Échanges sur capitalisation, accélérationnisme et technologies

Suite aux deux articles du numéro 21 de la revue Temps critiques sur l’économie de plateforme la discussion se prolonge ici sous forme d’échanges

Corentin, Jacques W, J-F, Larry

Jacques,

Concernant ce que tu me disais dans le dernier mail sur les grandes puissances (« dans nos deux dernières brochures dont une quinze jours avant le début de la guerre en Ukraine, je reviens sur la question des grandes puissances et de la souveraineté parce que depuis le Brexit je pense que nous avions sous-estimé cet aspect dans le cadre des développements sur le déclin de la forme nation des états des États et leur redéploiement en réseaux », JW)., je ne suis pas sûr qu’on puisse dire que vous vous étiez vraiment plantés. Vous aviez proposé une lecture du capitalisme en trois niveaux. C’est sûr que vous insistiez plus sur la mise en réseaux et le niveau 1 que sur les niveaux 2 et 3 mais on ne peut pas tout faire.

Est-ce que tu suis un peu les débats sur le (techno)féodalisme ?

J’ai l’impression que de plus en plus de monde questionne la légitimité de la dichotomie économie/politique et s’interroge sur la valeur.

Corentin, le 05/07/2022


Corentin,

Je ne suis pas ces débats donc je ne vois pas à quoi tu peux faire allusion. Je sais qu’il y a des choses autour de « l’accélérationnisme » et là je me tiens au courant, mais le terme de technoféodalisme ne me dit rien. Tu pourras peut-être m’aiguiller vers des références.

A priori je ne vois pas non plus de rapport direct entre remise en cause du rapport économie/politique et la question de la valeur, sauf effectivement dans l’abandon des théories de la valeur pour revenir aux prix ou aux théories de la rente ; ms cela ne semble pas effrayer ou disloquer tous les suivistes de Jappe et de « l’école critique de la valeur » et a fortiori des “communisateurs” qui nient, par hypothèse, tout facteur de puissance où de lutte politique entre fractions du capital (cf. mon article dans le numéro 21 sur ce sujet).

JW, le 16/07/22


Jacques,

Voici comment je résumerais la chose :

Peut-être je me plante, mais j’ai l’impression que cette histoire d’accélérationnisme, c’est juste une façon de remettre à la mode la veille idée marxiste du développement des forces productives qui mènerait inévitablement au communisme. De plus, le courant semble être un gloubi-boulga de réactionnaires et de néo-léninistes. Est-ce que toi, tu y vois quelque chose d’un tant soit peu intéressant ?

Concernant les débats sur le technoféodalisme, le point de départ est un peu le même que dans le bouquin de Nitzan & Bichler (2012) : eux prenaient l’exemple de General Motors vs. Microsoft et disaient : bon chez Microsoft, il y a très peu d’employés, très peu de production, très peu de capital fixe, comment expliquer que Microsoft fasse autant d’argent ? Sur base de la théorie de la valeur travail, c’est pas évident.

Si on regarde les plus grosses firmes aujourd’hui, ça n’a fait que s’accentuer : les Uber, Amazon, Google : quel est le business model ?

  • Il y a l’hypothèse du capitalisme de surveillance (Zuboff 2020) qui vaudrait surtout pour Google et Facebook : ils observent tout ce qu’on fait, collectent des informations, établissent des profils puis revendent au prix fort aux annonceurs publicitaires.
  • Il y a l’hypothèse du capitalisme de plateforme (Srnicek 2018, co-auteur du manifeste accélérationniste justement) : la firme ne possède rien en propre, elle ne fait que fournir une plateforme où d’autres peuvent venir acheter ou vendre. La plateforme a alors un contrôle important sur le marché en étant la médiation principale, à condition d’arriver à forger un monopole et de bénéficier d’effets de réseau.
  • Et enfin, le technoféodalisme (Durand 2020, notamment), qui suggère que « l’essor du numérique bouleverse les rapports concurrentiels au profit de relations de dépendance, ce qui dérègle la mécanique d’ensemble et tend à faire prévaloir la prédation sur la production ». Les firmes essaient de s’approprier un espace, un marché, un groupe d’utilisateur et de les coincer dans un genre de fief, où ils sont captifs et n’ont d’autre choix que de payer une forme de rente. Personnellement, quand je l’ai lu, j’ai surtout eu l’impression que Durand essayait de sauver les meubles marxistes au milieu de la tempête (Il explique tout en termes de rentes). Mais il faut bien lui reconnaître un certain talent dans l’exercice. Yanis Varoufakis s’est aussi converti à cette façon de qualifier la phase actuelle.1

Puis, tu as Evgeny Morozov, qui est un critique des technologies et de leur impact sur la société depuis longtemps. Il a popularisé le concept de techno-solutionnisme avec son livre Pour tout résoudre, cliquez ici (Morozov 2014).

Il s’est rendu compte que s’il voulait faire son job correctement, il allait devoir se pencher sérieusement sur des questions d’économie politique. Selon lui, on a besoin d’un nouveau cadre d’analyse, ceux proposés jusqu’ici ne sont pas assez solides. Voire ils obscurcissent plus qu’ils n’éclairent. Il a donc écrit une longue critique de Zuboff (Morozov 2019) et vient de publier une critique de l’approche « technoféodale » (Morozov 2022). La réponse qui a suivi est digne d’intérêt également (Ström 2022).

Morozov écrit en anglais, mais polyglotte, il est intervenu récemment en français2.

Moins connu, il y a aussi Kean Birch, proche de Nitzan & Bichler et inspiré par les études des sciences et techniques. Lui pense que les Big Tech s’appuient sur des formes de rentes émergentes, liées au pouvoir ou au contrôle que ces sociétés sont capables d’exercer sur les conditions de leur business ; sur leur capacité à faire croire aux investisseurs qu’elles seront en mesure de forger un monopole ; sur l’implication ou l’engagement des utilisateurs dans leur plate-forme ; ou sur l’influence qu’elles peuvent avoir sur les règles et normes qui entourent leur business (Birch, Cochrane 2022). Je ne sais pas comment Kean Birch conçoit les choses exactement, mais pour son coauteur au moins (DT Cochrane), la rente renvoie à toute forme de revenu issu de la propriété privée et n’est pas à considérer comme parasitique par rapport à un vrai revenu issu d’un vrai travail productif.

Je pense que tout ça est intéressant au sens où ces réflexions tendent de faire sens du monde dans lequel on vit, d’intégrer des questions de pouvoir dans des questions économiques et de sortir des cadres établis du marxisme, en partant de l’observation des situations ou dynamiques réelles plus que d’une ixième relecture des Grundrisse ou du Capital…

Corentin, le 18/07/2022

Bibliographie :

  • BIRCH, Kean et COCHRANE, D. T., 2022. Big Tech: Four Emerging Forms of Digital Rentiership. Science as Culture. 2 janvier 2022. Vol. 31, n° 1, pp. 44‑58. DOI 10.1080/09505431.2021.1932794.
  • MOROZOV, Evgeny, 2014. Pour tout résoudre, cliquez ici: l’aberration du solutionnisme technologique. Fyp éditions. ISBN 978-2-36405-115-7.
  • MOROZOV, Evgeny, 2022. Critique of Techno-Feudal Reason. New Left Review. 13 avril 2022. N° 133/134, pp. 89‑126.
  • NITZAN, Jonathan et BICHLER, Shimshon, 2012. Le capital comme pouvoir : Une étude de l’ordre et du créordre. Paris : Max Milo Éditions. ISBN 978-2-315-00350-1.
  • SRNICEK, Nick, 2018. Capitalisme de plateforme: l’hégémonie de l’économie numérique. Montréal : Lux. ISBN 978-2-89596-280-9.
  • STRÖM, Timothy Erik, 2022. Capital and Cybernetics. New Left Review. 23 juin 2022. N° 135, pp. 23‑41.
  • ZUBOFF, Shoshana, 2020. L’âge du capitalisme de surveillance: le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir. Paris : Zulma. ISBN 978-2-84304-926-2.

Bonjour Jacques,

Je viens de traduire un article paru ce matin dans le Financial Times (« Résolution du paradoxe de la productivité ») qui apporte un éclairage intéressant sur le paradoxe de la productivité. Cela rappelle étrangement le point de vue de Paul Mattick père… En tout cas, il me semble que cela nous donne des éléments pour réfléchir au rôle de l’État aujourd’hui, thème qui m’intéresse en ce moment.

Amitiés,
Larry, le 18/07/2022


Larry bonjour et merci

Je suis assez gêné pour discuter de l’article de Rushir Sharmar du Financial Times dans la mesure où premièrement il n’y a aucune référence à une quelconque notion de valorisation si bien qu’on ne voit pas pourquoi il faudrait augmenter la productivité si ce n’est parce qu’elle signifierait une augmentation de la richesse et du progrès « en général ». Or, par exemple une référence à l’augmentation de la composition organique du capital (La composition organique du capital est le rapport entre le capital constant et le capital variable investi dans le circuit du capital ou selon les notations de Marx : composition organique du capital = C / V avec : C le capital constant V Le capital variable) est à référer au taux de profit dépendant du procès de valorisation. Une hypothèse du marxisme… peu tenable ici à mon avis et malgré Mattick parce que si, premièrement, on reste en ces termes, la révolution du capital et les NTIC font plutôt baisser la composition organique du capital ; et que deuxièmement, la productivité n’étant référée à rien de précis, on ne sait pas s’il s’agit là d’une productivité du travail ou alors d’une productivité en général ou du capital ; troisièmement son argument sur le calcul de la productivité me paraît moins probant que mes propres remarques sur ce point.

À part cela son analyse sur le capitalisme de sauvetage et le rôle de l’État est compatible avec mon analyse d’une « reproduction rétrécie » dans laquelle le capitalisme du sommet essaie de tenir les deux bouts qui lui permettent d’éviter une éventuelle crise finale. C’est quand même la grosse différence avec les années 1930 et même 2008. C’est effectivement la restructuration de la forme État et son intégration en réseau dans la sphère de l’hypercapitalisme qui renforce la structuration en niveaux plus ou moins articulés de manière cohérente.

JW, le 18/07/2022


Jacques,

Merci pour ta réponse. Il faut dire que le mot valorisation ne fait certainement pas partie du vocabulaire de l’auteur. Mais il semble avoir en tête quelque chose comme la dévalorisation quand il parle de la destruction créatrice et l’effet bénéfique des crises – évitées, selon lui, grâce à l’intervention des États, qui maintiennent les canards boiteux à flot.

Pour ma part, je n’ai pas voulu réhabiliter le marxisme de Mattick ou de quiconque, n’ayant jamais été sur ces positions. L’intérêt de cet article de mon point de vue est qu’il cherche à nous sortir de cette réflexion sur le rapport entre nouvelles technologies et… productivité, telle que la définissent les économistes, soit le plus souvent en termes de productivité du travail.

Sinon, concernant les remarques de Corentin sur le technoféodalisme et l’accélérationnisme, cela recouvre beaucoup des questions abordées dans mon article sur les plateformes, et il a raison sur les accélérationnistes. Il ne faut pas oublier que le néo-marxisme des pays anglophones est en grande partie un phénomène hors sol, universitaire, dans une société où les contestataires en sont souvent réduits à rêver d’une solution miracle (en l’occurrence, technologique). Quand tu auras un moment, pourrais-tu m’expliquer ton intuition que les NTIC contribuent plutôt à une baisse de la composition organique du capital ? Srnicek a souligné pour sa part la facture salariale énorme que doivent payer certaines des boîtes à la pointe.

Larry


Larry,

Par rapport aux NTIC, les immobilisations sont beaucoup moins importantes ; Les GAFAM, par exemple sont les entreprises les plus capitalisées au sens que je donne au processus de capitalisation (à la suite de Bichler et Nitzan), c’est-à-à-dire la capacité du capitalisme à tout transformer en flux financiers si possible en accélérant le passage de A à A’ (ce qu’on appelait la “réalisation”) en semblant sauter les étapes de la production et de la circulation (A-M-A’), mais ce sont les moins capitalistiques. En effet, par nature, elles sont plus légères en capital comme le montre le modèle des start-ups, car elles contiennent une plus faible teneur en capital fixe ; et leur objectif est plus de l’ordre du contrôle des flux que de l’ordre de la puissance d’accumulation. C’est cette différence qui permet aussi d’opposer la capitalisation de Microsoft à celle de General Motors, l’industrie automobile restant aujourd’hui parmi les plus capitalistiques, hormis Tesla qui s’inscrit justement dans le nouveau modèle concurrent. Or, c’est ce niveau de capitalisation qui permet justement aux GAFAM de se projeter sur le long terme, dans la perspective dynamique de l’automobile sans conducteur par exemple ou du cyborg/transhumanisme ou encore d’une nouvelle conquête de l’espace. C’est ce que ne semble pas comprendre Mitchell dans son exemple sur Uber (cf. le troisième fichier joint). En effet, pour lui, les plateformes ne produisent rien et n’investissent pas ; il ne voit l’investissement que sous sa forme matérielle et il ne perçoit pas le rôle intégré du capital fictif ce qui fait qu’il différencie économie réelle et capitalisation, alors que le mouvement réel c’est celui de la capitalisation ! Sur cette base il n’interprète plus l’action des plateformes et par extension des GAFAM que comme captation, alors que cette dernière n’est qu’un aspect du procès d’ensemble dans lequel ces nouvelles entreprises organisées en réseau mêlent captation, innovations, rente, puissance et contrôle.

Sans entrer dans les détails, si on se fie aux statistiques officielles, avec toutes les réserves que j’ai développées ailleurs quant à leur inadéquation à l’évolution du capitalisme, on assisterait d’une manière générale, toute production confondue, à une baisse de l’intensité capitalistique ce qui, par rapport à la théorie marxiste standard, ferait logiquement décroître la composition organique du capital constituant ainsi une contre tendance à la baisse du taux de profit global comme facteur de crise du capital. Ce que dit Srnicek sur la facture salariale dans les secteurs de pointe mériterait d’être précisée, mais ne me paraît pas contradictoire avec la tendance plus générale à une baisse du coût du travail dans le prix total des produits due à la fois aux délocalisations de la mondialisation et au fait que la plupart des coûts sont aujourd’hui en amont et en aval de la production proprement dite.

Enfin, par rapport à Mattick, je ne dénigre pas son travail, mais son “retour” à Marx ; pour ma part je trouve plus intéressant d’essayer d’y voir plus clair en partant de Marx éventuellement… mais sans retour comme si le voyage n’avait servi à rien. C’est ce qu’ont tenté de faire, par exemple Baran et Sweezy (cf. ma note 38 page 150 de l’article : « La théorie de la communisation n’est pas un long fleuve tranquille », Temps critiques n° 17, printemps 2014), avec les limites de l’époque (les années 1970).

JW


Larry,

Bravo pour ton article (« L’économie de plateforme, une tendance irrésistible ? », in Temps critiques n°21, printemps 2022) ; il est super clair !

Es-tu familier avec les travaux de Nitzan & Bichler sur la capitalisation ?
Concernant l’apparent paradoxe des rentiers qui investissent, je crois que les deux hypothèses que tu avances méritent d’être creusées mais qu’il y a aussi cette troisième voie : si on se dégage de la loi de la valeur-travail, il n’y a plus vraiment de paradoxe. Les capitalistes tentent de dominer un marché « par tous les moyens nécessaires ». Selon N&B, le capital représente le pouvoir des capitalistes de façonner le monde de manière à s’assurer des revenus futurs. Les investissements peuvent alors être perçus comme des coûts dont les sociétés doivent s’acquitter pour mettre en place leurs stratégies de pouvoir. Ce point de vue est développé par Timothy Mitchell concernant Uber dans l’article en pièce jointe intitulé : « Uber Eats. Comment le capitalisme dévore l’avenir. »

Corentin, le 20/07/2022


Bonjour Corentin,

Merci pour ta réaction positive à mon article, ainsi que pour l’article de Mitchell.

En vérité, cela fait un moment que je me dis qu’il faut lire Nitzan et Bichler, d’autant que Jacques a fait plus d’une fois référence à leurs thèses. Je suis d’accord pour dire que ce n’est pas la loi de la valeur-travail qui puisse nous éclairer sur le cours des choses actuellement, et pour dire qu’il s’agit avant tout, pour les capitalistes, de l’emporter sur d’autres capitalistes, et cela par tous les moyens. Justement, l’avantage d’auteurs comme Morozov et Ström est de rappeler que cette tendance a toujours existé. D’ailleurs, il me semble (de mémoire) que pour Marx aussi, ce n’est pas la quantité de travail vivant que telle ou telle entreprise arrive à exploiter qui expliquerait son rang dans la hiérarchie des entreprises, mais je ne m’avancerais pas là-dessus.

Je n’ai reçu qu’avant-hier par la poste le dernier numéro de New Left Review, ce qui fait que je viens de lire le texte de Ström. Je le trouve original, pertinent et plus rigoureux que Morozov, auteur brillant certes, mais un peu bordélique (je compatis, puisqu’on pourrait me reprocher la même chose).

Sur le fond, je soupçonne que chez les marxistes comme chez les libéraux, il y a tendance à dénoncer des pratiques somme toute éprouvées (même si cela se passe aujourd’hui dans un contexte nouveau, comme le rappelle utilement Ström), soit parce qu’elles fausseraient la loi de la valeur ou la « bonne » accumulation, soit parce qu’elles empêcheraient la loi du marché de se déployer comme il faut. Bref, tu as eu raison en décrivant à Jacques que ces écrits récents ont le mérite d’essayer d’analyser la réalité. C’est ce que j’avais en tête quand j’ai écrit mon texte pour Temps critiques, en choisissant plutôt les auteurs qui avaient à mon sens le plus à nous apporter.

Larry, le 21/07/2022


Encore une fois, merci Larry

Gros travail. Chapeau !

Ce que j’avais pressenti depuis quelque temps sur ce vaste sujet, c’était :

– effectivement une tendance à la rentiérisation du capitalisme, ou du moins de ses segments les plus puissamment installés, découlant ou de la rareté (réelle ou organisée) ou de positions monopolistiques déjà acquises… mais qui est directement liée à la propriété (de brevets, de sources d’extraction de produits miniers ou énergétiques, d’infrastructures logistiques, etc.) de biens indispensables au bon fonctionnement de la chaîne productive de valeur. Comme la rente ne produit pas de valeur, elle agit effectivement comme capture d’une part variable mais grandissante de la valeur et de la plus-value globalement réalisées. Là où ça se complique, c’est que la source (matérielle ou immatérielle) d’une rente finit généralement par se déprécier voire s’épuiser (brevets, immobilier, puits de pétrole…), bref, il faut constamment réinvestir dans l’entretien de l’ancien et/ou l’acquisition de nouvelles sources, et donc procéder à des immobilisations, souvent gigantesques. J’y reviendrai.

Qui dans le capitalisme actuel est capable d’investir massivement dans l’innovation, les technologies, l’IA, les infrastructures énergétiques, etc. ? Les entreprises industrielles capitalistes classiques, mais le plus souvent grâce au soutien d’aides publiques d’État massives, au recours à l’endettement (financiarisation) et parfois suite à des opérations de fusions-acquisitions. Et aussi donc, distinctement, les grosses boîtes numériques du néo-capitalisme techno-rentier… Il faudrait creuser tout ça pour finalement mesurer le rapport (de dissemblance, de complémentarité, de forces) entre ces deux pôles du capitalisme et se demander jusqu’où la position rentiériste ne risque-t-elle pas d’accroître son emprise et de faire prévaloir ses entreprises de cannibalisation au point de tout déséquilibrer. Même si au final, le cycle d’accumulation/valorisation du capital global, très certainement altéré et redéfini par rapport à la phase d’expansion antérieure, n’est aucunement interrompu. Déjà, des tas de grandes entreprises ne possèdent plus rien, ni locaux, ni machines… Elles louent tout, les équipements, le hardware, les véhicules, les espaces de stockage de data dans le cloud… Elles n’achètent plus que des droits d’usage (licences d’exploitation), en plus de la matière première ou des biens semi-finis et bien sûr de la force de travail (ou de la prestation).

On peut constater qu’il y a encore de la coexistence entre le capitalisme industriel classique et le néo-capitalisme techno-numérique à tendance rentiériste. Il est possible que ce dernier soit en passe de l’emporter du fait de sa capacité à occuper les nœuds et espaces stratégiques dans la chaîne de fabrication de la valeur : contrôles des circuits mondiaux de l’information économique et des transactions financières, concentration et monopolisation des connaissances numériques et technologiques, place grandissante parmi les espaces commerciaux dédiés à la vente des marchandises (réalisation de la valeur), capacité (et volonté) de prendre en compte le temps long, de se projeter, d’élaborer des stratégies et d’investir dans les innovations (IA, robots, biotechnologies…).

– la spécificité de certaines plateformes numériques a été de se placer dans des lieux d’intermédiation et de transaction situées à des carrefours des circuits de l’information, quitte à les créer de toutes pièces, caractérisés par l’immédiateté (ou réduction à l’extrême) des temps de réponse entre offre et demande, achat et vente… Position située essentiellement dans l’espace « marchand », commercial, de l’économie, celui où la valeur, à l’état encore virtuel, doit se « réaliser », que ce soit le marché des particuliers (consommation courante de marchandises) ou celui des services aux entreprises (ou même des composants où, à un instant T, le « moins disant » des sous-traitants emporte la commande).

Je laisse de côté ici les plateformes publicitaires, qui me semblent appartenir à une sorte de sous-marché, très spécialisé, qui mériterait, comme le marketing en général, d’être analysé spécifiquement, avec des données qualitatives sur les comportements et conduites individuelles et les manières de les influer.

Le succès de services comme le cloud répond à une autre caractéristique du capitalisme actuel : l’incertitude, le manque de confiance dans l’avenir, le court-termisme. Les profits se portent plutôt bien mais les investissements dans le capital fixe restent faibles. Faire appel à des services de location permet de pallier cette crise de confiance : disposer de moyens pour produire sans immobiliser du capital ni emprunter.

Effectivement, la dynamique d’expansion de type monopoliste de cette économie de plateforme à moins à voir directement avec la financiarisation (même si le modèle de la start-up en est un dérivé) qu’avec la mondialisation et l’accélération toujours plus grande des échanges à cette échelle (si l’on pense à l’explosion du shipping et de la logistique par voie terrestre ces 2-3 dernières décennies), là encore essentiellement dans la sphère marchande, de l’achat compulsif sur Amazon (et le e-commerce en général) à la location d’un gîte sur Airbnb pour le soir même en passant par toutes sortes de livraisons à domicile de repas, de boissons ou autres de jour comme de nuit… Cette expansion a profité directement d’un environnement favorable (et l’a alimenté en retour), celui de la numérisation généralisée des activités et interactions humaines qui s’est mise en place à la fin du XXème siècle. Là aussi il faudrait relativiser et préciser : la révolution technologique et l’expansion considérable du numérique de la fin des années 1990 / début des années 2000 a largement tiré profit de la bulle financière de cette époque, où les détenteurs de liquidités gigantesques ont pu investir assez massivement dans cette « nouvelle économie », notamment dans le hardware des télécoms et de l’Internet, les câbles sous-marins, la fibre optique, les serveurs et leurs supports de stockage de données, les équipements vidéo et de climatisation, etc. Les politiques monétaires qui ont suivi la crise financière de 2008 (quantitative easing) ont fait exploser les recours à l’endettement pour effectuer ces investissements, sans que leurs acteurs touchent à leurs masses de liquidités planquées dans les paradis fiscaux.

Pour y voir plus clair, il est vraiment nécessaire de distinguer les « plateformes » rentables (et qui accumulent les profits en se consolidant) et celles qui sont encore dans les brumes de la valorisation boursière, sans fonds propres, aux chiffres d’affaires mirobolants mais criblées de dettes…

Pour y voir encore plus clair, il faudrait vérifier au moins deux choses :

– si se creusent les distances et différenciations entre ces deux pôles du capitalisme : un secteur industriel classique condamné plus ou moins à une faible productivité (même si quelques grosses boîtes comme General Electric ou Siemens tirent leur épingle du jeu) et à une relative stagnation des profits, placé dans une position relativement subalterne et avec peu de perspectives de sortir de cette ornière et ce pôle d’entreprises techno-rentières en position dominante prédatrices de valeur.

– évaluer le rapport entre la dynamique de la rente et le cycle production de valeur/reproduction élargie du capital. Non seulement la rente n’est pas déconnectée du cycle (puisqu’elle puise abondamment dedans), mais les entreprises rentières doivent elles-mêmes continuellement investir pour conserver leurs ressources en état de fonctionner et de rapporter, pour maintenir au minimum leur position et parts de marché et s’assurer que les investissements dans les innovations auxquels elles sont contraintes comportent le minimum de risques… Même si elles n’investissent pas toujours directement, elles le font néanmoins en finançant et rachetant des start-ups et des entreprises déjà profitables jugées à fort potentiel de croissance. Par ailleurs, certaines plateformes lorgnent de plus en plus vers la production d’objets, notamment liés à l’IA, et là dans tous les domaines profitables de l’économie. En ce cas, elles emprunteront certainement le modèle d’externalisation radical et systématique d’Apple (lui-même copié de celui de Nike et de tant d’autres).

Autrement dit, ces grandes plateformes numériques pourront-elles continuer à faire payer le « coût » des investissements les plus lourds au secteur industriel (qui peut compter sur la financiarisation et les aides publiques), récupérer une grande part de la valeur produite globalement et ainsi consolider et pérenniser en quelque sorte ce « modèle » vertueux pour elles ?

En gros, je ne pense pas à une incompatibilité entre rente et accumulation, mais à la fois une complémentarité dans une division stratégique des positions occupées, avec une forte dépendance mutuelle entre les pôles « productifs » et « prédateurs » de valeur. Cela n’exclut pas des formes d’antagonisme, mais d’une nature guère différente que la concurrence entre capitalistes ou encore que les oppositions récurrentes entre sous-traitants et donneurs d’ordre… Rien dans tout ceci qui menace en quoi que ce soit l’ordre capitaliste, ni qui autorise à proclamer l’arrivée d’une nouvelle ère post-capitaliste. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne se passe rien. Au contraire. De grands bouleversements sont à l’œuvre, c’est très clair. Mais qui sont à l’échelle de la puissance inégalée d’un capitalisme mondialisé où ses logiques inhérentes de concentration du capital et ses tendances à la monopolisation prennent dans ce contexte des dimensions planétaires extraordinaires, peu imaginables il y a encore une ou deux décennies. Un capitalisme qui a en outre connu des mutations « qualitatives » tout aussi extraordinaires (dans les process de production, dans la sophistication de l’ingénierie financière, dans les types d’objets produits, et même dans la matérialité des marchandises…).

Les effets de ces bouleversements sont imprévisibles, comme ils l’ont toujours été au cours de l’histoire de ce capitalisme qui a démontré depuis longtemps son extraordinaire flexibilité, sa capacité à capter les innovations et se renouveler sans cesse, à révolutionner ces modes de production et d’extraction de la plus-value, à se réinventer en permanence en réponse aux attentes, conflits qu’il suscite, à se relégitimer continuellement malgré les oppositions et rejets qu’il génère, à façonner des besoins et des modes, canaliser des désirs, modeler des conduites et fabriquer de nouvelles dépendances. 

Sinon, d’accord avec la critique : passer du temps sur Internet, écouter de la musique sur YouTube, échanger des mails avec des amis, ne sont pas un travail gratuit. Que des données personnelles soient prélevées, revendues et utilisées par des algorithmes n’y changent rien. Par contre, que des activités ludiques ou gratuites (langage open-source, Wikipédia…) aient été appropriées et mises à profit par l’économie capitaliste, quoi de plus logique puisqu’il n’y avait pas de propriété… A cette échelle et hors de tout contexte conflictuel, la gratuité ou les formes de coopération/partage n’ont jamais rien eu de subversif.

Après, les limites de cette économie sont celles du capitalisme en général (et de l’humanité du même coup) : limites « externes », matérielles, sur la garantie d’une pérennisation de la production de composants électroniques : raréfaction des métaux ou « terres » déjà rares, besoins grandissants en eau (pour la fabrication des semi-conducteurs mais aussi le fonctionnement courant des hubs de data centers) alors que les ressources hydriques diminuent… sans parler des questions énergétiques, logistiques, environnementales et bien d’autres. Mais c’est là une autre discussion.

Quant aux limites « internes » de ces pôles du capitalisme, qu’il soit plutôt techno-rentier ou plutôt industriel-productif, ce serait celles qu’il faudrait espérer du côté de la force de travail. Compte tenu des niveaux atteints par l’affrontement de classes au niveau mondial à ce jour, je ne suis pas sûr, même en le regrettant, qu’il soit très utile ou pertinent d’attendre véritablement quelque chose sur ce point.

Bon, j’arrête là.

Ton texte m’a fait plaisir, m’a stimulé et m’a obligé à reprendre le fil d’une réflexion que je n’aurais pas eu l’occasion de mener sans ça. Le sujet abordé et ta manière de procéder ont ouvert une porte, une perspective d’observation, d’enquête et d’analyse de ce secteur du point de vue du développement du capital, de ses caractéristiques et évolutions, de ses dynamiques et de leurs freins ou limites. Et pas en fonction des affects qu’il suscite (fascination ou répulsion) et des analyses surtout descriptives et superficielles qui en découlent comme c’est trop souvent le cas. C’est rare et donc précieux.

J’ai conscience que mes remarques restent très générales et j’ai un peu peur de partir dans des généralités, des abstractions, des vues de l’esprit, en outre pas forcément bien étayées par des données empiriques qu’il faudrait examiner de plus près.

J.F, le 27/08/2022


J-F,

Par rapport à l’analyse classique de Joseph Schumpeter sur le lien négatif entre concentration des entreprises et innovations puisque la tendance monopoliste conduirait à des rentes de situation des trusts, les technologies de l’information ont généralisé ce qui ne se pratiquait jusque-là que dans des secteurs particuliers marginaux comme le cinéma ou la musique. En effet, les start-ups de la nouvelle économie y jouent le rôle de ce qu’on appelait autrefois les « indépendants », un rôle d’avant-garde dans l’expérimentation réduit après coup à une division du travail au profit des « majors ». Mais à la différence près que si les start-ups sont parties d’un secteur limité, certaines d’entre elles sont aujourd’hui devenues des « majors » (les GAFAM pour ne citer que l’exemple le plus spectaculaire, mais aussi Tesla) qui diversifient leur activité en ne se reposant justement pas sur la rente effective qu’elles peuvent créer, mais en rachetant de nouvelles start-ups, en prospectant les « licornes », etc. En ce sens, la dynamique du capital est bien toujours là, même si dans les secteurs plus traditionnels, le processus de concentration par acquisitions/fusions relève plutôt pour moi d’une tendance à la « reproduction rétrécie » comme je l’ai mentionné dans ma lettre du 18/07.

Quant à la tendance à la rente, elle me semble beaucoup plus présente dans les anciennes industries de l’énergie que dans la l’économie du « net » et c’est elle qui est réellement un obstacle à la dynamique du capital comme on peut le voir avec le blocage russe de la circulation du gaz ou comme on avait pu le connaître, peut être pour la première fois avec la crise pétrolière de 1973-1974 et le problème du recyclage de cette manne pétrolière.

Peut-être que si, comme tu l’énonces, il n’y aurait pas forcément de contradiction entre rente et accumulation, c’est parce que, comme nous le disons depuis notre travail sur Bichler et Nitzan, ces deux termes sont subsumés sous celui de la capitalisation.

D’une manière plus générale, la critique que je fais au texte de Mitchell me semble aussi applicable à certains passages de ta lettre autour des notions de capital productif et de valeur, mais une discussion là-dessus nous emmènerait trop loin du cadre d’un simple échange de lettres.

Bien à toi,

JW, le 1er octobre 2022.

Crise sanitaire, démographie et rapports sociaux

Dans notre Relevé de notes sur la crise sanitaire (VIII) nous disions : « Alors que les observateurs se sont immédiatement posé la question du rapport spécifique qu’entretiendraient coronavirus et Africains-Américains (morbidité supérieure, licenciements, manque d’accès aux soins dans les quartiers les plus déshérités) pouvant être un des éléments susceptibles d’expliquer le caractère massif des émeutes de ces derniers jours, par delà le crime commis par des policiers, les conclusions d’une enquête Ipsos commandée par le Washington Post iraient plutôt dans le sens d’un rapport ténu (Le Monde du 4 juin). En effet, les latinos-américains plutôt plus exposés aux emplois les plus précaires et ne bénéficiant parfois pas de papiers et travaillant dans les secteurs de la restauration et du BTP, auraient été plus touchés par les pertes d’emplois que les Africains-Américains dont certains travaillent dans la fonction publique ou dans des usines où ils ont pu bénéficier du filet social (aide fiscale + chômage partiel accordé par les autorités fédérales). Il faut dire que les latinos-américains sont les grands oubliés de l’antiracisme de gauche. Ils n’ont pas de Martin Luther King ou de Blacks Panthers pour faire oublier aux gauchistes américains à quel point leur « communauté » comme celles des Africains-Américains est conservatrice politiquement, la différence étant que lorsqu’elle vote (et elle vote moins) elle ne se porte pas sur le même parti. En effet, si les Africains-Américains votent démocrates, ils soutiennent la plupart du temps dans les primaires le candidat le plus à droite. Bernie Sanders vient encore de s’en apercevoir lui le candidat de la gauche « blanche » branchée sur les « sujets de société » qui a été obligé de se retirer au profit de Joe Biden qui ne porte absolument aucun projet autre que de battre Trump « , des échanges ont continué, par exemple suite à la parution de nouveaux articles du New York Times et du Washington Post sur le rapport entre Covid et baisse de l’espérance de vie avec les chiffres qui suivent : « Le déclin a été particulièrement marqué pour les Noirs américains : 2,7 ans. Les communautés de couleur n’ont pas eu un accès égal aux vaccins. Voici les dernières nouvelles sur la pandémie ».


Le 18/02/2021

Bonjour Larry,

Autant que je sache certains quartiers des grandes villes américaines ont un taux de mortalité (infantile par ex) égal à celui du Bengladesh ; est-ce parce qu’ils n’ont pas eu accès aux vaccins anti-Covid ? Non que je sache.

Et pourquoi auraient-ils eu accès aux vaccins anti-Covid puisqu’on ne peut pas encore parler d’une vaccination massive ?

Par ailleurs les deux quotidiens ne nous donnent aucun renseignement sur la méthode de calcul de l’espérance de vie à un instant T suite à un événement ! Au moins Le bras, mais c’est un « expert » nous renseigne-t-il sur ses calculs, pourtant plus simples puisqu’ils sont purement démographiques et ne font pas intervenir directement une analyse en termes de rapports sociaux et encore moins en termes de race comme c’est la coutume en Amérique.

JW


Le 19/02,

Bonjour Jacques,

J’ai lu les deux articles. Quelques remarques :

1) Seul le NYT évoque l’inégalité d’accès aux vaccins, et cela de manière à brouiller les pistes, puisque l’article se base sur une étude concernant la surmortalité au cours des six premiers mois de 2020. A ce compte-là, nous pourrions tous prétendre au statut de victime d’injustice.

2) Le WP signale que la surmortalité des Noirs et des Latinos au cours de cette période pourrait s’expliquer par leur forte concentration dans les zones urbanisées du Nord-Est, région la plus dévastée par le virus aux débuts. A mesure que la pandémie se répand sur le territoire, cet écart risque de s’estomper en partie.

3) Les deux quotidiens omettent de dire que si l’écart d’espérance de vie entre Noirs et Blancs s’était resserré jusqu’ici, c’’était dû entre autres à la baisse enregistrée chez les Blancs (« morts par désespoir »). En outre, le NYT, fidèle à sa ligne éditoriale de compassion envers les « gens de couleur », n’a pas jugé bon de signaler que les Latinos ont une espérance de vie légèrement supérieure à celle des Blancs. Familles plus soudées, alimentation moins déséquilibrée, l’« avantage des fondateurs » (soit la sélection faite en amont de la migration, qui voit surtout les individus les plus robustes partir) ? On a assurément affaire à un phénomène complexe.

4) Mais pour l’avenir, le WP cite une étude datée du 2 février de la National Academy of Sciences qui, sur la base des données pour 2020 (année pleine), prévoit une baisse de l’espérance de vie trois à quatre fois plus importante chez les Noirs et les Latinos que chez les Blancs. C’est fort possible, mais il faut garder en tête que c’est jusqu’ici de 72 ans chez les Noirs, de 78 ans chez les Blancs et de 79,9 ans chez les Latinos. Je reste donc circonspect sur le sens des données avancées.

Amitiés,

Larry


D’Hervé Le Bras : « La crainte engendrée par le virus semble inversement proportionnelle à sa létalité », Le Monde, le 9/02/2021. Voici les quelques conclusions qu’il tire :

Selon Santé publique France, le site officiel du ministère, de la mi-mars 2020 à la mi-janvier 2021, 59 % des personnes décédées pour cause de Covid-19 étaient âgées de plus de 80 ans alors que cette classe d’âge ne représente que 6 % de la population totale. Ces chiffres ne prennent cependant de la valeur que lorsqu’on les compare à d’autres données. Prenons par exemple ce pourcentage de 59 % et comparons-le à celui de la mortalité habituelle. Cela est possible grâce à la répartition des décès par âge publiée par l’Insee. En 2018, dernière année disponible, 61 % d’entre eux provenaient de personnes de plus de 80 ans, soit, à 2 % près, la proportion des personnes âgées parmi les décédés du Covid-19 qui vient d’être citée. Le Covid-19 ne discrimine donc pas plus les personnes âgées que ne le font les causes habituelles de mortalité en son absence. Même si la surmortalité des personnes âgées n’est pas caractéristique de l’épidémie en France, la hausse générale de la mortalité causée par le Covid-19 reste inquiétante. A titre de repère, lors de deux des trois épidémies de choléra du XIXe siècle, la mortalité annuelle avait augmenté de 16 %. Les 7,3 % d’augmentation constatés en 2020 sont encore au-dessous, mais au train où l’épidémie pourrait se poursuivre, ils pourraient s’en rapprocher. On en déduit souvent que l’espérance de vie va chuter dans une proportion analogue à celle de la hausse de la mortalité. Ce n’est pas le cas. En 2020, les 7,3 % de décès supplémentaires ont entraîné seulement une baisse de 0,55 /an, soit six mois et demi. Ce sera le recul le plus important depuis la Libération, mais un recul modeste quand on le compare aux vingt ans d’augmentation de l’espérance de vie depuis 1946.

Comment 7,3 % de décès supplémentaires entraînent-ils seulement 0,7 % de baisse de l’espérance de vie (0,55 an sur 82,5 ans) ? Cela est dû au niveau élevé des risques annuels de décès des personnes âgées auxquelles il reste donc peu d’années à vivre. Comment 7,3 % de décès supplémentaires entraînent-ils seulement 0,7 % de baisse de l’espérance de vie (0,55 an sur 82,5 ans) ? Cela est dû au niveau élevé des risques annuels de décès des personnes âgées auxquelles il reste donc peu d’années à vivre.


Le 27/02/2021

Bonjour Jacques,

Quelques mots sur l’article d’Hervé Le Bras paru dans le Monde du 9 février, que tu m’as signalé. J’ai bien aimé sa remarque « Plus un risque est faible, plus il fait peur ». En revanche, sur les différences de surmortalité en Europe qu’il met en avant, il ne donne pas les chiffres détaillés sur les différents pays, mais a priori sa démonstration paraît contraire à ce qu’on peut observer par ailleurs. Pour commencer, en Italie et, me semble-t-il, en Espagne, les grands-parents sont nombreux à s’occuper des petits-enfants pendant que les parents travaillent. Ensuite et surtout, l’Italie arrive juste derrière le Portugal pour le pourcentage des jeunes adultes (25 – 34 ans) résidant chez leurs parents en 2008 : 40,2 %, et même 47,7 % pour les hommes. Par comparaison, le taux est de 1,6 % au Danemark, de 2,9 % en Suède, de 3,5 % en Norvège, de 4,9 % en Finlande, de 7,5 % aux Pays-Bas, de 13,9 % en Allemagne (mais seulement de 10,5 % en France). Cet ensemble majoritairement « protestant » renferme certes des résultats assez disparates, mais on pourrait plutôt supposer, à rebours de la thèse de Le Bras, que les rapports quotidiens entre les générations sont plus intenses en Europe du Sud et donc plus propices à la contagion. Si l’Europe du Nord (= famille souche) affiche, comme il le prétend, une surmortalité des personnes âgées attribuable au Covid-19, il faudrait probablement chercher la réponse ailleurs. Le Danemark a, par exemple, beaucoup recours à des structures plus souples d’habitat que les maisons de retraite pour les personnes âgées plus ou moins dépendantes (béguinages). Mais même ce facteur ne me convainc pas vraiment. J’ai l’impression que Le Bras verse un peu ici dans le « toddisme » primaire, et c’est d’autant plus frappant que Todd, avec qui il a beaucoup collaboré, semble à présent s’éloigner partiellement de son insistance passée sur le poids des structures familiales, pour mettre en avant des facteurs comme la stratification éducative ou la réalité socioéconomique.

En fait, si je me suis replongé cette semaine dans Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, Éditions du Seuil, 2017, c’est parce que Emmanuel Todd y développe une réflexion très pertinente sur une autre question abordée dans nos échanges récents : le statut des Latinos dans la société et la politique étatsuniennes. Ces derniers, on le sait, occupent aujourd’hui les postes de travail les plus subalternes, les plus précaires, les plus mal rémunérés, les plus insalubres, etc. Et pourtant, leur comportement électoral ne semble pas coller avec la stratégie ou les prévisions du Parti démocrate, et cela depuis l’époque où ils avaient voté à 40 % pour George W. Bush. L’article de Franco Palumberi 1 que tu m’as fait parvenir donne un début d’explication puisqu’il souligne avec raison la diversité des situations économiques. Plus fondamentalement, l’obsession américaine de la couleur de la peau et la volonté des « progressistes » de créer un front unique de toutes les victimes du racisme empêchent de voir que « rien dans la trajectoire des Hispaniques n’indique une proximité ou une convergence avec le groupe paria noir » (p. 349). En particulier, la famille latino-américaine assure « une protection remarquable aux immigrés soumis au stress de l’assimilation » (p. 348). En 2007, le taux de mortalité infantile était de 5,6 pour 1 000 naissances pour les Blancs non hispaniques, de 13,3 pour les Noirs non hispaniques, mais de 5,4 pour les « Mexicains » et même de 4,6 pour les autres Latinos. Ils rencontrent certes des difficultés considérables et, cela va de soi, une xénophobie certaine, habilement exploitée par Trump en 2016. Mais leur situation rappelle en fin de compte celle d’autres immigrations que la société américaine a fini par accepter et assimiler (Il faut rappeler que les Irlandais ont subi de véritables pogroms dans les années 1840). Les Latinos ont en tout cas un taux de mariage mixte nettement plus élevé que les Noirs. Enfin, Todd souligne « le caractère angoissant du message subliminal délivré par le parti aux Hispaniques en voie d’assimilation : “Nous allons vous protéger ; pour nous, vous êtes comme des Noirs.” Car l’axiome de base de la société américaine, pour qui veut s’y sentir bien, y être un homme parmi les hommes, c’est justement qu’il ne faut pas être noir » (p. 349). Si on ajoute à cela les convictions anticastristes des Cubano-Américains et l’hostilité au « socialisme » chez les immigrés vénézuéliens récents, on obtient un portrait plus nuancé de la population hispanique du pays.

Notes de bas de page :
  1. Il voto delle minoranza.

    Per il marxismo, che indaga sulle classi sociali, non è una sorpresa. In USA, secondo l’US Census Bureau, ci sono circa 27 milioni d’imprese, in prevalenza piccole, con pochi o nessun dipendente. Il 30% ha un proprietario ispanico, nero, asiatico o di altri gruppi etnici : questa quota raggiunge il 45% in florida e il 47% in Texas. La solidarità di classe degli small business supera la solidarità etnica : quando il piccolo impenditore nero, asiatico, ispanico ha visto in televisione la scene dei negozi indendiati nei disordini urbani seguiti alle proteste di Black Live Matter, è naturale che abbia sentito atraenti le sirene legge e ordine di Trump e dei repubblicani piuttosto che la promesse di lotta alle diseguaglianze razzialia fatte dai democratici.

    I dati degli exit poll della CNN, anche se imprecisi, indicano un trend ; una conferma la trociamo nell’analisi puntuale dei dati reali delle conte e dei distrettio elettorali. Nella contea di Miami-Dade in Florida, Trump ha ottenuto il 46.1% contro il 33,8% del 2016 : qui i bianchi sono solo il 15%, e il 68% sono ispanici. Nell’Hidalgo County in Texas, doce Trump ha iniziato a costruire il muro al confine con il Messico, i bianchi sono solo il 7%, gli ispanici il 91% : Trump è passato dal 28 al 41%. Alla Camera i repubblicani hanno strappato ai democratici il distretto 21 della California, dove la popolazione ispanica è il 71%.

    Siamo nel capitalismo e la società è determinata dai rapporti di propietà, sulla cui si muovono le ideologie. La paura del coronavirus ha fatto oscillare parte dei bianchi verso i democratici, la paura delle perdite economiche ha provocato un ‘oscillazione in senso opposto di una parte delle minoranze. Era un evento non previsto dai sondaggi, che ha sorpreso i democratici e i media liberal, ma è un fenomeno da noi analizzato da anni.

    Franco Palumberi (Lotta comunista n° 604, décembre 2020 traduction disponible sur le site de Ni patrie, ni frontières). []

Échanges autour de sexe, race et sciences sociales

L’origine des échanges est le texte de François Rastier 1. Nous (Temps critiques) ne sommes pas à l’origine de cet échange puisque ce sont YC et J-P. F qui ont entamé la discussion tout en en faisant part à JW qui a déjà écrit sur ces questions dès 2002 avec Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût, puis en 2014 avec Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme. Des questions qui, parties du genre et de la libération animale, se sont ensuite étendues à la race et aux thèses décoloniales.

Elles n’ont pas fait qu’imprégner le milieu militant, elles ont aussi fait leur entrée dans l’université française depuis une vingtaine d’années comme le montre justement le texte de Rastier. Il nous est paru intéressant d’interpréter son contenu et ses exemples à partir de nos propres préoccupations et perspectives (JW).


Le 31/01/2020

Apparemment c’est un linguiste, mais ses quatre articles vont beaucoup plus loin que des considérations purement linguistiques (auquel cas je n’aurai rien compris) et avancent des hypothèses intéressantes sur la gauche identitaire et ses références idéologiques. Évidemment cela ne convaincra que les convaincus mais bon….

Il y a aussi une vidéo où il dit pratiquement la même chose si vous préférez la version audio mais il n’est pas un très bon orateur….

YC


Le 1er févr. 2021

Lecture effrayante et utile : à ce point-là…

Je me suis un temps consolé en me disant que ça ne concernait que des minorités universitaires, mais ça peut être des clusters, les lignes de passage existant.

J-P. F


Le  1er févr. 2021

Bonjour, oui je ne sais pas où il est politiquement mais c’est assez convaincant. Sauf à croire que nous sommes tous des vieux cons…. ce qui est aussi une hypothèse envisageable !


YC

Le 1er févr. 2021

Hypothèse « vieux cons » :

– c’est vrai qu’il y a un retour de balancier du fait l’ignorance, les réticences voire plus à aborder certains sujets (femmes, minorités sexuelles) pendant longtemps 

– d’autre part, le social est largement éclipsé alors que c’était la référence ; 

– de même, les mouvements démocratiques larges (type Algérie, Liban, pays de l’Est etc.) ne sont pris en considération par personne 

Du coup ça laisse le champ libre à des universitaires en quête de postes et de notoriété, avec des échos plus larges via certains médias « intellos ».

Des réactions comme le RAAR (même si tu ne les apprécies pas, pour d’autres raisons), Lignes de crête etc. montre, même c’est une minuscule poignée, qu’il y a des aussi des jeunes qui ne se laissent pas engluer dans cette m…

J-P. F


Le 1er févr. 2021

Je suis à la fois d’accord et pas du tout d’accord.

D’accord parce qu’il est évident que l’extrême gauche, les marxistes et même les anarchistes n’ont pas su avancer quoi que ce soit sur certaines questions. En désaccord parce que les mouvements identitaires sont fondamentalement opposés à toute révolution sociale. Et pas simplement les intellos ou les chefs qui recueillent des postes, mais leur base elle-même. En plus, quand tu lis les textes militants, tu as vraiment l’impression d’être hors sol (question d’âge et de formation politique) mais qu’ils sont eux aussi hors sol (quand tu fréquentes des travailleurs sans papiers, quelles que soient leur âge ou leur origine, tu vois bien à quel point les discours postcoloniaux ou féministes n’ont rien à voir avec la réalité quotidienne de ces travailleurs venus en France).

Donc pour moi le problème est autre : si effectivement toute révolution sociale est impossible alors les mouvements identitaires ont raison de lutter chacun dans leur petit –  ou grand (les femmes) – champ d’intervention.

Si des révolutions sociales sont possibles, ces mouvements identitaires sont fondamentalement nuisibles malgré leurs bonnes intentions sur certains points.

Pour ce qui concerne les mouvements démocratiques tu as raison, à l’exception notable de Mouvement communiste qui a produit beaucoup de textes à leur sujet… même si leur jargon et leurs citations de Marx et de Lénine m’insupportent. 

Pour ce qui concerne Lignes de crête et le RAAR, je pense qu’ils sont justement englués dans l’identitarisme et qu’ils n’en sortiront pas. Et même mes camarades néerlandais sont sur cette pente, au nom de la pédagogie et de l’ouverture….

Mais bon j’espère toujours me tromper….

YC


Le 1er févr. 2021

Également d’accord et pas d’accord ! Ce qui nous permet de réfléchir sur le fond.

La révolution sociale telle qu’elle était envisagée par les marxistes ou les anarchistes était aussi identitaire au départ puisque fondée sur le prolétariat comme classe salvatrice, avec – différence sur ce point – un élargissement de la « mission »  prolétarienne, qui devait ipso facto également libérer le genre humain tout entier (reste de l’ambition humaniste du jeune Marx – sur ce point Jacques saura mieux que moi). Il s’agissait d’une identité forte mais vouée à être abolie à l’étape communiste et visant le bonheur commun.

Dans les mouvements actuels, je pense qu’il faut distinguer :

  • des luttes sectorielles larges, à base locale (mouvements contre la corruption ou contre tel ou tel dictateur etc) ou à base identitaire (femmes, homosexuels) ou thématique (climat), ils brassent beaucoup de monde, surtout des jeunes comme c’est normal mais pas seulement ;
  • des affirmations théoriques fermées essayant d’imposer un vocabulaire, des raisonnements, une centralité aussi (comme autrefois le discours marxiste : « ce qui compte, c’est… » : attitude de surplomb) ; ces affirmations sont aujourd’hui défendues plus largement qu’autrefois du fait de l’élargissement des publics universitaires ; une partie de ces affirmations se colore de religion ou de complaisance avec le religieux, tu ‘as montré.

Mais cette distinction est discutable : les théoriciens, aujourd’hui comme hier, prétendent dire la vérité du mouvement réel. Mais pour les mouvements ni identitaires ni écolos, et qui sont importants, il n’y a pas à ma connaissance de réflexion dans ou à côté d’eux. Pas de Marx du 21° siècle tunisien ou biélorusse !

D’autre part, la fin de la croyance dans la venue ou de la possibilité d’une révolution sociale ne signifie pas forcément* l’adoption d’une autre croyance totalisante (écologie par exemple) ou d’une affiliation identitaire.

Elle n’implique pas non plus* l’abandon de toute activité allant dans le sens des aspirations générales du genre humain : combats pour les droits, pour plus de justice, pour plus d’égalité.

*pas de lien logique.

J-P. F


Le 01/02/2021

Pour le coup là je suis d’accord. 

Sans doute (et même certainement) suis-je orphelin d’une « croyance totalisante » comme tu dis, et j’hésite souvent entre dénoncer les nouvelles croyances (en des termes trop violents ou dogmatiques comme tu me le fais remarquer fréquemment)  et en même temps je souhaite confusément l’apparition d’une  nouvelle croyance, bien rassurante…. et bien dangereuse vu le passé du « mouvement ouvrier »…. Un mec m’a d’ailleurs écrit en disant que je devrais faire attention à l’usage et au sens du terme « mouvement ouvrier » aujourd’hui…. Encore un tic hérité d’un passé qui a disparu….

YC


Le 2/02/2021

Je vous ai fait une réponse commentaire que voici

Bonjour à vous deux,

Je ne suis pas surpris par les textes de François R puisque je suis ça de près pour un nouveau travail là-dessus et encore on peut dire si on s’en tient au secteur de l’éducation que la situation est bien pire puisqu’elle ne concerne pas que l’université et touche aussi l’éducation des enfants, même si pour le moment c’est à un degré moindre qu’au Canada ou aux EU.

Par rapport à votre échange, je voulais dire deux mots sur la question de l’identité.

À Temps critiques nous l’utilisons peu et nous lui préférons celle de particularité qui présente à la fois l’avantage de faire partie du vocabulaire courant et de ne pas être entachée de biais idéologiques, politiques ou médiatiques. Pour ne prendre qu’un exemple que l’un de vous deux cite, il est plus facile de comprendre et de faire comprendre Marx démocrate-révolutionnaire à partir de la particularité de classe que de l’identité de classe qui n’apparaît finalement qu’à partir de 1848 avec Le Manifeste. De la même façon si on reste dans sa définition hégélienne des classes (classe pour soi et en soi), la classe est un processus continu de formation/reformation et non une identité. C’est ce que comprendront bien les opéraïstes italiens avec la notion de composition de classe et ce qu’a essayé de produire un groupe comme Théorie communiste qui, à partir de l’actuelle impossibilité d’affirmation de toute identité ouvrière (nous sommes d’accord là-dessus), en vient à théoriser la classe comme  substance se produisant dans l’action de la communisation ce qui est beaucoup plus discutable car on ne règle pas le hiatus existant entre classe ouvrière (structure et mouvement) et prolétariat (essence = révolutionnaire) par un simple coup de baguette magique.

Prenons cela par un autre bout pour revenir à l’identité. Si on prend la Première Internationale, le terme d’identité peut prendre un autre sens à l’intérieur d’un mouvement unitaire d’organisation. Elle est alors synonyme de tendance, de ce qui distingue en propre telle ou telle fraction suivant son « programme » ou sa « sensibilité » dirait-on aujourd’hui. Mais on ne peut pas en déduire que cette identité est identitaire au sens où elle serait comme une superstructure idéologique d’une même infrastructure qui est le mouvement social et le but socialiste. C’est aspect perdurera jusqu’aux conditions d’appartenance à la Troisième Internationale, c’est-à-dire jusqu’au léninisme. Ainsi des communistes de gauche comme Pannekoek ou Rosa Luxembourg resteront dans la Seconde Internationale malgré l’exclusion des anars puis des Jungen. Aujourd’hui et malgré les 68 français et italiens dont on pensait que, parmi les « acquis » ils avaient dépassé dialectiquement les identités et le militantisme, tout ce fatras a tendance à resurgir. En effet, d’un côté, les groupes politiques qui survivent comme « rackets » pour reprendre une formule d’Invariance série II ont fixé des identités de survie pour certains (LO, le POI) ou alors se sont dissous par opportunisme dans les autres « identités » plus fortes ou plus à la mode (NPA, fraction Hamon du PS ou encore mêlent les deux (PCF, Alternative libertaire-CGA) ; et surtout, de l’autre, parce ce qu’on a pu appeler les mouvements de libération au début des années 70 (MLF, FHAR, mouvement anti-nucléaire) qui étaient tous des particularismes, mais trempant dans l’universel de ce qu’on croyait être la révolution générale à l’ordre du jour, se sont trouvés tout à coup, une fois notre défaite consommée à la fin des années 70 au niveau de l’ensemble des pays capitalistes « avancés », ces particularismes se sont trouvés comme orphelins de ce qui, bon gré mal gré les chapeautait encore. A cet égard, le mouvement féministe italien est peut être le plus typique de cette tension entre général et particulier et du passage de l’un à l’autre dans la mesure où, à ma connaissance, il a été le seul a perduré pendant plusieurs années pendant l’affrontement de classes du fait de la durée de celui-ci. De ce fait, il y a eu coalescence des mouvements avant une séparation qui émerge au cours du Mouvement de 1977. Alors qu’en France il y a eu comme une succession sans vraiment de rencontre si on prend certaines figures de ce mouvement comme Marie-Jo Bonnet, une des instigatrices du MLF et du FHAR qui participe à Mai 68 mais sans lien particulier avec le fil rouge des luttes de classes. On peut remarquer la même « même » indifférence, mais inversée, au féminisme posé comme question au sein du Mouvement du 22 mars aussi bien à Paris qu’à Lyon et a fortiori dans les groupes gauchistes avant les années 1970.

Idéalement, la généralité de la révolution conçue comme totalité la rendait « inclusive » pour parler post-moderne.

Orphelin, je disais, mais aussi indépendant ou autonome et bientôt en rupture avec le fil rouge des luttes de classes par l’affirmation d’autre chose qui aurait été jusqu’à là exclu de cette perspective. Il fallait donc affirmer la particularité, l’exclure volontairement cette fois pour exister en tant que mouvement puis un temps plus tard en tant qu’organisations et institutions. Or, à l’inverse de cette perspective, ce qui empêchait la particularité de s’affirmer en tant qu’identité pour le prolétariat c’était à la fois d’être toujours en excès de sa particularité du point de vue théorique (une classe qui n’est pas vraiment une classe et la perspective dialectique de la négation des classes) et pratique du fait même de son renouvellement constant alimenté par l’immigration interne et externe d’origine paysanne apportant ses propres traditions culturelles et de vie ; … et d’être toujours vaincu. L’affirmation de classe qui devenait une identité dans la prise du pouvoir des partis communistes (Russie, Chine, Cuba) n’a finalement existé que là où la classe ouvrière n’était qu’une petite fraction de la population active dans des sociétés pré-capitalistes. Mais autant que je sache dans des moments comme la guerre d’Espagne cette « identité » n’a pas été prédominante à la fois pour le meilleur (les collectivités agricoles) et pour le pire (collaboration au gouvernement républicain).

À l’inverse, pour les particularismes des années 70 il s’agissait de s’affirmer non pas contre le mouvement du capital avec le risque de la défaite au bout, mais de le faire dans le mouvement du capital qui, tout à coup, offrait des opportunités de par sa nouvelle dynamique, dans ce qu’à Temps critiques on a appelé la révolution du capital. Les mouvements de « libération » sont alors devenus des mouvements reconnus par les pouvoirs en place et les institutions. Ils se sont fondus, quelles que soient leur particularité dans un large mouvement pour les droits ; un mouvement « progressiste » (au sens ancien du terme où on l’employait dans le milieu militant ou de gauche), même si on ne s’y reconnaissait pas, c’est le moins qu’on puisse dire, ce qui ne voulait pas dire qu’il n’y avait pas quelques rapports avec certaines de ses franges restées « révolutionnaires » ou se voulant comme telles (Le groupe autour du Fléau social pour les homosexuels ou des groupes contre le nucléaire).

Nous n’en sommes plus là ; la lutte pour les droits à l’intérieur du Droit, s’est transformée en une lutte pour des droits dans le cadre de la dissolution du Droit et ce que nous avons appelé l’institution résorbée, en l’occurrence ici celle de la Justice sur le modèle américain. Le Droit était ce qui unifiait (certes dans l’aliénation/domination) autour d’une même loi compréhensible pour celui qui voulait l’entendre ou s’y soumettre et ce droit ne  évoluer que lentement puisque c’est le fondement même du Droit (et c’est d’ailleurs ce qui lui permettait d’être connu dans toutes les composantes de la société : « Nul n’est censé ignoré la loi »). Or aujourd’hui, à l’intérieur de ces particularismes en grande partie institutionnalisés (parité en politique et dans les entreprises, mariage pour tous, etc.) se détachent des fractions, ce que nous appelons des « particularismes radicaux » au sens où s’ils ne radicalisent pas leur opposition au capitalisme et aux pouvoirs en place, par contre ils radicalisent leur particularité tout en faisant allégeance, d’une manière ou d’une autre au puissances de ce monde par des pratiques de lobby appuyé par quelques actions coup de poing. Les droits qui en ressortent différencient et ne peuvent faire en commun que par intersection artificielle entre eux dans le cadre d’une conception libérale/libertaire complètement étrangère à la tradition philosophique et révolutionnaire européenne jusqu’à ce que nos « déconstructeurs » Derrida, Deleuze, Foucault et le dernier Baudrillard dont aucun n’a eu de lien avec le mouvement prolétarien aillent sévir dans les Amériques et qu’on en subisse le retour de bâton de leurs théories ripolinées au culturalisme.

Ce qui est nouveau aussi et par exemple par rapport à ce que j’appelais le mouvement progressiste (cf. supra) qui s’inscrivait dans le déterminisme historique (influence du marxisme), c’est que cela cède le pas à une régression (le rapport à la nature intérieure, par exemple de l’homme à la femme ou de l’homme à l’enfant n’est plus conçu que comme rapport à soi à travers l’artificialisation de l’humain qui permettrait d’outrepasser des déterminations naturelles qui sont aussi immédiatement sociales) qui se présente comme une émancipation comme si nous étions revenus au contexte « révolutionnaire » des années 60-70 ; or aujourd’hui, comme le disait déjà la revue Invariance au milieu des années 70, c’est le capital qui émancipe comme on peut le voir avec les Gafam qui travaillent sur le transhumanisme, et aussi tous les exemples de François Rastier sur les grandes entreprises et leurs positions sur ces questions.

JW


Le 2/02/2021

Merci beaucoup. Certains passages ne sont pas de lecture facile (par exemple je ne comprends pas les trois dernières lignes, pour le Droit je ne suis pas sûr de comprendre non plus) mais je vais m’y remettre !

J-P. F


Le 3/02/2021

Voici ma réponse aux questions de J-P. F

Pour ce qui est du droit, je voulais dire que le droit a toujours été, dans les meilleurs moments de l’avènement des sociétés démocratiques, de tendance universaliste, un droit pour tous. C’est cette volonté pendant la Révolution française qui a inclus les juifs en tant que citoyens et aboli l’esclavage, comme d’ailleurs on peut le voir aussi dans la Constitution américaine des Pères fondateurs ; mais s’il était inclusif de principe pour la communauté des égaux ou des pairs, il ne mettait pas forcément en pratique ces principes au bénéfice des femmes dans un système restant longtemps patriarcal et de minorités (bien sûr on pense ici aux Afro-Américains du Sud des États-Unis, mais aussi à un niveau plus parcellaire, à l’absence de prise en compte de différents handicaps dans la considération et l’accès à certains lieux).

Le Droit suivait l’évolution des rapports sociaux plus qu’il ne les précédait (ainsi du droit du travail ou des lois brisant le système patriarcal ; mais il n’était jamais un droit des minorités ou plus exactement il ne partait pas des minorités pour leur accorder un droit particulier « supplémentaire ». Il suivait le principe fondamental de l’égalité des conditions (cf. Tocqueville et son exemple de la démocratie en Amérique pays dans lequel cette égalisation était beaucoup plus facile que dans la France déjà profondément stratifiée si ce n’est divisée en classes à l’époque de la Révolution française) et non de la fin des inégalités. Une idée que les socialistes non utopistes comme Marx reprenaient d’ailleurs en justifiant les inégalités de salaires et le « à chacun selon son travail » et qu’en dehors d’une société communiste une autre solution n’aurait pas de sens en admettant d’ailleurs que ça est un sens dans une société communiste (voir les élucubrations de Fourier sur l’amour). Le droit était censé être le même pour tous, même le droit de propriété — rarement perçu comme propriété des moyens de production, mais propriété civile de tout individu (homme à l’origine, chef de famille) — dont le droit est inscrit dans le Code civil. Il était en principe respecté parce qu’il était le fruit d’une sédimentation sociale, culturelle et politique, ce qui faisait qu’« on » trouvait ça « normal » sauf dans des périodes révolutionnaires. La morale venait ainsi se coller à la loi ce qui faisait qu’on ne savait plus si c’était la loi ou la morale qui était le moteur de la chose. D’une certaine façon, la grande victoire de la classe bourgeoise dans sa période « progressiste » a été de promouvoir des valeurs morales et les lois qui allaient avec comme étant commune à toutes les classes y compris à celle qui pouvait porter l’antagonisme au cœur du rapport social (foi en le progrès et la valeur du travail, défense de la propriété au sens courant du terme c.-à-d. condamnation du vol, etc.).

Bref, le Droit dérivait d’un principe constitutionnel d’où découlait toute une hiérarchie de la Constitution aux lois fondamentales inscrites en elles et ainsi de suite pour descendre jusqu’aux décrets administratifs d’application.

Mais dans la perspective actuelle qui, même en France maintenant, tend à se détacher de la perspective universaliste, les nouveaux principes du droit trouvent leur origine dans des identités multiples qui se présentent et se ressentent comme discriminées et peut être à juste titre parfois, mais là n’est pas le problème pour ce que nous discutons ici.

Ce qui est dit ici en creux dans cette critique de l’universalisme c’est qu’il serait abstrait et ses principes en décalage avec le concret ; qu’il faudrait  par exemple corriger l’égalité par l’équité (ex des quotas par caste en Inde ou aux EU), établir la parité en politique et dans la direction des grandes entreprises, donc finalement créer des lois particulières à côté de la Loi générale. Mais dans ce cas, aussitôt tout se brouille, puisque si personne ne peut être raisonnablement choqué que des handicapés aient des accès facilités aux lieux publics, par exemple dans les écoles, il n’en est plus de même quand une loi va décider que la situation estimée défavorisée de tel ou tel élève lui donne plus de droit à aller dans telle ou telle école, par exemple sélective, parce qu’autrement il n’y aurait pas accès. Le critère d’argent ou de position sociale privilégiée est censée ne plus être corrigée par l’institution démocratique et son fonctionnement idéalement méritocratique (l’ascenseur social), mais par l’intervention extérieure de la loi et de l’État. Cet exemple s’inscrit encore dans un cadre institutionnel, celui de l’Éducation. Mais si l’on aborde les nouveaux droits qui surgissent de la sphère privée, on s’aperçoit alors que ces droits dérivent de principes conventionnels déterminés par différentes forces sur la base de leur propre paradigme régulateur (cf. les arguments pour la PMA et la GPA) ensuite soumis à l’État après des pratiques de groupes de pression. L’État doit alors réaliser cet équilibre de façon horizontale plutôt que verticale, de manière purement empirique, à tâtons et de proche en proche. Mais cet équilibre ne peut qu’être instable ou transitoire puisque ces rapports de forces devenus dans la pratique des campagnes de militantisme promotionnel se modifient potentiellement au jour le jour dans le nomadisme des identités. C’est comme s’il y avait une base de droits comme il y a une base de données et que ces droits cherchent des sujets ou même maintenant des paroles pour les représenter quand ils concernent des vivants non-humains (droit des animaux, droit des arbres, etc.) car de la même façon qu’il y aurait des minorités invisibilisées, il y aurait aussi des identités silencieuses. Mais ce qui se présente comme nouveau sujet ne peut le faire que dans l’expressivité d’une pratique sociale et « communicationnelle ». Elle doit s’inventer un langage de compréhension du monde (exemple de l’écriture inclusive) et de compréhension de soi (le discours de la victimisation) qui n’a que peu à voir avec un langage commun et qui doit le poser en a priori de la communication de l’information.

De fait et souvent malgré l’intention consciente des protagonistes, c’est le modèle du marché qui est reproduit, simplement sur le mode alternatif.

C’est le triomphe de l’immédiateté des individus-particules. L’egogestion à la place de l’autogestion sous le parapluie de l’État qui distribue les lois comme l’ancien Régime distribuait les titres et prébendes. Alors même que les institutions sont résorbées et donc affaiblies dans le passage de la forme nation de l’État à sa forme réseau, cette dernière prise comme un retour à l’avant-scène de la « société civile », la demande de plus État se fait de plus en plus forte. En effet, il n’y a qu’une unité supérieure qui puisse classer et trancher entre les différents types de droits tous rendus en principe équivalents ou presque et vérifier la compatibilité du droit devenu contractuel et conventionnel avec la Loi constitutionnelle. Le droit public tend alors à s’aligner sur les procédures de droit privé. La judiciarisation procédurale supplante l’ancienne Justice restée il est vrai sur le modèle laïcisé du droit divin. Loin de moi l’idée d’en faire l’apologie : c’est un constat critique de l’évolution. Les anciennes médiations institutionnelles et symboliques perdent de l’importance au profit de systèmes autoréférentiels appartenant au « monde post-moderne ».

Autre exemple de prolifération des droits et des effets pervers du devenu des mouvements de libération, le c’est mon corps et j’en fais ce que je veux du mouvement féministe qui s’inscrivait dans une libération certes limitée est devenu un « c’est mon choix » qui justifie aussi bien la prostitution (« les travailleuses du sexe ») que la possibilité de congeler les ovocytes des femmes cadres supérieurs puisque leurs employeurs les encouragent à retarder au maximum ce moment non-productif qu’est l’enfantement t l’éducation des enfants en bas âge. Comme « on » sait que le rendement attendu des cadres par les directions est globalement déclinant à partir de 45 ans, il s’agit de ne pas perdre de temps (de travail).

Dernier exemple, le féminicide est devenu un degré supérieur de l’homicide qui particularise un acte de même nature que l’homicide qui d’ailleurs l’incluait, sous prétexte que les causes peuvent être différentes. Que cela soit pour la bonne cause c’est à dire le fait de mettre le doigt sur des circonstances aggravantes ou de faire qu’il soit plus facile de condamner un homme pour féminicide que pour dépit amoureux, il n’empêche que tout cela contrevient à toute la perspective progressiste humaniste du droit.

En effet, les humanistes de gauche ont toujours lutté pour que les peines soient détachées du physique de la personne, de son sexe, de ses origines sociales ou ethniques, de son statut social pour pouvoir les objectiver en neutralisant autant que faire se peut les présupposés et préjugés. La même approche devait prévaloir quant à l’attitude à avoir par rapport à la victime de façon à ce qu’il n’y ait pas de type de victime pouvant constituer en soi un fait accablant (hormis pour les enfants)… Ainsi, pour la Gauche au sens large, tuer un flic n’était pas plus grave, si ce n’est moins dans une période de révolte sociale ou politique, que tuer un autre individu quelconque et elle s’était toujours élevée contre les tendances à faire de ce genre de meurtre un fait plus grave entraînant une peine plus lourde, car elle estimait que cela s’inscrivait dans la lutte contre l’ordre établi, la police en étant le représentant. À l’inverse, les pouvoirs publics, les syndicats de policiers et la magistrature n’ont eu de cesse de vouloir en faire un marqueur de la répression contre les forces subversives. Or, avec les tendances particularistes, relativistes et contractualistes actuelles on mesure l’involution de cette Gauche traditionnellement méfiante par rapport à la justice de la société bourgeoise et tout à coup férue d’appels à toujours plus de judiciarisation auprès de la justice de la société du capital. Oublié le temps où la prison était critiquée en soi en tant que lieu d’enfermement et de reproduction de la délinquance.

Le lien avec la question de l’émancipation est évident. Pendant toute la période où se mêlent procès d’individualisation et lutte des classes (c’est la façon dont s’y détermine alors et de façon spécifique ce que nous appelons la tension individu/communauté), les luttes se font dans la perspective de l’émancipation (des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, des femmes par rapport au patriarcat, etc.), à l’intérieur donc de la perspective plus large, révolutionnaire. Ce sera à un autre niveau, par exemple en Italie, ce qu’on appellera le mouvement de « l’autonomie » et plus particulièrement de « l’autonomie ouvrière », dans la dialectique du « dans et contre » disait par exemple Mario Tronti dans Ouvriers et capital.

Avec la défaite des mouvements prolétariens des années 60-70 (France, Italie, Portugal en tout premier lieu, Pologne ensuite) une nouvelle dynamique du capital se développe sur cette défaite. Les restructurations industrielles, le procès de mondialisation/globalisation sont impulsés dans les pays qui ont le moins connu ce mouvement de subversion (EU, Japon, Allemagne, Pays-Bas) parce que la centralité du travail et du combat de classes y était déjà beaucoup moins prégnante. Les autres suivront. Dans tous les cas, cette période de basculement n’est pas une contre-révolution (il n’y a pas eu vraiment révolution), mais un retournement de l’ancien cycle de lutte dans lequel on pourrait, inversant la célèbre formule de Marx, mais pour l’appliquer à un champ plus vaste, le vif saisit le mort : les restes d’autonomie deviennent gestion de sa ressource humaine ; l’absentéisme et le turn-over qui marquaient la flexibilité pour l’ouvrier deviennent flexibilité pour le patron ; le mouvement de libération des femmes devient féminisme. Le dans et contre n’est plus qu’un dans d’où le mouvement dialectique ou ce qu’on appelait le travail du négatif n’existerait plus. Comme disaient Deleuze et Guattari, il s’agit maintenant d’affirmer les choses … jusqu’à l’empowerment ânonnent leurs disciples. Les pratiques critiques de libération ou d’émancipation sont comme positivées dans le retournement au profit du capital, d’où notre formule, dans le passage de la société de classes à la société capitalisée (grosso modo à partir des années 1990), c’est le capital qui émancipe. Ce qui était revendication et pratique collective de lutte devient, par exemple au sein du féminisme institutionnel, l’expression d’une liberté individuelle inconditionnelle qui certes découle du mouvement féministe originel, mais qui s’en sépare dans la mesure où l’élan d’émancipation qui le sous-tendait sombre dans l’appropriation capitaliste de son propre corps. Une conception qui décide aussi bien du bien-fondé du porno-féminisme, que du « travail du sexe » ; de la PMA que de la GPA.

La libération des désirs a été passée au tamis de l’utilitarisme benthamien.

JW      


Le 3/02/2021

Merci, c’est très clair et très convaincant. Et merci d’abord d’avoir eu cette patience pédagogique pour ce complément, patience dont je sais qu’elle n’est jamais donnée ! 

Réponse immédiate : la question de l’universalisme est bien centrale, qu’on la traite avec comme référence l’affirmation émancipatrice générale du mouvement ouvrier (affirmation plus théorique que vécue, car le nationalisme par exemple a toujours été plus fort, dès la Première guerre mondiale) ou comme une indémontrable affirmation humaniste (n’interdisant pas la prise en compte du combat contre les inégalités sociales* mais ne donnant pas à la classe ouvrière ce rôle de singulier vecteur du général qu’il avait dans ce que j’appellerai maintenant – après avoir expliqué le contraire durant un demi-siècle – les messianismes socialistes).

Sur le droit : le rapprochement avec le droit privé, contractuel, est très parlant. 

* l’expression n’est pas bonne voire molle, disons que c’est ce qui me vient sous le clavier…

Du premier texte, je retiens ce terme de particularité. Je le passerai, avec quelques explications, à  ex-sans-papier (titre salarié il y a deux semaines) de ma connaissance, en butte aux pressions incessantes de son milieu (malien), qui lit et réfléchit à ces questions.

J-P. F


Le 3/02/2021

Pour en rester à la première réponse, je crois qu’il faut tenir compte du fait que depuis les années 1960 dans le monde anglo-saxon tout le monde parle de l’identity politics, de la politique des identités – ou de la politique identitaire si l’on veut être plus méchant et plus précis. Je comprends la décision d’introduire une différence conceptuelle entre particularisme et identité mais je crains que le terme « identité » soit en français devenu le terme dominant et pour longtemps.

Pour la seconde réponse, je crois que ces mouvements identitaires ne partent pas d’une analyse sociale (et encore moins « de classe » puisque les identitaires considèrent comme vous qu’il n’y a plus de lutte de classe ou que s’il y en a une elle n’a aucun sens), mais 

– soit de positions biologiques: la race (omniprésente désormais et là Rastier cogne dur en rappelant les proximités entre la « race sociale » des gauchistes et la « race mentale » de Hitler) ; le sexe (« travesti », si j’ose dire, en genre dans la plus grande confusion, puisque l’on prétend d’un côté que le genre peut changer plusieurs fois dans la journée, serait volatil et insaisissable, tout en réclamant en même temps à l’Etat l’inscription de ce prétendu genre sur des papiers d’identité, donc des documents pérennes ; ou en procédant à des opérations chirurgicales qui ont des conséquences physiques irrémédiables sur la procréation !)

– soit d’héritages au contenu purement psychologique-traumatique : le « descendant » d’esclaves l’est à vie (le traumatisme psychologique peut durer des siècles, voir par exemple les explications socio-psy sur « l’infidélité/irresponsabilité » jugée congénitale des  descendants mâles d’esclaves aux Antilles comme aux Etats-Unis), mais pas le « descendant »  de prolétaires morts dans un accident de travail, au fond d’une mine ou sur un chantier, et encore moins le descendant de déportés juifs assassinés dans les camps nazis, qui lui est uniquement vu comme un profiteur (cf. le livre de Finkelstein au titre et au contenu ignobles  Shoah Business,  et toute la propagande antisioniste qui repose sur la négation du trauma du judéocide et de la signification historique de cet événement).

Il me semble que l’on arrive aussi à une confusion totale entre l’exposé des souffrances les plus intimes et la légitimité politique. Je pense à AOC (Alexandria Ocasio-Cortez) faisant le récit de la peur qu’elle a éprouvée lors de l’intrusion du Capitole 2, de la conviction que les manifestants allaient la tuer s’ils la trouvaient, et révélant tout à coup qu’elle a été elle aussi victime de viol dans sa jeunesse. Comme s’il y avait le moindre rapport politique entre ces deux événements, l’un intime et l’autre public.

Cela est d’autant plus absurde que les chaînes américaines semblent dire que celle qu’ils appellent « la femme au porte-voix », et que le FBI n’a pas réussi encore à arrêter bien qu’il ait sa photo, serait l’une des organisatrices de l’intrusion dans le Capitole. Ce qui frappe d’ailleurs dans la composition des manifestants du Capitole c’est le nombre de femmes qui y sont entrées et qui ont joué un rôle rien moins que passif dans cette intrusion. Sans compter le nombre de femmes qui attendent les fachos, les suprématistes blancs ou les gros réactionnaires mâles, devant les postes de police quand ils sortent de garde à vue.

Même s’il n’y a donc aucun rapport entre le « patriarcat violeur » et l’intrusion du Capitole, AOC l’établit subrepticement afin d’accroître sa légitimité politique. Peut-être d’ailleurs ne le fait-elle pas consciemment mais les chaînes de télévision mettent bien cela en valeur dans les incrustations en bas de l’écran de telle sorte que ce que l’on retient, c’est son aveu d’une violence intime, et non son récit des événements traumatisants survenus dans le Capitole.

Je pense qu’il faudrait creuser l’analyse de cette évolution : comment les souffrances réelles éprouvées par les individus (et celles imaginaires ou psychologiques éprouvées par les descendants éloignés – voire très éloignés – des victimes) sont devenues l’unique source de légitimité des combats sociaux.

La téléréalité mettait cela très bien en avant dans des émissions il y a une vingtaine d’années, où l’on invitait des gens pour discuter des rapports mères-filles ou des « tromperies » au sein des couples.

Les gauchistes et les militants des mouvements identitaires ont retenu la leçon des principes de la téléréalité : trouver un exemple bien « saignant » susceptible d’attirer la compassion publique. Mais ils ne se contentent pas d’exposer la souffrance (après tout, la propagande syndicale le faisait déjà depuis longtemps quand elle dénonçait un accident du travail, ou une catastrophe survenue dans une mine, ou l’explosion d’une usine, mais  elle  offrait une explication politique plus large et qui ne se limitait pas aux souffrances des seules victimes), ils prétendent faire de ces souffrances le socle de « théories » et donner un label d’authenticité aux victimes ou aux descendants de victimes. Et l’attribution de ce label permet d’empêcher tout débat sur le contenu et les formes des luttes qu’ils prônent.

Autrefois les méthodes staliniennes se justifiaient par la réussite de l’Union soviétique, la participation à la Résistance, la maîtrise de la « science marxiste » ou l’infaillibilité du Parti. Aujourd’hui ces méthodes staliniennes (les différentes formes de cancel culture, que l’on traduit gentiment par la « culture de l’annulation », mais que l’on pourrait aussi bien traduire par la « culture de l’anéantissement » ou de la « suppression » de ses adversaires politiques) se justifient par les souffrances individuelles éprouvées directement, ou ressenties par procuration, ce qui donne une dimension encore plus irrationnelle à la lutte politique, qui comportait déjà une dimension affective non négligeable.

Et la prépondérance, voire la dictature, des affects (prépondérance inavouée évidemment chez ceux qui se présentent comme des théoriciens) est un terrain idéal pour tous les démagogues qui cherchent des postes dans la société bourgeoise, que ce soit au titre de représentants des victimes ou au titre de spécialistes, d’aidants ou de soignants des problèmes dont souffrent les victimes.

YC


Le 4/02/2021

Une piste très riche en effet ; il ne faudrait pas pour autant nier l’importance des émotions ou le lien entre émotions privées et émotions publiques mais entre le refoulement conservateur classique (version stalinienne ou Lutte ouvrière) et l’étalage à usage politique avec une confusion d’échelle, il y a de quoi faire et dire des choses plus sensées.

J-P. F

Notes de bas de page :
  1. https://www.nonfiction.fr/article-10526-sexe-race-et-sciences-sociales-14-le-soutien-des-tutelles.htm et 3 autres parties suivantes ; et vidéo  https://www.youtube.com/watch?v=5XtK0n1lYbE []
  2. à lire sur NPNF le texte Révélations émouvantes d’« AOC » et invasion du Capitole : quand la combattante cède la place à la victime : http://www.mondialisme.org/spip.php?article3002 []

L’Ouroboros-À teste d’Or

Il vient de sortir le premier numéro d’une revue de poésie, philosophie art plastique, critique littéraire et cinématographique… d’un véritable « luxe communal », en belle couleur jaune « Gilet Jaune » -en toute conscience de cause commune. Une invitation audacieuse au contact sensuel avec l’écrit et l’expression plastique, à contre-courant du virtuel régnant. Les éditeurs ouvrent les pages de leur « ardente revue » à la présentation de travaux « sans exercer la moindre censure idéologique ». Ils comptent avec un même « élan créateur » de tous les participants à cette aventure, que « nous voulons, pour notre part –la part du feu-, résistant voire révolutionnaire. Ainsi soufflons-nous résolument sur les braises, pour faire croître un feu créateur et purificateur…». L’équipe de la rédaction, localisée à Lyon, et les contributions au premier numéro sont largement inspirées par l’héritage de Max Schoendorff (1934-2012), peintre et créateur en 1978 du Centre international de l’estampe URDLA, et son bulletin trimestriel « …ça presse ». Il était avec Jacques Wajnsztejn, Gzavier, moi et quelques autres complices lyonnais(es) à la base de l’éphémère initiative « Journées critiques » il y a une dizaine d’années (2010-2012). Cette nouvelle revue donne l’occasion de finir l’année en beauté et ouvre des horizons enflammés pour le nouvel an.

Dietrich Hoss

Revue bi-annuelle « L’Ouroboros-À teste d’Or » N°1, sous parrainage de Jean-Claude Silbermann avec quelque trente de ses encres de Chine « héroïques », créées en 2019 sous le nom d’Une voie limpide qui, nous espérons, s’ouvre à nous… ; coédition Association de la revue L’Ouroboros/Edition A plus d’un titre, avec le soutien de la Fondation Jan Michalski, 4ième trimestre 2020, 222 p., 111 illustrations en blanc-noir et couleurs.

Prix du numéro 25.-Euros (frais de port inclus), abonnement (deux numéros) 50.- Euros, (abonnement de soutien à partir de 70.- Euros), règlement par chèque à l’ordre de « Revue L’Ouroboros » en ajoutant vos coordonnés, adresse postale: 320 rue Duguesclin, 69007 Lyon, mail : ouroboros.dard@gmail.com

Pour le moment la revue est seulement disponible en librairies à Lyon.

Quelques remarques sur notre site a propos du texte « La passion du communisme »

Ce texte publié par la revue Endnotes proche des courants communisateurs, fait comme si Camatte et Cesarano provenaient d’un moule politique commun combinant gauche communiste italienne et situationnistes. Nous montrons qu’il n’en est rien et qu’il y a des écarts importants entre les thèses des deux auteurs et parfois même des gouffres.
Ces remarques font suite à deux autres écrits paru dans Lundi.am, ici et , sur les livres de Cesarano publiés ces derniers temps par les éditions La Tempête.

 

Échange avec Larry Cohen sur l’État, les rapports sociaux, l’économie, la crise sanitaire…

Nous publions les remarques de Larry Cohen suite à la publication de Mystère de la productivité avec des réponses et approfondissements de J.Guigou.

 



 

Le 11 avril 2020

Salut Jacques,

Merci pour cet article, qui aborde pas mal de thèmes très pertinents. Quelques remarques plutôt que des critiques :

1) Sur les réactions sociales, qui me semblent tout compte fait assez faibles, un article paru dans Jacobin aux États-Unis fait quand même un recensement international de grèves axées essentiellement, mais pas exclusivement, sur l’insuffisance de protection pour les salariés ou l’obligation de travailler alors que l’activité n’est pas indispensable. L’auteur cite l’Italie, les ouvriers de Chrysler à Windsor (Canada), des ouvriers à Detroit, Memphis, les salariés d’Amazon (France, Chicago, New York), centres d’appel au Portugal, au Brésil et en Espagne, secteur hospitalier à Hong Kong et au Zimbabwe, au Royaume-Uni, postiers, éboueurs, employés communaux, bibliothécaires et, en Irlande du Nord, salariés d’usines de transformation de la viande… Sur les salaires et les conditions de travail, il y a eu des débrayages récents en Bulgarie, au Liban, au Kenya, au Nigéria, aux territoires palestiniens et chez les éboueurs de deux villes au Royaume-Uni. À suivre donc.

2) Si je partage dans l’ensemble votre point de vue sur la perte d’universalité (et donc de crédibilité) de l’État dans sa forme actuelle, je tiens néanmoins à rappeler que l’importance symbolique donnée aux soignants n’est pas un fait inédit. A titre d’exemple, le prestige des pompiers new-yorkais aux yeux de la population est très ancien (Paul Morand, alors diplomate à New York, l’avait souligné en 1930). C’est que, à mon avis, les gens ne font pas une distinction nette entre l’État et la vie sociale et donc les structures et les pratiques qui assurent leur survie ou leur sécurité. Bien sûr, Macron et compagnie exploitent ce filon, mais plutôt avec la même maladresse et la même incohérence qu’ils montrent depuis le début de la crise.

3) Je suis également d’accord avec l’idée que c’est la reproduction des rapports sociaux dans leur ensemble qui prédomine… sauf que j’aurais préféré un développement plus concret de cette thèse. En effet, je suis frappé par les efforts déployés pour sauver des personnes âgées et déjà en mauvaise santé, d’autant que cela permet de relativiser les clichés qui circulent à gauche sur le caractère impitoyable, antisocial, néolibéral et j’en passe du système. Cela vaut d’ailleurs pour la Chine et d’autres régimes asiatiques qui n’ont même pas à avoir peur de perdre les prochaines élections. L’idée de contrat social informel me vient spontanément à l’esprit, mais il faudrait que j’y réfléchisse encore.

4) Sur la monétisation de la dette publique, ça y est, c’est lancé au Royaume-Uni et sans discours bidon. Un article paru dans le Financial Times indique d’une part que la distinction entre politique monétaire et politique fiscale s’efface ici, puisque c’est au Trésor de décider de la durée du programme, et d’autre part que c’est exactement comme ça qu’ont procédé les États-Unis dans les années 1950 pour liquider l’énorme dette nationale contractée pour financer l’effort de guerre : ce sont les épargnants, petits et grands, qui ont été obligés de payer la note. Quant à la zone euro, il me semble qu’on en est encore loin.

5) Sur le télétravail, il me semble que ce sont surtout la vidéoconférence et vraisemblablement la télémédecine qui ont de beaux jours devant elles. Encore une fois, c’est la rapidité et la souplesse qui priment. Mais ce n’est pas impossible que les entreprises recourent plus massivement au télétravail et à l’intelligence artificielle pour pouvoir éviter à l’avenir que d’autres épidémies désorganisent l’activité au même degré qu’aujourd’hui.

6) Un dernier aspect à méditer. Selon David Harvey, des capitaux ont afflué massivement depuis la crise de 2008 vers le secteur du tourisme au sens large, qui présente l’avantage d’un cycle de réalisation (par la consommation) réduit au minimum. Compagnies aériennes, hôtellerie, centres de congrès, parcs à thème, offre « culturelle », tous ont bénéficié d’investissements massifs. Entre 2010 et 2018, le nombre de déplacements à l’étranger serait passé de 800 millions à 1,4 milliard. Harvey ne prétend pas que ce soit le capital qui a convaincu les gens de voyager, mais il attire l’attention à la fois sur l’effondrement actuel de tous ces secteurs et, en filigrane, sur la folie de cette forme de « consommation expérientielle » que nous voyons tous autour de nous.

Amicalement,
Larry

 



 

Le 12 mai 2020

Bonjour, Larry,

Quelques commentaires à tes remarques :

1. Les grèves et autres résistances recensées dans le monde à l’obligation de travailler alors que les protections sanitaires ne sont pas suffisantes et que l’activité de l’entreprise n’est pas indispensable furent (et sont toujours après le début de déconfinement), en effet, plutôt « assez faibles ». C’est le cas y compris dans les Grands groupes mondiaux. Le conflit entre des salariés des sites d’Amazon-France et la direction est emblématique de cette valse hésitation entre lutte frontale contre les conditions de travail et nécessité (intériorisée) de la poursuite de l’activité pour conserver les emplois. Il faut y ajouter, le recours à la justice pour trancher.

Le 21 avril dernier, à propos du conflit à Amazon-France et de notre analyse des rapports entre niveau I et niveau II du capital, JG écrivait ceci :
« Le conflit à Amazon France illustre assez bien les tensions entre niveau I et niveau II.

Je rappelle la chronologie des faits :

– Le confinement étant en vigueur depuis une quinzaine de jours, le syndicat SUD-Commerce de Amazon France dépose une requête auprès du Tribunal de commerce de Nanterre pour mise en danger de la vie des salariés dans les six plates-formes de distribution.

– Il y a une dizaine de jours, le Tribunal condamne Amazon France à mieux protéger ses salariés et à respecter la loi de sécurité sanitaire, à savoir : ne distribuer que des « produits essentiels » (alimentaire et hygiène/santé).
– Amazon France conteste le jugement, cherche des négociations puis décide de fermer pendant plusieurs jours tous les centres de distribution pour les désinfecter en disant aussi qu’il place en chômage technique (au frais de la collectivité est-il précisé) près de 10.000 salariés. Menace d’appel est brandie…
Amazon ajoute que le commerce en ligne continue car les commandes sont assurées par d’autres entrepôts en Europe et par les vendeurs indépendants d’Amazon mais qui utilisent son site. Amazon dit aussi qu’il ne livre plus « de smartphones ni d’ordinateurs » contrairement à ce qu’affirment des salariés.

– Un leader syndical CFDT partage l’avis du Tribunal mais ajoute qu’il est urgent de reprendre le travail sur des bases sécuritaires élargies. Un autre syndicaliste d’une fédération nationale dit que la pression qu’exerce Amazon sur les salariés et l’État est insupportable…

– Amazon prouve qu’il a placé sur les sites des milliers de gels et des milliers de lingettes contre les virus et que les distances sont respectées, etc. Une pétition ayant été approuvée par près d’un millier de salariés Amazon et surtout par des milliers de salariés des entreprises sous-traitantes demande la reprise immédiate du travail. Des soutiens dans ce sens affluent des centres Amazon aux USA…

– aux dernières nouvelles (21 avril 20), une négociation est en cours : la reprise du travail sur des bases co-acceptées semble prochaine.
Bref, voilà un cas de tension entre le niveau I du capital avec sa puissance technologique en réseaux (reproduction globale des rapports sociaux) et le niveau II de l’ex État-nation avec le droit du travail français d’une (moindre) puissance juridico-politique (reproduction nationale des rapports sociaux).

Pour l’instant le match est en cours (et sans arbitre, bien sûr) ; il semble qu’on s’achemine vers un compromis entre les deux niveaux sans que pour autant qu’aucun des deux ne sortent affaiblis du conflit.

Il est aussi à noter la désunion profonde des États membres de l’UE puisque aucun d’entre eux n’a interdit à Amazon la poursuite de son activité commerciale en ligne sur leur territoire.

Le « modèle social français » quant à lui, plie mais n’a pas rompu… Un seul chiffre sur la politique étatique de paiement du chômage partiel en France : 12,2 millions de salariés en chômage technique au 7 mai ; tarif : 26 milliards d’euros (source Figaro Économie).
Hypothèse : cette tension pourrait-elle s’accentuer jusqu’à aller vers une quasi-séparation (ou du moins une forte tendance à la séparation) ?

Ce « décrochage » et cette « déconstruction » entre les niveaux dont parle JW à la faveur de la montée des souverainismes et des protectionnismes puis de l’épidémie coronavirus, pourraient-ils se convertir en un clivage ?

Allons-nous voir le Groupe Amazon brader sa filiale Amazon France et … la voir être nationalisée par l’ex État-nation français car… c’est un Service Public majeur « pour la continuité de la nation » ? » (fin de citation)

À Amazon-France, la situation n’a guère évoluée depuis trois semaines. La direction annonce la réouverture des centres de distribution français pour le 13 mai ; un accord ayant été conclu avec les représentants syndicaux sur les conditions de sécurité sanitaire du travail. Elle déclare son désaccord avec la justice française. L’appel d’Amazon sur la décision du Tribunal de Nanterre ayant été confirmé par décision de la Cour d’Appel de Versailles le 24 avril, Amazon conteste ce jugement devant la Cour de Cassation. Elle ajoute que les commandes des millions d’articles achetés en ligne sont livrées par les sites d’Amazon des pays voisins.
La reprise du travail se fera-t-elle dans la continuité de l’anesthésie sociale ou bien autrement ?

2.Tu avances une hypothèse sur l’assimilation que feraient « les gens » entre l’État et la vie sociale et tu interprètes cette assimilation comme une sorte de « contrat social informel ». Cela rejoint nos récents échanges avec plusieurs interlocuteurs sur la fin de l’ancien rapport (hégelien) entre l’État et la Société civile 1.

Si elle a eu une porté politique et historique pour qualifier la société de classe et son État-nation, cette distinction n’est plus tenable aujourd’hui ; et d’ailleurs depuis les bouleversements des années soixante et soixante dix. Avec la fin de la dialectique des classes, avec la totalisation du capital (cf. la globalisation) les grandes et fortes médiations des institutions de la société bourgeoise (les individus, la famille, la propriété, l’État, l’école, le travail, l’entreprise, les religions, etc.) ont tendance à se résorber dans une « gestion des intermédiaires » (cf. l’institution résorbée).

Les identités civiles, professionnelles, culturelles, sexuelles qui étaient dominantes dans la société de classe sont en grande partie délitées, voire dissoutes. C’est ce puissant et vaste passage à la moulinette par la capitalisation de toutes les activités humaines que nous avons nommé la « révolution du capital ». Certes, les individus, l’État, l’économie sont là, mais ils ne sont plus ce qu’ils étaient. L’organisation de « la vie sociale » n’est plus déterminée par les médiations institutionnelles issues de la société bourgeoise mais elle procède par une gestion des réseaux, y compris directement par les réseaux d’État ou indirectement par ceux dans lesquels l’État est un incitateur ou un opérateur effectif.

L’État n’est plus l’administrateur de la société, fixé (lat. status) dans une position surplombante, mais il se fait social, coopératif, innovateur, animateur, etc. Ce qui ne supprime pas, bien sûr, ses fonctions régaliennes d’ordre public, de contrôle et de répression mais elles les intermédiatisent par divers biais : information-communication, réseautage, professionnels ou bénévoles de l’intervention constitués en comité de pilotage, brigade sanitaire, accompagnants du « vivre ensemble », télé-guidage individuel disponible 24h/24, associations, ONG, etc. etc.

Dans la survenue d’évènements majeurs et par définitions imprévus (cf. Gilets jaunes, Corona virus…) c’est une combinatoire de ce type qui opère cette sorte de désétatisation du rapport social. Serions-nous là dans un « contrat social informel » selon ta formulation ?

Peut-être si on y voit des rapports temporaires, peu modélisées dont les acteurs sont multiples, évanescents, mobiles, polyvalents autant qu’ambivalents par rapport à un État perçu à la fois comme protecteur, comme partenaire et comme dominateur.
Sans doute pas si on se réfère au contrat social de type rousseauiste, jacobin, assembléiste, celui qui est basé sur « la volonté générale » (en fait, la volonté de la majorité la plus puissante) et donc sur un consensus politique partagé. Aujourd’hui, cette absence de tout « contrat social » est encore accentuée par la crise sanitaire. La profonde dissociation des rapports sociaux ne se colmate que de courts instants et sur un mode virtuel, délégué, à distance. Ainsi la célébration des Pompiers de New York en 2001 comme les applaudissements destinés aux Soignants en 2020 sont analogues à des manifestations de supporteurs d’une équipe sportive. Ce ne sont pas des « citoyens » d’un même corps-national (ou mondial) qui s’expriment mais des supporteurs qui se rendent « visibles », qui cherchent une reconnaissance comme « partenaire » du « jeu social ».
Dans notre temps présent, la référence politique à un « contrat social », quelles que soient ses reformulations républicanistes ou ses réactualisations souverainistes est devenue inefficiente, probablement définitivement caduque.

3. Sur les aspects plus économique et financiers de tes points 4 et 6, il me semble que les récentes notes de JW sur la crise sanitaire apportent des éclairages qui répondent à certains aspects de tes propos.

Amitiés
Jacques Guigou

Notes de bas de page :
  1. De différentes façons d’appréhender le virus… et l’État http://blog.tempscritiques.net/archives/3552http://blog.tempscritiques.net/archives/3552[]

Échange à partir de la réponse à la lettre de J.-M. Royer à J. Rancière

Échange à partir de la lettre de Jean-Marc Royer à Rancière qui a été publié dans le numéro 228 du site Lundi matin. En souligné le passage qui importe avec la remarque en gras de J-M Boyer et pour réponse en rouge l’apport de J. Wajnsztejn.

Mis à jour le 9 mars 2020

 



 

Jacques, bonjour.

Ordinairement, je refuse toute « discussion » par mail car ce moyen de « communiquer » engendre inévitablement des embrouilles et des polémiques (j’en ai maintenant 26 ans d’expérience) qui sont généralement prises pour des échanges théoriques (misère de la théorie et désert de la critique).

Rien ne peut remplacer l’humanité et la richesse d’une énonciation face à face, surtout pas le numérique.

Je tente ici exceptionnellement l’expérience d’un échange de type volontairement épistolaire, nous verrons bien, mais si je sens s’installer des quiproquos et des malentendus inextricables, alors j’arrêterai sans pathos, tout simplement.

J’ai pris comme base ton mail que j’ai retranscrit sous la forme d’un texte ou d’une lettre ; j’ai questionné les passages surlignés en jaune ou commenté certains autres en bleu. Voici ce que cela donne.

Jean-Marc

 



 

Jean-Marc,

Quelques remarques

– Bourdieu comme Rancière confondent méthode exemplaire du pouvoir et lutte exemplaire.
On peut effectivement dire que la méthode de la réforme des retraites de Macron est « exemplaire » car premièrement elle n’attaque pas tout le système de front contrairement à la réforme Juppé qui s’attaquait à la Sécurité sociale dans son ensemble ; deuxièmement parce qu’elle ne s’attaque pas directement à la répartition qui, quoiqu’en dise Rancière, continuera à être le régime principal de retraite (mais par points) (cela fait partie des recommandations de l’OCDE, la BM et du FMI : ne pas supprimer la répartition, mais la minorer peu à peu); il faudrait vérifier : les recommandations sont d’assurer des régimes de retraite viables, mais leur organisation est toujours liée aux spécificités internes du pays. On n’est pas au Chili ! Ainsi, en France un pays où le pouvoir a pour le moment refusé la création de fonds de pension ne peut pas se poser sa réforme dans la perspective de la capitalisation. « Quant à minorer la répartition », il faudrait que tu en apportent la preuve alors que pas un seul expert est d’accord sur les effets de la réforme comme je le dis quelques lignes plus bas ; troisièmement parce qu’elle est présentée comme plus égalitaire car plus universaliste d’où l’adhésion de la CFDT ; enfin quatrièmement parce qu’elle sème le trouble dans les esprits puisqu’il n’y a pas deux experts qui soient d’accord entre eux (cf. aussi le récent avis du Conseil d’Etat) sur le sens principal de la réforme. Pour ne prendre qu’un exemple les discussions autour de : avantage ou désavantage pour les femmes du projet donnent lieu à des matchs qu’aucun arbitre ne peut démêler. Idem chez les statisticiens qui révèlent que la réforme doit très nettement profiter au plus pauvres (la mesure des 1000 euros), alors que les politiques doutent de la réalité de la mesure.
Cela n’a pas empêché deux erreurs (de qui ?) l’une sur les éléments « paramétriques » de financement, l’autre sur l’âge pivot (peux-tu développer ?). Deux erreurs du pouvoir politique macroniste. L’une d’ordre budgétaire qui est devenu un élément extérieur venant troubler le concoctage technique de la réforme des retraites en introduisant un élément d’équilibre financier qui n’est pas interne au projet de réforme (d’où le terme de paramétrique) ; l’autre d’ordre à la fois d’équilibre du régime lui aussi avec la question de l’âge pivot, mais surtout d’ordre politique parce que cela correspondait à la demande expresse de LR (et derrière, plus implicite, du MEDEF)
Si la méthode du pouvoir est « exemplaire », celle de ses opposants ne l’est pas car ils n’ont tenu aucun compte de ce qui s’est passé ces dernières années : aucun compte de la défaite de la grève précédente à la SNCF et aucun compte de ce que le mouvement des Gilets jaunes révélait. Alors que les mesures étaient annoncées et connues à l’avance par les syndicats, ceux-ci ont tout fait pour que les GJ restent dans l’isolement et qu’une lutte générale contre les inégalités et l’urgence sociale n’englobe pas une lutte partielle sur les retraites, mais que cela soit l’inverse.

Il leur a donc fallu d’abord endiguer l’extérieur, ce qui leur était en partie étranger, puis reprendre la main dans le cadre d’un mouvement plus large, mais plus canalisé. La grève et les manifestations sur les retraites sont restées de l’ordre de ce qui était attendu par les syndicats comme par le pouvoir, à l’inverse de l’interruption (Rancière) produite par le mouvement des Gilets jaunes.

En fait la grève, hors Paris avec la RATP, n’a, elle, rien interrompu du tout. Les médias se sont esbaudis sur « la base » qui s’auto-organiserait en dehors ou au-dessus des syndicats, mais s’auto-organiser pour quoi si c’est rester dans le légalisme syndical, les préavis, la défense de l’outil de travail, les manifs plan-plan ? Quoiqu’on entende, on peut dire qu’il n’y a pas eu « giletjaunisation » du mouvement de grève, tout juste y a t-il eu giletjaunisation du cortège de tête.

– Bourdieu et Rancière sont des fidèles du mouvement ouvrier, de l’idéologie du travail et de son aristocratie ouvrière et de l’idéologie du service public type CNR. C’est ainsi qu’ils ne saluent pas par hasard les « soldats du travail » et du service public que sont les cheminots, de la même façon que Sartre ne saluait par hasard les ouvriers cégétistes staliniens de la Régie Renault.

Cela n’a rien d’étonnant pour Bourdieu, ce l’est plus pour Rancière qui célèbre par ailleurs les « sans parts » en y incluant même les Gilets jaunes bien qu’avec une certaine réticence.

De sa part, on ne peut que s’étonner du fait qu’il soit tant question de solidarité y compris dans le temps, alors que le régime de retraite issu du CNR et du gouvernement d’union de 1945 est plaqué sur et reproduit les inégalités inhérentes à la division capitaliste du travail. Certaines étaient certes reconnues comme celles liées aux conditions de travail et à l’espérance de vie (d’où les régimes spéciaux), mais d’autres non comme les inégalités de salaires, inégalités qui augmentent avec l’âge et donc au moment de la retraite à fortiori. La notion de solidarité n’est donc que générationnelle et est très éloignée de l’idée d’égalité qui semble pourtant être au cœur du projet de Rancière.
– Rancière décrit rapidement la fin des collectifs de travail et les incidences sur les régimes de protection et ici de retraite.  Mais il y voit une sorte de « plan du capital », alors que c’est plutôt une mise en conformité avec les problèmes que pose la crise du travail. Or cette dernière, n’est ni mentionnée ni reconnue, ce qui exclut de fait les entrants sur le marché du travail et les chômeurs. « La retraite » est isolée du reste et n’apparaît nullement comme une urgence sociale nécessitant de descendre dans la rue avec une grande détermination, mais comme un droit des actifs bien méritants qui serait attaqué et qu’on devrait défendre.
Bon, mais cela a tout de même rapidement progressé ces temps-ci… comme toujours lors de tous les mouvements d’ampleur. Non justement. Je pense que notre dernier texte est clair là-dessus. Les seuls qui ont fait le lien entre travail et retraites sont les salariés des derniers secteurs protégés par un métier particulier alors que le capital détruit tous les métiers. Comme nous le disons dans le tract : ils jettent leur vêtement ou outil de travail parce que c’est aussi le signe de leur statut (cheminots et enseignants) et de leur pouvoir (avocats, médecins, danseuses étoiles) et qu’en dehors même de la question des retraites ils ont peur de perdre ce statut, alors que les Gilets sont déjà déshabillés. Ils n’ont rien à jeter et s’habillent d’un GJ pour exister.
Par ailleurs, les salariés du privé n’ont pas bronché, alors pourtant qu’ils mènent des luttes invisibles contre les licenciements et au niveau de leurs entreprises. Pour prendre un exemple concret, dans la grosse entreprise pharmaceutique Sanofi d’un quartier de Lyon ou plusieurs salariés ont été Gilets jaunes dès l’origine, dont certains syndiqués CGT, ils n’ont jamais été plus d’une dizaine sur 3000 salariés sur le site à faire grève pour les retraites … alors qu’une mesure répressive conduisant au licenciement d’un salarié précaire a entraîné une grève victorieuse de 350 personnes pendant une journée avec un coût financier énorme pour la direction. L’excuse du « le privé ne peut pas faire grève » répandu par les syndicats ne tient pas. Il n’y a même pas eu de grève par procuration comme en 1995, la procuration est restée au niveau d’un soutien par sondage : comme pour les GJ les français soutiennent le mouvement ou sont contre la réforme. La belle affaire !

Pourtant, travail et retraite n’ont coïncidé que peu de temps du point de vue historique (coïncidé, que veux-tu dire ?) c’est-à-dire que le donnant-donnant du cotisation/prestation aussi bien intragénérationnel qu’intergénérationnel apparaisse à chaque pôle comme possible, « gagnant-gagnant » pour parler comme les politiciens, une vingtaine d’années entre 1975 et 2000, mais avant comme après la corrélation était tout sauf évidente ; avant les années 70 la retraite était trop tardive pour que les métiers manuels majoritaires à l’époque puissent en profiter (d’où la mise en place des « régimes spéciaux » compensatoires) et aujourd’hui elle est « trop » précoce par rapport à l’espérance de vie que l’on se place dans la perspective marxiste de la retraite comme « salaire différé » (en toute logique il faudrait augmenter beaucoup les salaires et baisser relativement les pensions, une situation envisagée pour les enseignants) ou dans la perspective capitaliste/fordiste d’un donnant-donnant de cotisations/prestations qui reposait sur l’hypothèse d’une population active très importante quantitativement par rapport à la population totale.
– ton opposition entre travail et vie est salutaire par rapport à l’oubli qu’en font Bourdieu comme Rancière, mais dans ces termes elle me paraît souffrir des mêmes faiblesses que la critique du travail que nous portions (les petits groupes informels sortis de l’ultra-gauche ou de l’anarchisme historique) dans les années 70 (ou aujourd’hui, mais encore de façon bien plus abstraite par l’école critique de la valeur). Le résumé de tout ça se trouve dans L’évanescence de la valeur (J. Guigou et JW), l’Harmattan 2004, p. 37 à 69 : « Krisis et la critique du travail » (pas de version numérique) pour ce qui est des aspects plus théoriques. Je te mets néanmoins en fichier joint un texte plus actualisé réalisé pour la revue Variations : « Critique du travail et révolution du capital ».
Peux-tu m’envoyer un texte illustrant ce point de vue des années 70 sur le travail STP ?
Il n’y a pas le travail d’un côté au sens du tripalium (référence qui est la tarte à la crème des « radicaux » depuis les situationnistes des années 60) et l’activité libre de l’autre ou encore l’activité qui se cacherait sous le travail, autre énoncé à la mode radicale au début des années 80 (cf. les revues La banquise, puis le Brise glace), mais une activité générique contradictoire la référence (supra) explicite cela, mais on trouve des éléments proches dans le Marx des Manuscrits de 1844 1 qui, « pour revenir sur terre » permet de comprendre que pendant longtemps le fait d’aller « au chagrin » le lundi matin n’était pas contradictoire avec faire correctement son métier le mercredi, et tout ça dans l’aliénation et l’exploitation, attendre le vendredi avec impatience, attendre simultanément avec envie et angoisse la retraite, etc.

Critique de la valeur et travail.
J’ai assisté aux deux dernières années (2015-2017) du séminaire d’Anselm Jappe au Collège International de Philosophie et il n’y a pas une séance dans laquelle je ne sois intervenu sur divers points ; j’ai écouté les enregistrements de ses deux premières années à l’EHESS avec soin, crayon en main, et j’ai lu tout aussi soigneusement de nombreux articles ou livres de la CV. Si cela fait un moment que j’ai compris que la Critique de la Valeur s’arrête en chemin, qu’elle est « tronquée » (c’est l’adjectif fétiche de la CV), il n’empêche : j’ai pu constater que la jeune génération redécouvre Marx et la critique du capitalisme grâce, notamment, à la CV.

C’est un fait que j’ai remarqué à plusieurs reprises dans la région parisienne : par exemple, le lundi 27 janvier 2018, plus de mille personnes sont venues à la journée « Tout le monde déteste le travail », organisée par Lundi matin et qui surfait sur la CV ou sur des courants proches de la CV : Jérôme Baschet par exemple, qui est souvent publié par Lundi matin, est très proche de la CV. Le 11 septembre dernier, à la librairie Michèle Firk de Montreuil, il y avait plus de cent personnes, en grande majorité jeunes, pour écouter assidument un inconnu, Alastair Hemmens qui est écossais, lire sur sa tablette et pendant plus d’une heure la longue présentation de son livre Ne travaillez jamais. Critique du travail en France, de Charles Fourier à Guy Debord, édité par la maison « Crise et critique » récemment fondée par ce courant et qui sort par ailleurs une revue s’intitulant « Jaggernaut ».

Je vois qu’à peu près tout ce qui est dans « l’opposition révoltée », des décroissants aux communisateurs en passant par les municipalistes libertaires, connait ce courant qui bénéficie d’une large audience dans tous les milieux de la radicalité, une audience surtout due à Anselm Jappe qui est un orateur rôdé, susceptible de parler des heures sans notes, autour de sujets variés, mais dont je dois dire que, malgré des relances et même l’envoi d’un texte en vingt points, il n’a jamais accepté une rencontre sur des questions théoriques.

La réception des textes ne fait pas leur vérité. Jappe et l’école critique de la valeur ne répondent jamais à leurs critiques (même quand ils les connaissent) pour plusieurs raisons :

  • Ils pensent toujours être les seuls et les premiers critiques donc à quoi bon polémiquer.
  • Ils sont bien une école au sens où ils ne veulent que des élèves. Il n’y a pas de « maîtres » autres qu’eux (voir point précédent).
  • Leurs connaissances historiques et politiques ne sont pas militantes mais universitaires et très limitées. Ils ne font jamais référence au communisme comme mouvement et rangent de ce fait logiquement le mouvement ouvrier au sein de leur catégorie de « marxisme traditionnel », mais ils ne sont pas plus capables d’accueillir le nouveau, puisque pour eux les mouvements de a fin des années 1960-début des années 70 ne sont que des « modernisations de rattrapage ».

Leurs lectures, tu en donnes d’ailleurs un exemple, remplacent ce que leur clientèle ne lit pas, c-à-d leurs livres. Comme à la fac où ces faux étudiants qui leur servent de public ne vont plus, ils délivrent une pensée en kit dont quelques mots-clés sont saisis et reliés uniquement dans le ciel des idées de l’idéalisme allemand, lieu où on ne risque pas d’être contredit. « Le marxisme de la chaire » aurait dit Marx.
Pour ma part, cela fait quelque temps déjà que je suis critique vis-à-vis de la CV, j’ai même de quoi en faire un livre un de ces jours (avec un peu de travail à la clé) car cela touche à des questions importantes.

>Ce dont je viens de parler, c’est de la réception de la CV, mais pas de ses points aveugles, de ses limites.
Pour en dire quelques mots sans aller à l’essentiel – ce qui demanderait de tous autres développements – les apports récents de l’archéologie et conséquemment de l’anthropologie politique depuis Clastres ou Sahlins sont ignorés, ceux de la psychanalyse sont mal digérés (un point de vue critique à cet endroit leur fait complètement défaut d’ailleurs), quant à l’Histoire ou à la critique du mode de connaissance scientifique moderne (sans parler de celle des techniques), elles sont absentes, ignorées ou réduites à la portion congrue (Cf. par ailleurs l’article de Daniel Cunha), alors que ce sont des éléments importants pour mener cette critique du « travail » à son terme. Car ce qu’on appelle « travail » a une histoire.

Prenons un raccourci et venons-en à ce qui se passe à la fin du xviiie siècle en Angleterre (j’en connais les prolégomènes à Sao Tomé et ailleurs au début du xvie siècle).

La prolétarisation, c’est encore à mon avis le meilleur concept pour rendre compte de ce que devient le « travail » dans le capitalisme thermo-industriel. Outre que c’est la source de l’accumulation capitalistique pour le dire très vite, cette prolétarisation a au moins trois aspects essentiels connus : les êtres humains deviennent des êtres hors-sol, c’est-à-dire coupés de tout moyen de subsistance autonome, avec toutes les conséquences physiologiques et psychiques que cela entraîne (cela est encore plus profond aujourd’hui qu’au xixe siècle) ; le travail en fabrique puis en usine les transforment en appendice de la machine (idem : bien que le travail à la chaîne ait été éloigné de nos regards – en Chine ou ailleurs – cela est encore plus profond aujourd’hui à cause de la prééminence du temps passé devant des écrans algorithmés par les gafam) ; le « travail en régime capitaliste » imprime son rythme et son abstraction aliénante sur tout le temps vécu depuis la naissance, il imprime sa marque indélébile sur les consciences et les inconscients. Là-aussi, l’aliénation s’est approfondie puisque les versants « socialisants » du travail (partage du même lieu et du même métier, coopération, amour du travail bien fait, perruque…) ne sont plus du tout de mise depuis la contre-révolution internationale, l’avènement de la micro-informatique, l’automation et autres joyeusetés.

En somme et paradoxalement, personne à présent et encore moins qu’hier, ne voudrait se déclarer « prolétarisé ou prolétaire » (surtout dans la petite bourgeoisie, fut-elle anarchiste, marxisante, libertaire ou simplement radicalisée) alors que nous le sommes tous, différemment certes, mais au moins aussi profondément qu’au XIXe siècle, car, ce dont il s’agit, c’est du dessaisissement profond de l’être.

D’une manière générale, toute analyse théorique ou politique qui négligerait les évolutions anthropologiques en cours serait gravement déficiente, de plusieurs points de vue. Malgré ses protestations, c’est pourtant le cas pour la CV.

Par ailleurs, le capital a fait du travail le totem fétichisé autour duquel tout gravite, au point où « l’absence de travail » est souvent vécue comme une perte, une exclusion, ce dont certains ont tiré une conséquence logique et ultime qu’ils ont inscrite à leurs frontons : « Le travail rend libre ». Seulement, hypnotisés par le totem, nous n’avons pas encore compris ce qui nous fait tourner autour depuis deux siècles. LA CHOSE doit être d’importance et sacrément refoulée pour que cela perdure ainsi au profit d’un ordre aussi destructeur et aussi mortifère… Sinon, il se serait écroulé depuis longtemps, car l’Histoire nous apprend que lorsque l’imaginaire d’une civilisation vacille, alors ses « jours » sont comptés (je vais à l’os). D’ailleurs, pour être aussi forte, cette CHOSE a sûrement l’étendue, la force et la fonction d’une religion… Mais c’est une autre affaire.

Cette critique du travail s’est effondrée du jour où ont été battus les mouvements de refus du travail (et particulièrement et en dernier lieu en Italie) et que c’est le capital qui s’est mis lui-même à la critique du travail par un mouvement de restructuration consistant en une massive substitution capital/travail. (Je le subodore, mais je ne suis pas sûr du sens de cette phrase). C’est le terme utilisé pour désigner le remplacement du travail vivant par le travail mort dans les différents processus de production (comme disait Marx déjà : « le mort saisit le vif »). Ce n’est néanmoins pas la fin du travail puisque celui-perdure aux marges de la production (l’agent de sécurité remplace le mineur de fond pour caricaturer). Un processus loin d’être terminé puisque les projections, par exemple pour les EU disent que les entreprises pourraient licencier environ 50% de leurs effectifs sans baisse notable de la productivité (il y a donc de la marge c’est le cas de le dire ; l’exemple de la mise en place vraiment au ralenti des caisses automatiques de supermarchés le montre aussi).

Ce que veut dire Rancière, mais « à l’ancienne », donc en se situant dans le ton du mouvement ouvrier classique, c’est que tout ça formait un tout et que ce tout n’existe plus et qu’il le regrette ; le problème c’est qu’il positive ce processus qu’il aurait suffit de remettre sur ses pieds comme disait ce bon vieux Marx.

Mais dans ce que nous appelons la société capitalisée le temps de la « vie » est aussi colonisé que le temps de travail, ce qui ne l’empêche pas de sans cesse augmenter quantitativement sans que pour cela il (le temps de la vie) se désaliène forcément. C’est effectivement, comme tu le dis à demi-mot le propre de mouvements comme celui qu’on vient de connaître avec les Gilets jaunes qui permet de penser massivement un temps qui ne soit plus à remplir ou à occuper à tout prix, mais un temps où on ne compte plus son temps et ou on ne perd plus son temps. A un niveau plus restreint, mais plus complet : l’expérience de NDDL, mais nous ne sommes pas au Chiapas.

Dans nos pays dominants il n’y a plus de bases arrières depuis longtemps et les agriculteurs ne sont plus des paysans mais des individus en contact avec la terre, mais demandant un mode de vie urbain salarié (machines, vacances et retraites).

En dehors des mouvements donc point de salut sauf à attendre la « crise » ou la catastrophe, mais de là à parler de « mouvement exemplaire » il y a un pas… qu’on peut refuser de franchir.

Si l’on prend le mouvement des Gilets jaunes, ce que l’on peut dire, de son intérieur, comme à la réflexion, aujourd’hui, c’est que c’est déjà pas mal qu’il ait été un « analyseur » de la crise de reproduction du rapport social capitaliste. Cela relève de son initiative et il l’a rendu manifeste.

« Analyseur » oui, mais avec toutes les limites que l’on traîne depuis un siècle du côté de l’analyse… « Révélateur », ou bien « épreuve du feu » pour les théories et les théoriciens, comme toujours évidemment dans ces moments-là.

Rien de tout cela dans le mouvement sur les retraites où l’initiative revient en fait au pouvoir et aux fractions « éclairées » (?) dans la dernière version, sur suggestion des autres membres de la revue, on a mis « moderniste » à la place de « éclairé » dans la mesure où la CFDT est le seul syndicat à avoir à peu près compris la révolution du capital et la fin de la centralité du travail qui en découle, mais bien sûr pas d’un point de vue révolutionnaire du syndicalisme (CFDT surtout) de jouer les lanceurs d’alerte sur une situation de plus en plus irreproductible et explosive, que les opposants à la réforme, en toute logique politique, ne devrait pas vouloir continuer à reproduire… Le sens de cette phrase n’est pas immédiatement perceptible. (la position réactionnaire au sens premier du terme de FO et de la CGT qui défendent division et hiérarchie du travail et donc des retraites qui redoublent en les aggravant ces inégalités).

Si on ne lit plus et qu’on n’entend pas aujourd’hui de grandes envolées sur « l’auto-négation du prolétariat », c’est que dans le contexte actuel, il apparaît déjà bien improbable, pour le plus grand nombre de scier la branche sur laquelle on est assis. Non on n’a pas que nos chaînes à perdre contrairement à ce que tu énonces plus haut ; je pense que tu confonds prolétarisation et paupérisation, alors que le mouvement des Gilets jaunes a « révélé » (j’emploie ce mot puisque tu sembles choqué par l’emploi du terme « analyseur » qui n’est d’ailleurs pas de moi, mais de Jacques Guigou) justement la nouveauté de la situation. C’est d’ailleurs parce que beaucoup « d’analystes » ressentaient ça confusément que le terme de plèbe a été assez souvent utilisé pour désigner les GJ. L’autre élément qui a joué est que les Gilets jaunes ne se sont jamais revendiqués et encore moins identifiés aux prolétaires de la lutte des classes. La référence révolutionnaire, si référence il y avait, c’est aux sans-culottes qu’elle s’adressait, mais comme dans un ordre inversé.

Les sans-culottes n’étaient que des « bras-nus » (Daniel Guérin) et pas encore des prolétaires-ouvriers ; les Gilets jaunes ne peuvent plus le devenir ouvriers-prolétaires car il n’y a plus besoin d’une « armée industrielle de réserve ». C’est pour cela qu’ils ont partiellement remis en question les conditions de vie en général comme s’ils sautaient par-dessus la question du rapport au travail. Et même s’il y avait beaucoup de retraités sur les ronds-points et chez les Gilets jaunes et que si certains ont participé aux manifestations sur la retraite, c’est plus parce qu’ils ne voulaient pas lâcher le morceau (« On est là … ») que par motivation et détermination sur la réforme des retraites.

Voilà pour le moment,

Jacques W

Notes de bas de page :
  1. A noter que cet ouvrage de Marx qui a été central en France pour la critique du travail dans l’immédiat après 68, n’est même pas cité dans le choix de textes de Marx que l’althussérien ex marxiste-léniniste Kurz présenta dans son livre Lire Marx en 2002 []

Suite des échanges autour des rapports entre technologie et emploi

Cet échange de courrier entre Larry Cohen et J.Wajnsztejn poursuit la discussion autour des transformations du procès de production capitaliste et particulièrement du rôle qu’y joue l’intégration de la technoscience. Ici plus précisément la discussion est centrée sur les rapports entre automation et emploi ; et nous partons, comme dans la lettre précédente d’une présentation d’un article non traduit de la New Left Review sur la question, mais présenté et commenté par Larry Cohen.
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