Crises, guerres, profit : les banalités de base du marxisme maintenu

1) L’entretien avec William Robinson1 , « Un keynésianisme de guerre est en cours pour soutenir les profits des entreprises. À propos de Gaza, les preuves de la répression de la dissidence sont flagrantes », est un exemple de ce que seuls encore aujourd’hui des marxistes américains peuvent asséner de version finalement orthodoxe du marxisme, tant ils ne semblent pas avoir été touchés par la critique de cette orthodoxie, critique essentiellement produite en Europe, il faut le dire. Le résultat en est une bouillie d’incohérences.


Quelques exemples :

– Comme on pouvait s’y attendre, l’auteur commence par le couplet de référence sur le taux de profit qui baisse. Marx parlant de cette tendance dès le milieu du XIXe siècle, on va bientôt atteindre deux siècles. À mon avis, cela doit pouvoir entrée au guide Guinness des records. La relecture du Cardan/Castoriadis des années 1960, pourtant l’une des références du cercle Soubis, aurait pu mettre en garde contre ce genre de rengaine. Comme d’habitude aussi, pas un mot sur le mode de calcul du profit aujourd’hui, alors qu’il y a de plus en plus de difficulté à trouver des indicateurs adéquats (les calculs de productivité sont par exemple de plus en plus soumis à caution, sans parler de taux de croissance eux-mêmes). Mais notre auteur ne se tient pas longtemps sur cette ligne de crête d’où il ne pourrait que tomber. Donc une fois mis ça en intro comme un clin d’œil de connivence entre marxologues, il en revient très vite à une multiple utilisation du terme de « profit », plus vague mais qui présente l’avantage, lui, de toujours augmenter.


– Le second couplet est sur l’accumulation, qui s’accroîtrait sans cesse et entraînerait l’existence d’un capital excédentaire qui pousserait à la guerre parce qu’il faudrait le détruire. C’est le même discours que celui des années 1930, sauf qu’aujourd’hui sa base matérielle n’est plus la même car l’industrie lourde ne représente plus « le capital » comme à l’époque. Quoiqu’en dise d’ailleurs Robinson, les budgets militaires des puissances occidentales n’ont fait que baisser depuis 50 ans (sur ce point aussi, voir Cardan/Castoriadis), avec le processus de globalisation des flux d’échange, à un point tel que la France, la GB et encore plus l’Allemagne sont démunies par rapport à l’attaque russe et que les Européens sont obligés de racler le fond de tiroir suédois ou autres pour venir en aide à l’Ukraine. Là aussi, notre auteur fait un effet d’annonce qui lui sert de preuve, le budget américain ; mais l’augmentation dont il parle ne concerne que dix années largement guidées par la lutte contre le terrorisme (mais peut-être pense-t-il comme bien d’autres que le 11-Septembre est une invention américaine ?). En outre, toujours fidèle à ses incohérences, il nous dit que la guerre qui serait due au capital excédentaire est aussi une formidable opportunité d’accumulation. Peut-être, mais pas dans le même temps, si on regarde des exemples historiques, qui n’ont guère l’air d’avoir de l’importance pour lui.


– Son centrage sur l’accumulation l’empêche de comprendre l’intégration de la financiarisation puisque pour tout bon marxiste celle-ci nuit à l’accumulation. C’est que son centrage sur l’accumulation le conduit logiquement à privilégier le capital productif et les entreprises transnationales traditionnelles comme à l’époque de l’impérialisme. Il ne mentionne même pas les GAFAM et la « révolution » que représente l’accent mis sur le procès d’ensemble du capital aujourd’hui, sur la capitalisation à travers les processus d’accélération et de virtualisation du capital. Cette perspective le ramène tout aussi logiquement vers le vieil anti-impérialisme anti-américain (la tasse de thé des marxistes est de haïr le propre capital national et État-nation comme preuve de leur internationalisme), alors même qu’il en signale la faiblesse actuelle. Poussant l’incohérence jusqu’au bout, il pense que les États-Unis provoquent la Chine et la Russie pour qu’ils se réarment et donc que leurs investissements soient mal orientés. Mais si l’argument est éventuellement recevable par rapport à la Chine, il ne l’est pas pour la Russie (on se demande bien en quoi et sur quoi elle concurrencerait les EU). Le texte apparaît d’autant plus à côté de la plaque que depuis Obama II au moins, on assiste à un isolationnisme américain qui succède aux « opérations de police » des années 1990 et 2000 et qui n’est pas assimilable à un simple protectionnisme douanier. L’America first, ce n’est pas la guerre militaire et ces « cons » d’électeurs ne s’y sont pas trompés. L’analyse que Robinson fait de la tendance à la fin de la domination américaine et de l’avènement d’un monde capitaliste bipolaire est sans doute juste et banale, mais contradictoire avec son affirmation d’une machination des EU contre la Chine et la Russie (ils auraient créé le « climat » qui a poussé la Russie a attaqué). Comme beaucoup de marxistes, il rejoint une position campiste (que Soubis semble critiquer dans l’ensemble) et de surcroît au prétexte de la vieille opposition entre capitalisme privé et capitalisme d’État, qui n’a plus trop de raison d’être. D’accord, il dit qu’il faut distinguer le fait et les opinions, mais comment fait-il pour faire tenir deux affirmations telles que 1) la Russie a attaqué l’Ukraine et 2) la Russie n’a pas intérêt à la guerre (puisque Robinson fait parfois appel au « climat » psychologique pour expliquer les faits sociaux et géopolitiques, peut-être que Poutine est-il homme à se laisser prendre au « climat » que les États-Unis auraient créé) ?


– Le quatrième couplet attendu (et HenriD., tu as pourtant l’habitude de le critiquer), c’est que le capital mènerait la guerre contre la classe ouvrière et les milieux populaires. Mais pour faire la guerre, il faut être au moins deux. W. Buffet l’a dit : sa classe l’a gagnée. On peut douter que cela n’ait été qu’une bataille d’une longue guerre au cours de laquelle il serait loisible de prendre sa revanche ;et même si cela était le cas, d’une défaite on ressort le plus souvent affaibli à court et moyen terme. En effet, on ne revient jamais à zéro. Pour ne prendre qu’un exemple, la défaite finale de combats de « forteresses ouvrières » dans les années 1970 n’a pas été remplacée par les luttes dans les plateformes. Pourtant, pour Robinson, « un soulèvement mondial est en cours à la suite de 2008 » (c’est vrai qu’on a tous envie de rigoler en ce moment et tout le monde pense aux lendemains qui chantent…, la preuve, les Américains votant Trump).


– Ensuite, c’est la grande dérive. Il mentionne, sans faire recours à la notion marxiste d’armée industrielle de réserve, la présence d’un fort réservoir de force de travail disponible pour le mode d’exploitation capitaliste avec l’immigration, tout en relevant« le surplus de main d’œuvre » que représentent ceux qui sont structurellement marginalisés. Et c’est là que ça dérape : le prolétariat palestinien est assimilé à ce surplus de population, un type de raisonnement identique à celui tenu par certains courants ultragauche sur les raisons de l’élimination des juifs par les nazis, la domination réelle du capital entraînant l’inutilité des classes moyennes et rentières (auxquelles les juifs, tous les juifs, étaient assimilés). Ce n’est donc pas par hasard qu’il reprend (« Soyons clairs ») sans précaution le terme de génocide sans dire un mot sur le 7-Octobre ! Mais notre auteur biaise : il n’attaque pas directement la banque juive mais cite quand même Goldman Sachs (à croire que c’est la seule banque influente aux États-Unis ; même procédé utilisé par d’autres pour le lien Macron-Rothschild, comme si cette dernière était une banque majeure en France). Il cite aussi le financement des universités américaines,en faisant passer pour un scoop les rapports étroits et pourtant très anciens entre ces universités et la recherche militaire (le pôle technologique de la Silicon Valley étant né en grande partie dans l’après-guerre des liens entre Stanford et le Pentagone). Là aussi, avec une seule référence précise, Alex Karp, PDG de Palantir (et de père juif). Mais encore pour se rattraper ou par extrême prudence, il annonce « sa » vérité invérifiable (et peu probable du reste), comme quoi « les juifs américains, jeunes et vieux, sont au premier rang de cette mobilisation pour la défense de la vie des Palestiniens ».


– Il faudrait se demander pourquoi, alors que les thèses « postmodernes » innovantes et d’ailleurs d’influence européenne (la French theory) nous proviennent des États-Unis une fois passée dans leur grande machine à laver idéologique, la vieille thèse « moderne » du marxisme nous arrive elle aussi de ce même pays. Pays où non seulement elle n’a eu aucune implantation véritable et surtout où finalement elle survit, la plupart du temps, sur les bases de l’orthodoxie marxiste (excepté Marcuse), orthodoxie mise à mal en Europe dès le début des années 1960 (Adorno, Sou B, opéraïsme italien, J.M. Vincent et théories critiques de la valeur, H. Lefebvre). Les apports réels de Baran et Sweezy hier et de R. Brenner, D. Harveyou encore Loren Goldner restent, eux, peu connus en Europe.


– Se demander aussi comment, pris entre les offensives woke et antiwoke de la bataille culturelle (Gramsci) en cours, nous pouvons arriver à autre chose qu’à la reprise de banalités de base du marxisme même dans sa variante gauchisante. Il ne s’agit pas ici principalement d’une question de positionnement politique puisque d’ailleurs, nous n’appartenons pas à des groupes politiques au sens strict, mais d’efforts à faire dans certains domaines théoriques et, pour mettre les pieds dans le plat, celui de l’économie et de sa critique bien évidemment. Tant qu’un effort, individuel ou collectif, ne sera pas fait en ce sens, l’économie, la finance, l’entreprise resteront des « boites noires » pour la plupart des militants et autres prétendus révolutionnaires. Et en conséquence, aucune véritable évaluation de textes en ces domaines qui circulent ne pourra être faite.


JW


Note complémentaire de Larry Cohen
J’ajouterais pour ma part que le trait que cet entretien avec Robinson a en commun avec la plupart des autres textes circulant sur la liste Soubis, voire au-delà (je pense notamment à acontretemps.org), est de souligner jusqu’à quel point le capitalisme est encore plus désastreux qu’on ne le croyait. D’où l’importance donnée aux questions d’environnement et de technologie. Il manque bien sûr, comme tu le dis, une analyse sérieuse de l’économie et de sa critique, mais, et c’est plus important, il manque ce qui avait fait toute l’originalité de S ou B à l’époque, à savoir le centrage sur les luttes autonomes, considérées comme préfiguration d’une transformation sociale. C’est une autre façon de dire la question du sujet révolutionnaire.
Cela s’explique en partie par le fait que les mouvements ont subi une défaite et ne s’en sont pas relevés, comme le rappelle ta référence aux forteresses ouvrières. Mais aussi et surtout par la réticence, bien compréhensible, à reconnaître que le système s’est transformé, non pas principalement en camp de concentration à ciel ouvert, mais plutôt en cauchemar climatisé, pour reprendre la formule d’Henry Miller, et que les individus, nous y compris dans une certaine mesure, trouvent finalement ce cauchemar assez supportable…


2) Échanges autour des réponses au texte de Robinson


Le 4 décembre 2024
Henri D pour André D, suite à la réaction de Jacques W à l’entretien de Robinson

Bonjour,

André, cette excellente analyse de Jacques W. est peut-être précise, complète et percutante, mais je n’y ai rien trouvé en fait de ce que, moi, j’ai trouvé intéressant dans les propos – très marxistes en effet ! – de l’apparemment très maladroit prof gauchiste américain William I. Robinson :

https://en.wikipedia.org/wiki/William_I._Robinson

http://revueperiode.net/author/william-i-robinson/

Comme je le disais ailleurs, c’est ce que j’ai lu de plus précis jusqu’à présent sur l’oligarchie mondialisée actuelle, sur le degré, la profondeur de son cynisme, de son irresponsabilité, sur les immenses moyens qu’elle a désormais pour exploiter et combattre tous les peuples de la planète tout en détruisant allègrement celle-ci, sur ce qu’elle est prête à faire pour continuer à faire d’astronomiques profits.

Henri


Le 4 décembre 2024, André pour Henri

Bonjour Henri,

Ayant eu connaissance de mes réactions à l’interview de Robinson, tu ne pouvais pas être surpris de mon jugement sur le texte de Jacques Wajnsztejn, nous en avons parlé : dans les échanges que nous avions eu à quelques-uns sur cette interview, j’avais ainsi noté, à propos de la Palestine, qu’appliquer le concept de surplus d’humanité aux palestiniens, comme s’il s’agissait d’un problème similaire à celui d’un surplus de population par rapport au capital ne vous surprend-il pas ? Faire des projets d’investissements dans la bande de Gaza un facteur déterminant du génocide en cours ne vous gêne-t-il pas ? »
Ce que dit JW sur ce sujet est nettement plus développé, argumenté, et me semble très juste.

Sur la critique qu’il fait des analyses économiques de Robinson, je suis également d’accord, et sans être aussi précis que lui, sans avoir de connaissances particulières concernant les marxistes américains, j’avais également fait part de ma défiance quant aux thèses défendues par Robinson.

Ainsi que je te l’ai dit, initialement je pensais ajouter quelques commentaires à cette réponse à JW. Mais j’avais, et j’ai encore, des difficultés à les formuler.

Dans le moment de transformations que nous vivons, les outils conceptuels des divers courants critiques du capitalisme sont en crise.

Dans le domaine économique, pour lequel l’analyse de Robinson te semble fondée, sans vouloir te froisser il me semble que ce qui domine c’est une certaine langue de bois qui ne laisse aucune place à la recherche de la vérité.

Je pense que plutôt que de s’opposer, il faudrait prendre le temps de réfléchir, de vérifier la véracité de telle ou telle information, de s’interroger sur les mots qu’on utilise, de revenir sur les critiques qui ont été faites de l’œuvre économique de Marx, de vérifier la pertinence ou non des analyses économiques des économistes de gauche ou non, …

Par exemple, le texte présentant les thèses de Braudel soulève plusieurs questions.
Est-il vrai qu’aujourd’hui la majeure partie de la population travaille dans des petites entreprises ? Quel poids pèsent les salariés des entreprises publiques dans l’ensemble du salariat ?
Quel poids pèsent les petites entreprises dans les recettes fiscales ? et les « capitalistes » ?
Quelle définition économique du capitalisme est ici utilisée, qui permette de dire que « le capitalisme n’est pas dans l’économie de marché » ?
Est-il vrai que les grandes entreprises sont préservées de la concurrence ?

Dans le domaine politique, c’est ce qui faisait la gauche qui a disparu, et on fait comme si de rien n’était : le peuple tel que le concevait la gauche correspondait à un état du monde qui n’est plus. Et aujourd’hui, il me semble qu’une bonne partie de ce peuple n’est plus du coté d’un idéal d’émancipation pour l’humanité. Être du peuple n’est plus un critère pour être « du bon côté ».
Si ce constat est vrai, il faudrait réfléchir à une recomposition des forces progressistes, et aux alliances prioritaires pour défendre ce qui peut l’être.

Dans le domaine géopolitique, la redistribution des cartes au moyen orient, la fragilisation des positions de tel ou tel bloc, rendent toujours plus crédible le déclenchement d’une nouvelle guerre mondiale : autre sujet de préoccupation. A quoi s’ajoutent ceux listés par Larry, l’environnement et la technologie.

André


Le 6 décembre 2024, JW pour Daniel, Henri et Larry

Bonsoir,

Je reprends l’échange à partir des questions posées par André à propos de Braudel.

Je vous envoie ça qu’à vous trois pour l’instant car je ne sais pas trop comment fonctionne le groupe dans ces cas-là et si tout le monde est destinataire ou seulement les directement concernés. Vous déciderez après.
[Ce qui est en caractère gras tente de répondre plus précisément aux questions d’André.]

Après les citations de Castoriadis par Henri, ce dernier conclut par : « Et Fernand Braudel dans les années 70 tirait les mêmes conclusions de ses impressionnants travaux historiques sur le capitalisme ». Cela reste très vague et surtout cela me semble complètement décalé par rapport au texte d’origine de Robinson. J’utilise moi même Braudel depuis 2008-2010 pour analyser ce qu’on appelle la révolution du capital et la structuration en trois niveaux, sans pour cela épouser la conclusion de Braudel et sa distinction hiérarchisée entre capitalisme d’un côté et économie de marché de l’autre.
Comme André D. pose quelques questions par rapport à Braudel, je vais essayer de donner quelques pistes plus précises ou concrètes.

1) Braudel estime que le capitalisme existe avant l’économie de marché, mais qu’il ne domine pas tout, puisqu’il ne s’impose que dans des sortes d’enclave (les cités italiennes, Bruges, Amsterdam, Anvers, la ligue hanséatique, le commerce au long cours des grands empires tel la Chine). S’il parle de capitalisme il n’y a pas encore ici de société capitaliste. Il existe comme moteur de la dynamique d’ensemble, par son poids financier, qui lui donne à la fois le pouvoir de captage des richesses produites ailleurs (par exemple dans le rapport direct d’exploitation) et en même temps le pouvoir d’investissement et de son orientation à l’intérieur d’un monde encore rural (puissance et domination). Le capitalisme n’est donc pas défini par lui comme lié à la révolution industrielle, mais au fait de la domination d’un niveau supérieur, qu’on pourrait appeler celui de « l’hyper-capitalisme » ou capitalisme du sommet, dans lequel se concentrent les forces et fractions les plus puissantes du capital qui dominent le marché. En cela, de par leur définition même, elles échappent tout ou partie aux lois du marché (rente, monopole privé, oligopole, secteur administré et monopoles propres des États, etc). Sans développer davantage l’histoire du capitalisme qui n’est pas le sujet de l’échange, ce qu’on peut retenir de fondamental de cette analyse historique de longue durée, c’est que le capital n’a pas de forme privilégiée. C’est visible dès ses débuts (Braudel) et cela l’est encore plus à l’arrivée aujourd’hui. Cette analyse empêche de façon, à mon avis bienvenue, tout raisonnement en termes « d’économie réelle » d’un côté et de finance de l’autre (théorie de la déconnexion commune à la fois à l’extrême droite, à la gauche morale et à l’extrême gauche et qu’on retrouve aussi dans les deux types de populismes plus ou moins souverainistes).

2) Braudel appelle « méta-capitalisme » le moment (théorique) où toutes les formes historiques du capitalisme se trouvent englobées dans la dynamique de « la longue durée », y compris donc l’économie de marché. C’est-à-dire que celle-ci est inclue dans l’ensemble capitaliste et non l’inverse comme cela apparaît dans la formulation de la question par André. Ce que veut dire Braudel, c’est que sans être dominant dans la société féodale ou surtout pendant la Renaissance, le capital est le moteur d’un développement propre qui ne transforme pas encore fondamentalement le rapports de production (le monde reste globalement rural et artisanal) ni les rapports sociaux qui restent le plus souvent des rapports de dépendance individuelle dans ou à travers l’organisation des corporations. Mais, bizarrement Braudel n’en tire pas la conclusion qu’on pourrait attendre, car il me semble faire une utilisation abusive du terme de capitalisme en parlant de « capitalisme antique » pour déboucher sur une conception a-historique du capital, ce qui est le comble pour un historien même s’il se réclame de l’analyse de la longue durée : « Impérialisme, colonialisme, sont aussi vieux que le monde est monde et toute domination accentuée secrète le capitalisme » ( Braudel : Civilisation matérielle, économie et capitalisme,A. Colin, 1979, vol. III, p. 251). Or, le terme de capitalisme lui-même est récent, Louis Blanc l’emploie en 1850, Proudhon à peu près au même moment et Marx ne l’utilise qu’après 1867, alors qu’il utilise déjà les mots capitaliste et classe capitalistedepuis longtemps. Sans doute Marx peine-t-il à théoriser, dès cette époque, l’existence d’un “système” (capitaliste). En définitive, le modèle amène Braudel à la conclusion moralisante, si ce n’est politique (influence de la théorie stalinienne du capitalisme monopolistique), d’une dichotomie entre le capitalisme (le « mauvais » le mauvais côté de l’échange) et l’économie de marché (le « bon » côté) ; comme s’ils étaient des constructions absolument séparées, alors qu’il les a décrites comme des niveaux hiérarchisés et d’intensité différente d’un même ensemble puisqu’il le nomme capitaliste (à tort). Le passage du marché de gros village au marché urbain (où il y a domination du market sur le trade), le passage d’une petite bourgeoisie d’artisans, commerçants et paysans enrichis aux dynasties bourgeoises, le développement des premières « économies-monde » (Wallerstein) et le “désencastrement” de l’économie des autres types d’activité (Polanyi).

La description de Braudel montre les liens essentiels entre trois niveaux, et c’est ce qui nous intéresse pour aujourd’hui, car ces liens se sont justement resserrés comme les mailles d’un réseau, alors que sa conclusion s’avère politiquement irrecevable : seul le niveau 2, celui de l’économie de marché où règne la concurrence et donc une certaine liberté, correspondrait à un ordre naturel de l’économie que l’on retrouve dans toutes les sociétés et particulièrement dans celles qui s’organisent dans le cadre de l’État-nation. Le reste ne constituerait que des scories (le niveau 3) constitué des zones où domine encore l’économie de subsistance ou l’économie informelle, zones du pillage des matières premières et des guerres ethnicisées) ou des dérives (le niveau 1 constitué du monde qui réalise l’unité des différentes formes de capital à travers les holdings financiers, les firmes multinationales, les monopoles et cela sous les auspices des grands États qui ont impulsé et intégré les nouveaux réseaux de la puissance et du pouvoir). Voir aussi cette autre citation : « Là commence une zone d’ombre, de contre-jour, d’activités d’initiés que je crois à la racine de ce que l’on peut comprendre sous le mot de capitalisme, celui-ci étant une accumulation de puissance (qui fonde l’échange sur un rapport de force autant et plus que sur la réciprocité des besoins), un parasitisme social, inévitable ou non, comme tant d’autres » (Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, A. Colin, 1979, vol. II, Les jeux de l’échange, p. 8).

3) C’est en cela que Braudel paie sa note au marxisme le plus orthodoxe. Sans la développer (ce n’est pas un économiste), il reprend implicitement la théorie de la valeur-travail de Ricardo et a version marxienne qui voit dans la circulation et l’activité des marchands quelque chose qui fausse l’échange à « sa valeur ». Si on supprimait les intermédiaires, il n’y aurait plus de profit mais une juste répartition des efforts du capital et du travail. On aboutit ainsi, chez Braudel, à un modèle idéal d’économie de marché sans marchands ! Incidemment cela renvoie aussi à la conception des classiques et des marxistes d’un échange comme système de troc élargi, ce qui n’est pas acceptable aujourd’hui (cf. les travaux du Mouvement anti-utilitaire dans le sciences sociales ou MAUSS). En effet, le troc met en rapport des évaluations subjectives qui restent solidaires d’un contexte de structures sociales stables et incommensurables entre elles. Il n’y a pas de mise en rapport avec un tiers neutre qui va prendre la figure du marchand et celle de la monnaie. À l’opposé des visions libérales et marxistes, ce n’est pas le marchand comme tel qui va créer la monnaie comme institution, même s’il peut créer de la monnaie concrète, du crédit, de la mobilisation de créances. Instituer la monnaie dans son statut, ce sera le rôle du Pouvoir (la pouvoir de « battre monnaie ») et ce que des économistes « éclairés » d’hier (et non pas « atterrés » d’aujourd’hui) comme Aglietta et Orléan vont appeler « la violence de la monnaie » ou encore la monnaie-violence en utilisant l’argumentation anthropologique plus large de René Girard.

Karl Polanyi de son côté, développera la théorie de l’institution du marché dans laquelle il s’inscrit en faux contre l’idée d’un marché libre ou naturel qui se passerait de l’intervention de la loi et donc de l’État Ce dernier non seulement garantit les conditions de l’échange et le respect des contrats, mais il en développe le cadre, passant progressivement du local au national. Ce nouveau cadre va être aussi celui d’un capital industriel qui a besoin d’un ancrage géographique pour l’accumulation. Il se structure autour de rapports de production fondés sur la propriété, sur l’exaltation de la croissance des forces productives et la croyance au Progrès, la division claire en deux grandes classes et une forme politique privilégiée, la démocratie parlementaire de la société bourgeoise.

4) Ce que nous avons appelé la révolution du capital, c’est ce processus de totalisation du capital qui, d’une part tend à l’unification de ses différentes formes (la finance n’est pas plus “déconnectée” que l’agriculture, que les starts up ne le sont de la grande entreprise, que l’artisanat ne l’est de l’industrie (cf. le Mittelstand allemand, le tissu industrieux de l’Emilie-Romagne ou de Bergame, le réseautage en toile d’araignée du Japon). Elle conduit à une domination du capital qui ne porte justement plus uniquement sur la « vie matérielle » et « l’exploitation », mais tend à transformer toutes les activités en activité capitalisée. Cette tendance vient contredire la forme nation de l’État et donc les institutions de l’époque bourgeoise servant de pilier à la démocratie et aussi les forces politiques et sociales qui “représentaient” les classe sociales de la société bourgeoise. Castoriadis est bien conscient de tout cela et de la nécessité quand même, de nommer les forces en présence car, comme nous, et malgré le côté impersonnel d’une domination quasi systémique, il ne croît pas à la théorie du « capital automate ». C’est pour cela qu’il va reprendre la vieille notion de « l’oligarchie » , que nous critiquons, mais c’est un autre sujet à débat.

5) Je reviens à certaines questions plus précises d’André en essayant d’y répondre à partir de statistiques récentes. Je mets en gras ce qui répond plus particulièrement

– Sur les entreprises


• Définition et généralités
Source : Statistiques n°11
La France compte 3,8 millions d’entreprises qui produisent plus de la moitié des richesses du pays avec une valeur ajoutée estimée par l’INSEE à 1090 milliards d’euros. Ces entreprises sont évidemment très diverses. En fonction du nombre de personnes employées et de leur chiffre d’affaires annuel, on parlera de PME, d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) ou de grandes entreprises (GE).
Grandes entreprises (GE) : entreprises ayant au moins 5 000 salariés. Une entreprise qui a moins de 5 000 salariés mais plus de 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires et plus de 2 milliards d’euros de total de bilan est aussi considérée comme une grande entreprise. 4,3 millions de microentreprises (MIC) emploient 2,6 millions de salariés (en ETP), soit 17 % du total et génèrent 19 % de la valeur. Les Grandes Entreprises (GE) représentent0,01% des entreprises et emploient 30% des salariés. Les Entreprises de Taille Intermédiaire (ETI) représentent 0,1% des entreprises et emploient 25% des salariés. Les Petites et Moyennes Entreprises (PME) représentent 4% des entreprises et emploient 25% des salariés. Sur ces 3,82 millions d’entreprises, 287 grandes entreprises (GE) emploient 3,9 millions de salariés en équivalent temps plein (EQTP), soit 29 % du total. À l’opposé, 3,67 millions, soit 96 %, sont des microentreprises ; elles emploient 2,4 millions de salariés en EQTP (18 % du total).

• Structure
Le tissu économique français est concentré, c’est-à-dire que l’essentiel de l’activité économique des entreprises est le fait d’un nombre très restreint d’entre elles. En effet, 3 000 entreprises (<0,1%) portent à elles seules 52 % de la valeur ajoutée des 3,8 millions d’entreprises, soit 509 milliards d’euros (1/4 du PIB). Elles concentrent également 83 % des exportations, 70 % de l’investissement et 58 % de l’excédent brut d’exploitation du champ. Elles emploient 5,1 millions de salariés en équivalent temps plein (ETP), soit 43 % des salariés de ces secteurs et près de 20 % de l’emploi total en France.

Les autres entreprises, et notamment celles de taille plus réduite, ne sont pour autant pas indépendantes des grands groupes et de ces 3 000 entreprises. Au contraire, elles sont souvent des filiales et/ou dépendantes des commandes des plus grosses entreprises. En 2015, 96 % des salariés des ETI, c’est-à-dire les entreprises entre 250 et 4 999 salariés, étaient sous le contrôle de groupes (67 % sous contrôle de groupes français ou 29 % de groupes étrangers). Quand on sait que les ETI emploient aujourd’hui 3,6 millions de salariés en équivalent temps plein et réalisent 26 % de la valeur ajoutée de l’ensemble des entreprises, on imagine le poids économique des grandes entreprises en France. D’autant que les ETI se distinguent des autres catégories d’entreprises par leur orientation vers l’industrie manufacturière (31 % des salariés des ETI dans ce secteur d’activité) et par leur poids dans les exportations (34 % du chiffre d’affaires français à l’export). Enfin, 61 % des salariés travaillant dans des PME sont sous le contrôle direct d’un groupe, soit 2,6 millions de personnes, bien loin de l’image de la petite entreprise indépendante.


Au total, 71 % des 14,9 millions de salariés travaillent dans une entreprise qui dépend directement d’un groupe (57 % sous contrôle de groupes français ou 14 % de groupes étrangers). Les autres salariés travaillent dans des entreprises qui sont aussi potentiellement dépendantes des commandes d’autres entreprises, souvent plus grandes. La définition restrictive des groupes de l’INSEE tend également à sous-estimer ce phénomène de concentration. Le tissu économique français est donc structuré autour d’un nombre restreint d’entreprises dont dépendent très souvent les autres de manière directe (via des filiales) ou indirectes (sous-traitance et commandes). On voit donc que, dans un système capitaliste tendant en plus à la concentration du capital, les prétendues « liberté d’entreprendre » du petit entrepreneur et « indépendance » du petit patron relèvent largement plus de la fable que d’une réalité objective.


Et encore : Si on analyse l’investissement et les exportations, deux composantes essentielles de la croissance économique, la concentration est encore plus forte : selon l’INSEE, les 50 entreprises ayant réalisé les investissements les plus importants concentraient 27 % des investissements (51 % pour les 500 premières)

Avec près de 300 groupes (274 y compris activités financières et de l’assurance, 248 sans ces activités), la catégorie des grandes entreprises est leader sur chacun des principaux indicateurs : 31 % de l’emploi (soit 4,3 millions de salariés), un tiers de la valeur ajoutée, la moitié du chiffre d’affaires à l’export.
Cette situation de leadership des grandes entreprises entraine une rémunération nette moyenne supérieure de 19 % à la moyenne nationale (31 440 €/an vs 26 400 €). Ceci est vrai quelle que soit la catégorie socioprofessionnelle étudiée.

Fortement internationalisées, les grandes entreprises tirent une part croissante de leurs résultats des activités exercées dans les différents lieux d’implantation. Loin d’être une menace, ceci est au contraire une condition nécessaire de réussite pour les entreprises et bénéficie pleinement à la France. Selon la Banque de France, sur le champ du CAC 40 « élargi », 44 groupes contribuaient de façon décisive au solde des revenus des transactions courantes de la France. Ainsi, à titre d’illustration, les 45 Md€ de recettes d’investissement direct provenant de l’étranger compensaient entièrement le déficit des échanges de biens en 2013. Ces revenus sont donc une ressource essentielle pour l’économie française. Pour les exportations, les 50 premières – pas nécessairement les mêmes que pour l’investissement – concentraient 34 % du total (60 % pour les 500 premières et 86 % pour les 5000 premières).

Sur les 3,14 millions d’entreprises, les 243 grandes entreprises emploient à elles seules 4,5 millions de salariés, soit 30 % des effectifs. À l’opposé, les 3 millions de microentreprises (95 % des entreprises) emploient 3 millions de salariés, soit 20 % des effectifs (sources : chiffres officiels du tableau de l’éco française : TEF).

Parmi les personnes en emploi, 13,3 % travaillent dans le secteur d’activité de l’industrie, 6,7 % dans la construction, 2,5 % dans l’agriculture et 76,1 % dans le secteur tertiaire. Près de la moitié, soit 13,6 millions, sont en emploi dans le secteur tertiaire marchand. Avec 8,6 millions d’emplois, le secteur tertiaire non marchand (qui comprend donc les fonctionnaires et assimilés) se situe devant l’industrie (3,3 millions), la construction (1,7 million) et l’agriculture (0,7 million).

En complément, il faut remarquer que par rapport aux autres pays d’Europe de l’Ouest et nord, la France est surdotée en grandes entreprises et petites, sous dotée en moyennes.
Quelques chiffres américains : En 2019, les États-Unis comptaient au total 132 989 428 employés. Alors que les grandes entreprises (500 employés et plus) représentent moins de 0,5 % des entités, elles emploient 23 % de la main-d’œuvre. 25 % travaillent dans des entreprises moyennes (100 à 499 employés). 52 % des employés travaillent dans des entreprises de moins de 100 employés.

• sur les recettes fiscales
La fiscalité directe assise sur les entreprises s’élève à 155,0 milliards d’euros en 2022. Elle représente 5,9 % du PIB, proportion en hausse de 0,5 point par rapport à 2021 du fait d’une augmentation du PIB de 5,5 % qui est moins forte que celle de la fiscalité directe assise sur les entreprises (+15,9 %).

Répartition de la fiscalité assise sur les entreprises en millions d’euros
Figure 1 – Répartition de la fiscalité assise sur les entreprises (en millions d’euros) – Lecture : En 2022, le capital des entreprises a été taxé à hauteur de 27,0 milliards d’euros, dont 6,3 milliards pour la CFE.

Fiscalité2018 2019202020212022
Taxation des résultats64 89270 41166 50072 50988 005
Impôt sur les sociétés (IS)54 36459 10955 71261 49375 031
Impôt sur le revenu (IR)9 40610 0629 6179 97411 384
Contribution sociale sur les bénéfices des sociétés (CSB)1 1181 2401 1711 0421 590
Taxe de 3 % sur les versements de dividendes40000
Taxation du capital27 28028 02528 48325 51226 953
Cotisation foncière des entreprises (CFE)6 8297 0817 1425 7486 293
Imposition forfaitaire sur les entreprises de réseaux (IFER) 1 3461 4081 4441 3951 528
Imposition forfaitaire sur les pylônes258272283290297
Taxe sur les surfaces commerciales9779921 0009911 054
Taxes perçues au profit des CCI720655642531501
Taxe perçue au profit des Chambres des métiers196200201190206
Taxe sur les véhicules de sociétés (TVS)751767801756693
Taxe sur les bureaux722813848934904
Taxation de la masse salariale15 82923 32222 99024 48926 732
Taxe sur les salaires (TS)13 89114 11114 53715 38016 217
Contribution unique à la formation professionnelle et à l’alternance (CUFPA)1 9389 2118 4539 10910 515
Taxation du chiffre d’affaires et de la valeur ajoutée18 03319 15019 13511 18313 276
Cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE)14 26415 25115 0287 5199 002
Contribution Sociale de Solidarité des Sociétés (C3S)3 7693 8994 1073 6644 274
Ensemble126 034140 908137 108133 693154 966


Cette fiscalité est composée à 57 % par la taxation du résultat des entreprises, qui comprend essentiellement l’impôt sur les sociétés (IS) et l’impôt sur le revenu (IR) pour les entreprises individuelles ou les sociétés de personnes. Viennent ensuite la taxation du capital foncier (17 % du total), celle de la masse salariale (17 %) et celle du chiffre d’affaires et de la valeur ajoutée (9 %).

Les recettes d’impôt issues de la taxation des résultats ont augmenté de 21,4 % entre 2021 et 2022. Ce rebond est lié à la hausse des recettes de l’IS brut de 13,5 milliards d’euros (+22,0 %) sur la même période. La progression des recettes de l’IS brut résulte de la hausse des bénéfices des entreprises, sous l’effet de la reprise d’activité après une année 2021 encore marquée par des mesures de restriction de l’activité économique liées à la crise sanitaire. L’augmentation des recettes de l’impôt sur le revenu des professionnels entre 2021 et 2022 a été, quant à elle, moins importante (+14,1 %).

Les recettes liées à la taxation du capital augmentent de 5,6 % entre 2021 et 2022. Cette hausse de 1,4 milliard d’euros repose essentiellement sur la hausse des recettes de la taxe sur le foncier bâti et non bâti de 0,8 milliard d’euros et de celles de la cotisation foncière des entreprises (CFE) de 0,5 milliard d’euros sur la même période.

Les recettes fiscales sur la masse salariale s’établissent à 26,7 milliards d’euros en 2022, en hausse de 9,2 % par rapport à 2021. Ce montant comprend les recettes de la taxe sur les salaires (TS) pour 16,2 milliards d’euros, en progression de 5,4 % par rapport à 2021, et les recettes de la contribution unique à la formation professionnelle et à l’alternance (CUFPA) pour 10,5 milliards d’euros en hausse de 15,4 %.
Par ailleurs, les recettes de la taxation du chiffre d’affaires et de la valeur ajoutée progressent de 18,7 % entre 2021 et 2022 ce qui représente une hausse de 2,1 milliards d’euros. Cette hausse est due à une augmentation de 1,5 milliard d’euros des recettes de la cotisation sur la valeur ajoutée (CVAE) et de 0,6 milliard d’euros des recettes de la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S) sur la même période.

Remarques sur les grandes entreprises et en particulier les FMN [c’est JW qui écrit]
Elles ne subissent que partiellement les lois du marché et ce pour plusieurs raisons

  • d’abord parce qu’elles ne se font concurrence qu’entre elles sur des marché oligopolistiques où à tendance monopolistique par exemple dans ce qu’on appelle la rente d’innovation qui assure un avantage temporel. La concurrence est reportée sur les petites entreprises ou aujourd’hui start up qui ont l’initiative et la taille pour l’innovation mais pas pour la diffusion (elles travaillent en fait à terme pour les « majors »). Il en est de même pour le rapport à la sous-traitance. Par rapport à la théorie de la concurrence parfaite des économistes néo-classiques où l’entreprise était dite « preneuse de prix » comme toutes les autres, c-à-d qu’elle était censée les subir, la firme (la grande entreprise contemporaine) est « faiseuse de prix » ; c’est elle qui les détermine à l’avance par des processus de concentration horizontale (fusion/acquisition) et d’intégration verticale (filiale et réseaux de sous-traitance). Cela conduit à des échanges qui ne se font plus essentiellement avec des entreprises extérieures, mais au sein du même groupe avec pour résultat des prix arbitraires ou de transfert d’une entreprise à une autre au sein du même groupe en fonction des opportunités de marché.
  • Une autre façon de faire, mais complémentaire, sur les marchés oligopolistiques, sera de passer de accords de cartel aboutissant à des prix contrôlés dans une certaine fourchette et par gamme de produits (cf. le marché de l’automobile).
  • La plupart des prix sont aujourd’hui mondiaux ou/et administrés. Le petites et moyennes entreprises en subissent bien plus les effets comme on a pu le voir ce dernières années pour le gaz. Donc la concurrence se déplace sur la qualité/fiabilité et non plus sur la compétitivité-prix (exemple des produits allemands alors que le coût total du travail y est plutôt un peu supérieur à celui de la France). Le salaire dont la part baisse d’ailleurs beaucoup dans le coût du travail reste le seul prix qui n’est pas mondial, d’où le maintien d’une concurrence à ce niveau plus on descend dans la gamme. C’est la solution de facilité qui fait que les petits modèles auto à faible marge bénéficiaires ne sont plus produits dans les grands pays industriels qui se réservent les SUV et autres véhicules haut de gamme à forte valeur ajoutée où la question du coût du travail est négligeable.

– Sur la question politique
Là, j’irai vite parce que c’est vaste. Le fait qu’André parle de peuple et non pas de classe ouvrière ou de prolétariat est déjà un signe de “l’air du temps”, qui n’est plus celui du fil rouge des luttes de classes, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a plus de lutte (cf. les Gilets jaunes, les ZAD, etc). Le « peuple » ne serait plus du côté de « l’émancipation » dit encore André ; mais de quoi parle-t-on au juste ? La bataille pour l’émancipation (droits de l’homme et du citoyen, droit du travail) a pris de l’importance à l’ère des révolutions, mais maintenant que cette ère semble s’être refermée dans les pays qui en ont été à l’origine, c’est le capitalisme qui la reprend à son compte, “à titre humain” pourrait-on dire, mais pour sa propre reproduction dynamique. Il tend ainsi à lever tous les vieux tabous bourgeois à travers les thèses postmodernes de l’inclusion. Et il ratisse large puisque son type d’émancipation concerne aussi bien les femmes, les homosexuels, les handicapés, les enfants, même parfois les pauvres avec le salaire minimum, le RSA et la CMU, que l’orthographe, les animaux, les arbres. Bref, tout le monde ou presque (pas les sans papier quand même), à condition que personne défini ici par ces particularisations volontaires ou subies, ne se pose en travailleur demandant son “émancipation”, lui aussi. On en est même plus à lutter pour la seconde partie du vieux slogan : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », mais à se demander si le premier terme à encore un sens pour la plupart des individus.

Voilà pour le moment
JW


Le 24 décembre 2024

Bonjour Jacques,

Désolé pour le retard mis à te répondre.
Tout d’abord, merci pour ce travail sur les statistiques que tu nous as transmises et qui répondent à certaines des questions que je posais.
Quant au point le plus important, les thèses économiques de Braudel, je dois dire que n’ayant rien lu de lui, je ne peux m’en faire une idée qu’au travers de ce que vous en rapportez, Henri et toi.

  • A quoi sert une théorie ? Pour répondre à quels types de questions a-t-elle été élaborée ?

Le premier domaine, de lourde portée politique, pour lequel j’aimerais disposé d’une théorie fiable, permettant de porter des jugements sûrs, c’est celui de l’analyse des politiques économiques : il me semble que la plupart des économistes de gauche appliquent dans ces analyses une grille de lecture idéologique et politicienne, flattant des lecteurs qui rêvent de prospérité pour les classes dominés sans grand chambardement dans le fondement matériel de leurs vies.


La deuxième question est celle de la forme que pourrait prendre ce fondement matériel dans une société idéale : et en particulier de la pérennité ou non d’une économie de marché.
Braudel, historien, ne cherche pas à répondre à ces questions, et je pense qu’effectivement il fait un usage abusif du terme de capitalisme : avant le plein développement de l’économie de marché, avant que « la forme marchandise des produits ne devienne la forme sociale dominante », caractéristique de l’époque moderne, la richesse n’est pas dans la classe de l’économie, elle est dans celles qui surplombent le reste de la société, dans notre moyen age la noblesse et le clergé. Dans ces classes non « économiques » (dans ces états), il n’y avait par définition pas concurrence économique, il y avait luttes de pouvoir, par tous les moyens.
Le vaste mouvement qui va animer à partir du Moyen Âge l’économie de marché trouve en elle-même ses propres ressorts ; la richesse des classes dominantes y trouve matière à investissements et à consommation, mais ce ne sont pas ces classes qui en créent les occasions.
Et la naissance des grandes entreprises industrielles à la fin du 18e siècle début du 19e est un produit de ce mouvement de l’économie de marché.
La distinction opérée entre capitalisme et économie de marché, quand bien même elle pourrait s’appliquer dans des périodes passées si on retient les définitions de Braudel, nie la réalité de cette naissance des entreprises industrielles du sein même de cette économie de marché.
Je m’étonne de l’affirmation selon laquelle l’économie de marché se distingue du capitalisme par la libre concurrence : malgré l’hyper concentration du capital, même aujourd’hui il suffit d’ouvrir un journal d’économie pour voir que la concurrence est partout.


Je trouve baroque l’idée que le concept de profit ne s’applique qu’au profit marchand. Et je n’ai pas compris si tu partages ou non l’idée que la valeur travail au sens de Ricardo et Marx est faussée par l’échange marchand : leur thèse étant que la valeur prend sa forme dans le processus productif, que selon Marx le profit est une partie de cette valeur, et que ce profit se répartit entre les divers intervenants, industriels, marchands, financiers, en théorie selon Marx la valeur n’est pas faussée par l’échange marchand.

Je trouve bien idyllique l’idée braudélienne selon laquelle sur le marché l’échange se ferait selon la réciprocité des besoins : ainsi que le soulignait une employée de coopératrice de production, « pour avoir des profits à partager, il faut les produire ». Ce sont la concurrence et les profits qui dictent l’activité, pas la réciprocité des besoins (à la différence de « la main invisible du marché » chère à Adam Smith, ce terme de réciprocité renvoie à l’idée d’une production selon un plan concerté, ce qui est loin d’être le cas). Et contrairement à ce qui est dit ailleurs, toutes les entreprises visent à supprimer la concurrence, c’est à dire la mort des concurrents (ça crève les yeux dans la concurrence que se font les petites boutiques dans nos quartiers), c’est le propre de la concurrence.


Je pense moi aussi que la critique de la thèse d’une déconnexion entre économie réelle et finance est bienvenue. Mais je nuancerais en disant que les besoins qui fondent les relations entre la finance, la production, le commerce, les particuliers, sont fluctuants. Lorsque la production est en panne (baisse de rentabilité du capital), l’argent qui ne s’investit pas en elle peut s’investir en spéculation financière.
Curieusement, les thèses de Braudel sur le parasitisme social, sur les activités d’initiés, font écho aux populismes de droites et de gauche. Encore un grand intellectuel ne se résignant pas à ce que la classe dominante dans nos sociétés ne soit pas celle de « l’intelligence », mais celle des grands entrepreneurs ?

André


3) À propos de la guerre, nous retrouvons chez Raoul Victor2, les mêmes antiennes anti-impérialistes et surtout anti-américaines que les « gauches communistes » avaient pourtant tenté d’éviter dans les années 1950 à 1970. Elles semblent s’alimenter à la fois à une perspective complotiste déjà bien présente dans le soutien au mouvement antivax et un anticapitalisme sans principe qui débouche sur un soutien à peine déguisé à la politique de Poutine depuis Maidan, l’annexion de la Crimée et l’agression contre l’Ukraine.

Le 18 août 2024
Jacques Guigou à Raoul Victor

Bonjour,

J’ai peu de commentaires à faire sur le détail de ton argumentation. Tu t’appuies sur une documentation certes pour l’essentiel vérifiable, que tu analyses et interprètes selon ta vision de la guerre à Gaza. Toutefois, ton texte est actualiste, alors qu’une brève mise en perspective sur l’histoire de l’État d’Israël aurait pu rappeler que la situation actuelle à Gaza et aux frontières d’Israël était la continuité tragique de ce que depuis 1948, on nomme « le conflit israélo-palestinien » ; c’est-à-dire la guerre permanente, de plus ou moins haute intensité. Cela t’aurait aussi permis de ne pas oublier les tragiques méfaits de l’antisémitisme en France comme dans le monde et d’en parler autrement qu’en termes sarcastiques comme tu le fais dans tes notes 16, 17,18.

Dans ta tentative de rendre compte des stratégies et des tactiques militaires des deux camps, une omission pourtant lourde de conséquences apparaît : la guerre souterraine. En effet, tu ne dis pas un mot de la puissante force d’attaque et de défense établie par le Hamas et ses soutiens dans plus de 500 kilomètres de tunnels.

Or, à Gaza, il y a une tragique interaction entre la guerre en surface et la guerre souterraine. Si les pertes humaines sont si importantes au sol, c’est que les soldats du Hamas se protègent sous des édifices supposés épargnés : écoles, hôpitaux, mosquées, etc. Lorsqu’elle est énoncée, cette réalité serait-elle pour toi, un « mensonge » de plus à la liste que tu établis ?
C’est l’organisation centrale de ton texte autour de la notion de mensonge qui m’a principalement interrogé.
En quoi, les « trois mensonges » que tu dénonces sont-ils des mensonges ? S’ils le sont, quelle serait alors la vérité qu’ils cachent ? Et plus généralement où se trouve la vérité dans cette guerre ?
Gardant ces questions à l’esprit, j’en suis venu à la fin de ton texte, plus précisément au chapitre IV sur les mouvements d’opposition à cette guerre. Et là, tout se passe comme si ces mouvements étaient porteurs de la vérité et de ta vérité puisque tu t’associes à eux.


Je ne dis pas, bien sûr, que ces activistes ne répandent que des mensonges ni que leurs manifestations sont négligeables ; je dis qu’ayant placé ton texte sous la coupe de la vérité, tu te retrouves quelque peu piégé par sa dialectique.


À commencer par la citation d’Eschyle que tu places en exergue. Si les tragédies de l’ancien Grec dénoncent l’hybris des hommes et des dieux et leur malédiction dans les guerres, la vérité n’y apparaît pourtant pas comme « la principale perte ». Sur la scène antique, c’est le chœur qui peut être porteur d’une vérité suggérée par les dieux. Bref, il faut replacer cette citation dans son contexte. On pourrait alors reformuler la réflexion d’Eschyle dans un langage contemporain : à la guerre les premières pertes sont les pertes d’êtres humains.


Ici, ce que tu donnes comme des mensonges est l’expression de la guerre elle-même, sur le versant de la communication. Ce sont les armes de la communication mises au service des intérêts de l’un ou l’autre des belligérants.


Bien sûr que la possibilité proche d’un assaut du Hamas sur Israël était connue de tous les protagonistes du conflit et de nombre d’individus souhaitant s’informer. Tu l’écris d’ailleurs : parler de « surprise » à propos du massacre des Israéliens relève de la stratégie de la guerre menée par le pouvoir israélien (et une grande majorité de la population d’ailleurs, lesquels ne sont pas tous des « ultras orthodoxes », comme tu sembles parfois le penser). Exposer volontairement une faiblesse dans sa défense pour mieux attaquer fait tragiquement partie de « l’art de la guerre ».


En bref, ce n’est pas un « mensonge » de parler de « surprise » ; c’est une stratégie de la guerre de la communication. Les deux autres exemples que tu avances relèvent de la même politique.
Si ton titre rend compte, hélas, de l’horreur de cette guerre, il n’est pas du tout probant concernant le mensonge.


Non pas que les faits que tu rapportes ou même la plupart des interprétations que tu en donnes soient tous faux, simplement en mettant en avant des faits de communication guerrière comme étant des contre-vérités absolues, implicitement tu présupposes, et tu t’autorises d’une vérité non moins absolue.
Or, en matière politique (et la guerre en est la tragique extrémité), comme en matière philosophique ou anthropologique, le rapport entre mensonge et vérité est disruptif ; il relève de la rupture. Cela ne signifie pas verser dans un relativisme, voire une mystification, selon laquelle mensonge et vérité sont équivalents. La vérité est une difficile découverte approchée après un cheminement sous tension.


Tout cela devrait t’inciter à manier le rapport du vrai et du faux avec circonspection, surtout en politique, car la vérité est un « ménage, endogamique et infernal (…) du vrai et du faux », ainsi que l’écrit le philosophe Medhi Belhaj Kacem dans Système du pléonectique, p.768 (Diaphane, 2020).

Salutations, Jacques Guigou

  1. A retrouver ici : https://www.ilfattoquotidiano.it/2024/05/24/il-sociologo-usa-w-robinson-in-atto-un-keynesismo-di-guerra-per-sostenere-i-profitti-aziendali-su-gaza-prove-generali-di-repressione-del-dissenso/7548176/ [↩]
  2. Le texte en ligne : http://raoul.victor.free.fr/240810_GAZA_fra.pdf [↩]

Culture, art, poésie et société capitalisée

Les avant-gardes artistiques et politiques dans l’Europe de la première moitié du XXe siècle ont contesté les formes d’art et de culture dans la société bourgeoise. Leurs luttes sur le « Front culturel » n’étaient pas séparées des autres luttes prolétariennes. Il s’agissait de supprimer l’art séparé en le réalisant dans la vie quotidienne. Dans ses versions staliniennes (le Proletkult) comme dans ses versions libertaires, l’objectif était commun : mieux que démocratiser l’accès à la culture, il s’agissait de conduire une révolution culturelle permanente de la vie qui fera de tous les individus des créateurs.

On connaît l’échec historique de ces mouvements et l’on sait aussi les réactivations politiques et idéologiques qui se sont manifestées dans les années 60 avec les nombreux mouvements néo-avangardistes après Seconde Guerre mondiale et jusque dans les années 1980 : mouvement Beat, Contre-culture, Pop art, Lettrisme, Fluxus, Cobra, situationnistes, poésie-action, performances, etc.

Avec la fin de la dialectique des classes et l’englobement des contradictions de la société du travail dans la capitalisation de toutes les activités humaines, la forme avant-gardiste de l’intervention politique ou artistique a perdu toute effectivité. Seules leurs parodies trouvent encore quelques activistes (cf. Les néo-Dada sur Youtube type Yoko Ono).

Se voulant les héritiers des formes artistiques et des œuvres liées au mouvement ouvrier révolutionnaire, d’assez nombreux groupes et individus placent l’art, la culture, la littérature et la poésie au centre des futurs bouleversements révolutionnaires qu’ils appellent de leurs vœux. Pour ces courants, il ne s’agit pas de révolutionner la poésie, mais de poétiser et d’esthétiser la révolution. 

Nous présentons ci-dessous trois textes, dont deux sous forme de correspondance, qui commentent et interprètent la domination du Tout Culturel et du Tout Artistique dans la société capitalisée.



Dietrich Hoss à Jacques Guigou août 2019

Cher Jacques,

Ton livre donne effectivement bonne matière à discussion. Il aborde un aspect central de la lutte révolutionnaire. Dans cela nous sommes d’accord, même si nos angles de vue diffèrent. Tu te lances dans la défense d’un concept de la poésie, de ses origines jusqu’à nos jours, dont tu donnes une formule que j’ai beaucoup aimée : « Expression concrète de la pensée humaine et manifestation d’une connaissance sensible du monde, la poésie n’est pas principalement intervention, mais d’abord chant de la jouissance de la vie, et chant immédiat de cette jouissance. » (p. 48).

Et j’étais content de prendre connaissance à travers ta critique pertinente des dérives d’un « langagisme » conduisant à l’impasse. Bien sûr je partage aussi ton regard sur un poétisme individualisant apte à produire un consentement au capitalisme globalisé, analogue à celui constaté par Annie Le Brun concernant l’art contemporain.

C’est à propos des perspectives de la constellation actuelle que nos points de vue divergent. Toi, tu vois, après l’échec de l’assaut de 68/78, une porte définitivement fermée pour une nouvelle séquence d’interpénétration entre poésie et révolution sociale, tandis que moi, je suis convaincu que se prépare un nouveau départ plein de forces explosives. Pour aller plus loin dans le débat autour de ces aperceptions controverses il faudrait, je pense, s’attaquer à trois questions :

1- Qu’est-ce qu’on entend comme poésie dans un sens large ?

Je vois chez toi un risque de limiter la poésie, pas à un langage, mais à la parole, même si celle-ci peut encore inclure chez toi le chant. Moi au contraire, je pense qu’il faut voir que la « connaissance sensible du monde » et le « chant de la jouissance de la vie » peuvent s’exprimer sous toutes les formes artistiques et de jouissance humaine des merveilles de la vie. (même si l’expression artistique est bien sûr contaminée de moult façons par le conditionnement sociétal, religieux, etc.). Dans un tel entendement les notions poésie et l’esthétique schillérienne sont identiques. Elles se réfèrent à une autre forme de vivre la vie entre les hommes et entre les hommes et la nature. C’est dans ce sens que les surréalistes disaient que poésie, amour et liberté ne font qu’un.

2- Quel rapport entre poésie et révolution dans les différentes phases historiques ?

Tu ne vois qu’une subordination — volontaire et/ou involontaire — dans l’histoire des révolutions jusqu’en 68/78. Moi par contre, je parlerais plutôt d’une tension plus ou moins conflictuelle entre les deux, dont j’ai essayé de retracer les évolutions en grandes lignes dans mes deux contributions à Temps critiques (« Art et révolution »…). En tout cas il me paraît absolument nécessaire de distinguer entre une attitude soumise des « poètes » de service aux apparatchiks et la posture libre et indomptable des poètes authentiques. Une différence signalée d’une façon magistrale par Benjamin Péret dans « Le déshonneur des poètes ».

3. Quelle place de la poésie dans quelle révolution de demain ?

La « révolution du capital » n’est pas le dernier mot de l’histoire. Elle n’a pas fermé la porte à un nouveau départ d’une « révolution à titre humain » dont toi et Jacques Wajnsztejn aviez identifié les premiers contours dans l’assaut de 68/78, en disant que celui-ci signifiait en même temps l’échec définitif du cycle séculaire des révolutions prolétariennes et l’apparition d’un nouvel horizon de la lutte révolutionnaire.

Avec raison Temps critiques voit dans l’irruption des Gilets jaunes une nouvelle manifestation de cette tendance. La poésie occupera nécessairement une place centrale dans les luttes qui s’annoncent dans cette redirection. Les contradictions et antagonismes internes du capital, la lutte des classes, ne sont plus le levier premier de la lutte. Ce sont toutes les forces de la vie qui se révoltent contre leur anéantissement dans l’implosion d’un système. Dans les luttes en cours contre la rage destructrice de « la bête immonde » en agonie hommes et femmes ont recours à toutes formes d’expression de leur volonté de vivre, de jouir de la vie et de la défendre : colère et tendresse, actions et cris de fureur aussi bien que création de formes de vie nouvelles, fraternelles et festives. La nouvelle place de la poésie dans ces luttes s’est annoncée déjà, surtout en Italie, dans les années 70. C’est la redéfinition de cette place qui préoccupait Cesarano, mais aussi Jesi et Bifo, ou aujourd’hui Tarì et d’autres. Elle est d’une certaine façon déjà mise en œuvre par un site comme Lundi Matin. Bien sûr toutes ces approches n’ont rien à voir avec la nostalgie d’un Réalisme socialiste à la Badiou que tu cites comme un exemple négatif.

Le terrain de ce débat est nécessairement très vaste et commence tout juste à être défriché à tâtons. Aussi vaste et incertain que les nouvelles pratiques de la lutte. Peut-être aurais-tu envie de continuer nos échanges dans Temps critiques ? Dans l’idéal cela pourrait animer d’autres à y participer. De toute manière j’aimerais bien d’avoir de tes nouvelles.

Bien à toi.

Dietrich


Jacques Guigou à Dietrich Hoss, été 2023

Cher Dietrich

Plusieurs fois repoussé, ce n’est qu’avec près de quatre années de retard que je réponds à ta lettre ! Mais je ne l’avais pas oubliée pour autant. J’ai lu tes interventions publiées par Lundi matin et j’ai commenté l’une d’elles sur Cesarano. J’ai également consulté L’Øuroboros, la nouvelle revue « dard » que tu as contribué à lancer.

Mais je m’en tiens ici à tes commentaires de mon livre.

Je reprends successivement tes trois questionnements.

Ta tentative (parmi des centaines !) d’établir une distinction entre poésie au sens étroit et poésie et sens large ne me convainc pas. Non pas qu’elle manque de substance, mais au contraire, qu’elle en contient trop. Elle est trop englobante puisqu’elle inclut l’art et l’esthétique dans son champ de connaissance et d’action.

Pour le dire brusquement : tu penses que la poésie relève du domaine de l’art ; je pense que la poésie n’est pas de l’art.

Et d’abord et avant tout parce qu’elle est bien antérieure à l’art, comme à la religion, comme à la culture, comme à l’État, etc.

Si nous prenons toute la mesure d’une approche de la poésie comme parole première et primordiale du genre homo, alors il nous faut abandonner toutes les causes séculaires qui liaient la poésie au sentiment esthétique de la vie et à l’expression de ce sentiment dans toutes les formes de l’art ; de même, abandonner toutes les sotériologies laïques qui cherchaient à poétiser la révolution et à révolutionner la poésie.

Les théories artistiques de Schiller rendent bien compte, en effet, de cette vision de la poésie comme esthétisation du monde dans un moment révolutionnaire abstrait et universel, qui devrait concilier les hommes entre eux et réconcilier leur rapport à la nature. Nous sommes bien là en présence du modèle initial de toutes les poétiques révolutionnaires de la modernité. Ainsi, ton propos conforte le premier chapitre de mon essai qui situe et décrit brièvement la matrice des poétiques révolutionnaires du XIXe siècle à la fin du XXe siècle.

Or, avec les bouleversements politiques et anthropologiques des années 65/75, leurs avancés et surtout leurs échecs, nous sommes définitivement sortis du cycle historique des poétiques révolutionnaires. Les avant-gardes politiques, artistiques, culturelles, littéraires qui, aux XIXe et au XXe siècles, ont influencé la dynamique des sociétés occidentales sont irrémédiablement épuisées. Et ce n’est pas les parodies des néo-avant-gardes contemporaines qui viennent réfuter cette réalité, bien au contraire, elles la confirment, s’il le fallait…

Les multiples courants artistico-politiques qui, sous de multiples formes, ont tenté de combiner révolution et poésie (allant de l’interdépendance à la fusion), ont certes créé des œuvres, mais n’ont pas modifié le cours historique des révolutions dans la modernité : d’abord révolution bourgeoise puis révolution communiste.

Ta distinction entre poètes soumis aux pouvoirs autoritaires et poètes « libres et indomptables » est dépendante d’une poétique révolutionnaire qui place des poètes dans le camp des révolutionnaires et d’autres dans celui des contre-révolutionnaires.

Que des poètes réalisent une œuvre « avant ou après la barricade », pour reprendre l’affirmation de Reverdy que j’ai placée en exergue de mon livre, est-ce pour toi « une soumission » ? Que des poètes ne s’exécutent pas lorsqu’ils sont mis en demeure de répondre à la quasi-commande sociale et politique, des milieux gaucho-artistico-médiatiques de servir « la révolution à venir » par leur poésie, est-ce pour toi aller à l’encontre des « forces de la vie » ?

La formulation même de ton troisième point qui s’interroge sur la place de la poésie dans « quelle révolution de demain » rejoint-elle les positions des militants artistes de toutes sortes qui veulent encore aujourd’hui, comme les surréalistes il y a un siècle, mettre « la poésie au service de la révolution » ?

La poésie doit-elle encore répondre à la commande du Parti, même si, bien sûr, ce Parti n’est plus celui de l’Internationale communiste selon l’injonction tragique de Maïakovski en 1926 peu de temps avant son suicide ?

« De mon point de vue, l’œuvre poétique la meilleure sera écrite d’après la commande sociale de l’Internationale communiste1 ».

Aujourd’hui, l’injonction à donner à la poésie une place centrale dans les supposées révolutions à venir, n’est plus la commande sociale d’un mouvement politique international, c’est celle d’individus iconiques qui dans les réseaux du capitalisme vert et culturel, appellent à la « révolution poétique contre le cataclysme ».

C’est le cas d’Aurélien Barrau avec son texte, « Résis-tances poétiques » (https://www.liberation.fr/debats/2019/10/20/resistances-poetiques-par-aurelien-barrau_1758722/) dont j’ai explicité les tenants et les aboutissants dans « La révolution poétique, ultime rempart contre le cataclysme » (https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=394#critique%20barrau)

Par exemple aussi, Cyril Dion, (https://www.youtube.com/watch?v=DYiXZd4ZnP8) et tant d’autres.

Comme plusieurs des lecteurs de mon livre avec qui je corresponds parfois longuement, tu cites Benjamin Péret comme l’exemple-type du poète communiste et révolutionnaire irréductible. Dans son pamphlet, Le déshonneur des poètes », Péret critique les poètes de la Résistance au nom de l’universalité de la poésie. Très bien. Mais sa juste critique de la poésie dite, à l’époque « engagée », est altérée par les conditions dans lesquelles il l’a exprimée.

C’est du Mexique où il s’était réfugié qu’il envoie sa position à ses anciens amis qui eux, n’avaient pas fui, mais, au risque de tous les périls, se sont opposés à l’asservissement. De plus, Péret était passionnément trotskiste donc antistalinien. Son texte-manifeste témoigne d’une opposition politique vis-à-vis de certains de ses anciens camarades restés staliniens et non pas d’une sorte de vérité poétique transhistorique comme il veut l’affirmer.

Dans Le déshonneur des poètes écrit au Mexique en 1945, Péret affirme ce que doit être la position du « poète révolutionnaire » qui, tout en restant révolutionnaire ne doit pas « mettre la poésie au service d’une action politique, même révolutionnaire (…) sans jamais confondre les deux champs d’action, sous peine de rétablir la confusion qu’il s’agit de dissiper et, par suite, de cesser d’être poète, c’est-à-dire révolutionnaire ».

Seule une composante de la matrice historique des poétiques révolutionnaires est ici présente sous la forme suivante : dans sa pratique du poème., le poète est révolutionnaire. La seconde composante : il faut poétiser la révolution est absente chez Péret.

Lorsqu’il est militant politique et intervient pour la révolution, il ne fait plus de poésie. On reconnaît ici la position de Reverdy citée en exergue de mon livre. Mais à la différence de Reverdy qui en tant que poète ne se veut pas révolutionnaire, Péret-poète, dans le feu de l’action politique reste révolutionnaire, mais cette fois en tant que… trotskiste.

Malgré sa distinction entre pratique de la poésie et action politique, Péret reste trotskiste en toutes circonstances. Il est poète révolutionnaire et il est militant politique dans des moments séparés, mais reliés par sa foi dans la révolution permanente qu’il combine aveuglément avec la « liberté ».

Concernant ton point 3, tu l’as compris, je ne fais aucune place à la poésie dans « une révolution pour demain ». Ceci, pour la bonne et simple raison qu’il est impossible de prévoir des bouleversements historiques qui seraient encore qualifiés de « révolution ». Il serait donc préférable de parler d’évènements futurs lorsqu’on parle des bouleversements historiques et surtout anthropologiques et planétaires à venir. Des formes de poésie pourront ou pas être présentes dans ces évènements, mais la poésie ne les aura en rien anticipés ou empêchés.

La révolution dans l’histoire (hello Hegel !) a été la grande affaire politique de la modernité. La poésie n’a pas échappé à cette détermination sans pour autant y altérer sa singularité ; laquelle est différente d’une continuité transhistorique puisqu’elle est un invariant du genre humain. Nous sommes sortis du cycle historique qui a vu s’accomplir, triompher et échouer des révolutions (bourgeoise, prolétariennes). Ce cycle ne se reproduira plus analogiquement. Bien sûr l’histoire continue et elle est l’œuvre des hommes pour le meilleur et pour le pire.

La poésie, faite de temporalité et d’immédiatement s’exprime dans l’histoire, elle ne donne pas un sens à l’histoire. Elle n’a ni place ni temps définis puisqu’elle transfigure l’un et l’autre.

Saint John Perse2 comme tant d’autres le rappelle, rien des drames de son époque ne sont étrangers au poète. Il peut œuvrer à contre-courant ou encore tenter de s’en échapper dans des ailleurs souvent contre-dépendants de l’ici. Les mouvements individuels et collectifs présents et actifs dans l’histoire qui se fait et se défait, peuvent influencer ou inspirer sa poésie ; ils ne la surdéterminent pas.

Et je n’entonne pas là un hymne à la liberté, ce thème incontournable et attendu de tous les poncifs libertaires diffusés dans de nombreux milieux de la poésie et de la politique.

Concrétisons ces propos en examinant ce que tu nommes « la nouvelle place de la poésie » annoncée par les luttes dans l’Italie de la fin des années 1970. Étaient-elles autant porteuses d’un devenir-autre que tu l’affirmes ? J’en doute.

Parmi les activistes que tu cites, je prendrais le cas de deux d’entre eux, Franco Berardi (Bifo) et Giorgio Cesarano.

En 1977, je suis allé à Bologne. Par l’intermédiaire de membres fondateurs du CERFI3 (Anne Querrien, François Fourquet) que je connaissais depuis quelques années, j’ai pu sur place nouer des contacts avec certains animateurs de radio Alice. Cette expérience m’intéressait tout particulièrement, car à la même époque, avec des amis à Grenoble, j’avais créé une radio libre nommée Radio Mandrin. J’y tenais une émission bihebdomadaire : Chronique qui laisse à désirer.

La dimension collective et auto analytique mise en œuvre dans les fréquentes réunions de radio Alice reflétait le projet autonome des fondateurs, mais y transparaissaient aussi, si ce n’est des impasses, du moins des répétitions qui tournent en ronds.

Plusieurs monographies, des films, des entretiens ont fait l’histoire de cette radio comme expression des milieux autonomes et en particulier ses liaisons directes avec les luttes en cours, et ses expérimentations sur ce que Franco Berardi nomme l’accélération de la communication dans ce qui serait de nouveaux supports révolutionnaires : la vidéo, le numérique et les drogues.

Dans un entretien de 2010, Franco Berardi déclare :

« Aujourd’hui, la plupart des gens de Radio Alice travaillent dans des groupes de musique, ou dans des publications musicales et des groupes vidéo. C’est notre problème aujourd’hui. Ce que nous faisons aujourd’hui, c’est la construction d’une forme de communication au-delà des mots, au-delà de la parole. Nous avions atteint la limite de ce qui était possible en utilisant simplement des mots. Radio Alice utilisait de plus en plus de poésie dans ses émissions et moins de messages politiques. Lire de la poésie à la radio après 1977 était une folie. Il fallait parler de la centaine d’arrestations quotidiennes4 ».

Le propos est probant. Plus de trente ans après, Berardi critique fermement ce que tu donnes aujourd’hui comme étant porteur d’une nouvelle place de la poésie dans les luttes. Les séquences de poésie lues à radio Alice n’étaient donc pour un de ses principaux fondateurs, qu’un dérivatif, « une folie », une sorte de divertissement qui parasitait indûment un temps qu’il fallait consacrer à la dénonciation de la répression.

Et quelle était cette poésie choisie par Radio Alice ? Celle de l’agitation/propagande de la révolution bolchévique ; celle de Maïakovski, des futuristes, du réalisme socialiste, du poème prolétarien, etc.

Autrement dit, une poésie liée à un cycle historique que, justement mai 68 et le mai rampant italien venaient d’achever. Cette poésie pouvait certes avoir une dimension transhistorique mais elle n’avait plus de portée critique dans le moment politique de radio Alice.

Mais il y a une autre dimension de cette expérience que Berrardi exalte alors qu’elle constitue à mes yeux son échec. C’est la priorité donnée à la communication, à l’objectif d’aller « au-delà de la parole et des mots », c’est-à-dire nous l’avons vu, la vidéo, le numérique et les drogues. Une croyance dans la révolution technoanthropologique du capital en quelque sorte.

Congédiée, la parole laisse place à l’image et à son expression immédiate et totalisante. Exit la représentation, la symbolisation, l’imagination, la poésie comme parole primordiale. Rien d’autre alors que le processus d’immédiatisation qui était et qui est toujours davantage un opérateur de capitalisation des activités humaines. De ce point de vue, Radio Alice anticipait sur le devenu de la communication. Il est d’ailleurs significatif que, comme Berardi le rappelle, nombre de participants à la radio ont converti leur militantisme autonomiste… dans des entreprises de communication.

Dans un entretien donné au journal El Pais5 en 2023, Franco Berardi critique son ancienne croyance dans les technologies de la communication en ces termes : « Dès les années 80, un profond changement de modèle s’est amorcé, lié à la formation du réseau électronique, et j’y ai participé dès le début. Il me semblait que tout pouvait évoluer positivement, que la robotique pouvait nous libérer du travail manuel et que le réseau favoriserait la libre activité partagée. Je me suis trompé. »

Depuis son tournant psychologique des années 2010, Berardi a abandonné toute possible compréhension politique de ce qu’il nomme « la névrose de masse » car, dit-il « Les catégories de la politique sont devenues vides et analytiquement inutiles. Comme il y a un siècle, nous vivons une nouvelle psychose de masse. »

Ce second tournant dans l’évolution politique de F.Berardi sera-t-il aussi vite renié que le premier par l’ancien opéraïste ? Face à cet échec, les membres de Radio Alice n’ont pas un instant été traversés par l’idée d’autodissolution. Un acte politique imminent qui solde des avancées et des stagnations, lorsque s’autodissoudre est « plus créatif que de réussir » comme l’a déclaré Johnny Rotten, le leader du Groupe des Sex Pistols en 1978.

Contrairement à bien d’autres groupes d’avant-garde artistique, littéraire ou politique (Dada, Arguments, IS, etc.) ou de néo-avant-garde (Sex Pistols, Politique-hebdo, hôpital psychiatrique de Trieste, etc.) qui constatant leurs échecs ont choisi l’autodissolution6, les membres de radio Alice ont poursuivi dans la communication.

Je serai plus bref sur Giorgio Cesarano. Les pages que je consacre à son itinéraire concernant la poésie et la littérature sont suffisamment explicites. Auteur en train d’être reconnu dans le monde littéraire italien, en moins d’un an, Cesarano a rompu avec son passé littéraire et poétique pour s’investir totalement dans la lutte prolétarienne. Il n’est plus question de poésie : la seule et unique « écriture » qui lui importe désormais c’est celle de « la parole critique radicale ». S’il y a un « révolutionnaire » qui n’attend rien de la poésie dans le moment des bouleversements politiques de l’Italie des années 68-75 c’est bien lui.

J’arrête là aujourd’hui, cher Dietrich, en te disant encore une fois mes excuses pour un trop long silence.

Bien à toi,

Jacques


Dietrich Hoss à Jacques Guigou, 26 janvier 2024

Cher Jacques,

Mon pressentiment, exprimé à la fin de ma lettre de 2019, que ton livre pourra peut-être ouvrir un débat plus large sur les questions que tu soulèves, s’est vérifié. Ce nouveau livre — bien au-delà de mes attentes — en est la preuve. Sans pouvoir ni vouloir approfondir mon argumentation en référence aux nombreuses contributions que tu nous as envoyées, je veux pour le moment en réponse à tes objections juste essayer de rendre mon positionnement plus clair.

En suivant mon ordre initial :

1- Sur ma « tentative (parmi des centaines !) d’établir une distinction entre poésie au sens étroit et poésie au sens large. »

Contrairement à ce que tu m’attribues comme position je ne pense pas « que la poésie c’est de l’art ». Comme je l’ai dit, en reprenant tes propres formules, pour moi la poésie c’est « la connaissance sensible du monde », c’est le « chant de la jouissance de la vie. » Comme dimension essentielle de l’être et du devenir de la vie humaine sur terre, la poésie n’est pas seulement antérieure, comme tu dis, mais aussi — jusqu’à aujourd’hui – plus forte que tous les conditionnements institutionnalisés, arts, religions, cultures, États…

Par contre pour survivre et trouver des formes d’expression et d’articulation, elle doit s’accommoder, transiger avec toutes ces formes sociétales. À l’origine la poésie en acte était l’application libre des sens qui — sous des formes orales et gestuelles — découvrent et inventent le monde. La poésie était une partie intégrée de la production et la reproduction de la vie humaine. C’est seulement avec la compartimentation de la vie sociétale, l’institutionnalisation des sphères séparées d’activités, que la poésie a été confrontée à des formes d’encadrement, de contrôle et d’instrumentalisation. Face à ces dynamiques de domination, de censure et d’étranglement, la poésie a dû trouver des formes de résistances, de ruses d’adaptations, d’ésotérismes, etc. L’art est devenu assez tôt un terrain par excellence de ce combat, un terrain de tension entre expression et répression, refuge et cage d’acier plus ou moins dorée.

2- Les apories des poétiques révolutionnaires

La tension entre poésie et institutions sociétales trouve une forme aigüe dans le cycle des révolutions du XIXe et XXe siècle. L’enjeu était de maintenir et d’élargir l’espace d’expression de la poésie en lien avec les mouvements sociaux révolutionnaires, avec ou contre les formes institutionnalisées politiques de celui-ci, partis et structures étatiques. Pour juger les attitudes des uns et des autres dans ces confrontations, le critère formel de leur positionnement, être devant, derrière ou entre la barricade ne suffit pas. La seule base de jugement doit être la valeur poétique de leurs énoncés et de leurs actes, sachant qu’il peut exister des correspondances entre leurs positions politiques et poétiques, mais pas forcement. Vu que seulement la valeur poétique compte il ne suffit pas de constater que les courants artistico-politiques « n’ont pas modifié le cours historique des révolutions dans la modernité. » C’est sous l’aspect poétique seul de leurs œuvres que nous apprécions des personnages si différents politiquement comme Brecht et Kafka, Péret et Becket. Et que nous estimons que quelques formes collectives artistico-politiques méritent encore un intérêt particulier, celles qui avaient donné à la poésie une première place comme forme d’intervention révolutionnaire : surtout Dada, « La Révolution surréaliste » avant « Le Surréalisme au service de la Révolution » et « L’Internationale situationniste », en n’oubliant pas les « Industrial Workers of the world » qui organisaient les militants révolutionnaires en chantant.

3- La place de la poésie dans la révolution de demain

Bon ou plutôt pas bon, tu appelles « révolution du capital » la contre-révolution triomphante du capitalisme à partir des années 80/90 et seulement « évènements futurs » les « bouleversements historiques et surtout anthropologiques et planétaires à venir. »

Moi, par contre, je dirais que ces bouleversements, nécessairement plus profonds et radicaux que tous ceux que nous avons connus dans la modernité jusqu’à nos jours mériteront bien plus le nom d’honneur de « révolution », d’abord et surtout à cause de son sens étymologique, d’un retour aux origines de l’humanité. Ces bouleversements seront caractérisés par une dimension poétique primordiale ou ils ne seront pas. Ils sont impensables sans une éclosion de la poésie sous toutes ses formes, surtout et spécialement sous forme de la « parole critique radicale ». Pensons par exemple à la forme de critique poétique radicale par excellence de l’aphorisme : de Lichtenberg et Novalis, Benjamin (Sens unique) et Adorno (Minima moralia) et — j’ajouterais — de Debord et Cesarano.

Reprocher à Cesarano d’avoir « rompu avec son passé littéraire et poétique » me semble un usage restrictif du concept de la poésie en contradiction avec tout ce que tu dis ailleurs.

Par contre, partant d’un sens large de la poésie, je considère aussi une prise de position telle que celle d’A. Barrau comme une légitime défense de la poésie. Je me réfère à un entretien récent, parce que je viens d’en prendre connaissance, cf. https://www.youtube.com/watch?v=y5UkC45Bnzs. Il n’y attaque peut-être toujours pas le capital comme il faudrait, mais il dénonce d’une façon particulièrement virulente la logique dominante de la science mortifère au service du capital. Parce que là il sait de quoi il parle car c’est son domaine professionnel. Sa mise en avant de la poésie, comme force vivante de la vie qui se défend, est tout à fait correct et nécessaire. Du reste Barrau arrive vers la fin de cet entretien à une conclusion qui va dans le même sens que ce que j’avais déjà formulé dans mon dernier article pour L’Ouroboros sur les Aborigènes d’Australie, la nécessité de se laisser envahir par les poésies des ailleurs : https://lundi.am/Les-Aborigenes-l-ailleurs-debarque-chez-nous>

J’ai formulé, comme tu m’as proposé Jacques, juste ce petit mot en ajout de notre échange. J’ai hâte de recevoir ton nouveau recueil de réflexions autour d’un questionnement de première importance. Peut-être constituera-t-il la base pour le départ d’un troisième round ?


Notes sur l’art contemporain et le mouvement du capital

Des approches sociologiques et philosophiques et leurs présupposés

Dans le contexte de notre correspondance avec des artistes, des poètes et des philosophes lecteurs de Poétiques révolutionnaires et poésie(L’Harmattan, 2019), nous en sommes venus à mieux percevoir les tendances actuelles de l’art contemporain et à les interpréter comme un opérateur de la dynamique du capital.

Nous avons complété notre documentation avec les propos ou les écrits sur l’art contemporain de quelques critiques, essayistes, philosophes ou artistes : Nathalie Hennich, Carole Talon-Hugon, Dominique Château, Jacques Rancière, Aude de Keros et quelques autres.

Nous gardons aussi en mémoire les livres d’Annie Le Brun7 sur l’art et le capitalisme, notamment, Ce qui n’a pas de prix (Stock, 2018) dont nous avons commenté les forces et les faiblesses dans un texte publié en ligne :

https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=443#ALB

En continuité avec notre réflexion sur ces questions, mentionnons notre écrit « Imagination, imaginaire, imageries » dans lequel nous interprétons les productions des arts contemporains comme privées d’imagination, dotées de peu d’imaginaire et saturées d’imageries8.

Nathalie Heinich 

Cette sociologue issue du bourdieusisme, mais ensuite séparée du déterminisme dominationniste du maître, définit ses recherches non pas comme une sociologie de l’art, mais comme une sociologie à partir de l’art.

Mais avant d’exposer les recherches de Nathalie Heinich, arrêtons-nous un instant sur la notion de détermination dominationniste dans les sciences sociales et politiques.

Ce terme semble trouver son origine en Amérique du Nord chez les opposants aux courants chrétiens qui critiquent les églises chrétiennes et leur prétention à dominer les autres monothéismes. Ce n’est pas, bien sûr, dans cette acception que l’utilise ici ce terme. Cependant, il me semble approprié pour qualifier la sociologie de Bourdieu et surtout son influence politique et culturelle dans les deux dernières décennies du XXe siècle.

En combinant le déterminisme de classe de Marx et l’habitus capitaliste de Max Weber, Bourdieu a réactivé des théories et des idéologies de la domination. Un sociologisme devenu prépondérant un certain temps aux dépens des concepts d’exploitation et d’aliénation qu’il a contribué à effacer9. Ceci dit, cette influence du bourdieusisme active dans les années 80-90, n’est plus efficiente aujourd’hui. La puissante tendance à l’évanescence du rapport social au profit de la fluidité des réseaux et de la virtualisation généralisée des échanges n’offre que peu de prise pour une interprétation classiste de la société capitalisée.

Nathalie Heinich analyse les trois grandes époques des arts comme des « paradigmes » : le paradigme art classique ( ou académique ), le paradigme art moderne et le paradigme art contemporain. Aujourd’hui c’est l’art contemporain qui domine, mais les deux autres sont aussi présents, combinés au contemporain et présentés selon un mode transgressif, parodique, dérisoire, simulé, etc.

Résumons les caractères que cette sociologue attribue à l’art contemporain. En quoi il se différencie radicalement du paradigme de l’art moderne, comme de l’art classique ; même si bien sûr, ces paradigmes coexistent aujourd’hui dans des combinatoires formelles. Mais, d’autres dimensions, à mes yeux influentes, sont à ajouter à ce modèle. Les producteurs de l’art contemporain opèrent sur le mode de la transgression, de la parodie, du simulacre, de la dérision.

Principaux caractères

  • « Rupture ontologique des frontières entre ce qui était communément considéré comme de l’art » ; l’art se confond avec le tout culturel ou le tout politique.
  • « L’œuvre d’art ne réside plus dans l’objet proposé par l’artiste », mais elle se situe dans « un au-delà de l’objet », c’est-à-dire dans son environnement urbain, sa temporalité, sa mise en scène, son discours, sa valorisation auprès des pouvoirs publics ou privés, etc.;
  • C’est « le jeu avec les limites », les cadres institutionnels, l’espace d’exposition, la programmation du temps artistique, la mobilisation des acteurs, etc., qui engendre la nouvelle forme artistique ;
  • « Dématérialisation, conceptualisation, hybridation, documentation » forment le paradigme de l’art contemporain. Les matériaux sont divers, leur liste est illimitée : béton, caoutchouc, plastic, billes, métal, plumes, fleurs, ballons, morceaux de peau du concepteur, parfois ses selles, etc. Les formes peuvent être minimales (cf. le crâne incrusté de diamant de Damien Hirst), autant qu’immenses (le plug anal de McCarthy sur la place Vendôme). L’objet ou l’installation sont valorisés par le lieu prestigieux dans lequel ils sont placés et donc par la publicité qui s’ensuit. Pas d’existence de l’art contemporain, s’il n’est pas hypervisible, incontournable et accompagné de son récit légitimateur, le seul véridique ;
  • L’art contemporain dans ses diverses expressions au cours des deux dernières décennies est essentiellement discursif, narratif, il repose sur un récit. Le mode d’emploi et le discours sur l’œuvre priment sur celle-ci. Exemple : des performances sont enregistrées en vidéo puis ce qui est vendu au musée ou au collectionneur, c’est une fiche de mode d’emploi ;
  • Ce caractère éphémère des installations, performances, emballage de monuments (Christo et Jeanne-Claude), land art, street art, bio-art, etc., suppose une reproduction photo ou vidéo pour les « conserver » ; mais on ne conserve que la reproduction de l’œuvre et pas l’œuvre. Dans l’idéologie des « producteurs culturels » (le titre d’artiste tend à s’effacer), cela n’a apparemment pas d’importance puisqu’ils feignent de nier la notion d’œuvre, laquelle était attachée à l’art moderne et à l’art classique ;
  • Par exemple, une galerie parisienne invite à un vernissage dont l’objet est le suivant : l’artiste a fait abattre le mur qui sépare la salle d’exposition du bureau du directeur de la galerie. La performance, c’est donc le nouvel espace ainsi créé qui inclut, qui ne sépare plus galerie et direction de la galerie. La règle de l’art contemporain est ici appliquée : suppression des anciennes frontières entre l’artiste, son œuvre, le public et le pouvoir politique, culturel, financier qui l’expose, l’achète, le diffuse ;
  • Accélération des productions et jeunesse des artistes. Une temporalité courte déterminée par « une intense concurrence pour l’innovation ». D’où une domination des institutions publiques et leurs subventions, mais aussi des directeurs artistiques, des commissaires d’expositions, des critiques d’art, qui dictent leurs normes sur « la valeur » des produits. Les grandes fondations privées (Arnault, Pinault, Carmiganc, Cartier, Dumas, etc.) interviennent puissamment sur le marché, ce qui surenchérit les prix de vente. L’art contemporain, produit artistico-culturel, est d’abord un « produit financier ».

À maintes reprises, N.Heinich caractérise les produits de l’art contemporain comme des « singularités ». Avançons qu’il s’agit de particularités. Pourquoi ?

Pour le dire en termes hégéliens, parce que les produits et les interventions de l’art contemporain ne sont pas le résultat d’un processus technique, culturel, politique de double négation ; c’est-à-dire le résultat de la seconde négation (singularité), d’une première négation simple (particularité). Pour se légitimer en tant qu’œuvres, installations « originales », « nouvelles » (en fait, seulement innovantes), leurs auteurs ne réalisent qu’une négation imaginaire des deux autres paradigmes (classique et moderne). Alors que ces producteurs culturels n’en finissent pas de proclamer que leurs réalisations sont un « dépassement » des formes antérieures, il ne s’agit que d’une parodie de dépassement, une fiction de dépassement. Leur opposition n’est pas une négation et moins encore une double négation. Ils opèrent dans la positivité de la société capitalisée.

Rappelons-le, dans la dialectique hégélienne, la singularité est une particularité niée, laquelle était d’abord une universalité niée. La singularité réalise une double négation, c’est en cela qu’elle peut être un dépassement puisque niant la particularité, elle la dépasse tout en renouant autrement avec l’universalité de la première affirmation10.

Transposé à l’art contemporain, le processus serait (hypothèse) le suivant :

1- universalité de l’art classique ;

2- négation de cette universalité par l’art moderne, ce qui l’assigne à la particularité ;

3- l’art contemporain réalise-t-il la négation de cette particularité de l’art moderne ? Non. Il est bien loin de réaliser cette double négation porteuse d’un possible dépassement de l’art moderne. Pourquoi ? Parce qu’il se veut entièrement positif, pure positivité. En cela d’ailleurs, il est intégralement post-moderne. Nous savons comment et combien les philosophes post-modernes ont abandonné toute référence à l’histoire et au négatif dans l’histoire. Le plus emblématique est Gilles Deleuze avec ses concepts de multiplicité, d’évènements, de virtualité, d’immanence absolue, qui homogénéisent un monde sans histoire ni communauté humaine.

Se situant hors histoire et hors naturalité, l’art contemporain impose une immédiateté dans une actualité continue. Son mot d’ordre implicite : l’actuel contre le présent. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle toute réalisation en art contemporain n’existe pas si elle n’est pas accompagnée de son récit qui la donne comme vraie, légitime, réelle (au sens d’actualisée).

N.Heinich a d’ailleurs publié une étude sur les récits dans l’art contemporain. Récits et argumentaires qui non seulement accompagnent nécessairement les productions, mais font eux-mêmes partie du produit. En cela ces récits et ces discours ne sont pas, bien sûr, différents des arguments de marketing d’un bien ou d’un service quelconque. Ce n’est pas un billet d’avion pour les îles Trobriand que vous achetez, c’est le récit, la vision, le rêve que vous désirez réaliser.

Mais avec l’art contemporain, il y a plus que la valorisation imaginaire et immédiate du produit.

Nathalie Heinich décrit une double opération dans la mise en scène de l’objet. D’une part, attribution du sens que l’œuvre est supposée transmettre et d’autre part « transformation de ce sens ou de cette signification en instrument de valorisation11 ». Elle voit dans cette imposition d’un sens et d’une valeur un « acharnement herméneutique ». Acharnement qui fait appel à des virtuosités langagières qui doivent apparaître comme originales, singulières alors qu’elles ne sont de particulières (cf. supra).

Les discours de l’artiste et de ses sponsors inculquent une croyance dans la toute-puissance de ce que l’individu ne voit pas lorsqu’il regarde (mais ne perçoit pas) l’objet. Selon ces publicistes de l’art contemporain, cet objet existerait alors virtuellement, subliminalement.

L’objet d’art contemporain veut signifier avec force la réalité virtuelle, la puissance augmentée dont l’objet est supposé porteur. L’objet doit produire une conversion sensible et mentale sur l’individu qui le voit. Chargé de fiction et d’autofiction, l’art contemporain induit chez le spectateur la croyance en ce que j’ai décrit et interprété comme La Cité des ego où triomphent les particularismes et les hyperindividualismes, les identitarismes en tout genre.

L’approche de N.Heinich se veut surtout descriptive, analytique et moins interprétative. Elle a pourtant rencontré les polémiques de fervents défenseurs de l’art contemporain, qui voient chez elle, derrière l’objectivation scientifique, un dénigrement de leurs intérêts politico-esthétiques. Et l’on sait la ferme détermination (parfois hargneuse) avec laquelle les producteurs culturels défendent leurs propres intérêts…qu’ils font passer pour universels.


Une autre lecture de l’art contemporain,

Carole Talon-Hugon

Philosophe, professeur d’esthétique à la Sorbonne et directrice de revues d’esthétique, Carole Talon-Hugon ne se veut pas historienne de l’art, mais définit son objet de recherche autour des rapports entre l’art et l’esthétique d’une part, l’art et l’éthique d’autre part.

C’est une histoire de l’idée de l’art qu’elle développe dans un de ses livres12, Morales de l’art .

Retenons-en ceci.

L’opposition théorisée par Adorno entre l’industrie culturelle et l’art véritable n’a plus de portée critique. N’oublions pas qu’Adorno rejetait le jazz hors du domaine de l’art ; il croyait à la valeur universelle de l’art, toutes époques confondues, mais c’était un art « bourgeois ». Nous ne sommes plus dans cette période. Cette opposition n’a plus de portée interprétative.

C.Talon-Hugon avance que cette absence de portée critique de l’art contemporain a pour conséquence qu’il n’est plus source de connaissance (n’oublions pas que la critique est d’abord une connaissance), car l’art contemporain tend à faire fusionner les deux domaines de l’esthétique et du cognitif. C’est la transgression des frontières et la marche vers le « tout culturel ».

L’esthétisation de la politique ne se distingue plus de la politisation de l’art. On sait comment et combien les élus des grandes métropoles investissent dans l’art contemporain (musée, associations, espaces publics esthétisés, décorations, festivals, concours, etc.

Ainsi, Montpellier a son musée d’art contemporain ( Le MO.CO ) depuis une quinzaine d’années et prépare à très grands frais , sa candidature13 au titre de « Capitale européenne de la culture » ; une reconnaissance qui sera attribuée par l’UE en 2028. En novembre 2023, lors de son passage à Montpellier, la ministre de la culture a déclaré : « À Montpellier vous êtes déjà capitale européenne de la culture ! Vous avez anticipé ! ». En effet, l’offre culturelle y est si foisonnante, si généralisée, si permanente, si multiple, si insistante, si prescriptive, que certains habitants se sentent comme « pris en otage » (dixit Annie Le Brun) par les injonctions au Tout culturel de tous les pouvoirs locaux.

Carole Talon-Hugon poursuit son analyse sur les dimensions activistes des producteurs culturels. Elle donne de nombreux exemples de performances, d’installations ou d’interventions, qui défendent des causes particulières. L’artiste devient un activiste de l’art, un « artctiviste ». Il met en scène (souvent de manières hyperréalistes et gigantesques) les griefs ou les souffrances qu’endurent les dominés ou les victimes. La liste est longue : handicapés, migrants, femmes, LGBT+, « racisés », chômeurs, harcelés, discriminés, etc. D’où leur proximité, parfois leur complicité, avec les ONG ou les fondations des milliardaires.

Autre apport de Carole Talon-Hugon :

la dé-définition de l’art et la désartification.

Dans le paradigme classique, la morale doit se prononcer sur l’art. L’art est d’abord édifiant, allégorique, il indique la voie du salut de l’âme et la conduite à tenir dans le monde.

Dans le paradigme moderne, l’art et la morale sont indépendants l’un de l’autre. L’art moderne s’est construit contre la morale bourgeoise. Dans ses expressions les plus caricaturales à cet égard, il est allé jusqu’à défendre une esthétique du mal, de la laideur, de la folie.

Dans le paradigme contemporain, l’art doit se préoccuper de morale ( retour du paradigme classique, mais sous forme activiste, particulariste, propagandiste ) ; il porte un jugement éthique sur l’artiste ; il dicte le jugement sur l’œuvre.

On reconnaît les attaques contre des auteurs anciens ou actuels : des éditeurs censurent des œuvres pour leurs rééditions ( Agatha Christie, Rowling, et tant d’autres ), des œuvres sont attaquées dans les musées.

Dans, L’Art sous contrôle. Nouvel agenda sociétal et censures militantes, ( PUF, 2019 ), C.Talon-Hugon décrit et analyse la tendance des artistes contemporains à se faire « chercheur » en sciences humaines, sociales, politiques, anthropologiques, etc., ils se donnent comme des influenceurs savants14. De plus, elle met en évidence un renversement de tendance dans l’art contemporain.

Alors que depuis son émergence dans les années 1950 ( Duchamp ayant été un anticipateur ) jusqu’à la fin des années 1990, un des traits majeurs de l’art contemporain c’était une pratique de toutes les formes de transgressions, de parodies, de simulacres, de dérisions, de détournements ( en cela il est fondamentalement post-moderne ) ; depuis deux décennies environ, il est orienté vers la critique morale et le moralisme, accompagnés d’anathèmes sur des œuvres qui ne sont pas dans la ligne juste ainsi que d’une censure et d’une occultation de certaines œuvres du passé.


Dominique Chateau

Relevons un article15 intéressant de Dominique Chateau qui conduit une réflexion fructueuse sur les rapports de l’éthique et de l’art contemporain.

Cet auteur approfondit la notion actuelle de dé-défintion de l’art en l’appliquant à cette caractéristique commune à l’art moderne et à l’art contemporain, à savoir : dissoudre l’art dans la vie ; parvenir à un moment « d’art-vie ».

N’oublions pas que toutes les avant-gardes de la première moitié du XXe siècle ont cherché à supprimer l’art en le réalisant dans la vie quotidienne pour la transformer. Nous le savons, cela a donné de la peinture sans tableau, une pratique qui se poursuit chez Aubertin, Blazy, les expérimentateurs, Arte povera, etc., ou encore chez les situationnistes avec la poésie sans poèmes, etc.

Dominique Chateau remarque :

« C’est sans doute l’aspect le plus frappant du second stade de la dé-définition, et aussi, on va le voir, l’aspect le plus notable à l’égard de notre sujet : l’« art-vie » se distinguait de l’industrie culturelle ; rêvant encore au plein sens de l’art, il héritait même de sa fonction critique, voire la radicalisait dans une posture politique d’opposition à l’industrie culturelle ; désormais, il fournit le principal argument qui nourrit l’industrie culturelle : l’art ne doit plus se distinguer, au double sens de la « séparation » et de la « hiérarchie ». ( Souligné par nous ).

On trouve aussi dans cet article des analyses perspicaces sur l’autonégation de l’artiste et de son « anti-œuvre » ou de sa « non-œuvre », vues comme une nécessité pour lui de se valoriser sur le marché de l’art contemporain. Pour exister dans la sphère de l’art, l’artiste contemporain doit se nier comme artiste et dénier toute singularité ( ou originalité ) à son œuvre…qui d’ailleurs n’en est pas une ! Salut Hegel ! Mais ce même producteur culturel sait affirmer son identité et donner son numéro de compte en banque lorsqu’il s’agit de vendre une de ses « anti-œuvres ». Salut Marx !


Jacques Rancière

Ce philosophe qui travaille sur l’esthétique et la politique a écrit une œuvre qu’il n’est pas question ici d’analyser intégralement. Revenons seulement sur quelques-unes de ses thèses concernant l’art contemporain.

Rancière ne se veut ni historien de l’art ni philosophe politique, mais penseur de l’esthétique. Il définit trois « régimes de l’art » : éthique, représentatif, esthétique. L’art contemporain relève du troisième régime, car celui-ci réalise une expérience des formes possibles d’une communauté sensible. Selon lui, l’art contemporain « participe à l’ensemble des formes d’expériences qui effectivement intensifie la vie16 ». Dans la seconde partie de ce texte, je commente cette valeur d’intensification de la vie.

Bien que se tenant à distance de la politique, Rancière n’en rejette pas cependant certaines conceptions portées par des courants d’extrême gauche ou écologistes. Par exemple, il met en avant la notion de « commun ». Une référence fréquente, on le sait, des courants gauchistes, écologistes et anarchistes qui, en deuil du communisme, n’ont pas pour autant abandonné le projet d’une société de partage des biens communs.

Nous n’entrons pas ici dans une discussion générale sur les biens communs.

Remarquons seulement que parmi les nombreuses définitions des biens communs données par une multitude de sources, l’art contemporain ne figure que très rarement dans le champ des biens communs. C’est donc par analogie, métaphoriquement parlant, que Rancière l’y inclut.

Les dispositifs, les performances, les installations, et autres interventions de l’art contemporain sont pour ce philosophe des expériences pour « construire du commun » ( ibid. ). L’art contemporain sort des frontières traditionnelles de l’art pour créer dans des espaces publics ou privés, connus comme non artistiques, « une sphère particulière d’expérience ». À la faveur de cette expérience, l’art devient alors « autre chose que lui-même ». Les artistes utilisent toutes sortes d’objets de la vie quotidienne ; ils introduisent des supports et les techniques ordinaires de la communication, etc. En tendance, tout se passe comme si l’art contemporain se dissolvait dans la société.

Cet au-delà de l’art dans lequel celui-ci devient « autre chose que lui-même », quel est-il ?

Rancière répond : une « expérience sensible ». Une expérience sensible comme le fut « la grande tentative d’identification entre l’art et la vie au temps de la Révolution soviétique et l’effacement des frontières entre art et politique et – plus profondément – entre art et non-art qui caractérise les installations et performances de l’art contemporain » ( ibid. ).

Chez Rancière, la référence aux avant-gardes artistiques et politiques actives lors de la révolution russe ne doit pas être confondue avec son échec dans le réalisme socialiste. Il montre comment, au début de la révolution russe, les tentatives des artistes communistes pour faire fusionner l’art et la vie ont été stoppées et englobées dans un art de propagande dans lequel l’artiste est sommé d’illustrer la cause de manière à impressionner les individus. L’artiste qui se nie comme créateur séparé de la vie, devient l’artiste « prolétarien » qui met son talent au service du Parti et de l’État ouvrier.

Si l’on ne peut que partager cette dernière analyse, d’ailleurs banale, sur l’échec des avant-gardes artistiques soviétiques ; en revanche il est nécessaire d’interroger le propos de Rancière lorsqu’il établit une équivalence avec les réalisations de l’art contemporain. Pourquoi ?

Parce que le contexte historique n’est pas pris en considération., du moins insuffisamment pris en considération. Plus précisément et plus profondément parce que « la révolution » que poursuivent les producteurs de l’art contemporain, n’est pas la révolution communiste, mais celle du capital17. Car, si l’on souhaite encore parler en termes de révolution, il n’y en a qu’une seule à l’ordre du jour de notre temps, c’est celle que le mouvement du capital réalise dans le monde et donc dans la vie quotidienne des individus. L’art contemporain en constitue un opérateur.

Certes, les « expériences pour construire du commun » ne sont pas toujours à visée communalisante ou communisante. Il peut s’agir d’une gestion commune d’un bien considéré comme inappropriable par un pouvoir public ou privé ( les communs ). Par exemple les beni communi18 en Italie qui s’apparentent à des formes d’autogestion ou encore d’auto-organisation pour l’exercice d’un « droit à la ville19 ». Un dispositif localiste qui peut entrer en tension avec l’État, supposé défendre les intérêts supérieurs de la nation, sans significativement entamer sa puissance pour autant.

Car, considérées globalement, les pratiques des communs achoppent toutes sur la puissance de l’État. Un État dont les médiations sont certes affaiblies et résorbées dans une gestion en réseau des intermédiaires20, mais un État qui reste malgré tout présent et actif dans la vie quotidienne des individus.

Les divers courants de gauche, gauchistes, écologistes, anarchistes, qui s’affirment comme partisans du « commun » adoptent le plus souvent des positions particularistes, différentialistes, voire communautaristes, autant de forces accompagnant ( et pour certaines anticipant ) sur les tendances à la capitalisation des activités humaines.

En bref, les « expériences du commun » que réalise l’art contemporain serait-il autre chose qu’une publicité pour les réseaux sociaux et la virtualisation de la vie ? Hypothèse que nous expliciterons dans la partie II ; notamment une analyse du « régime d’intensification de la vie », donné par Rancière comme l’objectif fondamental poursuivi par l’art contemporain.


Alain Badiou

Dans une conférence21 donnée sur l’art contemporain, Alain Badiou partage l’essentiel de la périodisation, largement consensuelle, entre l’art moderne et l’art contemporain. Il apporte cependant une inflexion à cette approche. Selon lui, l’art contemporain est toujours inscrit dans le cycle long de la modernité, mais il a opéré une « rupture immanente au sein de l’art moderne » ; il a créé « une exception créatrice au sein de la modernité » ; une « rupture intérieure au sein de la modernité ». Sans rejeter l’appartenance de l’art contemporain à la période post-moderne, Alain Badiou propose deux définitions de l’art contemporain.

Une première de caractère historique et négative : la critique de toutes les formes esthétiques antérieures dont les œuvres sont « les témoins de sa disparition » ; une seconde davantage ontologique comme « un art séparé du réel, la création d’un nouveau réel, d’une pure forme nouvelle ». Dans ces deux sens, poursuit Badiou, l’art contemporain se manifeste comme une autonégation qui cherche à expérimenter un dé-placement dans l’ordre dominant du monde. Ce faisant, l’art contemporain réaliserait « une soustraction locale à la loi du monde ». De plus, cette soustraction locale et ponctuelle au cours dominant du monde, créée par les productions de l’art moderne, leur conférerait « une fonction prophétique » ; une disposition « d’attente ».

Attente de quoi ? Prophétie de quoi ? Badiou le suggère à bas mots dans cette conférence, mais lorsqu’on connaît l’œuvre philosophique et les positions politiques d’Alain Badiou, il n’est pas hasardeux d’y voir l’attente, l’annonce du Grand Évènement qui va à nouveau et cette fois pour de bon, changer la face du monde : la Grande Révolution prolétarienne universelle.

Au regard de cette finalité, on comprend pourquoi Badiou, malgré des ruptures avec le paradigme artistique précédent, inscrit finalement l’art contemporain dans la modernité. Car la modernité a ouvert le cycle historique des révolutions à portée universelle ; il faut donc qu’il se poursuive, même si cette continuité se fait dans le nihilisme, cet adversaire tentaculaire et maléfique contre lequel Badiou ne cesse de combattre. Pour Badiou le cycle historique des révolutions n’est pas achevé tant que La Révolution n’a pas surgi dans l’histoire. D’où son attente de la réalisation de la prophétie maoïste, celle de la Grande Révolution prolétarienne ; l’accomplissement de l’apocatastase qui va rétablir le règne général du Bien.


Brefs commentaires sur l’art contemporain récent (2000-2024) dans la société capitalisée

Partons d’un constat : l’échec d’une prophétie

La critique politique de l’art contemporain est restée dépendante de l’idéologie de la négation de l’art héritée des avant-gardes artistiques et politiques de la première moitié du XXe siècle. Le mot d’ordre « dépasser l’art » constitue la référence suprême de cette idéologie. On le retrouve sous diverses formes chez les futuristes, les dadaïstes, les surréalistes, les lettristes, les situationnistes, chez Fluxus, Cobra, etc. Autant d’écoles ou de courants qui sont des références-fétiches chez les producteurs d’art contemporain. Les néo-dada frustrés sont légion……mais ils se trompent d’époque et de société. Pourquoi ?

Les protagonistes des avant-gardes du XXe siècle étaient pour beaucoup des militants de la révolution communiste, celle qui devait abolir la société de classe, émanciper les travailleurs de leur esclavage salarial, abolir l’État et le capital, et donc supprimer l’art dominant bourgeois pour le réaliser dans la vie quotidienne émancipée.

Nous savons l’échec que fut cette prophétie. Ce qui ne signifie pas que des œuvres majeures ont été réalisées malgré le bruit et la fureur de cette période.

Les producteurs d’art contemporain (et leur monde) n’en finissent pas de simuler, parodier, caricaturer l’art moderne et ses avant-gardes. Pourquoi ? Parce qu’ils se veulent « révolutionnaires ».

Révolutionnaires en art, bien sûr, mais aussi dans tous les domaines de la culture, de l’action sociétale (pas sociale) et de la politique. Leur activisme est d’autant plus exacerbé qu’aucune « révolution » n’est à l’ordre du jour dans l’histoire contemporaine. En effet, le cycle historique des révolutions dans la modernité (d’abord bourgeoise, puis prolétarienne) s’est achevé avec l’échec des bouleversements politiques et anthropologiques des années 60 et 70 du siècle dernier. Avec d’autres auteurs autour de la revue Temps critiques, nous avons analysé ce processus comme celui de « la société capitalisée ».

De sorte que, faute de révolution à l’horizon, ses substituts révolutionnaristes sont diffusés par des activistes de l’art contemporain qui inondent l’espace médiatico-culturo-économique.

L’effet de sidération recherché par l’art stalinien repris aujourd’hui par l’art contemporain

L’épisode stalinien de l’art au service du parti et promu par « l’État ouvrier » fut une forme autoritaire et dogmatique de « l’art révolutionnaire »… devenu conservateur avec le « socialisme réel ». On connaît les conversions de certains futuristes en commissaires politiques de l’art prolétarien ( le prolekult ). Il s’agissait de supprimer les formes d’art attachées à la société bourgeoise, mais en conservant ses règles figuratives et ses canons esthétiques. L’art prolétarien devait capter la totalité de la sensibilité des communistes, leur montrer la juste et la seule voie à suivre ; produire un choc de conscience sur tout l’être ; un choc politique et subjectif. En bref une sidération, recherchée et… obtenue.

Or, fructueuse analogie, c’est le mot sidération qu’Annie Le Brun et Carole Talon-Hugon choisissent pour définir les effets recherchés par l’art contemporain.

Avec des expressions qui leur sont propres, ces deux théoriciennes décrivent et interprètent la puissance de sidération des productions de l’art contemporain comme une composante de la capitalisation des activités humaines.

Nous partageons leur jugement à cet égard, mais à condition d’introduire dans l’analyse une distinction de méthode. L’effet de sidération dont il est question n’est pas à confondre avec les figurations, les défigurations et les symbolisations de la violence et du mal, qui sont présents dès les premières formes d’art ; notamment de l’art chrétien et ses matrices archétypales de la Chute et de la passion de Jésus-Christ.

« L’art contemporain au sens large se signale, par rapport à tous les autres arts historiques, de nous proposer une monstration incessante et quasi encyclopédique du Mal », écrit Medhi Belhaj Kacem dans l’entréeArt de Système du pléonectique ( Diaphane, 2020 ).

Là où cet auteur voit une continuité ( avec intensification ) de la représentation du mal depuis les arts historiques jusqu’à l’art contemporain, nous y voyons plutôt une rupture. Déterminé par son actualisme et sa déhistoricité, l’art contemporain ne cherche pas un effet de catharsis —qui serait porteur possible de sublimation — mais davantage une commotion cérébrale qui arrête toute activité motrice et intellectuelle. Arrêt immédiat toutes affaires cessantes, devant moi, telle est l’injonction proférée par l’anti-artiste contemporain.

Intensifier la vie ?

Nous l’avons vu supra, J.Rancière définit l’art contemporain comme un « régime d’intensification de la vie ».

Ce philosophe de l’esthétique n’a pas fait son deuil des avant-gardes révolutionnaires du XXe siècle. Il n’a pas tiré les leçons de leur échec définitif.

Comme les philosophes de la différence et du désir des années 70/80 ( Deleuze, Derrida, Foucault, etc. ), il paye lui aussi son tribut au nietzschéisme et à son leitmotiv de la volonté de puissance. Dans un essai22 lumineux et perspicace, le philosophe Tristan Garcia montre à quel point toutes les formes d’intensification de la vie ont constitué et constituent toujours plus, « une obsession moderne ».

Depuis la fascination des bourgeoisies européennes pour la découverte de l’électricité en passant par « le libertin, homme de nerfs, le romantique, homme d’orage », jusqu’au « rocker, adolescent électrifié », Garcia dresse une fresque convaincante de la place centrale que la pratique et la théorie de la vie intense ont tenue dans la société bourgeoise et tiennent toujours plus dans la société capitalisée.

De simple complément du concept d’extension, le concept d’intensité a « introduit le loup dans la bergerie » de la philosophie classique, car il est « le principe même de toute classification et de toute distinction » (ibid.). Ce renversement des valeurs au nom de l’intensité, opéré par l’esprit moderne, se retrouve chez de nombreux philosophes de la modernité. « Nietzsche, Whitehead ou Deleuze ont proposé chacun une vision d’un univers non plus étendu, composé de parties agençables, mais purement intensif et dont les parties stables en apparence ne sont que des illusions de la perception limitée que nous en avons » (ibid. p.79).

Rancière lui aussi, chevauche le tigre de la vaste particularisation des rapports sociaux et ceci au nom d’une subjectivité révolutionnaire imaginaire aussi bien politique qu’artistique. L’intensification de la vie qu’il attend de l’art contemporain, est-elle autre chose que l’affirmation du vécu de l’individu démocratique, egogéré, atomisé, particularisé ? Un individu qui intensifie le moindre de ses instants en multipliant les moyens technologiques pour y parvenir : culte de la vitesse en toute chose, de la mobilité ( un mobilisme généralisé ), des stupéfiants, des états modifiés de conscience, des imageries, des jeux vidéo, des sports de compétition, des communications, des réseaux, de la pornographie, etc.

Comme les situationnistes, mais sans l’époque dans laquelle ils tentaient de les réaliser, Rancière et les arts contemporains veulent eux aussi « créer des bouleversements de situations » qui intensifient la vie.

Un exemple d’art contemporain intensificateur :

les ZAT à Montpellier

Il y a une quinzaine d’années, la ville de Montpellier a mis en place, durant un jour ou deux jours, une Zone Artistique Temporaire ( ZAT ). Il s’agit d’offrir à des groupes de producteurs culturels et des collectifs amateurs, un espace public dans lequel ils vont donner libre cours à leur créativité.

Sur internet, on trouve ceci : « Le projet ZAT, à l’initiative de la Ville de Montpellier, est une invitation à explorer la ville autrement à travers des projets artistiques surprenants. Il envisage l’espace public comme lieu de liberté et d’expériences. Inventant d’autres parcours dans la ville, faisant résonner projets artistiques et projets urbains, il met la ville en récit(s). ( … ) La programmation artistique des ZAT est contextuelle : elle s’inspire des lieux investis, de leur histoire, de leur usage, de leur paysage, pour les révéler ou les décaler. Les ZAT mêlent spectacle vivant ( théâtre, danse, musique ), arts visuels ( installations plastiques, pyrotechniques, projections ), street art, performances, projets in situ, créations partagées et projets participatifs. »

Au-delà du discours attendu sur le culturalisme ordinaire des métropoles, il est exemplaire pour nous de relever la référence au « commun » que nous avons déjà rencontré comme objectif politique emblématique de l’art contemporain.

À Montpellier, comme ailleurs, il s’agit de « transformer l’espace public en espace commun ». Le commun, nous y revoilà.

Or, ce commun est-il autre chose que celui de la communauté des artistes et des adeptes de la religion culturelle ? Malgré le zèle prosélyte et propagandiste des associations mobilisées dans la ZAT, le caractère dominant de la manifestation reste celui d’un entre-soi, d’une confrérie d’adeptes, d’une corporation esthétisante.

Les habitants des lieux impactés par la ZAT ( des milliers de personnes ) sont plutôt indifférents aux spectacles « inclusifs » auxquels ils sont soumis et pour certains hostiles aux nuisances sonores et spatiales que la ZAT ne manque pas d’engendrer.

Car il s’agit bien d’une appropriation de l’espace public par une forme de pouvoir politique qui, sous couvert de « l’art partagé », exerce une emprise sensible et intellectuelle sur les habitants.

Il n’est pas incongru d’ailleurs de déceler dans cette appellation de ZAT une analogie avec les diverses ZAD qui ces temps derniers se sont installées sur des territoires proches de grands travaux pour les contester. La ZAT comme substitut des luttes anticapitalistes des ZAD ? Ce n’est pas improbable. Une parodie d’insurrection sur le mode progressiste et artistique en quelque sorte…

Lorsque la subversion de l’art rend hommage à l’art subversif

Quelques mots, pour clore ces brèves notes, sur une vaine tentative d’un critique d’art, pris au piège de sa critique…des critiques politiques de l’art contemporain. Dans un livre récent23, Laurent Buffet décrit et analyse ce qu’il nomme « le paradigme sociologique de l’art ». Il vise les auteurs qui, selon lui, réduisent l’art contemporain à une puissance économique et financière qui esthétise la société au profit du capitalisme. Des auteurs qui à ses yeux, confondent critique du capitalisme et critique de l’art contemporain. À leur encontre, L.Buffet pense trouver dans certains « travaux » de plusieurs artistes contemporains moins connus que les icônes, des preuves de « résistance » et des capacités de « subversion ». Deux « valeurs » que ne cessent pourtant d’affirmer sur tous les tons les récits qui justifient les productions culturelles actuelles. Autrement dit, la simple reproduction du principal discours autojustificatif de l’art contemporain : la transgression et la subversion, peut-elle suffire à construire une critique externe à l’objet critiqué  ?  Le mythe de l’autosubversion de l’art, un des traits politiques les plus marqués de l’art contemporain devient pour L.Buffet un argument pour réfuter les critiques politiques de celui-ci. Nous voilà en pleine tautologie.

De plus, la notion de « capitalisme tardif » dans le titre du livre de L.Buffet utilisée pour qualifier le cycle actuel du capital n’a pas de portée politique et théorique. Les historiens désignent comme tardive une période effectivement achevée, par exemple l’antiquité tardive, ou le Moyen-Âge tardif. Aujourd’hui, où sont les preuves de l’achèvement du capitalisme ? Quasiment depuis son émergence, des voix se sont élevées, des luttes se sont menées pour précipiter la fin du capitalisme, prenant une de ses formes historiques pour sa totalité. Le capitalisme d’aujourd’hui n’est en rien « tardif », il est actif, global et particulier à la fois. Dans la crise, le chaos, la fuite en avant, il dure et à l’encontre de nombreux êtres vivants, il y trouve même une certaine vigueur.

J.Guigou

mars 2024


Echanges Gzavier et Grégoire

Le 30 décembre 2023

Salut Greg,

En parcourant Youtube je suis tombé sur cette vidéo du « Fossoyeur de films » : https://www.youtube.com/watch’v=wEAPMZeZ1cY

Sous un air de critique je ne suis pas certain de saisir si cette dernière porte vraiment. Peut-être ces éminents Youtubeur sont-ils très pointus, mais il manque toujours de faire un rapport simple avec le capital. Qu’en penses-tu ?

Dans la vidéo Theurel questionne les formes de la narration dans un même medium, sont-elles épuisées pour le cinéma ? C’est une impression car c’est la société du capital qui est refermée sur elle-même (« inclusive » où plutôt englobé dans notre langage) et donc cela se retrouve assez dans ces films récents. Donc cet animateur peut poser la question mais il faut élargir le spectre pour comprendre le navrant résultat qu’on obtient au cinéma.

a+

Gzavier


Le 4 janvier 2024

Hello Gzave,

merci de m’avoir indiqué cette vidéo. Je pense que je ne vais rien t’apprendre mais j’ai envie de réagir. Je reste sceptique quant au discours des deux intervenants.

La « pop culture », comme on l’appelle, n’est rien d’autre que celle du capital. Point final. Un grand nombre d’individus n’ont pratiquement pas d’autres références que celles produites par les industries dites « culturelles » depuis, je dirais, une bonne quarantaine d’années. Et bien que l’on vive malgré tout une expérience esthétique devant ces œuvres, rien ne semble échapper au pouvoir. Les expériences que nous pensons êtres les plus intimes ou personnelles lui appartiennent déjà. Quand on est né et que l’on a grandit dans un tel « bain culturel », qui promet de tout vous procurer à domicile, il est impossible pour les plus jeunes de connaître autre chose. Et l’âge ne rend pas plus lucide, semble-t-il. C’est ce que je reproche aux gars de la vidéo. Malgré leur érudition, leurs références sont principalement actuelles. Même lorsque des images plus anciennes sont utilisées, il y a comme une perte d’épaisseur historique. Ils n’évitent pas l’écueil du lieu commun : « la technique c’est ce qu’ont en fait, pas ce qu’elle est… ». Le montage est plutôt indigent (cut, auto-référencé, petites blagues comme reposoir, etc.) proche de ce que Peter Watkins appelle la « monoforme ». Le fait, également, que la chaîne soit sponsorisée par Nord VPN pass avec la pub pour Amazon. L’énorme problème que cette vidéo n’ose ou ne peut pas vraiment poser n’est rien moins que celui de l’art en général, du renouvellement de la tradition, et de sa disparition à l’heure de la reproductibilité numérique des sons et des images. Je fais remonter ce phénomène à la décennie 1975-85, qui coïncide à ce que Temps critiques identifie comme le commencement de la révolution du capital, qui est avant tout anthropologique. Évidemment, nous pouvons différencier des époques à l’intérieur de cette fuite en avant.

Ce que la vidéo dit de l’image numérique est la partie la plus intéressante, à mon avis. Parce qu’elle est d’aussi bonne que de mauvaise qualité, l’image numérique n’a aucune personnalité. Même en la comparant à l’image vidéo des années 80-90, qui reste à ce jour la pire qui soit, nous ne pouvons pas la dater. Il en va de même pour l’audionumérique si on le compare aux sons électroniques des années 50-60. Pour dire vite, le numérique, c’est toutes les époques, tel un immense succédané dans l’enfer de la compilation que représente internet, et aucune à la fois. Il reproduit même les avant-gardes, en plus petit, dans tout ce qu’elles ont d’aporétique (j’en dirai autant des milieux militants) ! Bien qu’il méconnaisse le passé, le monde dans lequel nous vivons ne peut être que passéiste. Il ne vit que sur ce qui existe déjà et ne peut rien inventer. Ainsi, les grands événements historiques de la modernité n’ont toujours pas connu leur dépassement. Il peut bien se passer quantité de choses, rien de décisif n’arrivera dans le domaine de l’émancipation humaine avant longtemps. C’est pour cette raison que les blockbusters, à côté desquels le « cinéma français » passe pour être du grand art, ne peuvent proposer que ce que le « grand public » connaît déjà. Ce n’est pas seulement la répétition du même, c’est carrément morbide et régressif. Car le phénomène récursif qui se met en place ne renvoie qu’à l’individu et à son égo, bref à sa vie mutilée. Comment peut-on se laisser volontairement humilier à ce point et depuis si longtemps par de telles merdes ? A la question : « vous préférez le cinéma d’autrefois à celui d’aujourd’hui ? », Maurice Pialat avait répondu « je préfère surtout celui qui reste à inventer ». J’aime mieux ça. Mais l’on ne peut rien inventer de nouveau sans connaître le passé, c’est une banalité.

J’ai retrouvé une citation de la veuve d’Orson Welles à propos de Spielberg : « Je me souviens d’un dîner avec Spielberg au moment où Welles cherchait le financement de The Cradle Will rock dans lequel devait jouer Amy Irving, l’épouse de Spielberg. Le film ne s’est pas fait, faute de parvenir à rassembler un budget de quatre millions de dollars, ce qui est absolument ridicule, et Spielberg n’a rien fait pour l’aider. Lui qui clame connaître les films de Welles depuis sa plus tendre enfance, et qui a plus d’argent qu’il ne sait qu’en faire, tout ce qu’il a trouvé à dire à Welles, c’est qu’il avait dépensé soixante-dix mille dollars pour acheter la luge de Citizen Kane. ». Bel exemple de l’esprit nostalgique du nouvel Hollywood, tant vénéré aujourd’hui ! A l’inverse, Welles, mort en 1985, aura par exemple tenté jusqu’au bout, même de façon impuissante, à proposer une autre manière de faire du cinéma, proche de l’inachèvement, en questionnant les faux-semblants du montage. Et bien que n’étant pas un contestataire, il a saisi dans quoi l’art s’engouffrait à la fin du siècle dernier. Sans doute, parce qu’il venait d’une autre époque ?

Bref, le cinéma, ce n’était pas mieux avant, tout bêtement parce que cet art ne pouvait excéder le 20ème siècle. Aujourd’hui, il faut sans doute envisager d’autres formes critiques et réflexives (petits formats, série, etc.). L’art est-il encore possible ? Mais est-ce souhaitable et lequel ?

Voilà, juste quelques idées en vrac avant d’aller me coucher. J’espère ne pas avoir été trop confus.

Bonne nuit,

Greg


Le 11 mars 2024

Greg,

Je ne connais pas toute la filmographie d’O.Welles (Le troisième homme est magistral) mais son Don Quichotte inachevé et fragmentaire vaut autant l’intérêt qu’un autre comme celui de Terry Gilliams auquel je n’avais pas trouvé beaucoup de qualité… et ce malgré des moyens bien supérieurs, pourtant un film qui a failli ne jamais exister.

Je t’ai renvoyé à la vidéo de Theurel car il est facilement invité notamment aux Intergalactiques à Lyon (festival de SF) pour parler de cinéma que son regard engloberait. Mais dans mes pérégrinations un peu masochistes, il faut le reconnaitre, j’ai découvert des chaines Youtube qui mène la bataille culturelle de « gauche » sur cette plateforme investie par tous désormais quel que soit leur camp politique. Mais l’écrit permet de se rendre compte des positions politiques prisent et s’extraire des montages de citations de films et autres trucs pour faire passer la pilule le cas échéant. Ainsi un texte sur les industries culturelles m’a interrogé malgré son titre un peu racoleur : Industrie du divertissement, pop culture et contre-culture, les liaisons infernales ?

On a affaire à un discours d’un vidéaste, Benjamin Patinaud (au pseudo Bolchegeek), qui se présente comme tel (et non en militant) sauf qu’il manifeste bien des séquelles de sa formation politique à la LCR. Désormais sponsorisé par L’Humanité (une vidéo d’une autre source lui demande s’il est toujours bolchevik ?) il poursuit son parcours en repérant les éléments critiques trouvé dans le cinéma contemporain ou les comics. Ils seraient présents chez les méchants (ce qu’il appelle le Syndrome Magneto) et par des références au sein de œuvres de façon plus où moins claire.  Mis à bas de l’hégémonie culturelle américaine mondiale (mais que dire de la Chine qui rayonne sur une bonne part de l’Asie !) comme relevant d’une industrie culturelle guidée par la recherche de profit et d’une forme de domination culturelle justement. Les exemples de discours « critique » où juste de citations politiques relevées par l’interviewé proviennent des pires blockbusters dont ceux qui font la part belle à la question raciale aux US, au décolonial même. Sur cette base politiquement en vogue et nulle artistiquement c’est plus le dévoilement de type sociologique qui nourrit la critique de ce vidéaste.

Ce que disait Adorno sur les produits de l’industrie culturelle c’est qu’ils mettent en œuvre un statu quo ante récurent et donc qu’on connait la fin d’un film avant même de l’avoir vu, où plus précisément, ils ne vous permettent pas d’être étonné, détourné. Ces produits ne sont que captation de l’attention contrairement à l’art authentique même si cette différence est désormais caduque.

De fait vu le processus de création des œuvres cinématographiques actuelles nous sommes en réalité aux prises avec les différents discours des pouvoirs établis où en devenir. D’ailleurs d’une façon qui peut être lucide où simplement cynique, l’industrie présente parfois tout un discours sur le pouvoir et ce dans des films comme Le Seigneur des anneaux (surtout le premier film) par exemple, mais aussi de façon extrême dans la série Game of Thrones.

Par contre ce qui échappe à l’article dont nous partons, c’est qu’il ne peut plus il y avoir de contre-culture, que la fin des avant-gardes artistiques est assurément irrémédiable. Pour que leur projet/programme se réalise il faudrait qu’il y ait un extérieur à la société du capital, que la révolution du capital n’ait pas eu lieu mais dont Pasolini avait repéré l’avènement de façon précoce. C’est bien un tout qui nous traverse et non plus une lutte entre des classes qui se confrontent selon des intensités différentes et qui seraient chacune porteuses d’une culture différente.

Mais cela échappe majoritairement à cette gauche Youtube qui se situe de façon privilégiée sur le terrain de l’idéologie alimentée, par exemple, par d’anciens trotskystes qui relaient allègrement les positions particularistes où très basiquement classiste. Il semble évident de dire que tout ce qui tenterait de critiquer de « l’intérieur » cette sous culture est parfaitement contre dépendante de cette industrie et que donc sa critique n’atteint que rarement la question du rapport social capitaliste dans son ensemble d’autant moins lorsque cette critique s’appuie sur un discours sociologique de type bourdieusien sans effet politique. Mais ces batailles idéologiques peuvent d’autant plus avoir lieu que la virtualisation des rapports sociaux abouti à une prévalence de celle-ci notamment au travers des réseaux sociaux. Cela ne serait rien si l’idéologie ne faisait rien que planer au-dessus du monde, c’est en réalité aussi une force qui se voit par exemple dans les identités multipliées dont nous ne saurions dire où tout cela nous mènera.

A+

Gzavier

  1. Vladimir V. Maïakovski, Comment faire des vers, 1926. [↩]
  2. « Et c’est ainsi que le poète se trouve aussi lié, malgré lui, à l’évènement historique. Et rien du drame de son temps ne lui est étranger. Qu’à tous il dise clairement le goût de vivre ce temps fort ! Car l’heure est grande et neuve, où se saisir à neuf. Et à qui donc céderions-nous l’honneur de notre temps ? » Saint John Perse, Discours de Stockholm. Œuvres complètes, Gallimard, 1975,p. 443-447. [↩]
  3. Le Centre d’Études, de Recherches et de Formation Institutionnelles a été fondé en 1976 par Félix Guattari et plusieurs militants issus du Mouvement du 22 mars ou encore par d’autres cercles de l’autonomie et de l’écologie. Ses réflexions étaient publiées dans la revue Recherches. [↩]
  4. « “Bifo” et radio Alice », entretien avec Franco Berardi par Carlos Ordonnez, Autonomia (5). Revue en ligne Autonomie. https://autonomies.org/2023/02/italy-autonomia-5/ [↩]
  5. El Pais, https://elpais.com/eps/2023-12-09/franco-berardi-filosofo-tenemos-que-desertar-de-la-reproduccion-de-la-especie.html [↩]
  6. cf. René Lourau, Auto-dissolution des avant-gardes, Galilée, 1980. [↩]
  7. Annie Le Brun parle de son livre dans un entretien télévisé ici  [↩]
  8. cf.  https://blog.tempscritiques.net  Note sur imagination/imaginaire/imageries [↩]
  9. J’ai analysé ce processus dans « La fin du couple aliénation/émancipation » Temps critiques n°21, 2022. [↩]
  10. Cette dialectique formelle qui a été à la base des philosophies politiques hégélo-marxistes dans la société bourgeoise, n’opère plus aujourd’hui. Les contradictions historiques à l’œuvre dans la modernité, ont tendance à être effacées, désamorcés par les processus d’englobement des conflits dans, ce que nous avons nommé, la société capitalisée (L’Harmattan, 2014). Cf. J.Guigou et J.Wajnsztejn, Dépassement ou englobement des contradictions ? La dialectique revisitée. L’Harmattan, 2016. [↩]
  11. Heinich Nathalie, « Les récits de l’art contemporain » dans : Yves Charles Zarka éd., La France en récits. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Hors collection », 2020, p.175-185. DOI : 10.3917/puf.zarka. 2020.01.0175. URL : https://www.cairn.info/la-france-en-recits–9782130824442-page-175.htm [↩]
  12. Carole Talon-Hugon, Morales de l’art, PUF 2099. [↩]
  13. En décembre 2023, le jury a désigné Bourges pour Capitale européenne de la culture en 2028. [↩]
  14. C.Talon-Hugon, L’artiste en habit de chercheur. PUF, 2021. [↩]
  15. Dominique Chateau, « L’éthique dans le contexte de la dé-définition de l’art », Nouvelle revue d’esthétique, n°6, 2010. [↩]
  16. Johan Faerber, entretien avec Jacques Rancière, in Diacritik, 25 sept. 2023 (en ligne ici).  [↩]
  17. Depuis plus de deux décennies, à la revue Temps critiques, nous avons proposé cette expression pour caractériser les bouleversements de tous ordres et notamment anthropologiques qui affectent les êtres vivants tels que  les produit la dynamique du capital. Cf. Par exemple, le n°15 (2010) intitulé Capitalisme, capital, société capitalisée ou encore J.Wajnsztejn, Après la révolution du capital, L’harmattan, 2007. [↩]
  18. cf. « Communs dans le droit italien. Les beni comuni et patti di collaborazione », Chemins publics, 26 avril 2021 https://www.chemins-publics.org/articles/communs-dans-le-droit-italien-les-beni-comuni-et-patti-di-collaborazione [↩]
  19. Dans les années 1970 et 80, Henri Lefebvre a proposé une extension des droits sociaux et humains appliquée au milieu urbain. Plusieurs de ses livres l’argumentent, notamment, Espace et politique. Le droit à la ville (Anthropos, 1972) et La production de l’espace (Anthropos, 1974). Dans ma préface à la troisième édition de livre d’Henri Lefebvre , La survie du capitalisme (Antrhopos, 2020), j’argumente la thèse selon laquelle Lefebvre reste partisan du paradigme classiste et donc d’une vision marxiste de la révolution, vision certes non dogmatique de type autogestionnaire, mais qui ne tient pas compte de l’échec des mouvements contestataires des années 65-74 et de leur englobement dans la société capitalisée. La négativité historique dont ces mouvements étaient porteurs a été soit effacée, soit s’est convertie à la positivité généralisée de l’actuelle société capitalisée. [↩]
  20. cf. J.Guigou, L’institution résorbée, Temps critiques, n°12, 2001. [↩]
  21. Alain Badiou, « Du moderne au contemporain. L’art où la possibilité de l’impossible ». Conférence donnée le 22 octobre 2019 à Bruxelles, disponible en ligne https://www.youtube.com/watch?v=LC9Zp00l60c [↩]
  22. Tristan Garcia, La vie intense. Une obsession moderne. Autrement, 2016. [↩]
  23. Laurent Buffet, Captation et subversion. L’art à l’épreuve du capitalisme tardif. Les Presses du réel, 2023. [↩]

À propos des Leurres postmodernes contre la réalité sociale des femmes (Vanina, Acratie, 2023)

Ces quelques remarques ne concernent pas tout ce qu’il y a de bienvenu dans ce livre, et Vanina et moi avons déjà échangé sur ces questions ne serait-ce qu’à la présentation de mon livre Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme à Limoges, à laquelle elle était présente. Pour mes remarques (donc forcément critiques), je partirai, comme base supposée lue par vous tous, du compte rendu écrit établi par le groupe « Soubis » et aussi, bien sûr, de la lecture d’ensemble du livre. Et malgré toutes nos remarques critiques nous conseillons grandement la lecture du livre.


Dans l’introduction au débat, Vanina énonce : « pour moi, tout individu doit être libre de faire ce qu’il ou elle veut faire de son corps — être libre d’en disposer, que ce soit pour le parer, le dévoiler, le cacher ou le transformer », comme s’il fallait marquer son appartenance identitaire au féminisme historique par l’adhésion à un préalable ne souffrant pas de discussion, tout en faisant signe d’ouverture vers certaines tendances néo-féministes (queer en l’occurrence avec l’ajout  “transformer”). Or, pour moi, cette affirmation s’avère contradictoire avec sa position critique contre l’individualisme dominant, qui prédomine pourtant dans le reste de son exposé et le livre tout entier. Individualisme produit du capitalisme et de l’idéologie postmoderne qui ne sont vus et critiqués, à travers les exemples de la GPA, de la prostitution, du transhumanisme, de la séparation du « corps », que comme des dérives des tendances néo-féministes, sans remonter jusqu’au fait que le ver était peut-être dans le fruit à cause du présupposé libéral sur la propriété de son corps. Un présupposé qui a certes pu avoir un intérêt heuristique ou en tout cas militant dans le cadre de ce qui se concevait encore à l’intérieur du mouvement plus général d’émancipation de l’époque et au sein de celui-ci, du mouvement particulier des femmes contre le double carcan étatico-bourgeois. Mais plus aujourd’hui que la « révolution du capital » pour moi, la « contre-révolution » pour Vanina, a triomphé et que la « libération » n’a plus pour ennemi cette bourgeoisie et son État (cf. à ce sujet la rupture que représente la thèse de Ch. Delphy sur « l’ennemi principal »). Cette compréhension du sens de la révolution lui fait tout percevoir en termes de « régression » qu’elle oppose à l’époque précédente des « libérations ». Sa lecture de l’époque me paraît trop biaisée par son angle social et classiste où effectivement, de ce point de vue, la défaite est consommée (elle la date de 1980, p. 45). Comme disait à peu près le dirigeant capitaliste W. Buffet, nous avons livré une guerre de classes et nous l’avons gagnée.

Malgré des allusions à la régression sociale, Vanina ne reconnaît pas cette défaite (il ne s’agit pas là de savoir si elle est provisoire ou définitive) puisqu’elle interprète la prédominance d’autres causes (raciales, par exemple) comme « masquant » la lutte des classes (p. 55). Or, si on peut reconnaître, avec Vanina, la lutte des Gilets jaunes comme l’équivalent d’une lutte de classes, elle n’a pas du tout été « masquée » par les luttes particularistes ; elle a été déconsidérée et moquée parce que populaire et illisible selon les canons postmodernes. En effet, les femmes Gilets jaunes pourtant ou parce très nombreuses n’ont pas été féministes, mais Gilets jaunes ; il a fallu les magouilles de l’assemblée des assemblées de Commercy noyautée par les gauchistes pour imposer la parité et favoriser l’écriture inclusive en fin de mouvement((– Alors que Vanina reconnaît que l’écriture inclusive rend la lecture impossible, elle l’utilise comme rappel chaque fois qu’elle le juge nécessaire, donc en performant à son tour, un procédé qu’elle juge pourtant idéaliste. On peut être d’autant plus étonné que, si elle regrette que le néo-féminisme soit devenu le mouvement des minorités divisé en multiples minorités, alors que la révolution est une question de majorité qui n’est pas assimilable à la règle démocratique, elle utilise néanmoins un langage qui ne sera jamais repris par la majorité ou alors grand malheur à nous (cf. Orwell et la novlangue ou encore Viktor Klemperer et la « langue » du nazisme). Sans doute est-ce la manifestation d’une contre-dépendance à son « identité » féministe affirmée, mais elle reste minimaliste, ce qui fait que nous n’avons pas eu droit au point médian, ni au iel et autres catalogages.)).

Le rapport social capitaliste n’est pas formé uniquement de la contradiction capital/travail et du point de vue de sa reproduction globale, les processus d’émancipation ont perduré bien au-delà des années 1980 et particulièrement ceux qui concernent les femmes et leurs droits et ceux de nouvelles catégories (cf. le droit des enfants, le mariage pour tous ou bientôt le droit des animaux). Mais si j’emploie le terme de processus, ce n’est pas par hasard parce que cela n’est pas le fruit de « mouvements ». Mon point de vue est exprimé de façon plus dure encore par Véra Nikolsky qui souligne que cela ne plaît pas du tout aux milieux « progressistes » en général de penser que des processus impersonnels (révolution technologique, machine à laver, contraceptifs) auraient pesé bien plus lourd que les manifestations et autres cercles de parole((– Cf. Véra Nikolsky, Féminicène. Les vraies raisons de l’émancipation des femmes. Les vrais dangers qui la menace, Fayard, 2023.)).

Sur cette base retournée et dévoyée, comme le furent pas mal de propositions de la fin des années 1960 (« Il est interdit d’interdire », « Prenez vos désirs pour des réalités », « L’imagination au pouvoir »), c’est alors la boîte de Pandore qui peut s’ouvrir puisqu’on est passé de son expression libérale, au sens américain du terme, à sa réplique libérale/libertaire. Pour le sujet qui nous occupe ici, les féministes favorables à la prostitution et en soutien des « travailleuses du sexe » ont pu alors sortir de leur boîte et il en est de même pour les courants qui remettent physiquement en cause leur corps d’origine.

La critique de Vanina manque son objet parce qu’elle en devient alors une critique particulière et non générale. En effet, elle ne remonte pas jusqu’à la critique de cette affirmation de principe sur laquelle toutes les féministes sont censées être d’accord. Elle n’en dénonce que les effets pervers. Un principe dont la perte de valeur politique émancipatrice aujourd’hui ne peut que dévoiler ce qu’il a de velléitaire et d’idéaliste quand ce corps, celui des femmes comme des hommes, est de plus en plus médicalisé par les progrès de la médecine et de la chirurgie, y compris esthétique (mon corps appartient à la science, pourrait-on dire en exagérant un peu) et de plus en plus socialisé par les prises en charge de la sécurité sociale.

Ce qui distingue le capital, historiquement, c’est justement sa grande capacité d’adaptation et de transformation, qui fait que ce n’est pas un « système ». Rien ne l’empêcherait donc a priori de se passer du patriarcat. Mais pour dire cela, il faut faire la différence entre la société du capital aujourd’hui (c’est-à-dire pour Temps critiques la « société capitalisée ») et la société bourgeoise (capitaliste) antérieure. Et si l’on remonte encore plus loin dans le temps, il faut faire la différence entre capitalisme et patriarcat puisqu’en tant que « système »/institution ce patriarcat existe au moins depuis la Rome antique. Ce ne semble pas être le cas de Vanina, d’abord parce qu’elle ne voit pas le patriarcat comme un système séparé (cf. sa critique à Delphy, p. 37) et qu’elle le rattache, au moins de façon sous-entendue, au capitalisme comme quelque chose qui lui serait spécifique ; ensuite parce qu’elle me paraît confondre la division sexuée du travail reconnue comme la première forme de division du travail, dans la mesure où les anthropologues ont repéré l’universalité de la domination masculine dès les sociétés premières du fait de la place des femmes dans la reproduction (il ne s’agit donc pas d’un « système ») ; et l’institution patriarcale, par exemple quand elle parle des travailleuses du « care » (p. 258-9). S’il y a eu un « système », il a été « déconstruit » par une série de lois depuis les années 1950 (et on pourrait facilement en faire le long catalogue)… qui n’empêchent pas que perdurent des différences, des inégalités de fait, des comportements qui seront maintenant jugés sexistes à l’aune de l’évaluation de ces lois.

Parler en termes de « leurres » me semble une erreur. Les néo-féministes ne se trompent pas de cible ; certains courants affermissent et approfondissent le sillon, d’autres l’élargissent jusqu’à en brouiller la trace. Mais tous, c’est-à-dire y compris les « matérialistes », n’entretiennent qu’un rapport ténu ou même inexistant avec ce qui a été le fil rouge historique des luttes de classes, et ce non pas parce que celui-ci a été coupé par la défaite du dernier assaut révolutionnaire du tournant des années 1960/1970, mais parce qu’il n’a jamais été une référence pour les générations nées après les années 1980. Cela n’a pas empêché des révoltes et émeutes chez les « pauvres » jusqu’à même celle des Gilets jaunes, mais pour les autres, et Vanina pointe particulièrement les jeunes des nouvelles classes moyennes et je suis d’accord, ce sont même toutes ses références qui sont taxées de réactionnaires parce qu’elles s’opposent finalement à la nouvelle dynamique du capital et ce sont alors aussi non seulement les frontières de classes (comme on parlait avant) qui disparaissent ou sont occultées, mais la pertinence des notions de droite et de gauche.

Malheureusement, les leurres, aujourd’hui, ce sont ceux de l’émancipation (« par les travailleurs eux-mêmes ») quand c’est le capital qui émancipe à sa façon ; celui de l’autonomie (quand elle n’est plus « ouvrière » et que de l’autogestion on est passé à l’égogestion).

Plus généralement, ces notions, qui ont pu fonctionner comme slogans ou mantras, doivent être questionnées en dehors des sources révolutionnaires d’origine, parce qu’elles doivent être confrontées à de nouveaux questionnements, aussi bien du point de vue du rapport à la « nature intérieure » (cf. la perspective transhumaniste critiquée par Vanina et le sujet global de son livre), que du rapport à la « nature extérieure » (environnement au sens large, écologie, changement climatique). Sans jouer sur les mots, s’il faut alors s’émanciper, c’est de cette idée de toute-puissance (et de la domination qui l’accompagne) qu’on retrouve aussi bien dans les thèses classiques du capital que dans celles du marxisme. Cela ne dégage certes pas une issue de sortie à portée stratégique, de toute façon bien problématique dans le contexte actuel, mais éclaire un peu la conduite à tenir au cours des luttes quotidiennes auxquelles nous pourrons participer… ou non en fonction de cet éclairage. Une sorte de boussole a minima en quelque sorte dont il nous a fallu user au sein du mouvement des Gilets jaunes ou face aux manifestations antivax pour ne prendre que ces deux exemples ayant entraîné des positionnements variés et sujets à controverse.

JW, le 23 février 2024

Sur les communs et l’État chez Dardot et Laval

En dehors de l’approche anthropologique à caractère libertaire ou anarchiste d’une remise en cause traditionnelle de l’État dont J. Guigou a pointé les limites, des marxistes sur la voie d’un démocratisme radical remettent en cause la souveraineté de l’État à partir d’une autre base. Ainsi, comme Mickael Hardt et Antonio Negri (Commonwealth, Stock, 2012), Dardot et Laval (Commun, La Découverte, 2014) décentrent la question de la verticalité du pouvoir étatique tout en s’écartant à la fois de la position marxiste orthodoxe sur l’État au service du capital et d’une position de gauche réformiste en faveur de l’ancien État-providence de l’époque des Trente glorieuses, pour qui, finalement, il s’agirait de tout réclamer à l’État. Ils le font en termes de “communs”((C’est une perspective très différente de celle qui avance la notion « d’en commun » et que J.Guigou et moi-même avons critiqué dans un article de 2010.)) qui permet d’approcher la question de l’État dans d’autres termes que la perspective marxiste traditionnelle et surtout sa caricature structuraliste (Althusser-Poulantzas).

C’est cette référence aux “communs” qui permet à toute une nouvelle extrême gauche de poser les questions en dehors des trois théories de l’État de Marx que j’ai essayer de dégagé dans le texte Marx, l’État et la théorie de la dérivation.

En insistant sur les “communs” Dardot et Laval pensent réaliser une synthèse ou un dépassement des rapports entre État-société civile, de la problématique dictature du prolétariat-dépérissement de l’État, etc. sans que la nature actuelle de l’État et son évolution soit vraiment analysée pas plus que ne l’est la “révolution du capital”. Mais tout reste encore dans le cadre conceptuel de la critique du néo-libéralisme. Dans ce cadre, l’hypothèse du commun repose sur la possibilité de soustraire une chose à la propriété privée aussi bien qu’à la propriété publique, pour faire de cette chose un usage qui puisse bénéficier à tous ceux qui sont concernés. Il y a de leur part la volonté d’éviter deux écueils. Le premier écueil serait le glissement en premier lieu de la notion large et abstraite de “commun” à celle plus précise et concrète de “biens communs” puis de cette dernière de au pluriel vers celle de “Bien commun” au singulier comme chez Rousseau, qui fait de celui-ci l’objet propre de la “volonté générale”. Le bien commun est alors identifié à l’intérêt commun, qui est ce qu’il y a de commun dans les intérêts particuliers, et qui forme le lien social. Dire que le bien commun forme le lien social revient à dire que ce lien est effectué par la volonté générale, à laquelle il revient de « diriger les forces de l’État selon la ou les fins de l’institution. La notion de “bien commun” est alors pensée à partir de l’institution de l’État (cf. la critique de cette position par Dardot et Laval, op.cit, page 19).

Le second écueil est celui qui conduit à confondre commun et communisme, alors que ce sont deux concepts distincts et qui même s’opposent, surtout si on considère les exemples historiques de communisme (je leur laisse la paternité de l’emploi du terme sous le vocable de « communisme historique »).

De la même façon, renoncer au communisme (historique) ne revient pas pour eux, à renoncer à la communauté. S’appuyant sur les concepts castoriadiens d’imaginaire social et d’auto-institution, ils revendiquent une « politique du commun » qui doit faire advenir que les services publics deviennent des institutions du commun, au lieu d’être seulement des instruments de la puissance publique.

Ils abordent la question de la pertinence de la distinction ou de l’opposition du politique et du social, un point que nous avons particulièrement abordé dans les numéros 9 et 10 de la revue. Cette dimension d’activité politique par un sujet collectif, dont ils ne disent par ailleurs rien, se bornant à énumérer quelques mouvements de ces dix dernières années sans qu’ils ne soient homogènes du point de vue des formes et contenus ou en prise directe avec la question, est nommée « praxis instituante ». Elle se dégage de la position d’Hardt et Negri, qu’ils jugent « spontanéiste » parce qu’elle suppose que les formes du travail et les rapports sociaux engendrent quasi automatiquement un commun autonome (par exemple le General intellect) seulement capté et non produit par un capital conçu principalement comme commandement capitaliste (sur ce point, cf. notre critique plus générale du néo-opéraïste et plus particulièrement des thèses de Negri dans L’opéraïsme au crible du temps, À plus d’un titre, 2022, p. 138-154).

D’après Larry, page 680 de leur dernier titre, Dominer : ils précisent leur exigence politique : « […] nous ne sommes pas condamnés à choisir entre l’enfer d’un monde « anarchiste » privé de toute institution et l’hétéronomie d’un Droit censé « faire tenir » la société par la transcendance de l’État. […] affirmer qu’il faut choisir entre l’État et son Droit, d’une part, et une société sans institutions qui ne tiendrait que par l’« amour », les « intérêts » et les « affects », d’autre part, c’est enfermer dans une alternative stérile et caricaturale et condamner par avance toute expérimentation pratique d’institutions d’un autre type que celles de l’État souverain. La vraie exigence politique d’aujourd’hui consiste, non pas à restaurer la verticalité de l’État, ni même à la maintenir, mais à commencer à se débarrasser du fétiche du pontificalisme étatique pour imaginer un autre système d’obligations des individus les uns vis-à-vis des autres qui déjoue l’alternative entre verticalité et horizontalité en refusant la logique même de la représentation politique » (donc à suivre sans doute).

JW, le 19/12/2023

Quand des anthropologues anarchistes veulent « civiliser » l’État

« Les déchirements du capitalisme du sommet » que nous analysons dans le n° 22 de Temps critiques (automne 2022) accentuent encore davantage les tensions entre les tendances démocratistes et les tendances souverainistes des États.
De sorte que les incertitudes géopolitiques se creusant et les guerres à dimension mondiale se multipliant, ce sont non seulement les fondements mêmes de la souveraineté de l’État et de son efficience qui sont questionnés et qui réapparaissent sur la scène politique, mais le devenir même de l’État qui serait en jeu.
Sous le titre, « Dépasser l’État », un récent article du journal Le Monde présente les thèses des anthropologues anarchistes sur la question de l’État. On lira ci-dessous le commentaire proposé par Jacques Guigou.


Notes sur « Dépasser l’État » (Le Monde, 25 nov. 23)

Le titre de cet article sur un possible « dépassement de l’État » se veut attractif pour des lecteurs du journal Le Monde qui partagent volontiers l’idéologie du dépassement, un des mots d’ordre de « la révolution » impulsée par « la transition vers le nouveau monde ». Une attraction vite décevante à la lecture du texte, puisque puisqu’il se conclut par « l’impossibilité de son abolition » et que, de plus, l’État « est devenu un horizon intellectuel indépassable » (Descola).

En réalité, l’auteur présente les travaux des quelques anthropologues américains qui depuis environ deux décennies sont des continuateurs des thèses de Pierre Clastres sur « La société contre l’État » et aussi celles d’autres auteurs sur les origines de la « souveraineté étatique ».


En 1974, à la publication du livre de Clastres, nous avions indiqué la méprise qu’entretiennent les travaux de cet anthropologue : aucune société ne s’oppose à l’État ; elle se combine avec lui. Seules peuvent s’opposer à lui, les formes de groupement humain de type communautaire qui sont d’une part bien antérieures aux sociétés et d’autre part, dans la période historique, sont extérieures, éloignées ou étrangères aux sociétés, toutes plus ou moins étatisées.


David Graeber et Marshall Salins sont les deux figures les plus connues de ces courants. Graeber, auteur de nombreux essais dont un sur la dette, a été un des leaders du mouvement Occupy Wall Street. En France Philippe Descola, un des diffuseurs de cette anthropologie politique et historique, défend les expériences libertaires des ZAD mais aussi celles du Rojava (Kurdistan) et du Chiapas. Autant de modes de vie collectifs qui dit-il, agissent « dans les interstices » qu’ils occuperaient contre (ou malgré) le pouvoir territorialisant de l’État.


Sur les premières formes d’État, ces anthropologues ne sont pas très convaincants. Ils passent sous silence la longue période pendant laquelle les groupes humains du paléolithique vivaient en communauté, ce qui ne signifie pas que celles-ci étaient exemptes de formes de pouvoir liées au sexe, à l’âge, à la parole, etc. Le passage se fait lentement avec l’émergence des « grands hommes » (Lugan) puis des chefferies, puis des royautés.


La communauté-société n’est pas séparée de l’État et de son organisation. Dans mon article de 2012 sur « L’État réseau et la genèse de l’État » je vois des analogies entre ces communautés-sociétés et l’État sous sa forme réseau d’aujourd’hui. Jacques Camatte les nomme « l’État sous sa première forme ». Une hiérarchisation sociale s’affirme ; une entité supérieure (roi divin, pharaon, prêtres, économie palatale) exerce un pouvoir participatif ;la société n’est pas séparée de l’État. Ce n’est qu’avec la seconde forme de l’État qu’intervient la séparation entre l’État et la société. Dans les empires mésopotamiens et assyriens, les royaumes mèdes, les cités-États grecques l’État s’autonomise de la société et de ses divisions, il se constitue comme unité supérieure qui assure un ordre militaire, religieux, politique et économique. Cette émergence lente et discontinue de l’État dans les sociétés historiques ne semble pas être un sujet d’intérêt pour les anthropologues anarchistes. L’État semble avoir été identique à lui-même depuis la nuit des temps


La dimension communauté humaine est absente de cette anthropologie anarchiste. C’est une de ses principales faiblesses et cela oblitère nombre d’écrits de ses auteurs.

James Scott, un autre essayiste de ce courant, dans Homo domestique. Une histoire profonde des premiers États (2019) cherche à montrer que l’État a une place modeste dans l’histoire humaine. Il critique les philosophes classiques de l’État (Bodin, Hobbes, Locke, Rousseau) pour qui l’État est un principe universel et en quelque sorte, adéquat à la nature humaine.

Mais il conduit sa critique sur la seule base de l’histoire d’une population d’une région montagneuse du Sud-Est asiatique : Zomia qui durant des siècles se serait passée d’un État et même de gouvernement. L’exemple est intéressant, mais pas concluant. L’absence d’un État central, n’est pas la preuve d’une société exempte de formes étatiques. À Zomia comme ailleurs, des pouvoirs locaux, des chefferies, des clans, des confréries ont pu conduire à la création d’États. Par exemple dans la civilisation berbère, s’est opéré un lent et discontinu passage de formes communautaires à des formes de sociétés plus ou moins étatisées : des confédérations de tribus rassemblées dans une dynastie royale. Scott avance ailleurs que l’effondrement des empires signifiait pour la majorité de leurs habitants « la destruction d’un ordre social oppressif ». Or, tous les empires, à toutes leurs époques, n’ont pas été essentiellement oppressifs. La forme impériale de l’État n’a pas été et de loin, la seule forme prise par les États au cours de l’histoire. Les fédérations de nations, par exemple, sont parvenues à des régulations de rapports sociaux qui n’étaient pas essentiellement « oppressifs ». Ainsi en fut-il des États du Languedoc aussi bien dans l’époque médiévale que moderne.


Là encore, le credo anarchiste selon lequel l’État n’est que répressif induit des méprises. Que l’État puisse être en quelque sorte cogéré par les individus, les groupes, les réseaux, sont des dimensions politiques absentes chez les anthropologues anarchistes. Comme chez Clastres, la société ne peut qu’être « contre l’État ».

La contre-dépendance des anarchistes vis-à-vis de l’État que nous avons soulignées à maintes reprises se vérifie ici sans surprise. En définitive, pour ces anthropologues anarchistes (comme pour des philosophes d’ailleurs, par exemple les livres de Jean-Claude Michéa sur le libéralisme comme origine et cause du capitalisme), la forme étatique qui est en filigrane de leur vision, c’est un État social-libertaire. Soit une forme proche de celle de l’actuel État réseau.


Dans mon article « L’État sous la forme nation et sous la forme réseau », Temps critiques, n° 20, automne 2020, j’ai précisé ces deux notions et explicité leur effectivité actuelle.


Sur l’État moderne, ces auteurs semblent découvrir que l’État opère par « une chaîne d’abstractions » ; que « l’abstraction est le premier vecteur de la domination de l’État ». Hegel connaît pas ? L’État comme retour en soi de l’Esprit dans le monde et comme accomplissement de la raison dans l’histoire, voilà une « chaîne d’abstractions » qui ne date pas d’hier, mais que nos anthropologues anarchistes semblent négliger. Ce qui n’est pas étonnant quand on sait le sort qui est fait à la dialectique aujourd’hui dans les milieux « éveillés ».


Plus près de nous, il y a près de 50 ans, Henri Lefebvre définissait l’État comme « une forme de formes » et il l’analysait de manière bien plus probante, malgré l’impasse dans laquelle il s’est fourvoyé avec son concept de « mode de production étatique ». Au moins, Lefebvre tenait-il compte de l’analyse du « dépérissement de l’État » chez Marx. Eux veulent le « civiliser » dans une société socialo-libertaire avec un État dont la forme réseau semble la plus appropriée.


Comme la forme communauté et la notion de communauté-société sont absentes pour com-prendre la genèse de l’État, la forme État- royal est également absente de leur histoire médiévale et moderne de l’État.

De sorte qu’ils en viennent à faire de la « révolution papale » l’origine de la souveraineté de l’État. « L’Église-État » et son administration serait le modèle à partir duquel se serait affirmé l’État et sa légitimité politique et philosophique.


Comme si les tensions, les contradictions et bien sûr aussi les alliances entre l’Église et l’État royal n’avaient pas influencé le devenu de l’État sous sa forme nation. La Révolution française est emblématique de ces oppositions : elle s’est faite contre l’Église et ses fidèles, en discontinuité violente avec celle-ci ; mais elle fut davantage en continuité de fait avec l’État royal même si politiquement, elle a pris sa place. La continuité entre la monarchie absolue française sous Louis XIV et le jacobinisme révolutionnaire a pu être soulignée par des historiens qui n’étaient pas tous des « contre-révolutionnaires ».
Transparaît encore ici le présupposé anarchiste de ces anthropologues ; un présupposé qu’ils ne questionnent pas lorsqu’ils se font historiens. Comme, par exemple, dans l’affirmation sui-vante de David Graeber, « Le néo-libéralisme nous a fait entrer dans l’ère de la bureaucratie totale » (site Les crises, 8 nov.2015). Désirant combattre l’État et le marché, Graeber en vient à assimiler les politiques néolibérales de dérégulation avec un accroissement de la bureaucratisation aussi bien dans l’administration d’État que dans les firmes privées. Il ne semble pas percevoir que les réseaux, le management individualisé et les processus de particularisation ont profondément transformé les organisations bureaucratiques de la période industrielle du capitalisme. Après l’échec des mouvements contestataires, antiautoritaires et d’insubordinations dans les années 65-75, l’État et la société ont été puissamment débureaucratisés. C’est un processus inverse à celui de la « bureaucratisation du monde1 » critiqué par Bruno Rizzi à la fin des années 30. Mais pour que l’antiétatisme anarchiste garde une portée politique crédible, il faut que l’ennemi soit encore et toujours « le plus froid des monstres froids » (Nietzsche).


Pour les anthropologues anarchistes, la globalisation est à la fois nationale et libérale. Elle combine universalisation de l’État-nation, identitarisme national ou communautaire et puis-sance économique technique et culturelle. La synthèse de cette dynamique néo-libérale de l’État trouverait aujourd’hui ses porte-drapeaux avec Trump, Erdogan et Modi (auxquels ils vont ajouter le nouveau président argentin Milei). Partisans d’une version social-libertaire de l’État, on ne trouvera pas dans les écrits de ces anthropologues une analyse sur les raisons politiques et économiques qui font que de tels chefs d’État à tendance autoritaire réalisent la synthèse entre la forme nation et la forme réseau de l’État alors que des démocrates « pur jus » n’y parviennent pas.


Hégémonie du néolibéralisme, tel est leur dernier mot sur le mouvement du capital. Xi Jinping, Biden, l’UE, Lula, Maduro et quelques autres, monteraient-ils la voie pour sortir de « l’hégémonie du néolibéralisme ? »


Autant de questions qui ne semblent pas troubler ces anarchistes qui dissertent sur l’histoire de l’État… sans parler du capital et des divers rapports que l’État entretien avec lui.
Fredy Perlman avec son Against His-Story, Against Leviathan (1983) et malgré son anarcho-primitivisme, avait tout de même un autre souffle politique et anthropologique.


JG
12 déc. 2023

  1. Bruno Rizzi, La bureaucratisation du monde, Première édition1939, seconde édition Champ Libre, 1976. [↩]

Fin des échanges sur imagination/imaginaire/imageries

Fin des échanges qui avaient débuté par la note de J.Guigou sur imagination/imaginaire/imageries suivi des remarques de Laurent et J.Wajnsztejn mais aussi des remarques à chaud de D.Hoss pour continuer par le billet remarques sur les commentaires de Laurent et J.Wajnsztejn toujours à propos d’imagination, imaginaire, imageries.


Le 18 décembre 2022

À propos de la notion « d’excès de sens »

Tout d’abord, nous prenons acte de ta tentative de ne caractériser qu’une courte période historique, mais à la lecture ce n’était pas évident puisque tu citais Le Goff et l’époque médiévale !

Ensuite, il ne s’agit pas de paraphraser ta thèse, mais de la rendre plus claire comme nous l’avons déjà essayé avec une réécriture de la première mouture de ton premier texte qui a gommé l’essentiel de nos différends. Tu as pourtant l’air de l’oublier en faisant comme si ton texte et donc ta « thèse » n’avaient pas déjà été remis en question sur le fond par nos corrections tendant à rétablir le fait que, qu’on le veuille ou non et quelque soit la « thèse » à soutenir, le terme d’imaginaire ou des imaginaires redevenait omniprésent non pas seulement dans les textes savants mais aussi dans les discours sociologistes ou médiatiques de base. D’où d’ailleurs la demande de J.Wajnsztejn à l’origine de ces échanges en vue d’un éclaircissement sur le rapport imagination/imaginaire. 

Par ailleurs, nous n’avons pas utilisé la notion « d’excès de sens » tirée de notre interprétation de la Théorie esthétique d’Adorno pour en faire une notion politique permettant d’évaluer le « contenu de vérité » d’une œuvre ou pour dire qu’elle était le propre de l’imagination ou de ses produits. C’est d’ailleurs pour cela que la référence à Adorno et aux œuvres artistiques nous paraissait probante, quelque soit le jugement qu’on peut porter sur Adorno, ce qui n’est pas le sujet ici. Ainsi, si on suit la théorie esthétique d’Adorno à partir du livre au titre éponyme, l’écriture poétique peut être considérée comme un des genres de l’excès de sens. Le côté métaphysique de l’art en quelque sorte. L’œuvre d’art tend à échapper à l’immédiateté du sens apparent de l’œuvre par excès de sens (cf. aussi, Kant et « l’esthétique du sublime », W. Benjamin et « l’aura » de l’art) parce que les intentions s’en détachent (cf. Théorie esthétique, Klincksieck, p. 109) ; « L’œuvre d’art n’est pas simplement art, mais est plus et moins […] et possède le caractère chosal d’un fait social » (Autour de la théorie esthétique, Klincksieck, p. 20).

Tu sembles confondre ce sens particulier de cet « excès de sens » avec une apologie théorique ou pratique de « l’excès » par rapport aux conventions et à la norme sociale (cf. Bataille, les références positives à Sade) ce qui nous renvoie aux questionnements du début du XXème siècle autour de la crise de sens (Musil) et du sujet ( la psychanalyse), et plus prêt de nous aux questionnements postmodernes de la fin du XXème avec les références à l’insensé, la folie, la psychanalyse quand tout sens premier ou évident aurait disparu.  

Pour finir, un exemple : en 1883, alors que très peu de personnes connaissent les oeuvres de Rimbaud qui vit toujours comme commerçant en Abyssinie,  le critique et anarchiste Félix Fénéon consacre un article aux Illuminations, œuvre dont il a été partie prenante de la publication ; il termine son article par cette phrase : « Œuvre en dehors de toute littérature, et probablement supérieure à toute ». Ce que la poésie de Rimbaud montre ici, c’est qu’au-delà de l’activité sur les mots — et les images, elle « promet », en quelque sorte, une vie « plus vraie », excès de sens par rapport à ce qui est immédiat et inconnu. Le sens de ce qui est écrit excède une signification immédiate. Rien à voir donc avec un délire, la folie, l’anti-psychiatrie et toute la glorification politique des positions « excessives ».

« Excès de sens » ne signifie pas ici un trop plein de sens, mais que la réalisation ou la réalité d’une chose peut à l’occasion signifier plus que ce à quoi elle est destinée ou que ce qu’elle signifie immédiatement. L’imaginaire ou les imaginaires révèlent des codes sociaux et de systèmes de représentation, l’imagination est potentiellement libre et se déploie à partir de n’importe quel matériau ou prétexte comme quelque chose avant tout de singulier, même si cela peut ensuite confiner au collectif.

Jacques W et Laurent


Le 18 décembre 2022

Bonjour,

Il y aurait matière à poursuite, mais est-ce nécessaire ?

Dire par exemple qu’avec votre référence à la théorie esthétique d’Adorno, vous situez l’écrit de poésie dans l’ordre de la métaphysique. Voilà qui est une conception idéaliste de la poésie ; une conception certes partagée par de nombreux poètes dans l’histoire de la poésie, mais qui n’est pas créative aujourd’hui.

Pour le titre abruptement, avançons que la poésie n’est ni de l’art ni de la littérature, encore moins de la métaphysique. Je m’en suis expliqué dans «Poétiques révolutionnaires et poésie(( https://www.editions-harmattan.fr/livre-poetiques_revolutionnaires_et_poesie_jacques_guigou-9782343172620-62629.html )) » (L’Harmattan, 2019).

C’est aussi la raison pour laquelle, le commentaire des Illuminations par cet anarchiste, selon lequel ces poèmes « excéderaient toute littérature », est une tautologie, n’a pas de portée critique ; critique littéraire et moins encore critique politique.

En bref, la poésie est une parole, la littérature est un discours, un langage de l’ordre de la lettre, etc. Je renvoie à mes écrits sur la poésie((https://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?no=21&rubId=523)) et à mes commentaires sur des œuvres de poésie contemporaines. La poésie est la première parole de l’espèce humaine ; la littérature émerge avec l’invention de l’écriture, c’est-à-dire…tout récemment. Cf. « Introduction à la poésie orale(( https://www.amazon.fr/Introduction-%C3%A0-po%C3%A9sie-orale-Zumthor/dp/202006409X )) » de Paul Zumthor (Seuil, 1983) ou bien « Trésor des la poésie universelle » de R.Caillois et JC. Lambert (Gallimard/Unesco, 1994).

J.Guigou

Les élections, l’abstention et l’effacement de la société civile

Nous vous signalons la publication d’un Supplément à la revue Temps critiques n°21 intitulé : Les élections, l’abstention et l’effacement de la société civile. Il est disponible immédiatement sur notre site (http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article522) et se trouve aussi imprimable en brochure A5 sur ce lien. Il fait suite à la mise en ligne, en son entier, du numéro 21 de la revue disponible ici : http://tempscritiques.free.fr/spip.php?rubrique97

Capital, rapports à la nature et pratiques critiques

Cet échange faite suite à des questionnements de Max sur une liste de discussion (dans laquelle J.Wajsztejn a été inclus) à propos des limites de la théorie marxiste et plus précisément de la théorie du prolétariat à la lumière du présent et particulièrement des rapports à la nature que Max aborde sous l’angle du dérèglement climatique et de la sauvegarde de la diversité. C’est par sa lettre que nous commençons dans laquelle il maintient quand même des présupposés marxistes comme la « logique de la valeur » dont on peut douter que cette dernière soit à l’origine et la cause principale des phénomènes qu’il dénonce. J.Wajsztejn lui adresse ensuite quelques remarques…


Le 20 octobre 2021

Comme je l’ai déjà signifié plusieurs fois, j’aimerais bien que nos échanges ne stagnent pas dans la marigot du Sars-Cov-2, de la Covid, de Raoult… Je vous le demande : qu’est-ce qu’on peut bien tirer de tout ça ? Pour moi, je l’ai déjà dit aussi, l’important n’est pas l’histoire de la pandémie en soi. Je la vois, cette pandémie, comme un signe supplémentaire de l’approfondissement de l’emprise du capitalisme (et de ses États, en réseau ou par nations) sur nos vies en même temps que du dérèglement climatique et de la biodiversité. Et, à ce dernier plan, pas le signe le plus grave : les inondations, les incendies, les désertifications, les glissements de terrains, etc., tout ça à l’échelle du gigantesque, du tellurique, c’est plus inquiétant encore que l’épidémie d’épidémies.

Je souhaiterais qu’on en revienne au fil tendu par Michel l’ancien (Po) sur l’entrée dans une nouvelle phase de capitalisme d’Etat et ma réaction presque consensuelle à ça. Le « presque » est déclenché par le fait que Michel, dans son point de vue, n’inclut pas le problème du bouleversement climatique et de ses conséquences pour le moins dire préoccupantes. D’où la question posée dans mon précédent long courrier […].

Aujourd’hui, le capitalisme n’inquiète pas seulement par ses tendances autoritaires (surveillance, contrôle…) et ses visées transhumanistes, par quoi il essaie, comme toujours, de surpasser ses contradictions internes et ses crises économico-sociales aux dépens des hommes ; il nous angoisse parce que sa simple activité bousille les conditions physiques premières de nos existences. Cela, ce paramètre, c’est nouveau pour nous, il n’entrait pas – ou très partiellement et indirectement — hier dans nos pronostics sur la « santé » du capital. Maintenant, l’impact écologique (nocif) immédiat du capitalisme doit faire partie constamment et au premier chef de nos examens. D’ailleurs, cet impact de l’activité capitaliste sur le changement climatique, sur l’écologie, ne peut pas ne pas avoir de conséquence sur la vie en soi du capital comme système économique. Voyez les plans de transition énergétique, les Great New Deals…, dont ils nous rebattent les oreilles, c’est bien la preuve que le changement climatique, ça les préoccupe, ces messieurs-dames du capital. Bien entendu, tous ces plans seront, à plus ou moins long terme, vains pour la santé écologique de la planète.


Pour nous, cela doit être très clair : tant que le capitalisme vit, tant que l’on ne l’aura pas éradiqué, son existence aggrave chaque jour davantage la détérioration écologique générale. Il sera de plus en plus difficile de « réparer » les dégâts, de plus en plus impossible de le faire, même en société communisée. C’est la logique de la valeur et de la nécessité constante de la valorisation du capital qui est responsable de la catastrophe écologique où nous sommes entrés depuis plusieurs décennies ; la catastrophe n’est pas devant nous, nous sommes déjà en plein dedans. C’est la même chose qui, fondamentalement, explique les crises internes du capitalisme et le désastre de l’activité capitaliste dans la Nature. C’est pourquoi, lutter contre le désastre écologique et éradiquer la capitalisme composent une même action. C’est pourquoi, il ne s’agit plus seulement de renverser l’emprise politique du capitalisme mais encore de rompre avec la logique productiviste et travailliste à la base de la loi de la valeur. Contrairement à ce que nous disions naguère, rien du capitalisme ne peut plus servir, une fois corrigé, redressé et redirigé, à une société communisée. Plus rien de positif.

Vous ne trouvez pas, chers camarades, que c’est de ça dont il faut parler ? De ça et de la force sociale de masse en mesure de réaliser le programme d’éradication de la loi de la valeur. C’est l’autre grande question lancinante de l’époque. Là-dessus, le non-mouvement (comme dirait Jacques W.) des baladeurs anti-pass sanitaire du samedi ne nous aide pas du tout à répondre, bien moins, en tout cas, que les Gilets jaunes, qui avaient eux-mêmes des limites assez sérieuses.

Maxime


Lettre de J. Wajnsztejn le 2 novembre 2021.

Avec retard et sur quelques points d’une façon un peu décousue :

1- d’abord sur la valeur : Max qui ne raisonne plus dans les termes marxistes de la contradiction forces productives/rapports de production, nous fait un développement sur ses préoccupations environnementales, mais qui sont pour nous de l’ordre plus général du rapport des hommes à la nature et non propre au capitalisme. À la suite de quoi confondant valeur et capital, il veut éradiquer le capital qui suivrait la logique de la valeur ; or l’apparition et l’existence de la « valeur » sont bien antérieures au capital de plusieurs siècles et même de millénaires (un travail sur l’origine de la valeur que Marx n’a pas été fait et dans lequel, à notre avis Camatte s’est perdu [NB. nous ne sommes pas tous d’accord sur ce dernier point précis dans Temps critiques].

Donc nous ne comprenons pas trop ce qu’il veut éradiquer et en plus sous forme d’un « programme » qui serait à l’ordre du jour (est-ce le retour du programmatisme ? Nous ne le pensons pas quand même !). Comme nous l’avons écrit à différents endroits, c’est aujourd’hui le capital qui domine la valeur (d’où son « évanescence ») et c’est cela la spécificité de notre époque qui fait justement que l’élimination de la valeur ne peut être un objectif pour nous.

L’éradication de la valeur, c’est la société capitalisée qui tend à la réaliser en ne posant plus les questions qu’en termes de prix. C’est ce que montre actuellement la question des prix de l’énergie sans aucun rapport avec une quelconque « valeur » autre que celle qui provient et est déterminée par le rapport de forces entre offre et demande confronté à la logique bureaucratique des prix administrés ; l’État en France se chargeant de faire les « compensations » (le chèque énergie).

Parallèlement, et au niveau mondial cette fois, ce qui n’avait pas de prix parce que n’avait pas de valeur au sens économique du terme, tend à être privatisé et doté d’un prix au grand dam des défenseurs des « communs » (une variante post-moderne des services publics). C’est une tendance, à laquelle le capital et les États ne parviennent pas intégralement car sur ce point le capital n’a pas réalisé sa « communauté matérielle » pour parler comme Invariance ; il y a des obstacles et des résistances y compris de la part des États et des mouvements de lutte. Il y a donc encore des choses « qui n’ont pas de prix1 ». Donc, toujours en tendance et par hypothèse, la valeur peut être presque entièrement dominée par le capital comme nous l’observons aujourd’hui. La valeur n’a pas disparu, mais elle est comme effacée des réseaux et des rapports, elle n’opère que par défaut en quelque sorte. Le capital peut donc s’émanciper de la « logique de la valeur » et poursuivre son cours chaotique… sans s’effondrer.

2- d’une manière beaucoup plus générale, en se préoccupant essentiellement de « l’environnement », Max oublie que la lutte sur le climat y compris chez les Youth for climate n’est pas une lutte contre les autres transformations en cours du procès-capital.

Par exemple, aujourd’hui, on apprend que Facebook change de nom et devient MetaVerse : une étape de plus dans la virtualisation de l’ensemble des activités humaines que permet la puissance des technologies numériques actuelles. Le travail avec MetaVerse est non seulement un télétravail (ça, c’est aujourd’hui, c’est la préhistoire de la virtualisation de l’activité) ; le travail vivant tend à être effacé, supprimé par sa « réalité augmentée » ; il n’est plus en acte : il est en puissance et cette puissance n’est pas du tout une potentialité ; non, elle est effective, immédiate, actuelle.

Ainsi, la puissance totalisante (et non totalitaire) du monde numérique tend à supprimer toute extériorité, toute réalité étrangère ; de quelque nature que soit cette réalité : humaine, technique, physique, métaphysique ; qu’elle soit hostile, coopérante ou indifférente. Alors l’aliénation disparaît. Elle perd son caractère de captation du soi, de ses produits ou de ses œuvres par un autre que soi, une puissance qui a dépossédé le soi et à l’égard de laquelle il devient dépendant, soumis, voire esclave … consentant comme dans les théories post-modernes qui abandonnent la perspective dialectique (le négatif devient une « pensée erronée ») au profit d’un empirisme descriptif de la révolution du capital ; d’où le succès  outre-atlantique des déconstructeurs de la French theory, puis en Europe et ailleurs.  

Et s’il nous faut revenir sur la « théorie », c’est plutôt à partir de ce biais que cela est possible car c’est celui qui nous permet de maintenir vaille que vaille ou de rétablir le fil rouge, si ce n’est des luttes de classes, du moins des luttes contre le capital et le maintien du rapport passé-présent-futur. Ainsi ce qui se passe de ce côté là tend à rendre caduc l’ancien rapport dialectique entre aliénation et émancipation, un point central de la théorie communiste.

Et on assiste, si ce n’est à la disparition, du moins la dissipation, l’effacement de toute référence à l’aliénation (et aux aliénations). Comme notion et comme expérience individuelle et collective, l’aliénation s’est…absentée ! Pourquoi ? 

Une hypothèse (à réapprofondir) c’est, justement, l’intensification de l’englobement des activités humaines dans le monde du capital, dans la société capitalisée, où toute négativité disparaît ou plutôt est convertie en souffrance et victimisation subséquente, discrimination plutôt qu’inégalité, déviation, incapacité.

La séquence occupation des places pendant Nuits debout-manifs contre le projet de loi El Khomri-mouvement des GJ-mouvement contre les retraites, pouvait laisser penser à la possibilité effective d’ouvrir un cycle qui ne se résume pas à l’habituel balancier mouvement-défaite/mouvement-défaite, mais même avant le clap de fin du confinement on a bien vu que le mouvement contre la réforme des retraites n’arrivait pas à intégrer les caractères spécifiques et novateurs de la lutte des Gilets jaunes.

Pour les anciens Gilets jaunes nous ne croyons pas que ce soit une question de conscience. Mais ça c’est plutôt le fruit d’une « position » Temps critiques liée à notre cursus théorique mais aussi à notre expérience qui fait que nous ne « croyons » pas à la « conscience » et à l’importance de la prise de conscience. Par exemple, quand dans nos articles sur les classes nous disons que la théorisation de Marx, d’influence hégélienne, sur la classe en soi et pour soi nous paraît la plus acceptable, nous n’en acceptons pas pour autant le fait que cette conscience « pour soi » soit le fruit d’une accumulation d’expériences prolétariennes. Cette conscience là est finalement la conscience trade-unioniste où la notion de classe pour soi devient quasi corporatiste et définit l’aristocratie ouvrière qui accumule les droits et les positions au sein de la société bourgeoise d’abord puis pendant la société qu’on pourrait dire « salariale » de la période des Trente glorieuses.

Pour nous la classe pour soi est bien plutôt un surgissement comme par exemple en 68 en France et surtout en Italie entre 1969 et 1975 quand un certain et finalement incertain alliage s’instaure entre la classe ouvrière relativement garantie (et syndiquée) et de vieille tradition et la jeunesse prolétaire du Sud qui découvre et refuse la discipline du travail et de la ville (le sujet de la théorie opéraïste en quelque sorte comme c’était déjà le sujet des livres sur 68). « Pour soi » n’a alors rien d’une prise de conscience progressive où l’en soi se transforme en pour soi. En effet, les protagonistes du mouvement n’ont pas le temps de prendre conscience par un procédé réflexif qui demande du temps qu’ils n’auront jamais, mais tout d’un « orgasme de l’histoire » que chacun ressent dans ses tripes, une sorte d’électrisation où beaucoup sont prêts à tout risquer. Ce n’est pas de l’ordre de l’appropriation, car les prolétaires italiens ne se sont emparés de rien et en tout cas pas des usines ; ils ont manifesté un immense mouvement de refus qui a soudé les collectifs de lutte (cf. nos développements sur la communauté de lutte) ; alors plus rien de corporatiste et presque plus rien de classiste ne subsiste. De même en France, la CGT a occupé les usines, les jeunes ouvriers ont « occupé » la rue et les quartiers où ils ont retrouvé les étudiants.

Pour en revenir aux anciens Gilets jaune, nous ne pensons pas qu’ils aient « conscience » de la faillite de la stratégie des ronds points. Bien sûr qu’ils en ont vu les limites comme les étudiants de 2006 ont vu celles des blocages de fac ; il n’empêche que si un mouvement de ce type géo-sociologiquement parlant ressurgissait, les ronds points seraient sûrement à nouveau utilisés comme lieu. Non, ce dont ils ont « conscience » et nous aussi (mais le terme de conscience ne convient pas ici), c’est que nous sommes dans la nasse. Que le Covid et le confinement ont accru les séparations et l’isolement (là encore je te renvoie à notre dernière brochure). L’ex-Gilet jaune qui n’a pas chopé le virus de gauche au passage, est retourné cultiver son jardin parce qu’en dehors des périodes d’effervescence sociale, il n’y a plus rien ou presque. La lutte au quotidien sur les lieux de travail a depuis déjà de nombreuses années baissé d’intensité du fait de la détérioration du rapport de forces capital/travail au détriment du travail. C’est bien ce qui faisait le décalage entre le mouvement des Gilets jaunes qui affrontait le capital, mais sur un autre terrain que celui du travail et des luttes quotidiennes sur ce terrain du travail devenues dérisoires où changeant de nature (souffrance au travail harcèlement, discriminations, etc) rendant difficile si ce n’est impossible un approfondissement de l’affrontement sans que l’unité soit un préalable. À la place on eu droit à l’idée de « convergence » des luttes bientôt transformée en tarte à la crème des apprentis bureaucrates du climat et des bureaucrates confirmés de la fraction de gauche des syndicats. Des coquilles vides (cf. le texte de Greg, Gzav et Ju dans le numéro 20 de la revue).

On peut dire que les ex-Gilets jaunes ont fait l’expérience de tout ça. Ils en sont sortis « vaccinés ». Il en restera peut être quelque chose, mais ce serait une erreur de penser que grâce aux prises de conscience successives, il y aurait comme un cumul possible de toutes ces expériences qui ferait progresser le prochain mouvement. Historiquement, il n’en est rien : après chaque mouvement qui porte atteinte à l’ordre établi s’il n’y a pas victoire il y a défaite et on repart de zéro ou presque. Et on pourrait dire que c’est vieux comme le monde ; la seule spécificité du capitalisme en tant que mû par sa dynamique et non sa simple reproduction, c’est qu’il se montre parfois capable de recycler des moments ou des thèmes de sa propre contestation. C’est pour cela que la société du capital a introduit une rupture dans le schéma théorique originel de Marx qui faisait se succéder révolutions et contre-révolutions. Ce que nous avons appelé la révolution du capital peut-être considérée comme une tentative de réaliser l’Aufhebung hégélienne sous la forme de ce que nous avons nommé « englobement2 » plutôt que dépassement parce que le rapport social capitaliste ne dépasse rien tant que ce rapport existe2.

3- sur une question de Max qui demandait à JW pourquoi à Temps critiques nous ne parlions jamais du climat et de l’écologie, JW lui a répondu ceci :

« Ce n’est pas que je sois climato-sceptique, mais c’est la même chose que les vaccins. Ce sont les même qui détruisent et soignent. Pfister et Astra Zeneca sont impliqués dans les plus gros scandales dus aux pratiques de Big pharma et tout le monde croit à des vaccins miracles en moins d’un mois ; de la même façon le danger climatiques est dénoncé par les membres du GIEC qui sont presque tous mouillés dans la croissance, l’industrialisation à outrance, la « gouvernance mondiale », de la même façon que le club de Rome de 70 était composé des plus gros soutiers du capitalisme à l’époque (Mansholt et Cie).

Mais par dessus tout, je suis persuadé que nous n’avons aucun poids sur cette question. Il est du ressort des grandes puissances et les Greta Grundberg et autres sont financés par l’hyper capitalisme du sommet à travers ses organisations internationales comme la Commission européenne. Greta ne fait pas “la route” comme Kerouac, elle parcourt le monde en classe affaires sur les plus grandes lignes internationales et est reçu par les chefs d’État et à l’ONU. Libération leur consacre plusieurs pages ce samedi 30 octobre en se réjouissant, comme Max, que les nouvelles générations…

En ce sens Ferry à l’époque de son livre sur les rouges-bruns écologistes a raison. Le climat c’est une question que les États ou les organisations internationales ne peuvent se poser que dans des termes autoritaires et en tant que libéral éclairé, il est contre.

Nous pouvons ajouter que nous avons consacré à cette question (mais à travers le prisme des « rapports à la nature ») la totalité de notre n°11 (disponible sur le site) et plus récemment des échanges entre Joao Bernardo, Philippe Pelletier et JW, disponible sur notre blog à https://blog.tempscritiques.net/archives/1927

La question du climat et du sort de la planète pose en outre deux problèmes par rapport à la vision marxienne, même hétérodoxe.

Le premier est celui du point de départ qui, chez Bordiga par exemple, est clairement l’espèce humaine même s’il fait le lien avec « la croute terrestre ». Chez les catastrophistes ou même parfois chez les décroissants, on a souvent l’impression et peut être de plus en plus, de positions qui tendent vers ce que les américains appellent la deep ecology ; un parti pris écologiste fondamentaliste qui, dans ses versions les plus extrêmes place la continuation de la vie sur terre avant le sort de l’espèce humaine (c’est le courant Earth first3 dont le slogan est No Compromise in Defense of Mother Earth ).

En font foi, par exemple, les articles des grands médias sur les arbres qui ont une sensibilité, qui communiquent entre eux et dont on peut capter les messages.

Des positions qui conduisent à ne plus pouvoir poser la question fondamentale pour nous et toi sans doute, des rapports à la nature dans la mesure où ce qui prédomine alors c’est une position holiste selon laquelle la planète est un biotope qui est un tout, qu’il n’y a pas de séparation entre le monde humain et le monde vivant et que donc soit cesser la suprématie de l’espèce humaine sur les autres espèces vivantes.

Le second problème est celui de l’angle de tir ; par tradition, le notre est celui, dialectique, de la critique. Dans cette perspective nous nous attachons donc à critiquer une dynamique du capital qui peut trouver dans le capitalisme vert de quoi se vivifier malgré les contraintes environnementales que cela poseraient au capital en général. Les stratégies dans ce domaine peuvent aller jusqu’à une critique du “progrès” ; la tendance dominante étant maintenant “décadente” pour réutiliser un vieux terme. Comme nous l’avons dit plus haut, il n’y a sur cette base que peu d’interventions possibles, autres que celles d’actions coup de poing illégales et avant-gardistes telles celles à prétention radicale menées un temps par Riesel par exemple ou par la COP 21 ou Alternatiba aujourd’hui. Ou alors, il faut abandonner cette position critique car la critique serait interne au rapport social capitaliste (elle conforte le capital dit Camatte). Dans cette perspective il faut alors faire sécession où/et affirmer des positivités, des alternatives ici et maintenant y compris sur le terrain.

4- sur le rapport au travail : venant d’écrire un livre sur l’opéraïsme italien4, nous ne pouvons que nous élever contre une interprétation des quelques réactions actuelles par rapport à la reprise du travail après les confinements comme relevant de la même révolte et a fortiori signification, que les actions (et non réactions) de l’époque opéraïste dont le contexte et le rapport de forces étaient fort différents. Par ailleurs les informations fournies par les médias ou même les réseaux mélangent allègrement des actions de « démission » ou de malédictions du travail aux USA alors que les motifs en sont disparates. De ce fait, certaines interprétationstendent à assimiler peu ou prou ces réactions aux pratiques critiques de turn over et d’absentéisme de la fin des années 1960-début 70.

Ces réactions ne sont pas assimilables à un refus « générique » du travail « le refus du travail » des ouvriers italiens en provenance du Sud de la péninsule, tout simplement parce que la révolution du capital a transformé le travail, le temps de travail, le contenu du travail et sa nature. Dans les pays/puissances dominants, la valeur n’a quasiment pas (ou plus, là encore nous ne sommes pas forcément sur une seule position) sa source dans le « taux d’exploitation » de la force de travail ; dans ce qui était un rapport de production fondé et centré sur le procès de travail. Elle est dominée par la capitalisation de toutes les activités humaines de jour comme de nuit…Cela ne veut évidemment pas dire qu’il n’y a plus … « exploitation » … au sens courant du terme. 

Dans ces réactions actuelles au travail, il s’agit de cris de souffrance, de frustration et de révolte mêlés et cette expression n’est pas collective ; elle est particulière, individuelle, subjective. Y voir une conscience collective serait une fiction puisque, en tendance, c’est maintenant la notion et l’expérience d’une conscience collective qui sont altérées, dissoutes, décomposées parce qu’à partir du travail il n’y a plus que des « expériences négatives » (et négatives au sens premier et pas au sens du « négatif à l’œuvre ») et non plus « l’expérience prolétarienne » dont parlaient à la fois Socialisme ou barbarie des années 1950 (dans son numéro 11) et les opéraïstes des années 1960.  

Notre abandon de toute référence à la « prise de conscience » ou à la « conscience de classe » pourrait être revisité à la lumière (sombre !) de ce phénomène de « perte de conscience » ou, ce qui est proche, de recherche « d’états altérés de conscience ».

D’abord ceux qui relèvent du complotisme sous toutes ses formes à travers les réseaux sociaux. Sans épargner totalement le mouvement des Gilets jaunes, ils n’en étaient pas la caractéristique principale ; ce qui est plus douteux pour le « non mouvement » actuel autour du refus du passe sanitaire (cf. Interventions n°18 disponible sur notre site).

Ensuite, plus en marge certes, l’action relativement récente, mais récurrente d’un phénomène comme celui des Blacks Blocs qui exprime le refus de se définir politiquement et d’affirmer une identité comme groupe d’intervention ; ou plus marginal encore, les rave party (une décomposition de l’attitude plus politique du « no future » des années 1980-90 ?) et diverses conduites qu’on pourrait dire borderline.

Malgré les différences entre ces pratiques, elles manifestent deux points communs :

  • le premier, c’est qu’elles ne semblent pas avoir d’existence objective parce qu’elles n’existent que dans leurs actions immédiates, le caractère objectif étant mis entre parenthèse. C’était déjà le cas pour les Gilets jaunes, par exemple, qui mettaient entre parenthèse leur activité-de travail pour parler de leurs conditions en général considérées plus du point de vue du « ressenti » que de la « conscience » ;
  • le second, c’est que toutes partent d’un comportement individuel qui s’exprime collectivement inversant ce qui a été le sens du rapport collectif/individu (le « prolétaire-individu ») dans les mouvements de classe prolétariens ; comme si, du fait du niveau atteint par le procès d’individualisation, les individus lambdas singeaient le fonctionnement de la formation de la classe bourgeoise (« l’individu bourgeois ») … en l’absence de toute possibilité actuelle de reformation de classe.

C’est cette difficulté à objectiver les luttes et plus généralement les pratiques et comportements qui fait qu’au mieux, pour les Gilets jaunes par exemple, la tendance à faire communauté passe principalement par la communauté de lutte qui constitue alors l’objectivation de leur lutte, mais une objectivation fragile et instable car ne reposant que sur la lutte. Elle peut donc en perdre sa finalité confondant moyens et fins en cherchant à perdurer en dehors et après le mouvement comme lorsque aujourd’hui des restes de Gilets jaunes tentent d’investir le champ anti passe sanitaire.

5- Tout en traçant les limites et impasses de la « théorie communiste » au sens large, Max continue à penser qu’il s’agit de refonder la théorie de notre temps sans voir qu’il n’y a plus aucun support ou sujet au sens historique et classiste de ce terme pour en être la base. Ce sont les Gafam, Big pharma et les bio-techno, le GIEC et autres experts qui font aujourd’hui la « théorie » de la révolution du capital en réalisant une sorte d’idéal praxique que nous sommes bien en peine d’effectuer, d’où au mieux des oscillations entre activisme et positions de distance critique ou tout bonnement de repli.

JG et JW

Première semaine de novembre 2021

  1. cf. Le livre d’Annie Lebrun, Ce qui n’a pas de prix (Stock, 2018) et les commentaires de J.Guigou, ici. [↩]
  2. cf. J.Guigou et J.Wajnstejn, Dépassement ou englobement des contradictions ? La dialectique revisitée. L’Harmattan, 2016. [↩]
  3. Parmi les actions variées menées par les groupes US, plusieurs consistent à tenter d’arrêter les abattages d’arbres dans les forêts pour empêcher l’installation de puits de pétrole, comme on peut le voir dans cette video. [↩]
  4. J.Wajnsztejn, L’opéraïsme italien au crible du temps, À plus d’un titre, 2021 [↩]

Échanges autour de sexe, race et sciences sociales

L’origine des échanges est le texte de François Rastier1. Nous (Temps critiques) ne sommes pas à l’origine de cet échange puisque ce sont YC et J-P. F qui ont entamé la discussion tout en en faisant part à JW qui a déjà écrit sur ces questions dès 2002 avec Capitalisme et nouvelles morales de l’intérêt et du goût, puis en 2014 avec Rapports à la nature, sexe, genre et capitalisme. Des questions qui, parties du genre et de la libération animale, se sont ensuite étendues à la race et aux thèses décoloniales.

Elles n’ont pas fait qu’imprégner le milieu militant, elles ont aussi fait leur entrée dans l’université française depuis une vingtaine d’années comme le montre justement le texte de Rastier. Il nous est paru intéressant d’interpréter son contenu et ses exemples à partir de nos propres préoccupations et perspectives (JW).


Le 31/01/2020

Apparemment c’est un linguiste, mais ses quatre articles vont beaucoup plus loin que des considérations purement linguistiques (auquel cas je n’aurai rien compris) et avancent des hypothèses intéressantes sur la gauche identitaire et ses références idéologiques. Évidemment cela ne convaincra que les convaincus mais bon….

Il y a aussi une vidéo où il dit pratiquement la même chose si vous préférez la version audio mais il n’est pas un très bon orateur….

YC


Le 1er févr. 2021

Lecture effrayante et utile : à ce point-là…

Je me suis un temps consolé en me disant que ça ne concernait que des minorités universitaires, mais ça peut être des clusters, les lignes de passage existant.

J-P. F


Le  1er févr. 2021

Bonjour, oui je ne sais pas où il est politiquement mais c’est assez convaincant. Sauf à croire que nous sommes tous des vieux cons…. ce qui est aussi une hypothèse envisageable !


YC

Le 1er févr. 2021

Hypothèse « vieux cons » :

– c’est vrai qu’il y a un retour de balancier du fait l’ignorance, les réticences voire plus à aborder certains sujets (femmes, minorités sexuelles) pendant longtemps 

– d’autre part, le social est largement éclipsé alors que c’était la référence ; 

– de même, les mouvements démocratiques larges (type Algérie, Liban, pays de l’Est etc.) ne sont pris en considération par personne 

Du coup ça laisse le champ libre à des universitaires en quête de postes et de notoriété, avec des échos plus larges via certains médias « intellos ».

Des réactions comme le RAAR (même si tu ne les apprécies pas, pour d’autres raisons), Lignes de crête etc. montre, même c’est une minuscule poignée, qu’il y a des aussi des jeunes qui ne se laissent pas engluer dans cette m…

J-P. F


Le 1er févr. 2021

Je suis à la fois d’accord et pas du tout d’accord.

D’accord parce qu’il est évident que l’extrême gauche, les marxistes et même les anarchistes n’ont pas su avancer quoi que ce soit sur certaines questions. En désaccord parce que les mouvements identitaires sont fondamentalement opposés à toute révolution sociale. Et pas simplement les intellos ou les chefs qui recueillent des postes, mais leur base elle-même. En plus, quand tu lis les textes militants, tu as vraiment l’impression d’être hors sol (question d’âge et de formation politique) mais qu’ils sont eux aussi hors sol (quand tu fréquentes des travailleurs sans papiers, quelles que soient leur âge ou leur origine, tu vois bien à quel point les discours postcoloniaux ou féministes n’ont rien à voir avec la réalité quotidienne de ces travailleurs venus en France).

Donc pour moi le problème est autre : si effectivement toute révolution sociale est impossible alors les mouvements identitaires ont raison de lutter chacun dans leur petit –  ou grand (les femmes) – champ d’intervention.

Si des révolutions sociales sont possibles, ces mouvements identitaires sont fondamentalement nuisibles malgré leurs bonnes intentions sur certains points.

Pour ce qui concerne les mouvements démocratiques tu as raison, à l’exception notable de Mouvement communiste qui a produit beaucoup de textes à leur sujet… même si leur jargon et leurs citations de Marx et de Lénine m’insupportent. 

Pour ce qui concerne Lignes de crête et le RAAR, je pense qu’ils sont justement englués dans l’identitarisme et qu’ils n’en sortiront pas. Et même mes camarades néerlandais sont sur cette pente, au nom de la pédagogie et de l’ouverture….

Mais bon j’espère toujours me tromper….

YC


Le 1er févr. 2021

Également d’accord et pas d’accord ! Ce qui nous permet de réfléchir sur le fond.

La révolution sociale telle qu’elle était envisagée par les marxistes ou les anarchistes était aussi identitaire au départ puisque fondée sur le prolétariat comme classe salvatrice, avec – différence sur ce point – un élargissement de la « mission »  prolétarienne, qui devait ipso facto également libérer le genre humain tout entier (reste de l’ambition humaniste du jeune Marx – sur ce point Jacques saura mieux que moi). Il s’agissait d’une identité forte mais vouée à être abolie à l’étape communiste et visant le bonheur commun.

Dans les mouvements actuels, je pense qu’il faut distinguer :

  • des luttes sectorielles larges, à base locale (mouvements contre la corruption ou contre tel ou tel dictateur etc) ou à base identitaire (femmes, homosexuels) ou thématique (climat), ils brassent beaucoup de monde, surtout des jeunes comme c’est normal mais pas seulement ;
  • des affirmations théoriques fermées essayant d’imposer un vocabulaire, des raisonnements, une centralité aussi (comme autrefois le discours marxiste : « ce qui compte, c’est… » : attitude de surplomb) ; ces affirmations sont aujourd’hui défendues plus largement qu’autrefois du fait de l’élargissement des publics universitaires ; une partie de ces affirmations se colore de religion ou de complaisance avec le religieux, tu ‘as montré.

Mais cette distinction est discutable : les théoriciens, aujourd’hui comme hier, prétendent dire la vérité du mouvement réel. Mais pour les mouvements ni identitaires ni écolos, et qui sont importants, il n’y a pas à ma connaissance de réflexion dans ou à côté d’eux. Pas de Marx du 21° siècle tunisien ou biélorusse !

D’autre part, la fin de la croyance dans la venue ou de la possibilité d’une révolution sociale ne signifie pas forcément* l’adoption d’une autre croyance totalisante (écologie par exemple) ou d’une affiliation identitaire.

Elle n’implique pas non plus* l’abandon de toute activité allant dans le sens des aspirations générales du genre humain : combats pour les droits, pour plus de justice, pour plus d’égalité.

*pas de lien logique.

J-P. F


Le 01/02/2021

Pour le coup là je suis d’accord. 

Sans doute (et même certainement) suis-je orphelin d’une « croyance totalisante » comme tu dis, et j’hésite souvent entre dénoncer les nouvelles croyances (en des termes trop violents ou dogmatiques comme tu me le fais remarquer fréquemment)  et en même temps je souhaite confusément l’apparition d’une  nouvelle croyance, bien rassurante…. et bien dangereuse vu le passé du « mouvement ouvrier »…. Un mec m’a d’ailleurs écrit en disant que je devrais faire attention à l’usage et au sens du terme « mouvement ouvrier » aujourd’hui…. Encore un tic hérité d’un passé qui a disparu….

YC


Le 2/02/2021

Je vous ai fait une réponse commentaire que voici

Bonjour à vous deux,

Je ne suis pas surpris par les textes de François R puisque je suis ça de près pour un nouveau travail là-dessus et encore on peut dire si on s’en tient au secteur de l’éducation que la situation est bien pire puisqu’elle ne concerne pas que l’université et touche aussi l’éducation des enfants, même si pour le moment c’est à un degré moindre qu’au Canada ou aux EU.

Par rapport à votre échange, je voulais dire deux mots sur la question de l’identité.

À Temps critiques nous l’utilisons peu et nous lui préférons celle de particularité qui présente à la fois l’avantage de faire partie du vocabulaire courant et de ne pas être entachée de biais idéologiques, politiques ou médiatiques. Pour ne prendre qu’un exemple que l’un de vous deux cite, il est plus facile de comprendre et de faire comprendre Marx démocrate-révolutionnaire à partir de la particularité de classe que de l’identité de classe qui n’apparaît finalement qu’à partir de 1848 avec Le Manifeste. De la même façon si on reste dans sa définition hégélienne des classes (classe pour soi et en soi), la classe est un processus continu de formation/reformation et non une identité. C’est ce que comprendront bien les opéraïstes italiens avec la notion de composition de classe et ce qu’a essayé de produire un groupe comme Théorie communiste qui, à partir de l’actuelle impossibilité d’affirmation de toute identité ouvrière (nous sommes d’accord là-dessus), en vient à théoriser la classe comme  substance se produisant dans l’action de la communisation ce qui est beaucoup plus discutable car on ne règle pas le hiatus existant entre classe ouvrière (structure et mouvement) et prolétariat (essence = révolutionnaire) par un simple coup de baguette magique.

Prenons cela par un autre bout pour revenir à l’identité. Si on prend la Première Internationale, le terme d’identité peut prendre un autre sens à l’intérieur d’un mouvement unitaire d’organisation. Elle est alors synonyme de tendance, de ce qui distingue en propre telle ou telle fraction suivant son « programme » ou sa « sensibilité » dirait-on aujourd’hui. Mais on ne peut pas en déduire que cette identité est identitaire au sens où elle serait comme une superstructure idéologique d’une même infrastructure qui est le mouvement social et le but socialiste. C’est aspect perdurera jusqu’aux conditions d’appartenance à la Troisième Internationale, c’est-à-dire jusqu’au léninisme. Ainsi des communistes de gauche comme Pannekoek ou Rosa Luxembourg resteront dans la Seconde Internationale malgré l’exclusion des anars puis des Jungen. Aujourd’hui et malgré les 68 français et italiens dont on pensait que, parmi les « acquis » ils avaient dépassé dialectiquement les identités et le militantisme, tout ce fatras a tendance à resurgir. En effet, d’un côté, les groupes politiques qui survivent comme « rackets » pour reprendre une formule d’Invariance série II ont fixé des identités de survie pour certains (LO, le POI) ou alors se sont dissous par opportunisme dans les autres « identités » plus fortes ou plus à la mode (NPA, fraction Hamon du PS ou encore mêlent les deux (PCF, Alternative libertaire-CGA) ; et surtout, de l’autre, parce ce qu’on a pu appeler les mouvements de libération au début des années 70 (MLF, FHAR, mouvement anti-nucléaire) qui étaient tous des particularismes, mais trempant dans l’universel de ce qu’on croyait être la révolution générale à l’ordre du jour, se sont trouvés tout à coup, une fois notre défaite consommée à la fin des années 70 au niveau de l’ensemble des pays capitalistes « avancés », ces particularismes se sont trouvés comme orphelins de ce qui, bon gré mal gré les chapeautait encore. A cet égard, le mouvement féministe italien est peut être le plus typique de cette tension entre général et particulier et du passage de l’un à l’autre dans la mesure où, à ma connaissance, il a été le seul a perduré pendant plusieurs années pendant l’affrontement de classes du fait de la durée de celui-ci. De ce fait, il y a eu coalescence des mouvements avant une séparation qui émerge au cours du Mouvement de 1977. Alors qu’en France il y a eu comme une succession sans vraiment de rencontre si on prend certaines figures de ce mouvement comme Marie-Jo Bonnet, une des instigatrices du MLF et du FHAR qui participe à Mai 68 mais sans lien particulier avec le fil rouge des luttes de classes. On peut remarquer la même « même » indifférence, mais inversée, au féminisme posé comme question au sein du Mouvement du 22 mars aussi bien à Paris qu’à Lyon et a fortiori dans les groupes gauchistes avant les années 1970.

Idéalement, la généralité de la révolution conçue comme totalité la rendait « inclusive » pour parler post-moderne.

Orphelin, je disais, mais aussi indépendant ou autonome et bientôt en rupture avec le fil rouge des luttes de classes par l’affirmation d’autre chose qui aurait été jusqu’à là exclu de cette perspective. Il fallait donc affirmer la particularité, l’exclure volontairement cette fois pour exister en tant que mouvement puis un temps plus tard en tant qu’organisations et institutions. Or, à l’inverse de cette perspective, ce qui empêchait la particularité de s’affirmer en tant qu’identité pour le prolétariat c’était à la fois d’être toujours en excès de sa particularité du point de vue théorique (une classe qui n’est pas vraiment une classe et la perspective dialectique de la négation des classes) et pratique du fait même de son renouvellement constant alimenté par l’immigration interne et externe d’origine paysanne apportant ses propres traditions culturelles et de vie ; … et d’être toujours vaincu. L’affirmation de classe qui devenait une identité dans la prise du pouvoir des partis communistes (Russie, Chine, Cuba) n’a finalement existé que là où la classe ouvrière n’était qu’une petite fraction de la population active dans des sociétés pré-capitalistes. Mais autant que je sache dans des moments comme la guerre d’Espagne cette « identité » n’a pas été prédominante à la fois pour le meilleur (les collectivités agricoles) et pour le pire (collaboration au gouvernement républicain).

À l’inverse, pour les particularismes des années 70 il s’agissait de s’affirmer non pas contre le mouvement du capital avec le risque de la défaite au bout, mais de le faire dans le mouvement du capital qui, tout à coup, offrait des opportunités de par sa nouvelle dynamique, dans ce qu’à Temps critiques on a appelé la révolution du capital. Les mouvements de « libération » sont alors devenus des mouvements reconnus par les pouvoirs en place et les institutions. Ils se sont fondus, quelles que soient leur particularité dans un large mouvement pour les droits ; un mouvement « progressiste » (au sens ancien du terme où on l’employait dans le milieu militant ou de gauche), même si on ne s’y reconnaissait pas, c’est le moins qu’on puisse dire, ce qui ne voulait pas dire qu’il n’y avait pas quelques rapports avec certaines de ses franges restées « révolutionnaires » ou se voulant comme telles (Le groupe autour du Fléau social pour les homosexuels ou des groupes contre le nucléaire).

Nous n’en sommes plus là ; la lutte pour les droits à l’intérieur du Droit, s’est transformée en une lutte pour des droits dans le cadre de la dissolution du Droit et ce que nous avons appelé l’institution résorbée, en l’occurrence ici celle de la Justice sur le modèle américain. Le Droit était ce qui unifiait (certes dans l’aliénation/domination) autour d’une même loi compréhensible pour celui qui voulait l’entendre ou s’y soumettre et ce droit ne  évoluer que lentement puisque c’est le fondement même du Droit (et c’est d’ailleurs ce qui lui permettait d’être connu dans toutes les composantes de la société : « Nul n’est censé ignoré la loi »). Or aujourd’hui, à l’intérieur de ces particularismes en grande partie institutionnalisés (parité en politique et dans les entreprises, mariage pour tous, etc.) se détachent des fractions, ce que nous appelons des « particularismes radicaux » au sens où s’ils ne radicalisent pas leur opposition au capitalisme et aux pouvoirs en place, par contre ils radicalisent leur particularité tout en faisant allégeance, d’une manière ou d’une autre au puissances de ce monde par des pratiques de lobby appuyé par quelques actions coup de poing. Les droits qui en ressortent différencient et ne peuvent faire en commun que par intersection artificielle entre eux dans le cadre d’une conception libérale/libertaire complètement étrangère à la tradition philosophique et révolutionnaire européenne jusqu’à ce que nos « déconstructeurs » Derrida, Deleuze, Foucault et le dernier Baudrillard dont aucun n’a eu de lien avec le mouvement prolétarien aillent sévir dans les Amériques et qu’on en subisse le retour de bâton de leurs théories ripolinées au culturalisme.

Ce qui est nouveau aussi et par exemple par rapport à ce que j’appelais le mouvement progressiste (cf. supra) qui s’inscrivait dans le déterminisme historique (influence du marxisme), c’est que cela cède le pas à une régression (le rapport à la nature intérieure, par exemple de l’homme à la femme ou de l’homme à l’enfant n’est plus conçu que comme rapport à soi à travers l’artificialisation de l’humain qui permettrait d’outrepasser des déterminations naturelles qui sont aussi immédiatement sociales) qui se présente comme une émancipation comme si nous étions revenus au contexte « révolutionnaire » des années 60-70 ; or aujourd’hui, comme le disait déjà la revue Invariance au milieu des années 70, c’est le capital qui émancipe comme on peut le voir avec les Gafam qui travaillent sur le transhumanisme, et aussi tous les exemples de François Rastier sur les grandes entreprises et leurs positions sur ces questions.

JW


Le 2/02/2021

Merci beaucoup. Certains passages ne sont pas de lecture facile (par exemple je ne comprends pas les trois dernières lignes, pour le Droit je ne suis pas sûr de comprendre non plus) mais je vais m’y remettre !

J-P. F


Le 3/02/2021

Voici ma réponse aux questions de J-P. F

Pour ce qui est du droit, je voulais dire que le droit a toujours été, dans les meilleurs moments de l’avènement des sociétés démocratiques, de tendance universaliste, un droit pour tous. C’est cette volonté pendant la Révolution française qui a inclus les juifs en tant que citoyens et aboli l’esclavage, comme d’ailleurs on peut le voir aussi dans la Constitution américaine des Pères fondateurs ; mais s’il était inclusif de principe pour la communauté des égaux ou des pairs, il ne mettait pas forcément en pratique ces principes au bénéfice des femmes dans un système restant longtemps patriarcal et de minorités (bien sûr on pense ici aux Afro-Américains du Sud des États-Unis, mais aussi à un niveau plus parcellaire, à l’absence de prise en compte de différents handicaps dans la considération et l’accès à certains lieux).

Le Droit suivait l’évolution des rapports sociaux plus qu’il ne les précédait (ainsi du droit du travail ou des lois brisant le système patriarcal ; mais il n’était jamais un droit des minorités ou plus exactement il ne partait pas des minorités pour leur accorder un droit particulier « supplémentaire ». Il suivait le principe fondamental de l’égalité des conditions (cf. Tocqueville et son exemple de la démocratie en Amérique pays dans lequel cette égalisation était beaucoup plus facile que dans la France déjà profondément stratifiée si ce n’est divisée en classes à l’époque de la Révolution française) et non de la fin des inégalités. Une idée que les socialistes non utopistes comme Marx reprenaient d’ailleurs en justifiant les inégalités de salaires et le « à chacun selon son travail » et qu’en dehors d’une société communiste une autre solution n’aurait pas de sens en admettant d’ailleurs que ça est un sens dans une société communiste (voir les élucubrations de Fourier sur l’amour). Le droit était censé être le même pour tous, même le droit de propriété — rarement perçu comme propriété des moyens de production, mais propriété civile de tout individu (homme à l’origine, chef de famille) — dont le droit est inscrit dans le Code civil. Il était en principe respecté parce qu’il était le fruit d’une sédimentation sociale, culturelle et politique, ce qui faisait qu’« on » trouvait ça « normal » sauf dans des périodes révolutionnaires. La morale venait ainsi se coller à la loi ce qui faisait qu’on ne savait plus si c’était la loi ou la morale qui était le moteur de la chose. D’une certaine façon, la grande victoire de la classe bourgeoise dans sa période « progressiste » a été de promouvoir des valeurs morales et les lois qui allaient avec comme étant commune à toutes les classes y compris à celle qui pouvait porter l’antagonisme au cœur du rapport social (foi en le progrès et la valeur du travail, défense de la propriété au sens courant du terme c.-à-d. condamnation du vol, etc.).

Bref, le Droit dérivait d’un principe constitutionnel d’où découlait toute une hiérarchie de la Constitution aux lois fondamentales inscrites en elles et ainsi de suite pour descendre jusqu’aux décrets administratifs d’application.

Mais dans la perspective actuelle qui, même en France maintenant, tend à se détacher de la perspective universaliste, les nouveaux principes du droit trouvent leur origine dans des identités multiples qui se présentent et se ressentent comme discriminées et peut être à juste titre parfois, mais là n’est pas le problème pour ce que nous discutons ici.

Ce qui est dit ici en creux dans cette critique de l’universalisme c’est qu’il serait abstrait et ses principes en décalage avec le concret ; qu’il faudrait  par exemple corriger l’égalité par l’équité (ex des quotas par caste en Inde ou aux EU), établir la parité en politique et dans la direction des grandes entreprises, donc finalement créer des lois particulières à côté de la Loi générale. Mais dans ce cas, aussitôt tout se brouille, puisque si personne ne peut être raisonnablement choqué que des handicapés aient des accès facilités aux lieux publics, par exemple dans les écoles, il n’en est plus de même quand une loi va décider que la situation estimée défavorisée de tel ou tel élève lui donne plus de droit à aller dans telle ou telle école, par exemple sélective, parce qu’autrement il n’y aurait pas accès. Le critère d’argent ou de position sociale privilégiée est censée ne plus être corrigée par l’institution démocratique et son fonctionnement idéalement méritocratique (l’ascenseur social), mais par l’intervention extérieure de la loi et de l’État. Cet exemple s’inscrit encore dans un cadre institutionnel, celui de l’Éducation. Mais si l’on aborde les nouveaux droits qui surgissent de la sphère privée, on s’aperçoit alors que ces droits dérivent de principes conventionnels déterminés par différentes forces sur la base de leur propre paradigme régulateur (cf. les arguments pour la PMA et la GPA) ensuite soumis à l’État après des pratiques de groupes de pression. L’État doit alors réaliser cet équilibre de façon horizontale plutôt que verticale, de manière purement empirique, à tâtons et de proche en proche. Mais cet équilibre ne peut qu’être instable ou transitoire puisque ces rapports de forces devenus dans la pratique des campagnes de militantisme promotionnel se modifient potentiellement au jour le jour dans le nomadisme des identités. C’est comme s’il y avait une base de droits comme il y a une base de données et que ces droits cherchent des sujets ou même maintenant des paroles pour les représenter quand ils concernent des vivants non-humains (droit des animaux, droit des arbres, etc.) car de la même façon qu’il y aurait des minorités invisibilisées, il y aurait aussi des identités silencieuses. Mais ce qui se présente comme nouveau sujet ne peut le faire que dans l’expressivité d’une pratique sociale et « communicationnelle ». Elle doit s’inventer un langage de compréhension du monde (exemple de l’écriture inclusive) et de compréhension de soi (le discours de la victimisation) qui n’a que peu à voir avec un langage commun et qui doit le poser en a priori de la communication de l’information.

De fait et souvent malgré l’intention consciente des protagonistes, c’est le modèle du marché qui est reproduit, simplement sur le mode alternatif.

C’est le triomphe de l’immédiateté des individus-particules. L’egogestion à la place de l’autogestion sous le parapluie de l’État qui distribue les lois comme l’ancien Régime distribuait les titres et prébendes. Alors même que les institutions sont résorbées et donc affaiblies dans le passage de la forme nation de l’État à sa forme réseau, cette dernière prise comme un retour à l’avant-scène de la « société civile », la demande de plus État se fait de plus en plus forte. En effet, il n’y a qu’une unité supérieure qui puisse classer et trancher entre les différents types de droits tous rendus en principe équivalents ou presque et vérifier la compatibilité du droit devenu contractuel et conventionnel avec la Loi constitutionnelle. Le droit public tend alors à s’aligner sur les procédures de droit privé. La judiciarisation procédurale supplante l’ancienne Justice restée il est vrai sur le modèle laïcisé du droit divin. Loin de moi l’idée d’en faire l’apologie : c’est un constat critique de l’évolution. Les anciennes médiations institutionnelles et symboliques perdent de l’importance au profit de systèmes autoréférentiels appartenant au « monde post-moderne ».

Autre exemple de prolifération des droits et des effets pervers du devenu des mouvements de libération, le c’est mon corps et j’en fais ce que je veux du mouvement féministe qui s’inscrivait dans une libération certes limitée est devenu un « c’est mon choix » qui justifie aussi bien la prostitution (« les travailleuses du sexe ») que la possibilité de congeler les ovocytes des femmes cadres supérieurs puisque leurs employeurs les encouragent à retarder au maximum ce moment non-productif qu’est l’enfantement t l’éducation des enfants en bas âge. Comme « on » sait que le rendement attendu des cadres par les directions est globalement déclinant à partir de 45 ans, il s’agit de ne pas perdre de temps (de travail).

Dernier exemple, le féminicide est devenu un degré supérieur de l’homicide qui particularise un acte de même nature que l’homicide qui d’ailleurs l’incluait, sous prétexte que les causes peuvent être différentes. Que cela soit pour la bonne cause c’est à dire le fait de mettre le doigt sur des circonstances aggravantes ou de faire qu’il soit plus facile de condamner un homme pour féminicide que pour dépit amoureux, il n’empêche que tout cela contrevient à toute la perspective progressiste humaniste du droit.

En effet, les humanistes de gauche ont toujours lutté pour que les peines soient détachées du physique de la personne, de son sexe, de ses origines sociales ou ethniques, de son statut social pour pouvoir les objectiver en neutralisant autant que faire se peut les présupposés et préjugés. La même approche devait prévaloir quant à l’attitude à avoir par rapport à la victime de façon à ce qu’il n’y ait pas de type de victime pouvant constituer en soi un fait accablant (hormis pour les enfants)… Ainsi, pour la Gauche au sens large, tuer un flic n’était pas plus grave, si ce n’est moins dans une période de révolte sociale ou politique, que tuer un autre individu quelconque et elle s’était toujours élevée contre les tendances à faire de ce genre de meurtre un fait plus grave entraînant une peine plus lourde, car elle estimait que cela s’inscrivait dans la lutte contre l’ordre établi, la police en étant le représentant. À l’inverse, les pouvoirs publics, les syndicats de policiers et la magistrature n’ont eu de cesse de vouloir en faire un marqueur de la répression contre les forces subversives. Or, avec les tendances particularistes, relativistes et contractualistes actuelles on mesure l’involution de cette Gauche traditionnellement méfiante par rapport à la justice de la société bourgeoise et tout à coup férue d’appels à toujours plus de judiciarisation auprès de la justice de la société du capital. Oublié le temps où la prison était critiquée en soi en tant que lieu d’enfermement et de reproduction de la délinquance.

Le lien avec la question de l’émancipation est évident. Pendant toute la période où se mêlent procès d’individualisation et lutte des classes (c’est la façon dont s’y détermine alors et de façon spécifique ce que nous appelons la tension individu/communauté), les luttes se font dans la perspective de l’émancipation (des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, des femmes par rapport au patriarcat, etc.), à l’intérieur donc de la perspective plus large, révolutionnaire. Ce sera à un autre niveau, par exemple en Italie, ce qu’on appellera le mouvement de « l’autonomie » et plus particulièrement de « l’autonomie ouvrière », dans la dialectique du « dans et contre » disait par exemple Mario Tronti dans Ouvriers et capital.

Avec la défaite des mouvements prolétariens des années 60-70 (France, Italie, Portugal en tout premier lieu, Pologne ensuite) une nouvelle dynamique du capital se développe sur cette défaite. Les restructurations industrielles, le procès de mondialisation/globalisation sont impulsés dans les pays qui ont le moins connu ce mouvement de subversion (EU, Japon, Allemagne, Pays-Bas) parce que la centralité du travail et du combat de classes y était déjà beaucoup moins prégnante. Les autres suivront. Dans tous les cas, cette période de basculement n’est pas une contre-révolution (il n’y a pas eu vraiment révolution), mais un retournement de l’ancien cycle de lutte dans lequel on pourrait, inversant la célèbre formule de Marx, mais pour l’appliquer à un champ plus vaste, le vif saisit le mort : les restes d’autonomie deviennent gestion de sa ressource humaine ; l’absentéisme et le turn-over qui marquaient la flexibilité pour l’ouvrier deviennent flexibilité pour le patron ; le mouvement de libération des femmes devient féminisme. Le dans et contre n’est plus qu’un dans d’où le mouvement dialectique ou ce qu’on appelait le travail du négatif n’existerait plus. Comme disaient Deleuze et Guattari, il s’agit maintenant d’affirmer les choses … jusqu’à l’empowerment ânonnent leurs disciples. Les pratiques critiques de libération ou d’émancipation sont comme positivées dans le retournement au profit du capital, d’où notre formule, dans le passage de la société de classes à la société capitalisée (grosso modo à partir des années 1990), c’est le capital qui émancipe. Ce qui était revendication et pratique collective de lutte devient, par exemple au sein du féminisme institutionnel, l’expression d’une liberté individuelle inconditionnelle qui certes découle du mouvement féministe originel, mais qui s’en sépare dans la mesure où l’élan d’émancipation qui le sous-tendait sombre dans l’appropriation capitaliste de son propre corps. Une conception qui décide aussi bien du bien-fondé du porno-féminisme, que du « travail du sexe » ; de la PMA que de la GPA.

La libération des désirs a été passée au tamis de l’utilitarisme benthamien.

JW      


Le 3/02/2021

Merci, c’est très clair et très convaincant. Et merci d’abord d’avoir eu cette patience pédagogique pour ce complément, patience dont je sais qu’elle n’est jamais donnée ! 

Réponse immédiate : la question de l’universalisme est bien centrale, qu’on la traite avec comme référence l’affirmation émancipatrice générale du mouvement ouvrier (affirmation plus théorique que vécue, car le nationalisme par exemple a toujours été plus fort, dès la Première guerre mondiale) ou comme une indémontrable affirmation humaniste (n’interdisant pas la prise en compte du combat contre les inégalités sociales* mais ne donnant pas à la classe ouvrière ce rôle de singulier vecteur du général qu’il avait dans ce que j’appellerai maintenant – après avoir expliqué le contraire durant un demi-siècle – les messianismes socialistes).

Sur le droit : le rapprochement avec le droit privé, contractuel, est très parlant. 

* l’expression n’est pas bonne voire molle, disons que c’est ce qui me vient sous le clavier…

Du premier texte, je retiens ce terme de particularité. Je le passerai, avec quelques explications, à  ex-sans-papier (titre salarié il y a deux semaines) de ma connaissance, en butte aux pressions incessantes de son milieu (malien), qui lit et réfléchit à ces questions.

J-P. F


Le 3/02/2021

Pour en rester à la première réponse, je crois qu’il faut tenir compte du fait que depuis les années 1960 dans le monde anglo-saxon tout le monde parle de l’identity politics, de la politique des identités – ou de la politique identitaire si l’on veut être plus méchant et plus précis. Je comprends la décision d’introduire une différence conceptuelle entre particularisme et identité mais je crains que le terme « identité » soit en français devenu le terme dominant et pour longtemps.

Pour la seconde réponse, je crois que ces mouvements identitaires ne partent pas d’une analyse sociale (et encore moins « de classe » puisque les identitaires considèrent comme vous qu’il n’y a plus de lutte de classe ou que s’il y en a une elle n’a aucun sens), mais 

– soit de positions biologiques: la race (omniprésente désormais et là Rastier cogne dur en rappelant les proximités entre la « race sociale » des gauchistes et la « race mentale » de Hitler) ; le sexe (« travesti », si j’ose dire, en genre dans la plus grande confusion, puisque l’on prétend d’un côté que le genre peut changer plusieurs fois dans la journée, serait volatil et insaisissable, tout en réclamant en même temps à l’Etat l’inscription de ce prétendu genre sur des papiers d’identité, donc des documents pérennes ; ou en procédant à des opérations chirurgicales qui ont des conséquences physiques irrémédiables sur la procréation !)

– soit d’héritages au contenu purement psychologique-traumatique : le « descendant » d’esclaves l’est à vie (le traumatisme psychologique peut durer des siècles, voir par exemple les explications socio-psy sur « l’infidélité/irresponsabilité » jugée congénitale des  descendants mâles d’esclaves aux Antilles comme aux Etats-Unis), mais pas le « descendant »  de prolétaires morts dans un accident de travail, au fond d’une mine ou sur un chantier, et encore moins le descendant de déportés juifs assassinés dans les camps nazis, qui lui est uniquement vu comme un profiteur (cf. le livre de Finkelstein au titre et au contenu ignobles  Shoah Business,  et toute la propagande antisioniste qui repose sur la négation du trauma du judéocide et de la signification historique de cet événement).

Il me semble que l’on arrive aussi à une confusion totale entre l’exposé des souffrances les plus intimes et la légitimité politique. Je pense à AOC (Alexandria Ocasio-Cortez) faisant le récit de la peur qu’elle a éprouvée lors de l’intrusion du Capitole2, de la conviction que les manifestants allaient la tuer s’ils la trouvaient, et révélant tout à coup qu’elle a été elle aussi victime de viol dans sa jeunesse. Comme s’il y avait le moindre rapport politique entre ces deux événements, l’un intime et l’autre public.

Cela est d’autant plus absurde que les chaînes américaines semblent dire que celle qu’ils appellent « la femme au porte-voix », et que le FBI n’a pas réussi encore à arrêter bien qu’il ait sa photo, serait l’une des organisatrices de l’intrusion dans le Capitole. Ce qui frappe d’ailleurs dans la composition des manifestants du Capitole c’est le nombre de femmes qui y sont entrées et qui ont joué un rôle rien moins que passif dans cette intrusion. Sans compter le nombre de femmes qui attendent les fachos, les suprématistes blancs ou les gros réactionnaires mâles, devant les postes de police quand ils sortent de garde à vue.

Même s’il n’y a donc aucun rapport entre le « patriarcat violeur » et l’intrusion du Capitole, AOC l’établit subrepticement afin d’accroître sa légitimité politique. Peut-être d’ailleurs ne le fait-elle pas consciemment mais les chaînes de télévision mettent bien cela en valeur dans les incrustations en bas de l’écran de telle sorte que ce que l’on retient, c’est son aveu d’une violence intime, et non son récit des événements traumatisants survenus dans le Capitole.

Je pense qu’il faudrait creuser l’analyse de cette évolution : comment les souffrances réelles éprouvées par les individus (et celles imaginaires ou psychologiques éprouvées par les descendants éloignés – voire très éloignés – des victimes) sont devenues l’unique source de légitimité des combats sociaux.

La téléréalité mettait cela très bien en avant dans des émissions il y a une vingtaine d’années, où l’on invitait des gens pour discuter des rapports mères-filles ou des « tromperies » au sein des couples.

Les gauchistes et les militants des mouvements identitaires ont retenu la leçon des principes de la téléréalité : trouver un exemple bien « saignant » susceptible d’attirer la compassion publique. Mais ils ne se contentent pas d’exposer la souffrance (après tout, la propagande syndicale le faisait déjà depuis longtemps quand elle dénonçait un accident du travail, ou une catastrophe survenue dans une mine, ou l’explosion d’une usine, mais  elle  offrait une explication politique plus large et qui ne se limitait pas aux souffrances des seules victimes), ils prétendent faire de ces souffrances le socle de « théories » et donner un label d’authenticité aux victimes ou aux descendants de victimes. Et l’attribution de ce label permet d’empêcher tout débat sur le contenu et les formes des luttes qu’ils prônent.

Autrefois les méthodes staliniennes se justifiaient par la réussite de l’Union soviétique, la participation à la Résistance, la maîtrise de la « science marxiste » ou l’infaillibilité du Parti. Aujourd’hui ces méthodes staliniennes (les différentes formes de cancel culture, que l’on traduit gentiment par la « culture de l’annulation », mais que l’on pourrait aussi bien traduire par la « culture de l’anéantissement » ou de la « suppression » de ses adversaires politiques) se justifient par les souffrances individuelles éprouvées directement, ou ressenties par procuration, ce qui donne une dimension encore plus irrationnelle à la lutte politique, qui comportait déjà une dimension affective non négligeable.

Et la prépondérance, voire la dictature, des affects (prépondérance inavouée évidemment chez ceux qui se présentent comme des théoriciens) est un terrain idéal pour tous les démagogues qui cherchent des postes dans la société bourgeoise, que ce soit au titre de représentants des victimes ou au titre de spécialistes, d’aidants ou de soignants des problèmes dont souffrent les victimes.

YC


Le 4/02/2021

Une piste très riche en effet ; il ne faudrait pas pour autant nier l’importance des émotions ou le lien entre émotions privées et émotions publiques mais entre le refoulement conservateur classique (version stalinienne ou Lutte ouvrière) et l’étalage à usage politique avec une confusion d’échelle, il y a de quoi faire et dire des choses plus sensées.

J-P. F

  1. https://www.nonfiction.fr/article-10526-sexe-race-et-sciences-sociales-14-le-soutien-des-tutelles.htm et 3 autres parties suivantes ; et vidéo  https://www.youtube.com/watch?v=5XtK0n1lYbE [↩]
  2. à lire sur NPNF le texte Révélations émouvantes d’« AOC » et invasion du Capitole : quand la combattante cède la place à la victime : http://www.mondialisme.org/spip.php?article3002 [↩]