la notion d’œuvre, laquelle était attachée à l’art moderne et à l’art classique ;
  • Par exemple, une galerie parisienne invite à un vernissage dont l’objet est le suivant : l’artiste a fait abattre le mur qui sépare la salle d’exposition du bureau du directeur de la galerie. La performance, c’est donc le nouvel espace ainsi créé qui inclut, qui ne sépare plus galerie et direction de la galerie. La règle de l’art contemporain est ici appliquée : suppression des anciennes frontières entre l’artiste, son œuvre, le public et le pouvoir politique, culturel, financier qui l’expose, l’achète, le diffuse ;
  • Accélération des productions et jeunesse des artistes. Une temporalité courte déterminée par « une intense concurrence pour l’innovation ». D’où une domination des institutions publiques et leurs subventions, mais aussi des directeurs artistiques, des commissaires d’expositions, des critiques d’art, qui dictent leurs normes sur « la valeur » des produits. Les grandes fondations privées (Arnault, Pinault, Carmiganc, Cartier, Dumas, etc.) interviennent puissamment sur le marché, ce qui surenchérit les prix de vente. L’art contemporain, produit artistico-culturel, est d’abord un « produit financier ».

À maintes reprises, N.Heinich caractérise les produits de l’art contemporain comme des « singularités ». Avançons qu’il s’agit de particularités. Pourquoi ?

Pour le dire en termes hégéliens, parce que les produits et les interventions de l’art contemporain ne sont pas le résultat d’un processus technique, culturel, politique de double négation ; c’est-à-dire le résultat de la seconde négation (singularité), d’une première négation simple (particularité). Pour se légitimer en tant qu’œuvres, installations « originales », « nouvelles » (en fait, seulement innovantes), leurs auteurs ne réalisent qu’une négation imaginaire des deux autres paradigmes (classique et moderne). Alors que ces producteurs culturels n’en finissent pas de proclamer que leurs réalisations sont un « dépassement » des formes antérieures, il ne s’agit que d’une parodie de dépassement, une fiction de dépassement. Leur opposition n’est pas une négation et moins encore une double négation. Ils opèrent dans la positivité de la société capitalisée.

Rappelons-le, dans la dialectique hégélienne, la singularité est une particularité niée, laquelle était d’abord une universalité niée. La singularité réalise une double négation, c’est en cela qu’elle peut être un dépassement puisque niant la particularité, elle la dépasse tout en renouant autrement avec l’universalité de la première affirmation10.

Transposé à l’art contemporain, le processus serait (hypothèse) le suivant :

1- universalité de l’art classique ;

2- négation de cette universalité par l’art moderne, ce qui l’assigne à la particularité ;

3- l’art contemporain réalise-t-il la négation de cette particularité de l’art moderne ? Non. Il est bien loin de réaliser cette double négation porteuse d’un possible dépassement de l’art moderne. Pourquoi ? Parce qu’il se veut entièrement positif, pure positivité. En cela d’ailleurs, il est intégralement post-moderne. Nous savons comment et combien les philosophes post-modernes ont abandonné toute référence à l’histoire et au négatif dans l’histoire. Le plus emblématique est Gilles Deleuze avec ses concepts de multiplicité, d’évènements, de virtualité, d’immanence absolue, qui homogénéisent un monde sans histoire ni communauté humaine.

Se situant hors histoire et hors naturalité, l’art contemporain impose une immédiateté dans une actualité continue. Son mot d’ordre implicite : l’actuel contre le présent. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle toute réalisation en art contemporain n’existe pas si elle n’est pas accompagnée de son récit qui la donne comme vraie, légitime, réelle (au sens d’actualisée).

N.Heinich a d’ailleurs publié une étude sur les récits dans l’art contemporain. Récits et argumentaires qui non seulement accompagnent nécessairement les productions, mais font eux-mêmes partie du produit. En cela ces récits et ces discours ne sont pas, bien sûr, différents des arguments de marketing d’un bien ou d’un service quelconque. Ce n’est pas un billet d’avion pour les îles Trobriand que vous achetez, c’est le récit, la vision, le rêve que vous désirez réaliser.

Mais avec l’art contemporain, il y a plus que la valorisation imaginaire et immédiate du produit.

Nathalie Heinich décrit une double opération dans la mise en scène de l’objet. D’une part, attribution du sens que l’œuvre est supposée transmettre et d’autre part « transformation de ce sens ou de cette signification en instrument de valorisation11 ». Elle voit dans cette imposition d’un sens et d’une valeur un « acharnement herméneutique ». Acharnement qui fait appel à des virtuosités langagières qui doivent apparaître comme originales, singulières alors qu’elles ne sont de particulières (cf. supra).

Les discours de l’artiste et de ses sponsors inculquent une croyance dans la toute-puissance de ce que l’individu ne voit pas lorsqu’il regarde (mais ne perçoit pas) l’objet. Selon ces publicistes de l’art contemporain, cet objet existerait alors virtuellement, subliminalement.

L’objet d’art contemporain veut signifier avec force la réalité virtuelle, la puissance augmentée dont l’objet est supposé porteur. L’objet doit produire une conversion sensible et mentale sur l’individu qui le voit. Chargé de fiction et d’autofiction, l’art contemporain induit chez le spectateur la croyance en ce que j’ai décrit et interprété comme La Cité des ego où triomphent les particularismes et les hyperindividualismes, les identitarismes en tout genre.

L’approche de N.Heinich se veut surtout descriptive, analytique et moins interprétative. Elle a pourtant rencontré les polémiques de fervents défenseurs de l’art contemporain, qui voient chez elle, derrière l’objectivation scientifique, un dénigrement de leurs intérêts politico-esthétiques. Et l’on sait la ferme détermination (parfois hargneuse) avec laquelle les producteurs culturels défendent leurs propres intérêts…qu’ils font passer pour universels.


Une autre lecture de l’art contemporain,

Carole Talon-Hugon

Philosophe, professeur d’esthétique à la Sorbonne et directrice de revues d’esthétique, Carole Talon-Hugon ne se veut pas historienne de l’art, mais définit son objet de recherche autour des rapports entre l’art et l’esthétique d’une part, l’art et l’éthique d’autre part.

C’est une histoire de l’idée de l’art qu’elle développe dans un de ses livres12, Morales de l’art .

Retenons-en ceci.

L’opposition théorisée par Adorno entre l’industrie culturelle et l’art véritable n’a plus de portée critique. N’oublions pas qu’Adorno rejetait le jazz hors du domaine de l’art ; il croyait à la valeur universelle de l’art, toutes époques confondues, mais c’était un art « bourgeois ». Nous ne sommes plus dans cette période. Cette opposition n’a plus de portée interprétative.

C.Talon-Hugon avance que cette absence de portée critique de l’art contemporain a pour conséquence qu’il n’est plus source de connaissance (n’oublions pas que la critique est d’abord une connaissance), car l’art contemporain tend à faire fusionner les deux domaines de l’esthétique et du cognitif. C’est la transgression des frontières et la marche vers le « tout culturel ».

L’esthétisation de la politique ne se distingue plus de la politisation de l’art. On sait comment et combien les élus des grandes métropoles investissent dans l’art contemporain (musée, associations, espaces publics esthétisés, décorations, festivals, concours, etc.

Ainsi, Montpellier a son musée d’art contemporain ( Le MO.CO ) depuis une quinzaine d’années et prépare à très grands frais , sa candidature13 au titre de « Capitale européenne de la culture » ; une reconnaissance qui sera attribuée par l’UE en 2028. En novembre 2023, lors de son passage à Montpellier, la ministre de la culture a déclaré : « À Montpellier vous êtes déjà capitale européenne de la culture ! Vous avez anticipé ! ». En effet, l’offre culturelle y est si foisonnante, si généralisée, si permanente, si multiple, si insistante, si prescriptive, que certains habitants se sentent comme « pris en otage » (dixit Annie Le Brun) par les injonctions au Tout culturel de tous les pouvoirs locaux.

Carole Talon-Hugon poursuit son analyse sur les dimensions activistes des producteurs culturels. Elle donne de nombreux exemples de performances, d’installations ou d’interventions, qui défendent des causes particulières. L’artiste devient un activiste de l’art, un « artctiviste ». Il met en scène (souvent de manières hyperréalistes et gigantesques) les griefs ou les souffrances qu’endurent les dominés ou les victimes. La liste est longue : handicapés, migrants, femmes, LGBT+, « racisés », chômeurs, harcelés, discriminés, etc. D’où leur proximité, parfois leur complicité, avec les ONG ou les fondations des milliardaires.

Autre apport de Carole Talon-Hugon :

la dé-définition de l’art et la désartification.

Dans le paradigme classique, la morale doit se prononcer sur l’art. L’art est d’abord édifiant, allégorique, il indique la voie du salut de l’âme et la conduite à tenir dans le monde.

Dans le paradigme moderne, l’art et la morale sont indépendants l’un de l’autre. L’art moderne s’est construit contre la morale bourgeoise. Dans ses expressions les plus caricaturales à cet égard, il est allé jusqu’à défendre une esthétique du mal, de la laideur, de la folie.

Dans le paradigme contemporain, l’art doit se préoccuper de morale ( retour du paradigme classique, mais sous forme activiste, particulariste, propagandiste ) ; il porte un jugement éthique sur l’artiste ; il dicte le jugement sur l’œuvre.

On reconnaît les attaques contre des auteurs anciens ou actuels : des éditeurs censurent des œuvres pour leurs rééditions ( Agatha Christie, Rowling, et tant d’autres ), des œuvres sont attaquées dans les musées.

Dans, L’Art sous contrôle. Nouvel agenda sociétal et censures militantes, ( PUF, 2019 ), C.Talon-Hugon décrit et analyse la tendance des artistes contemporains à se faire « chercheur » en sciences humaines, sociales, politiques, anthropologiques, etc., ils se donnent comme des influenceurs savants14. De plus, elle met en évidence un renversement de tendance dans l’art contemporain.

Alors que depuis son émergence dans les années 1950 ( Duchamp ayant été un anticipateur ) jusqu’à la fin des années 1990, un des traits majeurs de l’art contemporain c’était une pratique de toutes les formes de transgressions, de parodies, de simulacres, de dérisions, de détournements ( en cela il est fondamentalement post-moderne ) ; depuis deux décennies environ, il est orienté vers la critique morale et le moralisme, accompagnés d’anathèmes sur des œuvres qui ne sont pas dans la ligne juste ainsi que d’une censure et d’une occultation de certaines œuvres du passé.


Dominique Chateau

Relevons un article15 intéressant de Dominique Chateau qui conduit une réflexion fructueuse sur les rapports de l’éthique et de l’art contemporain.

Cet auteur approfondit la notion actuelle de dé-défintion de l’art en l’appliquant à cette caractéristique commune à l’art moderne et à l’art contemporain, à savoir : dissoudre l’art dans la vie ; parvenir à un moment « d’art-vie ».

N’oublions pas que toutes les avant-gardes de la première moitié du XXe siècle ont cherché à supprimer l’art en le réalisant dans la vie quotidienne pour la transformer. Nous le savons, cela a donné de la peinture sans tableau, une pratique qui se poursuit chez Aubertin, Blazy, les expérimentateurs, Arte povera, etc., ou encore chez les situationnistes avec la poésie sans poèmes, etc.

Dominique Chateau remarque :

« C’est sans doute l’aspect le plus frappant du second stade de la dé-définition, et aussi, on va le voir, l’aspect le plus notable à l’égard de notre sujet : l’« art-vie » se distinguait de l’industrie culturelle ; rêvant encore au plein sens de l’art, il héritait même de sa fonction critique, voire la radicalisait dans une posture politique d’opposition à l’industrie culturelle ; désormais, il fournit le principal argument qui nourrit l’industrie culturelle : l’art ne doit plus se distinguer, au double sens de la « séparation » et de la « hiérarchie ». ( Souligné par nous ).

On trouve aussi dans cet article des analyses perspicaces sur l’autonégation de l’artiste et de son « anti-œuvre » ou de sa « non-œuvre », vues comme une nécessité pour lui de se valoriser sur le marché de l’art contemporain. Pour exister dans la sphère de l’art, l’artiste contemporain doit se nier comme artiste et dénier toute singularité ( ou originalité ) à son œuvre…qui d’ailleurs n’en est pas une ! Salut Hegel ! Mais ce même producteur culturel sait affirmer son identité et donner son numéro de compte en banque lorsqu’il s’agit de vendre une de ses « anti-œuvres ». Salut Marx !


Jacques Rancière

Ce philosophe qui travaille sur l’esthétique et la politique a écrit une œuvre qu’il n’est pas question ici d’analyser intégralement. Revenons seulement sur quelques-unes de ses thèses concernant l’art contemporain.

Rancière ne se veut ni historien de l’art ni philosophe politique, mais penseur de l’esthétique. Il définit trois « régimes de l’art » : éthique, représentatif, esthétique. L’art contemporain relève du troisième régime, car celui-ci réalise une expérience des formes possibles d’une communauté sensible. Selon lui, l’art contemporain « participe à l’ensemble des formes d’expériences qui effectivement intensifie la vie16 ». Dans la seconde partie de ce texte, je commente cette valeur d’intensification de la vie.

Bien que se tenant à distance de la politique, Rancière n’en rejette pas cependant certaines conceptions portées par des courants d’extrême gauche ou écologistes. Par exemple, il met en avant la notion de « commun ». Une référence fréquente, on le sait, des courants gauchistes, écologistes et anarchistes qui, en deuil du communisme, n’ont pas pour autant abandonné le projet d’une société de partage des biens communs.

Nous n’entrons pas ici dans une discussion générale sur les biens communs.

Remarquons seulement que parmi les nombreuses définitions des biens communs données par une multitude de sources, l’art contemporain ne figure que très rarement dans le champ des biens communs. C’est donc par analogie, métaphoriquement parlant, que Rancière l’y inclut.

Les dispositifs, les performances, les installations, et autres interventions de l’art contemporain sont pour ce philosophe des expériences pour « construire du commun » ( ibid. ). L’art contemporain sort des frontières traditionnelles de l’art pour créer dans des espaces publics ou privés, connus comme non artistiques, « une sphère particulière d’expérience ». À la faveur de cette expérience, l’art devient alors « autre chose que lui-même ». Les artistes utilisent toutes sortes d’objets de la vie quotidienne ; ils introduisent des supports et les techniques ordinaires de la communication, etc. En tendance, tout se passe comme si l’art contemporain se dissolvait dans la société.

Cet au-delà de l’art dans lequel celui-ci devient « autre chose que lui-même », quel est-il ?

Rancière répond : une « expérience sensible ». Une expérience sensible comme le fut « la grande tentative d’identification entre l’art et la vie au temps de la Révolution soviétique et l’effacement des frontières entre art et politique et – plus profondément – entre art et non-art qui caractérise les installations et performances de l’art contemporain » ( ibid. ).

Chez Rancière, la référence aux avant-gardes artistiques et politiques actives lors de la révolution russe ne doit pas être confondue avec son échec dans le réalisme socialiste. Il montre comment, au début de la révolution russe, les tentatives des artistes communistes pour faire fusionner l’art et la vie ont été stoppées et englobées dans un art de propagande dans lequel l’artiste est sommé d’illustrer la cause de manière à impressionner les individus. L’artiste qui se nie comme créateur séparé de la vie, devient l’artiste « prolétarien » qui met son talent au service du Parti et de l’État ouvrier.

Si l’on ne peut que partager cette dernière analyse, d’ailleurs banale, sur l’échec des avant-gardes artistiques soviétiques ; en revanche il est nécessaire d’interroger le propos de Rancière lorsqu’il établit une équivalence avec les réalisations de l’art contemporain. Pourquoi ?

Parce que le contexte historique n’est pas pris en considération., du moins insuffisamment pris en considération. Plus précisément et plus profondément parce que « la révolution » que poursuivent les producteurs de l’art contemporain, n’est pas la révolution communiste, mais celle du capital17. Car, si l’on souhaite encore parler en termes de révolution, il n’y en a qu’une seule à l’ordre du jour de notre temps, c’est celle que le mouvement du capital réalise dans le monde et donc dans la vie quotidienne des individus. L’art contemporain en constitue un opérateur.

Certes, les « expériences pour construire du commun » ne sont pas toujours à visée communalisante ou communisante. Il peut s’agir d’une gestion commune d’un bien considéré comme inappropriable par un pouvoir public ou privé ( les communs ). Par exemple les beni communi18 en Italie qui s’apparentent à des formes d’autogestion ou encore d’auto-organisation pour l’exercice d’un « droit à la ville19 ». Un dispositif localiste qui peut entrer en tension avec l’État, supposé défendre les intérêts supérieurs de la nation, sans significativement entamer sa puissance pour autant.

Car, considérées globalement, les pratiques des communs achoppent toutes sur la puissance de l’État. Un État dont les médiations sont certes affaiblies et résorbées dans une gestion en réseau des intermédiaires20, mais un État qui reste malgré tout présent et actif dans la vie quotidienne des individus.

Les divers courants de gauche, gauchistes, écologistes, anarchistes, qui s’affirment comme partisans du « commun » adoptent le plus souvent des positions particularistes, différentialistes, voire communautaristes, autant de forces accompagnant ( et pour certaines anticipant ) sur les tendances à la capitalisation des activités humaines.

En bref, les « expériences du commun » que réalise l’art contemporain serait-il autre chose qu’une publicité pour les réseaux sociaux et la virtualisation de la vie ? Hypothèse que nous expliciterons dans la partie II ; notamment une analyse du « régime d’intensification de la vie », donné par Rancière comme l’objectif fondamental poursuivi par l’art contemporain.


Alain Badiou

Dans une conférence21 donnée sur l’art contemporain, Alain Badiou partage l’essentiel de la périodisation, largement consensuelle, entre l’art moderne et l’art contemporain. Il apporte cependant une inflexion à cette approche. Selon lui, l’art contemporain est toujours inscrit dans le cycle long de la modernité, mais il a opéré une « rupture immanente au sein de l’art moderne » ; il a créé « une exception créatrice au sein de la modernité » ; une « rupture intérieure au sein de la modernité ». Sans rejeter l’appartenance de l’art contemporain à la période post-moderne, Alain Badiou propose deux définitions de l’art contemporain.

Une première de caractère historique et négative : la critique de toutes les formes esthétiques antérieures dont les œuvres sont « les témoins de sa disparition » ; une seconde davantage ontologique comme « un art séparé du réel, la création d’un nouveau réel, d’une pure forme nouvelle ». Dans ces deux sens, poursuit Badiou, l’art contemporain se manifeste comme une autonégation qui cherche à expérimenter un dé-placement dans l’ordre dominant du monde. Ce faisant, l’art contemporain réaliserait « une soustraction locale à la loi du monde ». De plus, cette soustraction locale et ponctuelle au cours dominant du monde, créée par les productions de l’art moderne, leur conférerait « une fonction prophétique » ; une disposition « d’attente ».

Attente de quoi ? Prophétie de quoi ? Badiou le suggère à bas mots dans cette conférence, mais lorsqu’on connaît l’œuvre philosophique et les positions politiques d’Alain Badiou, il n’est pas hasardeux d’y voir l’attente, l’annonce du Grand Évènement qui va à nouveau et cette fois pour de bon, changer la face du monde : la Grande Révolution prolétarienne universelle.

Au regard de cette finalité, on comprend pourquoi Badiou, malgré des ruptures avec le paradigme artistique précédent, inscrit finalement l’art contemporain dans la modernité. Car la modernité a ouvert le cycle historique des révolutions à portée universelle ; il faut donc qu’il se poursuive, même si cette continuité se fait dans le nihilisme, cet adversaire tentaculaire et maléfique contre lequel Badiou ne cesse de combattre. Pour Badiou le cycle historique des révolutions n’est pas achevé tant que La Révolution n’a pas surgi dans l’histoire. D’où son attente de la réalisation de la prophétie maoïste, celle de la Grande Révolution prolétarienne ; l’accomplissement de l’apocatastase qui va rétablir le règne général du Bien.


Brefs commentaires sur l’art contemporain récent (2000-2024) dans la société capitalisée

Partons d’un constat : l’échec d’une prophétie

La critique politique de l’art contemporain est restée dépendante de l’idéologie de la négation de l’art héritée des avant-gardes artistiques et politiques de la première moitié du XXe siècle. Le mot d’ordre « dépasser l’art » constitue la référence suprême de cette idéologie. On le retrouve sous diverses formes chez les futuristes, les dadaïstes, les surréalistes, les lettristes, les situationnistes, chez Fluxus, Cobra, etc. Autant d’écoles ou de courants qui sont des références-fétiches chez les producteurs d’art contemporain. Les néo-dada frustrés sont légion……mais ils se trompent d’époque et de société. Pourquoi ?

Les protagonistes des avant-gardes du XXe siècle étaient pour beaucoup des militants de la révolution communiste, celle qui devait abolir la société de classe, émanciper les travailleurs de leur esclavage salarial, abolir l’État et le capital, et donc supprimer l’art dominant bourgeois pour le réaliser dans la vie quotidienne émancipée.

Nous savons l’échec que fut cette prophétie. Ce qui ne signifie pas que des œuvres majeures ont été réalisées malgré le bruit et la fureur de cette période.

Les producteurs d’art contemporain (et leur monde) n’en finissent pas de simuler, parodier, caricaturer l’art moderne et ses avant-gardes. Pourquoi ? Parce qu’ils se veulent « révolutionnaires ».

Révolutionnaires en art, bien sûr, mais aussi dans tous les domaines de la culture, de l’action sociétale (pas sociale) et de la politique. Leur activisme est d’autant plus exacerbé qu’aucune « révolution » n’est à l’ordre du jour dans l’histoire contemporaine. En effet, le cycle historique des révolutions dans la modernité (d’abord bourgeoise, puis prolétarienne) s’est achevé avec l’échec des bouleversements politiques et anthropologiques des années 60 et 70 du siècle dernier. Avec d’autres auteurs autour de la revue Temps critiques, nous avons analysé ce processus comme celui de « la société capitalisée ».

De sorte que, faute de révolution à l’horizon, ses substituts révolutionnaristes sont diffusés par des activistes de l’art contemporain qui inondent l’espace médiatico-culturo-économique.

L’effet de sidération recherché par l’art stalinien repris aujourd’hui par l’art contemporain

L’épisode stalinien de l’art au service du parti et promu par « l’État ouvrier » fut une forme autoritaire et dogmatique de « l’art révolutionnaire »… devenu conservateur avec le « socialisme réel ». On connaît les conversions de certains futuristes en commissaires politiques de l’art prolétarien ( le prolekult ). Il s’agissait de supprimer les formes d’art attachées à la société bourgeoise, mais en conservant ses règles figuratives et ses canons esthétiques. L’art prolétarien devait capter la totalité de la sensibilité des communistes, leur montrer la juste et la seule voie à suivre ; produire un choc de conscience sur tout l’être ; un choc politique et subjectif. En bref une sidération, recherchée et… obtenue.

Or, fructueuse analogie, c’est le mot sidération qu’Annie Le Brun et Carole Talon-Hugon choisissent pour définir les effets recherchés par l’art contemporain.

Avec des expressions qui leur sont propres, ces deux théoriciennes décrivent et interprètent la puissance de sidération des productions de l’art contemporain comme une composante de la capitalisation des activités humaines.

Nous partageons leur jugement à cet égard, mais à condition d’introduire dans l’analyse une distinction de méthode. L’effet de sidération dont il est question n’est pas à confondre avec les figurations, les défigurations et les symbolisations de la violence et du mal, qui sont présents dès les premières formes d’art ; notamment de l’art chrétien et ses matrices archétypales de la Chute et de la passion de Jésus-Christ.

« L’art contemporain au sens large se signale, par rapport à tous les autres arts historiques, de nous proposer une monstration incessante et quasi encyclopédique du Mal », écrit Medhi Belhaj Kacem dans l’entréeArt de Système du pléonectique ( Diaphane, 2020 ).

Là où cet auteur voit une continuité ( avec intensification ) de la représentation du mal depuis les arts historiques jusqu’à l’art contemporain, nous y voyons plutôt une rupture. Déterminé par son actualisme et sa déhistoricité, l’art contemporain ne cherche pas un effet de catharsis —qui serait porteur possible de sublimation — mais davantage une commotion cérébrale qui arrête toute activité motrice et intellectuelle. Arrêt immédiat toutes affaires cessantes, devant moi, telle est l’injonction proférée par l’anti-artiste contemporain.

Intensifier la vie ?

Nous l’avons vu supra, J.Rancière définit l’art contemporain comme un « régime d’intensification de la vie ».

Ce philosophe de l’esthétique n’a pas fait son deuil des avant-gardes révolutionnaires du XXe siècle. Il n’a pas tiré les leçons de leur échec définitif.

Comme les philosophes de la différence et du désir des années 70/80 ( Deleuze, Derrida, Foucault, etc. ), il paye lui aussi son tribut au nietzschéisme et à son leitmotiv de la volonté de puissance. Dans un essai22 lumineux et perspicace, le philosophe Tristan Garcia montre à quel point toutes les formes d’intensification de la vie ont constitué et constituent toujours plus, « une obsession moderne ».

Depuis la fascination des bourgeoisies européennes pour la découverte de l’électricité en passant par « le libertin, homme de nerfs, le romantique, homme d’orage », jusqu’au « rocker, adolescent électrifié », Garcia dresse une fresque convaincante de la place centrale que la pratique et la théorie de la vie intense ont tenue dans la société bourgeoise et tiennent toujours plus dans la société capitalisée.

De simple complément du concept d’extension, le concept d’intensité a « introduit le loup dans la bergerie » de la philosophie classique, car il est « le principe même de toute classification et de toute distinction » (ibid.). Ce renversement des valeurs au nom de l’intensité, opéré par l’esprit moderne, se retrouve chez de nombreux philosophes de la modernité. « Nietzsche, Whitehead ou Deleuze ont proposé chacun une vision d’un univers non plus étendu, composé de parties agençables, mais purement intensif et dont les parties stables en apparence ne sont que des illusions de la perception limitée que nous en avons » (ibid. p.79).

Rancière lui aussi, chevauche le tigre de la vaste particularisation des rapports sociaux et ceci au nom d’une subjectivité révolutionnaire imaginaire aussi bien politique qu’artistique. L’intensification de la vie qu’il attend de l’art contemporain, est-elle autre chose que l’affirmation du vécu de l’individu démocratique, egogéré, atomisé, particularisé ? Un individu qui intensifie le moindre de ses instants en multipliant les moyens technologiques pour y parvenir : culte de la vitesse en toute chose, de la mobilité ( un mobilisme généralisé ), des stupéfiants, des états modifiés de conscience, des imageries, des jeux vidéo, des sports de compétition, des communications, des réseaux, de la pornographie, etc.

Comme les situationnistes, mais sans l’époque dans laquelle ils tentaient de les réaliser, Rancière et les arts contemporains veulent eux aussi « créer des bouleversements de situations » qui intensifient la vie.

Un exemple d’art contemporain intensificateur :

les ZAT à Montpellier

Il y a une quinzaine d’années, la ville de Montpellier a mis en place, durant un jour ou deux jours, une Zone Artistique Temporaire ( ZAT ). Il s’agit d’offrir à des groupes de producteurs culturels et des collectifs amateurs, un espace public dans lequel ils vont donner libre cours à leur créativité.

Sur internet, on trouve ceci : « Le projet ZAT, à l’initiative de la Ville de Montpellier, est une invitation à explorer la ville autrement à travers des projets artistiques surprenants. Il envisage l’espace public comme lieu de liberté et d’expériences. Inventant d’autres parcours dans la ville, faisant résonner projets artistiques et projets urbains, il met la ville en récit(s). ( … ) La programmation artistique des ZAT est contextuelle : elle s’inspire des lieux investis, de leur histoire, de leur usage, de leur paysage, pour les révéler ou les décaler. Les ZAT mêlent spectacle vivant ( théâtre, danse, musique ), arts visuels ( installations plastiques, pyrotechniques, projections ), street art, performances, projets in situ, créations partagées et projets participatifs. »

Au-delà du discours attendu sur le culturalisme ordinaire des métropoles, il est exemplaire pour nous de relever la référence au « commun » que nous avons déjà rencontré comme objectif politique emblématique de l’art contemporain.

À Montpellier, comme ailleurs, il s’agit de « transformer l’espace public en espace commun ». Le commun, nous y revoilà.

Or, ce commun est-il autre chose que celui de la communauté des artistes et des adeptes de la religion culturelle ? Malgré le zèle prosélyte et propagandiste des associations mobilisées dans la ZAT, le caractère dominant de la manifestation reste celui d’un entre-soi, d’une confrérie d’adeptes, d’une corporation esthétisante.

Les habitants des lieux impactés par la ZAT ( des milliers de personnes ) sont plutôt indifférents aux spectacles « inclusifs » auxquels ils sont soumis et pour certains hostiles aux nuisances sonores et spatiales que la ZAT ne manque pas d’engendrer.

Car il s’agit bien d’une appropriation de l’espace public par une forme de pouvoir politique qui, sous couvert de « l’art partagé », exerce une emprise sensible et intellectuelle sur les habitants.

Il n’est pas incongru d’ailleurs de déceler dans cette appellation de ZAT une analogie avec les diverses ZAD qui ces temps derniers se sont installées sur des territoires proches de grands travaux pour les contester. La ZAT comme substitut des luttes anticapitalistes des ZAD ? Ce n’est pas improbable. Une parodie d’insurrection sur le mode progressiste et artistique en quelque sorte…

Lorsque la subversion de l’art rend hommage à l’art subversif

Quelques mots, pour clore ces brèves notes, sur une vaine tentative d’un critique d’art, pris au piège de sa critique…des critiques politiques de l’art contemporain. Dans un livre récent23, Laurent Buffet décrit et analyse ce qu’il nomme « le paradigme sociologique de l’art ». Il vise les auteurs qui, selon lui, réduisent l’art contemporain à une puissance économique et financière qui esthétise la société au profit du capitalisme. Des auteurs qui à ses yeux, confondent critique du capitalisme et critique de l’art contemporain. À leur encontre, L.Buffet pense trouver dans certains « travaux » de plusieurs artistes contemporains moins connus que les icônes, des preuves de « résistance » et des capacités de « subversion ». Deux « valeurs » que ne cessent pourtant d’affirmer sur tous les tons les récits qui justifient les productions culturelles actuelles. Autrement dit, la simple reproduction du principal discours autojustificatif de l’art contemporain : la transgression et la subversion, peut-elle suffire à construire une critique externe à l’objet critiqué  ?  Le mythe de l’autosubversion de l’art, un des traits politiques les plus marqués de l’art contemporain devient pour L.Buffet un argument pour réfuter les critiques politiques de celui-ci. Nous voilà en pleine tautologie.

De plus, la notion de « capitalisme tardif » dans le titre du livre de L.Buffet utilisée pour qualifier le cycle actuel du capital n’a pas de portée politique et théorique. Les historiens désignent comme tardive une période effectivement achevée, par exemple l’antiquité tardive, ou le Moyen-Âge tardif. Aujourd’hui, où sont les preuves de l’achèvement du capitalisme ? Quasiment depuis son émergence, des voix se sont élevées, des luttes se sont menées pour précipiter la fin du capitalisme, prenant une de ses formes historiques pour sa totalité. Le capitalisme d’aujourd’hui n’est en rien « tardif », il est actif, global et particulier à la fois. Dans la crise, le chaos, la fuite en avant, il dure et à l’encontre de nombreux êtres vivants, il y trouve même une certaine vigueur.

J.Guigou

mars 2024


Echanges Gzavier et Grégoire

Le 30 décembre 2023

Salut Greg,

En parcourant Youtube je suis tombé sur cette vidéo du « Fossoyeur de films » : https://www.youtube.com/watch’v=wEAPMZeZ1cY

Sous un air de critique je ne suis pas certain de saisir si cette dernière porte vraiment. Peut-être ces éminents Youtubeur sont-ils très pointus, mais il manque toujours de faire un rapport simple avec le capital. Qu’en penses-tu ?

Dans la vidéo Theurel questionne les formes de la narration dans un même medium, sont-elles épuisées pour le cinéma ? C’est une impression car c’est la société du capital qui est refermée sur elle-même (« inclusive » où plutôt englobé dans notre langage) et donc cela se retrouve assez dans ces films récents. Donc cet animateur peut poser la question mais il faut élargir le spectre pour comprendre le navrant résultat qu’on obtient au cinéma.

a+

Gzavier


Le 4 janvier 2024

Hello Gzave,

merci de m’avoir indiqué cette vidéo. Je pense que je ne vais rien t’apprendre mais j’ai envie de réagir. Je reste sceptique quant au discours des deux intervenants.

La « pop culture », comme on l’appelle, n’est rien d’autre que celle du capital. Point final. Un grand nombre d’individus n’ont pratiquement pas d’autres références que celles produites par les industries dites « culturelles » depuis, je dirais, une bonne quarantaine d’années. Et bien que l’on vive malgré tout une expérience esthétique devant ces œuvres, rien ne semble échapper au pouvoir. Les expériences que nous pensons êtres les plus intimes ou personnelles lui appartiennent déjà. Quand on est né et que l’on a grandit dans un tel « bain culturel », qui promet de tout vous procurer à domicile, il est impossible pour les plus jeunes de connaître autre chose. Et l’âge ne rend pas plus lucide, semble-t-il. C’est ce que je reproche aux gars de la vidéo. Malgré leur érudition, leurs références sont principalement actuelles. Même lorsque des images plus anciennes sont utilisées, il y a comme une perte d’épaisseur historique. Ils n’évitent pas l’écueil du lieu commun : « la technique c’est ce qu’ont en fait, pas ce qu’elle est… ». Le montage est plutôt indigent (cut, auto-référencé, petites blagues comme reposoir, etc.) proche de ce que Peter Watkins appelle la « monoforme ». Le fait, également, que la chaîne soit sponsorisée par Nord VPN pass avec la pub pour Amazon. L’énorme problème que cette vidéo n’ose ou ne peut pas vraiment poser n’est rien moins que celui de l’art en général, du renouvellement de la tradition, et de sa disparition à l’heure de la reproductibilité numérique des sons et des images. Je fais remonter ce phénomène à la décennie 1975-85, qui coïncide à ce que Temps critiques identifie comme le commencement de la révolution du capital, qui est avant tout anthropologique. Évidemment, nous pouvons différencier des époques à l’intérieur de cette fuite en avant.

Ce que la vidéo dit de l’image numérique est la partie la plus intéressante, à mon avis. Parce qu’elle est d’aussi bonne que de mauvaise qualité, l’image numérique n’a aucune personnalité. Même en la comparant à l’image vidéo des années 80-90, qui reste à ce jour la pire qui soit, nous ne pouvons pas la dater. Il en va de même pour l’audionumérique si on le compare aux sons électroniques des années 50-60. Pour dire vite, le numérique, c’est toutes les époques, tel un immense succédané dans l’enfer de la compilation que représente internet, et aucune à la fois. Il reproduit même les avant-gardes, en plus petit, dans tout ce qu’elles ont d’aporétique (j’en dirai autant des milieux militants) ! Bien qu’il méconnaisse le passé, le monde dans lequel nous vivons ne peut être que passéiste. Il ne vit que sur ce qui existe déjà et ne peut rien inventer. Ainsi, les grands événements historiques de la modernité n’ont toujours pas connu leur dépassement. Il peut bien se passer quantité de choses, rien de décisif n’arrivera dans le domaine de l’émancipation humaine avant longtemps. C’est pour cette raison que les blockbusters, à côté desquels le « cinéma français » passe pour être du grand art, ne peuvent proposer que ce que le « grand public » connaît déjà. Ce n’est pas seulement la répétition du même, c’est carrément morbide et régressif. Car le phénomène récursif qui se met en place ne renvoie qu’à l’individu et à son égo, bref à sa vie mutilée. Comment peut-on se laisser volontairement humilier à ce point et depuis si longtemps par de telles merdes ? A la question : « vous préférez le cinéma d’autrefois à celui d’aujourd’hui ? », Maurice Pialat avait répondu « je préfère surtout celui qui reste à inventer ». J’aime mieux ça. Mais l’on ne peut rien inventer de nouveau sans connaître le passé, c’est une banalité.

J’ai retrouvé une citation de la veuve d’Orson Welles à propos de Spielberg : « Je me souviens d’un dîner avec Spielberg au moment où Welles cherchait le financement de The Cradle Will rock dans lequel devait jouer Amy Irving, l’épouse de Spielberg. Le film ne s’est pas fait, faute de parvenir à rassembler un budget de quatre millions de dollars, ce qui est absolument ridicule, et Spielberg n’a rien fait pour l’aider. Lui qui clame connaître les films de Welles depuis sa plus tendre enfance, et qui a plus d’argent qu’il ne sait qu’en faire, tout ce qu’il a trouvé à dire à Welles, c’est qu’il avait dépensé soixante-dix mille dollars pour acheter la luge de Citizen Kane. ». Bel exemple de l’esprit nostalgique du nouvel Hollywood, tant vénéré aujourd’hui ! A l’inverse, Welles, mort en 1985, aura par exemple tenté jusqu’au bout, même de façon impuissante, à proposer une autre manière de faire du cinéma, proche de l’inachèvement, en questionnant les faux-semblants du montage. Et bien que n’étant pas un contestataire, il a saisi dans quoi l’art s’engouffrait à la fin du siècle dernier. Sans doute, parce qu’il venait d’une autre époque ?

Bref, le cinéma, ce n’était pas mieux avant, tout bêtement parce que cet art ne pouvait excéder le 20ème siècle. Aujourd’hui, il faut sans doute envisager d’autres formes critiques et réflexives (petits formats, série, etc.). L’art est-il encore possible ? Mais est-ce souhaitable et lequel ?

Voilà, juste quelques idées en vrac avant d’aller me coucher. J’espère ne pas avoir été trop confus.

Bonne nuit,

Greg


Le 11 mars 2024

Greg,

Je ne connais pas toute la filmographie d’O.Welles (Le troisième homme est magistral) mais son Don Quichotte inachevé et fragmentaire vaut autant l’intérêt qu’un autre comme celui de Terry Gilliams auquel je n’avais pas trouvé beaucoup de qualité… et ce malgré des moyens bien supérieurs, pourtant un film qui a failli ne jamais exister.

Je t’ai renvoyé à la vidéo de Theurel car il est facilement invité notamment aux Intergalactiques à Lyon (festival de SF) pour parler de cinéma que son regard engloberait. Mais dans mes pérégrinations un peu masochistes, il faut le reconnaitre, j’ai découvert des chaines Youtube qui mène la bataille culturelle de « gauche » sur cette plateforme investie par tous désormais quel que soit leur camp politique. Mais l’écrit permet de se rendre compte des positions politiques prisent et s’extraire des montages de citations de films et autres trucs pour faire passer la pilule le cas échéant. Ainsi un texte sur les industries culturelles m’a interrogé malgré son titre un peu racoleur : Industrie du divertissement, pop culture et contre-culture, les liaisons infernales ?

On a affaire à un discours d’un vidéaste, Benjamin Patinaud (au pseudo Bolchegeek), qui se présente comme tel (et non en militant) sauf qu’il manifeste bien des séquelles de sa formation politique à la LCR. Désormais sponsorisé par L’Humanité (une vidéo d’une autre source lui demande s’il est toujours bolchevik ?) il poursuit son parcours en repérant les éléments critiques trouvé dans le cinéma contemporain ou les comics. Ils seraient présents chez les méchants (ce qu’il appelle le Syndrome Magneto) et par des références au sein de œuvres de façon plus où moins claire.  Mis à bas de l’hégémonie culturelle américaine mondiale (mais que dire de la Chine qui rayonne sur une bonne part de l’Asie !) comme relevant d’une industrie culturelle guidée par la recherche de profit et d’une forme de domination culturelle justement. Les exemples de discours « critique » où juste de citations politiques relevées par l’interviewé proviennent des pires blockbusters dont ceux qui font la part belle à la question raciale aux US, au décolonial même. Sur cette base politiquement en vogue et nulle artistiquement c’est plus le dévoilement de type sociologique qui nourrit la critique de ce vidéaste.

Ce que disait Adorno sur les produits de l’industrie culturelle c’est qu’ils mettent en œuvre un statu quo ante récurent et donc qu’on connait la fin d’un film avant même de l’avoir vu, où plus précisément, ils ne vous permettent pas d’être étonné, détourné. Ces produits ne sont que captation de l’attention contrairement à l’art authentique même si cette différence est désormais caduque.

De fait vu le processus de création des œuvres cinématographiques actuelles nous sommes en réalité aux prises avec les différents discours des pouvoirs établis où en devenir. D’ailleurs d’une façon qui peut être lucide où simplement cynique, l’industrie présente parfois tout un discours sur le pouvoir et ce dans des films comme Le Seigneur des anneaux (surtout le premier film) par exemple, mais aussi de façon extrême dans la série Game of Thrones.

Par contre ce qui échappe à l’article dont nous partons, c’est qu’il ne peut plus il y avoir de contre-culture, que la fin des avant-gardes artistiques est assurément irrémédiable. Pour que leur projet/programme se réalise il faudrait qu’il y ait un extérieur à la société du capital, que la révolution du capital n’ait pas eu lieu mais dont Pasolini avait repéré l’avènement de façon précoce. C’est bien un tout qui nous traverse et non plus une lutte entre des classes qui se confrontent selon des intensités différentes et qui seraient chacune porteuses d’une culture différente.

Mais cela échappe majoritairement à cette gauche Youtube qui se situe de façon privilégiée sur le terrain de l’idéologie alimentée, par exemple, par d’anciens trotskystes qui relaient allègrement les positions particularistes où très basiquement classiste. Il semble évident de dire que tout ce qui tenterait de critiquer de « l’intérieur » cette sous culture est parfaitement contre dépendante de cette industrie et que donc sa critique n’atteint que rarement la question du rapport social capitaliste dans son ensemble d’autant moins lorsque cette critique s’appuie sur un discours sociologique de type bourdieusien sans effet politique. Mais ces batailles idéologiques peuvent d’autant plus avoir lieu que la virtualisation des rapports sociaux abouti à une prévalence de celle-ci notamment au travers des réseaux sociaux. Cela ne serait rien si l’idéologie ne faisait rien que planer au-dessus du monde, c’est en réalité aussi une force qui se voit par exemple dans les identités multipliées dont nous ne saurions dire où tout cela nous mènera.

A+

Gzavier

  1. Vladimir V. Maïakovski, Comment faire des vers, 1926. []
  2. « Et c’est ainsi que le poète se trouve aussi lié, malgré lui, à l’évènement historique. Et rien du drame de son temps ne lui est étranger. Qu’à tous il dise clairement le goût de vivre ce temps fort ! Car l’heure est grande et neuve, où se saisir à neuf. Et à qui donc céderions-nous l’honneur de notre temps ? » Saint John Perse, Discours de Stockholm. Œuvres complètes, Gallimard, 1975,p. 443-447. []
  3. Le Centre d’Études, de Recherches et de Formation Institutionnelles a été fondé en 1976 par Félix Guattari et plusieurs militants issus du Mouvement du 22 mars ou encore par d’autres cercles de l’autonomie et de l’écologie. Ses réflexions étaient publiées dans la revue Recherches. []
  4. « “Bifo” et radio Alice », entretien avec Franco Berardi par Carlos Ordonnez, Autonomia (5). Revue en ligne Autonomie. https://autonomies.org/2023/02/italy-autonomia-5/ []
  5. El Pais, https://elpais.com/eps/2023-12-09/franco-berardi-filosofo-tenemos-que-desertar-de-la-reproduccion-de-la-especie.html []
  6. cf. René Lourau, Auto-dissolution des avant-gardes, Galilée, 1980. []
  7. Annie Le Brun parle de son livre dans un entretien télévisé ici  []
  8. cf.  https://blog.tempscritiques.net  Note sur imagination/imaginaire/imageries []
  9. J’ai analysé ce processus dans « La fin du couple aliénation/émancipation » Temps critiques n°21, 2022. []
  10. Cette dialectique formelle qui a été à la base des philosophies politiques hégélo-marxistes dans la société bourgeoise, n’opère plus aujourd’hui. Les contradictions historiques à l’œuvre dans la modernité, ont tendance à être effacées, désamorcés par les processus d’englobement des conflits dans, ce que nous avons nommé, la société capitalisée (L’Harmattan, 2014). Cf. J.Guigou et J.Wajnsztejn, Dépassement ou englobement des contradictions ? La dialectique revisitée. L’Harmattan, 2016. []
  11. Heinich Nathalie, « Les récits de l’art contemporain » dans : Yves Charles Zarka éd., La France en récits. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Hors collection », 2020, p.175-185. DOI : 10.3917/puf.zarka. 2020.01.0175. URL : https://www.cairn.info/la-france-en-recits–9782130824442-page-175.htm []
  12. Carole Talon-Hugon, Morales de l’art, PUF 2099. []
  13. En décembre 2023, le jury a désigné Bourges pour Capitale européenne de la culture en 2028. []
  14. C.Talon-Hugon, L’artiste en habit de chercheur. PUF, 2021. []
  15. Dominique Chateau, « L’éthique dans le contexte de la dé-définition de l’art », Nouvelle revue d’esthétique, n°6, 2010. []
  16. Johan Faerber, entretien avec Jacques Rancière, in Diacritik, 25 sept. 2023 (en ligne ici).  []
  17. Depuis plus de deux décennies, à la revue Temps critiques, nous avons proposé cette expression pour caractériser les bouleversements de tous ordres et notamment anthropologiques qui affectent les êtres vivants tels que  les produit la dynamique du capital. Cf. Par exemple, le n°15 (2010) intitulé Capitalisme, capital, société capitalisée ou encore J.Wajnsztejn, Après la révolution du capital, L’harmattan, 2007. []
  18. cf. « Communs dans le droit italien. Les beni comuni et patti di collaborazione », Chemins publics, 26 avril 2021 https://www.chemins-publics.org/articles/communs-dans-le-droit-italien-les-beni-comuni-et-patti-di-collaborazione []
  19. Dans les années 1970 et 80, Henri Lefebvre a proposé une extension des droits sociaux et humains appliquée au milieu urbain. Plusieurs de ses livres l’argumentent, notamment, Espace et politique. Le droit à la ville (Anthropos, 1972) et La production de l’espace (Anthropos, 1974). Dans ma préface à la troisième édition de livre d’Henri Lefebvre , La survie du capitalisme (Antrhopos, 2020), j’argumente la thèse selon laquelle Lefebvre reste partisan du paradigme classiste et donc d’une vision marxiste de la révolution, vision certes non dogmatique de type autogestionnaire, mais qui ne tient pas compte de l’échec des mouvements contestataires des années 65-74 et de leur englobement dans la société capitalisée. La négativité historique dont ces mouvements étaient porteurs a été soit effacée, soit s’est convertie à la positivité généralisée de l’actuelle société capitalisée. []
  20. cf. J.Guigou, L’institution résorbée, Temps critiques, n°12, 2001. []
  21. Alain Badiou, « Du moderne au contemporain. L’art où la possibilité de l’impossible ». Conférence donnée le 22 octobre 2019 à Bruxelles, disponible en ligne https://www.youtube.com/watch?v=LC9Zp00l60c []
  22. Tristan Garcia, La vie intense. Une obsession moderne. Autrement, 2016. []
  23. Laurent Buffet, Captation et subversion. L’art à l’épreuve du capitalisme tardif. Les Presses du réel, 2023. []

Vient de paraître : Temps critiques #22

Automne 2023

Les déchirements du capitalisme du sommet

Sommaire :

L’activité critique et ses supports – Temps critiques

Géopolitique du capital – Jacques Wajnsztejn

Travail et temps hors-travail, un couple en évolution – Gzavier & Julien

Victimes, complices ou acteurs de premier plan ? Le rôle des États dans le tournant dit néolibéral – Larry Cohen

Bifurcation dans la civilisation du capital II – Mohand

Races et révolution du capital : l’exemple américain – Larry Cohen & Jacques Wajnsztejn

Actualité de l’histoire niée – Jacques Wajnsztejn


Commandes :

Le numéro : 10 euros (port compris)
Règlement par chèque à l’ordre de :
Jacques Wajnsztejn / 11, rue Chavanne / 69001 Lyon

Abonnement pour 2 numéros (dont abonnement à la liste de diffusion du blog pour Suppléments et Hors-séries) : 15 € (port compris), soutien : à partir de 35 €


Présentation du numéro

– Certains ont tendance à voir dans toutes les luttes initiées en France depuis celle contre le projet de loi-travail, une même « séquence » qui deviendrait cumulative par la transmission d’une mémoire de lutte rendue possible par la fréquence des moments internes de la « séquence ». Ce n’est pas notre position. Nous ne pensons pas qu’une constante de l’agitation puisse signifier un approfondissement de l’insubordination sociale à partir du moment où chaque mouvement, quand il vient à buter sur ses propres limites ne peut constituer un marchepied pour la lutte suivante et ce, quel que soit le niveau de lutte et de satisfaction que nous ayons pu y connaître. Nous l’avons expérimenté récemment, par exemple, quand nous avons décidé d’abandonner notre activité au sein des Gilets jaunes, une expérience devenue progressivement sans perspective ni objet autre que de se raccrocher à de nouvelles manifestations et actions quelles qu’en soient la provenance et les objectifs (antivax, antifa, anticapitaliste). Cela ne veut pas dire que l’expérience de lutte ne sert à rien, mais elle n’est pas une garantie de saisie de ce qui apparaît de nouveau.

– Il ne s’agit pas d’abandonner la dialectique au profit soit d’une pensée non dialectique, car affirmative immédiatement d’un sens insurrectionniste plus ou moins latent : le « temps des émeutes » comme stratégie politique, les pratiques du Black Bloc comme tactique ; soit d’une autonomisation de la théorie (la théorie comme enchaînement de concepts qui s’affineraient au cours du temps) parallèle à une autonomisation du capital par rapport au devenir de l’espèce.

Le rapport entre critique et pratique est certes celui de la discontinuité, mais dans l’interaction. Il n’y a donc pas d’unité a priori de cette critique, d’où le fait que certains relais de cette critique (revues, réseaux) ne cherchent pas l’unité à tout prix, mais composent avec des réflexions composites sans se soumettre au cadre imparti par un « programme communiste » qui n’existe pas et défendu par un Parti qui n’existe plus, même sous sa forme « imaginaire ».

– La guerre russe, un événement éminemment politique, contredit ce que le processus de globalisation et la division internationale qui y était liée ont produit depuis quarante ans, à l’abri des États pourrait-on dire, même si la « révolution du capital » ne s’est pas faite contre eux.

Les effets de cette guerre conjugués à la crise sanitaire qui a précédé accélèrent de fait la mise en place de ce que les divers centres décisionnels, publics ou privés, appellent la transition écologique et énergétique. En effet, la globalisation et la mondialisation des échanges, qui ont remplacé les formes impérialistes et colonialistes du capital, nécessitent une paix globale, paix armée il est vrai, malgré la décroissance des dépenses militaires jusqu’à la récente guerre et la limitation de certaines armes, mais paix quand même et un effacement relatif de la puissance des États dans leur forme nation. Le retour des tendances souverainistes peut être considéré, à ce propos comme un premier « déchirement » du capital global.

Si le G20 et autres organismes internationaux et leurs cohortes d’experts économiques pensaient imposer une taxe carbone pour « respecter » le climat et la planète, l’événement que constitue la guerre russe bouleverse le bon ordonnancement des choses capitalistes. En effet, les grandes entreprises privées ne sont pas sur les mêmes objectifs et surtout la même temporalité que les États, ne serait-ce que parce qu’elles prospèrent sur la base de coûts cachés (émissions de carbone, exploitation de différentiels sociaux avantageux, dumping fiscal), qui ne sont pas pris en compte dans la régulation globale. Il s’ensuit qu’il ne peut y avoir de « plan du capital » univoque au niveau de l’hypercapitalisme (niveau I de la domination capitaliste). C’est un second déchirement.

Toutes ces difficultés rendent problématique l’arbitrage interne sur la richesse et la redistribution au sein de chaque État (niveau II), entre fin du monde et fin du mois, avec, en mémoire le mouvement des Gilets jaunes en France. C’est un troisième déchirement.

– Dans la société du capital tout tend à être englobé et capitalisé, du travail au temps libre et du temps libre au travail, dans un seul continuum. C’est désormais la distinction travail-hors travail qui est ténue. Travail contraint et marges de gestion ludiques peuvent jouer aussi bien dans le même sens que dans un sens contraire, comme on a pu le voir récemment pendant la crise sanitaire avec le développement du télétravail et son double aspect de liberté plus grande et de contrôle accru. Avec le degré d’avancement du processus d’individualisation dans sa forme post-moderne et ses tendances à « l’égogestion », c’est la sphère privée au sens où on l’entendait au sein de la Modernité, c’est-à-dire comme une sphère de préservation, de défense, de mise à l’abri, qui disparaît ; elle est dorénavant incluse dans la capitalisation de toutes les activités avec l’accord implicite ou explicite de tous les individus qu’ils pratiquent Facebook et le selfy ou revendiquent que « le privé est politique ».

Le capital est bien toujours un rapport social de domination que nous reproduisons chacun à notre niveau et non pas un « système » extérieur qui nous dominerait.

Un moment de révolte émeutière

1) Tout d’abord, un point essentiel dans le glissement sémantique qui s’est produit entre 2005 et 2023, y compris dans Temps critiques. Ainsi, alors que dans notre article du n°14 (« La part du feu ») nous faisions état d’une révolte des banlieues que nous étions à l’époque peu nombreux à saluer sans la mythifier, aujourd’hui, y compris donc au sein de la revue, si on en croit quelques courriers ou discussions orales, il semblerait que la question de la révolte soit passée au second plan ou même soit occultée par l’insistance nouvelle portée sur le phénomène « émeute », comme s’il surdéterminait ou concentrait tout ce qu’il y a à dire sur le sujet. Or, l’émeute n’est qu’une expression concrète, sous une forme particulière, de cette révolte première basée sur une colère et des émotions qui ne trouvent plus de transcription politique. Si on laisse de côté la situation américaine, la pratique émeutière s’origine en France dans de nouvelles formes de violences urbaines en provenance des « quartiers » ou banlieues dès la fin des années 1970((Le pillage du quartier latin le 5 juin 1971 constitue ici une grande première émeutière, mais liée au contexte particulier des luttes de l’époque, fruit d’un « alliage » entre anciens protagonistes de mai-juin 1968 et jeunes prolétaires dont l’origine géographique n’est pas majoritairement banlieusarde, contre ce qui fut le lieu symbolique de la révolte devenu une vitrine de la marchandise capitaliste. Le pillage y est alors une pratique clairement politique (cf. les revues ICO et Négation, le Voyou à l’époque), même s’il est dénoncé par les groupes gauchistes comme une provocation.)). Mais leur caractère limité géographiquement, puis le développement de pratiques alternatives plus « politiques » comme la « marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983, qui a produit une reconnaissance politique de ce mouvement, au moins à gauche, n’ont pas constitué un terreau fertile au développement de nouvelles pratiques émeutières, malgré l’émergence de nouveaux courants « radicaux » faisant l’apologie de l’émeute((Par exemple de petits groupes comme Les fossoyeurs du vieux monde (http://archivesautonomies.org/IMG/pdf/autonomies/fossoyeursvieuxmonde/lesfossoyeursduvieuxmonde-n04.pdf ; puis plus tard et de façon plus médiatique, le journal Mordicus.)). La surprise n’en a été que plus grande en 2005 quand la révolte a tout à coup signifié l’échec des différentes politiques de la ville et le décrochage progressif de certains territoires. Déjà à l’époque l’incompréhension a été grande du fait que les « émeutiers », en attaquant des bâtiments publics où des biens privés de leurs propres quartiers, creuseraient leur propre misère. Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont restés isolés dans ce qui est devenu pour la postérité une « révolte des banlieues » (de certaines en fait) puisqu’elle ne s’est pas étendue aux villes et a fortiori aux centres-villes((L’existence ultérieure du Comité Adama n’a jamais rappelé une influence telle celle de la « Marche », et la création des « Indigènes de la république » puis du PIR n’a pas atteint celle de SOS racisme. Quant aux candidatures sur les listes politiques des partis en vue des élections, elles ont été certes plus nombreuses, mais le plus souvent freinées par une inscription sur ces listes à des places difficilement éligibles.)). Or, la révolte de l’été 2023 n’est pas qu’une révolte des banlieues, puisque contrairement à 2005, elle concerne aussi les centres-villes. Elle n’est donc pas exclusivement le fait des jeunes des banlieues, mais de jeunes en général qui pratiquent des formes d’action directe déjà présentes dans la seconde phase de la lutte sur le dernier projet de retraite, à savoir après le passage en force de l’article 49.3. Une nouvelle donne pendant laquelle les débordements commis par des manifestants ou la « casse », au sein même de la manifestation et non pas seulement à sa tête, de cibles économiques et financières étaient déjà nombreux. Pourtant, personne n’y trouvait vraiment à redire ; cela fut encore moins jugé inadmissible par les autres manifestants. Après les grèves « par procuration » qui devinrent une habitude à partir de 1995 et semblaient ne poser de problème à personne, on eut droit à des affrontements avec la police (Black Bloc, autonomes ; membres du cortège de tête) et à de la « casse », par procuration là aussi ; a minima sous forme d’applaudissements, mais parfois aussi en faisant bloc pour ne pas isoler les manifestants les plus actifs et offensifs. Cela fut à vrai dire facilité d’une part par un service d’ordre syndical assez faible en nombre et peu déterminé, et d’autre part par une police recevant des ordres à géométrie variable et sans grande lisibilité ou cohérence, selon certains responsables du service d’ordre. Darmanin seul y vit alors la main de « black bourges » et « d’enfants de bonne famille » (24 mars 2023) avant de traiter les émeutiers de banlieues de « délinquants » (4 juillet 2023).

La carte des émeutes ne correspond pas à celle de 2005. À l’époque, elles avaient clairement lieu dans les quartiers les plus pauvres de France où régnait un sentiment d’abandon de la part de l’État et des pouvoirs publics. La carte des incidents actuels ne confirme pas cette caractéristique. On peut d’ailleurs noter que Nanterre n’avait pas connu de troubles en 2005. Paris intramuros y avait aussi été épargné alors que là on observe aujourd’hui un grand nombre de manifestations, d’affrontements et de casses dans le centre de Paris, de Lyon, Marseille, Rennes, Toulouse, Montpellier, etc. En effet, depuis 2017, il ne s’agit plus de l’équivalent d’un « Dix ans ça suffit » adressé par les manifestants de mai 1968 à de Gaulle, mais d’un sentiment de haine vis-à-vis de Macron ; un sentiment qui pousse à une sorte de solidarité basique contre des mesures gouvernementales et policières qui n’apparaissent plus comme des dysfonctionnements ou des bavures, mais, à tort ou à raison, comme un « système » ou plus justement qui semblent faire système((Cf. l’engrenage que représentent politique du chiffre, contrôles d’identité sans délit, amendes.)). Un contexte et une prise de conscience qui n’est pas toujours politique au sens strict de l’ancienne conscience politique de gauche ou de la conscience de classe, mais qui ne se réduit pourtant pas à un « ressenti », car cette tendance du pouvoir à privilégier la répression par rapport à la prévention s’est objectivée à partir des années 2000. En effet, cette « conscience » ne faisait que poindre dans les années 2005-2006 et surtout elle n’était pas autant partagée. La coupure entre révolte dans les banlieues d’une part et mouvement contre le CPE étudiant d’autre part était apparue comme totale, alors que moins d’un an séparait les deux phénomènes. Il est vrai que des tensions entre jeunes pendant des manifestations anti-CPE, avec pratiques de dépouille et affrontements physiques parfois, avaient de quoi désespérer.

Nous ne sommes plus dans cette situation. Un « alliage » et non pas la tarte à la crème du discours syndicalo-gauchiste sur la « convergence », s’est construit entre fractions diverses de la jeunesse et certaines couches ou catégories sociales engagées préalablement dans une lutte contre le pouvoir en place. Cet alliage qui semblait improbable s’est forgé progressivement dans une certaine exemplarité des luttes depuis 2017 et non pas sur la base d’intérêts à défendre. La présence d’une diversité sociologique, politique et générationnelle de manifestants plus importante qu’auparavant, le développement des cortèges de tête, les initiatives des Gilets jaunes et certaines actions directes contre les grands projets capitalistes (Notre-Dame des Landes, le TGV Lyon-Turin, Sivens et les grandes bassines) ou d’autres sur le climat témoignent de cet alliage où il n’est pas question non plus de chercher et trouver une quelconque « intersection » possible. Il s’est exprimé concrètement par une similitude des pratiques entre certaines des actions directes dans les centres-villes et les déambulations sauvages qui se sont produites pendant les nuits de la fin de la lutte contre le projet de retraite. Il y a eu une même volonté de prendre le contrôle de la rue et des axes de circulation. Pour les uns, c’est parce que, depuis les Gilets jaunes, ce contrôle est devenu un enjeu dépassant largement la question du lieu exact (cf. les ronds-points) puisque les trajets et même le droit à manifester sont de plus en plus remis en cause ; pour les autres, les sans-pouvoirs et sansreprésentants, il s’agit de prouver son existence et éventuellement sa puissance potentielle ou latente, là où la puissance publique n’apparaît plus clairement que policière, et éventuellement de dépasser, comme les Gilets jaunes avant eux, cette territorialisation, parfois plus subie que choisie, en s’aventurant jusque dans le cœur des villes, lieux de pouvoir et de consommation.

L’embrasement est certes beaucoup plus général qu’en 2005 du point de vue géographique et du nombre de participants((Bien sûr, aucune comptabilité des manifestants n’a été réalisée. Des estimations circulent cependant. Certaines sont à considérer. Elles sont fondées sur les nombres de bâtiments incendiés ou dégradés (2500), de véhicules incendiés (6 000), d’interpellations (3 500 dont plus de 1 000 mineurs), de policiers déployés (45 000), ce qui, en comptant 1 policier pour 2 émeutiers (plus la mobilisation de 60 000 pompiers) et en tenant compte des autres données, donne un résultat autour de 100 000 personnes. Il est fort probable que cette estimation soit bien en-deçà de la réalité. Quoi qu’il en soit, nous l’avons dit plus haut, il ne s’agit en rien d’un phénomène « de masse ». Si masse il y a eu, c’est du côté de la mobilisation policière, qui fut totale.)). Mais la dimension émeutière reste minoritaire : beaucoup de protestataires subissant les mêmes conditions difficiles ou discriminations en restent à des pratiques plus défensives ou respectueuses de l’ordre comme les « marches blanches ». Ce sont pratiquement toutes les banlieues et aussi les derniers quartiers populaires des villes, qui sont concernés((Par exemple à Lyon, les 7e, 8e et 3e arrondissements et à Villeurbanne, qui ne peut être considéré comme une banlieue.)), et dans toute la France des centaines de communes de taille diverse. Par ailleurs, comme pendant le mouvement des Gilets jaunes, les petites villes sont aussi touchées, mais comme nous le repérions déjà dans notre article du n°14 et aussi dans l’analyse du mouvement des Gilets jaunes, si la révolte essaime ou se propage de partout, la révolte n’est toujours pas une révolte de masse ; même et sans doute est-ce une des raisons pour lesquelles elle reste émeutière ou infra-politique. Cette dernière caractérisation n’est pas pour nous infâmante, d’autant qu’elle servit déjà, pour certains, à délégitimer la révolte des Gilets jaunes.

De cette focalisation sur les émeutes, il en ressort forcément une interprétation en termes soit insurrectionnistes (l’apologie pure de l’émeute même si elle n’a rien d’insurrectionnelle), soit spectaculaires et médiatiques avec l’idée d’une émeute pour l’émeute ou encore le discours sur une virtualité de l’émeute comme chez Macron, qui y voit une extension perverse des jeux vidéo pour se prémunir de toute accusation de responsabilité politique, personnelle ou gouvernementale.

2) De ce point, il s’ensuit un autre presque aussi important, consistant à ne pas considérer ce qui se passe comme une nouvelle émeute, une simple émeute supplémentaire. Il n’y a pas de raison pour que notre caractérisation de la révolte de 2005 ne soit plus valable en 2023. Il ne s’agit pas aujourd’hui d’un rituel tel celui du 31 décembre à divers endroits où se produit une sorte de concours annuel au plus grand nombre de voitures brulées, mais d’un niveau de réaction qu’on n’a pas connu depuis vingt ans, de la même façon qu’il s’était écoulé aussi une vingtaine d’années entre les « rodéos » de Vaulx-en-Velin et Vénissieux des années 1980 et la révolte de 2005. Il est vrai que ce moment de révolte émeutière fait lui-même partie d’un continuum de luttes, dont la fréquence depuis presque sept ans donne l’impression qu’elles arrivent ensemble. Chacune resterait en mémoire (projet de loi-travail, Gilets jaunes, retraites, Sainte-Soline, banlieues), avec une idée qui s’ancre, celle qu’on se trouve face à un État qui parle sans arrêt de réforme, mais dissout ses principales institutions en s’éloignant d’un « modèle républicain » qui devient imprésentable aussi bien au niveau intérieur, pour des fractions importantes de la population, qu’à l’étranger comme on a pu le voir récemment dans la presse anglaise((Dans The Guardian du 29 juin, on peut trouver ceci à propos de la situation en France : « C’était la guerre, je pense vraiment que les jeunes ici se considèrent en guerre. Ils y voient une guerre contre le système. Ce n’est pas que contre la police, ça va plus loin que ça, sinon on ne verrait pas ça partout en France. Ce n’est pas seulement la police qui est attaquée, mais les mairies et les bâtiments publics qui sont visés. La mort de cet adolescent a déclenché quelque chose. Il y a beaucoup de colère mais ça va plus loin, il y a une dimension politique, un sentiment que le système ne marche pas. Les jeunes se sentent discriminés et ignorés. »)) ou la presse allemande (cf. infra).

Une fois ces institutions résorbées dans la société capitalisée, il ne reste que le squelette du modèle et pas grand-chose d’autre qui peut faire perdurer une « exception française » qui résiste mal à l’épreuve du temps. Ce sont finalement les forces de l’ordre qui représentent aujourd’hui le socle de cet État affaibli. Une situation qui explique aussi pourquoi la justice, une institution essentielle de l’ancien État dans sa forme nation, ne trouve rien de mieux aujourd’hui, alors qu’elle est en crise et le fait parfois savoir (par exemple à Sarkozy), que de ratifier la décision du pouvoir exécutif, de frapper fort sur des prévenus présumés émeutiers. Or ces derniers, pour la plupart, au récit des audiences, n’en ont aucunement l’envergure (révolutionnaire, insurrectionnelle, islamiste radicale ou même mafieuse). Progressivement, l’État français est ainsi passé de la croyance en un miracle d’une école méritocratique chargée de compenser la rigidité de son processus d’ascension sociale à l’idée d’une politique sécuritaire qui supplante en partie un discours et des politiques d’aide sociale. S’il y a déjà un certain temps que nous avons signalé le passage de la forme nation de l’État à sa forme réseau avec le phénomène subséquent d’une « résorption » des principales institutions de l’État, la tendance s’étend et s’accélère, mais sous une forme qui peut surprendre dans la mesure où cette résorption ne conduit pas forcément et unilatéralement à un affaiblissement de l’institution, comme dans l’Éducation nationale, mais à une réaction d’autonomisation plus ou moins offensive et effective. Il en avait été ainsi en Italie à la sortie des années 1970 dans les procédures d’exception menées contre les groupes de lutte armée et la mafia, puis avec l’opération Mani pulite des juges, qui sauva peut-être l’État mais pas les partis ; il en est peut-être ainsi aujourd’hui en France, avec la tendance à une autonomisation des forces de police via la montée en puissance de leur syndicalisme et sa radicalisation droitière très différente de la période des années 1960 à 1980, pendant laquelle Gérard Monatte, et son syndicat autonome de la police, joua la carte du rapprochement des policiers avec le syndicalisme ouvrier, par exemple en mai 1968.

De cette résorption des institutions républicaines, les Gilets jaunes ont bien été conscients, eux qui ont voulu réveiller positivement les souvenirs et slogans de la révolution française ; les jeunes des « quartiers » en sont aussi conscients, à leur manière, pour certains plus nihilistes, quand ils se réfugient dans une sorte « d’anti-France » parce qu’ils semblent dépossédés des idéaux de la république. Ainsi, sur les bâtiments publics attaqués et incendiés, des drapeaux ont été brûlés avec ostentation. C’est ce caractère nihiliste et finalement l’absence de revendication qui disqualifieraient d’entrée de jeu ces révoltés et ferait qu’ils ne peuvent bénéficier de la reconnaissance relative que l’État accordera finalement aux Gilets jaunes à partir de janvier 2019, après avoir cherché à les humilier verbalement et brutalement dans les premiers moments du mouvement.

Les médias se sont chargés de mettre en regard comme deux équivalents, deux types de violences qui seraient toutes les deux insupportables. D’un côté celle d’une police qui compte à son tableau de chasse récent trente mutilés du mouvement Gilets jaunes, six de celui contre la réforme des retraites plus ceux de Sainte-Soline, auxquels on doit ajouter la multiplication par six des tirs mortels sur les véhicules depuis la loi de 2017((Cf. Sébastian Roché, auteur de La Nation inachevée. La jeunesse face à l’école et la police (Grasset, 2022) in Le Monde, le 5 juillet 2023.)). Le tout couvert par une justice qui leur permet de fait, en leur accordant la plupart du temps l’impunité, la violation de droits élémentaires jusqu’au droit à la vie ; de l’autre celle de jeunes qui seraient « ensauvagés » ou « décivilisés » selon les mots d’un gouvernement aux abois, reprenant des termes et thèmes chers à l’extrême droite classique((Ce même gouvernement qui n’a pas tenu compte des positions syndicales contre la dernière des réformes sur les retraites ne semble prendre en compte qu’un seul type de syndicalisme, celui des policiers, comme le montrent toutes les reculades gouvernementales dès avant Macron et l’absence de réaction au dernier communiqué d’Alliance et de l’UNSA, que beaucoup d’observateurs et une partie de la presse considèrent comme séditieux.)). Le moins qu’on puisse dire, si on admet qu’on a affaire à deux formes de violence, c’est qu’elles sont asymétriques.

En 2005, nous signalions l’erreur consistant à passer la révolte des banlieues au crible d’une analyse de classe ne pouvant que conduire à faire resurgir l’image menaçante d’un « lumpenprolétariat », alors que déjà l’image même de son contrepoint mythifié, le prolétariat, s’estompait. Aujourd’hui et ici il n’en est même plus question, ni dans la presse officielle ni même dans les officines gauchistes qui tardent à se prononcer hormis Mélenchon et quelques proches de LFI, qui pour le moment « enfourchent le tigre », mais en dehors d’une ligne de classe (le discours sur « les pauvres » ou les ségrégués).

3) C’est l’enchaînement des événements depuis 2017 qui crée comme une sédimentation des révoltes, même si elles n’ont pas les mêmes raisons de départ ni les mêmes objectifs. À ce niveau, s’il y a bien immédiateté de la révolte et un pathos qui va avec, il n’y a pas que de l’immédiat parce pour beaucoup la haine qui se personnalise dans l’anti-Macron est aussi une haine de l’État, qui se reporte sur ses forces de l’ordre traitées de keufs, bâtards, pigs ou autre milice d’État ou du capital par les plus politisés, qui s’attaquent plus globalement au capitalisme, bien souvent réduit aux banques et à la finance.

Ce que l’on peut dire, c’est que lorsqu’il se produit une succession de phases de révolte, cette succession produit une impression de dissolution de la singularité de chaque épisode, qui devient comme ordinaire ou à la limite comme attendu. 

4) Comme nous le disions à l’époque, ce qui caractérise les révoltes du capitalisme tardif (et ses « émeutes »), ce n’est pas essentiellement leur caractère collectif, mais un mélange de réactions individuelles, subjectives et affinitaires, de bandes ou de quartiers qu’on retrouve aussi bien parmi les jeunes prolétaires de banlieue que parmi les Black Bloc, voire les milieux « antifa ». C’est aussi pour cela qu’elles ne peuvent être assimilées à des mouvements sociaux ni même à de nouveaux mouvements sociaux comme certains sociologues (Touraine, Dubet) caractérisèrent les mouvements des années 1980.

Elles n’existent que par l’expression d’une sorte de mainmise sur l’avant de la manifestation et sur des pratiques de « débordements » qui ne viennent pas se rajouter sur le mouvement comme pendant les Gilets jaunes, mais les constitue comme objectivité((Ce n’est pas pour cela qu’on peut adhérer à ou reprendre une expression et une distinction faite par Adrian Wohlleben dans son article dans le n° 313 de Lundi matin, le 21 novembre 2021, dans lequel il parle d’un « mouvement réel » distinct du mouvement social. L’article porte essentiellement sur la situation américaine avec ses dimensions raciales et morales (ce qu’il nomme l’éthique du geste émeutier). La dimension mouvementiste étant présente dans les protestations contre les violences policières aux USA, l’auteur construit son article sur un présupposé mouvementiste. Pour lui, le « mouvement réel » des révoltés émeutiers, c’est le surplus de conscience d’être soi qu’ils obtiennent dans l’action émeutière.

Or, pour nous, dans la mesure où la forme émeutière est dominante, on ne peut plus l’analyser comme la dynamique socio-historique d’un mouvement, fût-il appelé « social ». Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous avons questionné l’assimilation de la moindre (ou la plus importante) action ou réaction collective à un mouvement. Depuis longtemps, nous avons critiqué cette tendance « mouvementisme » des positions de gauche et gauchiste d’hier, post-modernes et particularistes d’aujourd’hui. Le mouvementisme n’est pas un extérieur de la capitalisation des activités humaines. Après 1968, tout est devenu « mouvement » ; y compris le patronat qui s’est converti en Mouvement des entreprises de France (MEDEF).)). À notre façon, nous avons abordé cette question dans la brochure « Les chemins de traverse de la question sociale » (Interventions n°20, octobre 2022), qui parlait de l’exclusion dans l’inclusion à travers l’inessentialisation de la force de travail, la fin de la nécessité d’une armée industrielle de réserve et la production accrue d’une population de surnuméraires plus que d’« actifs » au sein d’un État social en grande partie maintenu, même si ce n’est plus sur les bases d’un rapport entre capital et travail.

Tout cela n’est pas « attendu », au sens où, par exemple, l’était une probable opposition syndicale et par suite une lutte sur le projet de retraite. Cela est bien plutôt craint par un pouvoir central qui a eu tendance à abandonner une politique nationale (cf. l’abandon du plan Borloo) pour laisser la gestion à court terme de pans entiers du territoire à des maires qui ne sont guère tenus d’appliquer, par exemple, les réglementations sur le logement social, mais qui, par contre, prônent pour la plupart l’armement de leur police municipale.

Craint, disions-nous, car s’il n’y a pas de perspective insurrectionniste dans ces révoltes, il n’y a pas non plus de perspective à terme pour le pouvoir central en place. Du point de vue de ce dernier, il ne s’agit plus de croire à des solutions de type économique et sociale par l’emploi, le logement et l’extension du salariat comme source d’intégration ; ni de proposer une solution dans le cadre républicain et laïque « à la française », vu sa crise actuelle. En effet, pour l’État, il devient difficile d’insister sur les anciennes valeurs censées le définir — Liberté, égalité, fraternité —, alors qu’on assiste justement à un affaiblissement de la transcription effective de ces valeurs dans les rapports sociaux. Pour les jeunes révoltés, le manque se traduit en négation et produit en retour un effet boomerang.

Sans doute cette crainte existe, de la part d’un gouvernement qui aura concentré les difficultés et subit des oppositions et luttes à un point rarement égalé depuis 2016. C’est peut-être cette succession de phases délicates à gérer qui explique la prudence de départ du pouvoir, la condamnation formelle du policier mise en cause et une relative sous-médiatisation des réactions émeutières. C’est en tout cas ce qu’ont relevé certains « experts » en information et communication pendant la phase ascendante des deux ou trois premiers jours. Et ce… jusqu’à ce que les pillages et aussi leur mise en scène prennent une importance telle qu’elle puisse servir de contre-feu à l’État et plus précisément au gouvernement, en direction d’une opinion publique retrouvée ou reconstituée. Cette crainte de la part du pouvoir s’exprime aussi dans les décisions préfectorales autoritaires comme l’arrêt des transports publics le soir ; la suppression de la plupart des fêtes locales, concerts (Mylène Farmer à Lyon) et autres, y compris dans de petites villes comme Hyères où la fête des terrasses ouvrant la saison a été annulée ; jusqu’à l’interdiction de tout rassemblement ou manifestation aujourd’hui. Sans oublier des premières peines « à chaud » démesurées prononcées par des tribunaux qui expédiaient les procédures sans se soucier du principe d’individualisation des jugements (cf. Libération, le 3 juillet), tout le monde étant présumé « émeutier », avant semble-t-il de se reprendre et d’en revenir à des normes de peines habituelles (cf. Enquête Le Monde, le 8 juillet). Il n’en demeure pas moins que la proportion des procédures de comparution immédiate est plus élevée que pendant la répression contre les Gilets jaunes((Cette crainte existe aussi pour d’autres pays européens et des journaux allemands ont alors eu beau jeu, comme le Tagespiegel de Berlin, de titrer qu’il fallait mieux prendre en compte « ses musulmans », sans qu’on sache vraiment s’ils s’adressaient à leur propre gouvernement ou à celui de la France. L’Allemagne ne s’est certes pas embarrassée de grands principes éthiques ; une population vieillissante, et l’absence de réservoir colonial et post-colonial ont favorisé une immigration de travail qui a trouvé une offre de travail dans le maintien d’une activité manufacturière beaucoup plus importante que dans le reste de l’Europe. Bien qu’elle soit fragilisée aujourd’hui (cf. Le Monde, le 8 juillet 2023), cette situation perdure et offre des débouchés en termes de professions manuelles aux populations issues de l’immigration récente et particulièrement aux jeunes hommes. La France, qui a pris un tournant de société de services à partir des années 1980, n’a pas cette capacité et les offres de travail sont plus nombreuses pour les femmes que pour les hommes dans ces secteurs. Or, nous l’avions signalé pour le mouvement des Gilets jaunes : le nombre de femmes à y participer activement était très important, alors que les révoltes de 2005 et de 2023, de par la violence intrinsèque qui s’en dégage, reste le fait de jeunes hommes, même s’ils peuvent être soutenus plus largement. La violence urbaine en est une caractéristique consubstantielle, alors que dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes ce n’est venu qu’après coup et encore.)). Ce rappel de la notion de négativité avec donc une part de nihilisme ne signifie pas, bien sûr, qu’il faille rejeter les manifestations ou actions comportant de la négativité ni ne doit préalablement nous empêcher de les décrire et de les interpréter. Dire qu’il y a de l’attendu, de la répétition dans ces révoltes émeutières, ne signifie pas qu’elles soient sans intérêt politique. En effet, elles contiennent aussi du « nouveau », d’ailleurs davantage dans la forme que dans le contenu (mais quel contenu ?). On pourrait alors parler d’innovations formelles…

Temps critiques, le 14 juillet 2023